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163 Rééducation Orthophonique - N° 276 - décembre 2018 atières socles en santé M Evidence-Based Practice : Intégration dans le cursus universitaire des orthophonistes/ logopédistes Hélène DELAGE Orthophoniste/logopédiste, Dr en linguistique, Chargée de cours Courriel : [email protected] Cécile PONT Logopédiste, Chargée d’enseignement Courriel : [email protected] Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation 28 boulevard du Pont d’Arve - 1205 Genève - Suisse Résumé L’article introduit brièvement la notion d’Evidence-Based Practice, ou pratique fondée sur les preuves, appliquée à l'orthophonie/logopédie à partir de ses trois pôles : la recherche et la sélection des données probantes, l’expertise clinique et les préférences/valeurs/situations du patient et de son entourage. Nous approfondissons ensuite notre propos sur l’intégration de cette dimension dans la pédagogie universitaire au sein de la formation des orthophonistes-logopédistes. Peu à peu cette approche est effectivement introduite dans les formations initiales, le cursus universitaire belge apparaissant comme l’un des précurseurs francophones en la matière (Schelstraete & Maillart, 2012). Dans cet article, nous prenons comme exemple la Maîtrise en logopédie de l’université de Genève qui a introduit cette dimension dans son cursus en 2012, tant au niveau des enseignements académiques que de la formation clinique. Enfin, l’article présente une vignette clinique abordée selon la perspective EBP et qui illustre le travail d’étudiants de Maîtrise dans la recherche de littérature probante, la création de lignes de base et l’évaluation de l’efficacité de la thérapie proposée. Mots-clés : Evidence-Based Practice, pratique fondée sur les preuves, orthophonie/logopédie, pédagogie.

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Evidence-Based Practice : Intégration dans le cursus universitaire des orthophonistes/logopédistesHélène DELAGEOrthophoniste/logopédiste, Dr en linguistique, Chargée de coursCourriel : [email protected]

Cécile PONTLogopédiste, Chargée d’enseignementCourriel : [email protected]é de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation28 boulevard du Pont d’Arve - 1205 Genève - Suisse

RésuméL’article introduit brièvement la notion d’Evidence-Based Practice, ou pratique fondée sur les preuves, appliquée à l'orthophonie/logopédie à partir de ses trois pôles : la recherche et la sélection des données probantes, l’expertise clinique et les préférences/valeurs/situations du patient et de son entourage. Nous approfondissons ensuite notre propos sur l’intégration de cette dimension dans la pédagogie universitaire au sein de la formation des orthophonistes-logopédistes. Peu à peu cette approche est effectivement introduite dans les formations initiales, le cursus universitaire belge apparaissant comme l’un des précurseurs francophones en la matière (Schelstraete & Maillart, 2012). Dans cet article, nous prenons comme exemple la Maîtrise en logopédie de l’université de Genève qui a introduit cette dimension dans son cursus en 2012, tant au niveau des enseignements académiques que de la formation clinique. Enfin, l’article présente une vignette clinique abordée selon la perspective EBP et qui illustre le travail d’étudiants de Maîtrise dans la recherche de littérature probante, la création de lignes de base et l’évaluation de l’efficacité de la thérapie proposée.

Mots-clés : Evidence-Based Practice, pratique fondée sur les preuves, orthophonie/logopédie, pédagogie.

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Evidence-Based Practice: Integration in training courses of Speech-Language Therapy

AbstractThis paper briefly introduces the notion of Evidence-Based Practice (EBP), or practice that is founded on current and valid findings, and discuss how it applies to speech-language therapy (SLT) in terms of the three EBP pillars: selection of the best research evidence, clinical expertise, and consideration for the patient’s values and preferences. We then go on to examine the integration of EBP in university pedagogy, especially as part of the training program for future speech-language therapists. Gradually, the EBP approach is being introduced as part of initial SLT training courses in French-speaking universities, with the Belgian curriculum leading the way in this matter (Schelstraete & Maillart, 2012). Here we consider the SLT graduate program offered at the University of Geneva, as EBP was integrated into the curriculum in 2012, in terms of both academic teaching and clinical training. Lastly, we present a clinical example that was dealt with using the EBP approach, which illustrates the ability of SLT graduate students in Geneva to review the literature in order to assess the validity of current evidence, to create baselines, and to evaluate the efficiency of proposed therapy.

Key words: Evidence-Based Practice, speech-language therapy, pedagogy.

