Extrait_ViedeMilena

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EXTRAIT 2 VIE DE MILENA

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Savoir consume déjà tant de forces, que serait-ce

de l’ opposé ?

Lettres à Milena, Franz Kafka

La guerre était finie. Milena était morte depuis un an, mais je refusais toujours de le croire. Une des femmes de Ravensbrück, restée auprès de Milena jusqu’ à ses derniers instants ou presque, m’ en four-nit la preuve. Elle m’ écrivit une longue lettre sur la vie de maman en déportation. Elle y décrivait mi-nutieusement un tissu relationnel que j’ étais alors loin de pouvoir comprendre. Elle citait une foule de noms qui ne me disaient absolument rien. En elle-même, cette lettre n’ aurait sans doute pas suffi à me faire admettre cette chose si claire et pourtant si dif-ficile à comprendre : Milena n’ était plus.

Quelques jours plus tard, l’ amie en question se

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AITprésenta chez moi. Elle m’ apportait un cadeau : une

dent. Milena, atteinte de parodontose, la lui avait donnée lorsque ses dents se détachaient de ses gen-cives une à une.

C’ est dans un bureau du palais Petschek 1 que j’ ai vu Milena pour la dernière fois. Après, j’ ai vu son portrait, un dessin qu’ avait fait d’ elle une Polonaise, elle aussi internée à Ravensbrück. Mais Milena en chair et en os, plus jamais.

Jusqu’ à ce jour. J’ avais devant moi sur la table un fragment de son corps, un éclat de son sourire, une parcelle de la bouche qui m’ avait naguère parlé.Avec ce simple commentaire : « Voilà tout ce qui

reste de Milena. Je voulais te faire plaisir, alors je te l’ ai apporté. »

Cette ancienne codétenue de ma mère est l’ une des femmes les plus merveilleuses que je connaisse. Mais même les êtres les plus merveilleux ne peuvent parfois éviter de parler crûment. Ou plutôt : même les êtres les meilleurs se voient parfois dans l’ obliga-tion d’ exprimer la réalité dans toute sa cruauté. Pour ce qui est de Milena, personne, me semble-t-il, ne l’ a jamais fait avec la même concision, jointe à tant d’ effroyable minutie. Pour moi en tout cas, c’ était la première preuve, désormais impossible à réfuter, de

1 Palais Petschek : cette ancienne demeure des banquiers de Petschek est devenue le Q.G. de la Gestapo pragoise.

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5jana ČernÁ

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AITla mort de maman.

Peut-on vivre aux côtés d’ une urne contenant les cendres d’ un proche, un corps dont la substance métamorphosée ne ressemble plus en rien à la per-sonne vivante de naguère ? Peut-être. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’ est qu’ on ne peut vivre avec le fragment d’ un corps irréversiblement mort. Rester au contact du souvenir matériel d’ un être qui a cessé d’ exister.

Je le sais parce que je m’ y suis essayée. En vain : je ne pouvais pas vivre avec cette chose à côté de moi. Je ne pouvais pas davantage m’ en dessaisir. Je manquais de courage pour jeter l’ irremplaçable re-lique autant que pour me résoudre à la donner. Par chance, je n’ ai pas la mémoire infaillible de Milena. Un beau jour, ma capacité d’ oubli me vint chari-tablement en aide. J’ ai rangé la relique et je ne l’ ai plus retrouvée.À mon sens, l’ oubli appartient aux droits les plus

fondamentaux de l’ homme. C’ est l’ une des rares li-bertés irréductibles et inaliénables de chacun d’ entre nous. L’ enfant qui se souviendrait de tout ce qu’ il a vécu avant de faire sa paix avec le monde, serait pro-bablement névrosé au dernier degré à cinq ans, bon pour l’ asile à douze, bon pour le suicide à quinze. Pour tout dire, même le peu que l’ on emmagasine dans sa mémoire atteint à la limite du supportable.

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AITComme l’ évanouissement face à une douleur

qu’ on ne peut tolérer, l’ oubli de ce qu’ on ne peut supporter constitue l’ une de nos maigres défenses contre le monde et contre nous-mêmes. Et nous avons parfois diablement besoin de nous défendre de l’ un et de l’ autre.À ma connaissance, Milena n’ a jamais usé de ce

privilège si communément employé. Elle gardait clairement présente à l’ esprit chaque minute de sa vie : on eût dit que sa mémoire, non contente de lui refuser la miséricorde de l’ oubli, fabriquait avec le temps une vision plus nette et plus précise du passé. Voilà pour moi l’ une des clefs de sa vie, du premier jusqu’ au dernier de ses jours.Après la mort de Milena, lorsque je me suis mise à

poursuivre son souvenir dans ma propre mémoire, dans les souvenirs de ses amis ou de ses ennemis, dans ses lettres, ses articles et les quelques riens qui demeurent d’ elle, je mesurai à chaque pas de quel insupportable poids cette lucidité lui avait pesé. Mais aussi quelle force secrète elle y avait puisée.

Milena morte, j’ ai parlé d’ elle avec un grand nombre de gens. Tous, ou presque, sont persuadés de l’ avoir bien connue, d’ avoir autorité pour témoigner sur elle. Là est le principal motif qui me décide à écrire ce que je sais de ma mère, vingt-trois ans après sa