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François Roddier Thermodynamique de l’évolution Un essai de thermo-bio-sociologie

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  • Franois Roddier

    Thermodynamiquede lvolution

    Un essai de thermo-bio-sociologie

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    Introduction

    Il y a 50 ans, je dbutais ma carrire scien-tifique sous la direction de Jacques-mile Blamont. Celui-ci revenait des tats-Unis o il avait assist aux dbuts de la recherche spatiale. Il allait lancer la France, et avec elle lEurope, dans la mme voie. En mars 1959, je participais avec lui la premire exp-rience spatiale europenne : un tir de fuses Vronique au Sahara. Les cinquante ans qui suivirent marqurent un progrs spectaculaire de nos connaissances de lunivers. Des progrs analogues ont t enregistrs dans pratique-ment tous les domaines de la connaissance.

    De tels progrs sont sans prcdent dans lhistoire de lhumanit. Nous pensions quils devaient amliorer le sort de lhomme. Ils lont fait en partie. La mdecine, notamment la chirurgie, a progress. La production agricole a considrablement augment. Mais une frac-tion seulement de lhumanit en profite. Aprs avoir temporairement rgress, la faim dans le monde augmente nouveau. Pratiquement inexistant au dbut de ma carrire, le chmage en France est devenu persistant et les crises conomiques endmiques. Nos ressources en ptrole diminuent. La couche protectrice dozone de notre atmosphre est en danger. Un rchauffement climatique grave est an-nonc. Quavons-nous fait ?

    La plupart des chercheurs de ma gn-ration sinterrogent, notamment ceux en sciences de lUnivers . En 2004, Jacques Blamont publie un livre Introduction au sicle des menaces 1 dans lequel il dmonte pice pice la machine infernale que, grce au progrs scientifique auquel nous avons tant cru, nous sommes en train de lguer nos enfants 2 En 2008, loccasion du 50e anniversaire du laboratoire quil a cr, il me confie : ce sera pire que tout ce que jai ra-cont . Avec un thologien, Jacques Arnoud, il publie Lve-toi et marche 3.

    En 2005, un autre chercheur en sciences de lUnivers, Andr Lebeau, gophysicien ayant occup de hautes fonctions au CNES et lESA4, publie Lengrenage de la tech-nique 5 dans lequel il analyse lvolution de lHomme en termes dvolution biologique. En 2008, il publie Lenfermement plan-taire 6, dans lequel il montre les limitations de nos ressources, un livre aux conclusions angoissantes.

    En 2008 galement, Roger-Maurice Bonnet, collgue et ami, lve comme moi de Blamont, directeur scientifique lESA puis directeur de lISSI7 , publie avec Lodewijk Woltjer,

    1. Jacques Blamont. Introduction au sicle des menaces. Odile Jacob (2004).2. Note de lditeur.3. Jacques Arnould, Jacques Blamont. Lve-toi et marche. Propositions pour un futur de lhumanit. Odile Jacob (2009).4. CNES : Centre National dtudes Spatiales ; ESA : Agence Spatiale Europenne.5. Andr Lebeau. Lengrenage de la technique. Essai sur une menace plantaire. Gallimard (2005).6. Andr Lebeau. Lenfermement plantaire. Gallimard (2008).7. International Space Science Institute, dont le sige est Berne (Suisse).

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    ancien directeur de lESO8, un livre intitul Survivre mille sicles, le pouvons-nous ? 9, dans lequel ils passent en revue les causes pos-sibles dextinction de lespce humaine.

    Aprs avoir pass les seize dernires an-nes de ma carrire aux tats-Unis, jai pris ma retraite en janvier 2001 et je suis revenu en France. Je me suis alors intress la biologie et je me suis naturellement pos les mmes questions. Jai commenc par mettre le fruit de mes rflexions sur un site web :

    http://www.francois-roddier.fr/.

