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LaPoésie dans A la recherche du temps perdu deMarcelProust

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  • La Posiedans

    A la recherche du temps perdu de Marcel Proust

  • Critiques LittrairesCollection dirige par Maguy Albet

    Dernires parutions

    Vera CASTIGLIONE, Emile Verhaeren, Modernisme et identitgnrique dans luvre potique, 2011.Jean-Pierre FOURNIER, Charles Baudelaire. Quand le pome ritet sourit, 2011.Jean Lonard NGUEMA ONDO, Le roman initiatique gabonais,2011.Chantal LAPEYRE-DESMAISON, Rsonances du rel. De Balzac Pascal Quignard, 2011.Saloua BEN ABDA, Figure de laltrit. Analyse des figures delaltrit dans des romans arabes et francophones contemporains,2011.Sylvie FREYERMUTH, Jean Rouaud et l'criture les yeuxclos . De la mmoire engage la mmoire incarne, 2011.Franois HARVEY, Alain Robbe-Grillet : le nouveau romancomposite. Intergnricit et intermdialit, 2011.Brigitte FOULON, La Posie andalouse du XIe sicle. Voir etdcrire le paysage, 2011.Jean-Joseph HORVATH, La Famille et Dieu dans luvreromanesque et thtrale de Jean Giraudoux, 2011.Haiqing LIU, Andr Malraux. De limaginaire de lart limaginaire de lcriture, 2011.Fabrice SCHURMANS, Michel de Guelderode. Un tragique delidentit, 2011.Connie Ho-yee KWONG, Du langage au silence, 2011.V. BRAGARD & S. RAVI (Sous la direction de), Ecrituresmauriciennes au fminin : penser laltrit, 2011.Jos Watunda KANGANDIO, Les Ressources du discourspolmique dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, 2011.Claude HERZFELD, Thomas Mann. Flix Krull, romanpicaresque, 2010.Claude HERZFELD, Thomas Mann. Dclin et panouissementdans Les Buddenbrook, 2010.Pierre WOLFCARIUS, Jacques Borel. Scrire, scrier : les mots, limage immdiate de lmotion, 2010.

  • Armelle LACAILLE-LEFEBVRE

    La Posiedans

    A la recherche du temps perdude Marcel Proust

    LHARMATTAN

  • L'HARMATTAN, 20115-7, rue de l'cole-Polytechnique ; 75005 Paris

    http://www.librairieharmattan.com

    [email protected]@wanadoo.fr

    ISBN : 978-2-296-54997-5EAN : 9782296549975

  • Jaimerais remercier mon directeur de thse, Jean-Yves Tadi, pour lesanalyses pntrantes et rudites de ses ouvrages et pour son accompagnement aulong de ce travail.

    ABREVIATIONS UTILISEES

    Toutes les citations dA la recherche du temps perdu sont tires de lditionde la Bibliothque de la Pliade, en quatre volumes, publie chez Gallimard sous ladirection de Jean-Yves Tadi de 1987 1989.

    A.D. Albertine disparueC.G. Le Ct de GuermantesCorr. CorrespondanceC.S.B. Contre Sainte-BeuveE.A. Essais et articlesJ.F. A lombre des jeunes filles en fleursJ.S. Jean SanteuilM.O.T. Mmoires doutre-tombeO.C. uvres compltesP.J. Les Plaisirs et les JoursPr. La PrisonnireR.T.P. A la recherche du temps perduS.G. Sodome et GomorrheSw. Du ct de chez SwannT.R. Le Temps retrouv

    B.I.P. Bulletin dinformations proustiennesB.M.P. Bulletin de la Socit des amis de Marcel ProustC.M.P. Cahiers Marcel ProustR.H.L.F. Revue dhistoire littraire de la France

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    INTRODUCTION

    Pourquoi tudier la posie dans A la recherche du temps perdu, uvre paressence romanesque ? Par dsir danalyser les causes et les formes du plaisiresthtique prouv face la beaut potique de nombreux tableaux, vocations, danscette uvre, ainsi que de son criture. Les dbuts littraires de Marcel Proust ont tmarqus par la posie : il a compos jeune des pomes en vers et en prose, publisen 1896 dans Les Plaisirs et les Jours, la manire de Baudelaire. Pour lui, l'critureest de tout temps lie la posie : l'esprance de pouvoir tre un jour crivain etpote. La posie restera pour lui un idal absolu, atteint seulement en renonant tre pote tout le temps dans la Recherche, qui parvient faire la synthse de l'essai,de la posie et du roman, dans une grande forme o ces genres sont mls.

