Exe-aristote rhetorique 19/07/07 5:54 Page 1 …… · les théoriciens du langage, ......

22
Aristote Rhétorique Présentation et traduction par Pierre Chiron Extrait de la publication

Transcript of Exe-aristote rhetorique 19/07/07 5:54 Page 1 …… · les théoriciens du langage, ......

1135Flammarion

La Rhétorique est un texte fondateur à bien des égards.Outre l’intérêt capital qu’elle présente pour les spécia-listes de la civilisation grecque antique, elle constitueune mine d’informations et de questionnements pourles théoriciens du langage, pour les historiens ou lespraticiens de ce qu’on nomme aujourd’hui «communi-cation ». Mais son intérêt est surtout philosophique.Reconnaître l’importance de la persuasion dans lesrapports sociaux et politiques, comme alternative à laviolence et pour satisfaire ce que l’homme a d’humain ;reconnaître dans la persuasion la présence incontour-nable de l’opinion (doxa), analyser ses mécanismes, yintroduire de la rationalité sans ignorer ni ses pouvoirsni ses prestiges, telle est l’entreprise de savoir, de lucidité et de progrès à laquelle nous convie Aristote.Qui nierait sa brûlante actualité ?

Présentation, traduction, notes et index par Pierre Chiron

Texte intégralIllustration :

Virginie Berthemet© Flammarion

Catégorie T

ARISTOTERhétorique

AR

IST

OT

ER

TO

RIQ

UE

ISBN : 978-2-0807-1135-9

www.editions.flammarion.com

07-IX

AristoteRhétoriquePrésentation et traduction

par Pierre Chiron

Exe-aristote rhetorique 19/07/07 5:54 Page 1

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 1 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

Extrait de la publication

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 3 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 4 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

Du même auteurdans la même collection

DE L’AME (nouvelle traduction de Richard Bodéüs).CATEGORIES – SUR L’INTERPRETATION (nouvelles traduc-

tions de Michel Crubellier, Catherine Dalimier etPierre Pellegrin).

ETHIQUE A NICOMAQUE (nouvelle traduction de RichardBodéüs).

PARTIES DES ANIMAUX, livre I (nouvelle traduction deJ.-M. Le Blond).

PETITS TRAITES D’HISTOIRE NATURELLE (nouvelle traduc-tion de Pierre-Marie Morel).

PHYSIQUE (nouvelle traduction de Pierre Pellegrin).LES POLITIQUES (nouvelle traduction de Pierre Pel-

legrin).RHETORIQUE (nouvelle traduction de Pierre Chiron).SECONDS ANALYTIQUES (nouvelle traduction de Pierre

Pellegrin).TRAITE DU CIEL (nouvelle traduction de Catherine Dali-

mier et Pierre Pellegrin).

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 5 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

ARISTOTE

RHÉTORIQUE

Introduction, traduction, notes,bibliographie et index

parPIERRE CHIRON

Traduit avec le concoursdu Centre national du Livre

GF Flammarion

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 6 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

© Flammarion, 2007.ISBN : 978-2-0807-1135-9

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 7 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION

Rhétorique est le titre en usage du présent traité,mais une traduction par Art ou Technique oratoirerendrait sans doute mieux compte du grec rhètorikè(tekhnè) : son objet est l’apprentissage raisonné 1 dela persuasion collective, ou plutôt – car nul n’estassuré du résultat –, l’apprentissage de la « capacitéde discerner dans chaque cas ce qui est potentielle-ment persuasif » (1, 2, 1355 b 26-27) 2. Sa macro-structure – si l’on se fie au texte parvenu jusqu’à

1. Raisonné ou technique, au sens ou il constitue un savoirorganisé systématiquement, faisant dériver les préceptes, en touteconnaissance de cause, d’un petit nombre de règles universelles,cf. Méta. A 1.

