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Chapitre tiré de Christine Delory-Momberger, De la recherche biographique en

éducation. Fondements, méthodes, pratiques, Paris, Téraèdre, 2014, p. 57-69.

LA BILDUNG, UNE TRADITION CRITIQUE EN EDUCATION ?1

Si j’ai choisi de vous parler de la Bildung, qui est une approche typiquement allemande de la

formation et de la culture, c’est parce que cette approche, au moins dans son esprit et sous

certains aspects, n’est pas étrangère aux démarches de formation que nous tentons de mettre

en œuvre – démarches qui font appel à l’expérience personnelle, à l’implication, à la

réflexivité, et qui visent à l’appropriation de la formation par les étudiants ou les stagiaires.

Il n’en reste pas moins que vouloir parler de la Bildung implique un assez grand

« détour » et présente quelques difficultés. Le terme et le concept de Bildung font partie de

ces « intraduisibles » qui appartiennent en propre à une langue et à une culture et qu’il est très

difficile d’exporter dans une autre langue et dans une autre culture, d’autant plus lorsque cette

« exportation », comme c’est le cas aujourd’hui, est redoublée par le passage à travers deux

langues et deux cultures. Ce n’est pas seulement un mot, un concept qu’il faut « traduire »,

mais les contextes historiques et intellectuels dans lesquels il a pris son sens, les connotations

et les résonances qui lui sont attachées, etc. Essayons pourtant.

La notion de Bildung, que l’on rendra bien imparfaitement par « formation », est attachée

à l’histoire de la pensée allemande où elle s’est déployée dans un grand nombre de domaines,

selon des orientations plurielles qui en rendent difficile la synthèse. La notion a une double fon-

dation, religieuse et philosophique, et des développements qui sont aussi bien anthropologiques

que pédagogiques. Le terme de Bildung est issu de Bild, « l’image » et signifie d’abord la

création, la fabrication, le fait de donner une forme. Dans la langue mystique de la fin du Moyen

Âge, le verbe einbilden désigne l’image, l’empreinte que laisse Dieu dans l’âme du croyant

(« l’image de Dieu au fond de l’âme », écrit Maître Eckhart, mystique rhénan du XII-XIIIe

siècle), et la forme que le chrétien donne à son âme en s'efforçant d'y imprimer Dieu. Il faut

évidemment mettre en relation cette conception avec le verset biblique de la Genèse où il est dit

que l’homme a été créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Genèse, 1, 26-27). Et c’est

la même conception qui inspire le plus célèbre ouvrage de piété du monde chrétien, Imitatio

1 Conférence prononcée le 23 avril 2012 à la Faculté de lettres et philosophie de l’Université de

Buenos Aires dans le cadre du Séminaire « La tradition critique en éducation et en formation :

perspectives latino-américaines et européennes ».

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Christi ou Imitation de Jésus-Christ du moine hollandais Thomas a Kempis (1379-1471).

L’imitatio est le mouvement par lequel le croyant cherche à intérioriser l'image du Christ, à

rendre présent en lui la figure divine, mêlée pour ainsi dire à sa propre existence.

***

C'est à partir de ce creuset spirituel que le concept de Bildung va se développer et se

transformer à la fin du XVIIIe siècle chez les penseurs des Lumières allemandes (Kant, Herder,

Fichte, Humboldt, Goethe, etc.). Le concept de Bildung perd alors la référence à une divinité

ou à une transcendance mais il conserve la visée d'un accomplissement de l’être individuel au

sein d’une totalité : la Bildung désigne alors le mouvement de formation de soi par lequel

l'être propre et unique (eigentumlich) qu’est tout homme fait advenir les dispositions qui sont

les siennes et participe ainsi à l'accomplissement de l'humain comme valeur universelle : « Le

vrai but de l'homme, écrit Wilhelm von Humboldt, […] est la formation (Bildung) la plus

haute et la plus proportionnée de ses forces en un tout. » (cité par Dumont, 1991 : 124)

La théorie de la Bildung, proche en cela du courant de la Naturphilosophie (Philosophie

de la Nature), emprunte volontiers ses modèles aux sciences de la vie et en particulier à la

botanique : la Bildung conçoit le développement humain à la manière d'un germe qui croît et

s'épanouit selon ses propres forces et dispositions (Ausbildung), tout en s'adaptant aux

contraintes de son environnement (Anbildung). Dans l'échelle des êtres, l'« humanité »

représente le plus haut degré de réalisation de la puissance créatrice de la nature. Ce qui ne

veut pas dire que l'homme en tant qu'« espèce » soit le sommet de la création et qu'il doive

imposer à celle-ci sa loi et sa maîtrise : l'« humanité » est au contraire l'état auquel doit

accéder la nature tout entière, et l'homme est l'être en lequel et par lequel la nature doit

accéder à cet état. Le poète Novalis, une des grandes figures du romantisme allemand, dira :

« Nous avons une mission. Nous sommes appelés à travailler à la formation (zur Bildung) de

la Terre ».

Si l'humanité doit ainsi jouer ce rôle de révélatrice et d'éducatrice d'une nature dont elle

fait intégralement partie, c'est que l'homme réalise une forme supérieure de la relation entre

l'organisme vivant et son environnement : les relations entre les hommes et le monde ne sont

pas fixées par de stricts déterminismes, elles incluent des marges d’autodétermination,

d’autonomie, et aussi d’incertitude, d'imprévisibilité. La Bildung n’oppose pas l’homme et le

monde, elle les conçoit comme consubstantiels, elle les inscrit dans des jeux d’interactions

incessants qui génèrent de nouvelles formes d’être. Pour la Bildung, les êtres n'existent que

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dans leur rapport au Umwelt, au monde non seulement qui les entoure mais qui les englobe et

avec qui ils évoluent et se transforment. L'homme est dans le monde ; il le transforme et se

transforme lui-même à la mesure des changements qu'il lui apporte : le rapport entre l'homme et le

monde est un rapport mutuel de formation et d'éducation. L'« humanisme » de la Bildung n'est

donc pas étroitement replié sur le seul être de l'homme, c'est un humanisme cosmique qui

s'étend à l'ensemble de l'univers.

***

Voilà, très brièvement, pour ce qui est du fond(s) philosophique de la Bildung, et qui doit

vous paraître bien éloigné de la façon dont nous pouvons envisager les questions de formation

et d’éducation. Avant d’y venir plus précisément, je voudrais exemplifier cette pensée

philosophique à travers l’illustration qu’en a donnée la littérature allemande, et notamment le

genre romanesque qui est désigné sous le terme de Bildungsroman, de « roman de

formation ».

Le Bildungsroman, le roman de formation, raconte le cheminement de héros refusant les

voies tracées à l'avance et qui partent à l'aventure d'eux-mêmes. Les aléas des expériences leur

apportent déceptions et désillusions, mais ils trouvent leur point d’accord avec eux-mêmes dans

des situations ou des états qui sont tout autres que ceux qu'ils avaient pu imaginer ou qu’on avait

imaginés pour eux. La structure du Bildungsroman suit les étapes du développement du héros,

de sa jeunesse à sa maturité : il s'ouvre sur l'entrée du personnage dans le monde, puis il

rapporte les étapes marquantes de son apprentissage de la vie – les erreurs, les désillusions, les

découvertes –, et il s'achève au moment où le personnage atteint une connaissance suffisante

de soi-même et de sa place dans le monde pour vivre en harmonie avec lui-même et avec la

société qui est la sienne. Vous remarquerez que cette représentation de la vie humaine comme

un processus de formation de l'être à travers les expériences qu'il traverse, comme un

cheminement orienté vers une forme adéquate et accomplie de soi-même (même si elle n'est

jamais atteinte), est à l'origine du modèle qui, de manière plus ou moins consciente, imprègne

encore nos pratiques biographiques contemporaines : dans l'autobiographie littéraire comme

dans les pratiques d'histoires de vie en formation qui ont cours aujourd'hui, le récit de la vie

continue à apparaître comme un parcours orienté et finalisé par lequel le narrateur retrace la

genèse de l'être qu'il est devenu.

Le roman de Goethe, Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (1796), tenu pour

le chef-d’œuvre du Bildungsroman, met en scène ce motif d’un personnage qui apprend dans

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l’expérience, et dans des expériences souvent négatives et malheureuses, ce qui est sa vérité,

la disposition intérieure qui est la sienne, et qui, à travers la découverte progressive de soi-

même, en vient à trouver son point d’harmonie avec lui-même, avec les autres et avec le

monde. Je résume rapidement l’argument du roman de Goethe : un jeune homme, Wilhelm,

fils de négociants aisés, se croit une vocation théâtrale. Il tombe amoureux d’une actrice,

Marianne, avec qui il rêve de partager sa vie ; lorsqu’il s’aperçoit qu’elle le trompe, il quitte

sa ville natale sous le prétexte d’entreprendre un voyage d’affaires et rejoint une compagnie

d’acteurs à qui il apporte son soutien financier. La troupe est composée de personnages

contrastés parmi lesquels Philine, une femme fantasque et sensuelle, Mignon, une jeune fille-

enfant d’aspect androgyne, et un vieil harpiste. Ils séjournent ensemble dans le château d’un

comte où ils donnent des représentations. Jarlo, un courtisan, fait découvrir Shakespeare à

Wilhelm et celui-ci s’enflamme pour Hamlet qu’il décide de mettre en scène et dont il

interprète le rôle principal. Un incendie disperse la troupe et, en compagnie de Mignon et du

harpiste, Wilhelm s’associe à un nouveau directeur de théâtre, Serlo, qui lui fait comprendre

que, ne sachant jouer que lui-même, il ne peut être un acteur. Wilhelm accepte d’autant plus

volontiers de reconnaître l’erreur dans laquelle il se tenait qu’il a rencontré les Compagnons

de la Tour, une société secrète aux enseignements de laquelle il sera initié et dont il recevra un

brevet d’apprentissage. Abandonnant l’illusion d’un accomplissement solitaire de lui-même,

il trouve le bonheur dans une vie simple et utile d’ouverture aux autres et d’entraide.

Au fil de ses errances – géographiques, sociales, sentimentales ou intellectuelles –,

Wilhelm évolue selon les personnages et les situations qu'il rencontre : la vie est pour lui un

continuel apprentissage dont il ne cesse de tirer ou plutôt d'absorber les leçons (comme une

plante ou un organisme vivant absorbe les éléments vitaux de son environnement), jusqu'à ce

que se développe en lui la forme propre qui va l'accomplir. La ligne générale du parcours

d'apprentissage de Wilhelm, même si elle peut être entrecoupée d'errances et de retours en

arrière, obéit à un élargissement progressif et cumulatif de l'expérience, dans lequel chaque

phase de développement apporte une « leçon » qualitativement supérieure à la précédente.

Ce modèle du récit de formation et ce qu’il laisse entrevoir en termes de conception de

la formation nous amène à évoquer plus précisément les aspects éducatifs et pédagogiques de

la Bildung.

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Nous n’allons pas pourtant quitter tout à fait le champ de la philosophie et même de

l’anthropologie, dans la mesure où la pensée de l’éducation en Allemagne, telle qu’elle a été

en particulier façonnée par la Bildung, est en soi une pensée philosophique et

anthropologique. Vous avez deux mots en allemand pour signifier l’éducation : Bildung d’une

part, Erziehung d’autre part. Erziehung a tout à fait la même formation que notre terme latin

éducation : un verbe ziehen ou ducere qui veut dire tirer, conduire et une préposition er en

allemand, ou e (ex) en latin qui signifie hors de. Erziehung tout comme éducation signifie

donc le fait de tirer hors de, de faire sortir de, de conduire à partir d’un point, à partir d’un

état (un état d’enfance, de non-savoir, de non-expérience, etc.). Mais la distinction est plus

tranchée en allemand entre Erziehung et Bildung que dans nos cultures latines entre éducation

et formation. La notion d’Erziehung est plus clairement spécifiée que notre notion

d’éducation : elle renvoie à toutes les formes d’éducation qui s’exercent de l’extérieur

(familiale, sociale, scolaire, etc.), aux institutions auxquelles elles donnent lieu, aux moyens

qu’elles mettent en œuvre, aux finalités sociales qu’elles peuvent prendre. Tandis que la

Bildung désigne un mouvement interne, un processus de formation de soi qui ne peut être que

le fait du sujet lui-même. « Niemand wird kultiviert », écrit Fichte, « Personne ne peut être

cultivé », personne ne peut être cultivé par quelqu’un d’autre, de l’extérieur. Ce qui rappelle

assez fortement la formule de Paulo Freire : « Personne n’éduque autrui ». (Mais il est vrai

que Freire ajoute : « …personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par

l’intermédiaire du monde. »).

