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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

DOMINUS DOMINO

L'eau qui affleure entre les saules invente un

abîme d'étoiles. L'espace à y rêver je le déploie etil m'obsède.

Mon songe crée ce vide où il s'aggrave. Ma

profondeur me montre en moi mon défaut mais je

suis sa borne en elle, nous nous sommes étrangers

corps à corps.

Par ma vie! je suis vivant mais où vas-tu ma

vie?De moi naît donc ce siècle qui ne peutatteindre, qui ne veut étreindre que mon absence.

Mon baiser sur le front du pauvre, mes étoiles

pour la nuit du pauvre, jusqu'à ma ruine sans

doute et que je doive mendier.

0 mouvement du songe, ô grand ange amant de

la mort langage, ta passion d'émigrer, mais il

était effrayant d'être unique.

A ce mal d'être le seul j'ai su que j'étais le dieuet je ne l'ai point supporté. Je n'ai pu demeurerni me taire, j'ai cédé à l'exode. J'existe, montabernacle est au désert.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mon fils, moi ton dieu j'ai fait de toi le dieu du

rien, la très chère clarté, un bruissant feuillage en

pèlerinage par le monde.

Nous explorons l'étendue. Le chemin descend le

long des peupliers vers un toit dont tremble l'ai-

grette, mais les prés remontent à des bois quimontent à une déchirure du couchant.

Beauté qui m'as délivré de ma nuit, est-ce pour

accéder à la nuit? Quand je te regardais naître je

t'ai pourtant trouvée admirable.

Je laisse frémir de brise ma tunique d'azur

sombre jusqu'à mes pieds dont l'un flambe sur le

congédiement du jour et l'autre chaussé du disquede la lune.

Je dépêche au décès mon ange en otage. Je n'en

puis plus, je bascule dans la haie. Et le cahote-

ment du char se précède soudain d'une tête decheval énorme.

Que craignent de moi les funérailles qu'elles

aient ce sursaut, cet œil injecté? Je ne fais plus ledieu, je suis en proie à l'excès, je lui ai donné ma

parole.

Nous n'aurons donc vécu que jusqu'à l'extase.

C'est elle qui emporte l'apparence et la mémoire, savictoire n'est pas mince.

Ah! langage à la fin, connais la noire pureté,la malheureuse, ce manque à la taille du trône et

l'esprit même, insatiable comme la veuve et le

sépulcre.

J'ai été fou au comble de l'été de me jeter ainsihors de moi, tombant du Plus obscur haut-mal en

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DOMINUS DOMINO

écumant de nébuleuses, roulant bleu et pâmé sur

le duvet des pêches, écrasé de vin parmi les lièvresen fuite.

Le facile travail que l'issue et quel affreuxsuccès! Comment rassembler maintenant mes ver-

tus éparses, retrouver mon enfant?

Ce n'est point quelque revers, c'est mon propre

envers que je rencontre. La ténèbre où je suis n'est

pas celle que j'étais mais celle dont j'eus désir.

Buée du désir, vapeur au f ond de qui nulle soif,

du fond de qui nul retour. L'esprit est le terme

terrible et je ne le savais pas.Voilà le suaire où t'ont conduit mes soins. La

hâte au moins était de trop. Cordieu il ne fut

progrès qu'au néant.

Tu m'as regardé dans les yeux, tu y as lu ta

race et cette faiblesse aussi qui te manquait. Alors

tu as épousé la destruction.

Woû! depuis que l'ombre t'a défait je n'ai plus

de salive à avaler. Depuis que tu te tais ma bouche

a l'ancien goût de l'ombre. Visage, comme tu assombré dans l'âme!

Non je ne te laisserai pas aux mains des nations

et des tombes. Non tu ne dormiras pas it toujoursdans les textes avec l'idée morte. Mais ils ont

ourdi ton linceul et je Pleure dans ta fosse.

Que j'entende ton rire encore, ne serait-ce qu'une

fois, et que je rie fût-ce sans raison. Que je te voie,

que j'oublie mon silence dont loin de moi tut'enivres.