2. Ainsi, telle la médecine, la rhétorique est plutôt un savoir« pratique » ou « exécutif » (BODEUS [2002], p. 23), c’est-à-dire unsavoir-faire par opposition au savoir théorétique (la philosophie,comme quête de la vérité), mais c’est un savoir-faire essentielle-ment non productif, par opposition au savoir « poétique » ou« productif », comme celui du cordonnier. En réalité, la Rhéto-rique ne rompt pas avec la tradition antérieure et comporte aussiune dimension productive : on y apprend à faire des discours. Surles mouvements du curseur qui font passer de l’un à l’autre, cf.KENNEDY [1991], p. 13. Une dernière caractéristique de la tech-nique rhétorique, qui l’oppose cette fois à un savoir-faire commela médecine et la rapproche de la dialectique, est son caractèrenon cloisonné, transversal. Cf. infra.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 8 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE8

nous – se laisse aisément déceler : sur trois livres,deux sont consacrés à la recherche des arguments,tandis que le troisième se décompose en deux sous-parties, l’une consacrée au style (3, 1-12), l’autre auplan (3, 13-19). Ces proportions et cet ordre ont lecaractère d’un manifeste. Par opposition aux auteursde manuels qui l’ont précédé, Aristote se consacred’abord et surtout au « corps de la persuasion », soitl’argument ; de plus, au lieu d’accrocher les préceptesaux parties successives du produit fini (exorde, narra-tion, confirmation, etc.) comme on le faisait générale-ment avant lui, il semble organiser sa réflexion àpartir des étapes d’une méthode, d’ou une sommeutile tant aux praticiens de l’éloquence qu’à des lec-teurs aux préoccupations plus spéculatives, plus« philosophiques », soucieux non de pratique maisplutôt de savoir ce qu’est la persuasion et comment onpeut la faire accéder au rang de technique véritable.

Novatrice en son temps par sa conception même,la Rhétorique est intemporelle par la richesse dupanorama qu’elle offre sur la question soulevée. Peud’œuvres à caractère technique contiennent autantd’acquis définitifs sinon indépassables pour la disci-pline concernée : « une définition de la rhétorique etde sa place dans le champ du savoir ; la constitutionde l’art en système, avec des classifications et uneterminologie ; l’identification de trois genres auxquelsdoivent se ramener tous les discours rhétoriques pos-sibles ; l’identification de deux formes principales depersuasion, la persuasion logique, par la démonstra-tion, et la persuasion morale, par le caractère (èthos)et la passion (pathos), la psychologie entrant ainsidans l’arsenal des preuves ; la mise en système des“lieux” (topoi) ; la distinction entre preuves tech-niques (élaborées par le discours) et non techniques(fournies de l’extérieur, comme par exemple lestémoignages) ; la distinction entre raisonnement

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 9 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 9

déductif (enthymème) et inductif (exemple), ainsi quela notion d’amplification ; la liste des qualités dustyle ; l’analyse de la phrase (période), de la méta-phore, des rythmes de la prose. Aristote a dégagécette idée fondamentale que, pour persuader, il fautexploiter des ressorts déjà présents chez l’auditeur. Lebon orateur connaît les compétences cognitives et lesconnexions pertinentes de ceux qui l’écoutent. Ils’appuie sur les idées préexistantes, sur les valeursreconnues, et c’est ainsi qu’il peut réaliser le mystèrede la persuasion [...] : amener autrui à penser ce qu’ilne pensait pas auparavant. L’innovation est introduitedans l’esprit de l’auditeur à partir de prémisses 3

connues et repérées. La Rhétorique, dans toutes sesparties, se ramène au fond à l’immense inventaire deces prémisses et des moyens de persuader en s’ap-puyant sur elles 4 ».

Elle rejoint ainsi, par un curieux détour, les préoc-cupations les plus actuelles en matière de théorie dulangage. Nul n’ignore que la linguistique a tendu àaccorder, ces dernières décennies, une place de choixà la pragmatique, et que l’on appréhende la communi-cation, aujourd’hui, davantage comme un acte de lan-gage, impliquant mille paramètres, langagiers ou non,que comme l’actualisation d’une structure abstraite.Or cette approche rejoint celle d’Aristote qui – sansdoute après avoir hésité, comme on le verra – inclutdans l’étude « scientifique » de la persuasion les « à-côtés » de la démonstration que sont les a priori poli-tiques du public, sa psychologie, la stylistique, etc.

La Rhétorique est donc un livre essentiel, suscep-tible d’apporter beaucoup à de nombreux lecteurs,

3. Une prémisse est une proposition prédicative (X est Y) audegré de généralité variable. Le mot grec protasis désigne exacte-ment ce que l’on pose au préalable. Sur la théorie aristotéliciennede la démonstration, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 44 sq.

