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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Chabin, Laurent, 1957-

L’Affaire Trystero

ISBN 978-2-89647-216-1

I. Titre.

PS8555.H17A75 2009 C843’.54 C2009-941484-8PS9555.H17A75 2009

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ISBN 978-2-89647-216-1

Dépôt légal : 4e trimestre 2009Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

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Laurent Chabin

L’affaire trystero

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1Veera feral

Déjà sept heures, et Doug n’est toujours pas rentré ! Ça ne lui ressemble guère. Nous devrions être en route pour nous rendre chez les Perkins, à présent. Ils nous ont dit sept heures et quart. Et mon mari autant que moi-même détestons être en retard, n’est-ce pas ?

Où est-il ? J’ai appelé trois fois à son bureau, à l’université – ce que je ne fais jamais en temps normal –, mais personne ne répond. Je me demande où il est passé. Il n’y a que deux endroits au monde où il puisse se trouver un vendredi à sept heures du soir : ici ou à son bureau. L’honorable professeur Douglas Feral n’est pas un aventurier. Cela fait trente ans qu’il enseigne l’histoire ancienne à l’Uni-versité de Calgary et il n’a jamais manqué un cours. Ni un souper.

Virginie nous aura sans doute préparé un curry que Norman arrosera copieusement, comme d’habi-tude, d’une sauce au piment ultrapiquante à laquelle Doug refusera de toucher. Ensuite, pendant que

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je papoterai avec Virginie, Doug et Norman des-cendront au sous-sol pour s’extasier devant un de ces films ennuyeux, en noir et blanc, qui consti-tuent le seul vice connu du professeur Feral, et le seul motif de dispute, bien innocent cependant, entre les deux amis.

La dernière fois, je m’en souviens, c’était à propos de Mr. Arkadin, un film d’un énorme et abominable bonhomme nommé Orson Welles, dont je n’ai pu regarder que les dix premières minutes avant de me mettre à bâiller. Ces histoires sans queue ni tête, ces décors angulaires et effrayants, ces mauvais acteurs, non, vraiment…

Norman Perkins, justement, s’énervait devant la nullité affligeante des acteurs qui, d’après lui, nui-sait considérablement au film. Doug prétendait, au contraire, que c’était voulu par le metteur en scène et que, les personnages du film étant presque tous des imbéciles prétentieux, ils ne pouvaient être joués que par des acteurs imbéciles et prétentieux. J’ai quitté la pièce, tandis que les deux hommes se resservaient un bourbon sans glace et entamaient une de ces discussions inoffensives et stériles qui les passionnent tant.

Enfin, il me faut être indulgente, n’est-ce pas ? Ces films un peu puérils sont la seule distraction que s’accorde Doug. En dehors de cela, ses yeux ne s’allument que lorsqu’il est question des ordres monastiques du Moyen Âge ou des poètes de

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la Renaissance anglaise. Des histoires d’un autre temps, d’un autre monde. Qui ne sont pas les miens…

Doug est ce qu’on appelle un homme rangé. Il y a une rumeur qui court sur lui à l’université : ses étudiants, comme ses collègues, prétendent qu’on peut régler sa montre sur la seule foi de ses apparitions. Il entre dans son bureau et en sort chaque jour à la même heure exactement, puis il va déjeuner ou rentre chez lui avec la régularité d’un métronome.

Virginie m’a raconté, une fois, que cette légende provenait en fait d’un philosophe allemand nommé Kant. Mais il est mort depuis des siècles et je ne vois pas le rapport avec mon mari. En tout cas, à ce jour, Doug, tel un mécanisme suisse, n’est jamais tombé en panne…

Alors ? Faut-il appeler la police ?Je me sens un peu gênée à cette pensée. Ces

gens-là riraient de moi. C’est ce qu’ils font toujours, quand ils me voient. Et puis je ne voudrais pas qu’on me prenne pour une mégère qui fait du scandale parce que son mari a un quart d’heure de retard. N’empêche. En trente ans, ça n’est pas arrivé une seule fois. Je ne suis pas vraiment inquiète, pourtant, ce serait stupide. Calgary, ce n’est plus le Far West, n’est-ce pas ? Mais je suis… décontenan-cée. L’université n’est qu’à dix minutes de la maison

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et il n’y a pas de travaux sur Crowchild Trail en ce moment.

Un accident ? Non, on m’aurait prévenue. Les policiers de Calgary sont des gens très organisés, n’est-ce pas ?