Cette définition de la Bildung comme mouvement intérieur de l’être explique qu’elle ne

soit identifiée à aucun contenu préétabli ou plutôt que tous les contenus lui sont également

bons, sans aucune hiérarchie ni priorité, pourvu qu’ils soient les supports convenants d’un

développement et d’une formation de soi-même. Il en est de même pour ses finalités sociales :

au contraire de l’idéologie éducative de l’école républicaine française, il ne s’agit pas de

former tel ou tel type d’homme ajusté à telle ou telle société. Le sujet présupposé par la

Bildung est un être « ouvert », « non-déterminé », même si dans certaines versions, par

exemple chez le Fichte des Discours à la nation allemande, il en vient à se confondre

« naturellement » et, il faut bien le dire, miraculeusement, avec le citoyen de l’État allemand.

Humboldt, qui fut aussi le fondateur de l’Université de Berlin en 1810 (Université qui porte

aujourd’hui son nom), prônait la liberté d'études et de recherche laissée à chacun, selon sa

volonté et en fonction des exigences de son épanouissement personnel. À la question de

savoir ce qu'il faut exiger « d'une nation, d'un siècle, du genre humain », il répondait dans son

essai sur la Théorie de l'éducation de l'homme, qu’il faut répandre « l'Éducation, la Vérité et

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la Vertu », jusqu'à ce que « le concept d'humanité » prenne en chaque individu toute sa

grandeur et toute sa dignité. C'est là une tâche qu’il revient à chacun d’accomplir par soi-

même : « absorber – avec tous les moyens que lui offre sa sensibilité – toute la substance

présente dans le monde qui l'entoure et dans son moi intérieur, la transformer avec toute la

force de sa spontanéité et se l'approprier et, ainsi, instaurer entre son moi et la nature

l'interaction la plus large, la plus active et la plus harmonieuse » (GS, II, p. 117). 2

Je voudrais revenir sur ce qu’a représenté la Bildung à l’époque des Lumières en termes

de conception de l’homme et de la vie humaine. Cela tient en un mot, mais qui,

philosophiquement et anthropologiquement, engage d’immenses enjeux : c’est l’introduction

du devenir dans la manière dont on conçoit l’être humain. On sort d’une pensée essentialiste

et fixiste de l’être humain pour entrer dans une pensée de son développement et de son

historicité. On prend en compte l’inachèvement naturel de l’homme à la naissance et le fait

qu’il doit « se former », se « donner une forme » à travers le temps de sa vie et de son

expérience. D’où la dimension immédiatement philosophique et anthropologique de la pensée

sur l’éducation, en particulier en Allemagne. Vous connaissez certainement cette phrase de

Kant, tirée de ses cours sur l’éducation à l’université de Königsberg : « L’homme est la seule

créature qui doive être éduquée. »3 Et voici une autre citation, de Fichte cette fois, dans

son Fondement du droit naturel :

« Chaque animal est ce qu’il est ; l’homme, seul, originairement n’est absolument rien. Ce qu’il

doit être, il lui faut le devenir ; et, étant donné qu’il doit en tout cas être un être pour soi, il lui

faut le devenir par soi-même. La nature a achevé toutes ses œuvres, pour l’homme uniquement

elle ne mit pas la main et c’est précisément ainsi qu’elle le confia à lui-même. La capacité d’être

formé, comme telle, est le caractère propre de l’humanité. » Fichte, 1796-1797 (1998 : 95).

L’éducation d’un être qui, initialement, n’est rien doit donc être, selon Fichte, une

formation totale. Elle ne doit pas se limiter à cultiver quelques facultés chez un individu qui

serait déjà un homme, mais elle doit faire du petit d’homme un homme. La tâche de

l’éducation ne consiste pas « à former quelque chose en l’homme » mais « à former l’homme

lui-même », dit encore Fichte (1992 : 67-68). Cette pensée du devenir formatif de l’homme

s’inscrit dans une visée de perfectibilité et de progrès qui est caractéristique de l’univers 2 Cité par Gert Hohendorf (1993 : 685-696). Les références entre parenthèses renvoient aux

Gesammelte Schriften en 17 volumes de Wilhelm von Humboldt (1903-1936). 3 Voir aussi Kant : « C’est le devoir du genre humain que de dégager peu à peu de lui-même, par son

propre effort, l’ensemble des dispositions naturelles de l’humanité. Une génération éduque l’autre.

[…] L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est rien que ce que l’éducation fait de

lui. » Propos de pédagogie, 1803 (1986 : 1150-1151).

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intellectuel des Lumières et qui engage toutes les dimensions du développement humain,

intellectuelles, morales, esthétiques, psychiques, etc. La dimension de la réflexivité est

essentielle dans la conception de la Bildung : le mouvement qu’elle implique chez le sujet,

loin de se réduire à une accumulation de connaissances et de compétences, correspond à un

processus d’autocréation (autopoïésis), d’auto-détermination, d’autonomisation. Les

expressions employées parlent par elles-mêmes : chez Hegel, « die sich bildende

Individualität » (l’individualité qui se forme elle-même) ; chez Fichte, « das bildende

Vermögen des Ich » (le pouvoir formateur du Moi). C’est aussi l’injonction de Kant dans

Qu’est-ce que les Lumières ?, invitant à sortir de l’état de minorité qui rend les hommes

dépendants de pouvoirs et d’autorités qui les empêchent de penser par eux-mêmes.4

Ce mouvement de quête de soi-même, de son pouvoir d’agir et de penser par soi-même

n’est pas un mouvement purement solipsiste, c’est un processus dialectique entre soi et le

monde (le monde comprenant bien évidemment les autres hommes). L’homme doit se

distancer de soi-même, « s’étranger » à soi-même (Entfremdung de Hegel) pour se confronter

au non-moi (non-Ich) du monde et revenir à soi. Sur le plan de l’éducation, ce rapport à

l’autre que soi a été en particulier problématisé par Fichte qui développe l’idée que

l’éducation n’est formation de l’homme que parce qu’elle est, non pas une action sur un objet,

mais une action réciproque entre des êtres raisonnables et libres qui se reconnaissent comme

des personnes. Chacun ne devient un sujet libre que parce qu’un autre sujet l’appelle à agir

librement en le traitant déjà comme un sujet libre et parce qu’à son tour il traite cet autre sujet

comme un sujet libre.

***

Je voudrais pour finir essayer de dire en quelques mots ce qui reste aujourd’hui en Allemagne

de cette pensée du devenir de l’homme et de sa formation, d’abord sur un plan très général,

puis à un niveau pédagogique. Ce que peut encore porter la Bildung aujourd’hui a

évidemment perdu la référence cosmologique et organiciste évoquée plus haut et qui était en

4 « Qu’est-ce que les Lumières ? C’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-

même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite

d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une

insuffisance de l’entendement mais dans une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir

sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà

la devise des Lumières. » Kant, Qu’est-ce que les Lumières, 1784 (2006 : 43).

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lien avec la Naturphilosophie du XVIIIe siècle (quoique certains courants écologiques, ceux en

particulier de la deep ecology, n’en soient pas très éloignés). Mais l’esprit de la Bildung, en

tant que pratique de l'éducation de soi, souci du développement intérieur, est encore

profondément inscrit dans la mentalité et la sensibilité allemande : plus que dans d’autres

cultures peut-être, les situations, les événements sont vécus comme l'occasion d'une

expérience de soi, d'un retour réflexif sur soi-même, avec l’idée d’un développement, d’un

enrichissement de l'être personnel.

Héritière de la pensée de la Bildung, la Pädagogik allemande vise d'abord le

développement de la personne et envisage les apprentissages dans le cadre d'une formation

globale de l'être humain. Les processus et les objectifs particuliers de la formation, scolaires

ou professionnels, n'y sont pas désolidarisés, au moins théoriquement, de la personne de

l'apprenant et sont considérés comme des éléments venant s'inscrire dans une histoire

individuelle qui a sa forme, son principe de développement, ses modes de comprendre et de se

comprendre. Le terme de Bildungsprozess (processus ou procès de formation), qui est au cœur

de la Pädagogik, vient moins traduire les modalités techniques de tel ou tel apprentissage que

le mouvement par lequel l'être individuel se développe et trouve sa forme au milieu des

hommes et du monde. Cette approche accorde une attention particulière aux parcours et aux

histoires de vie en éducation. L’histoire de la vie, sous la forme du récit biographique, est

conçue non seulement comme le moyen de rendre compte de parcours de formation

personnels, fournissant ainsi aux chercheurs en sciences de l'éducation des instruments

documentaires et un matériau de réflexion de toute première importance, mais également

comme moyen de prise en charge du Bildungsprozess (procès de formation) par son propre

auteur/acteur, puisque le narrateur de l'histoire de vie y intègre les épisodes particuliers de

formation (Lernprozesse) dans le mouvement général de son propre développement. Plusieurs

notions, trouvant appui dans la créativité terminologique de la langue allemande, rendent

compte ici de l'opérativité de l'histoire de vie et de ses conditions : la plus large est celle de

Lebensgeschichtehorizont (horizon de l'histoire de la vie) et désigne pour chaque individu le

cadre général dans lequel un événement, une expérience peuvent trouver (ou ne pas trouver)

leur place dans le cours raconté de la vie. La prise en compte de cet horizon est évidemment

primordiale en éducation, puisqu'il détermine les possibilités d'intégration de tel ou tel

processus de formation ou d'apprentissage. À cet horizon de la vie est associée la notion de

Bildsamkeit que l'on rendrait par le néologisme formabilité : l'unité construite de la vie est

sans cesse susceptible de révision, l'histoire de la vie est une forme en continuels reprises et

mouvements. Cette conception d’un devenir ouvert invite à reconnaître les potentialités de

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formation inhérentes à chaque personne humaine, à chaque existence singulière reconnue

comme une somme absolument unique d’expériences et de projets.

Cet esprit de la Bildung que j’ai tenté de restituer doit assurément nous faire réfléchir

d’une manière générale à ce que sont aujourd’hui l’éducation et la formation. Plus

précisément – puisque je parle à des étudiants et à des collègues universitaires –, il peut nous

inviter à nous interroger sur le rôle et les finalités de nos universités. Les universités

d’aujourd’hui, pour autant qu’on puisse en faire une généralité (mais je pense qu’on peut faire

cette généralité-là), sont assez profondément éloignées du modèle humboldtien qui avait sa

source dans la philosophie et l’anthropologie de la Bildung. Les visées qu’elles poursuivent

vont vers des formations de plus en plus spécialisées répondant soit à un découpage toujours

plus fin des champs disciplinaires et des savoirs soit à des besoins toujours plus spécifiques de

l’économie et de la société. Autant dire que les notions de totalité et d’unité du savoir

auxquelles renvoie originellement le terme « université » n’ont plus guère de réalité dans la

manière dont l’institution universitaire conçoit aujourd’hui la production et la transmission du

savoir. De même, sauf dans de rares secteurs des sciences humaines et sociales – et en

particulier dans celui des sciences de l’éducation et plus encore peut-être de la formation

continue –, le souci de la formation personnelle ou plutôt le souci d’une appropriation de la

connaissance trouvant sa finalité dans la formation personnelle n’est plus au cœur du projet

universitaire. Faut-il le regretter et s’en émouvoir ? Il faut en tout cas le constater. Il est clair

que l’extraordinaire développement des sciences, la démocratisation de l’accès à l’université,

la diversification des lieux de production du savoir rendent illusoire un retour à un modèle qui

était adapté à la société de son temps et à la place qu’y avait l’université. Les caractéristiques

de l’université moderne et le contexte scientifique mais aussi social et politique dans lequel

elle se développe – en particulier sa marchandisation croissante et sa conversion à

l’« économie de la connaissance » – ne doivent cependant pas nous empêcher de nous

demander de quelle Bildung renouvelée pourraient se revendiquer nos universités, quelle part

elles peuvent avoir, à travers les enseignements scientifiques qu’elles prodiguent, dans la

formation globale de leurs étudiants, de quelle responsabilité sociale elles sont investies, à

quel projet politique elles répondent. C’est sur cet horizon social et politique que le concept

de Bildung peut encore avoir un sens pour nous aujourd’hui.

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Références bibliographiques

Dumont, L. (1991). L'idéologie allemande. France-Allemagne aller-retour. Paris : Gallimard.

Fichte, J. G. (1992 [1807-1808]). Discours à la nation allemande. Traduction française par

Alain Renaut. Paris : Imprimerie Nationale.

Fichte, J. G. (1998 [1796-1797]). Fondement du droit naturel selon les principes de la

doctrine de la science. Traduction française par Alain Renaut. Paris : PUF (Quadrige).

Goethe, J. W. von (1993 [1796]). Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Paris :

Aubier-Montaigne.

