Extrait choisi - La bibliothèque des cœurs cabossés

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Extrait choisi - La bibliothèque des cœurs cabossés - un premier roman de Katarina Bivald - éditions Denoël 2015.

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Katarina Bivald

La Bibliothèque des cœurs cabossés

Traduit du suédois par Carine Bruy

roman

Titre original : Läsarna i Broken Wheel rekommenderar Éditeur original : Forum bokforlag, Stockholm, Suède.

Publié en accrod avec le Bonnier Group Agency, Stockholm, Suède © Katarina Bivald, 2013

et pour la traduction française :

© Denoël, 2015

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Elle était convaincue que les habitants de Broken Wheel achèteraient des livres. Ils allaient le faire et il n’était absolument pas nécessaire de les y amener par la fourberie, quoi que Tom en dise. Mais bon, rien n’empêchait qu’elle réfléchisse à la présentation des livres.

Elle observait les rayonnages. Pour le moment, les ouvrages étaient répartis en trois catégories : Policiers, Littérature et Vie Pratique, une division évidente pour elle, mais qui n’attirait peut-être pas le non-initié à la lecture.

Le lendemain de la publication de la gazette, elle s’était rendue au magasin où tout coûtait 99 cents et avait acheté des feuilles cartonnées d’une belle nuance blanche lustrée. Elles étaient à présent étalées en forme de soleil autour d’elle. Quinze feuilles. Elle doutait d’avoir besoin d’autant d’affiches, mais il lui en faudrait peut-être une ou deux en guise de brouillon. Un épais feutre noir attendait à côté que l’inspiration lui vienne.

Qu’est-ce que les gens voulaient lire ?

Des classiques peut-être ? Elle secoua la tête. Même elle n’achetait pas de livres dans cette section alors qu’elle appréciait les vieux bâtiments anglais et américains.

Réfléchis, Sara. Qu’est-ce qui pousserait quelqu’un à acheter un livre ? Qu’est-ce qui pousse les gens à regarder des films ? Est-ce si difficile que ça ?

Puis elle éclata de rire. Elle saisit le stylo et écrivit en grandes lettres distinctes : SEXE, VIOLENCE ET ARMES avant de poser l’affiche au-dessus des policiers.

Ensuite, tout s’enchaîna. L’album de photos consacrées aux paysages de l’Iowa dut à lui seul représenter la section IOWA. Elle songea également à en créer une pour la Suède, mais les seuls auteurs suédois qu’elle avait emportés étaient Jens Lapidus et Stieg Larsson, qui avaient clairement leur place sous l’affiche « Sexe, violence et armes ».

En fait, c’était un peu dégradant. Les seules représentations que Broken Wheel avait de la Suède consistaient en conspirations sado masochistes et en crime organisé, avec une petite dose de maffia serbe pour pimenter le tout.

Il y avait aussi le guide Lonely Planet de Stockholm d’Amy. Cela paraissait à la fois étonnamment apaisant et aliénant, comme si Sara voyait Stockholm à travers les yeux d’Amy. Les bâtiments historiques, le soleil qui

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se reflétait sur les plans d’eau et le côté léché qui émanait de tout ce guide ; tout cela n’avait pas grand-chose à voir avec Sara et avec Broken Wheel.

Sara se demanda si Amy aurait voulu voir la Suède avant sa mort, mais elle ne parvenait pas à l’imaginer, pas plus que les autres habitants de Broken Wheel, loin de sa ville. Elle finit par décider qu’il n’y aurait pas de section Suède. En revanche, elle effectua une recherche concernant Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire. Ce roman avait été traduit en anglais, mais il ne serait publié que dans quelques mois.

En y réfléchissant, VIE DANS LES PETITES VILLES lui paraissait beaucoup plus évident. Les gens voulaient lire des ouvrages dans lesquels ils se reconnaissaient. Le problème était que beaucoup d’entre eux auraient pu être dans la catégorie « sexe, violence et armes », mais aucun système de classement n’était parfait.

Devant Les raisins de la colère et Des souris et des hommes de Steinbeck, elle hésita. Vie dans des petites villes, oui, assurément, mais avec une fin tellement atroce qu’elle se demandait si la morale interdisait de les vendre. Finalement, elle les plaça quand même sur le rayonnage, mais utilisa l’une des feuilles surnuméraires pour y découper des affiches plus petites où elle inscrivit une mise en garde : « Fin malheureuse ! ».

Si davantage de libraires avaient pris leurs responsabilités et avaient utilisé des affiches de mise en garde, sa vie aurait été beaucoup plus facile. Comment pouvait-on exiger des textes d’avertissement sur les paquets de cigarettes, mais pas pour les livres tragiques ? Signaler sur les canettes qu’on ne devait pas conduire après avoir bu de la bière, mais ne rien dire quant au fait de lire des histoires tristes sans mouchoirs à portée de main ?

Bien sûr, certaines fins malheureuses étaient exquises. Parfois, on avait juste besoin d’un prétexte pour laisser couler ses larmes librement. Sur la liste de Sara des livres irrésistibles malgré leur fin triste, il y avait toutes les œuvres d’Erich Maria Remarque, Le dernier jour de ma vie de Lauren Oliver (une espèce de version déprimée de Un jour sans fin), La mandoline du capitaine Corelli de Louis de Bernières (quoi qu’en disent les autres, pour Sara, il était parfaitement clair que c’était un livre malheureux. De fait, la fin était une déception, car pourquoi le capitaine Corelli deviendrait-il soudain un crétin ?). Et puis Pat Conroy – Sara avait versé des torrents de larmes sur Beach Music et n’avait pas encore osé le relire. Nicholas Spark avait peut-être sa place dans cette liste également, surtout parce que si on avait envie de pleurer un peu sur une histoire d’amour, il était idéal.

Sous l’affiche VIE DANS LES PETITES VILLES, elle plaça également Beignets de tomates vertes de Fannie Flagg, qui comportait lui aussi sa bonne dose de malheur. Les gens pensaient souvent que les romans

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feelgood étaient de banales histoires heureuses, mais un vrai feelgood ne méritait pas cette appellation s’il ne comportait pas quelques meurtres, des accidents, des catastrophes et des décès. Au moins, dans Beignets de tomates vertes, il y avait des maladies, des morts (au moins deux tragiques), des meurtres et du cannibalisme. La seule chose, c’est que ces romans ne finissaient pas mal. Il s’agissait de textes qu’on reposait avec un sourire, des livres qui faisaient qu’on avait le sentiment que le monde était un peu plus fou, étrange et beau lorsqu’on relevait les yeux. Sara se demandait s’il elle devait ajouter une notice « Happy end garanti ! », mais cela gâcherait peut-être l’effet.

Pour Noël, elle achèterait de nombreux exemplaires du roman de Fannie Flagg intitulé Un oiseau rouge de Noël, peut-être le plus beau cadeau de Noël qu’on n’ait jamais pu imaginer. Une histoire si charmante qu’on aurait aussi bien pu l’offrir et la lire en été.

La dernière catégorie s’adressait à ceux qui ne voulaient vraiment pas lire. Elle la nomma AUCUN MOT INUTILE. Dessous, elle disposa tous les ouvrages de moins de deux cents pages et l’ensemble des œuvres de Hemingway. Selon une légende populaire et vivace, il avait un jour parié qu’il était capable d’écrire une histoire en moins de dix mots. Et il avait gagné : For sale. Baby shoes. Never worn1.

1 À vendre. Chaussures pour bébé. Jamais portées.