Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en...

20
Extrait de la publication

Transcript of Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en...

Page 1: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Extrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

WANG Anyi

Le Chant des regrets éternels

Roman traduit du chinois par Yvonne André et Stéphane Lévêque

OUVRAGE TRADUIT AVEC LE CONCOURS

DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN

DE CHINA NATIONAL PUBLISHING

INDUSTRY TRADING CORPORATION

Page 4: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Titre original : Chang hen ge

© 1995, Wang Anyi© 2006, Editions Philippe Picquier

pour la traduction en langue française© 2008, Editions Philippe Picquier

pour l’édition de poche

Mas de VertB.P. 2015013631 Arles cedex

www.editions-picquier.fr

En couverture : © Chen Yi Ming, Thé d’après-midi

Conception graphique : Picquier & Protière

Mise en page : Ad litteram, M.-C. Raguin – Pourrières (Var)

ISBN: 978-2-8097-0063-3ISSN: 1251-6007

OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE

CHEN FENG

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER

Amour dans une petite ville

Amour sur une colline dénudée

Amour dans une vallée enchantée

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Préface

Romancière encore trop ignorée en Occident,Wang Anyi est née en 1954 à Nankin, mais elle apassé la quasi-totalité de son enfance à Shanghai,ville de toutes ses racines. Sa mère, l’écrivain RuZhijuan, connaît son heure de gloire dans lesannées 1950 pour avoir créé une pièce de théâtre etpublié quelques nouvelles qui épousent parfaite-ment la doxa communiste du moment. Issue d’unmilieu intellectuel, Wang Anyi récite dès l’âge dequatre ans des poèmes classiques, notamment LeChant des regrets éternels du poète Bai Juyi(IXe siècle), dont elle reprendra le titre, bien desannées plus tard, pour le donner à son roman. Sonpère, traité de « droitiste » au cours de la campagneantidroitière qui succède aux Cent Fleurs en 1957,est démis de ses fonctions dans l’armée. Dix ansplus tard, la Révolution culturelle – 1966-1976 –rangera sa mère, comme nombre d’écrivains del’époque, parmi les éléments de la « ligne noire » enmatière de politique culturelle, un de ces « espritsmalfaisants » dont il fallait réformer la pensée.Wang Anyi trouvera refuge dans la lecture desgrands écrivains chinois et étrangers, notammentBalzac. En 1970 elle est envoyée dans la province

5

Extrait de la publication

Page 6: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

voisine du Anhui, dans le cadre des mouvementsde rééducation de la jeunesse urbaine, mais elleintègre rapidement une troupe de musique révolu-tionnaire comme accordéoniste et violoncelliste.Elle y restera jusqu’en 1978, année de son retour àShanghai, où commence véritablement sa carrièred’écrivain. Dès lors, elle n’a plus cessé de publiernouvelles, romans et essais, qui lui ont valu denombreux prix littéraires. En 1981, son recueil denouvelles Yu, shashasha (« Le Murmure de lapluie ») reçoit un excellent accueil. Elle travaillesimultanément comme rédactrice d’un périodiqueshanghaien destiné aux enfants pour lesquels elle abeaucoup écrit. En 1985, Xiao Baozhuang (« LePetit Bourg des Bao ») est couronné par le prix dumeilleur roman de l’année. Dans nombre de nou-velles et de romans, elle évoque la vie des « jeunesinstruits », témoignages littéraires d’une réalitévécue pendant ses longues années de semi-exil.Mais en 1986-1987, elle fit paraître successive-ment trois brefs romans, une « trilogie amoureuse »qui défraya la chronique et fit scandale 1. Pour lapremière fois depuis des décennies, le thème del’amour et de la sexualité était abordé sans détoursdans une œuvre littéraire en Chine, bien avant queles confessions impudiques d’auteurs chinoises nefussent à la mode. Depuis 2001, Wang Anyi pré-side l’Association des écrivains de Shanghai.

6

1. Huangshan zhi lian (« Amour sur une colline dénudée »),Xiaocheng zhi lian (« Amour dans une petite ville »), Jinxiugu zhilian (« Amour dans une vallée enchantée »), publiés aux EditionsPhilippe Picquier.

Page 7: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Jusqu’à ce jour, cette fine analyste de l’âme et ducomportement de ses contemporains restait peuconnue du public francophone qui disposait seule-ment de la traduction de deux textes 1, certes de qua-lité, mais dont aucun n’avait l’ampleur romanesquequi caractérise Le Chant des regrets éternels.