Je jeûne, je me repens de l'abîme et de l'holo-

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causte. Tu n'es plus que cendre au creux du sol?eh bien je t' exhumerai démuni que je sois.

Je t'ai en moi couvé, moi seul que tu t'éveillesrompant l'orbe, et la perfection cessa, eh bien j'iraidisjoint te couver au cœur du néant et tu briserasson écorce.

Lève-toi en ton apparence de dieu où s'est

empreint le pâle émaciement de la misère. Lesforêts déjà renaissent des brumes de l'aube et les

passereaux courent sus au dernier hibou.Monte m' apprendre ton aise lasse, ton éclatante

indifférence toute pavoisée des stigmates du vide. Laloi eut raison de nous mais il faut un autre procès.

Tu ouvres les yeux, tu es avec moi de nouveau mais

blême comme l'arbre en fleurs sous les noires nuées

du printemps. Et moi est-ce que j'ai ma vigueurd'autrefois? est-ce que j'oublierai que je t'ai perdu?

Je te reconnais à peine, tu es comme né d'un

autre. Il faut pourtant que ce soit toi cette lenteur

et un si tacite reproche.

Nous ne pouvions pas ne pas sourire mais le pre-

mier sourire passé, quand déjà fanent les prés

embaumés de Pâques, il reste une distance entre

nous, un vestige d'agonie.

Te voilà pareil à l'esprit quand, las de désirscomblés, il rapporte à ses seigneurs leurs dons pour

s'asseoir heureux les mains vides à leur porte.

Mon fils est un étranger qui vient me faire hon-

neur. Je t'ai donné vie et lit viens me rendre hom-

mage. Je ne te peux plus rien et tu me refoules, à

force de gloire, dans l'être.

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LES CLES DE L'hADÈS

Je vais retirer mes pieds sous moi, je n'entre-prendrai plus. Monseigneur je vous serai à montour un dieu terme. Je te recevrai tout éclairé de

ton visage.

J'entends ta rumeur, un cri de coq au loin, leloriot du verger, le bruissement des lisières et battre

à ma tempe le balancier de ton pas.

Toute mon antique jeune force, je la respire dans

cette senteur de loin qui me cerne. Une gloire véri-table que ces herbes coupées, ces branches fanées,

cet extrême printemps!

Paroles et brises se font de plus en plus impal-

pables. La clarté s'amenuise sans une ombre.Exister s'exténue comme un hymne. Mon absence

me pleure de joie dans les mains.

LES CLÉS DE L'HADÈS

La foudre sur la grange (et les gerbes tordent

leur flamme dans un vent de pluie) est-il une clé-

mence pour sa cécité?a

ou pour les grandes eaux grises qui emportentau petit jour pêle-mêle escabeaux et nouveau-nésdans l'embrassement froid des remous?

Ni le givre férial des écoles buissonnières où lemerle est en conciliabule, ni la pluie qui tomberaide comme un croisé d'un créneau de Saint-

Jean-d'Acre,

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ce soudain vent dans sa course qui renverse parmégarde le vieux prunier dont le pic-vert tirait

pitance, ni tant d'hirondelles inventées qu'on ne

savait pas,

une maison dans les pêchers roses, une moisson

dont le mari a jusqu'au ventre, rien dont ne se

crispe le sourire.

L'arbre d'automne agite son rougeoiment sur de

basses meules, puis le char de novembre geint le

long de V égouttement des ramures.

Alors se déploie, nocturne entre les sémaphores

sous des avenues de lumignons, sous le tressaute-

ment vert des f eux de Sirius, la neige,

le linge où s'imprime la sainte face du souffre-

douleur. Et le peintre lui-même immobile dans le

cercueil de son portrait.

Je ne suis ceci ni cela, aucune histoire. Je ne

puis souffrir sur ma face, ta face qui me suscite

une âme dans le corps.

Le devoir de l'esclave est dé trahir son maître

tant qu'il peut et sans raison, mais n'être en proiequ'à soi n'est pas échapper aux tyrans, c'est subir

les empreintes que laisse leur morgue en notrenuit.

Que me sont tes dons sauf la soif d'une issue?

