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  • PARLONS DE MOI

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  • DU MÊME AUTEUR

    Chez le même éditeur

    À voix basse, roman

    Les Choses d’un jour, roman

    Chroniques matinales

    Dernières Chroniques matinales

    Enfances lointaines, nouvelles

    Nouvelles Chroniques matinales

    L’Obsédante Obèse et autres agressions, nouvelles

    Les Plaisirs de la mélancolie, chroniques

    Le Regard oblique, chroniques

    Le Tendre Matin, roman

    Tu ne me dis jamais que je suis belle, nouvelles

    Un après-midi de septembre, récit

    Un homme plein d’enfance, roman

    Chez d’autres éditeurs

    La Fleur aux dents, roman

    La Fuite immobile, roman

    Les Pins parasols, roman

    Stupeurs, proses

    Le Tricycle suivi de Bud Cole Blues, textes dramatiques

    Une suprême discrétion, roman

    La Vie à trois, roman

    Le Voyageur distrait, roman

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  • Gilles Archambault

    PARLONS DE MOI

    Boréal

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  • Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada et la SODEC pour leur soutien financier.

    Illustration de la couverture : Martine Plouffe, sans titre, 1991.

    © Les Éditions du BoréalDépôt légal : 3e trimestre 1997Bibliothèque nationale du Québec

    Diffusion au Canada : DimediaDistribution et diffusion en Europe : Les Éditions du Seuil

    Données de catalogage avant publication (Canada)

    Archambault, Gilles, 1933-

    Parlons de moi

    2e éd.(Boréal compact : 82)Éd. originale : Montréal, Cercle du livre de France, 1970.

    isbn 2-89052-839-1

    I. Titre.

    ps8501.r35p3 1997 c843’.54 c97-940674-9

    ps9501.r35p3 1997

    pq3919.2.a72p3 1997

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  • « Je discourais, je parlais de moi, infatiga-blement. Sur ce sujet, je puis m’étendre detout mon long ; j’y suis à l’aise. »

    HENRI CALET

  • La maisonnée dort. Voyez, d’entrée de jeu, j’exagère. Il n’y apas de maisonnée. Madeleine et moi n’avons eu qu’un fils. Il seprénomme Christian. Depuis un mois, je vis seul avec lui. J’aipour mission de veiller sur sa conduite, et je pense que je m’ac-quitte de ma tâche sans fermeté excessive, avec un doigté assezexceptionnel. Il est rentré tout à l’heure, presque à l’aube. Mêmesi je ne suis pas chatouilleux sur les questions de discipline, il m’asemblé qu’il dépassait la mesure, mais j’ai vite songé à autrechose. Non vraiment, il n’y a pas de maisonnée. Je n’en voudraispas, d’ailleurs. Je n’ai rien du père de famille. Je ne pense pas nonplus que je sois un mari ordinaire. Ma femme habite actuelle-ment l’hôtel Westminster à Nice, dans trois jours elle sera à Aix-en-Provence, dans dix à Avignon. À ce moment précis, elle doitdormir. Elle ne s’éveillera pas avant midi. Ça ne l’embête pas deroupiller vingt heures d’affilée. Moi, je dors peu et je raffole desnuits sans sommeil. Quoi de plus civilisé, de plus libre pourtant,que le calme nocturne ? Tout semble possible. Les heuress’écoulent vite. On peut réfléchir en pure perte, écrire des notesqui ne servent à rien, potasser de vieux magazines. Ou encoreécouter la radio, faire tourner de ces disques qui vous main-tiennent dans un état de neurasthénie qui vous est coutumier,vous êtes vous-même enfin. Ma femme… Je ne suis pas trèscurieux de ses déplacements. Qu’elle soit en train de se fairebronzer sur les galets de la baie des Anges ou activiste en Ulster,peu me chaut. Je n’étais pas d’accord avec elle au sujet de ce

