Extrait de la publication… · 2013. 11. 7. · à TANTZI et BRUTUS COSTE en souvenir de nos...

Extrait de la publication

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

Q Éditions Gallimard, 1H9.

à TANTZI et BRUTUS COSTE

en souvenir de nos veillées du Chalet Chaimite.

AVANT-PROPOS


Si nous n'avions craint d'afficher trop d'am-bition, nous aurions donné à ce livre pour secondsous-titre Introduction à une Philosophiede l'Histoire. Car tel est bien, en définitive,

le sens du présent essai; avec cette particularité,toutefois, qu'au lieu de procéder par l'analysespéculative du phénomène historique, il inter-roge les conceptions fondamentales des sociétésarchaïques, qui, tout en connaissant elles aussiune certaine forme d' « histoire », s'évertuent

à n'en pas tenir compte. Un trait nous a sur-tout frappé, en étudiant ces sociétés tradition-nelles c'est leur révolte contre le temps concret,

historique, leur nostalgie d'un retour périodiqueau temps mythique des origines, au GrandTemps. Le sens et la fonction de ce que nous

avons appelé « archétypes et répétition » ne se

sont révélés à nous que lorsque nous avons

saisi la volonté de ces sociétés de refuser letemps concret, leur hostilité à toute tentatived' « histoire » autonome, c'est-à-dire d'histoire

sans régulation archétypale. Cette fin de non-recevoir, cette opposition ne sont pas simple-ment l'ellet des tendances conservatrices des

LE MYTHE DE L'ÉTERNEL RETOUR

sociétés primitives, ainsi que le prouve ce livre.A notre avis, on est fondé à lire dans cette

dépréciation de l'histoire, c'est-à-dire des événe-

ments sans modèle trans-historique, et dans cerejet du temps profane, continu, une certainevalorisation métaphysique de l'existence hu-maine. Mais cette valorisation n'est, en aucun

cas, celle qu'essaient de donner certains courantsphilosophiques post-hégéliens, notamment lemarxisme, l'historicisme et l'existentialisme,

depuis la découverte de l' « homme historique »,de l'homme qui est dans la mesure où il sefait lui-même au sein de l'histoire.

Le problème de l'histoire, comme telle, nesera cependant pas abordé de front dans cetessai. Notre dessein premier a été de dégager

quelques lignes de force maîtresses dans lechamp spéculatifdes sociétés archaïques. Ilnous a paru qu'une simple présentation de cedernier n'était pas sans intérêt, surtout pour

le philosophe accoutumé à trouver ses problèmeset les moyens de les résoudre dans les textesde la philosophie classique ou dans les situa-tions de l'histoire spirituelle de l'Occident. C'estchez nous une conviction ancienne que la phi-

losophie occidentale risque, si on peut dire, dese « provincialiser » d'abord en se cantonnant

jalousement dans sa propre tradition et enignorant, par exemple, les problèmes et lessolutions de la pensée orientale; ensuite en


AVANT- PROPOS

s'obstinant à ne reconnaître que les « situations »de l'homme des civilisations historiques, aumépris de l'expérience de l'homme « primitif)),ressortissant aux sociétés traditionnelles. Nous

estimons que l'anthropologie philosophique au-rait quelque chose à apprendre de la valorisationque l'homme présocratique (autrement dit'l'homme traditionnel) a donnée à sa situation

dans l'Univers. Mieux que les problèmes car-dinaux de la métaphysique pourraient êtrerenouvelés par la connaissance de l'ontologiearchaïque. Dans plusieurs travaux antérieurs,

en particulier dans notre Traité d'Histoire des

Religions, nous avons essayé de présenter les

principes de cette ontologie archaïque, sansprétendre, bien entendu, réussir à donner un

exposé toujours cohérent, et encore moins ex-haustif.

A notre grand regret, l'essai qu'on va liren'apportera pas encore cet exposé exhaustif.

Nous adressant aussi bien au philosophe qu'àl'ethnologue ou à l'orientaliste mais surtout à

l'homme cultivé, au non-spécialiste, nous avonsété souvent contraint de résumer en formules

sommaires ce qui, fouillé et nuancé, eût réclaméun imposant volume. Toute discussion appro-f ondie eût entraîné un étalage de sources et

un langage technique qui eussent découragébeaucoup de lecteurs. Or notre souci, plus quede communiquer aux spécialistes une série de


LE MYTHE DE VÉTEHNEL 1ŒT0UH

commentaires en marge de leurs propres pro-blèmes, était d'attirer l'attention du philosopheet de l'homme cultivé en général sur telles posi-tions spirituelles qui, bien que dépassées en denombreuses régions du globe, sont instructivespour la connaissance et l'histoire mêmes del'homme. Une considération du même ordre nous

a fait limiter au strict nécessaire les références,qui se réduisent parfois à une simple allusion.Pour ne pas alourdir à l'excès l'exposé, lesrenvois bibliographiques ont même été abrégésdans le texte; un index spécial, à la fin duvolume, donnera sur ce point les indicationscomplémentaires.

