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La liberté est puissance.Locke.

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Introduction

II semble que les affaires publiques n'intéressent plus lesFrançais. En mai 1958, un régime s'est effondré, non pas dansla colère ou le dégoût, mais dans l'indifférence. Sans doute, lesFrançais d'aujourd'hui se disent encore républicains, mais ilsne referaient pas la révolution de 89, moins encore celle de 48.Cette absence de passion, cette apathie inquiète ceux quicroient à la démocratie et c'est bien naturel, si la démocratieest le gouvernement du peuple.

Est-ce là l'effet de la prospérité? L'hypothèse vaut qu'on s'yarrête. A propos du socialisme suédois et du bien-être qu'il adonné à tous, Mounier se demandait en 1950 si l'homme étaitfait pour le bonheur, s'il pouvait, dans le bonheur, garder lapassion de Prométhée 1. Et François Mauriac, après Mounier,accuse la technique, qui a tué le romantisme en mettant lebonheur à portée de la main. La révolution n'a jamais été lefait des heureux, des nantis, des bourgeois, de ceux qui ontleurs affaires, leur maison, leur femme et leurs enfants; aucontraire, elle a toujours recruté les héros de ses barricadesparmi les gavroches, les ouvriers, les étudiants, parmi les jeunesgens pâles au ventre creux et à la tête pleine d'idéal, parmiceux qui avaient le monde à conquérir et qui n'avaient queleur misère à perdre. Des révolutionnaires comme ceux-là, onn'en trouve plus aujourd'hui que là où les hommes sont encoreprivés de ces biens de consommation qui font oublier les causessacrées du siècle dernier la Nation, la Liberté, l'Égalité sociale.L'opium du peuple n'est plus la religion, c'est le bien-être. « Lebonheur, écrit François Mauriac, tient dans quelques objets.

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Le crépuscule des parlements

Le bonheur se paie à tempérament. Un scooter vient à bout,chez le jeune homme, de cette insatisfaction immense et vaguequi alimentait les révolutions et arrachait son cri au cœur« largement irrité » de Rimbaud 2. »

On peut se demander si cet opium ne va pas endormirl'homme à jamais, si la politique ne va pas dépérir, si la secondemoitié du xxe siècle ne va pas donner raison à Valéry qui, ily a trente ans, annonçait la fin de la lutte séculaire pourla puissance, condamnée à s'éteindre de soi-même quand elleserait devenue sans objet. On s'en souvient comparant àLouis XIV un jeune homme de nos jours « assez fortuné, quivole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous lessoirs dans un palais », le poète affirmait qu'aujourd'hui « quan-tité d'hommes sont mieux pourvus qu'il y a deux cent cin-quante ans l'homme le plus puissant d'Europe3 ».

Le tiers de siècle qui s'est écoulé depuis lors a vu nos avionsaller plus vite, l'atome s'ajouter à l'électricité, la télévision àla radio; l'énergie thermonucléaire semble promettre une abon-dance infinie de richesses, et beaucoup croient encore quel'homme de demain, gavé de viandes et d'agréments et nourride culture pour tous, n'aura plus l'appétit de gloire et la volontéde puissance qui ont fait les rois et les guerriers d'hier. Pourquoiirait-il chercher la victoire sur les champs de bataille quand ilsera plus heureux chez lui qu'Alexandre et que Louis XIVvictorieux?

Mais c'est là, semble-t-il, fort mal connaître l'homme. Cen'est pas le besoin qui a poussé Prométhée à dérober le feudu ciel; ce n'est pas la rareté des biens qui a fait la guerre; cen'est pas l'abondance qui fera la paix. Tout au contraire, si lacivilisation contemporaine libère l'homme des besoins de labête, c'est pour mieux le livrer à l'inquiétude de sa proprenature. On connaît le dialogue célèbre de Pyrrhus et de Cinéas.Le roi d'Epire allait partir à la conquête de l'Italie. « Eh bien,sire, lui demande son ministre, à quelle fin dressez-vous cettegrande entreprise? Pour me faire maître de l'Italie, répondPyrrhus. Et puis, cela fait? Je passerai en Gaule et enEspagne. Et après? Je m'en irai subjuguer l'Afrique; etenfin, quand j'aurai mis le monde à ma sujétion, je me repo-serai et vivrai content et à mon aise. Pour Dieu! sire, pour-quoi ne vous reposez-vous pas tout de suite? )) C'est que les

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hommes, comme le dit Pascal, « n'évitent rien tant que lerepos », c'est que leur unique bien « consiste à être divertis deleur condition ou par une occupation qui les en détourne, oupar quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, oupar le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin parce qu'on appelle divertissement4 ».