    Pour Proust, la posie n'est pas seulement un phnomne de langage ; elleest d'abord vcue ; c'est une exprience, un choc motionnel. Il absorbe toutes lessensations comme une ponge, puis sefforce en pote de recrer dans le lecteurcette ralit vivante. Cette posie vcue nat principalement dans le terreau de lasensibilit qui unit corps et conscience, et de limagination, toutes deux si forteschez Proust. Son extrme sensibilit, reconnue par ses proches, a aiguis saperception potique du monde et son dsir de rendre limpression potique, qui esttout instinctive et spontane 1. Il a toujours privilgi linstinct et la sensibilit parrapport l'intelligence. Le pote, qui prouve avec allgresse la beaut de touteschoses ds quil la sentie dans les lois mystrieuses quil porte en lui est plac sur lefil des lois mystrieuses do il sent aller de lui toutes choses une mme vie 2. Celien profond, vital, qui unit la conscience du pote au monde et les choses entreelles, potise le monde. Par exemple, la beaut des poiriers et des cerisiers, gardiens des souvenirs de l'ge d'or, garants de la promesse que la ralit nest pasce qu'on croit, que la splendeur de la posie, que l'clat merveilleux de l'innocencepeuvent y resplendir 3.

    Proust unit dans la perception potique la sensibilit, l'instinct etlimagination, au sens baudelairien, facult quasi divine qui peroit [] lesrapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies 4. Pourlui le romanesque touche au potique quand le rel (intrigue, personnages) se paredes prestiges de limaginaire. Limagination est valorise par Proust, parce quellepermet de recrer lillusion de la premire impression, seule authentique, avec cesillusions doptique dont notre vision premire est faite 5; elle permet de retrouver

    1 E.A., Au temps de J.S. , p.89.2 [La Posie ou les lois mystrieuses] , E.A., p.114-116.3 C.G., I, p.459.4 Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe ,O.C., p.350 ; cf. aussi : lImagination seulecontient la posie , in Thophile Gautier , p.463.5 J.F., II, p.194; p.192.

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    les rares moments o lon voit la nature telle quelle est, potiquement . CommeMadame de Svign et Dostoevski, en artiste vritable, le peintre nous prsente leschoses dans lordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer dabord par leurcause. Ces illusions, ce mensonge sont porteurs dune authenticit suprieure,recratrice de lenchantement, de lmerveillement primitifs, enfantins.

    Cest aussi lcriture qui est potique dans la Recherche, avec les formes etles ressources de la prose potique, considre non comme un genre potique, maiscomme un type dcriture. La prose potique, forme intermdiaire entre vers etprose, recherche des quivalents du vers par des effets rythmiques et phoniques, parla rptition de constructions, de structures, de mots, par une syntaxe particulire,par des tropes et un lexique propres la posie, par des thmes lyriques, et toucheparfois la posie musicale, rappelant lorigine orale et chante de la posie.

    Ma recherche sorganise autour de trois axes principaux, lobjet potique, lesujet potique et le langage potique.

    Dabord la posie du monde chante par le narrateur de la Recherche dansune exprience potique vcue : la beaut de la nature envahit le roman jusquprovoquer parfois des extases potiques ; nature et espaces sont traits comme unspectacle potique, grce une contemplation active. Une des formes de ce spectacleprivilgie par Proust voque le paysage en mouvement. Il est aussi particulirementsensible une posie atmosphrique o les climats, les saisons, le soleil, le ciel, lapluie, le brouillard, la neige crent un sduisant chatoiement ; le lien puissant etoriginal qui unit le personnage au paysage donne une couleur potique. La faune etla flore, les eaux, douces ou marines, connaissent aussi un traitement potique.

    Dans cette posie objective dautres lments sont potiquementtransfigurs par le traitement impressionniste ou baroque appliqu par Proust : lalumire, le reflet, les couleurs, larabesque. Le regard proustien mtamorphose aussile rel par le filtre de la lanterne magique et dautres instruments optiquesdformants, et par diffrents traits de posie picturale. Dautre part, la magie, laferie et la religion potisent souvent le rel : la mythologie antique, mais aussilOrient des Mille et une Nuits qui suscite des lieux et une perception magiquesincarns dans des instruments magiques, les nombreuses mtamorphoses, le motif delamour sorcier et les sortilges de lart. Le registre potique religieux fait aussiappel lAncien Testament et au Nouveau, avec ses lgendes, ses arts chrtiens, saposie mdivale, ses villes italiennes imprgnes de cette culture, et mme ladoctrine chrtienne.