Commencé en 1945, cet essai n'a pu êtrerepris et achevé que deux ans plus tard. Latraduction du manuscrit roumain est due à

MM. Jean Gouillard et Jacques Soucasse, àqui nous adressons ici l'expression de notregratitude. Une fois de plus, notre savant col-lègue et amiGeorges Dumézil s'est donné lapeine de lire la traduction en manuscrit et

nous a permis ainsi de corriger quelques inad-vertances.

M. E.

Cascaps, mars' 1915.Paris, mai 1!)47.


CHAI'HUli PREMIER

ARCHÉTYPES ET RÉPÉTITION


Dans la mentalité»primitive » ou archaïque,les objets du monde extérieur, non plus d'ail-leurs que les actes humains proprement dits,n'ont de valeur intrinsèque autonome. Unepierre sera sacrée du fait que sa forme accuseune participation à un symbole déterminé,ou encore parce qu'elle constitue une hiéro-phanie, possède du mana, commémore. un

acte mythique, etc. L'objet apparaît commeun réceptacle d'une force étrangère qui ledifférencie de son milieu et lui confère sens

et valeur. Cette force peut résider dans sasubstance ou dans sa forme; elle est trans-

missible par voie de hiérophanie ou de rituel.Cette roche deviendra sacrée parce que sonexistence même est une hiérophanie incom-pressible, invulnérable, elle est ce que n'estpas l'homme. Elle résiste au temps, sa réalitése double de pérennité. Voici une pierre des

LE PROBLÈME


LE MYTHE DE L'ÉTERNEL RETOUR

plus vulgaires, elle sera promue « précieuse »,c'est-à-dire imprégnée d'une force magiqueou religieuse en vertu de sa seule forme sym-bolique ou de son origine « pierre de foudre »,que l'on suppose tombée du ciel; perle parcequ'elle vient du fond de l'océan. Elle sera

sacrée, parce que séjour des âmes des an-cêtres (Inde, Indonésie), ou parce qu'elle futnaguère le théâtre d'une théophanie (ainsi lebethel qui servit de lit à Jacob), ou qu'unsacrifice, un serment l'ont consacrée (cf. notre

Traité d'Histoire des Religions, p. 191 sq.).Passons maintenant aux actes humains,

ceux bien entendu qui ne ressortissent pasau pur automatisme; leur signification, leurvaleur ne sont pas rattachées à leur donnéephysique brute, mais à leur qualité de repro-duction d'un acte primordial, de répétitiond'un exemplaire mythique. La nutrition n'estpas une simple opération physiologique, ellerenouvelle une communion. Le mariage et

l'orgie collective renvoient à des prototypesmythiques; on les réitère parce qu'ils ont étéconsacrés à l'origine (« en ce temps-là », ab

origine) par des dieux, des « ancêtres » oudes héros.

Dans le détail de son comportement cons-cient, le « primitif », l'homme archaïque ne

connaît pas d'acte qui n'ait été posé et vécuantérieurement par un autre, un autre qui

ARCHÉTYPES ET RÉPÉTITION

n'était pas un homme. Ce qu'il fait a déjàété fait. Sa vie est la répétition ininterrompuede gestes inaugurés par d'autres.

Cette répétition consciente de gestes para-digmatiques déterminés trahit une ontologieoriginale. Le produit brut de la Nature,l'objet façonné par l'industrie de l'homme netrouvent leur réalité, leur identité que dans

la mesure de leur participation à une réalitétranscendante. Le geste n'obtient de sens, deréalité que dans la mesure exclusive où ilreprend une action primordiale.

Des groupes de faits prélevés à travers descultures diverses nous aideront à mieux recon-

naître la structure de cette ontologie archaïque.Nous les grouperons sous quelques grandesrubriques

1° les éléments dont la réalité est fonction

de la répétition, de l'imitation d'un archétypecéleste;

2° les éléments villes, temples, maisons,dont la réalité est tributaire du symbolisme

du Centre supra-terrestre qui les assimile àlui-même et les transforme en « centres du

monde »;

3° enfin, les rituels et les gestes profanes

significatifs qui ne réalisent le sens qu'onleur prête que parce qu'ils répètent délibéré-ment tels actes posés ab origine par des dieux,des héros ou des ancêtres.

LE MYTIIE DE L'ÉTERNEL RETOUR

La revue même de ces faits amorcera

l'étude de la conception ontologique sous-jacente dont nous proposerons ensuite ledéchiffrement, et que seule elle peut fon-der.


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