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  • voyage. Je savais trop qu’elle le ferait en compagnie de son ami detoujours, Tommy MacIntyre, administrateur d’un parc d’autosd’occasion, membre de toutes les associations irlandaises deMontréal, ardent défenseur du Canada Uni, catholique impéni-tent et, malgré tout, excellent garçon. Pour parler net, je ne mesuis pas opposé fermement à son départ. Comment y serais-jeparvenu sans sombrer dans le ridicule ? Je ne suis pas de ceux quiretiennent les services d’un détective privé pour épier leurfemme. Je respecte les libertés, moi, je n’ai pas une nature deredresseur de torts. Il faut dire aussi que je ne peux avoir bienlongtemps la tentation de jouer les protecteurs vis-à-vis deMadeleine, puisque c’est elle qui assure depuis toujours la stabi-lité financière du foyer. Elle est bibliothécaire, son traitement estpresque le double du mien. Je vous le demande, y a-t-il unesituation qui soit plus préjudiciable à l’autorité d’un mari ? Je suiscommis chez un disquaire. J’ai toujours accepté que Madeleineapporte plus d’eau au moulin que moi, je ne suis pas un hommeambitieux. Bon ! cela est admis. Il n’en reste pas moins que l’andernier, mon orgueil s’est réveillé et que j’ai songé à un moyen desortir de l’ombre. Je m’étais mis en tête de rédiger un livre surl’art de former une discothèque. Il me semblait que l’idée étaitbonne et que je rendrais d’inestimables services aux amateursnon avertis. Je vous l’assure, je ne songeais nullement à l’argentque je pouvais tirer de l’aventure. Je voulais tout simplementdevenir quelqu’un. Pour ma femme, je serais au moins un auteurà cataloguer. Avouez que je ne faisais pas preuve d’une exigenceoutrecuidante. Mais enfin, je n’ai pas persévéré dans mon projet.Mon cabinet de travail est rempli de fiches, pourtant je n’ai plusl’esprit à cela depuis longtemps. Je suis trop occupé à rêvasser.C’est mon unique sauvegarde. Depuis le départ de Madeleine,par exemple, j’a réussi à me refaire une vie de célibataire. Une viede célibataire très casanier, car il n’est pas question que j’aban-donne Christian à son sort. Il me suffit de ne pas trop penser à la

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  • Riviera et à Tommy. Pour le reste, je m’accommode de n’importequoi. Il ne me viendrait pas à l’esprit, tenez, de me plaindre demon fils même s’il fume de la mari de temps à autre. Cette façonqu’il a de participer aux mœurs de l’époque ne m’inquiète pasbeaucoup. Comme quoi je ne suis pas trop étroit d’esprit, aprèstout ! Je trouve presque amusantes les ruses qu’il déploie lorsqu’ilfume à domicile : fenêtre ouverte, encens, machine à écrire pourque je m’imagine qu’il tape des notes de cours ou encore lesilence absolu propice aux grandes lectures. Il croit m’avoir… etil m’a. Qu’importe ! Être père ne veut pas dire surveiller sa progé-niture, vérifier si le fils ou la fille s’apprête à vous déclarer hors decourse. En fait, il n’aurait pas à insister beaucoup pour que je luiconcède tout à cet égard. Il y a belle lurette que je ne me considèreplus que comme un être de bonne volonté, tout à fait inoffensif,voué pour ce qu’il lui reste de vie aux échecs mineurs et aux joiesplus humbles encore. Comme ce doit être stimulant pour Chris-tian de pouvoir compter sur un appui d’une telle force ! Moi, aumoins, j’avais la chance de m’opposer à un père nettement agres-sif, qui envisageait nos relations dans une perspective de lutte. Jeme dérobais, la plupart du temps, mais ça ne fait rien, je sentaisqu’il m’épiait. Il était là. Je me contente de m’esquiver. N’ayezcrainte, je ne vous assommerai pas de ma conception des rap-ports entre père et fils. Surtout parce que je crois fermement quedes relations de cet ordre sont toujours fragiles. Nous vivons tousles deux, mon fils et moi, seuls dans une immense maison, pour-suivant des lubies qui ne se ressemblent pas, ennuyés parfois parla présence de l’autre, mais pleins de toutes les prévenancescomme si nous voulions nous garantir contre les attaques d’unennemi.