4. Bilan dressé par PERNOT [2000], p. 65.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 10 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE10

mais c’est aussi un livre « foisonnant et surprenant 5 »,parfois difficile. Il existe un écart net entre le chapitre 1du livre premier, ou l’art rhétorique est restreint à ladémonstration du fait, et le chapitre suivant ou, aprèsune nouvelle définition, la rhétorique s’ouvre à la per-suasion par le caractère (l’« image ») de l’orateur etl’émotion du public, moyens précédemment récuséscomme extérieurs à la cause. La persuasion parle caractère est elle-même multiforme et n’est pasrestreinte, dans la suite du traité, à l’« image » del’orateur, car elle inclut bientôt les tendances « psy-chologiques » du public dont il faut savoir tenircompte. Autre exemple : le traitement de la persua-sion logique, commencé au livre 1, est interrompu pardeux séries de chapitres, l’un (2, 1-11) sur la persua-sion par le caractère (èthos) de l’orateur et par l’émo-tion, ou passion (pathos), du public, l’autre (2, 12-17)sur les caractères liés à l’age et aux conditions defortune, avant de reprendre et d’occuper ensuite deuxlongs chapitres (2, 23-24). Si 1, 2 et 2, 23-24 se fon-dent sur une analyse de l’argument voisine de celledes Topiques, il n’en va pas de même pour la findu livre 1, ou prévaut l’opposition entre prémissescommunes et prémisses spécifiques à chaque genreoratoire. La Rhétorique ne forme donc pas un corpsde doctrine unifié, mais une réflexion en marche, ouune collection des différents états d’une réflexion, cequi requiert la même souplesse de la part du lecteur,s’il veut tirer profit des problèmes posés, voire desdifficultés elles-mêmes. La synopsis que nous propo-sons infra (p. 83) vise à fournir une première aide ence sens en permettant une approche synthétique.

Une lecture fructueuse requiert trois autres condi-tions, différentes selon le lecteur – pour simplifier et

5. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 147.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 11 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 11

sans que ces termes soient exclusifs l’un de l’autre :le curieux, le « littéraire » et le philosophe.

Le curieux non prévenu qui aborde avec la Rhéto-rique son premier texte antique sur les questions decommunication peut se sentir désarmé s’il ignorel’ancrage de la Rhétorique dans un contexte histo-rique et politique particulier et au sein d’une traditiontechnique vieille alors de plus d’un siècle. Ce mêmecurieux, qui lit avec la Rhétorique son premier textearistotélicien, doit savoir qu’il a affaire à un ouvragesans rapport avec, par exemple, les dialogues de Pla-ton, ou un livre produit et publié selon les normesmodernes. Il risque d’être déconcerté par un texte quin’est ni toujours clair, ni d’une qualité constante, nid’une cohérence évidente dans le détail. Aussi faut-iléclairer dans la mesure du possible les conditions siparticulières de production et de transmission du textearistotélicien.

Le « littéraire », intéressé par une théorie de lacommunication au rôle historique considérable et enmême temps si actuelle, s’expose au risque d’ignorerque l’ouvrage est une pièce dans un ensemble philo-sophique sinon systématique du moins en voie de sys-tématisation, et ce au moyen de concepts et deméthodes d’une grande fermeté et d’une grandeconstance. Au-delà des problèmes posés par lesconditions de composition et de transmission du texte,le sens de la Rhétorique n’est accessible que si l’ondispose d’une connaissance de la Poétique, bien sûr,mais aussi de l’œuvre logique et dialectique (les Ana-lytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques,surtout), de l’œuvre politique (les Politiques) et del’œuvre éthique du Stagirite (l’Ethique à Nicomaque,surtout), et l’on ne saurait se passer non plus dequelques lumières sur la métaphysique, ou la biologiearistotéliciennes.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 12 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE12

Quant aux philosophes, qui ont longtemps boudé letraité 6 tant fut longtemps prégnante la condamnationplatonicienne de la rhétorique, ils risquent de négligerun peu trop vite à la fois la spécificité, la légitimitéparadoxale sur le plan épistémologique de l’enquêted’Aristote (la recherche d’opinions acceptables– endoxa – et non de vérité, dans des domaines ou ladémonstration de type scientifique est impossible), lerôle non négligeable de la rhétorique comme disci-pline transversale parmi des sciences étanches par ail-leurs, ainsi que les liens profonds qui, par-delà lesdifférences de point de vue, unissent la rhétorique àl’ensemble du corpus aristotélicien.

