Extrait de la publication… · LES CHIENS DE GARDE (Rieder). ANTOINE BLOYÉ (Grasset). Extrait de...

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LE CHEVAL

DE TROIE

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DU MÊME AUTEUR

ADEN, ARABIE (Rieder).

LES CHIENS DE GARDE (Rieder).

ANTOINE BLOYÉ (Grasset).

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LE CHEVAL

DE TROIEROMAN

PAUL NIZAN

nrf.4"-

GALLIMARD

Paris 43, Rue de Beaune

L'édition originale. de cet ouvrage a été tirée à

vingt-trois exemplaires sur alfa des papeteries

Lafuma Navarre, dont quinze exemplaires numé-

rotés de 1 a 15 et huit exemplaires hors commerce

marqué. de a à h.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1935.

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A HENRIETTE

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Nous avons écrit cette lettre à l'Iskra

pour qu'elle ne nous apprenne pas seule-ment « par où commencer », mais aussicomment vivre et mourir.

LETTRE A LA RÉDACTION DE L'ISKRA

7 août 1901.

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PREMIÈRE PARTIE

Sur le pas de la porte, Bloyé se retourna.Dans l'ombre de la maison, des figures, des

mains blanches bougeaient.Vous feriez bien mieux de sortir, dit-il,

il fait tellement beau dehors.

Il n'attendit pas qu'on lui répondît. Il mar-cha vers le pré qui montait sous des pommierset des cerisiers jusqu'à un mur sur lequel on

pouvait s'accouder pour voir respirer lemonde. Le long du mur poussaient des barda-nes, des bouillons blancs, des rhubarbes; dans

ses pierres, des lézards vivaient furtivement.C'était le temps qui précède l'été des astro-

nomes c'était déjà l'été.

Un grand hémicycle de collines s'élevait àl'est de Sainte Colombe; elles déferlaient mol-

lement l'une derrière l'autre comme des va-

gues, et elles allaient se briser loin de là aupied des hautes falaises de la montagne où

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des rivières glacées coulaient au fond de leursravins entre une muraille de rocher et des

bancs de sable et de galets.Des buses, ou peut-être des faucons, vo-

laient, puis planaient, suspendus par les ventset des battements d'aile impalpables, le tempsde laisser voir leur tête courte et cruelle, leurs

fortes épaules de soie, et se laissaient tomber

plus lourdement que des pierres sur des pas-sereaux, des lièvres, des mulots. Au sommet

des collines flottait la vapeur de juin à deuxheures après midi; les herbages, les arbustestremblaient derrière ce voile; on entendait

déjà les cigales de ce pays qui tirait sur lesud.

Le soleil commençait à décliner de son picde midi, de ce point extrême de sa course où

il avait longtemps paru se suspendre. La terretournait autour de lui avec une mollesse de

bateau dont les rameurs ont cessé de nageret qui ne court plus que sur son erre.

Les amis de Bloyé sortirent à leur tour de la

maison en clignant des yeux à la grande lu-mière. Il y avait trois hommes qui n'étaientpas de Sainte-Colombe et trois femmes quiportaient des robes de toile, de cretonne, autre-

ment taillées que dans les campagnes. Lors-qu'ils furent dans le pré, les herbes leur mon-

taient jusqu'aux genoux comme un courant derivière, séduisantes comme une eau. Ils allè-

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rent jusqu'au mur voir battre devant eux pen-dant des lieues les nappes dévorantes de lu-mière où ne vivaient que les oiseaux de proie.Les ombrages des arbres les retenaient à lafrontière de ce monde desséché.

Berthe s'agenouilla dans l'herbe, moinsbrûlante que l'air, sous les ombres des ceri-siers.

Je ne vais pas plus loin, dit-elle.

Philippe criaBerthe a raison. Nous restons là, nous

n'allons pas nous cuire au soleil, pour le plai-sir.

Ils s'assirent d'abord, puis s'allongèrent.

Bloyé redescendit le pré et s'étendit sur le dos:Ce que vous pouvez être paresseux,

dit-il.

Marie-Louise, sans tourner la tête, lui dit

Tu ne peux pas tenir en place, tu escomme les chiens.

A cette place, vers le bas du verger, aucunbruit ne les atteignait. Les gens du village

n'étaient pas encore sortis de leurs maisons etla grand'route était trop loin pour qu'ils enten-dissent passer ses autos. Simplement, en prê-tant l'oreille, ils arrivaient à surprendre le

courant de la rivière qui tournait derrière

l'église, comme une rumeur de paroles sifflo-tantes, à travers une cloison.

