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introduction la couleur, une question philosophique ? Une aussi blanche Pivoine que le sang est rouge Paul Claudel Cent phrases pour éventails Bien loin de la délicatesse paradoxale de cette « phrase pour éventail » de Claudel, Goethe cite un auteur dont il tait le nom et qui aurait dit : Car de tout temps il fut quelque peu dangereux de traiter de la couleur, à tel point qu’un de nos prédécesseurs se risqua même un jour à dire : « Le taureau devient furieux si on lui présente une étoffe rouge ; mais le philo- sophe, dès que l’on parle seulement de couleur, se met en rage » 1 1. Goethe, Zur Farbenlehre, trad. (partielle) H. Bideau, Traité des couleurs, Paris, Triades, 4 e éd., 2003, p. 90. .

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introduction

la couleur, une question philosophique ?

Une aussi blanche Pivoine que le sang

est rouge

Paul Claudel Cent phrases pour éventails

Bien loin de la délicatesse paradoxale de cette « phrase pour éventail » de Claudel, Goethe cite un auteur dont il tait le nom et qui aurait dit :

Car de tout temps il fut quelque peu dangereux de traiter de la couleur, à tel point qu’un de nos prédécesseurs se risqua même un jour à dire : « Le taureau devient furieux si on lui présente une étoffe rouge ; mais le philo-sophe, dès que l’on parle seulement de couleur, se met en rage » 1

1. Goethe, Zur Farbenlehre, trad. (partielle) H. Bideau, Traité des couleurs, Paris,

Triades, 4e éd., 2003, p. 90.

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Mais d’abord, que vient faire, dans un cours de philosophie, et même de « métaphysique », un questionnement sur les couleurs ? Les couleurs ne relèvent-elles pas de la physique et de l’optique, en tant qu’elles sont liées à la lumière, à sa diffusion, à sa réfraction et réflexion par les surfaces des corps, donc aussi aux propriétés atomiques et même quantiques des ces même surfaces, — ou encore de la neurophysiologie, c’est-à-dire de l’étude du codage des stimuli recueillis par la rétine et transmis par les voies nerveuses au cerveau ? Est-ce qu’une philosophie des couleurs n’est pas aussi absurde qu’une philosophie de l’astronomie, ou une philosophie de l’appareil digestif ? Qu’est-ce que le philosophe peut avoir en propre à dire sur ces questions par rapport au scientifique : physicien, psychologue ou spécialiste des « sciences cognitives » — ou à la rigueur au critique d’art, quand il s’agit d’étudier la couleur en peinture ? Allons-nous perpétuer le projet du romantisme et de la Naturphilosophie d’une philosophie qui pourrait s’élever au-dessus des arts et des sciences pour embrasser leurs savoirs et les récapituler en les élevant au concept, c’est-à-dire en exprimant leur vérité sous forme spéculative ?

Inutile de préciser que tel ne sera pas mon projet. Mais alors, qu’est-ce que le philosophe a à dire d’original sur la

nature de la couleur ? Quelles questions peut-il poser que les autres ne posent pas ? Quelles réponses peut-il apporter qui soient de son unique ressort ?

Pour être en mesure de répondre à ces questions, il faudrait déjà avoir accompli le travail philosophique auquel je voudrais vous convier. La réponse ne pourra donc émerger que de l’enquête elle-même.

Un point, pour le moment, est sûr. La réflexion sur la couleur traverse toute la philosophie. Démocrite, au Ve siècle avant notre ère, passe pour avoir écrit un traité Des couleurs. On peut en lire dans Aétius le résumé suivant :

Démocrite dit que, par nature, il n’existe pas de couleur. Car les éléments sont dépourvus de qualité qu’il s’agisse soit des compacts, soit du vide. Ce sont les composés à partir de ces éléments qui sont colorés par l’assemblage, le rythme et la modalité relative, c’est-à-dire l’ordre, la figure et la position : les images dépendent d’eux, en effet. Ils procurent à l’imagination quatre tonalités colorées différentes : le blanc, le noir, le rouge et le jaune 1

1. Aétius, Fragment CXX, in Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 805.

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introduction 11 Pour Démocrite, la couleur n’est donc pas dans les corps mais dépend de l’ordre et de la disposition des atomes de matière. En outre, il y a quatre couleurs fondamentales dont découlent par mélange toutes les autres.

Si ce cours était un cours d’histoire de la philosophie — ce qu’il n’est pas — nous n’aurions pas trop d’un semestre pour étudier les textes où des philosophes ont parlé des couleurs et en ont fait la théorie. La théorie des couleurs pures dans le Phédon. Celle d’Aristote, qui affirme que les couleurs que l’on rencontre dans les corps dérivent toutes d’un mélange de blanc et de noir (De anima, II, 7, 419 a), ces deux couleurs fondamentales, disposées en quantités invisibles à leur surface, donnant naissance à l’infinité des nuances chromatiques. Les théories de l’arc-en-ciel de Gassendi et de Descartes dans ses Météores, et ainsi de suite.