Sept heures trente. Je ne sais que penser. Je devrais appeler Virginie pour nous excuser. Quelle honte ! Les larmes m’en montent aux yeux. Elle va peut-être croire que c’est ma faute, que je suis une écervelée, que je n’ai pas d’heure. Tant pis. Il le faut.

Comme je me lève pour aller jusqu’au téléphone, mon attention est attirée par le bruit d’une voiture qui se gare devant la maison. Enfin ! Doug aura compris l’urgence et il n’aura pas jugé bon d’entrer dans le garage. Je jette un coup d’œil par la fenêtre.

Curieux. Ce n’est pas notre voiture. Je ne connais rien aux voitures, bien sûr, mais la nôtre est crème et celle-là est noire. Et ce n’est pas Doug qui en sort, mais deux hommes qui m’ont l’air assez vul-gaires, ma foi. Pas des professeurs de l’université. Des démarcheurs ? L’un est gros et rougeaud, l’autre long et blême. Ils se dirigent vers la porte d’entrée, d’un pas qui me semble un peu hésitant, comme à contrecœur.

Je n’aime pas avoir à éconduire ce genre de gêneurs. J’ai toujours l’impression qu’ils vont me juger. Quand ils ne me prennent pas pour la bonne…

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On sonne. Avec un soupir, je vais ouvrir. Les deux hommes se tiennent sur le perron, l’air gêné. Le grand maigre, la mine sévère, me dévisage sans un mot, sans même sortir les mains de ses poches. Il y a un instant de flottement, puis c’est le gros qui prend la parole.

— Inspecteurs Arbuckle et Keaton, de la GRC, émet-il d’un ton désagréable. Voulez-vous prévenir madame Feral ?

— Je suis Veera Feral, fais-je d’une voix trem-blante.

Les deux inspecteurs se regardent à la dérobée. Le gros dissimule à peine son incrédulité, mais son collègue se reprend très vite et déclare :

— Veuillez nous excuser, madame Feral. Pourrions-nous… pourrions-nous entrer ? Ce que nous avons à vous dire est important.

La panique, tout à coup, me submerge. Que peut bien me vouloir la police ? Et Doug qui n’est pas là pour me protéger ! Oh, s’il pouvait arriver maintenant ! Lui, il saurait comment réagir. Il sait parler et il ne perd jamais son sang-froid. J’essaie cependant de ne pas laisser paraître mon trouble. Je dois gagner du temps.

— Je vous en prie, messieurs, dis-je en m’effa-çant.

Le grand maigre entre le premier et s’essuie les pieds sur le paillasson. L’autre le suit sans prendre

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cette peine. Je les conduis au salon et les invite à s’asseoir, ce qu’ils font du bout des fesses.

— Madame Feral, reprend le grand après s’être raclé la gorge, il est de notre pénible devoir de vous annoncer la disparition de votre mari, le professeur Douglas Feral.

— Disparition ? m’écrié-je. Que voulez-vous dire ? C’est impossible. Il doit arriver d’un instant à l’autre et nous sommes invités chez…

— Disparition n’est sans doute pas le mot exact, coupe l’inspecteur en levant sa main ouverte, comme pour m’empêcher de bouger. En fait, le professeur Feral a été… enfin, nous avons découvert son corps il y a quelques heures et…

— Son corps ?— Son cadavre, laisse tomber abruptement le

gros rougeaud en s’épongeant le front. Le profes-seur Feral a été assassiné.

Doug, assassiné ? C’est invraisemblable ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Brusquement, je me demande qui sont vraiment ces deux hommes. Deux fous qui se sont introduits chez moi, mais dans quel but ?

Le grand maigre, qui a remarqué mon indi-gnation, fait un geste rapide en direction de son collègue et le fusille du regard. Puis il se tourne vers moi et reprend, d’une voix qu’il voudrait douce :

— Votre mari, madame Feral, a été sauvagement assassiné. Il s’agit d’un crime ignoble sur lequel

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nous vous promettons de faire toute la lumière. Je…

— Comment osez-vous parler de crime ? m’ex-clamé-je enfin en essayant de me dominer. Mon mari est un homme respecté de tous et il ne se consacre qu’à ses recherches. Qui l’aurait tué, et pourquoi ? C’est insensé. Il s’agit certainement d’une erreur.

L’inspecteur s’éponge le front à son tour. L’autre est rouge comme une pivoine.