Hohendorf, G. (1993). Wilhelm von Humboldt, 1767-1835. Perspectives. Revue trimestrielle

d'éducation comparée (Paris, UNESCO, Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n°

3-4, 685-696.

Humboldt, W. von (1903-1936). Gesammelte Schriften. Berlin : Ausgabe der Preuβischen

Akademie der Wissenschaften. [Œuvres choisies. Berlin : édition de l’Académie des

sciences de Prusse].

Kant, E. (1986 [1803]). Propos de pédagogie. In Œuvres philosophiques III. Traduction

française par Pierre Jalabert. Paris : Gallimard (Pléiade).

Kant, E. (2006 [1784]). Qu’est-ce que les Lumières ? Traduction française par J.-F. Poirier et

F. Proust. Paris : Garnier Flammarion.

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Chapitre tiré de Christine Delory-Momberger, De la recherche biographique en

éducation. Fondements, méthodes, pratiques, Paris, Téraèdre, 2014, p. 73-94.

LA RECHERCHE BIOGRAPHIQUE

PROJET EPISTEMOLOGIQUE ET PERSPECTIVES METHODOLOGIQUES5

Le propos de cette communication est de présenter le cadre général dans lequel pourraient être

précisés le projet épistémologique et les orientations méthodologiques de la recherche

biographique. Ce très (trop) vaste programme invite d’abord à s’interroger sur l’objet

spécifique de la recherche biographique et sur sa légitimité à développer une approche et un

espace qui lui seraient propres. On pourra ensuite traiter des questions de méthode à deux

niveaux : celui du « recueil des données », en l’occurrence et tout particulièrement de

« l’entretien de recherche biographique » ; celui de l’« analyse des données », autrement dit

des modèles de lecture et d’interprétation des documents recueillis. Comme nous le verrons,

la difficulté et en même temps l’objectif à tenir dans l’approche de ces questions sont

l’adéquation, la congruence entre les pratiques méthodologiques et le projet spécifique de la

recherche biographique. C’est donc ce dernier qu’il faut maintenant rappeler.

LE PROJET EPISTEMOLOGIQUE DE LA RECHERCHE BIOGRAPHIQUE

Le projet fondateur de la recherche biographique s’inscrit dans le cadre d’une des questions

centrales de l’anthropologie sociale, qui est celle de la constitution individuelle : comment les

individus deviennent-ils des individus ? Question qui en convoque aussitôt beaucoup d’autres

qui concernent le complexe de rapports entre l’individu et ses inscriptions et environnements

(historiques, sociaux, culturels, linguistiques, économiques, politiques), entre l’individu et les

5 Conférence prononcée le 19 octobre 2009 dans le cadre du cinquième Congrès international de la

recherche (auto)biographique (CIPA V), Porto Alegre (Brésil), 16-19 octobre 2009. Texte publié en

portugais : « A pesquisa biográfica : projeto epistemológico e perspectivas metodológicas ». In M. C.

Passegi & M. H. M. B. Abrahão (dir.) (2009) Dimensões epistemologicas e metodológicas da pesquisa

(auto)biográfica.Tome II (pp. 29-52). Natal-Porto Alegre-Salvador : EDUFR-ediPUCRS-UNEB.

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représentations qu’il se fait de lui-même et de ses relations aux autres, entre l’individu et la

dimension temporelle de son expérience et de son existence. Examinons quelques-uns des

aspects impliqués par un tel projet.

L’individu comme être social singulier

L’objet de la recherche biographique est d’explorer les processus de genèse et de devenir des

individus au sein de l’espace social, de montrer comment ils donnent une forme à leurs

expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de leur existence. Et

conjointement, comment les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils actualisent

dans les opérations de biographisation – langages pris ici au sens très large : codes,

répertoires, figures de discours, schémas, scripts d’action, etc. –, contribuent à faire exister, à

produire et reproduire la réalité sociale. Dans cette interface de l’individuel et du social qui

n’existent que l’un par l’autre, qui sont dans un processus incessant de production réciproque,

l’espace de la recherche biographique serait donc de rendre compte de la relation singulière

que l’individu entretient par son activité biographique avec le monde historique et social et

l’étude des formes construites qu’il donne à son expérience. Pour le dire de manière plus

synthétique, l’objet visé par la recherche biographique, à travers ces processus de genèse

socio-individuelle, serait l’étude des modes de constitution de l’individu en tant qu’être social

singulier (Delory-Momberger, 2003 ; 2005). C’est donc cette singularité que la recherche

biographique se donne pour tâche de saisir, mais une singularité qui n’est pas solipsiste, une

singularité qui est traversée, informée par le social, au sens où le social lui donne son cadre et

ses matériaux.

La temporalité de l’expérience

La question est alors de savoir en quoi la recherche biographique se démarquerait d’approches

disciplinaires qui, tout bien considéré, ciblent apparemment les mêmes questions, répondent

aux mêmes objets. En quoi la recherche biographique se différencierait-elle par exemple

d’une sociologie de l’individu maintenant bien représentée et soucieuse elle aussi de rendre

compte de la subjectivité et de l’expérience individuelle ?

Il me semble que l’on pourrait répondre : en ceci qu’elle introduit la dimension du

temps, et plus précisément de la temporalité biographique de l’expérience et de l’existence.

Les sciences sociales ont peine à rendre compte de la dimension temporelle de l’expérience

Page 15: Extraits recherchebiographiqueeneducation

15

individuelle : même lorsqu’elles recourent au matériau biographique, leur démarche la plus

habituelle est de mettre le temps entre parenthèses, pour retrouver le « terrain » d’une

géographie ou d’une cartographie du social. La posture spécifique de la recherche

biographique est de montrer comment l’inscription forcément singulière de l’expérience

individuelle dans un temps biographique est à l’origine d’une perception et d’une élaboration

particulière des espaces de la vie sociale.

La biographisation de l’expérience

Mais cette dimension de la temporalité de l’expérience une fois reconnue – et des approches

comme celles de la psychologie sociale et de certains courants de la sociologie contemporaine

la prennent tout à fait en compte –, il faut encore la spécifier sous son aspect proprement

biographique au sens fort où nous l’entendons d’« écriture de la vie », d’élaboration de

l’expérience.

Puisant dans une large tradition herméneutique (Dilthey, Gadamer, Ricoeur) et

phénoménologique (Schapp, Schütz, Berger & Luckmann), la recherche biographique fait

réflexion de l’inscription de l'agir et du penser humains dans des figures orientées et articulées

dans le temps, qui organisent et construisent l’expérience selon la logique d’une raison

narrative. Selon cette logique, l’individu humain vit chaque instant de sa vie comme le

moment d’une histoire : histoire d’un instant, histoire d’une heure, d’une journée, histoire

d’une vie. Quelque chose commence, se déroule, vient à son terme, dans une succession, un

chevauchement, un empilement indéfini d’épisodes et de péripéties, d’épreuves et

d’expériences. Dans le quotidien de l’existence, un grand nombre de ces opérations de

configuration ont une dimension d’automaticité et ne sollicitent pas une conscience active,

parce qu’elles correspondent aux scripts répétitifs des cadres sociaux et culturels. Elles sont

cependant toujours présentes, assurant l’intégration de l’expérience qui advient dans la

temporalité et l’historialité propre de l’existence singulière.

Dès lors l'activité biographique n’est plus cantonnée au seul discours, aux seules formes

orales ou écrites d'un verbe réalisé, mais relève d’abord d’une attitude mentale et

comportementale, d’une forme de compréhension et de structuration de l'expérience et de

l'action, s'exerçant de façon constante dans la relation de l'homme avec son vécu et avec le

monde qui l'environne. Le recours aux termes de biographie et de biographique pour

désigner, non pas la réalité factuelle du vécu, mais le champ de représentations et de

constructions selon lesquelles les êtres humains perçoivent leur existence, souligne combien

Page 16: Extraits recherchebiographiqueeneducation

16

cette compréhension narrative de l'expérience ressortit à une écriture, c'est-à-dire à un mode

d’appréhension et d’interprétation du vécu ayant sa dynamique et sa syntaxe, ses motifs et ses

figures. Les néologismes (se) biographier et biographisation marquent le caractère processuel

de l'activité biographique et renvoient à toutes les opérations mentales, comportementales,

verbales, par lesquelles l'individu ne cesse d’inscrire son expérience et son action dans des

schémas temporels orientés et finalisés.

APPROCHE METHODOLOGIQUE I : LE MATERIAU BIOGRAPHIQUE

Si tel est l’objet conceptuel que peut se fixer la recherche biographique, il reste à définir le

« terrain », le « matériau » le plus approprié pour se saisir de cet objet, pour en permettre

l’observation et l’analyse. Ce terrain et ce matériau sont de nature bien particulière, puisque le

chercheur ne peut y accéder que par les entrées que lui donnent les sujets dans les actes de

biographisation auxquels ils se livrent. Ces actes peuvent prendre à l’évidence une pluralité de

manifestations – mentales, comportementales, gestuelles – mais la médiation privilégiée pour

accéder aux modalités singulières selon lesquelles le sujet actualise les procès de

biographisation est sans conteste l’activité langagière, la parole que le sujet tient sur lui-

même. La parole de soi recouvre elle-même des formes diverses qui relèvent de la pluralité

des visées énonciatives et des types discursifs qu’elles mettent en œuvre : on y trouvera donc

du discours descriptif, explicatif, argumentatif, évaluatif, etc. La recherche biographique

reconnaît cependant une place particulière à l’énonciation et au discours narratifs, dans la

mesure où le narratif, par ses caractéristiques spécifiques, est la forme de discours qui

entretient la relation la plus directe avec la dimension temporelle de l’existence et de

l’expérience humaine. Précisons d’ailleurs que le récit, dont le discours narratif constitue le

fondement et le principe dynamique d’organisation, accueille bien d’autres formes de discours

qui décrivent, expliquent, argumentent, évaluent les « actions » rapportées6. Il est d’autant

plus important de reconnaître cette pluralité discursive du récit que c’est dans

l’entrecroisement des formes de discours qu’il présente que sont potentiellement accessibles

les systèmes de thématisation et de valorisation mis en œuvre par le narrateur.

6 Il conviendrait ici de préciser que les séquences d’action configurées dans le récit ont en elles-mêmes

une dimension et une fonction argumentative.

Page 17: Extraits recherchebiographiqueeneducation

17

L’« entretien de recherche biographique »

Restons-en pour l’instant aux modalités de recueil de cette parole du sujet et tentons en

particulier de clarifier ce qui a trait à l’entretien biographique ou plutôt, pour faire entendre la

différence avec d’autres usages de cette forme d’entretien, à ce que nous pourrions appeler

l’« entretien de recherche biographique » (ERB).

La finalité de l’ERB : saisir la singularité d’une parole et d’une expérience

Quel que soit le cadre ou le champ de l’étude mise en œuvre (femmes immigrées,

élèves décrocheurs, jeunes en parcours d’insertion, etc.), la finalité de l’entretien est bien de

recueillir et d’entendre la parole singulière d’une personne à un moment T de son existence et

de son expérience. Que cette parole (et l’expérience qu’elle rapporte) soit traversée par

l’histoire, par le social, par le politique, qu’elle soit en grande partie faite de représentations,

de croyances collectives, de discours des autres, bref qu’elle soit une parole d’époque et de

société, la recherche biographique non seulement le reconnaît pleinement mais en fait une

dimension constitutive de l’individualité. Aussi le chercheur en recherche biographique doit-il

avoir la connaissance la plus précise du champ et des contextes dans lesquels il développe sa

recherche : non pas pour démêler dans la parole de ceux avec lesquels il s’entretient ce qui

serait de l’ordre du collectif et ce qui serait de l’ordre de l’individuel, pour distinguer et

séparer entre une extériorité sociale et une intériorité personnelle, mais pour se donner les

moyens de saisir et de comprendre les biographies individuelles, c’est-à-dire les espaces-

temps singuliers que chacun configure à partir de la conjugaison de son expérience (et de

l’historicité de son expérience) et des monde-de-vie, des mondes communs de penser et d’agir

auxquels il participe. Le devenir biographique est toujours le produit d'une interaction entre

l'action des individus et le déterminisme des structures, et la manière dont les personnes

rendent compte par le récit (et se rendent compte à elles-mêmes) des voies et processus selon

lesquels elles se sont constituées ne peut manquer de recouper les structures synchroniques et

diachroniques qui modèlent les parcours individuels. Mais c’est cependant bien la

configuration singulière de faits, de situations, de mises en relation, de significations,

d’interprétations que chacun donne à sa propre existence et qui fonde le sentiment qu’il a de

lui-même comme être singulier que vise à saisir et à comprendre l’entretien de recherche

biographique.