    Ces rflexions mont rapidement conduit aux lois de la thermodynamique, science dont jenseignais les lments au tout dbut de ma carrire de professeur luniversit de Nice. Ayant repris contact avec Roger Bonnet, celui-ci me parla de son livre qui allait paratre. Je lui dis que je pensais avoir une rponse la question que son titre posait. Il minvita alors exposer mes ides Berne et me convainquit dcrire moi aussi un livre.

    crire un livre sur ce sujet est une entre-prise particulirement ardue pour diverses raisons. La premire est que la thermodyna-mique, et plus particulirement la thermo-dynamique hors-quilibre, est une science difficile, peu enseigne. La notion dentro-pie10 est particulirement dlicate. Il a fallu un sicle pour la comprendre. De nos jours certains distinguent encore lentropie thermo-dynamique de lentropie informationnelle sans savoir quil sagit dun seul et mme concept.

    Lentropie dun systme est une mesure de notre mconnaissance de ce systme. Cela implique que lentropie est autant une proprit de lob-servateur que du systme observ. Certains refusent encore de ladmettre.

    La difficult remonte linterprtation physique de la notion de probabilit. Pour certains une probabilit est une grandeur phy-sique mesurable par des procds statistiques. Cest linterprtation frquentiste . Elle conduit cependant mettre des hypothses de stationnarit et dergodicit physiquement invrifiables. Pour dautres, une probabilit est une quantit subjective qui dpend de nos connaissances a priori . Cest linterprtation dite baysienne. Dans son livre The logic of science , le physicien amricain E. T. Jaynes montre que lapproche baysienne permet dunifier la thorie des probabilits et la sta-tistique en une logique dductive unique per-mettant de prendre des dcisions optimales en prsence dinformation incomplte. Cest ce quil appelle la logique de la science .

    Les progrs rcents sur lesquels repose ce livre sont fonds sur lapproche baysienne. Cest lapproche suivie ici implicitement. Faisant partie de lUnivers que nous tudions, nos connaissances sont et resteront toujours incompltes. LHomme est une structure dissi-pative comme une autre. En important de lin-formation de son environnement, il amliore constamment ses connaissances. Ce faisant il diminue son entropie interne pour dissiper lnergie toujours plus efficacement.

    8. ESO: European Space Observatory, dont la direction est situe Garching prs de Munich.9. Roger-Maurice Bonnet, Lodewijk Woltjer. Surviving 1.000 centuries can we do it ? Springer, Praxis, (2008).10. Tous les termes que vous trouverez en italique sont des termes scientifiques et techniques expliqus dans un glossaire

    en fin de livre.

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    Il est clair que, si les lois de la physique sont gnrales, leur application des do-maines aussi complexes que la biologie ou les sciences humaines parait encore hors de por-te. La difficult est double. Celle du nombre de variables mises en jeu et celle de la non-linarit des phnomnes. Dans la deuxime moiti du XXe sicle, des progrs consid-rables ont t raliss dans ces deux domaines. Le problme du nombre de variables a t attaqu par une approche statistique. Cest le domaine de la mcanique statistique, pro-longement de ce quon appelait autrefois la thermodynamique. Le problme de la non-linarit a progress grce lexprimentation numrique. Cest le domaine de la dynamique non-linaire ou thorie du chaos.

    Malgr ces progrs, des difficults sub-sistent. Le domaine exact de validit de cer-tains rsultats thoriques utiliss ici est encore discut. Ces difficults sont lies la notion mme de structure dissipative. Par dfinition, une telle structure est dans un tat station-naire, ce qui semble exclure priori den tudier lvolution. Un autre problme est li la dfinition exacte des frontires. Ces problmes continuent tre discuts chaque anne entre spcialistes.

    Lensemble des rsultats obtenus jusquici me parat cependant avoir une porte im-mense. Si lon mavait dit il y a dix ans que les lois de la mcanique statistique pouvaient expliquer le comportement humain, jaurais souri dun air dubitatif. Jen suis maintenant totalement convaincu. Les lois fondamentales de la biochimie sont les lois de la thermodyna-mique, tablies par Gibbs. Dans la mesure o les tres vivants sont des ensembles de rac-

    tions biochimiques, ils ne peuvent quobir ces lois.

    Mon but est de montrer que les rsultats dj obtenus ouvrent de larges perspectives, non seulement en biologie, mais aussi en sciences humaines. On me reprochera sans doute den avoir exagr la porte. Ce livre ne fait que rapprocher les pices dun puzzle. Le rsultat me parat remarquablement cohrent. Je pense donc que cette porte est relle. Je vois ce livre comme un programme scienti-fique pour le XXIe sicle, un programme per-mettant dunifier la science, de la cosmologie aux sciences humaines.