Quand donc les hommes auront fini de se disputer le painde chaque jour parce que le pain sera devenu aussi communque l'air qu'ils respirent et que l'eau de la rivière qui coule pourtout le monde, ils se battront pour le superflu, pour l'ornement,pour le colifichet, pour le luxe et pour le plaisir. Et quandmême la guerre deviendrait impossible pour être trop meur-trière, quand même on aurait trouvé le moyen de s'assurercontre son retour et nous n'en sommes pas là que lesoccasions ne manqueraient pas à l'homme d'étancher sa soifancestrale de victoire, de triomphe et de dépouilles. La guerren'est qu'une forme, la plus violente, de la lutte de l'hommecontre l'homme.

L'erreur de Valéry est celle même de Marx aussi n'est-ilpas surprenant qu'un académicien soviétique ait écrit récem-ment que l'utilisation pacifique de l'énergie thermonucléaireallait supprimer les problèmes politiques. Bergson, au contraire,avait compris que l'abondance n'élèverait pas l'homme au-des-sus de la nature humaine; bien plutôt pensait-il que la « fré-nésie » de la richesse serait la cause de conflits plus violentsque jamais, où la férocité naturelle de l'homme se donneraitlibre cours. C'est que, comme le dit Machiavel, « la naturenous a créés avec la faculté de tout désirer et l'impuissance detout obtenir6 ».

Un économiste contemporain, M. Alfred Sauvy, est meilleurconnaisseur de l'homme que Monsieur Teste et moins matéria-liste. Commentant les résultats d'une enquête sur la jeunesse,M. Sauvy a observé que « le remplacement du cheval par letracteur n'obéit pas toujours à de sordides considérations derentabilité. Au lieu de traverser le village derrière son cheval,raillé par les filles aux ongles carmin, [le jeune agriculteur]passe désormais juché sur son véhicule, dominant et fier commeun Romain sur son char. La dignité va plus loin nettoyer soncheval ou son écurie est un bas travail de palefrenier; nettoyerson moteur, c'est appartenir à la nouvelle aristocratie, celle

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du métal, privilège masculin° p. On le voit c'est la volontéde puissance celle même du triomphateur sur son charqui explique, mieux que le souci économique de la rentabilité,le comportement de l'agriculteur qui modernise son exploi-tation.

Il y a plus. En réponse à la question « Sur le plan matériel,y a-t-il des choses dont vous vous sentiez privé? » 42 desjeunes gens interrogés à l'occasion de cette enquête ont cité lesvacances, 39 « un moyen personnel de transport », et 35les « distractions ». D'où M. Sauvy conclut que « le besoin estd'évasion. Les vacances évasion. Moyen personnel de trans-port évasion. Distractions évasion. C'est la fuite devant laservitude sociale ».

« Le moyen de transport, dit encore M. Sauvy, est justementlà pour combler le besoin de commander. » Et de suggérer queles courses échevelées des automobilistes « traduisent le besoin

de lutte » et remplacent les duels d'autrefois! Vieil instinct duguerrier, dira-t-on, que la civilisation technique aura tôt faitd'étouffer. Ce n'est pas si sûr. C'est même peu probable, quandon voit la technique attiser la flamme, plutôt que de l'éteindre.

La civilisation moderne, donc, ne tarit pas la volonté de puis-sance. Mais elle la distrait de la politique. Beaucoup peuvent,à peu de frais, commander à des esclaves mécaniques, régnersur des choses plus dociles que l'homme le mieux dressé, assou-vir sur ces choses leur instinct de domination. Ces mille commo-

dités, qui les libèrent des tâches serviles, les enchaînent dumême coup à la machine sociale. Il leur faut, pour payer leursdeux ou leurs quatre roues, travailler davantage, renoncer àfaire grève, jeter par-dessus bord les vieux mythes révolution-naires. Quand le bonheur est à portée de la main, le rêve inac-cessible n'a plus d'attraits le Présent tue l'Avenir.

