Extrait de la publication… · 2013. 11. 7. · LA GRENOUILLE Valérie connaît les histoires...
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GRENOUILLE
LA
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DU MÊME AUTEUR
nrf
L'HERBE A MoI, roman.
VACANCES secrètes (La Bibliothèque blanche).
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GRENOUILLE
5, rue Sébastien-Bottin, Paris VII0
Deuxième édition
MAUD FRÈRE
LA
roman
nrf
GALLIMARD
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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris la Russie.
© 1959, Librairie Gallimard.
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A peine y voyait-on clair.
Jeannot cueillait des violettes sur les pavésgluants de la buanderie. Le panier à lingeretourné devenait la calèche du sous-préfet, labergerie de Blanchette, l'enfer de Cucugnan.
Un enfer de vapeur aux odeurs de savon,d'où sa voix ouatinée émergeait en tremblant.
Valérie écoutait cette voix scandée par lefloc-floc de la machine.Jeannot l'aidait à
tordre les draps et sans cesser de raconter, elle
regardait l'eau dégouliner sur ses mains cra-quelées de gerçures.
L'eau de rinçage est froide, froide d'écono-mie, et fait mal dans les os.
Mais les prés ensoleillés illuminaient Valé-rie, moite, décoiffée et hirsute dans l'ombre des
nuages au petit bleu.
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« Déjà » dit la petite chèvre, et elle s'ar-rêta tout étonnée.
La seule lampe de la cave renonçait àdonner plus qu'un filet de lumière, mais leravissement se lisait dans les yeux de laservante.
Jeannot, tu la raconteras à Léon, dis,cette histoire ?
Jeannot, superbe, hochait la tête, accordait
en silence un privilège de choix.Léon est stupide. Un peintre en bâtiment
qui siffle à faire grincer les nerfs et qui vienten cachette, chaque samedi, faire l'amour àValérie, avec ses sales mains qui cherchent, etpuis après, l'odeur forte de Valérie qui descend
en secouant son chignon mal peigné.Jeannot dit oui pour être dans les grâces de
Valérie, puissance absolue d'une maison sansmère.
Les ténèbres vaporeuses de la cave s'effacentdevant le soleil couchant qui embrase « Lamontagne devint violette. »
Tu l'as déjà dit, fait Valérie qui semouche sur sa manche, plus loin, t'es plusloin I
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Valérie connaît les histoires aussi bien queJeannot, à force d'entendre.
Bêtes à poils, bêtes à plumes. com-mence-t-elle. Jeannot l'interrompt, un pli à labouche.
C'est pas là-dedans. Tu sais bien 1
Que Valérie ne dise pas les choses Elle lesdit mal. Elle les salit. Léon et elle salis-
sent tout, malgré qu'elle ait les mains dansl'eau tout le long des jours à récurer et queLéon blanchisse les maisons 1
René dit que son âme est ripolinée, parcequ'il l'a lu sur la casquette de Léon.
Quelle heure est-il ? demande Jeannot
que l'eau de Javel fait tousser.Avec l'eau de Javel, c'est la fin. Cela tue tout,
les microbes, comme dit Valérie, mais les vio-
lettes aussi. Le sous-préfet rampe soudain sur le
pavement poisseux et sa voix grince dans lamanivelle de l'essoreuse.
Papa et René, c'est tout l'univers de Jean-
not. Elle est fière de René, et pas seulementparce qu'il est son grand frère Quatorze ansLorsque Jeannot atteindra ses douze ans en
janvier, elle demandera à prendre des leçonsde piano, comme lui. René joue si bien Quandil rentre de l'école, il jette son cartable dansun coin de la cuisine et monte au rez-de-chaus-
sée pour étudier.Jeannot vient s'installer sur le banc à côté de
lui. On n'éclaire pas encore, parce que l'élec-tricité coûte cher, et une lumière grise, inquié-tante, ombre le salon.