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atières socles en santéM ♦ L’evidence-based practice

L’approche Evidence-Based Practice (EBP), issue de la pratique médicale (Sackett et al., 2000), est une démarche de plus en plus conseillée, y compris pour les orthophonistes/logopédistes. En 2005, l’American Speech-Language-Hearing Association (ASHA) recommandait d’ailleurs d’intégrer les principes de la pratique fondée sur l'intégration des meilleures preuves issues de la recherche à l'expertise clinique et aux valeurs du patient. En 2009, c'est le Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes Logopèdes (CPLOL) qui inclut dans son code de déontologie le devoir éthique des cliniciens à baser leurs actions thérapeutiques sur des preuves scientifiques (Charte déontologique et éthique du CPLOL, 2009). Cette même charte précise que "les orthophonistes-logopèdes doivent prodiguer le meilleur traitement possible à leurs patients". De fait, l'EBP vise à accompa-gner les orthophonistes dans leurs questionnements quotidiens :

Quel est le meilleur traitement à proposer à cet enfant de huit ans qui souffre de manque du mot ? Un entraînement de la conscience phonologique peut-il réellement aider cet enfant dyslexique de 10 ans dans ses capacités de décodage ? Quelles épreuves seraient les plus à même de diagnostiquer un trouble développemental du langage chez cet enfant bilingue de sept ans exposé au français depuis trois ans ? Comment être sûr que ce patient adulte aphasique non fluent a progressé grâce à la prise en charge et non parce qu'il a profité d'une phase de récupération spontanée ?L’EBP peut ainsi apporter une aide aux professionnels de la santé quant à

leurs prises de décisions et offre l’opportunité de faire évoluer les pratiques pro-fessionnelles. Cette approche réflexive leur permet ainsi : 1) de poser les bonnes questions pour une recherche documentaire adéquate, 2) d'élargir leur perspec-tive en ce qui concerne l'évaluation et le traitement des troubles du langage et de la communication, 3) d'argumenter (et de justifier) leurs décisions cliniques, 4) de réduire le risque de prodiguer un traitement qui n'est pas efficace, 5) d'assu-rer le développement professionnel de leurs connaissances, 6) de répondre aux pressions des organismes professionnels et de ceux qui financent les prestations (assurances maladies notamment) et 7) de les inciter à évaluer l'efficacité de leurs propres interventions (Durieux, Paleau & Maillart, 2012).

Plusieurs grands principes régissent cette approche. La recherche et la sélec-tion des données les plus probantes, issues de la littérature scientifique, consti-tuent le premier pôle. Être au clair avec les données de la recherche clinique aide en effet à mieux comprendre les mécanismes sous-jacents des comportements. C'est ainsi que le modèle à deux voies (Coltheart et al., 2001) a permis de caracté-riser les troubles du langage écrit par l’atteinte d’une ou des deux voies de lecture. Pour un trouble lexical, le clinicien pourra aussi s’appuyer sur les données de la recherche pour dissocier un déficit au niveau du stock lexical (faible vocabu-laire) d’un véritable trouble d'accès lexical et préciser la nature de ce manque

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atières socles en santéMdu mot (Bragard, Schelstraete, Collette & Grégoire, 2010). La littérature scien-tifique permet également d'apporter des preuves au niveau de la validation des outils diagnostiques et de l'efficacité des interventions. Ainsi, face à la difficulté à être homogène et cohérent dans le diagnostic des troubles envahissants du dé-veloppement du DSM-IV-TR, les sous-catégories initiales (trouble de l’autisme, syndrome d’Asperger et troubles envahissants du développement non spécifiés) ont été supprimées pour être regroupées dans les « troubles du spectre de l'au-tisme » (TSA) du DSM V publié plus récemment (Vivanti, Hudry, Trembath, Barbaro, Richdale & Dissanayake, 2013). On privilégiera finalement les revues de littérature, comme la publication de Ebbels (2013) qui porte sur l’efficacité des prises en charge ciblant la grammaire chez des enfants présentant un trouble développemental du langage (TDL) ou la méta-analyse plus générale de Law, Garett & Nye (2004) qui évalue l’efficacité des thérapies langagières chez les enfants avec TDL.

La recherche de données probantes apparaît donc essentielle. Les orthopho-nistes recherchent généralement des réponses par rapport à un problème précis en lien avec une situation clinique, par essence unique. Il peut dès lors être difficile de faire le lien entre le questionnement initial et les données disponibles dans la littérature. Pour pallier ces difficultés, l’EBP fournit aux cliniciens un cadre permettant de formuler une question clinique précise qui permettra de les gui-der dans leur recherche de preuves scientifiques. Ces questions dites « PICO » (Sackett, Straus, Richardson, Rosenberg & Haynes, 2000) intègrent quatre com-posantes, comme explicitées dans le tableau 1.

