Extrait Ces vies-là

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esas vidas ces vies-la ALFONS CERVERA TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR GEORGES TYRAS

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Extrait : Ces vies-là d'Alfons Cervera

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> ROMAN

ALFONS CERVERA

ces vies-la

ISBN 978-2-917817-09-4 / 18,5 €WWW.LACONTREALLEE.COM

COLLECTION LA SENTINELLEUNE ATTENTION PARTICULIÈRE

AUX HISTOIRES ET PARCOURS SINGULIERS DE GENS, LIEUX,

MOUVEMENTS SOCIAUX ET CULTURELS.

9782917817094

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ALFONS CERVERA

TRADUIT DEL’ESPAGNOL PARGEORGES TYRAS

« Elle aurait voulu que nous n’ assistions pas à son inquié-tante apathie, au présage sans remède d’ un � nal de dévastation. Qui s’ accompagne, et elle n’ échappait pas à la règle, d’ une ine� able vocation pour la cruauté. Le terrain des détails domestiques constitue le champ de bataille où s’ a� rontaient ses forces à elle et celles des autres. À elle.

Elle, c’ est ma mère, elle était en train de mourir depuis qu’ un an auparavant elle avait fait une chute dans les escaliers et commencé à mourir de peur. Juste de peur. La tumeur allait venir plus tard, comme viendraient plus tard les papiers qui parlaient de la condamnation de mon père à une peine de prison, dont je n’ aurais jamais soupçonné l’ existence. »

Une mémoire familiale qui exhume une mémoire collective, et c’ est toute l’ histoire récente de l’ Espagne qui refait surface à travers Ces vies-là.

Responsable du forum de debates à l’ université de Valencia, poète reconnu autant que journaliste attendu, c’ est surtout comme romancier qu’ Alfons Cervera s’ est fait un nom. La critique espagnole considère son cycle romanesque comme l’ un des plus achevés du paysage littéraire consacré à la mémoire des vaincus.

Ciselée, parfois acerbe, toujours concise, la langue d’ Alfons Cervera a trouvé en Georges Tyras son plus � dèle traducteur. Après Maquis, paru en 2010 aux éditions La Fosse aux ours, Ces vies-là est le deuxième ouvrage traduit de cet auteur.

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Cela fait deux dimanches que ma mère est morte. Elle était tombée dans les escaliers un an et demi plus tôt, chez elle, et ne s’ était alors fait aucun mal. Elle était persuadée qu’ elle avait le crâne fendu, comme l’ un de ces pots que grand-mère Beatriz garde pour y planter le persil qu’ elle met dans la salade. Mais non, elle n’ avait pas le crâne fendu. Pas même une bosse. Rien. Une frayeur. C’ est ce qui lui était resté dans les yeux ce matin-là du mois d’ août. Le village étouffait et les estivants cherchaient la fraîcheur de la rivière. Le coup n’ avait laissé aucune trace. Mais il a fini par la tuer. La mort n’ est jamais loin, elle est là, à rôder, à renifler l’ odeur de sa prochaine proie. À la tenter, lui offrir, comme si c’ était un miracle insignifiant, le meilleur de ses ténèbres. Elle s’ était cogné la tête et avait tardé à se relever. Puis elle soutint qu’ elle s’ était fendu le crâne de l’ intérieur. Nous l’ emmenâmes à l’ hôpital. Un scanner. La tache d’ une vieille tumeur qui n’ avait laissé aucune

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TRAITautre trace. Elle était là, comme une verrue inutile.

Rien de plus. Cela ne valait pas la peine d’ opérer. Elle est bien âgée et à cet âge-là, on ne gagne pas grand-chose sur la table d’ opération. C’ était l’ opi-nion des médecins. La nôtre, aussi. La mienne. Le médecin la regarda avec tendresse. Comment vous sentez-vous. Elle aussi le regardait avec tendresse. Bien. Quand elle revint à la maison, elle avait peur. Elle pensait qu’ elle allait tomber, comme elle l’ avait fait dans les escaliers quelques jours plus tôt. Elle s’ aidait d’ une canne, éprouvant le sol du bout recouvert d’ un caoutchouc antidérapant, et ses pas étaient ceux d’ une tortue. Elle se traînait plutôt qu’ elle ne marchait. Depuis sa chute, tout lui fai-sait peur. Elle n’ avait rien mais répondait toujours la même chose  : j’ ai peur, et avoir peur, c’ est avoir quelque chose, non. Elle renonça à la canne et se mit à marcher avec un déambulateur. La même lenteur. La même façon de glisser qu’ une couleuvre qui tire la langue et sent le danger. La maison était devenue une grotte sombre peuplée de monstres. Comme lorsqu’ elle était enfant et qu’ après l’ école, avec ses camarades, elle explorait les cachettes de la mon-tagne, aux abords du château. Ou comme la nuit où les maquisards avaient abattu un maître d’ école franquiste dans la ruelle derrière le vieux cinéma. Cela s’ était passé peu de temps après la guerre. Très

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AITpeu de temps. Elle s’ en souvenait parfaitement,

même si la tumeur gangrenait à moitié sa mémoire. On se remémore certaines choses et d’ autres pas. Et plus encore à son âge. La mémoire, on ne la pos-sède jamais tout entière. Et à quatre-vingt-dix ans encore moins. De temps à autre, elle relevait la tête et regardait autour d’ elle les yeux embués de larmes. C’ est comme si ces yeux continuaient d’ être là, dans ce que j’ écris maintenant, tandis que sa mort est encore comme familière, cette mort qui, selon ce que disent ceux qui s’ y connaissent en la matière, sera toujours, quelle que soit la personne en cause, la mort d’ un fantôme. Ils brillent comme s’ ils reflé-taient la lumière du néon qui traverse les poutres du plafond. La maison est très vieille. On distingue une date sous la peinture qui recouvre le porte-cruches. Mil huit cent quatre-vingt-neuf. Plus d’ années qu’ elle. Parfois, elle donne l’ impression de vouloir demander si les vieilles maisons ne connaîtraient pas la peur, elles aussi. Elle ne pose pas la question mais elle regarde les chiffres sur le porte-cruches et elle fait la tête de quelqu’ un qui aurait découvert un détail resté invisible aux yeux des autres. Elle restait ainsi de longues après-midi puis elle rentrait le menton contre sa poitrine, enfouissant le visage dans la liseuse de couleur bleue qu’ elle jetait sur ses épaules moins pour se protéger du froid que par