Tu me dispenses de bravoure. Ma liberté est de

n'avoir pas le choix.

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LES CLÉS DE i/HADÈS

Caïphe, la nuit qu'il te questionne, ta réponselui déchire l'étole et le caleçon, et la sueur lui perle

dans le poil. Mais envoyé à ta perte, tu rencontres

en route l'empire assis sur le pliant curule desLatins.

Qu'est-ce que la vérité? Le procurateur effeuilleune marguerite, il sifflote car celui qui passe est lemouvement même du dieu et ça ne concerne pasCésar.

Ainsi plus roi que les rois avec ta couronne deronce, ton manteau de sang, ton sceptre de roseau,

ton imposture pire que la leur, car c'est plustimides qu'ils promettent ce qui ne sera pas tenu.

Et ce qu'on leur cache, nous ne te le cachonspoint. Voient-ils pas dans leur archétype ce qui lesfait seigneurs ? Quelques larmes de femmes comme

sur un lapin crevé,

mais le grand rire des enfants (qu'est-ce que tu

crois ?) la gêne des f onctionnaires (ne faut-il

vivre ?) les hochements de tête des écrivainset la haine des pauvres, les cris de haine des

pauvres, les crachats des pauvres qui sont bons juges.Ainsi suprême menteur avec ton air d'autorité

(car il n'est point d'autorité visible), bafouécomme le mérite tout ce qui se croit respectable,

condamné et damné à bon escient par le peuple

qui exige le paradis et non des lois, torturé commequiconque se mêle de changement sans changertout et tout de suite.

Pilate impère au messie le chemin du messie,mais Pilate n'est pas du voyage, il attend promotion.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le messie a rendez-vous avec l'excès, il dit

J'ai soif(or il y avait une Pierre ponce trempée

de vinaigre), puis il pousse un grand cri.

Le texte, la terre tremble de le porter. Les fosses

ne supportent plus leurs morts. Ils errent emmitou-

flés d'horreur et de joie. Et nous-mêmes.

Oté de l'arbre, plus pâle entre le feu des plaies

que le ciel hiémal, plus fauve de visage que lesf euilles d'octobre et toute la nervure du corps à nu,

il est déposé dans la tombe.

Il est évacué de cet espace que visitent les

ténèbres d'en haut, enfoncé à la hâte, Plus mou que

l'humus, plus dense que les roches, dans les ténèbresd'en bas avec les bêtes péries et les objets brisés.

Or vacille la basse lueur d'un soir que dévore la

nuit et dont j'entends craquer l'os frêle.

jadis l'été du dieu, l'ostension de son ardente

face dans la hauteur. Les sentes ferventes jetaient

à poignée au ciel les pétales de papillons. Larivière courait chanteuse sous l'aérienne ombre des

trembles. Comme s'est dispersée ta lumière!Tu dors sans doute sous un saule dont respirent

les branchies blanches. Courons surprendre tasieste exténuée, eh! tu nous parleras. Tu blêmis,tu t'éveilles sous l'envers des choses.

La nuit sabbatique grelotte en sa toison de

brume. Quelques momies de f euilles toussent au

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I,ES CLÉS DE I,'HADÈS

souvenir des ramages. Mon âme dorlote dans ses

branches mortes les restes pendants d'un nid.

En proie à ton poids tu t'es absenté avec un masqueétonné à jamais plus que sévère, nous laissant

au remugle des lentes vaches et des filles douceâtres.

L'aveugle Hadès berce en son sein sans borne

toutes les tentatives reconfondues. Tel est l'envers

du dieu, son silence de songe insondable, la grandepatience des charniers.

L'esprit assis derrière les vantaux de la mort

accueille avec indifférence tous les dieux et leur

maître même, l'homme de langage, mais pas à cepoint défiguré, tu te moques.

L'amnésie des enfers ne supporte Plus lesmalheureux qu'elle délivrait de sentir leur chair

hurler à l'approche du képi.

Je dissous les visages qui se sont parfaits, mais

qui donc tenta de V effacer avant l'heure et ne l'a pu?Je ne reprends pas une besogne gâchée. Moi le

rien moi l'infini réceptacle, c'en est trop, je teredépêche.