    Malheureusement, de nos jours, la science est extrmement cloisonne. Peu de physi-ciens sintressent la biologie, encore moins aux sciences humaines. Peu de biologistes sintressent la physique, encore moins de chercheurs en sciences humaines. Chacun a sa propre discipline. De formation je suis physicien. Depuis dix ans, je mintresse la biologie. crire un livre qui couvre toutes les disciplines depuis la cosmologie jusqu la sociologie nest pas une entreprise aise. Des erreurs ou des imprcisions sont invitables. Jen demande davance pardon aux lecteurs. Japprcierai beaucoup quon me les signale pour une dition ultrieure ventuelle.

    Une des difficults que jai rencontres est lie au vocabulaire. Chaque discipline dve-loppe son propre jargon. Pour aider le lecteur, celui-ci trouvera la fin du livre un glossaire des termes scientifiques et techniques utiliss. Les termes en italique dans le texte renvoient ce glossaire. Lutilisation de mots courants, de la vie de tous les jours, conduit cependant une

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    autre difficult. Richard Dawkins a intitul son premier livre Le gne goste , comme si un gne pouvait avoir un comportement humain. Dawkins sen excuse en disant quil sagit dune figure de style. Ce livre va beaucoup plus loin. Mon but est de montrer que, sous des aspects diffrents, on retrouve les mmes processus aussi bien en physique, quen biologie ou en so-ciologie. On peut suivre ces processus de faon continue dune discipline lautre et par cons-quent les dcrire avec le mme vocabulaire.

    Le vocabulaire courant est particuli-rement adapt dcrire le comportement humain. On lapplique sans difficult aux ani-maux. Peut-on lappliquer aux choses ? On dit par exemple quun individu en imite un autre. On le dit aussi dun singe ou dun oiseau. Mais lorsquun aimant saligne sur son voisin peut-on dire quil limite ? Nous verrons pour-tant que le processus est tout fait semblable (section 3.1). Le problme du vocabulaire se pose de faon particulirement aige lorsquil y a manifestation dintention. On tue un lapin pour le manger. Un chat en fait sans doute autant dune souris, quoique dune faon plus instinctive. Nous verrons quune bactrie se dirige vers sa nourriture. Est-ce dans linten-tion de se nourrir ou plus simplement parce que son comportement est dict la loi de Le Chatelier (section 9.1) ? Pour moi ce nest quune question de langage.

    Inversement, on sait maintenant que lat-mosphre terrestre se maintient constamment dans un tat dit de production maximale dentropie qui maximise la dissipation de lnergie. Il apparat de plus en plus clairement que ce processus sapplique aux cosystmes. On constate en effet quun cosystme sauto-

    organise de faon constamment maximiser son taux de dissipation dnergie. On sattend ce que processus sapplique aussi aux socits humaines. Peut-on dire quune socit humaine sauto-organise pour maximiser la vitesse avec laquelle elle dissipe dnergie ? Je nhsite pas ici le dire, mme si la finalit de nos actions nous parait diffrente.

    Les physiciens sont en effet habitus exprimer les lois de la physique sous forme de principes variationnels. Un systme m-canique volue selon le principe de moindre action. La lumire se propage de faon mini-miser son chemin optique. Pour un physicien tout se passe comme si la lumire cherchait constamment le chemin le plus rapide pour aller dun point un autre. On arrive ainsi lide que lunivers cherche constamment maximiser la vitesse laquelle lnergie se dissipe. Que ce principe sapplique lvolu-tion de lhumanit ne nous tonne donc pas, mme si les tres humains peuvent exprimer des intentions diffrentes.

    On sait que les lois de la chimie se d-duisent entirement des lois de la physique, bien que cette opration ne soit pas toujours aise. Il en est de mme pour la biochimie. Pourtant certains biologistes sont encore rticents penser que les lois de la biologie dcoulent entirement de celles de la chimie. Mme si lorigine de la vie na pas encore t entirement lucide, il est clair que celle-ci rsulte de ractions chimiques particulires, dites autocatalytiques (section 8.1). On peut donc passer continment de la chimie la biologie. La slection naturelle apparat main-tenant comme une consquence des lois de la thermodynamique (section 5.3).