    Ma femme m’a quitté, il y a un mois, jour pour jour. Elle pré-parait son escapade depuis au moins trois ans, de sorte que sadécision ne m’a pas étonné. Elle était exténuée, disait-elle, et seulun séjour de trois mois en France pouvait lui apporter un peu de

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  • repos. Elle aurait trente-sept ans à l’automne et elle voulait revoirles lieux qu’elle avait fréquentés, étudiante. Le temps fuit et bien-tôt il serait peut-être trop tard pour faire ce pèlerinage. J’avaisproposé de l’accompagner, mais elle m’avait rappelé fort à pro-pos que nos finances ne nous permettaient pas un double dépla-cement. Comme elle détient les cordons de la bourse, que la mai-son bourgeoise que nous habitons appartenait à sa mère, quinous l’a léguée à sa mort, je n’avais qu’à m’incliner. Elle ne m’apas parlé de Tommy, bien sûr, mais j’ai mes antennes. Je sais bienla différence qui existe entre une amoureuse un peu exaltée etune épouse écrasée par dix-sept ans de vie conjugale. Vous direque j’ai été humilié de cette constatation serait bien exagéré.L’humiliation est d’ailleurs un sentiment qui s’émousse très vite.Ma réaction aurait été tout autre si j’avais été un mari fidèle. Sansêtre le moins du monde un homme à femmes, j’ai eu trois liai-sons et j’ai une bonne amie. Juste ce qu’il faut pour ne pas avoir lasensation d’être délaissé. Tommy est d’ailleurs un ami de lafamille. Il vient à la maison deux fois par semaine au moins, s’ycomporte à peu près comme s’il était chez lui. Il lui arrive mêmed’ouvrir le réfrigérateur sans y avoir été invité. Ces manièresm’étonnent toujours un peu, mais je n’ose pas le lui dire. Il mefournit l’occasion de baragouiner un peu d’anglais, ce qui n’estpas à dédaigner, puisque depuis que j’ai des opinions politiquesdéfinies, je me refuse à parler cette langue à moins d’y être obligé,ce qui n’est pas particulièrement à recommander dans la pra-tique du bilinguisme, je le concède. Lorsque nous parlons del’avenir du Canada, Tommy et moi, nous en venons presque auxcoups. Je n’ai qu’à le voir apparaître au volant de sa Toronadosport pour que surgissent en moi d’étranges relents de nationa-lisme. Ne croyez surtout pas que je le déteste, je le supportemême assez bien. Qu’il couche avec ma femme, que le pare-brisede son auto vert lime soit parsemé de quelques petites feuillesd’érable rouges sur fond blanc, cela m’agace terriblement, mais

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  • s’il fallait se contenter du commerce des gens qui nous con-viennent parfaitement, à qui parlerions-nous à longueur de vie ?Pourtant je n’ai jamais compris que ma femme qui m’a précédésur le chemin de la libération du Québec puisse accepter de semontrer en public aux bras d’un homme qui est la négationmême de tous ses principes. Mais n’insistons pas, Madeleine adroit à ses excentricités. Je suis couvert de manies comme parexemple celle d’avoir pour confidente Janine, qui est bien la fillela moins conventionnelle qu’il soit possible de rencontrer au paysdu Québec ! Alors pour ma femme, j’ai décidé d’être tolérant.Mes liaisons ont toujours été de courte durée. Les histoiresd’amour me bouleversent trop. Je n’aime pas les complications etce n’est pas parce que ma femme a un amant que je vais m’en-combrer d’une cour envahissante. Depuis les sept ans que je con-nais Janine, aucun nuage, aucune dispute, jamais de larmes dontnos relations aient été la cause. Une étrange amitié nous lie qui senourrit parfois d’amour physique, mais qui repose surtout surune curiosité mutuelle à jamais inassouvie. Bien que j’admettequ’il soit difficile de porter des jugements en ce domaine, je croisque j’ai été plus chanceux que Madeleine dans mes relationsextraconjugales. Janine vaut bien dix Tommy ! Et son français esttrès correct ! Cela ne m’empêche pas de dormir, mais je ne com-prends pas ce que Tommy peut avoir de tellement séduisant pourma femme. Il a bon cœur, je l’admets, ne lésine pas sur les sortieset les cadeaux. Mais c’est tout. Il n’est pas très beau avec ses tachesde rousseur et son embonpoint envahissant. Il est inculte, n’aimeque le poker. De temps à autre, remarquez, je ne déteste pas joueraux cartes, mais c’est pour me distraire, alors que Tommy en faitune passion. Je m’excuse de parler de ces choses, ça ne concerneque lui. Je ne cède à cette tentation que pour me venger de leurtrahison. Tous les jours ou à peu près, je reçois une lettre. Ce ma-tin, j’apprenais que l’élue de mon cœur était partie depuis vingt-huit jours. J’étais encore endormi, j’ai mis cinq minutes à me