Paru en 1995, ce roman a obtenu en l’an 2000l’une des plus hautes distinctions chinoises, le prixMaodun. Wang Anyi voit enfin, avec cette pre-mière traduction en langue occidentale de sonroman le plus célèbre, la juste reconnaissance deson talent.

Rythmé par les palpitations de la ville mythiquede Shanghai, Le Chant des regrets éternels nousinitie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui sedéroulent à la façon d’un rideau de scène qui« séparerait la nuit du jour ». L’auteur précise dèsles premières pages que « dans les ruelles deShanghai se passent des choses inavouables (…),toutes ces mousses qui poussent à l’ombre, commedes cicatrices sur des blessures, évoquent autant dedouleurs qui ne s’effaceront qu’avec le temps ».Les ruelles de la ville apparaissent ici comme lamétaphore d’un corps fracturé qui se déploie dansla ville tout entière, où se cachent maintes viesgâchées par les choix personnels et par l’histoire,que le temps seul pourra apaiser.

7

1. Les Lumières de Hong-Kong, Philippe Picquier, 2001, etAmère jeunesse, Bleu de Chine, 2004.

Extrait de la publication

Page 8: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Bruissante de rumeurs, Shanghai cache les sou-pirs des demoiselles dans leurs mansardes, où labrume qui noie la ville « use la patience d’être fille,use la patience de vivre ». Les demoiselles languis-sent dans l’attente de celui qui les emportera, maishélas, leurs espoirs resteront le plus souvent lettremorte. Les pigeons, qui volent par bandes, domi-nent Shanghai de leurs regards acérés auxquels« nul secret n’échappe ». Dans l’immensité ducorps de la ville, surgit enfin l’héroïne du roman,indissociable de la cité à laquelle elle appartient.Wang Ts’iyao, dont le prénom chinois évoque lejade, nous est présentée comme l’archétype desjeunes filles de Shanghai qui décline toutes lesfigures imaginables de l’héroïne. Le destin deTs’iyao peut donc se comprendre comme autant dedestins possibles. Dans ce roman divisé en troismouvements, trois temps de la vie de l’héroïne,Shanghai est omniprésente, « fissure du monde »où l’on peut se cacher loin des tourments de l’his-toire qui traverse le siècle. De cette histoire, seulesdes bribes nous sont livrées, d’autant plus cruellesqu’elles restent rares dans le corps du récit. Il n’estbesoin que de lire le dernier envol de M. Tch’engpour s’en convaincre. Sobre évocation du couperetqui tombe et tranche une vie saccagée par la furiede la Révolution culturelle. Il y a chez Wang Anyiune pudeur délicieuse, une retenue et une grâcedans l’écriture qui en font l’une des grandes damesde la littérature chinoise. L’intimité des êtres, leursfrissons secrets, les replis de l’âme, bien queconstamment explorés, restent murmurés plus quedépeints par le miracle d’une écriture ciselée.

8

Page 9: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Roman de la nostalgie, d’un temps d’avant quene sonne l’heure mauvaise – son titre le dit assez –,Le Chant des regrets éternels est aussi le roman,non du temps retrouvé, mais du temps suspendu.Par la finesse d’un style qui force l’admiration,reconnu par de nombreux critiques chinois commel’un des plus fouillés du moment, l’auteur excelle àévoquer le presque rien, le détail pourtant essentielqui fonde le cours d’une existence. A ce titre, lespages qui retracent le refuge de l’héroïne au vil-lage de Pont-des-Wou comptent parmi les plusabouties du roman. Ce village nous dévoile lesarcanes d’une Chine éternelle, sublimée maisnéanmoins proche de chacun. Terre d’asile et derepos, irriguée par les canaux où croissent lesmousses centenaires, Pont-des-Wou est au cœur dela Chine ce que les monastères sont à nos cam-pagnes, lieu de repli où l’âme vient faire silence.La notion de refuge revient aussi dans l’imageincantatoire de la « fissure du monde », seulendroit où l’on a pu se réfugier jusqu’à l’ère de lalibéralisation post-maoïste. Nichés dans le secretd’une ruelle de la « tranquillité », veinule irriguéede vie, les êtres s’abritent à l’écart des tourmentsde l’histoire. Mais ces longs chapitres qui sesituent dans le huis clos d’un appartement nous enapprennent davantage sur l’âme de la cité et de seshabitants que tous les discours convenus surShanghai, qui serait la plus « occidentale » detoutes les cités chinoises. Toutefois, le lecteur quiplonge dans ces regrets éternels s’aperçoit bienvite que les cartes ont été brouillées. De quel