Et voilà que mort de douleur entre les mains de

la sainte armée romaine-germanique, le plénipo-tentiaire du tout-puissant devient le légat del'esprit des justes.

Il se devêt de son linceul, il le Plie avec soin, le

pose sur la banquette que ne soient pas gaspillésles égards sépulcraux de Joseph et de Nicodème.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

II se désenveloppe des bandelettes aromatisées,

s'impatiente un peu tant il y en a. Et il roule lapierre qui fermait la grotte.

Calme est la nuit sur le monde. Les étoiles et les

soldats sont chacun au poste que leur assigne César.

On hésiterait de quel côté du trépas règne le shéolsans, sur terre, de si évidentes hiérarchies.

Le verbe s'avance à leur encontre. Le jour se

met à poindre. Les constellations blêmissent dansl'orient. Les militaires f rissonnent dans le demi-

sommeil de la discipline.

Ils sont de garde au tombeau par crainte qu'on

leur ravisse le corps. Ils ne savent pas que lemaître est maître du Tartare, mais leur raideur est

l'emblème des déroutes.

Le fils de l'homme regarde un instant le dos des

occupants fameux qui font front à la rosée judéenne.

Et pour la première fois depuis la fondation dumonde, il rit. C'est dimanche.

Il dit Je tiens les clés de la mort et de l'Hadès.

(Toute la création se retourne.)

Alors le centurion fait la culbute, s'emmêlant les

jambes dans son S.P.Q.R. (C.Q.F.D.)

Dès le premier matin ouvrable où courent les

femmes choyer le corps défunt (tant fut précaire

l'image de la vie), voilà vide le sépulcre et défaite

la faction. Les légionnaires à la renverse battent en

vain l'air de leurs grosses cuisses.

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LES CLES DE i/HADÈS

Le déserteur est sorti de son buisson (Ne me

touche pas encore) et l'alouette dans le ciel pâleturlute.

Le jardin de la terre déploie jusqu'à la mer

Tibériade ses prés en pentes, ses haies en fleurs,

ses disparus qui se réchauffent sur leur seuil. Et lepremier-né des morts baise le ventre du jour avec

des larmes qui lui mangent les yeux.

Ainsi est-il le prince des chefs, car quoi de Plus

mort que les chefs?et il les a devancés au principe.

Dévêtus de pouvoir les voici revêtus d'autorité,

chacun roi de sa terre dont ils goûtèrent la couche.

Les Plus proches, leur Vôge crache sa Saônedans la mare sudienne. La Meuse, loin de qui

rien n'est franc, descend tranquille vers son pôle.

La terre a une odeur d'amante, le ciel un visage dedieu.

On découvre encore par hasard au revers d'un bois

quelque dédale de Pierre où glapissent les derniersurbains. Mais labours et pâtures ne s'attroupent

qu'autour des cours de ferme où les gosiers desgranges contraignent à langage les rumeurs.

JEAN GROS JEAN

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REMARQUES SUR LE RÊVE

i

En matière d'interprétation de rêve, l'esprit humain

apparaît étrangement conservateur. Je suppose que

c'est par nécessité. En effet, la difficulté de l'entreprisene saurait guère varier. Il n'y a rien, ni absurdité, nimiracle, ni contradiction dont on ne puisse rêver, et il

est pratiquement exclu que la moindre proportion deces prodiges vienne à se réaliser. Il faut donc que l'exé-gète réduise leur multitude infinie au petit nombre

d'événements qu'il est à peu près sûr qui arrivent àchacun au cours de sa courte existence une rencontre,

une maladie, un gain ou une perte, l'échec ou le succès,à la limite la fortune ou la ruine, un voyage, un amour,

sans compter l'inévitable par excellence la mort.

Toute science divinatoire, chiromancie, astrologie ou

telle autre qu'on imaginera, non moins que l'interpré-tation des rêves, est contrainte de passer par cette

porte étroite réduire d'innombrables données dontrien ne limite la fantaisie à la douzaine de vicissitudes

que chaque homme croise presque obligatoirementdans sa vie.