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  • rendre compte que si j’ajoutais le temps que la lettre avait mis àme parvenir, j’arriverais au mois complet. J’ai été tout étonné. Ilme semblait qu’elle venait tout juste de me quitter. J’aurais cruqu’elle me manquerait bien davantage. Je dépouille mon courriersans aucune hâte. À vrai dire, je n’attends jamais de ses nouvelles.Je l’ai en quelque sorte rayée de ma vie. J’ai tracé une ligne termi-nale. Parfois cependant, par habitude, je m’adresse à elle commesi elle n’était pas partie. Après tout je vis dans un décor qu’elle achoisi. Je me sens toujours un peu de passage dans cette maison.Oui, je m’adresse à elle sans acrimonie, sans rien dans le ton dema voix qui tienne du reproche, je cherche quelqu’un qui con-sente à m’écouter, qui supporte que je lui parle de mon travail quime pèse beaucoup, de la tentation que j’ai de tout laisser tomber,pour voir. Je ne peux tout de même pas risquer d’ennuyer Chris-tian avec mes histoires. Il n’est pas à l’âge où on s’intéresse auxautres. J’ai quarante ans et je n’y parviens pas, alors ! Et puis ce nedoit pas être follement gai de converser avec moi par le temps quicourt. Je m’enfonce de plus en plus dans ma solitude. Et Janine ?me direz-vous. C’est vrai, j’ai une amie exceptionnelle, mais je lavois peu. Elle est hôtesse de l’air. Voyage beaucoup. Montréal-Paris-Francfort. De toute façon, elle serait vendeuse chez DupuisFrères que je ne chercherais pas à la rencontrer plus souvent. Ilfaut être prudent, ne pas abuser des bonnes choses. En tout cas, jeme débrouille fort bien sans Madeleine. On n’a besoin de per-sonne pour sombrer, n’est-ce pas ? Nous nous sommes séparéssans crises. C’est pour cette raison sûrement que son absence nem’a pas pesé. Aurais-je la même impression si Madeleine m’avaitplaqué sur un coup de tête ou à la suite d’une querelle ? Je necrois pas. J’aurais été pris de panique, j’aurais souhaité l’avoir àmes côtés pour m’expliquer, pour calmer l’angoisse qui grandi-rait en moi. Madeleine s’est détachée de moi, toute souriante,songeant peut-être à Tommy qui la rejoindrait. Une chose estcertaine, il a quitté Montréal presque en même temps qu’elle,

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  • l’Irlandais ! Qu’ils s’amusent en paix, les amants ! Le temps dubonheur est toujours compté. Je ne les envie même pas. Leursoleil me fait peur.

    Madeleine m’a laissé Christian. Je connais des tas d’hommesqui ne seraient pas très heureux d’avoir la garde d’un adolescentqui accumule la plupart des symptômes inquiétants que l’onreproche à la jeunesse. Il fume, je vous l’ai dit, il a les cheveuxlongs et d’une saleté repoussante, il est taciturne, pas très aimablequand il s’y met, il aime la pop music (ce qui constitue le principalobstacle à l’harmonie de nos relations), il rêve de faire de lacourse automobile, sport qui me paraît d’une bêtise consommée,enfin, telles sont les embûches qui compliquent ma paternité. Lamari, ça ne me préoccupe pas, non vraiment, pas plus en tout casque les quatre ou cinq bouteilles de Cutty Sark que je me per-mets, toutes les semaines. Il m’étonne, mon fils. N’était la craintede céder à quelque emballement blâmable, je dirais même qu’ilm’épate. À seize ans, il a une lucidité que je ne peux que lui en-vier. A-t-il seulement connu la naïveté de l’enfance, ce petit gar-çon qui a une sensibilité à fleur de peau, cet enfant que j’ai tou-jours vu rire nerveusement comme si le plaisir ou la paixn’existaient pas ? Lorsqu’il était gosse, je lui parlais beaucoup.Enfin, j’étais comme tous les pères qui ne sont pas des brutes, jem’occupais beaucoup de lui, lorsque j’en avais le goût. Le reste dutemps, je me réfugiais dans l’irréalité, je lui préférais la compa-gnie de mes fantômes intérieurs. Tout cela est bien fini. J’ai été unpère distrait, j’en conviens, mais j’ai aussi souvenir de momentsd’émotion étonnants, la sensation que j’avais souvent en le regar-dant gambader dans un parc, par exemple, que je connaissais lebonheur, que cette impression était toute fugace, que vingtsecondes plus tard peut-être, ce serait la grisaille coutumière oul’angoisse ou quelque souci bêtement quotidien qui s’impo-serait. Christian ne joue plus dans les parcs, il a des petites amies, que je ne connais pas d’ailleurs, et moi je suis ancré de plus