1. La Rhétorique dans son contexte

Quand Aristote aborde la rhétorique – sans doutedès les années 350 avant J.-C. –, celle-ci a derrièreelle plus d’un siècle d’histoire. Ce n’est pas seulementune mode ou une affaire d’intellectuels. A Athènes,cité démocratique, la parole est le principal mode departicipation à la vie politique et sociale et le principalinstrument du pouvoir. C’est un point qui méritequ’on s’y arrête 7, ne serait-ce que pour remédier aux

6. Voir A. Nehamas dans FURLEY & NEHAMAS [1994], p. XI.Sur les différentes conceptions des rapports (inclusion, complé-mentarité...) de la rhétorique avec la philosophie, chez Aristote,voir la mise au point de RAPP [2002], t. I, p. 378-384.

7. Pour une synthèse sur le fonctionnement de la démocratieathénienne au IVe siècle, voir HANSEN [1993]. Pour une reconstitu-tion des mutations anthropologiques qui ont érigé le débat contra-dictoire en modèle d’organisation collective, cf. VERNANT [1997]et DETIENNE [1994]. De nombreux grands textes du Ve siècle attes-tent la conscience de l’importance et de la nouveauté de ce débatnormé et de ses formes : le procès d’Oreste dans les Euménidesd’Eschyle, les nombreuses antilogies qui parsèment les œuvresd’Hérodote et de Thucydide...

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 13 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 13

étonnantes surprises de ceux qui voient dans la Rhéto-rique un accident de parcours dans la carrière de sonauteur.

L’éloquence à Athènes

Dans l’Athènes classique, on appelait les politi-ciens rhètores (orateurs). Au milieu du IVe siècle, lacité comptait environ trente mille citoyens adultesmales. Chaque citoyen en titre participait de pleindroit à la vie politique. Il assistait quarante fois l’anaux réunions de l’assemblée (ekklesia), organe souve-rain, sur la Pnyx, colline creusée de manière à per-mettre à six mille personnes – le quorum, soit 20 %de la population représentée – de s’asseoir. Venait quivoulait, dans la limite de la place disponible et de laproximité de la capitale – ce qui défavorisait les pay-sans. Mais pour éviter que les plus pauvres ne fussentexclus, chaque « ecclésiaste » touchait une indemnitéd’une drachme ou d’une drachme et demie parséance, somme qui compensait presque totalement,pour qui vivait de son travail, la perte de sa journée.Un tel système implique que 20 % des citoyens enten-daient quarante fois dans l’année des débats de poli-tique intérieure, de politique extérieure, de législation,etc. Ce n’étaient pas toujours les mêmes 20 %, maison conçoit ce que représentent quarante réunions paran rapportées à la vie d’un adulte. Tous ceux qui levoulaient pouvaient prendre la parole, et tous étaientappelés à voter. Parler de démocratie directe n’estdonc pas un vain mot, même si les rhètores véritable-ment influents étaient, semble-t-il, moins de vingt enmême temps. Une seconde institution politique, leconseil (boulè), qui correspond mutatis mutandis ànotre exécutif, préparait l’ordre du jour des réunionsde l’assemblée et faisait appliquer les décisionsprises. Le territoire était divisé en dix tribus, qui

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 14 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE14

envoyaient chaque année cinquante représentants tirésau sort parmi des candidats. La boulè comptait donccinq cents membres. L’année politique était diviséeen dix périodes de 35/36 jours, les « prytanies ». Achaque prytanie, les cinquante représentants d’une desdix tribus formaient le gouvernement. Chaque jour,un prytane de la tribu au pouvoir était tiré au sortcomme président. On comptait environ deux cent cin-quante jours ouvrables, pendant lesquels les cinqcents bouleutes participaient à des débats et à desdécisions politiques, et par conséquent prononçaientou entendaient des discours.