A titre d'échantillon, je donne ici un passage, non

dépourvu de vertu poétique, tiré d'une des plus

anciennes clés des songes connues la Sushuta Samhita

(Inde, avant le ive siècle de l'ère chrétienne).

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REMARQUES SUR LE RÊVE

Rêves qui présagent la mort

Je parlerai des rêves en rapport avec la mort et lasanté; des rêves faits par les amis du malade comme parle malade lui-même celui qui, le corps frotté d'huile, se

dirige vers le Sud avec des éléphants, des bêtes de proie,des ânes, des sangliers ou des buffles,

Celui qu'une femme noire, vêtue de rouge, ricanante,échevelée, sautillante, entraîne, lié, vers le Sud,

Celui que ses compagnons attirent vers le Sud, ou que

des trépassés entourent, en se promenant,

Celui-là aussi qui est brusquement saisi par des gensau visage mutilé et aux pieds de chien, celui qui boit dumiel ou de l'huile, qui s'assied dans un bourbier ou qui,

le corps maculé de boue, gesticule ou éclate de rire,

Celui qui, sans vêtement, porte sur la tête une guirlanderouge, ou celui hors du ventre de qui pousse roseau,

bambou ou palmier,

Celui qu'un poisson dévore ou l'homme qui pénètre ensa mère,

Celui qui tombe du haut d'une montagne ou dans unravin ténébreux,

Celui qui est emporté par un cours d'eau, qui perd soncordon brahmanique, qui est entouré et ligoté par des cor-beaux ou autres oiseaux de malheur, tous ceux-là sont perdus,

Celui qui voit tomber les étoiles et les autres astres,

s'éteindre une lampe ou arracher un œil,

Celui qui voit trembler les images des divinités ou le sol,

celui qui vomit, qui est purgé ou dont les dents tombent,

celui qui grimpe dans un cotonnier ou dans tels autresarbres 1 en Pleines fleurs, celui qui monte sur une four-milière, un bûcher funéraire ou au poteau sacrificiel,

Celui qui reçoit ou mange du coton, des tourteaux d'huile,

du fer, du sel, du sésame, de la nourriture cuite ou qui

i. Le texte porte ici les noms sanscrits de Butea Frondosa, deErythrina Fulgens et de Bauhinya Variegata.

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boit de l'alcool, tous ceux-là, bien portants, tombentmalades ou, malades, vont mourir.

La recette ne peut que réussir. Car chacun, à la

première coïncidence, reste ébloui par l'exégèse quia su lire dans une décourageante énigme, dans un simu-

lacre rare et précis, l'annonce d'un coup du sort que rien

apparemment sauf, il est vrai, la simple statistique

ne permettait de prévoir. En tout cas, c'est un fait

que depuis quatre mille ans environ, les listes des

correspondances entre les images des rêves et leurs

significations n'ont cessé de rencontrer un vif succès.

De nos jours, sous une forme très assouplie et avec

l'aide d'un vocabulaire scientifique, les interprétations

de la psychanalyse continuent la tradition et répondentau même besoin immémorial.

Dans la Bible, les songes abondent, que les prophètes

expliquent. Ainsi des rêves de Nabuchodonosor ou dePharaon. Dans la littérature postbiblique, se fait jour

l'idée que le rêve en lui-même est indifférent, que c'est

l'interprétation qui compte, qui est présage efficient,efficace et qui force la réalité. « Vingt-quatre interprètes

de songes étaient établis à Jérusalem. Il m' arriva de faireun rêve et j'allai faire le tour de tous les interprètes. Chacun

me donna une interprétation différente et toutes se réali-

sèrent en moi, conformément à ce qui est dit le rêve suit

la bouche qiti l'interprète 1. » Des récits exemplaires

démontrent la vérité de la doctrine et en indiquent le

fondement théologique.

Rêve du grenier déchiré

Une femme alla trouver Rabbi Eliezer et lui dit «J'ai

vu en songe que le grenier de ma maison s'ouvrait d'une

i. Berakhot, 55 B. Cf. Georges Levitte et Guy Casaril, « Les rêveset leurs interprétations dans les textes post-bibliques », Évidences,11" 82, mars i960, pp. 18-28.