Ils venaient de déjeuner, et les nourritures,

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la viande, les fruits, le vin les pénétraient,

entraient dans la substance de leurs corps. Ilsavaient chaud, ils se sentaient dénoués, ils

n'avaient pas envie de parler, étendus sur uneherbe dont ils n'avaient pas l'habitude, uneherbe pacifique, sur laquelle on pouvaits'abandonner, une herbe sans serpents, sous

un ciel sans orage.Ils habitaient les villes depuis des dizaines

d'années et ils avaient fini par perdre l'expé-rience de cette terre sur laquelle ils faisaientla planche.

La terre des villes est couverte d'une cara-

pace de pierres taillées, ou d'un enduit noir

malaxé par des machines, fondu par des chau-dières, d'une croûte qui défend à la terre derespirer, de s'imbiber des eaux de pluie, de sedisperser en poussière, qui protège de son con-tact les hommes des villes. C'est un support

raisonnable pour la marche; mais on ne

s'étend pas sans défense sur le pavé des villes,

sauf dans la paresse d'un évanouissement,sauf dans le dénouement de la mort.

A cette heure de loisir, ils regardaient la

terre de près, comme on regarde un visage àdes moments d'amitié, d'inquiétude.

Une figure humaine n'est ni simple ni lisse,

on y découvre des lignes, des creux, des sou-

lèvements, des différences de grain comme on

n'en avait jamais vu à distance sur le visage

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des gens. La terre n'est ni simple ni lisse. Lepavé seul est simple. Ils avaient donc le temps

de scruter ce qu'ils voyaient de la terre, à laportée de leurs yeux, comme les formes, lesarabesques qu'on noue et dénoue sur les des-sins d'un mur pendant les maladies ou près du

vertige du sommeil. Ils auraient eu aussi bienle temps de scruter leurs visages, mais ils n'y

pensaient pas, ou ils n'avaient pas encore assez

d'audace pour le faire, ou ils croyaient assez seconnaître. La terre leur suffisait. Près de la

racine des herbes, elle était encore fraîche, le

soleil n'avait chauffé que les tiges, les feuilles,les épis de ces plantes dont ils savaient moinsbien les noms que ceux des outils, des ma-chines, des livres. Un carabe de métal mar-

chait en écartant la tige juteuse des ivraies,des avoines, des fléoles, avec la puissance

d'un grand animal des forêts.Philippe dit

Quelles drôles de bêtes que les fourmis.

J'en vois une qui traîne une guêpe morte quiest grosse vingt fois comme elle..

Un insecte, c'est plus fort qu'un homme,dit Albert.

Il y avait encore sous les herbes des cail-loux qui s'enfonçaient dans la peau des fem-mes à travers l'étoffe de leurs robes; elles se

retournaient, elles déplaçaient paresseuse-

ment leurs corps et elles frottaient du doigt

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l'empreinte de la pierre sur leur poitrine, surleur épaule, sur leur bras.

Ils étaient désarmés. C'étaient des êtres quivivaient toute leur vie dans le monde de l'in-

quiétude, du combat. Ils connaissaient les usi-nes, les ateliers, la police. Ils habitaient un

monde divisé, déchiré, un monde qui compor-tait comme les fonds de tableau des peintres

du moyen âge, des divisions célestes et despartitions infernales, un combat du ciel et del'enfer. Ils se battaient contre leur ville, con-

tre leur vie, dans une bataille qui n'était pasencore illuminée par des explosions héroï-

ques, où il n'y avait eu encore que des mortsisolés, mais une bataille où ils n'étaient pas

protégés, où les coups qui leur étaient desti-

nés ne s'amortissaient pas. Pour eux, la faim,

le vagabondage, la prison, la destruction de

l'amour, les maladies sans guérison n'étaient

pas des légendes, mais simplement des mal-

heurs auxquels ils avaient jusqu'à nouvel

ordre échappé. L'avenir leur apparaissait

comme un grand piège angoissant.

Mais dans ce verger, ce jour-là, vers le bas

de ce village où ils étaient étrangers, anony-mes comme les carabes dans les herbes,

après toutes les journées qu'ils avaient pas-

sées sur leurs gardes, il n'y avait rien der-

rière eux, devant eux contre quoi ils dussent

se prémunir; leurs flancs n'étaient pas mena-

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