    Dans un deuxime temps jenvisage le sujet, dans un chant du corps et delme. Ltre humain suscite une posie du vertige, intrieur ou chez lautre. Lecorps est la source majeure dune posie sensuelle, laquelle tous les sensparticipent jusqu la synesthsie, et qui valorise la posie de la vie humble. Lesommeil et linconscient apportent aussi une dimension potique supplmentaire,dans le spectacle dAlbertine endormie, lvocation du corps dans le sommeil, et dela conscience confuse y plongeant. Le monde extrieur des humains recle aussi saposie, mme illusoire : posie aristocratique, onomastique, du snobisme, de lamultiplicit baroque de lautre et du moi.

  • Dautres catgories affectives et psychiques contribuent potiser laRecherche : lamour, fouaill dans toutes ses composantes, le dsir, le plaisir, lajalousie, le deuil et loubli ; la mmoire et le temps : une mmoire fragile du corps etde quelques souvenirs ; mais aussi la posie lie lenfance et la mre, idalises ;celle-ci, possde de manire fantasmatique, est source dune impossible sparation,puis dun chagrin mortel et enfin dune expiation. La mmoire vive desrminiscences marque un apoge potique, mais aussi les temps retrouvs dans uneposie plus baroque, marque par loubli, la destruction et le flux. Enfin, laperception proprement potique du monde cre la posie piphanique du roman,dans les pomes en prose, les impressions obscures, les prsages, les rminiscenceset la foi dans la connaissance potique ; cest le cas par excellence o la posie estlangage de lindicible, seul instrument capable de le rendre prsent et vivant.

    La dernire partie examine le langage potique qui transfigure le monde etle sujet. La figure potique majeure de limage domine le roman, anim dunvritable dmon de lanalogie ; nous envisageons l image-anneau proustienne, ses liens avec le symbolisme, sa qualit minemment sensible, puis sessources et enfin les jeux des images. Jexamine ensuite dautres figures de lcriturepotique : les mots, les figures du comme si , celles de la rupture et delamplification. Une tonalit potique majeure colore le roman, lunit, vertucardinale pour Proust, qui sarticule autour de la continuit verbale et de la vision,autour du vernis et du reflet qui transfigurent les choses et les tres, autour du tissupotique qui rassemble les morceaux pars ; jexamine aussi les qualits potiquesde la syntaxe et de la composition proustiennes. Enfin, dernier aspect majeurcaractrisant cette criture potique dans le roman, la musicalit de la proseproustienne qui la rapproche plus nettement de la prose potique. Aprs avoirexamin la signification et la prsence de la musique, puis rappel les synesthsiesmusicales, jtudie limportant chant lyrique dans la Recherche, puis les composantsde la petite musique proustienne : les sons, les rythmes, la composition musicale,et une autre figure-reine, la rptition qui musicalise la phrase avec lesleitmotive.

    En dfinitive, lcriture potique dans le roman proustien, loin dtre unornement esthtique gratuit ou une recherche formelle superflue, est le moyendexpression indispensable pour traduire dans une forme belle la vision du monde,de ltre et de lart de Proust.

  • PREMIERE PARTIE LE CHANT DUMONDE

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    CHAPITRE IPOESIE DE LA NATURE

    Le pote multiplie dans son roman les objets potiques du monde, chargsdune motion devant la nature, ou affective, lyrique, ou esthtique, confrant unecouleur potique la Recherche. Il les transfigure, en outre, en recourant diffrentsfiltres, rels, imaginaires, artistiques ou mythiques. Le pome transforme le mondeen posie ; le rcit potique en prose suggre, lui, un monde potique 1.

    Proust s'inscrit dans une longue ligne littraire clbrant en vers comme enprose la posie de la nature. Le sentiment de vivre dans un monde beau et potique,issu de l'Antiquit, se retrouve sporadiquement l'poque classique. Puis Rousseauet Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Chateaubriand, Nerval, Musset, Vigny,Hugo et les potes romantiques chantent des paysages privilgis enchanteurs ; lemonde est beau et mrite dtre chant, l'oppos des naturalistes qui le voient laidet le dcrivent ainsi. Cest cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nousfait considrer la terre et ses spectacles comme un aperu, comme unecorrespondance du Ciel 2. Proust appartient la tradition des crivains lyriques quichantent leur amour de la nature, qui la clbrent sous forme d'hymnes. Son romanressemble parfois un immense paysage, cr par la puissance vocatrice du pote.

    Cernons dans un premier temps la thmatique potique de la nature dans laRecherche du temps perdu, ses contenus, les paysages favoris du romancier, lasurface des impressions : posie objective loge dans le monde extrieurconsidr comme spectacle. Cette posie est sensible la merveille du monde, dontelle a pour mission de prserver la beaut phmre. Proust partage le dsir absolude sunir au spectacle infini du monde de son amie Anna de Noailles et de lepotiser. Nous examinerons diffrents aspects de la posie de la nature dans laRecherche : la nature considre comme un spectacle potique, la faune et la flore,les eaux.