9

Extrait de la publication

Page 10: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Shanghai est-il question ? De plusieurs, assuré-ment, et par le génie de l’écriture, l’auteur nousinvite à regarder le destin tragique d’une femmecomme une lecture possible du destin douloureuxde la ville de Shanghai. Aujourd’hui moderne àl’excès, ivre de puissance, Shanghai semble perdrece qui faisait autrefois sa force, la vie secrète quise déployait dans ses ruelles. Ainsi le regard del’auteur sur la cité chère à son cœur, empreint denostalgie, se révèle-t-il sans complaisance dans ladernière partie du roman. Lorsqu’au début desannées 1980 l’héroïne arrive au terme de son exis-tence, quand enfin le temps d’avant ressurgit, lafrivolité semble s’être emparée des âmes. Au granddam de Wang Ts’iyao, l’essentiel est détourné auprofit de la seule apparence. Par l’entremise de sonhéroïne, l’auteur observe avec une moue mépri-sante la jeune génération qui découvre, avec ledébut de la politique de libéralisation, les délices dela société de consommation. Mais il y a plus quecela : au détour d’une phrase lapidaire qui clôt unchapitre, elle nous rappelle que le temps perdu nese rattrape jamais. L’héroïne retrouve un peu de lasaveur de sa jeunesse en invitant sa fille et son futurgendre au célèbre restaurant de La Maison rouge,mais l’image du passé – qui revient alors – l’enva-hit de mélancolie, car la voici désormais seulement« spectatrice » d’un monde qui fut le sien.

Wang Anyi connaît la femme shanghaienne à laperfection, et elle nous la fait découvrir sous unjour réaliste qui frise parfois la cruauté. Les der-nières amours de l’héroïne pour un très jeune

10

Page 11: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

homme, amours quasi incestueuses, glacent lesang : n’est-il d’autre chemin possible que celui decette déchéance? Se jeter aux pieds d’un hommepour réclamer une dernière étreinte, n’est-ce pas làcette « longue douleur sans fin » que doit connaîtrechaque Wang Ts’iyao ? Tout au long de son œuvre,Wang Anyi ne cesse d’explorer l’âme, « à petitscoups de rame pour ne pas l’effaroucher d’unebrusque approchée », disait Michaux, mais leshommes y ont rarement le beau rôle. Il y a chezWang Anyi une discrète note de misandrie quisous-tend la mélodie d’ensemble et l’on serait tentéde poser la question : que sont les hommesdevenus? Au cours de la vie de l’héroïne, plusieurshommes se succèdent dans ses faveurs mais aucunne semble répondre à la hauteur des attentes de labelle. Elle se livre dans sa prime jeunesse à celui quila mènera à la consommation de son destin tragique,car l’homme qui la déflore et l’installe dans une viede luxe est aussi celui par qui « le malheur est dansla place ». Tout se monnaie et au prix fort: les lingotsd’or offriront à la fois le salut et la mort en héritage.

Superposition presque parfaite du destin de l’hé-roïne avec celui des ruelles dont les « innombrablesrameaux s’entrecroisent en un réseau sans fin », LeChant des regrets éternels nous fait pénétrer dansl’intimité de Shanghai où se tissent de silencieusestragédies. A l’instar des ruelles, les visages « racon-tent toujours la même histoire, celle de mille per-sonnes aux mille visages qui agissent à l’unisson ».

11

Extrait de la publication

Page 12: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Pour les noms des personnages du roman, latranscription de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) a été préférée, car elle permet aulecteur francophone une meilleure prononciation,plus proche de la prononciation chinoise.

Les traducteurs souhaiteraient exprimer leursplus vifs remerciements à toutes celles et à tousceux qui les auront accompagnés au cours de cettelongue aventure.

Toute notre gratitude à Madame Wang Anyi quia consenti à sacrifier quelques jours de vacances àParis pour nous aider à résoudre certaines ques-tions épineuses.

Un grand merci à Mesdames Gui Yufang, ZhouLinfei, Madeleine Bonnaud, et à Roger Chazal,pour leur relecture patiente du manuscrit et lesinnombrables conseils prodigués.

D’autre part, malgré leur éloignement géogra-phique, les traducteurs se sont retrouvés à maintesreprises pour mettre au point le texte final. Ils sou-haiteraient remercier pour leur accueil FlorenceDupagne, Irène Bungener, Yvette Roy et BernardGuillon ainsi que Hrothgar Brandisius.