Ainsi, l'homme heureux est le plus gouvernable de tous. LesVénitiens le savaient bien ils multipliaient les fêtes et les bals,aimant mieux voir les sujets de la République s'amuser, etrire, et danser, que comploter contre l'Etat et discuter lesdécrets du Sénat. Il est à croire qu'à mesure que les commoditésseront mises à la portée de tous, l'État sera d'autant moinsdémocratique que la société sera plus égalitaire.

Alors le pouvoir sera le luxe suprême, le seul que les hommesse disputeront encore, et il appartiendra à une nouvelle race

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de rois. L'homme gardera, au-delà du bonheur, la passion deProméthée, car l'homme, comme l'a dit André Malraux, « rêved'être dieu ».

Cette passion n'est d'ailleurs pas si absurde qu'il y paraît àceux pour qui l'homme n'est qu'un ventre. L'autorité et laliberté sont une même chose, puisqu'il n'est que celui quicommande qui soit certain de n'avoir pas à obéir. Comme le ditLocke « La liberté est puissance. » Et Voltaire dit la mêmechose « La liberté, c'est le pouvoir. )) Dans le monde de demain,il sera d'autant plus impossible de se désintéresser de l'État,d'autant plus déraisonnable de laisser à autrui le pouvoir poli-tique, que le destin de chaque homme et le destin de la racehumaine dépendra davantage de la sagesse ou de la foliedes gouvernants.

Le pouvoir spirituel de Rome, qui s'était imposé aux princesde la chrétienté, est contesté depuis la Réforme. La voix deDieu, qu'un Louis XIV laissait parler, et parler haut, par labouche d'un Bossuet, n'arrête plus les tyrans du xxe siècle.L'État totalitaire moderne comme la République de Pla-ton s'arroge un pouvoir sans bornes; il dispose souverai-nement de ses sujets, de leurs femmes et de leurs enfants, deleurs vies et de leurs biens; il ne reconnaît nulle loi au-dessusde lui, écrite ou non écrite, divine ou humaine parce qu'il seregarde comme la source de toute loi, de tout droit, de toutemorale. Les démocraties, sous ce rapport, sont aussi totali-taires que les dictatures « Il est de l'essence même des gou-vernements démocratiques, écrivait déjà Tocqueville il y aplus de cent ans, que l'empire de la majorité y soit absolu; caren dehors de la majorité, dans les démocraties, il n'y a rienqui résiste 7. » Et Delolme disait que le Parlement britanniquepeut tout faire, sauf changer une femme en homme ou unhomme en femme s.

Et, en même temps que le moderne Léviathan rejette lesanciens garde-fous, la science et la technique mettent à sonservice des moyens nouveaux de détruire et de tuer, d'opprimer,de réprimer, de tromper, auprès desquels ceux d'hier paraissentpuérils et grossiers. Les guerres d'autrefois ne changeaient pasgrand-chose au sort des paysans et des bourgeois; aujourd'hui,au contraire, il suffirait de quelques fusées pour anéantir unpays comme la France en moins de temps qu'il n'en faut pour

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le dire. A Venise, le Conseil des Dix achetait les maisons voi-sines des ambassades étrangères pour y placer ses espions; denos jours, les microphones de la police se cachent sous les par-quets et dans les boiseries. Non seulement l'antique questionn'a pas disparu, mais encore nos bourreaux disposent de droguesqui brisent la volonté de leurs victimes et les font parler contreleur gré, et dire aux juges ce que veulent les accusateurs. Laradio, enfin, et la télévision répandent plus vite et plus loinque jamais les mensonges savants de la propagande. « Dansune telle situation, écrit M. J.-M. Domenach, il n'est pas pos-sible qu'un homme raisonnable prétende vivre en dehors ouau-dessus de la politique. Cet « humanisme » n'est que celui dela bête qui continue de ruminer sa pâture à l'écart de l'agita-tion des hommes 9. »

Louis XIV décidait seul pour vingt-cinq millions d'hommes.Mais ses décisions n'affectaient en rien, le plus souvent, lesort de la plupart d'entre eux quelle que fût l'issue de laguerre aux confins du royaume, on continuait de vivre aurythme des saisons, comme toujours on avait vécu depuis lesRomains, et comme on allait vivre encore près de deux siècles,jusqu'à l'aube de l'âge industriel. Victoires et défaites, succèset revers des armées ne changeaient rien à la vie des hommes;à peine les gazettes commençaient-elles d'en porter l'écho unpeu partout.