Page 18: Extraits recherchebiographiqueeneducation

18

S’entretenir avec : un double espace heuristique

Qui s’entretient avec qui dans l’entretien de recherche biographique ? Autrement dit

de quoi (de qui ?) est constitué l’espace de recherche, l’espace heuristique de l’entretien ?

Pour le moins de trois composantes : deux personnes, l’enquêteur et l’enquêté, occupant des

positions différentes (nous y reviendrons) ; et ce qui se passe, ce qui « se tient » entre ces

deux personnes, dans cet « entre-deux » que crée l’entretien : des attitudes, des intentions, des

formes d’échange et d’action réciproque. On a beaucoup parlé, et avec raison, de l’implication

à la fois institutionnelle et personnelle du chercheur et de la manière dont elle vient infléchir,

modifier l’interlocution et agir sur la parole de l’enquêté. On a moins parlé peut-être de

l’implication de l’enquêté, lequel peut se prêter ou apprêter son propos aux attentes du

l’enquêteur, mais qui surtout et spécialement dans l’entretien de recherche biographique, est

amené à conduire son propre « projet de recherche », puisqu’il lui est demandé explicitement

ou implicitement de mettre en œuvre un travail d’enquête et de mise en forme sur lui-même,

la compréhension de ce travail constituant l’objet propre du chercheur. L’entretien de

recherche biographique met ainsi en place une double entreprise de recherche, un double

espace heuristique agissant l’un sur l’autre, celui de l’enquêté en position d’enquêteur de lui-

même, celui du chercheur dont l’objet propre est de créer les conditions et de comprendre le

travail de l’enquêté sur lui-même.

La conduite de l’entretien : suivre les acteurs

La spécificité de cette situation de double recherche amène à problématiser les formes

que prend « la conduite d’entretien ». Au-delà des distinctions reconnues entre entretiens

« directif », « semi-directif », « non-directif » – qui tendent à formaliser et à distinguer des

dispositifs d’entretien selon les formes de questionnement et les formes de réponse qu’elles

induisent (fermées, contraintes, ouvertes) –, c’est la place, le statut de la question elle-même

et du questionneur qui doivent être ici questionnés.

La conception que l’on se fait communément de la forme de l’entretien et de sa

dynamique repose sur cette idée faussement simple que l’enquêteur (le chercheur) questionne

et que l’enquêté (l’informateur) répond. Dans ce cadre, le questionneur habile est celui qui,

ayant à la fois une connaissance suffisante du champ et un certain sens psychologique, pose

les bonnes questions qui vont amener sinon les bonnes réponses, du moins les réponses

bonnes, pour lui l’enquêteur. Et sans doute voit-on bien que ce modèle fonctionne lorsque

l’entretien, comme c’est souvent le cas, obéit à une fonction d’illustration et de démonstration

Page 19: Extraits recherchebiographiqueeneducation

19

d’une (hypo)thèse posée de façon préalable et qui cherche pour se soutenir elle-même les

arguments concrets que fournissent les récits de vie. Dans ce cas, les questions et les réponses

peuvent être dites bonnes pour autant qu’elles permettent de répondre à ce dispositif

argumentatif : toute l’habileté du questionneur consiste alors de fait à amener celui qui répond

(et c’est en cela qu’il est bien un in-formateur) à aller dans le sens de la thèse qu’il veut

produire. Dans ce cas également ne sera retenu par l’enquêteur (et sans doute ne sera audible

pour lui) que ce qui contribue à illustrer ou défendre sa thèse, tout le reste étant rejeté (ou pas

entendu) à titre d’à côté, de non pertinent.

Il en va tout autrement lorsque le narrataire (et non plus le questionneur) a pour projet

de laisser se déployer de la manière la plus large et la plus ouverte possible l’espace de la

parole et des formes d’existence du narrateur, lorsqu’il est dans la position de « suivre les

acteurs ». L’ordre canonique et quasi ontologique de la question antécédente et de la réponse

consécutive ne peut alors qu’être renversé. S’il s’agit de suivre les acteurs, le narrataire ne

peut plus précéder le narrateur, il ne peut que courir après lui et tenter de le serrer au plus

près dans les sinuosités, les bifurcations, les ruptures de ses chemins et de ses détours, sans

jamais le dépasser. Si l’on tient jusqu’au bout cette position (d’épistémologie et de méthode),

on en vient à cette affirmation paradoxale : la question du narrataire ne peut venir qu’après,

son questionnement ne peut être qu’ultérieur.

Une telle façon de « voir les choses » est-elle tenable ? Le renversement de l’ordre de la

question et de la réponse permet-il encore de maintenir un sens à leur relation ou signe-t-il

leur pure abolition en tant que question et que réponse ? Il semble bien que tant que l’on reste

dans le cadre étroitement rhétorique de la question/réponse et de leur distribution réglée entre

enquêteur et enquêté ou même entre narrataire et narrateur, on ne puisse sortir d’une forme

d’aporie. Mais peut-être le paradoxe n’est-il qu’apparent et peut-il à son tour être productif : à

condition que l’on distribue autrement entre les deux pôles de l’entretien l’espace de la

question et celui de la réponse, à condition que l’on retrouve les enjeux de l’entretien

biographique et que l’on resitue à l’endroit la place du questionneur et celle du questionné.

Qui est le véritable questionneur dans un entretien biographique ? Celui qui se parle et

se raconte ou celui qui écoute et qui reçoit ? Celui qui est à l’épreuve de son récit et, à travers

lui, de ses formes d’existence, ou celui qui recueille les preuves de ce questionnement ? Et qui

est le véritable questionné ? Celui qui, à travers son récit, met en œuvre l’herméneutique

pratique de son existence ou celui qui cherche à entendre et à comprendre ce travail de

l’interprétation ? N’est-ce pas ce dernier qui au premier chef est interrogé dans sa manière de

se rendre présent et entier le propos qui lui est tenu et de le faire signifier, non pour lui-même

Page 20: Extraits recherchebiographiqueeneducation

20

(l’enquêteur) et dans les catégories ou les schémas à travers lesquels il pourrait l’entendre,

mais pour le narrateur et dans les mises à jour et les mises en forme que celui-ci accomplit sur

lui-même ?

Et si nous revenons maintenant à la configuration classique de l’entretien, quelle peut

être alors la seule pertinence du questionnement de l’enquêteur à l’enquêté, sinon de viser à

éclairer le premier sur les motifs et les intrigues du second et de lui permettre de bien

entendre la variété et la singularité de leurs modes d’existence. C’est là la seule manière pour

la question et pour le questionneur, réentendus dans leur sens commun, de continuer à

« suivre les acteurs ».

APPROCHE METHODOLOGIQUE II : ANALYSER LES ENTRETIENS BIOGRAPHIQUES

Que fait-on de cette parole de l’autre ? Dans un article déjà ancien, Jean-Claude Passeron,

interrogeant en sociologue l’usage du matériau biographique, énonce la question générique à

laquelle ce matériau doit selon lui permettre de répondre : « Qu'est-ce qui fait l'individuation

d'une vie d'individu ? » Et il poursuit : « On voit qu'aussitôt posée une telle question se

démultiplie à volonté : une vie, comment ça se raconte ? Comment ça s'analyse ? Est-ce que

ça s'analyse comme ça se raconte ? En quel sens peut-on parler de la structure d'une

individuation ou de la structure d'une histoire individuelle ? La recherche d'une telle structure

est-elle chose pensable en théorie et empiriquement réalisable ? » (Passeron, 1989 : 17) Plus

de vingt ans après, ces questions restent vives et l’on continue à s’interroger sur les opérateurs

et les analyseurs qui seraient les mieux à même de construire la compréhension du récit

biographique. Mais avant de se précipiter sur telle ou telle grille de lecture ou modèle

d’interprétation, il faut essayer de bien comprendre ce qui se joue du rapport au réel, au vécu,

dans le récit que fait le narrateur.

Le récit entre texte et action

Le recours au récit pose en effet un redoutable problème épistémologique et méthodologique.

La difficulté est en premier lieu de cerner ce qui se joue dans le récit entre « l’acte de vivre »,

« l’acte de raconter » et le texte qui est le produit de l’activité narrative. C’est toute

l’entreprise théorique de Paul Ricoeur dans Temps et récit (1983-1985) de montrer quels sont

les rapports entre le fait de raconter une histoire et la dimension temporelle de l’expérience

humaine, et d’adosser ainsi l’une à l’autre la construction d’une théorie du récit et celle d’une

Page 21: Extraits recherchebiographiqueeneducation

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théorie de l’action. On sait que Ricoeur analyse le récit comme le produit d’une opération de

configuration qu’il désigne sous le terme de mise en intrigue. La mise en intrigue présente

une triple caractéristique : elle transforme une diversité d’événements ou d’incidents

successifs en une histoire organisée et prise comme un tout (configuration) ; elle prend-

ensemble et elle organise des éléments aussi dissemblables que des agents, des buts, des

moyens, des interactions, des circonstances, des résultats (synthèse de l’hétérogène) ; enfin

elle transforme la relation de succession des événements en des enchaînements finalisés et

donne à chaque élément sa fonction et son sens selon la contribution qu’il fournit à

l’accomplissement de l’histoire racontée (cercle herméneutique) (Ricoeur, 1983 : 102-103).

En tant qu’opération constitutive du récit, la mise en intrigue a donc une dimension

performative7 : elle agit, elle produit de l’action, et l’action qu’elle produit s’exerce sur le

texte en tant que forme mais elle s’exerce aussi sur l’agir humain dont il est question dans le

texte. Les deux dimensions de mise en forme textuelle et de configuration de l’action sont

consubstantielles. Le récit n’est donc pas seulement le produit d’un « acte de raconter », il a

aussi un pouvoir d’effectuation sur « la vie » qu’il raconte. C’est d’ailleurs sur cette

« puissance d’agir » du récit que reposent les démarches de formation qui font appel aux

« histoires de vie » pour engager des processus de changement et de développement chez les

sujets. Et c’est également, faut-il le préciser, ce qui fonde l’intérêt premier de la recherche

biographique pour le récit, puisque celui-ci, par les opérations de configuration et de

métabolisation qu’il met en œuvre, est un puissant « acteur » – sinon l’acteur principal – de

biographisation, que c’est dans le langage et par le langage du récit que les individus

construisent « le monde intérieur du monde extérieur » (Alheit & Dausien, 2000 : 276).

Dès lors le problème épistémologique que pose le recours au récit de vie est, d’une part,

celui de la nature du rapport entre le texte et l’action – entre les découpages, les

catégorisations, les procédures d’évaluation du texte et les découpages, les catégorisations, les

procédures d’évaluation de l’action ; et il soulève d’autre part la question de ce qui peut être

saisi dans le récit de ce qui relie le texte et l’action et qui produit le sens de leur relation :

autrement dit, et avant même que se pose la question de l’interprétation (du « comment

interpréter »), la question de « l’objet » sur lequel faire porter l’interprétation. Je suivrai dans

ce sens l’analyse conduite par Jean-Michel Baudoin (2010) à partir de la double assertion :

« le texte est l’action, le texte n’est pas l’action ». Le récit est action, précise-t-il, en tant qu’il

7 Est dit performatif un énoncé qui effectue, qui « réalise » l’acte qu’il signifie : par exemple, dire « Je

promets » ou « Je jure » ou « Je te baptise », c’est effectuer l’acte de la promesse, du serment ou du

baptême.

Page 22: Extraits recherchebiographiqueeneducation

22

est activité langagière, mais le récit n’est pas l’action en tant que la mise en intrigue – par les

opérations de sélection et d’ordonnancement, par les choix narratifs (vitesse du récit, forme de

présence du narrateur, posture énonciative, etc.), par les modalisations et les formes de

valorisation qu’elle met en œuvre – reconfigure l’action et ne peut prétendre à en restituer la

totalité ni la factualité. Toute la question est alors de mettre en relation « le texte comme

action » avec « l’action comme texte », c’est-à-dire l’expérience que le texte porte à la

connaissance. « Le récit, en tant qu’il est action, invite à scruter les opérations langagières

dont il est l’effectuation, à les repérer et ainsi à observer de près comment la mise en intrigue

fonctionne. » (Baudoin, 2010 : 279) Mais en tant qu’il n’est pas réductible aux actions qu’il

évoque, le récit invite à observer le travail herméneutique qu’y accomplit le sujet dans la

configuration, l’interprétation et l’évaluation de sa propre action.