    I. LA NATURE : UN SPECTACLE POETIQUE

    1) Nature et espace potiques

    La posie est un ple vers lequel le roman proustien est irrsistiblementaimant, parce que son auteur prouve une vritable passion pour le rel, dont laposie recre lensorcellement en le transfigurant. Comme nous venons de le voir,Proust ne rsiste pas son motion face la nature ; il rejette la neutralit, laprtendue objectivit qui au lieu de dire le monde, le tue, le dessche ; on connatson opposition la littrature dite raliste :

    1 J.-Y. Tadi, Le Rcit potique, p.195.2 Baudelaire, Notes nouvelles sur E.A. Poe , O.C., p.352.

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    Comment la littrature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque cestsous de petites choses comme celles quelle note que la ralit est contenue []sans signification par elles-mmes si on ne len dgage pas ? [] cest la chane detoutes ces expressions inexactes o ne reste rien de ce que nous avons rellementprouv, [] et cest ce mensonge-l que ne ferait que reproduire un art soi-disant vcu , simple comme la vie, sans beaut, double emploi si ennuyeux et si vain1.

    Face la nature, le narrateur est enthousiaste. La nature [] enseigne lartiste comme les premiers mots dune langue divine, dont elle a sans doute lesecret, mais quelle ne parle pas. Cest lartiste de sen rendre matre et decomposer [] le pome de la beaut 2. Proust renoue dans son uvre avec uncertain panthisme : le sujet est comme un plongeur immerg dans le monde, aveclequel il est en empathie, sans aller jusqu la fusion. Proust suggre frquemmentlimpossibilit de saisir le rel autrement quen rendant compte du lien tiss entre lemonde et le moi 3. Si pour le romancier le monde est un drame, pour le pote, cestun spectacle.

    Ds lenfance, le narrateur est subjugu par le spectacle de la nature, ensymbiose avec elle ; ses uvres de jeunesse comme plus tard la Recherche sontpleines dune posie bucolique, lie lenfance et la jeunesse, qui situent Proustdans la ligne des potes et crivains antiques, tel Virgile, et romantiques qui ontchant le locus amoenus . Il hrite galement dOvide : Profondment attachaux ralits organiques de la vie et de la terre, Proust a trouv dans luvre dOvideles fondements mythiques de cet attachement. Le pote des Mtamorphoses amontr les liens unissant la terre, les vgtaux, les animaux, les hommes 4. Justeavant les rvlations du Temps retrouv qui lui redonneront llan et linspirationpour crire, il constate avec amertume : Si jai jamais pu me croire pote, je saismaintenant que je ne le suis pas. [] dans la nouvelle partie de ma vie, si dessche[] ce que ne me dit plus la nature. Mais les annes o jaurais peut-tre t capablede la chanter ne reviendront jamais 5.

    A part cet pisode de dsespoir et de scheresse temporaires, les pages o labeaut du monde est chante abondent. Car aux yeux du pote le monde est unspectacle, et le romancier potise la nature dans son uvre. Ici se manifestecomme lobjet mme du roman ce qui avant tait son horizon, son contexte, lemonde mme, dans son tissu de sensations et dimages 6. La nature estomniprsente ; lvocation de nombreux paysages concourt limpression potiquedensemble. Sans chant cosmique, pas de posie 7. La reconnaissance de Proust lgard de la nature va encore plus loin : ne mavait-elle pas mis [] sur la voie delart, ntait-elle pas commencement dart elle-mme ? 8.

    1 T.R., p.473.2 J.-Y. Tadi, Marcel Proust I Biographie, p.319.3 A. Simon, op. cit., p.169.4 Dictionnaire M. Proust, p.715.5 T. R., p.433-434.6 G. Picon, Lecture de Proust, p.63.7 G. Bachelard, La Potique de la rverie, p.109.8 T.R., p.468.

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    Proust fait partie de ces potes qui veulent retrouver autour deux dans lemonde sensible cette prsence des choses, arbres, montagnes ou fleuves, qui ouvrentla conscience de soi la profondeur des symboles, qui prouvent le sentimentpotique de la nature, comme Nerval qui, dans Sylvie, garde toujours, devant lanature vivante, cette sensibilit imaginaire denfant, illustre par le monde feriquequil dcrit 1. On peut vritablement parler pour Proust dune potique du sensible,autour de la campagne. Dans cette perspective, il annonce lavnement de laphnomnologie 2 dans lapprofondissement de la sensation. Merleau-Pontycrivait : Proust est un essai dexpression intgrale du monde peru ou vcu . Il areconnu dans le romancier lorchestration intime du moi profond au creux dunecomplicit avec le monde, qui sera lessence de la phnomnologie.