Il n'en est plus de même aujourd'hui la vie de chacun dépendde plus en plus de la bonne marche de la machine économique,du libre accès aux sources d'énergie et de matières premières,et en dernière analyse de la politique de l'État. Plus encoreque le contemporain d'Aristote, l'homme moderne est un ani-mal social et politique à mesure qu'il est plus homme etla machine sociale est d'autant plus fragile qu'elle est pluscomplexe et plus diversifiée.

L'homme de la civilisation traditionnelle regardait son huma-nité comme donnée, comme fixée. Même quand on eut cesséde croire que l'archétype de l'homme fût sorti de la pensée deDieu, on se raccrocha longtemps à la Nature abstractioninconsistante, mais qui avait au moins le mérite de laisser auxmalheureux hommes l'illusion de vivre encore dans un monde

familier, régi par des lois qui leur fussent connues.Marx, le premier, découvrit que l'homme est le créateur de

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lui-même, et Sartre nous invite maintenant à nous choisir, ànous inventer. Ce problème du choix, de l'invention de l'huma-nité par l'homme, que Sartre a posé en morale avec quelquefracas, M. Jean Rostand n'a pas craint de le transporter dansle domaine de la biologie. Les savants de demain fabriquerontune humanité à leur convenance, ou à la convenance de l'Étatqui les paiera. Alors les criminels hitlériens feront figure deprécurseurs timides et maladroits, et la politique, au lieu d'êtreun moyen pour les hommes les hommes comme nous autres,les hommes naturels, créera des races nouvelles, selon lesméthodes de l'élevage scientifique moderne, et fabriquera desesclaves pour le service de l'État avec des moyens que Platonn'avait pas rêvés.

Ainsi la science donne des armes redoutables à la folie et à

la barbarie, en même temps qu'elle apporte à l'humanité leschances tant attendues d'un âge d'or. Les plus clairvoyantsparmi les témoins du monde contemporain un Gabriel Mar-cel, un Mumford, un Jaspers, un Jünger ont dit leur inquié-tude et leur émotion.

Comme la boîte de Pandore, la science porte en elle tous lesmaux, mais aussi l'Espérance. Et l'Espérance est politique.Faute d'un pouvoir spirituel assez indépendant, assez fort,assez universellement reconnu et respecté pour être en mesurede limiter la puissance grandissante des hommes d'Etat et deshommes de science, il dépendra des politiques que l'humanitésache dominer son destin, ou que la race des hommes aille àsa perte, dans le chaos et dans le crime. Il appartiendra auxpolitiques de relever le défi de Sartre et d'inventer l'hommede demain. Les politiques seront les « consciences d'élite )) dontparlait Blondel. Aussi la politique est-elle en train de redevenirpour les hommes du xxe siècle ce qu'elle était pour les Grecsla recherche de la meilleure 7ioXiTeïoc, c'est-à-dire de la meil-leure façon de vivre pour une société en tant qu'elle est déter-minée par la forme de son gouvernement.

Mais l'homme d'État ne peut plus se passer d'être informédes techniques les plus diverses. Il faut qu'il soit économiste,qu'il sache où sont les sources d'énergie et d'où viennent lesmatières premières, quelles productions, quelles fabrications illui faut encourager, quelles importations favoriser, quellesautres il vaut mieux entraver. Il faut aussi qu'il se tienne au

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courant des constants bouleversements de l'art de la guerre.Et il faut encore qu'il soit tour à tour physicien, chimiste, qu'ilsuive de près les recherches des savants qui travaillent pourlui, qu'il leur donne ses instructions, qu'il les presse d'aboutir,qu'il dise ce qui est urgent et ce qui peut attendre, qu'il mesureles conséquences militaires, économiques, sociales, politiques,des découvertes nouvelles.