Plutôt que d’entreprendre un tel parcours historique, je me limiterai à trois axes d’analyse :

(1) le problème de la subjectivité ou de l’objectivité des couleurs ; (2) le problème d’une logique ou d’une grammaire des couleurs ; (3) le problème de ce que j’appellerai en un sens un peu particulier

« l’esthétique » des couleurs, qui me conduira à quelques considérations sur l’art et notamment la peinture.

Tout d’abord, les couleurs sont-elles dans la nature ? Sont-elles des propriétés des choses ? Ou bien ne sont-elles que des déterminations de notre perception des choses, des qualia immanents à la conscience ?

Cette question naît d’une interrogation qui remonte souvent à notre enfance. Les autres perçoivent-ils les mêmes couleurs que nous ? Et les animaux ? Mais si les couleurs que nous percevons sont entièrement relatives à la constitution de notre appareil perceptif, le phénomène de la couleur n’est-il pas une illusion — éventuellement partagée ? Et si la perception des couleurs est une illusion ; si, d’autre part, la perception des couleurs va de pair avec la perception des formes, n’est-ce pas l’ensemble de notre perception qui devient une simple apparence ?

Ces questions paraissent simples, élémentaires. Probablement, nous nous les sommes tous posées un jour et pas nécessairement dans un cours de philosophie. Elles masquent cependant derrière leur simplicité apparente des difficultés considérables dont je voudrais tenter de vous donner un aperçu dans ce cours.

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Ensuite, les rapports qui existent entre les couleurs sont-ils de nature simplement empirique, c’est-à-dire tels qu’ils nous seraient enseignés par l’expérience, ou bien possèdent-ils un caractère nécessaire ? Et si oui, de quel type de nécessité s’agit-il ? Ces nécessités sont-elles liées au langage, ou structurent-elles notre expérience antéprédicative elle-même, antérieurement au langage ou indépendamment de lui ?

Qu’il y ait de tels rapports entre les couleurs, les peintres n’ont cessé de le clamer. Cézanne, par exemple :

Il y a une logique colorée, parbleu. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. Jamais à la logique du cerveau 1

Quelle est donc cette logique des couleurs ? Existe-t-il quelque chose de tel ? Commentant cette phrase dans Les Voix du silence, Malraux écrit : « En cette phrase maladroite (sic) une des plus fortes et des plus sincères qu’un peintre ait jamais dites »

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Voilà le second type de questions que je voudrais aborder, en con-frontant l’approche wittgensteinienne d’une « grammaire des couleurs » à l’approche phénoménologique d’un « logos du monde esthétique » pour reprendre une expression de Husserl.

… Cette phrase est-elle donc « maladroite » ? Est-il maladroit ou erroné de prétendre qu’il y a des rapports nécessaires entre les couleurs et que ces rapports ne relèvent pas de la sphère « logique » au sens étroit (de la « logique du cerveau »), mais d’une logique en un sens élargi ?

Enfin, le problème d’une « logique » des couleurs n’ouvre-t-il pas sur

des problèmes d’« esthétique », si l’on entend par là cette discipline qui devrait précéder une philosophie de l’art au sens strict, car elle s’inter-roge sur son « matériau » et notamment celui de la peinture ? Il y a non seulement des liens harmoniques ou disharmoniques entre couleurs, mais encore une manière propre à chacune de résonner en nous et de s’adresser à nos tonalités affectives. Kandinsky le fait remarquer : par exemple, « le vert absolu est la couleur la plus reposante qui soit ; elle ne se meut vers aucune direction et n’a aucune consonance de joie, de tristesse ou de passion, elle ne réclame rien, n’attire vers rien. » Il en va différemment du rouge, « couleur très vivante, vive, agitée » qui « rap-

1. Conversations avec Cézanne, éd. P.-M. Doran, Paris, Macula, 1978, p. 118. 2. Malraux, Les Voix du silence, in Œuvres complètes, t. IV, éd. J.-Y. Tadié, Paris,

Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 568.

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introduction 13 pelle musicalement le son des fanfares avec tuba, un son fort, obstiné, insolent » 1

Les couleurs ne sont donc pas seulement des propriétés du champ visuel ou de la surface des corps. Ce sont aussi des éléments qui ont une valeur, une résonance affective, une profondeur vécue que l’artiste s’efforce d’explorer. L’idée d’une résonance affective que les couleurs posséderaient en elles-mêmes est particulièrement présente dans la pensée romantique allemande, chez Goethe, mais aussi, par exemple, chez Ludwig Tieck : « Quelle chose merveilleuse que de se plonger dans la contemplation d’une couleur, considérée comme simple couleur ! Comment se fait-il que le bleu lointain du ciel éveille notre nostalgie, que le pourpre du soir nous émeuve, qu’un jaune clair, doré, puisse nous consoler et nous apaiser

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? » Bien sûr, ces résonances affectives sont sans doute liées à une culture donnée, mais il n’est pas sûr qu’elles soient d’ordre uniquement culturel.

1. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, trad. N.

Debrand et B. Du Crest, Paris, Gallimard, 1989, p. 151 et 157-158. 2. Cité par Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Corti, 1946, p. 228.