— Il ne peut s’agir d’une erreur, répond le pre-mier. L’état du… corps ne laisse aucun doute là-dessus. Le professeur Feral a été atrocement mutilé, torturé peut-être. Il…

L’inspecteur se tait et avale péniblement sa salive. Je suis en train de perdre pied. Je ne vois plus son visage. Il y a comme un brouillard autour de moi, qui monte et m’avale lentement. Ce doit être un cauchemar. Ou les larmes que je ne peux plus retenir… J’entends encore la voix de l’inspecteur, assourdie. Elle semble venir de très loin :

— … professeur Feral… au rasoir… cherché longtemps… au fond de la gorge… sincèrement désolés…

Je ne veux pas en savoir davantage, c’est plus que je ne peux en supporter. Menteurs ! Monstres ! Oser me faire ça ! Le brouillard m’enveloppe entièrement. Et ce froid glacial qui m’étreint… Tout devient noir…

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2Virginie

Mon curry est resté toute la nuit sur la cuisi-nière. Il est froid, à présent. Norman est prostré au sous-sol et Veera est introuvable. J’ai tenté de l’ap-peler hier soir à deux ou trois reprises, vers huit heures. Sans succès. J’ai essayé de nouveau ce matin, sans plus de résultat. Et, il y a quelques instants, nous avons appris l’horrible nouvelle à la radio.

Je suis bouleversée. Ce ne peut être qu’une erreur. Doug était la personne la plus insipide que je connaisse. Professeur émérite aux habitudes de vieux garçon malgré son mariage de plus de trente ans avec Veera, totalement dénué d’imagination et d’intérêt pour le monde actuel, il ne buvait prati-quement pas et prétendait ne jamais regarder la télé. Je suis certaine qu’il n’a même jamais fumé un joint lorsqu’il avait vingt ans !

Il aurait dû terminer sa carrière dans quelques années, couvert d’honneurs et de discours mortelle-ment ennuyeux, momifié avant l’âge. Une erreur, oui. Une erreur monstrueuse. Pour qui diable a-t-on

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pu le prendre ? L’assassin n’y est pourtant pas allé de main morte. Le corps, d’après le journaliste qui a présenté le cas au bulletin de nouvelles, a été affreusement mutilé. Il n’est pas entré dans les détails, mais ça n’avait pas l’air d’être une simple façon de parler.

C’est incompréhensible. Les victimes de ce genre d’atrocités, d’habitude, sont des femmes ou des enfants. Crimes sexuels… Là, pourtant, ce vieil homme grisonnant et quasi invisible… Impensable. Le meurtre et la façon immonde dont il a été per-pétré n’en sont que plus hallucinants.

Veera doit être au trente-sixième dessous. Doug était tout pour elle. Sans lui, elle serait probable-ment retournée à la réserve depuis longtemps et elle aurait vécu une vie misérable. Doug, il faut le reconnaître, aura quand même accompli un acte héroïque une fois dans sa vie. Épouser une autoch-tone, dans les années soixante-dix, c’était osé, pour un jeune enseignant de l’Université de Calgary ! Doug était peut-être un chevalier qui s’ignorait…

Veera, même si elle ne s’est jamais vraiment intégrée au milieu universitaire, semblait pourtant heureuse. Elle admirait Doug au-delà de tout et n’avait d’yeux que pour lui. Elle et son mari sor-taient peu, cependant, et Norman et moi étions un des rares couples à les inviter quelquefois.

Heureusement que Norman et Doug partageaient ce goût maniaque pour les vieux films – les anciens

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Fritz Lang, Murnau et autres Carl Dreyer –, et ces vieilles stars tellement kitsch comme Lilian Gish ou Brigitte Helm, aux yeux d’un noir profond et au visage blafard. Ça évitait les conversations languissantes et pleines de silences pesants : Doug parlait peu, et uniquement du Moyen Âge. Quant à Veera, elle se contentait la plupart du temps de boire ses paroles… même si je n’ai jamais compris quel goût elle y trouvait…

Elle doit être épouvantablement seule maintenant. Je crois qu’elle a rompu tout contact avec sa famille et la réserve depuis des années. Mais elle a toujours été très discrète là-dessus, et elle y a peut-être encore des parents, des amis. Comment savoir ?

Je me rends compte à présent que nous n’avons jamais été invités chez eux, que nous n’y sommes jamais allés. Ni nous, ni personne de l’université, pour autant que je sache. Leur maison se trouve pourtant non loin d’ici, au nord du campus, dans un lotissement assez ancien et peu fréquenté. Doug ne vivait que pour son travail, et Veera ne vivait que pour Doug. Nous ne leur connaissions pas d’amis intimes.