    Il est le pote de la nature souriante, ensoleille, fleurie 3 dont on note la rcurrence comme caractristique du rcit potique 4. Certains dcorsprivilgis dclenchent le choc potique ; ainsi les coins champtres de Combray,que le romancier lit comme un lieu paradisiaque ; le jardin denfance estpotiquement voqu comme le paradis terrestre. Cette campagne de Combray, lepays de lenfance retrouv, me et dcor du roman , cest le Valois de Sylvie 5.Cette posie rustique des promenades autour de Combray, dont le narrateur dit le plaisir potique quelles lui donnent, colore tout le dbut de la Recherche, puisrevient intervalles rguliers. Les deux cts de Combray sont nettementindividualiss :

    du ct de Msglise comme de la plus belle vue de la plaine [] et du ct deGuermantes comme du type de paysage de rivire [] ; la moindre parcelle dechacun deux me semblait prcieuse, [] le sol sacr de lun ou de lautre, lidalde la vue de la plaine et lidal du paysage de rivire, []. Mais surtout je mettaisentre eux [] la distance quil y avait entre les deux parties de mon cerveau qui[] les enfermait pour ainsi dire loin lun de lautre, inconnaissables lun lautre6.

    Le partage des cts devient aussi un partage entre la terre et leau 7;Msglise reprsente la pluie, Guermantes le soleil. Ces deux lieux sont presquetoujours vivifis, anims par le vent :

    les champs [] perptuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, parle vent qui tait pour moi le gnie particulier de Combray []. On avait toujours levent ct de soi du ct de Msglise, [] quand par les chauds aprs-midi, jevoyais un mme souffle, venu de lextrme horizon, abaisser les bls plus loigns,se propager comme un flot sur toute limmense tendue et venir se coucher,murmurant et tide.

    La potisation est ralise par la personnification du vent, actif : abaisser , se propager , se coucher , murmurant . L tat de rverie provoqu par labeaut du paysage de Combray conduit le jeune homme crire un pome en

    1 Kuo-Yung Hong, Proust et Nerval. Essai sur les mystrieuses lois de lcriture, p.56.2 A. Simon, op. cit., p.46.3 M. Remcle, op. cit., p.70.4 J.-Y. Tadi, Le Rcit potique, p.57.5 B. de Fallois, Prface C.S.B., p.33.6 Sw., p.131 ; p.133.7 M. Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, p.226.

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    prose 1, comme forme adquate pour traduire son enthousiasme potique. Ce petitvent [] souffle, avec des nuances variables, sur tous les lieux, tous les momentsheureux de la Recherche du temps perdu. Aigre Combray, souple et salin Balbec,tendrement humide Venise, mais toujours propice 2. Le vent chez Proust est li authme du dehors et du neuf : il vivifie.

    Lorganisation binaire de lespace nest pas seulement linaire, horizontale,syntagmatique, mais verticale et paradigmatique ; lespace transcendant estlobjet dune qute, [] parce quil cache un secret 3. A la fin du roman, le ct deMsglise et le ct de Guermantes se touchent ; Gilberte Tansonville le ramne la ralit banale, brise lenchantement potique de lillusion enfantine en dclarant :

    en moins dun quart dheure nous serions Guermantes . Cest comme si ellemavait dit : Tournez gauche, [] vous atteindrez les inattingibles lointains[] ; nous pourrons aller Guermantes, en prenant par Msglise, cest la plusjolie faon , phrase qui en bouleversant toutes les ides de mon enfance mappritque les deux cts ntaient pas aussi inconciliables que javais cru.

    Ces paroles font cho au dbut de Swann:pendant toute mon adolescence, si Msglise tait pour moi quelque chosedinaccessible comme lhorizon, [] Guermantes lui ne mest apparu que commele terme plutt idal que rel, une sorte dexpression gographique abstraite commela ligne de lquateur, comme le ple, comme lorient. Alors, prendre parGuermantes pour aller Msglise, ou le contraire, met sembl une expressionaussi dnue de sens que prendre par lest pour aller louest4.