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  • en plus profondément dans un soliloque perpétuel. Nous faisonsbon ménage surtout parce que je ne le questionne pas. La dis-crétion est ma ligne de conduite. À part la complicité de deuxhommes vivant ensemble, nous savons très bien que nousn’avons rien en commun. Très peu à dire en tout cas. Je n’exagèrepas. Des jours entiers pendant lesquels nous n’échangeons quedes grognements ou émettons des mots qui n’appellent pas decommentaires. Ce silence ne me pèse pas. Il me suffit de savoirque Christian est là. Quand je connais des moments dépressifs, cen’est pas tant la conversation que je cherche que le sommeil. Je nesonge pas à mon fils pour me délivrer de mes démons, je ne veuxpas l’embêter, je me réfugie dans les couvertures et les draps demon lit. Au bout de deux ou trois heures pourtant, c’est nerveux,il me faut me lever, marcher un peu, alors ma fuite, je la poursuis,éveillé, à mi-chemin entre les vapeurs de l’alcool et la présenceenvahissante du passé.

    Ce que nous avons bavardé pourtant, Christian et moi, lors-qu’il était gosse et que les agressions de la vie ne m’avaient pas en-core complètement abruti. Sincèrement je ne crois pas avoir étéun mauvais père. Voyez comme je me défends ! Comme si j’étaissûr qu’on allait m’attaquer. Comprenez-moi, je ne voudrais paslaisser à penser que je donne toute cette liberté à Christian parceque je me désintéresse de lui. Je ne crois pas à l’autorité, c’estentendu, mais j’ai un cœur de père, je veux protéger mon fils, ledorloter, lui éviter certaines démarches douloureuses. Je penseque je peux lui assurer un climat familial assez chaleureux malgrétout. Le silence qui s’est installé entre nous ne doit rien à l’agres-sivité. Je tâche de ne jamais m’emporter, je n’impose pas sotte-ment mes idées. J’ai beaucoup marché avec Christian. En sa com-pagnie, j’oubliais plus facilement les petitesses de l’existence. Jecrois même qu’il m’arrivait de chantonner, incapable de compri-mer ma joie. Vous pensez, si j’étais fier de déambuler dans lesrues du quartier, tendant la main à mon fils, les cheveux rendus