Aussi ai-je été étonnée, tout à l’heure, par la réaction de Norman. Tout d’abord, il a eu l’air sur-pris, aussi incrédule que moi, lorsqu’il a entendu l’annonce de l’horrible mort de Doug à la radio. Nous étions en train de prendre le petit-déjeuner. Sa cuillère de porridge est restée un moment suspendue

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à mi-chemin entre son bol et sa bouche. Puis il a blêmi. Sa main s’est mise à trembler et la cuillère est tombée sur la table, heurtant au passage le bol de porcelaine avec un bruit discordant.

Il est resté quelques secondes immobile, avant de se lever brusquement et de se précipiter au sous-sol. Je ne m’expliquais pas la violence de cette réaction. Doug était un collègue sympathique – même si, personnellement, je préférais la candeur et la naïveté de Veera –, mais, en dehors de leurs goûts cinématographiques, Norman et lui n’avaient guère d’atomes crochus. Mon chimérique mari était-il plus sensible que je ne le croyais ?

Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes que j’ai compris ce qui se passait dans sa tête. Bien sûr, Norman était sincèrement bouleversé par ce qu’il venait d’apprendre, mais ce n’était pas seulement l’émotion qui l’avait secoué ainsi. C’était la peur. La peur panique de se voir, encore une fois, impli-qué dans une sombre histoire qui allait faire de sa vie un cauchemar.

Je délire ? Non, pas du tout. Norman a le chic pour se fourrer dans des situations invraisemblables et, à cause de son caractère fantasque, les gens ont alors tendance à le prendre pour ce qu’il n’est pas. La police, en particulier. Ça lui est déjà arrivé lors d’une affaire de mœurs qui a secoué le petit monde de l’Université de Calgary, il y a quelques années.

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Norman était assez lié, à l’époque, avec un prof du département d’anglais, Vince Valera. Valera était un bonhomme aussi cultivé que désagréable – voire même violent –, dont le goût pour les étudiantes dépassait largement les limites de l’acceptable. Le scandale qui avait suivi la mise au jour d’activi-tés répugnantes auxquelles il avait – Dieu sait comment ? – soumis certaines d’entre elles, avait débouché sur son expulsion de l’université.

Norman avait eu maille à partir, à ce moment-là, avec un inspecteur nommé Arbuckle, qui semblait l’avoir pris en grippe. Depuis, Valera a totalement disparu de la circulation – des rumeurs prétendent qu’il croupit en prison quelque part en Chine ou aux États-Unis –, mais la seule idée qu’un flic se présente ici pour l’interroger à propos de Douglas Feral doit terrifier Norman.

Et si le flic en question se trouve être ce gros imbécile d’Arbuckle, j’ai bien peur qu’il perde complètement la tête. Il le déteste autant qu’on peut détester un être vivant.

Et, malheureusement, je crois bien que cette haine est réciproque…

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3arbuckle

C’était pas beau à voir, je vous jure. Et j’en ai vu, pourtant, je ne suis pas un débutant ! Mais là, j’avoue que j’ai été à deux doigts de dégueuler mon dîner sur mes chaussures. Je me demande comment Keaton a tenu le coup. Il n’a pas sourcillé, lui.

Le central a reçu un coup de fil en fin d’après-midi. Une étudiante de l’université. Elle n’arrivait pas à placer deux mots l’un à la suite de l’autre, elle a dit, Vicky, la jeune agente qui a pris son appel. Elle avait l’air terrorisée et il a fallu lui tirer les vers du nez.

Un cadavre – celui d’un homme – qu’elle venait de découvrir derrière un buisson, dans un parc, à la lisière nord du campus universitaire. Ses pieds dépassaient de sous les feuilles et la fille s’était demandé ce qu’ils faisaient là. Des pieds nus. Elle a insisté là-dessus. On aurait dit qu’elle n’avait vu que ça, ces pieds nus dans l’herbe. Elle a aperçu le reste aussi, j’en mettrais ma main au feu, mais elle essayait probablement d’effacer l’image de sa mémoire. Je comprends ça…

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Elle a donné la description de l’endroit et elle a raccroché. N’a laissé ni son nom ni son adresse. Et elle appelait d’un téléphone public, bien entendu ! Une Asiatique, d’après son accent, a dit Vicky. Tu parles d’un indice ! Des Asiatiques, à l’université, il y en plus qu’un curé pourrait en bénir. Quel monde, bon sang ! Est-ce que je suis allé étudier en Chine, moi ?