    La symtrie finale joue dans le sens dune dsillusion, dune dpotisation, ladimension mythique, rve, tant abolie. A la fin de la Recherche, le narrateur refaitces promenades pendant la guerre avec Gilberte, cette fois la tombe de la nuit,dans une obscurit symbolique : je mavanais, laissant mon ombre derrire moi,comme une barque qui poursuit sa navigation travers des tendues enchantes 5;comme souvent, lvocation du paysage nest pas neutre : elle est pleine de mystrepotique ; lombre humaine est embarque dans un pays magique, mythique. Letexte continue : Au moment de descendre dans le mystre dune valle parfaite etprofonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrtmes un instant, comme deuxinsectes qui vont senfoncer au cur dun calice bleutre . Limpressiondenchantement potique perdure, spanouit jusqu lextrme, puisque les humainsmus en insectes, sont happs par ce dcor campagnard magique.

    Magnifi par la rminiscence provoque par le got de la madeleine trempedans le th, Combray est aussi voqu comme une petite ville de campagne,potiquement incarne par son clocher :

    Combray [] ce ntait quune glise rsumant la ville, [] parlant delle et pourelle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrs autour de sa haute mantesombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos

    1 Sw., I, p.144 ; p.179.2 J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, p.58.3 J.-Y. Tadi, Le Rcit potique, p.73-74; p.76.4 Sw., I, p.132-133.5 A.D., IV, p.267-268.

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    laineux et gris des maisons rassembles [] une petite ville dans un tableau deprimitif1.

    Lglise, personnifie, vivante, est compare une bergre mdivale( pastoure ), les maisons ses brebis grises, lensemble tant valoris par laressemblance avec un tableau de primitif : la tonalit bucolique domine. La couleurgrise est ensuite explique et dveloppe : pierres noirtres du pays , pignonsqui rabattaient lombre , maisons obscures , et la rue St-Jacques unie, gristre,avec les trois hautes marches de grs .

    Le travelling sachve en gros plan, quelques pages plus loin, dans unelongue vocation de l Eglise (mot qui ouvre et ferme ces pages, anobli par samajuscule) de Combray, qui incarne la ville : son vieux porche, ses pierres tombales,ses vitraux, ses tapisseries, ses objets prcieux, sa tour, sa crypte, son abside sonttraits comme des motifs potiques : le vieux porche est noir, grl comme unecumoire , dvi et profondment creus par la force destructive des mantes des paysannes , malicieusement compares aux sillons creuss par lesroues des carrioles : la pierre se creuse, vit, comme le confirment les pierrestombales adoucies par le temps, transformes en flot blond de miel, flot sontour anim, entranant la drive une majuscule gothique en fleurs, noyant lesviolettes blanches du marbre : limagination minrale de Proust le conduit souvent ces mtamorphoses, ces passages du rgne minral, immobile, dur au rgneliquide, mobile, tendre ( rsorbes , contractant , rapprochant , distendues ). Il est galement trs sensible aux notations colores. Le narrateurexplicite ce sentiment qui transforme le rel en le magnifiant :

    je mavanais dans lglise, [] comme dans une valle visite des fes, [] latrace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait delle pour moi quelquechose dentirement diffrent du reste de la ville : un difice occupant, si lon peutdire, un espace quatre dimensions - la quatrime tant celle du Temps -, dployant travers les sicles son vaisseau.

    Il effectue ensuite un cart consquent pour examiner nouveau de loin, entrain, le clocher de Saint-Hilaire, dans une perspective toujours potique, qui vamultiplier les points de vue : un mince trait rose sur le ciel, puis des pierres rougetres et sombres , enfin une ruine de pourpre , harmonise par la vigne.Une fois encore linanim [la tour] prend vie et agit : ses vieilles pierres dgageant un principe dagitation infinie, [les corbeaux] avaient frapps etrepousss . Sa grand-mre est pleine, elle aussi, dune affection qui fait vivre leclocher : la douce tension, linclinaison fervente de ses pentes de pierre qui serapprochaient en slevant comme des mains jointes qui prient, elle sunissait si bien leffusion de la flche . Nous retrouvons cet anthropomorphisme du paysagetypique de la description proustienne, qui lui donne vie et mouvement.

    Le clocher, incarnation symbolique de la campagne franaise, apparatensuite dor et cuit lui-mme comme une plus grande brioche bnie, avec descailles et des gouttements gommeux de soleil, [] sa pointe aigu dans le cielbleu 2. La comparaison culinaire est suggestive. La vision varie encore avec le soir,

    1 Sw., I, p.47-48.2 Sw., I, p.58-61; p.63; p.64.

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    domin par la douceur : il tait au contraire si doux, dans la journe finissante,quil avait lair dtre pos et enfonc comme un coussin de velours brun sur le cielpli qui avait cd sous sa pression, stait creus lgrement pour lui faire sa placeet refluait sur ses bord . Suivent dautres points de vue varis sur le centre vital etmagntique de la campagne ; par exemple : des bords de la Vivonne, labsidemusculeusement ramasse et remonte par la perspective semblt jaillir de leffortque le clocher faisait pour lancer sa flche au cur du ciel 1: encore unecomparaison, anatomique ou athltique cette fois. Lnumration culmine enapothose dans une ultime comparaison : ctait toujours lui quil fallait revenir,toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons dun pinacle inattendu, levdevant moi comme le doigt de Dieu dont le corps et t cach dans la foule deshumains sans que je le confondisse pour cela avec elle .