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  • plus blonds par le soleil, ses yeux rêveurs déjà, ses lèvres charnuesqui me rappelaient tant celles de sa mère ! Il se donnait à moi,j’étais son soutien, son existence même. J’avais l’impression quela vie m’accordait quelques heures de sursis et j’en profitais gou-lûment. Je regardais mon fils, ému malgré moi, ne sachant com-ment maîtriser mon enthousiasme, le poursuivant de mes ques-tions, le bichonnant, l’entourant de toutes les prévenances.Était-il bien, avait-il tout ce qu’il pouvait souhaiter, le soleil l’en-nuyait-il, était-ce vraiment le film qu’il voulait voir ou ne préfé-rait-il pas le cirque ou le hockey ? Je lui racontais les histoires qu’ilvoulait entendre et d’autres que mon imagination me comman-dait, je tâchais d’aller au-devant de ses désirs, je lui promettais lerestaurant, les ballons géants, les cerfs-volants multicolores, lesjardins publics, les aquariums, les promenades à dos de cheval, jelui faisais part de mon expérience en inventant tout ce qui pou-vait contribuer à la rendre moins terne, car enfin, je vous ledemande, est-ce ma faute si je n’ai jamais fait de conquête, si mondestin a été de vivre au milieu de disques plutôt qu’en pleinejungle équatoriale ? Je riais même si je n’en avais pas envie,j’écoutais ses balbutiements sans être trop distrait par d’autressoucis. Ce qui me préoccupait et m’empêchait de donner toutel’attention souhaitée aux propos de Christian, c’étaient la plupartdu temps des regrets futiles au sujet d’une carrière de pianisteque j’aurais pu poursuivre si j’en avais eu le courage ou encorecette licence en histoire que j’aurais peut-être obtenue si jem’étais présenté aux examens de fin d’année. Toute ma vie, j’airegretté de ne pas m’être rendu au bout des choses que j’entre-prenais. Je ne suis raisonnable que depuis un an. Entendez par làque j’ai renoncé à tout. Ma tranquillité est à ce prix. Il y a unedizaine d’années, en tout cas, il me restait de l’espoir et un fils queje promenais un peu partout. Je savais encore me détendre sansavoir abandonné une trop grande part de mes raisons de vivre.Ai-je vraiment été tout cela ? Je ne le sais plus. J’ai dû manquer

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  • d’une certaine chaleur dans mes rapports avec Christian. J’ai tou-jours été taciturne et ce côté de ma nature l’emporte souvent surmon besoin de tendresse, pourtant réel, il me semble. Un fils desept ans, je crois, a besoin d’émerveillement, de fantaisie. Je nepouvais l’éblouir ni par mes exploits, ni par ma situation sociale,ni par ma force physique. Je ne m’imposais d’aucune façon. Unhomme timide, voilà ce que je suis. Tenez, j’ai toujours été, si l’onveut, un homme préoccupé par les choses de l’esprit. J’adore lamusique, je joue de façon lamentable les Études de Chopincomme les Kreisleriana de Schumann. Bon an mal an, je doisdévorer une centaine d’ouvrages. Je vais parfois à des expositions.Pourtant rien de tout cela ne paraît dans les conversations quej’ai avec mon fils. Mes connaissances ne m’ont en rien aidé à leséduire. Par les livres, je n’ai rien appris. Il y a des gens qui ont destas de choses à dire après avoir lu un article de trois pages dans laSélection du Reader’s Digest, moi je ne retiens rien ou à peu prèsd’un monument d’érudition que je parcours avec attention.Même ma troisième lecture de l’œuvre de Jules Verne ne m’alaissé que de vagues souvenirs. Je l’avais pourtant entreprise dansl’intention de briller un peu aux yeux de Christian. Vous pouvezsourire de ma sottise, mais il n’est pas si commode que vous lecroyez de se sentir démuni devant un gosse de douze ans. Je n’aipas de mémoire, j’ai une intelligence très moyenne. Les connais-sances encyclopédiques, les dates et les faits historiques, le mondeinterplanétaire, les secrets de la biologie, autant de domaines quime sont à jamais fermés. J’ai peut-être raconté vingt fois à Chris-tian que Balzac écrivait en robe de bure et que Proust, à la fin desa vie, se réfugiait dans une chambre dont les murs étaient recou-verts de liège. Il m’a toujours écouté avec attention, ne voulantsurtout pas me donner l’impression qu’il se rendait compte demon radotage. Car il a toujours craint, mon fils, de me causer duchagrin. Il n’a pas changé sur ce chapitre. Il a beau avoir les appa-rences d’un être bourru, cela ne l’empêche pas de me ménager