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REMARQUES SUR LE RÊVE

déchirure. » Ilrépondit « Tu concevras un fils. » Elle

partit et c'est ce qui arriva. Elle rêva de nouveau le mêmerêve et le raconta à Rabbi Eliezer qui lui donna la même

interprétation, et c'est ce qui arriva. Elle rêva le mêmerêve une troisième fois et chercha Rabbi Eliezer. Ne le

trouvant pas, elle dit à ses disciples « J'ai vu en songeque le grenier de ma maison s'ouvrait d'une déchirure. »

Ils lui répondirent « Tu enterreras ton mari. » Et c'est

ce qui arriva. Rabbi Eliezer, surpris des lamentations,s'informa de ce qui allait mal. Ses disciples lui racontèrentce qui s'était passé. Il s'écria « Malheureux! vous avez

tué cet homme n'est-il pas écrit Comme il nous expliqua,

ainsi fut » (Genèse, XLI, 13,).Et Rabbi Yohanan de conclure « Tout songe ne vaut

que par l'interprétation qu'on en donne 1. »En fait, si les images incohérentes et fugitives des

rêves se réalisaient, il faudrait supposer qu'elles peuventannoncer ou contraindre l'imprévisible avenir. Si, au

contraire, ce sont les interprétations des exégètes qui

se réalisent, il suffit pour l'admettre et le comprendre

de se rappeler que les hommes sont crédules et influen-çables et, en outre, vaniteux, car il est flatteur de

s'imaginer soi-même l'objet d'une prophétie ou d'un

avertissement surnaturel. Il est vraisemblable que, de

nosjours, les révélations des psychanalystes, pour

de proches raisons, bénéficient d'un privilège identique

et s'imposent pareillement aux consultants.

II

Il arrive néanmoins que le rêve semble effectivement

précéder la réalité. Il l'annonce ou la préfigure avec uneexactitude surnaturelle. Il est insistant et minutieux,

i. Midrach, Gen. R. I(XXX1X, S, L,evitte et Casaril, art. cit., p. 20.

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et la réalité, plus tard, docile, servile répétition halluci-nante du songe antérieur. De cette complaisance, je retiensdeux exemples, un ancien et un moderne, qui ont l'un et

l'autre la particularité d'être présentés comme authenti-ques. Tout les sépare les siècles, la distance, la différence

des traditions et des cultures. Cependant chacun d'eux

affirme de la même manière que la vie, à l'occasion, ne

fait que reproduire les visions des songes, en offrirle moment venu comme un reflet différé, sinon obscurci.

La première relation est tirée d'un mémoire chinois

qui rassemble des faits étranges qui se seraient passéssous les Tang. Il y est consigné qu'un jeune lettré

nommé Lieou Tao-tsi s'arrêta, vers 899, dans le monas-tère de Kouo-tsing sur le mont T'ien T'ai. Il y rêva

d'une jeune fille dans un jardin, sous une fenêtre, prèsd'un cyprès incliné, entouré de tournesols. Il rêva qu'ilscélébraient ensemble les rites du mariage et il vint

fréquemment la retrouver, toujours en rêve. Le tempspassa. Un jour, dans un autre monastère, le jeune homme

reconnut le jardin, la fenêtre, le cyprès et les tourne-

sols. Il y avait là un hôte de passage dont la fille, pauvre,belle et libre, était récemment tombée malade. C'était

elle que le lettré avait épousée et qu'il était accoutuméde visiter en songe 1.

Un juge de paix de Middletown, État de New York,nommé J.O. Austin, raconte le 25 juin 190r uneaventure surprenante qui lui arriva dans sa jeunesse.Camille Flammarion accueille ce témoignage sans sour-

ciller et même avec révérence. Bien plus, il le substituescrupuleusement à un autre récit, qu'il avait inséré

dans la première édition de son ouvrage et dont l'auteur,M. Alexandre Bérard, l'avait prévenu entre temps qu'ilétait purement romanesque.

i. Mong Yeou-lou, ch. 6, in Tang Kien IVen Tse, trad. BrunoBelpaire, Paris, 1957, p. 262.