    Les voies des mtaphores successives conduisent le descripteur vers lecur de lobjet. Alors, ce qui ntait que srie de dtours se fait concentrique 2.Grard Genette a galement tudi ces pages sur le clocher de Combray, parlant de mimtisme et de ressemblance par contagion : clocher-pi en plein champs,clocher-poisson la mer, clocher pourpre au -dessus des vignobles, clocher-brioche lheure des ptisseries, clocher-coussin la nuit tombante, une sorte de schmestylistique rcurrent , le topos du clocher camlon . La proximit commandeou cautionne la ressemblance , la mtaphore trouve son appui et sa motivationdans une mtonymie ; la proximit authentifie la ressemblance [] en retour, laressemblance justifie la proximit 3.

    La beaut de la campagne franaise provoque donc chez le narrateur - futurcrivain un vritable choc potique motionnel quil transmet son lecteur en enfaisant un hymne la nature. Pour Proust comme pour Gracq un paysage est unvertige, une marche, une sensation et parfois une musique. Cest surtout unestructure 4. Cette posie rustique est essentiellement visuelle ; pour Proust(anticipant la phnomnologie) la vision est palpation par le regard, instrumenthypersensible et sensuel. Le regard est charm par la beaut esthtique du spectacle.Proust intgre une partie de lhritage de Ruskin : Il nest pas dans la nature deforme particulire, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beautinfinie qui a pu sy incarner 5.

    2) Une contemplation active

    Mais ces tableaux fixes tiennent moins deux-mmes leur qualit potiqueque du sujet qui les contemple : la posie a pour origine louverture du sujet sur lemonde ; lextrieur et lintrieur sont intimement unis par des liens rciproques. Leromancier explique sa dmarche artistique pour voquer son enfance Combray : en continuant suivre du dedans au dehors les tats simultanment juxtapossdans ma conscience, et avant darriver jusqu lhorizon rel qui les enveloppait .

    1 Ibid., p.65-66.2 R. Debray-Genette,Mtamorphoses du rcit. Autour de Flaubert, p.307.3 Mtonymie chez Proust , Figures III, p.45.4 G. Lapouge, Le gographe sentimental , Gracq, Magazine littraire, juin 2007, p.39-40.5 Prface de la traduction de La Bible dAmiens, p.174.

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    Ce qui donne la nature et aux choses cette aura potique, cest le sentiment quinous fait non pas considrer une chose comme un spectacle, mais y croire comme enun tre sans quivalent, aucune delles ne nous tient sous sa dpendance toute unepartie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher deCombray dans les rues qui sont derrire lglise 1.

    La conscience et le sentiment du narrateur infusent cette vie aux lmentsde la nature. En effet, un des facteurs majeurs de cette potisation de lespace tient sa frquente personnification. Proust hrite de la complicit romantique du paysageet des motions humaines. Devenu personnage, lespace a un langage, une action,une fonction [] son corce abrite la rvlation , espace potique, ouvert auxsymboles, la fascination, au retentissement 2.

    Proust sattache traduire les impressions prouves face aux spectacles dela nature, sinscrivant dans une esthtique proche de celle des peintresimpressionnistes ; la beaut nest pas dans lobjet, mais infuse dans la consciencepar limpression potique, limpression mme , qui est la seule grandeposie 3. Jeune, Proust crivait : Les choses usuelles, comme la nature, je les aisacres, ne pouvant les vaincre. Je les ai vtues de mon me et dimages intimes etsplendides. Je vis dans un sanctuaire, au milieu dun spectacle. Je suis le centre deschoses et chacune me procure des sensations et des sentiments magnifiques oumlancoliques, dont je jouis 4: ctait dj sa mthode esthtique, conforme aucredo nonc dans Notes sur le monde mystrieux de Gustave Moreau : Le pays,dont les uvres dart sont ainsi des apparitions fragmentaires, est lme du pote,son me vritable, celle de toutes ses mes qui est le plus au fond, sa patrievritable . Les sentiments qui animent le contemplateur constituent un prismepotique travers lequel les spectacles naturels sont contempls.