La mise en intrigue en effet n’a pas qu’une dimension d’organisation de l’action dans le

temps, elle transforme les séquences d’action en séquences argumentatives impliquant une

position énonciative et évaluative de l’auteur – position qui est relative, en même temps qu’à

la place que celui-ci se donne et aux figures qu’il fait paraître de lui-même, aux objectifs et

aux finalités qu’il poursuit, aux croyances et aux valeurs qui sont les siennes, aux moyens

dont il dispose et aux obstacles qu’il rencontre, etc. Ce que le récit met en intrigue, c’est le

monde d’intentionnalité qui est propre à l’agir humain et qui n’est jamais réductible à une

pure causalité antécédente. Et c’est à ce monde d’intentionnalité et à l’activité herméneutique

qu’y déploie le sujet quant à sa propre action que fait accéder le récit : « […] le texte abordé

comme activité permet de mieux analyser l’action représentée par ce même texte, c’est-à-dire

de mieux discerner le processus et le produit qui en résulte. » (Baudoin, 2010 : 407). C’est ce

« travail du sujet », saisi dans ce qu’il a d’irréductiblement singulier, auquel prétend atteindre

la recherche biographique, aux fins de constituer une compréhension et une connaissance

générale des processus de biographisation.

Éléments de lecture et d’analyse

Les problèmes méthodologiques que pose une telle perspective constituent une des questions

vives de la recherche biographique. La question méthodologique est inhérente à la recherche

qualitative en général et aux études empiriques auxquelles elle donne lieu (Paillé &

Mucchielli, 2008 ; Olivier de Sardan, 2008), mais elle est au cœur de la recherche

biographique, dans la mesure où celle-ci se fixe pour objet la genèse individuelle du social

dans les processus de biographisation. Prise entre la singularité en quelque sorte

Page 23: Extraits recherchebiographiqueeneducation

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définitionnelle de son objet et la nécessité d’une formalisation scientifique, la recherche

biographique doit élaborer des instruments et des méthodes qui lui permettent, non seulement

de concilier ces deux exigences, mais de répondre méthodologiquement à la question qu’elle

pose théoriquement, à savoir la fabrication « du monde intérieur du monde extérieur », la

métabolisation et l’appropriation par l’individu des environnements de toutes sortes qui sont

les siens.

On ne s’étonnera pas que les outils d’observation et les modèles d’analyse sollicités

relèvent complémentairement, d’une part, des sciences des textes et des discours

(narratologie, linguistique pragmatique, analyse du discours) et d’autre part de diverses

théories visant à décrire et à catégoriser l’action (théories de l’action). Le cadre d’une

communication est trop étroit pour faire un point formel sur ces approches, mais quelques

exemples de recherches conduites avec de tels instruments peuvent en donner une idée.

On commencera par l’ouvrage, devenu presque un classique, des sociologues Didier

Dumazière et Claude Dubar (1997), Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de

récits d’insertion. L’étude vise à reconstituer le parcours de jeunes gens sortis de l’école sans

baccalauréat et interrogés sept ou huit années plus tard sur leur expérience d’insertion.

Considérant que c’est dans le récit qu’il fait de ses expériences que le sujet produit les

catégorisations qui lui permettent de s’approprier le monde social et d’y définir sa place, les

auteurs s’assignent la tâche d’« étudier la catégorisation en acte dans le langage comme

constitution d’un monde symbolique structuré rendant compte des pratiques du locuteur » (p.

81). Inspirée de l’analyse structurale de récit (Barthes, Greimas), la méthode de traitement

retenue a pour objet de repérer et de comprendre les structures de significations produites à

partir des éléments linguistiques et de leurs relations. Recueillis sous forme d’entretiens non

directifs, les récits sont soumis à une analyse destinée à reconnaître les ordres de

catégorisation et de valorisation des personnes interrogées à travers les structures

séquentielles (syntaxe des actions), actantielles (syntaxe des « personnages ») ou

argumentatives (opinions, jugements) mises en œuvre. La démarche aboutit à dégager des

types de récits représentant des processus typiques de construction identitaire et à reconstituer

les « mondes socioprofessionnels » qui leur correspondent.

Je donnerai ensuite deux exemples pris dans le courant des histoires de vie en

formation. Pour le premier, il s’agit de l’ouvrage fondateur de Gaston Pineau et Marie-

Michèle, Produire sa vie. Autoformation et autobiographie (1983), qui est enfin en cours de

réédition. Le projet des auteurs est d’explorer les processus d’autoformation à partir du récit

ou des récits de Marie-Michèle, jeune femme québécoise, épouse et mère au foyer, engagée

Page 24: Extraits recherchebiographiqueeneducation

24

dans une démarche de prise de parole, de narration de soi, de réflexivité sur son parcours et

d’appropriation d’un pouvoir d’agir autonome, orientée en particulier sur sa place en tant que

femme dans la société et le milieu qui sont les siens. L’« ana-synthèse de l’autoformation de

Marie-Michèle » déployée par Gaston Pineau s’appuie sur un appareil analytique fondé sur les

théories de l’action (plus précisément sur « l’écologie de l’action » d’Abraham Moles), qui

permet d’éclairer les facteurs intervenant dans les processus d’autoformation : il s’agit d’une

part d’une phénoménologie des actes qui distingue entre action, événement, transaction,

interaction et qui mesure chacun d’eux en fonction de leur dynamique autogène ou

hétérogène ; et d’autre part d’une typologie des espaces et des rapports qui lient les sujets à

chacun d’entre eux (rapports au corps, à l’autre proche, à l’habitat, au voisinage, à l’espace

social, au monde et au méta-monde). Parmi les indicateurs retenus dans le repérage des

processus d’autoformation, une place centrale est donnée à la transaction définie comme mise

en relation entre deux éléments et point d’articulation entre l’économie interne du vivant et

ses environnements extérieurs. Le repérage et le traitement croisé de ces indicateurs

permettent de rendre lisibles les principes structurels qui organisent le parcours

d’autoformation de la narratrice, tout en rendant compte de sa singularité.

Un exemple plus récent est donné par l’analyse conduite par Jean-Michel Baudoin

(2010) sur des récits de vie écrits par des étudiants en sciences de l’éducation sur leur

parcours de formation. La démarche mise en œuvre conjoint des éclairages théoriques pluriels

issus tant des sciences du texte que des théories de l’action et de l’herméneutique pour

« approcher ce que font les auteurs du corpus, c’est-à-dire les formes discursives prises par

l’activité herméneutique à l’origine de la production narrative » (p. 9). L’auteur, en

s’appuyant sur l’étude comparative des formats et des vitesses de récit, développe en

particulier un modèle de « l’économie cinétique » des récits, autrement dit de l’ampleur et de

la dynamique des mouvements de la narration. Il distingue par exemple entre des récits qui

privilégient des mouvements lents et qui recourent prioritairement au « tableau » (scènes

synchroniques de type romanesque) et des récits qui privilégient des mouvements rapides qui

recourent au « résumé » ou « summary » (scènes diachroniques). Ce type d’analyses permet

d’accéder aux formes singulières que prend la mise en intrigue chez les narrateurs et à la

manière dont ils se mettent en scène en tant qu’« acteurs » de leur parcours de formation.

Page 25: Extraits recherchebiographiqueeneducation

25

Je prendrai mon dernier exemple dans la recherche que j’ai menée, dans la lignée de

l’herméneutique objective développée en Allemagne8, auprès de jeunes femmes habitant dans

trois grandes villes de France et d’Allemagne (Paris, Francfort, Berlin). Je me permettrai

d’entrer un peu plus avant que je ne l’ai fait jusqu’ici dans la description de la recherche et

dans la démarche mise en place.

Les jeunes femmes dont je recueille les récits ont entre 20 et 30 ans, elles sont issues de

milieux sociaux différents, ont eu des parcours scolaires, universitaires, semi-professionnels

ou professionnels également différents, les unes vivent encore chez leurs parents, d’autres

vivent seules ou en couple. La tranche d’âge choisie correspond à une période caractéristique

de passage de statut (Statuspassagen)9 et, de fait, la plupart de mes informatrices sont dans

des phases de transition cumulées entre la grande adolescence et l’âge adulte, entre les études

et la vie professionnelle, entre la famille et la vie célibataire ou en couple. Ces périodes de

transition et de passage de statut constituent des zones d’incertitude et de moindre prévisibilité

de l’existence ; elles sont marquées de ce fait par un travail biographique intense destiné à

compenser un défaut de repères socio-structurels et à assurer de la continuité et de la

cohérence dans une « histoire » aux lignes et aux contours indécis. Elles constituent à ce titre

un champ d’observation privilégié pour observer les procédures de réflexivité biographique

mises en place par les acteurs.

Le dispositif adopté consiste à suivre ces jeunes femmes sur une période d’une année au

cours de laquelle je les rencontre à intervalles réguliers pour procéder à des entretiens

biographiques (et aussi à des portraits photographiques). Lors de la première séance, je leur

demande de rapporter ce qui se passe dans leur vie présente, de formuler ce qui à leur avis a

joué un rôle dans les situations qui sont les leurs, de dire comment elles envisagent leur

avenir. D’une rencontre à l’autre, elles précisent ce qui a changé ou non, ce qui s’est

développé ou non dans leur vie et dans leurs représentations d’elles-mêmes et de leur situation

(dans leur façon de « voir les choses »).

8 L’herméneutique objective, en se proposant de reconstruire les structures de signification objectives

des textes, développe une lecture interprétative des matériaux biographiques tendant à dépasser

l’opposition du vécu et du langage, du sujet et de l’objet, de l’individuel et du social. Elle met en place

une démarche qui tente de reconstituer à travers l’analyse des structures textuelles la façon dont les

locuteurs construisent les constellations d’actions, d’événements, d’expériences de leur vie pour en

faire des figures qui à leur tour vont permettre d’intégrer des éléments nouveaux, dans un processus

jamais achevé de synthétisation de l’expérience. Pour une présentation détaillée, cf. Delory-

Momberger, 2004 : 224-240. 9La recherche biographique allemande (Biographieforschung) s’est particulièrement intéressée à la

notion de passage de statut, jusqu’à en faire une direction spécifique de recherche : cf. en particulier

les quatre volumes réunis et édités sous la direction de Walter R. Heinz (2001) sous le titre général de

Statuspassagen und Lebenslauf (Passages de statut et cours de la vie).

Page 26: Extraits recherchebiographiqueeneducation

26

J’en viens maintenant à l’analyse des productions biographiques, pour lesquelles j’ai

utilisé les catégories suivantes (que je ferai suivre à chaque fois de quelques remarques

d’ordre général ou d’exemples relatifs à une de mes informatrices, « Catherine ») :

a) la première catégorie est celle des formes du discours : elle intéresse le recours que

font mes informatrices à divers modes d’organisation discursive (narratif, descriptif,

explicatif, évaluatif) et les relations qui s’établissent entre eux. Chacune de ces formes du

discours est susceptible d’être catégorisée à son tour : c’est le cas en particulier du mode

narratif qui peut s’articuler en divers types de récit selon les modèles biographiques de

référence.

Une remarque d’ensemble s’impose quant à la nature et à la portée des productions recueillies :

le dispositif mis en place et les consignes données induisent des récits qui ont davantage une

fonction de description et d’explication du présent et éventuellement d’anticipation de l’avenir

que de reconstruction du passé, en particulier du passé lointain. Ils relèvent davantage de

l’autoprésentation que de la narration autobiographique proprement dite. Les productions se

présentent comme des fragments ou des mini-récits juxtaposés, mais qui d’une séance

d’enregistrement à l’autre manifestent un souci d’articulation, plus thématique d’ailleurs que

proprement narratif. De fait, mes informatrices racontent leur récit au présent, les histoires

qu’elles racontent sur elles-mêmes sont des histoires en cours, des histoires qui se cherchent ; et

non seulement elles racontent mais elles agissent leur récit d’une façon performative, c’est-à-

dire qu’elles utilisent le récit pour agir biographiquement sur elles-mêmes, en investissant le

récit comme lieu d’un débat avec elles-mêmes, d’un examen de ce qu’elles veulent et de ce

qu’elles peuvent, d’un calcul négocié de leurs aspirations et de leurs projets confrontés aux

ressources internes et externes dont elles disposent.

b) La deuxième catégorie est celle du schéma d’action10

que les narratrices mettent en

oeuvre, c’est-à-dire de l’attitude qui est la leur de manière récurrente dans leur rapport aux

situations, aux événements et dans la façon dont elles agissent et réagissent. Parmi ces

schémas d’action, on peut distinguer :

– un agir stratégique qui se caractérise par une attitude de planification et de négociation liée à

des représentations et à des positions professionnelles relativement assurées ;

– un agir progressif caractérisé par une attitude d’exploration des situations et de construction

progressive ;

– un agir avec prise de risques dans lequel l’individu cherche à concilier des options de travail

et des intérêts ou des talents personnels ;

10

Je retiens ici une catégorisation élaborée par Walter H. Heinz (2000 : 165-186).