Si beaucoup se désintéressent de la politique, c'est parceque les choix qu'on leur propose se réfèrent à des querellesvieilles d'un siècle, comme si les problèmes de la cité, commeceux de la métaphysique ou de la morale, étaient éternels etdevaient se poser toujours de la même manière. Les idéologuescontinuent de se battre entre eux, mais leur logomachie n'inté-resse plus personne. Les citoyens français étaient naguèreinvités, tous les cinq ans, à prendre parti pour la religion oupour la libre pensée, comme au temps de M. Combes, pour lapatrie et l'armée ou pour la justice et la vérité, comme au tempsde l'affaire Dreyfus, pour un libéralisme périmé ou pour unsocialisme dépassé. Les jeux étaient faits, et les joueurs n'ai-maient pas voir sortir des cartes nouvelles. Au contraire, àchaque fois qu'une consultation électorale a été autre chose,que les Français ont eu le sentiment que leur vote pouvait chan-ger le cours des choses, alors ils se sont pressés aux urnes.

Les élus sont censés représenter des idées, qu'ils ont man-dat de défendre, de faire triompher, de porter au pouvoir. S'ilsy parviennent, ce sont elles, et non pas eux, qui vont siégerau Parlement et s'ils viennent à l'oublier leur parti se chargede le leur rappeler. Pour choisir un ministre des finances oude la défense nationale, on s'inquiétait il y a peu de savoir cequ'il pensait de l'existence de Dieu et de l'école libre. De sorteque lorsqu'il fallait un calculateur, on ne prenait pas un dan-seur, comme dans la comédie, mais un avocat ou un profes-seur ce qui revient au même.

Ces hommes d'idées n'ont évidemment aucun préjugé dèsqu'il s'agit d'économie, de stratégie, de technique ou de sciencephysique. Ils sont donc prêts à se ranger à l'avis des expertsou à céder à la pression des intérêts, si bien que la réalité dupouvoir tend à leur échapper pour passer à ceux qui ont lacompétence technique ou la puissance économique, et qu'unerépublique tourne d'autant plus aisément à la technocratie et

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à la ploutocratie qu'elle est plus idéologique et plus démocra-tique dans son principe.

Mais les questions que les syndicats d'intérêts s'affairent àrégler à leur avantage sont le plus souvent impropres à soule-ver les passions et plus encore celles qui sont de la compé-tence des experts. La plupart n'y entendent goutte, surtouten France où le public, même cultivé, est ignorant des donnéesles plus élémentaires de la science économique. C'est ainsi quela Technique tord le cou à l'Éloquence. Quand la République abesoin de savants, elle n'a plus besoin de tribuns, et le xxe siècledonne raison à Saint-Simon. Il y a maintenant cinquante ans,Sorel remarquait qu'il suffisait que l'on abordât le domainede l'économie pour que s'étalât « dans toute sa splendeurl'ânerie de nos représentants » et il citait le cas d'un dreyfu-sard qui eut son moment de notoriété et qui se piquait de nepoint s'occuper d'économie, ayant, disait-il, « une certainedéfiance pour cette science conjecturale 10 ».

Sous le précédent régime, les idéologues et les technicienss'étaient partagé le pouvoir les premiers avaient gardé poureux l'apparence du gouvernement, les titres, les honneurs, lesmenus avantages et les petits bénéfices de la politique, tandisque les seconds s'étaient arrogé la puissance réelle, qu'ils met-taient tout entière au service de leurs techniques fragmentaires.Un pouvoir réel gouvernait à la place du pouvoir légal et cedernier, comme les juges de Pascal, s'imposait « par la gri-mace ». Au-dessus, rien. Le vide. Nulle politique. La démo-cratie n'était rien autre que l'absence de prince, le trou paren haut.

Du reste, les idéologues et les techniciens étaient faits pours'entendre; les uns et les autres s'accordent à donner à leurpouvoir des fins qui relèvent de l'éthique, et point du tout dela politique. Les uns et les autres croient travailler au bien dupays, au bien de l'humanité, au bien tout court. Leur politiquen'est que morale et l'opinion, qui se fait à tout moment jugede toutes choses, motive ses arrêts en droit et en équité, approu-vant qui a raison, réprouvant qui a tort, appliquant aux affairesde l'Etat les règles et les lois qui valent pour celles des parti-culiers.

Si l'État vivait en vase clos et qu'il ne s'agît que d'adminis-trer les choses, d'expédier les affaires, d'organiser le travail,

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de faire la police des villes et d'assurer la tranquillité descitoyens, ce gouvernement de l'opinion et de la technique pour-rait suffire. C'est la secrète pensée de beaucoup, et l'idéal deceux que l'on appelle les « technocrates ».