    Un seul exemple de spectacle impressionniste dans la Recherche dutemps perdu, la description de la chambre illumine Balbec, qui prenait jour detrois cts diffrents :

    cette heure o des rayons venus dexpositions et comme dheures diffrentes,brisaient les angles du mur, [] suspendaient la paroi les ailes replies,tremblantes et tides dune clart prte reprendre son vol, [] cette chambre avaitlair dun prisme o se dcomposaient les couleurs de la lumire du dehors, duneruche o les sucs de la journe [] taient dissocis, pars, enivrants et visibles,dun jardin de lesprance qui se dissolvait en une palpitation de rayons dargent5.

    Multiplication des points de vue, des reflets colors difracts, tout commele sont les plaisirs sensuels attendus de cette belle journe : nous sommes proches ducubisme qui essaie de reprsenter simultanment toutes les facettes dun objet. Ettoujours une sensation intense de vie palpitante, qui culmine dans la mtaphore de lalumire-oiseau prt senvoler. Les mtaphores biologiques qui saturent le texteproustien illustrent la symbiose entre le potique et le thorique [qui] est

    1 Sw., I, II, p.86 ; p.65.2 J.-Y. Tadi, Le Rcit potique, p.10 ; p.61.3 L. Fraisse, LEsthtique de Marcel Proust, p.57.4 La Revue Lilas , E.A., p.30 ; p.366.5 J.F., II, p. 64.

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    prcisment lessence de luvre proustienne 1. Comme souvent dans lenvolpotique, Proust se laisse aller son got des trois ou quatre adjectifs : replies,tremblantes et tides , dissocis, pars, enivrants et visibles 2: forte empreintepotique.

    Lessence, la vrit que le pote sefforce de fixer, cest en quelque sorte la prsence relle qui mane de la nature et lui confre une aura religieuse, quasimystique. Proust parle galement d adoration perptuelle , laquelle il parvientpar la contemplation esthtique. Lesthte anglais Ruskin, lui aussi, pratiquait larrtsur une figure minuscule et leffusion de la contemplation. Tous deux ont lart denoter des motions au ralenti 3. Nous retrouverons cette dimension piphanique dela nature dans ce roman de lapparition 4. Le narrateur, comme le jeune Proust, at plusieurs reprises comme saisi dextase devant la manifestation quasisacramentelle de cette prsence relle dans certains spectacles naturels, avantden comprendre, bien plus tard, la signification profonde.

    On peut appeler cet tat stase contemplative, caractrise par unbranlement profond de tout ltre, une motion trs intense, que le romancier-potetransmet au lecteur, lui-mme hallucin, par une prose trs visuelle. Le jeune Proustla dcrite dans La Posie ou les lois mystrieuses : le pote reste arrt devanttoutes choses []. Le pote regarde et semble regarder la fois en lui-mme et dansle cerisier double 5. Il devra sonder les lois mystrieuses, ou posie . Ce don devision potique est la condition mme de lart pour Proust. On peut parlerd effusion contemplative 6. Le paysage est envelopp dune atmosphre affective.Sa contemplation cre linstant potique, la minute heureuse. Elle constitue le sujetprofond du livre 7. Proust avait t confort dans sa pente naturelle par les cours deSailles, pour qui lart tait une contemplation inspire 8. Dans cette optique, ladimension potique rside dans le sentiment prouv face la nature, dans lmotionquelle provoque.

    Cette contemplation nest pas passive ; elle est lorgane moteur,transformateur du rel en posie : la Recherche est une immense leon decontemplation active. Les nombreuses expriences dhypnose ou de ralenti sontloccasion de pauses ptrifies devant un objet sensible ; ces textes, souventmagnifiques, fonctionnent comme des reposoirs 9. Le vocabulaire religieux estappropri. Certaines des descriptions sont de vritables pomes scartant du schmatraditionnel; il est peu de romans o la gographie lemporte ce point surlhistoire ; toute la fonction de la description en est change : elle est devenue

    1 D. Julien, Proust et ses modles: Les Mille et une Nuits et les Mmoires de Saint-Simon,p.58.2 Y. Louria, La Convergence stylistique.3 A. Ushiba, LImage de leau dans A la Recherche du temps perdu, p.119.4 J.-Y. Tadi, Proust et le roman, p.67.5 E.A., p.113-114.6 J.-P. Moussaron, Mirage du tilleul , Limite des Beaux-Arts, I, p.105.7 J.-Y. Tadi, Proust. Le dossier, p.237.8 Cit par J.-Y. Tadi,Marcel Proust I Biographie, p.365.9 A. Simon, op. cit., p. 209 et 18.