Page 27: Extraits recherchebiographiqueeneducation

27

– un agir attentiste dans lequel l’individu est en position de « voir venir » et s’en remet aux

circonstances.

Cette catégorisation est observable au niveau de l’organisation du récit, mais aussi au niveau du

lexique qui a rapport à l’action (emploi des verbes en particulier). Les passages délibératifs

constituent également un lieu d’écriture et d’observation de ces schémas d’action. Par exemple

les récits de « Catherine » obéissent à un schéma d’action progressif : ils s’organisent autour de

ses intérêts culturels et professionnels (l’éducation, le théâtre, les claquettes, le monde des

sourds, la nature) : « J’ai plusieurs branches à mon arc », dit-elle, en déformant

significativement l’expression idiomatique française. Chacun de ces intérêts fait l’objet d’une

exploration préalable avant d’être progressivement écarté au profit d’un intérêt qui est

finalement retenu, l’éducation des enfants sourds. Ses recherches d’emploi dans ce domaine

obéissent elles aussi à un principe de progressivité : elle fait des tentatives successives au cours

desquelles elle expérimente différents aspects de handicaps et d’institutions liés à la surdité,

avant de privilégier un type de handicap et de travail.

c) La troisième catégorie est celles des motifs récurrents ou topoï (du grec topos, lieu

commun) qui thématisent et organisent l’action du récit et qui agissent dans le récit comme

des lieux de reconnaissance et des clefs d’interprétation du vécu (mais dont le narrateur n’est

pas forcément conscient). C’est en particulier dans l’écriture de ces topoï, de ces lieux

privilégiés, que les narrateurs construisent un sentiment d’eux-mêmes et de leurs formes

propres.

Dans la thématisation de ses récits, Catherine recourt à un double topos : d’une part le topos de

la « vocation » (« Depuis que je suis toute petite, j’ai l’impression d’avoir quelque chose à faire

sur cette terre »), vocation centrée sur l’aide à autrui (« Je veux aider les autres, être utile à

quelque chose » ) ; d’autre part le topos de la difficulté à s’engager dans une « branche » au

détriment des autres : elle se compare elle-même à un « arbre » et elle ne peut renoncer à

aucune de ses « branches ».

d) La quatrième catégorie a trait à la gestion biographique des topoï en fonction de la

réalité socio-individuelle : cette entrée concerne la confrontation et la négociation entre les

topoï, les dispositions et ressources effectives (personnelles et collectives), et les contraintes

socio-structurelles. Dans le discours proprement narratif, cette confrontation peut se traduire

par des « chocs » entre standards biographiques véhiculés par les mondes sociaux et

biographies d’expérience ; elle est également observable dans les phases délibératives et

évaluatives au cours desquelles les auteurs apprécient, négocient, ajustent leur action et la

réalité socio-individuelle.

Page 28: Extraits recherchebiographiqueeneducation

28

Dans la gestion biographique des topoï, Catherine rencontre la réalité : d’un côté la réalité des

enfants sourds avec handicaps associés et de l’autre les conditions matérielles de travail. Elle

doit sans cesse faire preuve de nouvelles capacités d’adaptation : « il faut sans arrêt s’adapter »,

dit-elle pour résumer ses expériences. Elle voit aussi le problème du décalage entre la théorie et

la réalité de l’action, « ce qu’on peut apprendre à l’école, les réflexions qu’on peut avoir et

comment aborder le handicap ». Et c’est finalement la « loi de la réalité » qui lui fait retenir une

orientation : le topos 2 disparaît dans la narration à partir du choix volontariste qui est fait, au

terme d’une demi-année et parce qu’il faut bien se décider, pour la « branche » des sourds.

Cette recherche m’incite à développer une théorie du récit biographique comme lieu de

la genèse socio-individuelle : dans la littérarité et la performativité de leurs récits, mes

informatrices travaillent à relier les expériences qu’elles font d’elles-mêmes aux réalités

sociostructurelles dans lesquelles elles agissent. Par le travail biographique qu’elles

accomplissent sur elles-mêmes dans une période d’incertitude et de questionnement de leur

identité personnelle et sociale, elles expérimentent ainsi leur biographie, c’est-à-dire la

manière dont elles écrivent-agissent leur histoire.

Conclusion

Je conclurai sur une remarque qui invite à la fois à la modestie dans ce que nous entreprenons

et à la fierté de ce que nous entreprenons. Tous les protocoles méthodologiques – ceux que je

viens d’évoquer parmi bien d’autres – ont à la fois leur portée et leurs limites. Quel que soit

leur degré de technicité et de sophistication (et il est parfois très élevé), leur mise en œuvre ne

va pas sans une dose de « bricolage » (au sens où Lévi-Strauss emploie ce terme), bricolage

qui est après tout le signe et le garant d’une quête « humaine » de compréhension et de

connaissance entreprise par des êtres singuliers à l’endroit d’autres êtres singuliers. Cette

ambition peut-être folle d’atteindre aux sources même et aux modes d’effectuation de la

singularité individuelle ne peut prendre que les chemins d’une « herméneutique de la

relation » où le chercheur engage lui aussi un « travail du sujet », à l’égal ou à l’instar de celui

que fournit l’auteur du récit et en interaction avec lui. Peut-être le chercheur, tout armé qu’il

soit de ses modèles et de ses grilles, ne fait-il et ne peut-il faire que « raconter » à son tour ce

que lui « racontent » les récits des autres : c’est peu et c’est beaucoup, c’est le prix d’une

science « humaine », et c’en est le trésor.

Page 29: Extraits recherchebiographiqueeneducation

29

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Ricoeur, P. (1983-1985). Temps et récit. 3 tomes. Paris : Seuil.

Page 30: Extraits recherchebiographiqueeneducation

30

Page 31: Extraits recherchebiographiqueeneducation

31

Chapitre tiré de Christine Delory-Momberger, De la recherche biographique en

éducation. Fondements, méthodes, pratiques, Paris, Téraèdre, 2014, p. 129-145.

PARCOURS DE VIE, TRANSITIONS ET APPRENTISSAGE BIOGRAPHIQUE11

La question qui constitue le point de départ de mon exposé peut être formulée de manière très

simple : Comment apprend-on dans la vie ? Et elle renvoie à une idée très ancienne, que l’on

trouve exprimée aussi bien par la sagesse populaire que par de nombreux courants de la

philosophie et de la morale dès l’antiquité : on apprend dans la vie, la vie est une école, la vie

est un apprentissage. La problématisation de cette question va nous amener à expliciter et à

analyser la notion d’apprentissage biographique en relation avec les espaces temporels dans

lesquels se déroule notre existence et avec le travail incessant que nous effectuons pour tirer

les leçons des expériences que nous vivons, autrement dit pour tirer expérience de nos

expériences.

Pour bien entrer dans le nœud de notre sujet, il faut que nous ayons à l’esprit deux

considérations : d’une part, contrairement à l’image que nous pouvons nous en faire, cet

apprentissage-dans-la-vie ne se fait pas par absorption passive, nous sommes des apprenants

qui participons activement à notre propre enseignement-apprentissage, nous sommes à la fois

en quelque sorte le maître et l’élève ; d’autre part, le cadre et les contenus de cet apprentissage

biographique sont l’objet de déterminations sociales et culturelles, et en particulier ils

s’inscrivent dans des temporalités construites socialement et culturellement, temporalités

extérieures que nous actualisons et singularisons dans des trajectoires et un parcours de vie

qui nous sont propres (nous reviendrons plus tard sur le sens que nous donnons à ces termes).

Le lien étroit que nous faisons entre apprentissage biographique et temporalité vient de ce

que, nos expériences s’inscrivant dans le temps social, cet apprentissage se présente comme

une appropriation biographique, comme une biographisation des temporalités sociales.

11

Communication à la journée d’études « Engagement en formation, dynamiques identitaires et

transformation biographique », Université de Genève, 17 novembre 2009.

.

Page 32: Extraits recherchebiographiqueeneducation

32

TEMPORALITES SOCIALES ET TEMPORALITES BIOGRAPHIQUES

Commençons par présenter un certain nombre de préalables qui vont nous permettre

d’éclairer notre rapport à la temporalité et de poser le cadre dans lequel s’accomplissent les

apprentissages que nous faisons de nous-mêmes et du monde social dans lequel nous nous

inscrivons. Et empruntons pour cela aux sociologues et aux psychologues quelques-unes des

notions et des définitions qu’ils utilisent pour rendre compte des temporalités qui organisent le

cours de la vie individuelle et collective.

Trajectoires et parcours de vie

À partir des années 1960, plusieurs disciplines des sciences humaines – la sociologie,

l’histoire sociale, la psychologie sociale – constatent l’émergence de nouveaux types sociaux

et de nouveaux styles de vie liés à ce qu’on a appelé la modernité. Ces disciplines sont ainsi

amenées à s’interroger sur les transformations des existences individuelles et à prendre en

compte la dimension temporelle des vies, à décrire leur trajectoire, pour déterminer les effets

qu’a pu produire sur elles une période historique donnée. Comment les individus appartenant

à une même génération, et plus précisément à une même cohorte, c’est-à-dire à un groupe de

personnes nées à un même moment du temps historique, répercutent-ils dans leur existence

les événements du temps historique qu’ils ont vécu ?12

Peut-on observer des régularités, des

similitudes dans la manière dont se déroule l’existence de personnes appartenant à une même

cohorte, peut-on différencier entre elles les cohortes en faisant le constat de trajectoires

typiques pour chacune d’elles. Vous le voyez, ce sont – typiquement aussi – des questions de

sociologue, dont le but est de tirer et d’établir des régularités et des constantes à partir de

l’observation empirique de données particulières, en l’occurrence les existences individuelles.

Mais ce type de questionnement a permis de porter l’attention sur la structuration et sur la

dynamique temporelle des vies et il a donné lieu à la définition de notions et à l’établissement

de modèles descriptifs qui tentent d’en rendre compte.

Parmi les notions les plus intéressantes et productives, il faut retenir en particulier celle

du parcours de vie qui s’est imposée comme un véritable paradigme, et qu’il faut présenter en

12

Cf. entre autres L. Chauvel, Le destin des générations. Structures sociales et cohortes en France au

20ème

siècle, 1998 ; ainsi que la grande étude de Glen H. Elder sur les enfants de la Grande

Dépression : Children of the Great Depression : Social change and Life experiences, 1999 (1ère

éd.

1974).

Page 33: Extraits recherchebiographiqueeneducation

33

relation avec la notion de trajectoire13

. La trajectoire décrit le mouvement et le

développement dans le temps de larges sections ou domaines de l’existence : on parlera ainsi

de trajectoire familiale, de trajectoire de formation, de trajectoire professionnelle, de

trajectoire de santé, etc. On pourra même étendre la notion de trajectoire à l’ensemble de

l’existence en tant que celle-ci obéit à un mouvement linéaire, tout à la fois prévisible et

observable. Les trajectoires se déroulent en référence avec les modèles et les représentations

dont sont porteuses les institutions, avec les attentes, les expériences, les références partagées

de la collectivité, et elles évoluent en fonction du contexte historique et social, des

transformations économiques et technologiques. On voit bien par exemple comment, depuis

trente ou quarante ans, les évolutions sociétales, les mutations technologiques et

économiques, les progrès des sciences et de la médecine ont transformé respectivement les

trajectoires familiales, professionnelles ou de santé. Ces transformations ont lieu

conjointement dans la réalité des existences individuelles et dans les représentations

collectives. Les trajectoires sont donc à la fois des modèles (on attend d’un enfant qu’il suive

telle trajectoire scolaire conforme au cursus) et la manière dont le modèle attendu est réalisé,

le mouvement qui a effectivement été suivi (on peut retracer la trajectoire scolaire d’un élève).

Si on l’étend à la totalité de la vie, la trajectoire est conçue comme un modèle de

stabilité et de changements à long terme par rapport auquel va se définir le déroulement de

l’existence. À telle époque, dans tel milieu social, on attend d’un individu qu’il fasse tel

cursus scolaire ou universitaire, qu’il se marie à tel âge, qu’il fonde une famille, qu’il suive tel

type de voie professionnelle, qu’il ait telle évolution de carrière, etc. La trajectoire comporte

des périodes de changement et de réorientation, les transitions : première activité

professionnelle, création d’un lien de couple, arrivée d’un enfant (passage à la parentalité),

sortie de l’activité professionnelle (retraite) ; elle est également marquée par des phases de

stabilité, les étapes, pendant lesquelles les structures de l’existence ne se transforment pas de

manière radicale mais développent des orientations antérieures.

À ce modèle un peu mécaniste et linéaire de la trajectoire, la notion de parcours de vie

vient apporter une dimension de complexité et de multidimensionnalité14

. Le parcours de vie

est fait de la rencontre et de l’interaction des trajectoires dans l’existence individuelle. La

séparation des secteurs de l’existence (familial, social, professionnel, de genre, de santé, etc.)