La participation du citoyen à la vie politiquecomportait également une fonction judiciaire. Tousles ans, on tirait au sort les membres du tribunal dupeuple (Héliée), toujours parmi les citoyens adultesmales, à ceci près qu’ils devaient avoir plus de trenteans. Il y avait six mille dikastai (jurés), qui prêtaientun serment, stipulant – entre autres – qu’ils devaientse soumettre tous les jours (sauf les jours d’assem-blée, les jours néfastes, etc., au total donc entre 175et 225 jours par an) à un tirage au sort. Plusieurs tri-bunaux fonctionnaient en même temps, plus ou moinsimportants (de 201 à 501, exceptionnellement1501 membres) selon les affaires. Mais il semble quedeux mille dikastai en moyenne aient été requischaque jour. La journée judiciaire durait près de dixheures. Les tribunaux entendaient plaider plusieursaffaires. Dans un grand nombre d’entre elles, quatrediscours étaient prononcés : un de l’accusation, un dela défense, suivis d’une réplique de l’accusation etd’une réplique de la défense. On ne peut évidemmentpas dire, même sous forme de moyenne, combien dediscours un dikastès entendait par an, mais c’étaitde l’ordre de plusieurs dizaines au minimum. L’expé-rience des Athéniens en matière d’éloquence politiqueet judiciaire était donc immense. Un tel public était

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 15 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 15

évidemment exigeant, indiscipliné, ce qui n’a pasmanqué de faire croître le niveau de compétence desorateurs. Il faut ajouter que l’institution judiciaireathénienne ne prévoyait pas de ministère public. Dansla plupart des cas – sauf affaire qualifiée juridique-ment d’intérêt général (graphè), dans laquelle n’im-porte quel citoyen pouvait intervenir –, un particuliern’était traîné en justice que parce qu’un autre parti-culier concerné par l’affaire l’avait attaqué. Lalogique judiciaire courante était celle de l’affronte-ment entre deux parties, en face et avec la sanctiondes représentants de la volonté commune mais sansson intervention ni celle d’aucun spécialiste. Ladémocratie excluait par principe le professionnalismedans les fonctions à caractère collectif et voulait parconséquent que l’on se défendît soi-même. On pou-vait à la rigueur faire appel à un synégore (ami ouparent qui parlait au nom de la partie) ou à un logo-graphe (qui écrivait le discours), mais exceptionnelle-ment, et la chose était mal vue 8. Il n’y avait donc pasd’avocats au sens moderne du terme 9. Le jury écou-tait les deux parties et votait sans délibération 10. Doncchacun avait une écoute active des discours. Un pro-cès n’était pas seulement un spectacle 11 et l’on ne doitpas trop croire les reproches que le démagogue Cléonchez Thucydide – ou Démosthène, plus tard – ontadressés à leurs concitoyens. Chacun écoutait commes’il était personnellement en cause, en essayant d’en-granger une expérience qui pouvait s’avérer pré-cieuse. Personne, si respectueux fût-il de la loi, n’était

8. Cf. Rh. Al. 1444 a 18 sq.9. Il y a là une différence essentielle par rapport aux institu-

tions, et donc à la rhétorique, romaines.10. Ce détail de procédure contribue à éclairer l’importance

accordée par les techniciens au conditionnement psychologiquedans l’éloquence judiciaire.

11. Cf. Thucydide, 3, 38.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 16 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE16

à l’abri d’une affaire judiciaire, à cause d’une pratiqueliée elle aussi à l’absence de ministère public : celledes sycophantes (à l’origine « dénonciateurs de<svoleurs de> figues »), sorte de professionnels vivantde délation. On voit que la maîtrise de la parole étaitla condition de la participation à la vie collective maisaussi un moyen de défense indispensable, fonctionsréunies dans les procédures relatives aux charges oumagistratures : tout individu recruté pour assumer uneresponsabilité publique était soumis à un examenavant son entrée en charge et à une reddition decomptes à sa sortie de charge. On ne pouvait doncassumer aucune magistrature sans avoir la capacité devanter un programme et de répondre aux critiques sursa personne, ses paroles ou ses actions, avant et pen-dant l’exercice de ces responsabilités. Enfin, à inter-valles plus ou moins réguliers, à l’occasion de fêtesou de funérailles nationales, le peuple était invité àécouter des discours de cérémonie, notammentd’hommage aux soldats morts à la guerre. Ces dis-cours avaient une fonction idéologique : souder laconscience collective. Chez Aristote, ce type d’élo-quence constitue, après le délibératif (discours pro-noncés à l’assemblée ou devant le conseil) et lejudiciaire (discours prononcés devant un tribunal),le troisième genre, le genre épidictique 12.