Enfin, merci à Florence Remy pour l’acuité deson regard et la pertinence de ses remarques.

Marcilly-le-Châtel, Bordeaux, décembre 2005

Extrait de la publication

Page 13: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

LIVRE I

Extrait de la publication

Page 14: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Extrait de la publication

Page 15: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

1Ruelles

Pour un observateur qui dominerait Shanghai, lespectacle des longtang est impressionnant. Toile defond sur laquelle ressortent rues et buildingscomme autant de lignes et de points, semblablesaux rides du pinceau qui, dans une peinture tradi-tionnelle, suggèrent les ombres, ces ruelles meu-blent les vides. A la nuit tombante, quand leslumières s’allument, ces points et ces lignes s’éclai-rent et les grands pans d’ombre, derrière, formentles ruelles de Shanghai. Ces ombres, vagues défer-lantes semblant repousser les lumières, prennentune épaisseur sur laquelle flottent points et lignesqui la fragmentent, ainsi la ponctuation qui délimiteles phrases d’un texte. Ces ombres sont un gouffre :si on y jetait une montagne, elle serait engloutiesans un bruit. On dirait en effet que de nombreuxécueils s’y dissimulent et qu’un moment d’inatten-tion peut vous faire chavirer. Toutes les lumières deces points et ces lignes ressortent sur les ombres deShanghai depuis plusieurs dizaines d’années.L’éclat de ce Paris de l’Orient se déploie lui aussisur ce fond d’ombres depuis plusieurs dizainesd’années. A présent, tout semble vieux, laissant peuà peu apparaître les marques du temps.

15

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Aux premières lueurs de l’aube, les lumièress’éteignent les unes après les autres. D’abord unelégère brume, une lueur horizontale, esquisse lescontours, comme à fins traits de pinceau.Surgissent alors les lucarnes sur les toits des mai-sons dans les ruelles à l’ancienne ; dans la brumematinale, elles révèlent des formes fines et sub-tiles, avec leur cadre de bois délicatement sculpté,les tuiles des toits habilement agencées et, sur lesrebords des fenêtres, les rosiers en pots cultivésavec soin. Puis apparaissent les terrasses avec lelinge étendu depuis la veille, figé et immobile,comme dans un tableau ; le ciment des murets quientourent les terrasses s’écaille, faisant surgir lesbriques de couleur rouille. Ici encore, on se croiraitdans un tableau où chaque coup de pinceau souli-gnerait un détail. Viennent enfin les lézardes surles pignons avec de la mousse ici ou là dont la fraî-cheur est palpable. Le premier rayon de soleilatteint le haut des murs des maisons, formant unebelle peinture chatoyante et pourtant triste,empreinte d’une certaine fraîcheur bien que mar-quée par l’usure des ans. A ce moment-là, le solde ciment reste noyé dans la brume qui demeureplus dense au fond des ruelles que vers l’entrée.Dans les ruelles modernes, les balcons de fer forgésont frappés par la lumière qui se reflète dans lesvitres des portes-fenêtres, comme un trait acéré quiouvrirait le rideau de scène et séparerait la nuit dujour. Le soleil chasse enfin la brume, les couleursse précisent : on découvre alors que la moussen’est pas verte mais noire, que les montants des

16

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

fenêtres sont noircis, que les grilles noires des bal-cons sont jaunes de rouille, que dans les lézardesdes pignons pousse de l’herbe verte, et que, dans leciel, les pigeons blancs sont devenus gris.

Les ruelles de Shanghai sont multiples etvariées, toujours imprévisibles, il n’y en a pasdeux semblables. Cependant, quelles que soientleurs différences, elles ne s’écartent jamais totale-ment du modèle ; si la forme change, elles conser-vent le même esprit ; finalement, qu’elles partentdans un sens ou dans un autre, elles racontent tou-jours la même histoire, celle de mille personnesaux mille visages qui agissent à l’unisson. Parmiles plus prestigieuses, les ruelles à porte monu-mentale sont dans la lignée des demeures àpavillons et grandes cours, telles des résidencesmandarinales auxquelles la porte et les murs don-nent une allure de forteresse protégée. Mais laporte franchie, on découvre que la cour est étroite,la salle de réception si exiguë qu’on la traverse endeux ou trois pas. Un escalier de bois conduit autoit, il mène tout droit à l’appartement des demoi-selles dont la fenêtre sur la rue laisse filtrer leurstendres soupirs. Dans les quartiers est de la ville,les maisons des ruelles modernes ont perdu leurmorgue, avec leurs portes basses en fer forgé, et àl’étage, une fenêtre où l’on peut se pencher ainsiqu’un balcon qui permet d’observer le spectacle dela rue. Les branches des lauriers-roses de la courpassent par-dessus le mur, évoquant un printempsen liberté. Mais l’intérieur des maisons est bienprotégé par une serrure de sûreté de fabrication