Mais la politique est autre chose. Elle sait qu'un État n'estpas seul, et pas davantage un groupe d'États, et qu'il n'estpas de barrière de papier qui puisse empêcher longtemps lemonde de bouger. Elle postule un dessein, un projet, une idéeà mettre en acte dans l'avenir et une idée qui soit parfaite-ment arbitraire, c'est-à-dire distincte des fins que la moraleassigne à tout homme.

On a vu que la technique était impuissante à définir un teldessein. On a vu aussi que l'idéologie n'était plus engrenée auréel. On ne voudra pas ressusciter les passions qui se meurent,si l'on ne veut pas se battre pour des causes qui n'émeuventplus, et qui paraîtront bientôt absurdes.

Alors, quelle cause nouvelle allons-nous inventer, qui soitcapable de donner un sens à notre politique et que nous puis-sions justifier devant le tribunal de la raison? Quelle passionnouvelle allons-nous proposer pour soulever le monde, quandon aura tué toutes les vieilles chimères? On proposera simple-ment la cause la plus ancienne, et qui fut de tout temps la finde toute politique celle du prince. Car, comme l'a montréM. Éric Weil, « la politique ne se comprend que du point de vuede celui qui agit, du point de vue du gouvernement u », et lecitoyen qui veut penser en prince doit d'abord se défaire dessoucis, des préjugés, des passions et des habitudes du sujet.Les systèmes qui, comme celui de Rousseau, partent de l'hommene sont pas à proprement parler des politiques, mais bien plutôtdes antipolitiques, qui aboutissent à dresser un catalogue dedroits à faire valoir contre l'État. Ces droits peuvent être fon-dés, mais le vice des systèmes démocratiques est d'en avoir faitla charte du pouvoir, alors qu'ils en sont la limite. Et, de même,la passion que l'on proposera au politique sera la plus invétéréedans l'homme, celle qui ne cessa jamais d'être le moteur del'histoire la volonté de puissance.

Non pas que nous souhaitions imiter la folie sanguinaire quiagita naguère le peuple allemand. Non pas que nous méprisionsles doux et les pacifiques, que nous prétendions opposer ledroit des forts à la morale des faibles. Mais nous savons désor-

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mais que la puissance est plus que jamais la seule assurancecontre l'esclavage.

Certes, il y a autre chose à faire sur cette terre que de prendrepart aux luttes politiques on peut cueillir une à une les fleursde la vie; on peut jouir du temps qui passe, de la douceur del'air, de l'arbre et du ciel, des jeux de la lumière, des arômeset des senteurs. On peut prier. On peut aussi régner sur unmonde domestique, s'enrichir, commander aux choses que lamécanique met à notre portée. On peut, comme Camus, cher-cher le bonheur dans les choses simples et innocentes. On peut,comme Rousseau, s'adonner à la « contemplation solitaire »,jouir « du seul sentiment de son existence sans aucune idée del'avenir 12 ». Il est des occupations plus agréables, et de plusprofitables, que la politique. Il est aussi des tâches plus nobles.La politique ne donne pas toutes les satisfactions; elle n'ap-porte pas une réponse à tous les problèmes. Elle ne suffit pasà tout. Il faut des producteurs, des marchands, des ingénieurs,des ouvriers. Il faut des riches. Il faut aussi des saints. Et nous

ne chasserons pas même les poètes de notre République.Mais ceux qui recherchent le profit, ou l'agrément, ou le

plaisir; ceux qui exercent leur pouvoir sur les choses; ceux dontl'âme est belle et pure et tout entière illuminée de Dieu; tousceux-là ont renoncé à la puissance. En choisissant la richesse,le plaisir ou la sainteté, ils ont voulu être des citoyens passifs.

Mais il faut qu'ils sachent que leur liberté est contestée,menacée, et qu'ils ne tarderaient pas à être esclaves si d'autres,les citoyens actifs, ne s'offraient à la préserver.