Les Athéniens avaient conscience d’être le seulpeuple chez qui la parole avait une telle importanceet ils en étaient fiers 13, même s’ils éprouvaient à son

12. Le discours épidictique tire son nom de ce qu’il sert àl’orateur à faire la démonstration publique (epideixis), de sescompétences. Son statut, authentiquement politique ou marginal,« littéraire » avant la lettre, constitue une ligne de fracture entrel’école d’Isocrate et celle d’Aristote, voir infra.

13. Cf. Thucydide, 2, 40, 2 ; Isocrate, Ech. 231, 294 sq. ;Démosthène, Amb. 184 ; Contre Leptine, 141, etc.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 17 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 17

égard une méfiance diffuse, dont témoignent indirec-tement les déclarations répétées des plaideurs sur leurincompétence, leur manque d’assurance et de familia-rité avec les tribunes publiques.

Naissance de la rhétorique

L’éloquence étant une pratique socialement et politi-quement cruciale, sa maîtrise est devenue rapidementun enjeu de pouvoir et la rhétorique – métadiscoursdestiné à codifier l’accès à cette maîtrise – est néepresque en même temps que la démocratie. Le lienest plus profond encore : il faudrait parler de « co-naissance ». En effet, dans la généalogie dressée, à lasuite de J.-P. Vernant, par M. Detienne 14, les « maîtresde vérité » de la Grèce archaïque, à savoir le poète, leroi de justice et le devin, profèrent dans une sociétéaristocratique une vérité qui est parole efficace, fruitnon d’une remémoration mais d’une voyance et quicomporte – indissociablement – sa part d’ombre, àsavoir la fausseté et l’oubli. C’est avec la démocratie,et notamment la réforme hoplitique (combat en forma-tion de phalange) du VIe siècle, que s’opère une muta-tion considérable dans les représentations : l’exploitindividuel tend à s’effacer au profit de la poussée col-lective, la profération laisse place au dialogue, la véritése dissocie de l’erreur, bref la parole se laïcise, toutesconditions qui étaient nécessaires à l’apparition tant dudroit, de la philosophie rationnelle, que de larhétorique.

Du point de vue factuel, les témoignages ne man-quent pas sur cette naissance, mais ils sont conta-minés par des reconstructions a posteriori qu’il

14. DETIENNE [1994].

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 18 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

RHETORIQUE18

importe de soumettre à un examen critique 15. L’enjeun’est pas seulement d’extraire quelques faits de cettegangue, mais de dégager les représentations qui expli-quent son existence.

Si l’on se fie à la façon dont on enseignait l’histoiredes débuts de la rhétorique dans les écoles byzantines,Corax (« corbeau »), un Syracusain, inventa la rhéto-rique, qu’il appelait art de persuader, et l’enseigna àun autre Sicilien, nommé Tisias. Leurs doctrinesfurent ensuite transmises à Athènes en 427, par lecanal de leur compatriote Gorgias de Leontini, à l’oc-casion d’une ambassade. L’invention était liée à unecirconstance précise : la révolution démocratique quidéposa Thrasybule, tyran de Syracuse, en 466. Tou-jours d’après cette « vulgate » byzantine, la premièrerhétorique concevait la persuasion comme un art sus-ceptible d’être enseigné, opérant sur les faits, sur l’ar-gumentation à partir de la vraisemblance et sur l’appelaux émotions des auditeurs. Elle était construite surune division du discours en parties : exorde (prooi-mion), confirmation (ou narration suivie d’une confir-mation), épilogue. Cette invention servit, dit-on, àfaire de la parole un instrument indispensable pourguider et contrôler les assemblées populaires. En cela,Corax ne faisait que poursuivre sur sa lancée : avantla révolution, il avait été un partisan et un procheconseiller de Hiéron 16. Mais cet outil, comme tous lesoutils, était sujet à des utilisations perverses. Coraxl’apprit à ses dépens : son élève refusa de payer sesleçons. Il lui fit un procès. Tisias se défendit en disanten substance : si je gagne mon procès, j’obtiens de lajustice le droit de ne pas te payer. Si je le perds, c’est

15. Nous nous appuyons sur COLE [1991], important articlequi a considérablement éclairci une question jusque-là fortembrouillée.