17

Extrait de la publication

Page 18: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

allemande à la porte de derrière, des grilles auxfenêtres du rez-de-chaussée, des pointes aiguës enhaut de la petite porte en fer, et une cour intérieurequi donne le sentiment qu’après y avoir pénétré,on ne peut plus en ressortir. Dans le quartier ouest,les résidences situées dans les ruelles sont bienplus sévèrement protégées : une fois la porte ver-rouillée, une seule personne suffit à garder l’entréede ces appartements aux pièces en enfilade et lesmurs bien isolés ne laissent pénétrer aucun bruit.Chaque bâtiment est largement séparé de l’autre,si bien qu’on peut y vivre et y mourir sansconnaître les gens du voisinage. Mais il s’agitd’une protection démocratique à l’occidentale, quisauvegarde la liberté et permet à chacun d’agir à saguise sans que personne ne l’en empêche. Enrevanche, les courées de cabanes ouvertes à toutvent laissent les toits de feutre prendre l’eau, leursmurs en planches ne protègent pas des bour-rasques, portes et fenêtres ferment mal. Dans cetype de ruelles, les maisons semblent comprimées,entassées les unes contre les autres, et les lumièreschétives, grosses comme des graines de soja, sontaussi denses que les grains de riz dans une casse-role de bouillie. Toutes ces ruelles, comme unfleuve qui aurait une infinité d’affluents ou commeun arbre immense aux innombrables rameaux,s’entrecroisent en un réseau sans fin. Ouvertes enapparence, elles se révèlent en fait mystérieuses,insondables, avec un cœur tortueux. Au crépus-cule, les vols de pigeons s’attardent dans le ciel deShanghai, à la recherche de leurs nids. Vus d’enhaut, les toits qui ondulent à l’infini semblent des

18

Extrait de la publication

Page 19: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

collines, mais quand on les regarde d’en bas, ondirait des pics. Du ciel, ils forment une masse illi-mitée dans laquelle on a peine à s’orienter. Tels del’eau qui déborde et s’infiltre partout, ils évoquentle désordre alors qu’ils s’entremêlent harmonieu-sement. A la fois étendus et denses, pareils à unchamp où un paysan ferait une bonne récolte aprèsl’avoir ensemencé, ils ressemblent pourtant à uneforêt vierge qui se renouvellerait sans cesse. Ilsoffrent un spectacle absolument splendide.

Les ruelles de Shanghai sont sensuelles,intimes comme le contact de la peau ; fraîches ettièdes au toucher, on les peut appréhender maiselles gardent leur part de secret. Les fenêtresgraisseuses des cuisines, à l’arrière des maisons,permettent aux servantes de bavarder, l’unededans, l’autre dehors ; les portes de derrièrelivrent passage aux jeunes demoiselles qui vontau lycée sac de classe à la main, ou à des rendez-vous galants ; les grandes portes de devant ne sontouvertes que pour les événements importants,pour accueillir des invités de marque, quand ony colle des faire-part de mariage ou de décès.Toujours plus ou moins en effervescence, lesruelles sont agitées et bavardes. Les terrasses etles balcons, comme les rebords des fenêtres,retiennent les confidences ; la nuit, les coupsfrappés aux portes se succèdent ici et là. Il vautmieux choisir un endroit d’où l’on domine laville pour la voir sous un bon angle : le linge quisèche, enfilé sur des perches de bambou entre-croisées, révèle l’intimité des êtres tout comme

19

Extrait de la publication

Page 20: Extrait de la publication… · initie aux mystères de la cité à travers cinq cha-pitres en forme d’essais, prolégomènes qui se déroulent à la façon d’un rideau de scène

Cette version électronique

a été réalisée le 29 février 2012

par ePagine

(www.epagine.fr)

en partenariat avec le Centre National du Livre

(www.centrenationaldulivre.fr)

ISBN PDF : 9782809708073

Extrait de la publication