à laquelle renvoie la notion de trajectoire, doit être à l’évidence questionnée et nuancée : s’il

13

Pour une synthèse précise et éclairante, on se reportera au livre de M. Sapin, D. Spini, E. Widmer,

Les parcours de vie. De l’adolescence au grand âge, 2007. 14

Cf. J.-F. Guillaume (Ed.), Parcours de vie. Regards croisés sur la construction des biographies

contemporaines, 2005.

Page 34: Extraits recherchebiographiqueeneducation

34

est possible de reconnaître des domaines distincts de l’existence et des moments spécifiques

qui correspondent à ces domaines, il y a cependant entre ces sections de vie des relations

d’interaction et d’imbrication qui interdisent que l’on puisse radicalement les dissocier. La vie

humaine, le vécu humain ne peut se découper et se compartimenter en espaces et en

temporalités autonomes et imperméables les uns aux autres : un individu – c’est-à-dire

étymologiquement un être indivis, non-divisé – qui se mettrait à vivre selon de tels

découpages risquerait précisément d’entrer dans un processus dissociatif extrêmement

dommageable. Le parcours de vie est donc fait, non pas de la somme de trajectoires qui se

juxtaposeraient et se cumuleraient, mais de leur intégration dans une configuration

d’ensemble qui est à la fois psychique (elle relève d’une construction individuelle) et sociale

(elle porte la marque des environnements culturels et sociaux dans lesquels elle s’inscrit). Or

les combinaisons et les équilibres (et déséquilibres) qui peuvent se rencontrer et être mis en

œuvre dans l’interaction et l’intégration des trajectoires sectorielles sont extrêmement

nombreuses et variées et c’est cette combinatoire et ce dosage qui assurent l’infinie diversité

et la singularité des parcours de vie.

Institutionnalisation / désinstitutionnalisation des parcours de vie et développement de

l’individualité

En tant que construction psycho-sociale, le parcours de vie est le lieu d’une tension entre la

standardisation sociale du déroulement de l’existence et la capacité de l’individu à agir sur sa

vie et sur les déterminations qui pèsent sur elle. Le rapport entre ce que le sociologue

allemand Martin Kohli (1989) appelle « l’institutionnalisation du cours de la vie » et la

capacité d’initiative et de choix des individus est en grande partie fonction du contexte

sociohistorique. Pour l’époque moderne, Martin Kohli distingue deux grandes étapes qui

permettent de suivre l’évolution de ce rapport : dans une première étape, qui a pour cadre

historique et économique le développement de la société industrielle aux XIXe et XX

e siècles,

on assiste à un mouvement d’« institutionnalisation du cours de la vie », lié d’une part aux

formes du travail dans une société de production et de marché et d’autre part au processus

d’individualisation qui desserre les liens premiers d’appartenance (famille, territoire, religion,

etc.). Le cours de la vie qui s’institue alors – et que nous connaissons bien, au point d’ailleurs

de le tenir pour « naturel » – se caractérise par une séquence chronologique en trois étapes

articulées sur l’activité travaillée : une période de préparation, une période d’activité

professionnelle, une période de retraite. Cette tripartition fixe aussi dans le temps les

Page 35: Extraits recherchebiographiqueeneducation

35

événements de la vie personnelle, mariage, fondation d’une famille, etc. À cette normalisation

du cours de la vie s’attachent également deux autres aspects : d’une part celui de la continuité,

de la prévisibilité, de la sécurité (on a un métier « pour la vie », on peut prévoir sa carrière

professionnelle, on dispose de systèmes de sécurité sociale, d’assurance de retraite et de

vieillesse), d’autre part celui de l’intériorisation du contrôle social externe qui se traduit en

particulier par l’intériorisation d’un code biographique auquel les individus conforment leur

existence.

La deuxième étape décrite par Martin Kohli se met en place dans les années 1960 et

correspond à une relative « désinstitutionnalisation » du cours de la vie tel qu’il a été évoqué

précédemment : on peut observer ce phénomène aussi bien dans les trajectoires familiales

(l’âge de se marier et d’avoir des enfants est moins standardisé, le divorce atteint un couple

sur deux, il y a une proportion croissante de célibataires, de familles monoparentales ou

recomposées, etc.) que dans les trajectoires professionnelles (flexibilité des parcours

professionnels, augmentation des emplois partiels et du travail précaire, montée du chômage

et des précarités, diminution d’efficacité des systèmes d’assurance sociale). À cette

désinstitutionnalisation du cours de la vie répondent une massification et une intensification

du processus d’individualisation : l’impératif biographique, qui veut que chacun soit

l’entrepreneur de sa propre vie, s’étend à toutes les catégories de la population, au point que

certains analystes parlent de « société biographique ». L’impératif de responsabilité et de

développement personnel se radicalise également dans la dimension temporelle de l’existence

et s’étend désormais à tous les âges de la vie, jusqu’à l’extrême vieillesse. À

l‘institutionnalisation du cours de la vie se substitue progressivement celle de l’individualité,

et comme l’écrit Martin Kohli, « ce qui est institutionnalisé n’est plus une structure de

comportement mais une structure de réflexion sur soi-même ».

Un autre chercheur allemand, mais qui a principalement écrit et publié aux Etats-Unis,

Paul Baltes (1987 ; Baltes et al., 1998), a proposé une théorie psychologique du

développement life-span (au long de la vie), qui prend acte de l’institutionnalisation de cette

individualité étendue à tous les âges de la vie : dans cette approche, le développement est

considéré comme un processus se déroulant tout au long de l’existence, où chaque âge trouve

sa place et prend sa part (la personne âgée est « en développement » autant que le jeune

enfant). À chaque période de sa vie, l’individu doit faire face à des problèmes et à des tâches

qui lui sont imposés à la fois par son âge (sa croissance biologique), par le contexte social et

les attentes institutionnelles (famille, école, profession, etc.), et par les événements, normatifs

ou non, qui surviennent dans sa vie. Ces problèmes et ces tâches changent au cours de

Page 36: Extraits recherchebiographiqueeneducation

36

l’existence et donnent lieu à chaque période à une réorientation et à une reconfiguration du

développement. La psychologie du life-span analyse le processus du développement en

termes de gains et de pertes : à chaque âge de son existence, l’individu perd certaines

potentialités et en gagne d’autres, et met en place des procédures de rééquilibrage lui

permettant de compenser les unes par les autres. Pour faire face par exemple à la diminution

de leurs capacités motrices ou de certaines de leurs capacités mentales (comme celle de la

mémoire), les personnes âgées vont adopter des stratégies d’adaptation : elles sélectionnent et

concentrent leurs activités physiques pour compenser leurs déficiences physiques et recourent

à des formes d’entraînement compensatrices pour pallier leur défaut de mémoire. Ces

stratégies d’adaptation (décrites par Baltes sous le terme de « modèle d’optimisation sélective

avec compensation ») – qui permettent de contrebalancer les limitations et les réorientations

imposées par l’âge ou par le contexte social – organisent et régulent l’interaction des gains et

des pertes au cours de l’existence. S’appliquant aussi bien au développement cognitif qu’à la

maturation psychologique, à la croissance biologique et aux dispositions physiques qu’aux

tâches et aux rôles sociaux, elles jouent un rôle essentiel dans la continuité du développement

de l’individu et dans le sentiment identitaire qu’il a de lui-même à travers le déroulement de

son existence.

Faisons rapidement le point : trajectoires, parcours de vie, développement lifespan de

l’individualité. À travers ces quelques notions et instruments, nous avons tenté de préciser

certains aspects à la fois sociaux et psychologiques des temporalités qui s’imposent au

déroulement de l’existence humaine. Il nous faut maintenant poser dans ce cadre la question

de ce que nous apprenons et de la manière dont nous apprenons « dans la vie ».

LE PARCOURS DE VIE, UN PROCESSUS D’APPRENTISSAGE BIOGRAPHIQUE

Notre réflexion sur le parcours de vie en tant que cadre et processus d’apprentissage pourrait

s’organiser sous trois aspects :

– le premier aspect concerne la question de l’apprentissage que nous faisons de nous-même à

travers nos expériences : comment constituons-nous ce que nous ressentons être nous-mêmes ?

Autrement dit, comment construisons-nous notre expérience et notre savoir biographiques ?

– sous le deuxième aspect, on montrera que cet apprentissage biographique s’inscrit dans des

contextes sociaux et implique une appropriation des mondes sociaux qui passe par des processus

de temporalisation biographique ;

Page 37: Extraits recherchebiographiqueeneducation

37

– le troisième aspect prendra pour point de départ les phases et les processus de transition

et tentera de dégager ce qu’ils nous apprennent sur le fonctionnement du travail

biographique et sur la dimension performative de la parole de soi.

Parcours de vie et construction de l’expérience biographique

Les expressions empruntées à la sagesse populaire que je citais dans mon introduction (on

apprend dans la vie, la vie est une école, la vie est un apprentissage) reconnaissent qu’au fil

de notre existence nous tirons des leçons des expériences que nous vivons et que nous en

constituons quelque chose qui est de l’ordre d’un savoir. De quel enseignement s’agit-il et

quel type de savoir acquérons-nous au cours de notre existence ? Autrement dit,

qu’apprenons-nous dans la vie ? Pour répondre de la manière la plus large possible : dans la

vie, nous apprenons à vivre. C’est la vita magistra vitae, la vie maîtresse de vie, reconnue par

le sens commun comme par la sagesse antique. Et que signifie ici apprendre, en quoi consiste

cet apprentissage de la vie ? À transformer l’expérience qui advient – autrement dit les

circonstances, les situations, les événements qu’apporte le vécu – à transformer ce que le vécu

semble apporter « par hasard » en expérience acquise, c’est-à-dire en un savoir de la vie et en

une connaissance de soi-même et des autres dans les situations de la vie. La langue allemande

a l’avantage sur le français (est-ce aussi le cas de la langue portugaise ?) de disposer de deux

termes distincts pour désigner ces deux niveaux de l’expérience : Erlebnis désigne

l’expérience vécue, celle qui advient lorsque l’on fait une expérience, Erfahrung l’expérience

que l’on a, celle que l’on tire des expériences que l’on a faites.

Constitution de l’expérience et savoir biographique

À partir de cette première distinction, toutes sortes de questions se posent à nous :

comment les individus construisent-ils et conservent-ils l’expérience acquise ? Comment les

expériences successives s’organisent-elles entre elles ? De quelle nature sont les savoirs de la

vie, les savoirs biographiques, et sous quelle forme se présentent-ils ?

J’évoquais à l’instant les deux mots dont dispose la langue allemande pour distinguer

entre les niveaux de l’expérience, et ce n’est peut-être pas un hasard si ce sont deux

chercheurs allemands, Alfred Schütz et Thomas Luckmann (1979 et 1984), qui ont proposé

une description de la manière dont les hommes construisent et interprètent leurs expériences.

Selon le modèle qu’ils proposent, les individus constituent au fil de leurs socialisations et de

leurs expériences une « réserve de connaissances disponibles ». Parmi ces connaissances,

Page 38: Extraits recherchebiographiqueeneducation

38

certaines sont acquises directement dans l’expérience, d’autres sont transmises par les adultes

(parents, éducateurs) et par les institutions (famille, école, religion, entreprise, etc.). C’est

cette réserve de connaissances que les individus utilisent pour anticiper et interpréter les

expériences nouvelles et les transformer en expériences acquises sous forme de savoirs ou de

ressources biographiques.

Comment ces ressources sont-elles organisées ? Schütz et Luckmann parlent de

connaissances disponibles, ce qui veut dire qu’elles ne sont pas toutes présentes de la même

façon à la conscience, mais qu’elles sont mobilisables pour répondre à telle situation ou à telle

action. À la manière des mots et des structures de la langue que nous avons appris et que nous

sommes capables d’actualiser en fonction des besoins de la communication, ces ressources

biographiques constituent un langage de l’expérience que nous acquérons progressivement et

auquel nous avons recours pour « déchiffrer » les expériences nouvelles et les intégrer à notre

capital de compréhension. Et de même que la langue n’est pas une simple accumulation de

mots et qu’elle est organisée selon des structures qui forment un système, la réserve de

connaissances disponibles ne consiste pas en une simple addition de savoirs isolés : d’une

part, elle se compose de savoirs typisés (que nous constituons par généralisation de nos

expériences singulières) et, d’autre part, ces savoirs sont organisés entre eux sous la forme

d’un système de références et composent une structure de connaissance. C’est à partir de cette

structure de connaissance que les individus sont capables de catégoriser et d’intégrer (ou non)

ce qu’ils perçoivent et ce qui leur arrive, d’accueillir et de reconnaître l’expérience comme

« familière », « identique », « analogue », « nouvelle », « étrangère », etc. – et de vivre le

monde de la vie quotidienne comme un monde ordonné et structuré.