Le saint qui ne croit pas qu'il y ait en ce monde un bien àopposer au mal, ni même un moindre mal qui vaille mieux quele pire; qui refuse de servir un prince plutôt qu'un autre, etqui est indifférent à tout ce qui arrive parce que, quoi qu'ilarrive, la liberté est inexpugnable pourvu que l'on soit prêt àmourir pour elle; celui-là qui préfère la couronne d'épines duChrist à la couronne d'or du roi doit savoir que son attituden'est cohérente que s'il accepte de monter lui aussi sur la croix.Entre la politique et le martyre, il faut absolument qu'il choi-sisse, et il n'est libre de choisir le martyre que parce que d'autresont choisi la politique sans quoi il ne pourrait pas même êtrevictime, puisqu'il n'y aurait pas de bourreaux. Du reste, sil'homme peut choisir, l'humanité n'a pas le choix; il faut qu'il

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y ait dans le monde une politique, et de la violence. Celui qui,comme Camus, refuse toute violence ne fait que proposer auxvictimes de se laisser égorger, puisqu'il sait que les bourreauxne l'écouteront pas; il ne fait qu'ouvrir la voie au déchaîne-ment de la violence absolue. Spengler a raison « La vie entièreest politique 13. ))

Les citoyens actifs ne peuvent pas vouloir, eux qui recherchentla puissance, que le pouvoir soit à tout le monde. Ils peuventse dire démocrates; ils sont des aristocrates qui veulent quequelques-uns commandent et qui ne se résignent pas à l'im-puissance de chacun dans la toute-puissance de tous. Leurambition est de faire prévaloir l'intelligence dans le monde, defaire triompher l'esprit de la matière, de créer de l'ordre pourque les hommes puissent prévoir, calculer, travailler.

Grâce à eux, peut-être, le monde ne deviendra pas, commele craignait Taine, « un coupe-gorge et un mauvais lieu », etnotre planète n'ira pas à la dérive au hasard des combinaisonsd'intérêts, au gré des fous, des mythomanes, des prophètes derencontre ou des savants. C'est à ceux qui se reconnaissentcette vocation particulière que les réflexions qui suivent sontdestinées. Ils commenceront de pouvoir dès qu'ils auront choiside vouloir, car, si la richesse est promise aux hommes d'argentet le Ciel aux saints, la puissance sera donnée aux politiques

une puissance qui passe, comme l'homme. Comme dans lemythe d'Er, à la fin de La République, chacun aura le lot qu'ilaura choisi.

Nous rechercherons ici les fins et les moyens d'une politiquedébarrassée des idéologies d'hier et capable de dominer lestechniques d'aujourd'hui et de demain. Cette politique serascientifique; nous voulons dire que sa méthode sera celle mêmede la science, qui gouverne de plus en plus tous les domaines del'activité des hommes, et qui s'est constituée, comme l'a ditBergson, en prenant pour modèle les découvertes de Képleret de Galilée 14.

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CHAPITREPREMIERR

La politique comme science

Pourtant, tout semble se passer comme si les méthodes dela science moderne n'avaient rien à faire en politique, commes'il y avait là un domaine qui leur échappât de droit. Tant quela science fut tout le savoir c'est-à-dire, à peu près, jusqu'auxvme siècle il put paraître naturel qu'un Aristote traîtâtsuccessivement, avec une égale rigueur, de la physique, de lamétaphysique, de l'éthique et de la politique. Cependant, cettepolitique spéculative n'avait aucune prise sur la réalité poli-tique aucun des auteurs qui, après Platon, voulurent établirle gouvernement des philosophes, ne réussit jamais à gouvernerle plus petit État. La religion se confondit longtemps avec lapolitique le prince était prêtre autant que roi jamais lascience, ni la philosophie.

Depuis le xixe siècle, la science s'est épurée de tout ce quiéchappe au poids et à la mesure et touche aux fins dernièresde l'homme, abandonnant ainsi un vaste champ de connais-sances à l'opinion, à la dispute, au choix arbitraire. On dis-tingue désormais deux domaines, entre lesquels la démarcationest bien tranchée d'une part, le monde des phénomènes, toutle mesurable et le pondérable, tout ce qui fait l'objet, au moinsprovisoirement, d'un accord général entre les savants ou d'unerecherche commune en vue d'un tel accord; d'autre part, lemonde des fins, tout ce qui est affaire de choix, de pari, d'opi-nion, d'appréciation subjective, de traditions, d'habitude oude goût. D'un côté la quantité, de l'autre la qualité. Le premierdomaine est celui de la science. Le second celui de la religion,de la philosophie, de la littérature. Notre système universitaire

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