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REMARQUES SUR I<E RÊVE

Rêve du maître d'école américain

« J'étais âgé de vingt ans environ et je dirigeais uneécole publique. Très absorbé par mes devoirs, j'y pensaisla nuit dans mes rêves, autant que de jour pendant mes

heures de travail. Une nuit, je rêvai que j'étais dans la

salle d'école et que je venais de terminer les exercicesd'ouverture, lorsque j'entendis des coups à la porte.J'ouvre la porte et vois un monsieur avec deux enfants,

une petite fille de onze ans et un garçon de huit ans. Ce

visiteur entre et m'explique que, par suite de la guerre de

Sécession, il a quitté sa maison de la Nouvelle-Orléans etamené sa famille dans le district de mon école. Son désir

serait de con fier ses en f ants à mes soins, pour leur édu-

cation et leur instruction. Il me demanda alors quels

livres étaient nécessaires, et je lui donnai une liste qu'ilemporta. Le lendemain, les en f ants étaient reçus au nombrede mes élèves.

« Le rêve s' arrêta là. Mais il m'impressionna vivement,et l'image de ce père et de ces deux en f ants était si fortementphotographiée dans mon esprit, que je les aurais reconnusn'importe où dans la population de Paris ou de Londres.

« Quel ne fut pas mon étonnement lorsque le lendemain

de ce rêve, j'entendis frapper à la porte ces mêmes coupsentendus en rêve, allai ouvrir et vis devant moi ce visiteur

et ses deux enfants! Le reste suivit nous eûmes entrenous la conversation du rêve.

« J'ajouterai que cet homme m'était absolument étranger.La Nouvelle-Orléans est à i 350 milles, soit Plus de 2 000

kilomètres d'ici, et je ne m'étais jamais éloigné à plusde ioo milles, ou 160 kilomètres de ma demeure. »x1

Dans certains cas, semble-t-il, l'impression laissée

par le rêve est (ou devient) si forte que la vision paraîtmoins un présage imparfait de la réalité que la réalité,

I. Camiixe Flammarion, L'Inconnu et les Problèmes psychiques,Paris, 5e édit. 1929, t. II, pp. 521-522.

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

quand elle vient la corroborer, un écho fragile, un rappelquasi inutile de la vision inexorable.

Le tragique soudain de La Chemise bleue de Louis

Golding, les obsédants avertissements imaginés parKsaver Sandor Gjalski dans Le Rêve du Dr Misic et

par W. Somerset Maugham dans Lord Mountdrago,prolongent et romancent la longue conviction, peut-être l'intermittente expérience l'illusion du déjà-

vu suffit la plupart du temps à l'expliquer que lesrêves ont pouvoir de faire vivre par anticipation etavec une effrayante vivacité des événements futurs.

De tels contes relaient pour ainsi dire les aventures

arrivées jadis au jeune lettré Lieou au monastère de

Kouo Tsing et, au siècle dernier, à J.O. Austin, juge

de paix à Middletown. Ces deux relations, qui ne sont

que des documents, en ont la sécheresse. Mais le ressort

est procuré. Pour en tirer des effets dramatiques, il nemanquait que l'art et l'invention d'un écrivain.

III

Le rêve a été utilisé tardivement comme procé-dé littéraire. Rêves consignés, rêves interprétés sontabondants et anciens. Les rêves inventés sont relative-

ment récents. les récits dont on découvre à la fin

qu'ils racontaient des rêves et non des événements

réels, ou les œuvres qui contiennent des rêves

narrés de façon à donner au lecteur la même impres-sion de réalité que le rêve donne au rêveur, sont

rares et pour la plupart datent d'hier, sinon d'aujour-d'hui. A ce jour, les grandes réussites m'apparaissent

pour des raisons diverses, à côté d'Aurélia, qui est àpeine une fiction, et des romans de Kafka, qui ont

d'autres ambitions, René Leys de Victor Segalen, LaChouette aveugle du persan Sadegh Hedayat et certains

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