Tout ce que nous venons de dire nous fait comprendre que la réserve de connaissances

disponibles est un système ouvert et mouvant, qui ne reste pas identique à lui-même et qui est

pris dans un flux continuel d’expériences qui en modifient à la fois l’étendue et la structure.

Elle a par conséquent sa propre histoire, articulée sur le développement et la singularité des

parcours de vie individuels. Le savoir accumulé de l’expérience constitue ainsi pour chaque

individu son savoir biographique ou encore, selon le terme de Schütz, sa « biographie

d’expérience » (Erfahrungsbiographie).

Page 39: Extraits recherchebiographiqueeneducation

39

Biographie et processus d’apprentissage

Nous comprenons mieux alors en quoi la vie est un apprentissage. En ceci précisément

que l’individu, comme dans tout apprentissage, y mobilise ses ressources disponibles – nous

pourrions dire son acquis biographique – pour appréhender ce que les circonstances de la vie

font advenir et l’intégrer dans son monde-de-vie, c’est-à-dire dans le système construit de ses

représentations et de ses savoirs biographiques. L’éventail des expériences s’étendant à tous

les domaines de la vie humaine, les formes d’apprentissages et de savoirs qui leur

correspondent sont en conséquence très nombreuses et variées : on fait l’expérience et on

apprend dans la vie des modes de relation à soi-même et aux autres, des émotions et des

sentiments, des savoir-faire d’action et de procédure, des savoirs d’objet et de pensée, etc.

Autrement dit tous les types de savoirs sont représentés dans ces « enseignements » que nous

tirons de la vie : des savoirs informels et des savoirs formels, des savoir-être, des savoir-faire,

des savoirs-connaissances.

Et comme tout processus d’apprentissage, cette construction de l’expérience

biographique a ses zones de réussite et d’échec. Si notre existence peut être considérée

comme une suite ininterrompue d’expériences, chacune de ces expériences ne fait pas

expérience et donc ne fait pas apprentissage de la même façon. Nous pourrions dire encore

que toutes les expériences n’ont pas la même biographicité. Certaines sont facilement

intégrées et entrent sans résistance dans notre capital biographique, parce qu’elles

reproduisent des expériences antérieures et que nous pouvons les re-connaître. D’autres

expériences demandent un travail d’interprétation et d’élaboration, parce qu’elles ne

correspondent pas exactement aux schémas de construction que les expériences passées ont

permis de nous approprier. Certaines situations enfin ne deviennent pas des expériences, elles

ne font pas apprentissage, elles ne trouvent pas leur place dans notre biographie

d’expérience : c’est le cas par exemple de situations qui surviennent de façon trop précoce

dans l’enfance ou l’adolescence, ou encore d’événements, quelquefois dramatiques

(accidents, deuils), qui dépassent, provisoirement ou durablement, notre capacité d’intégration

biographique.

Parcours de vie et apprentissage des mondes sociaux

Le champ et la nature de nos expériences sont limités et en partie définis par le cadre et les

conditions dans lesquels elles ont lieu : les expériences que nous faisons se déroulent dans les

Page 40: Extraits recherchebiographiqueeneducation

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mondes historiques et sociaux auxquels nous participons et le savoir biographique que nous

en tirons porte la marque des époques et des milieux dans lesquels nous les constituons

comme expériences. Ce que je voudrais montrer maintenant, c’est la manière bien particulière

dont nous nous inscrivons dans la société, dont nous participons dans notre existence

individuelle aux formes de la vie sociale : nous vivons et nous approprions le monde social

sur le mode du temps, d’un temps que nous rapportons à nous-mêmes.

La temporalisation biographique du monde social

Selon notre âge, notre milieu familial et social, notre activité professionnelle, nos

activités de loisirs et de convivialité, nous prenons part à un grand nombre d’espaces sociaux

et de champs institutionnels : famille, école et institutions de formation, marché du travail,

profession et entreprise, institutions sociales et culturelles, associations et réseaux de socialité,

etc. Or, ces données extérieures « objectives », que le sociologue décrit en recourant au

vocabulaire de l’espace (et je viens d’employer moi-même les termes de monde social,

d’espace social, de champ institutionnel, de réseau), nous ne les percevons pas comme telles

dans le vécu de notre expérience, je veux dire nous ne les percevons ni « objectivement » ni

« spatialement ». Pour me servir d’une image, je pourrais dire que l’individu est dans l’espace

social comme le marcheur dans le paysage. Le marcheur n’a pas une perception globale du

paysage qu’il parcourt, il le découvre au fur et à mesure de sa marche, selon une succession de

points-de-vue qui se développent dans le temps. De même, pour l’individu, le monde social

est vécu et perçu au fur et à mesure de l’expérience, dans la succession temporelle de

l’existence.

Quels sont les effets de cette « temporalisation » de l’espace ? Elle entraîne une

transformation dans la perception et la construction de l’espace, qui est organisé selon le point

de vue temporel de celui qui le parcourt, qui est donc un point de vue partiel et subjectif. Dès

lors les réalités sociales n’existent pas pour l’individu comme elles peuvent exister pour le

sociologue : elles prennent pour lui l’aspect d’expériences qu’il rapporte à lui-même et à sa

propre temporalité biographique – en construisant, selon la belle expression du sociologue

allemand Peter Alheit, « le monde intérieur du monde extérieur » (Alheit & Dausien, 2000 :

276). Ainsi les « ressources biographiques » – qui, nous l’avons vu, permettent de percevoir et

d’interpréter des expériences nouvelles – se présentent, non pas sous la forme de propositions

abstraites et formelles, mais sous la forme de structures d’action qui organisent dans le temps,

et selon un temps rapporté à soi-même, la connaissance pratique que nous avons du monde

social. Pour l’individu, le monde social se constitue au fur et à mesure de ses expériences

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comme un ordre sensé d’actions, c’est-à-dire comme un ensemble de schémas temporels

orientés et finalisés. Les savoirs sociaux sont organisés dans la conscience individuelle sous

forme de scripts d’action, de plans de vie, de trajectoires. En particulier, les mondes sociaux

auxquels participe l’individu sont appréhendés par lui sous la forme des programmes

biographiques ou encore des biographies typiques dont ils sont porteurs. Chaque espace

social (la famille, l’école, l’entreprise, etc.) spécifie ainsi des structures d’action et des

trajectoires biographiques qui font partie des savoirs transmis et sont actualisés et éprouvés

dans l’expérience quotidienne.

Biographies typiques et biographie d’expérience

Alors que dans les sociétés traditionnelles ou dans les sociétés industrielles jusque dans

les années 1960-1970, ces biographies typiques conditionnent d’une façon relativement

prévisible les trajectoires et les parcours de vie selon les appartenances et les inscriptions

sociales, il n’en est plus de même aujourd’hui. Les mondes sociaux deviennent de plus en plus

complexes et diversifiés, les individus ont des parcours personnels et professionnels souvent

discontinus, et les programmations biographiques se trouvent en conséquence démultipliées,

moins rigides et moins déterminantes. Les individus sont amenés à « choisir » entre des

options biographiques multiples et à façonner par eux-mêmes le déroulement de leur vie. Ils

sont amenés en particulier à calculer et à négocier le rapport de leur biographie d’expérience

et des biographies typiques sous lesquelles se traduisent les normes et les prescriptions

collectives et institutionnelles. Comme nous l’avons déjà évoqué avec Martin Kohli, le

« parcours de vie » tend ainsi à s’instituer comme processus de développement de

l’individualité et de réalisation de soi-même (d’auto-réalisation), mais aussi comme processus

par lequel les individus s’auto-inscrivent dans le monde social et contribuent à leur propre

socialisation.

Transitions et performativité biographique

Ce processus de socialisation biographique est particulièrement à l’œuvre dans ce que nous

avons appelé les transitions, c’est-à-dire dans les périodes de changement, de passage d’un

statut à un autre (en allemand Statuspassagen). Au nombre de ces périodes de passage, il faut

évidemment compter la transition entre la formation initiale et l’activité professionnelle, les

périodes de réorganisation liées à des ruptures dans la vie privée, à la réorientation

Page 42: Extraits recherchebiographiqueeneducation

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professionnelle ou à la perte d’un emploi, et la période de sortie de l’activité professionnelle

et d’entrée dans la « retraite ».

Les mutations et les crises qu’entraînent pour les sujets les périodes de transition se

traduisent pour eux par la mise à l’épreuve des représentations de soi et des activités qu’ils ont

constituées en normes personnelles de leur socialisation. Tout le « travail de la transition » va

consister dès lors en une confrontation-négociation-reconfiguration des images de soi, de ses

capacités d’action et d’un nouvel environnement d’inscription et d’activité sociale. Les

conduites de changement ne sont pas seulement des réactions d’adaptation passive à des

transformations extérieures de l’environnement, elles engagent des figures de soi et des

procédures d’action qui prennent sens dans un parcours de vie et dans une projection

temporelle du moi : dans ce sens, les sujets recherchent et élaborent des réponses, il

expérimentent des stratégies, ils construisent des significations, en un mot ils sont actifs (et

non pas seulement réactifs) et participent à leur propre transformation en même temps qu’à la

transformation de leur environnement. Constituant des zones de moindre prévisibilité

biographique et sociale, les périodes de transition sont marquées par un travail biographique

intense destiné à compenser un défaut de repères socio-structurels et à assurer de la continuité

et de la cohérence dans une période de la vie marquée par des ruptures et des incertitudes.

Les formes de transition que nous avons évoquées jusqu’ici tiennent pour une grande

part aux modes de l’organisation du travail dans la société industrielle et aux représentations

qui leur sont associées en termes de « cycles de vie » et de « découpage » de l’existence. À

ces formes reconnues de transition, il faut en ajouter d’autres, liées aux conditions générales

du lien social à l’ère de la modernité avancée. Dans les conditions sociétales contemporaines,

les processus transitionnels tendent à se généraliser à l’ensemble du cours et des domaines de

l’existence ; la dynamique transitionnelle, les stratégies et les ajustements qu’elle suppose

apparaissent de plus en plus comme une dimension constitutive de l’expérience. Amenés à

« relier » entre eux des espaces sociaux de plus en plus diversifiés et soumis à de continuelles

évolutions, les individus sont enjoints à assurer par eux-mêmes les liaisons que procuraient

collectivement, sous forme de représentations communes et de conduites assignées, des

systèmes d’affiliation et de régulation plus nettement stratifiés et hiérarchisés15

.

15

La thématique du lien social, si prégnante dans le discours politique et éthique contemporain

(renouer, recréer, retisser le lien social), est significative d’une forme d’organisation sociétale qui

semble ne plus fournir les repères structurels de la conduite et de l’action: « Poser la question du lien

social implique, et particulièrement aujourd’hui, la perception d’un manque, d’une absence dans les

interrelations individuelles et sociales. » (Bouvier, 2005 : 17)

Page 43: Extraits recherchebiographiqueeneducation

43

Dans un état de société qui lui remet la tâche de faire société pour lui-même et avec les

autres, l’individu est renvoyé à ses propres ressources subjectives et réflexives pour se

constituer lui-même en médiateur et en agent de liaison. La parole de soi, en particulier sous

la forme du récit, est un instrument privilégié de cette entreprise de médiation, dans la mesure

où elle est un opérateur d’unité et de continuité. La notion de performativité biographique

prend ici tout son sens : c’est dans l’énonciation de soi, dans la parole tenue sur soi-même et

son existence que le narrateur peut trouver le moyen de « réunir » son expérience d’un espace

social fractionné et en perpétuel changement et donner à cette expérience la continuité que

celui-ci ne lui offre plus. La parole de soi et, plus largement, l’ensemble des opérations de

subjectivation et de réflexivité engagées dans le processus de biographisation agissent le

monde et soi-même dans un acte de ressaisie et de mise en cohérence de l’expérience vécue,

marquée quant à elle par la fragmentation et la discontinuité.

Quelles qu’en soient les formes et la portée, le phénomène de la transition, dans la

mesure où il s’accompagne d’un sentiment de rupture et d’incertitude, où il correspond à des

zones de moindre prédictibilité et de moindre codification sociale, est le lieu d’un fort

investissement biographique se traduisant par une intensification performative de la parole de

soi. Ce que font apparaître de façon significative les processus à l’œuvre dans la transition,

c'est la dimension socio-individuelle de l'activité biographique, le rôle qu'elle exerce dans la

manière dont les individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport

d’apprentissage et de construction de soi au sein de l’espace social.

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Références bibliographiques

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