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  • sans arrêt. Combien de fois n’aurais-je pas mérité qu’il meremette à ma place, d’une remarque cinglante, comme il en estparfaitement capable ? Il m’arrive même de me montrer inutile-ment agressif avec lui et de m’apercevoir après coup qu’il s’estmaîtrisé pour ne pas avoir à m’humilier. Même enfant, il ne selivrait pas entièrement aux jeux qu’il pratiquait. Au milieu decamarades, il paraissait absent, distrait. Il n’a jamais connu l’em-ballement pour quoi que ce soit. L’intérêt réel qu’il porte depuisquelque temps à l’astrologie et aux mathématiques, il le main-tient dans des limites qu’il ne franchira jamais. Je ne sais pas si jedevrais m’en féliciter. Il ne se réjouit certes pas d’avoir le pèrequ’il a, velléitaire, torturé, excessif, rempli de petites passionsaussi rapidement éteintes qu’éveillées. Un père qui, cette nuitalors qu’il est seul et qu’il n’a pas trop bu, songe à sa femme quin’est plus là, au fils qui ne peut se résigner encore à plier bagage,un père dont la vie n’est pas dénuée d’appréhensions.

    Hier, j’ai écrit à ma femme une lettre de 23 pages. Quand onse confie si longuement, on dit toujours des bêtises. Je n’y ai pasmanqué. Heureusement que j’ai résisté à la tentation de lui faireparvenir cette interminable suite de doléances. À l’heure qu’il est,cette pitoyable confession gît au fond de ma corbeille à papiers.Elle ne méritait pas meilleur destin. J’ordonnais à Madeleine derentrer. Nous n’en pouvions plus, Christian et moi, de cette vied’attente. Il n’était pas juste que je me tue au travail dans unepériode de chaleur accablante pendant qu’elle se dorait au soleilméditerranéen. Comme si cette première lettre après un silencede près de un mois pouvait prétendre à quoi que ce soit, je pour-suivais en parlant de Tommy. On a son orgueil après tout. Je veuxbien fermer les yeux sur certains détails inquiétants de ce voyage,mais je me réserve le droit de laisser à entendre à ma femme queje ne suis pas tout à fait dupe de leurs jeux. Voyez mon côté mes-quin. Je ne suis pas heureux et je ne veux pas que les autres lesoient. Pas même Madeleine qui a pourtant tout fait pour que la

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  • vie me soit supportable. Elle sait comment se comporter avec unêtre angoissé. Je lui ai permis de pratiquer son art en toutes cir-constances. Hier, j’aurais presque voulu lui faire du mal commesi je faisais porter sur elle la cause de tous mes échecs. Elle n’étaitpourtant pas à l’origine du sentiment de frustration qui m’habi-tait. La journée au magasin s’était fort mal déroulée. J’avais trèspeu dormi, les clients me paraissaient particulièrement stupides,trop nombreux en tout cas, Janine s’était décommandée pour lasoirée et le patron, monsieur Giraldeau, m’avait reproché d’avoiracheté trop d’exemplaires du dernier disque des Beatles. Et ilavait raison. Compte tenu de la période estivale, nous aurions punous contenter de six exemplaires, j’en ai demandé douze. Lors-qu’il m’a apostrophé sur un ton que je n’aimais pas, et devanttout le personnel, je me suis dit que tous les patrons étaient desimbéciles. Quand je pense au mot patron à qui croyez-vous queje songe, sinon à Tommy ? Je le revois s’adresser à ses vendeurssur un ton de suffisance comme s’il était l’inventeur de toutes lesbagnoles qui reposent sur son immense terrain de la rueSherbrooke Est. Quoi qu’il en soit, je ne peux supporter les gensqui sont trop sûrs d’eux, qu’ils parlent anglais ou non. Au fond demoi, une petite voix me répète que c’est un patron, un hommequi se conduit avec autorité dans la vie, qui m’a enlevé mafemme, alors je suis devenu pour toujours anarchiste ! Hier soir,j’ai avalé mon dîner en vitesse, un sandwich jambon beurreaccompagné d’une bière, puis je me suis installé sur la table decuisine, une liasse de feuillets blancs à mes côtés.

    Je sais bien que tu préfères la compagnie de Tommy parcequ’il t’amuse avec ses naïvetés, avec sa dureté d’Américain duTexas, ses fautes de français parfois très cocasses. Tu le trouvesdrôle à peu près comme un caniche. Moi, je suis un quaker,je n’aime pas beaucoup la gaudriole, je danse comme un idiot de village, je ne prise pas tellement les night clubs, au casino deMonaco, par exemple, j’aurais l’air pingre et malhabile. Le

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