René commence et Jeannot, les mains entre
les genoux, surveille les reflets dans la laquenoire du piano.
Odeur de moisissure, de tissus, de renfermé.
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Au mur, la grande photo de leur mère. Jean-not n'aime pas cette photo.
Quand on marche dans la pièce, les yeuxde maman vous suivent. Un regard de morte
ne peut pas bouger René dit même qu'il avu un jour les lèvres trembler.
Valérie sort parfois l'après-midi. Papa ne lesait pas, sinon il se fâcherait. Elle fait pro-mettre qu'on ne dira rien.
La maison est sombre et vide avec cette morte
qui sourit au mur, et la cave, en bas, où Valérieprétend qu'un lépreux se cache.
Si tu le dis à papa, je te mets dans lacave 1
De temps en temps, René s'arrête de jouer.C'est qu'il surveille dans le piano le reflet dela porte derrière eux.
On fait de la lumière ? demande Jean-
not.
Certains soirs d'hiver, René exige l'obscu-
rité. Il joue jusqu'à ce qu'il ne voie plus. Puisils attendent Valérie en silence. Et s'ils parlent,
c'est très bas pour qu'il ne les entende pas.Faut pas éclairer, dit René. Mauvaise
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tactique. On s'éclaire parce qu'on a peur, et
on devient une cible parfaite. Tu comprends ?Jeannot hoche la tête. Elle comprend. Buf-
falo bill l'a dit d'ailleurs, de la même manière.
René est fort.
Le lépreux, ils ne le nomment jamais. Ils
disent le Le. Nommer les choses les fait surgir.Jeannot se rapproche de son frère pour sen-
tir sa chaleur.
Elle n'aime pas le salon, mais elle le préfèreencore à la cuisine-cave où l'on se tient d'habi-
tude, car celle-ci n'est séparée de la buanderie
que par une porte vitrée d'où le Le peut trèsbien observer.
Les tramways sont rassurants. Ils passentbruyamment et sonnent l'arrêt, au coin de la
rue. S'ils s'arrêtent, des gens sont descendus.
Donc, il y a quelqu'un à deux pas de la mai-son. On aurait peut-être le temps de courir àla fenêtre, de l'ouvrir et d'appeler ?
Combien de billes, aujourd'hui ? chu-
chote Jeannot qui sent'contre sa cuisse le durcontact des boules de verre.
René plonge la main dans sa poche et
compte, au toucher.
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Sept J'en ai gagné quatre en jouantcontre Thomas.
Chic T'es fort1
René doute. Il faut toujours lui dire qu'ilest fort, sinon il est malheureux.
Tu iras à la messe, demain ?
Jeannot déteste le silence.
Non.
Valérie te l'a défendu ?
Non, souffle René vexé. Simplement jene veux pas y aller.
Elle dit que les curés sont de faux-jetons,est-ce vrai ?
Je ne sais pas.
« René le pense aussi, mais il me cache la
vérité », songe Jeannot.Moi, j'ai envie d'aller à là messe, mur-
mure-t-elle sans conviction. Qu'est-ce que tu
crois ? Faut que j'y aille ou non ?Demande à papa.Papa rentre très tard, tu le sais bien.
Valérie dit qu'il a pris une nouvelle maî-tresse. Demain il dormira jusqu'à midi, tuverras 1
Un bruit dans l'escalier les fait sursauter. Ils
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se serrent l'un contre l'autre. Ils se taisent.
Tous deux pensent au Le.C'est Valérie qui rentre, tourne le bouton de
l'électricité et montre son sourire de grenouille
sous un chapeau informe.Toute la chaleur est revenue et Jeannot
court l'embrasser, malgré cette odeur âcre queValérie traîne avec elle et ses joues luisantesoù la poudre a coulé en faisant des traînéesocres.
Ah Caboule lançait-elle en se préci-
pitant pour ouvrir la porte.Samedi c'était le jour de Valérie. Léon arri-
vait pour le dîner, les cheveux gominés, la
casquette roulée dans ses gros doigts aux ongleslongs et encrassés de peinture.