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    Lapplication de la biologie lHomme sou-lve encore plus de rticences. Lextrapolation un peu trop htive de ses lois lHomme a, par le pass, conduit des aberrations11. Lide que notre comportement peut suivre des lois heurte notre sentiment de libre arbitre. Rduire lHomme aux lois de la physique semble tre une approche terriblement mat-rialiste. Elle parait occulter la spiritualit de lHomme, quon ressent comme essentielle. Nous verrons que loin de locculter, elle nous en montre le rle et limportance.

    Lide centrale de ce livre est en effet que, de gntique, lvolution est devenue progres-sivement culturelle. La culture est dfinie ici comme lensemble des informations mmori-ses dans le cerveau. Il est clair quelle nest pas le propre de lHomme. Trois chapitres sont consacrs au passage des gnes la culture. Le propre de lHomme est que chez lui, la culture est devenue le facteur dominant de lvolution. Autrement dit, on ne peut appli-quer les lois de la biologie lHomme quen remplaant les gnes par la culture. Lvolution de lHomme est essentiellement culturelle. Thermodynamiquement, lesprit humain rduit son entropie (sauto-organise) afin que le corps puisse dissiper plus dnergie.

    Nous verrons que certains phnomnes physiques, comme un cyclone, mmorisent de linformation sur leur environnement. Leur mmoire est inertielle. Les plantes m-morisent de linformation dans leurs gnes. Les animaux volus mmorisent aussi de linformation dans leur cerveau. On peut les dresser. On dit quils sont capables dappren-

    tissage. Lorsquon parle de lHomme, on dit quil prend conscience des faits. Dans le cas de lhumanit, on peut parler de prise de conscience collective.

    Ce que la physique et la biologie nous apprennent et lhistoire de lhumanit nous le confirme cest que les problmes qui nous proccupent se rsolvent par des prises de conscience collectives. Lhumanit prend actuellement conscience delle-mme et sin-quite de ses chances de survie long terme. Ce livre est une contribution cette prise de conscience. Elle demandera plusieurs gn-rations. Cest pourquoi je ddie ce livre aux jeunes. Ce sont eux qui prendront enfin plei-nement conscience des lois de lvolution. Grce cette prise de conscience, ils btiront une humanit future, pleine desprance.

    Il reste une dernire difficult : les r-flexions exposes ici confirment entirement les craintes exprimes par beaucoup dauteurs, notamment ceux cits au dbut. De plus en plus douvrages paraissent chaque anne sur les problmes denvironnement, la fin du p-trole ou la faon dont les socits seffondrent. Le risque, en crivant ce livre, est pour moi de paratre comme un oiseau de mauvais augure de plus, et de ne pas tre lu. Cest pourquoi jai trait rapidement les crises qui menacent notre socit, laissant aux personnes plus qualifies que moi le soin de le faire. Je me suis davantage tendu sur ce qui se passera aprs la crise, parce quun espoir y apparat. Je suis convaincu que cet espoir est fond. Il est conforme aux lois de la physique et tout ce que nous apprend la biologie moderne.

    11. Citons le darwinisme social, la justification du racisme, et leugnisme.

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    Ce livre adresse enfin un message aux gnrations actuelles et futures. LHistoire montre que chaque fois quune socit est en crise, elle cherche des coupables et dsigne des boucs missaires. Les civilisations primi-tives offraient des personnes en sacrifice aux dieux. Les Romains ont tortur les chrtiens. Le Moyen-ge sest termin par des guerres de religion. La monarchie franaise a dca-pit son roi et un bon nombre daristocrates. Plus rcemment lAllemagne nazie a brl des juifs. Aujourdhui on accuse les immigrs ou les Roms . Ce livre dsigne le vrai cou-

    pable : les lois de la mcanique statistique contre lesquelles nous sommes individuelle-ment impuissants. Howard Bloom12 parle dun principe de Lucifer sans savoir quil sagit des principes fondamentaux de la thermodyna-mique. Nos souffrances sont dues lentropie lie notre mconnaissance des lois de luni-vers. Lorsque ces lois seront universellement reconnues et comprises, cette entropie aura t vacue. Lhumanit sera enfin capable de prendre en charge son destin et dattnuer ses souffrances.

    12. Howard Bloom, Le principe de Lucifer, tome 1 et 2, Le jardin des livres (1997 et 2003).