16. COLE [1991], p. 65.

Extrait de la publication

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 03-08-07 14:46:53120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 19 — Z20818$$$1 — Rev 18.02

INTRODUCTION 19

que tes leçons ne valaient rien et je ne te paie pas nonplus. Corax répliqua : si tu perds, tu paies ; si tugagnes, c’est grace à mes leçons, donc tu paies aussi.Le tribunal aurait renvoyé les deux hommes dos à dosavec ce commentaire : « à mauvais corbeau (korax),mauvais œuf ». Ce « scénario » pittoresque 17 apparaîtavec des variations mineures dans six Prolégomènes(introductions à divers traités de rhétorique) d’époquebyzantine, le plus ancien étant celui de Troilus (ca400 apr. J.-C.), le plus récent celui de Maxime Pla-nude (XIIIe-XIVe) 18.

Si l’on se tourne vers les quelque mille ans séparantCorax de Troilus, les résultats surprennent par leurmaigreur : Platon (Phèdre 273 c) est le premier à par-ler de Tisias. Aristote le premier à mentionner Corax(Rhét. 2, 24, 1402 a 17), Théophraste le premier àattribuer à Corax la découverte d’un art nouveau 19.Pour l’affaire du procès, il y a débat sur l’époque dela première attestation, mais le premier à raconterl’affaire en détail est Sextus Empiricus, à la char-nière des IIe et IIIe siècles après J.-C. 20, mais Sextuslaisse anonyme l’élève de Corax. Il faut attendre lenéoplatonicien Hermias (Ve siècle) 21 pour que seforme le couple du maître et de l’élève... mais Coraxdevient l’élève. L’attribution à Corax ou Tisias de ladéfinition de la rhétorique comme « artisan de persua-sion » date du IVe siècle (Ammien Marcellin). Quantau rôle qu’aurait joué Corax dans l’installation de la

17. Les utilisateurs les moins prudents de cette vulgate sontBARTHES [1970] (sans bibliographie), ou le manuel de REBOUL

[1991], ne citant pas de source primaire mais renvoyant àNAVARRE [1900].

18. Textes réunis dans RABE [1931].19. RADERMACHER [1951], A V 17, p. 18 = Souda s.v. Korax.20. Contre les rhéteurs, 96-99 (PELLEGRIN [2002], p. 289-290).21. Commentaire à Platon, Phèdre, 273 c (p. 251, 8-9

Couvreur).

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 108 x 178 — 02-08-07 15:10:09120818ARA - Flammarion GF - Rhétorique - Page 572 — Z20818$$$5 — Rev 18.02

N° d’édition : L.01EHPNFG1135.N001Dépôt légal : septembre 2007

Extrait de la publication

1135Flammarion

La Rhétorique est un texte fondateur à bien des égards.Outre l’intérêt capital qu’elle présente pour les spécia-listes de la civilisation grecque antique, elle constitueune mine d’informations et de questionnements pourles théoriciens du langage, pour les historiens ou lespraticiens de ce qu’on nomme aujourd’hui «communi-cation ». Mais son intérêt est surtout philosophique.Reconnaître l’importance de la persuasion dans lesrapports sociaux et politiques, comme alternative à laviolence et pour satisfaire ce que l’homme a d’humain ;reconnaître dans la persuasion la présence incontour-nable de l’opinion (doxa), analyser ses mécanismes, yintroduire de la rationalité sans ignorer ni ses pouvoirsni ses prestiges, telle est l’entreprise de savoir, de lucidité et de progrès à laquelle nous convie Aristote.Qui nierait sa brûlante actualité ?

Présentation, traduction, notes et index par Pierre Chiron

Texte intégralIllustration :

Virginie Berthemet© Flammarion

Catégorie T

ARISTOTERhétorique

AR

IST

OT

ER

TO

RIQ

UE

ISBN : 978-2-0807-1135-9

www.editions.flammarion.com

07-IX

AristoteRhétoriquePrésentation et traduction

par Pierre Chiron

Exe-aristote rhetorique 19/07/07 5:54 Page 1

Extrait de la publication