Jeannot aimait le samedi, parce qu'on man-geait bien.
Valérie abandonnait les classiques rata-touilles où tout se cuit ensemble, pour un gigotà l'ail avec haricots sautés suivi d'un savoie à
la nage.
Restait le vin qu'on choisissait sans finessedans une cave que le père oubliait, faute deprendre ses repas à la maison. On n'invitaitplus personne depuis le deuil.
Seule la main de Léon dérangeait encore les
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araignées qui tissaient entre le bourgogne vieuxet le chablis qui diminuait.
Si on ne boit pas ce vin-là dans l'année,y ne 'sera plus bon affirmait Léon en claquantune langue hypocrite sur le vin qu'il avalait àgrandes gorgées comme une bière blonde partemps de canicule.
René poussait le pied de Jeannot sous latable.
Pourtant, disait Jeannot à tout hasard,
le chablis, papa assure qu'il bonifie avecl'âge I
Valérie, qui tournait dans les haricots, posala casserole sur la table en aboyant
Tu te tairas, Greluche Léon sait ce
qu'il dit. N'est-ce pas, Caboule ?Elle l'appelait Caboule dans les moments
de grande tendresse.
Ils avaient passé l'avant-dîner dans la cham-bre de Valérie, cette mansarde où Jeannot ne
pénétrait jamais, tant l'odeur y était forte. Par-fois, pour causer avec la servante, Jeannot se
tenait à l'entrée, sans passer la porte afin de nepas respirer l'air de l'intérieur où le lit restaitdéfait et souillé d'un bout à l'autre de l'année.
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Léon semblait s'y plaire pourtant, puisqu'ilvenait pour ça, et pour manger après le gigotà l'ail.
Vous nous jouerez ce soir la nouvellescène de Jeanne et le Mobilier, commanda
Valérie en se léchant les doigts que la sauceavait barbouillés.
Laquelle ? La toute dernière ? Le coupde poing sur la gueule ?
Ils jouent cette scène à la perfection, fitValérie avec sérieux.
Léon s'en fichait. Il s'endormait tout de
même. Mais elle y prenait tout le plaisir d'uneinitiée.
Valérie haïssait la vraie Jeanne, la tante des
enfants. Une sacrée garce1 Pourquoi leur pèredonnait-il tant d'argent à ces gens-là ? Parceque Gaston était son frère cadet ? Un bon àrien qui allait de faillite en faillite et que sonaîné relevait chaque fois, installait dans unnouveau commerce. Un café à présent1 C'étaitle rêve de l'oncle Gaston, un café Bijouterie,
garage, tout avait échoué. Un café C'étaitsûr que Jeanne, belle garce, attirerait lesmouches1
2
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La preuve, ce client à demeure qui la man-geait des yeux et ne quittait plus le comptoir
Ce type est tout le temps fourré iciavait lancé Gaston jaloux, il fait partie dumobilier.
Jeannot et René ne prenaient pas parti. Sim-plement ils regardaient, puis ils reconstituaientpour le plaisir.
Parfois, ils préparaient des représentationsplus savantes, extraites de leurs lectures. On se
déguisait avec soin et René apparaissait sous la
lampe-projecteur, en comte de Monte-Cristo.Mais Valérie préférait les histoires de Jeanne
et du Mobilier. Cela au moins, éveillait en elle
le mauvais rire de la vengeance. Elle se tapaitles cuisses ou se grattait le chignon en glous-sant de joie.
Jeannot, affublée d'une nappe qu'elle relèveaudacieusement, tient le rôle de Jeanne, samarraine. René est tour à tour le mari et le
Mobilier.
Jeanne Jeanne C'est l'oncle Gaston quiappelle de sa chambre, car Gaston dort jusqu'àmidi.
Jeanne, dans le café, invite le Mobilier à lui
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