En tout cas, on ne la retracera jamais, c’est sûr. Ce qu’on a trouvé, en revanche, je ne suis pas près de l’oublier. On a foncé, avec Keaton, on n’a pas mis dix minutes pour arriver au parc. On sentait sous les arbres cette espèce d’odeur qui plane par-fois sur Calgary – odeur de vache et de crottin que le vent apporte de l’ouest de la ville, même quand le Stampede est terminé depuis longtemps.

Le vent était tiède. On n’a pas eu à chercher longtemps. Deux gars d’une patrouille étaient déjà là, en train de poser les bandes fluo autour des arbres. Ils n’avaient pas l’air dans leur assiette. J’ai regardé Keaton. Il a eu un soupir fatigué. De la tête, il a désigné les massifs feuillus, à deux pas, autour d’un gros cèdre. Et les pieds qui dépassaient. Nus.

On s’est avancés et on est passés derrière les buissons. Le corps était là, dénudé des pieds à la ceinture. Pour le haut, impeccable, il avait encore sa cravate et son veston bon chic bon genre. Sauf que la chemise était maculée de sang. Le visage aussi. On aurait dit que ça lui coulait de la bouche.

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Mais l’horreur, c’était plus bas. Un vrai carnage. On ne lui avait rien laissé de sa virilité, au gars…

Keaton a commencé à fouiller aux alentours. Il a retrouvé le pantalon et le caleçon roulé en boule un peu plus loin. Rien d’autre. Il a demandé aux deux agents s’ils avaient touché à quelque chose. Négatif, qu’ils ont répondu. Il a cherché encore, puis il s’est agenouillé près du cadavre. La bouche était sanguinolente. Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu le sentiment que le type était mort étouffé.

Pynchon, le légiste, est arrivé pas longtemps après. Il a été secoué lui aussi (je ne l’avais jamais vu aussi pâle), mais il a compris tout de suite. Il a eu des gestes rapides et précis. Il a retiré de la gorge les restes mutilés de… de ce qui avait autrefois fait de la victime un homme comme vous et moi. « Tranchés au rasoir », il a commenté, avec une vibration dans la voix. Je me suis retourné. Je ne voulais pas que Keaton me voie dans cet état, plus blanc qu’un torchon. Hé, je suis un gars, moi, un vrai, un dur…

La victime n’avait pas été dévalisée. Portefeuille intact dans la poche intérieure du veston, avec tous les papiers bien en ordre et quelques dollars. Une photo de mariage, aussi, assez ancienne, petit format, à peine reconnaissable. Dr Douglas Feral, professeur agrégé à l’Université de Calgary. Pas le genre de bonhomme qu’on retrouve à moitié déshabillé dans un parc avec ses choses dans la bouche…

Arbuckle

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— Ça sent mauvais, j’ai dit à Keaton. J’aime pas ça.

— Parce que tu crois que ça me plaît, à moi ? il a répondu.

Nerveux, Keaton. Il a continué d’examiner les papiers et il a repris :

— Il habitait tout près d’ici. On est bons pour la veuve. J’espère que tu sauras te tenir, Arbuckle.

J’ai haussé les épaules et on y est allés, après qu’une deuxième patrouille nous a relayés.

La veuve, mon vieux, j’aurais jamais cru. Une Indienne ! Sur le coup, on l’a prise pour la bonne. On a eu l’air péteux, un peu… En tout cas, j’avais raison de dire que ça sentait mauvais. Les universi-taires, déjà, je les apprécie moyen, avec leurs airs de te considérer comme de la crotte, mais si en plus on a des problèmes avec les Indiens, je me suis dit, on n’est pas sortis de l’auberge !

On lui a annoncé la nouvelle comme on a pu. Il se perdait en images et il merdait un peu, Keaton. La dame Feral, elle comprenait pas. J’ai donné un coup de main à Keat – moi, j’ai horreur de la littérature –, mais il n’a pas eu l’air d’apprécier. Et, pour compliquer les choses, la veuve a cru bon de s’évanouir.

Keaton a tout de suite appelé une ambulance. En attendant qu’elle se pointe, j’ai voulu aller jeter un coup d’œil dans les autres pièces. Keaton s’est énervé.

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Extrait de la publication

Page 21: Extrait de la publication · 2018. 4. 13. · — Je vous en prie, messieurs, dis-je en m’effa-çant. Le grand maigre entre le premier et s’essuie les pieds sur le paillasson.

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Page 22: Extrait de la publication · 2018. 4. 13. · — Je vous en prie, messieurs, dis-je en m’effa-çant. Le grand maigre entre le premier et s’essuie les pieds sur le paillasson.

Achevé d’imprimer en septembre 2009sur les presses de Marquis Imprimeur,

Montmagny, Québec.

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