Tableau 1 : Composantes des questions PICO (Sackett et al, 2000)

P Problème qui se pose, Pathologie, Population ou Patients étudiés

I Intervention envisagée (ou Evaluation) = programme, méthode d’intervention, test diagnostique, facteur pronostique, traitement

C Contrôle/Comparaison avec une autre intervention ou niveau de base

O Objectifs visés

En 2007, Schlosser, Koul et Costello ont ajouté deux éléments précisant la si-tuation clinique, transformant la question PICO en question PESICO avec les in-grédients E (environnement) et S (Stakeholder perspective, renvoyant aux acteurs qui ont un intérêt dans le résultat). Ainsi, d’une question trop large comme « que faire pour aider les enfants avec TSA à parler ? », il est possible de proposer une question PESICO complète (formulée sur la base de la vignette clinique décrite par Leroy-Colombel et Masson, 2010) : pour une enfant TSA âgée de 10 ans, sans

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atières socles en santéMlangage spontané, très écholalique, mais capable d’apprentissages complexes (P), qui est accueillie dans une structure spécialisée, dans une classe avec des enfants capables d’exprimer leurs besoins élémentaires, et dont les parents sont impliqués (E), dont l’équipe souhaite qu’elle puisse exprimer des intentions com-municatives avec des supports existant dans l’établissement (S), est-ce que l’utili-sation d’une synthèse vocale (I) plutôt qu’un apprentissage type MAKATON (C) permettrait de faire émerger un langage communicatif (O) ?

Une fois la question posée, la recherche de données probantes peut commen-cer. Une autre difficulté apparaît alors : où chercher l’information pertinente ? Dans leur grande majorité, les cliniciens ne travaillent pas dans le milieu de la recherche. Ils ne connaissent pas nécessairement les ressources documentaires spécifiques à leurs thématiques et/ou n’ont pas accès à des revues scientifiques payantes. De plus, ils ont peu de temps pour compulser toute la masse de don-nées scientifiques publiées en lien avec leurs questionnements et peuvent faire face à des difficultés linguistiques, l’essentiel de la littérature étant en anglais (Durieux, Pasleau, Piazza, Donneau, Vandenput & Maillart, 2016). Selon l’en-quête réalisée en 2012 par Durieux auprès de 410 logopédistes belges franco-phones, la grande majorité des cliniciens s’appuient sur leurs propres ressources (expérience clinique et librairie personnelle) ou se tournent vers leurs collègues lorsqu’ils s’interrogent sur leur pratique. Quand ils recherchent de l’information sur le Web, ils utilisent des moteurs de recherche généralistes ; seuls 5 % d’entre eux déclarent consulter des bases de données spécialisées (Durieux et al., 2016). Il existe pourtant des outils spécifiques tels que PsycINFO (produit de l’Ame-rican Psychological Association) et Medline (produit de la National Library of Medicine) ou bien encore la Cochrane Library (de la Cochrane Collaboration), ainsi que des ressources directement liées à la clinique comme, SpeechBITE (mo-teur de recherche mis en place par l’université de Sydney), Practinet (plateforme élaborée pour les prestataires de soins belges) ou des sites web d’associations professionnelles comme celui de l’association américaine (ASHA). Certaines de ces ressources ont d’ailleurs fait l’objet de publications spécifiquement liées à l’EBP en orthophonie /logopédie : Durieux & Vandenput (2013) pour Medline, Martinez Perez et Durieux (2013) pour la Cochrane et l’AHSA.

Un autre défi que rencontrent les professionnels, une fois les bases de données maîtrisées, est de savoir comment sélectionner et analyser de manière critique les études permettant au mieux de répondre à leurs questions (Durieux et al., 2012). En effet, toutes les publications n’ont pas le même niveau d’importance et l’on préférera, en suivant les recommandations de Greenhalg (2010), les synthèses méthodiques de la littérature, le « gold standard » étant constitué par les mé-ta-analyses, qui présentent le niveau de preuve le plus élevé. Maillart et Durieux (2014) insistent notamment sur l’intérêt des recommandations pour la pratique clinique (ou clinical guidelines) qui fournissent des synthèses complètes sur des

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atières socles en santéMthématiques cliniques et qu’il est possible de trouver sur des sites comme celui de l’ASHA.

À titre d’illustration, un clinicien qui s’interroge sur les effets de la thérapie Fast ForWord, à base de parole modifiée, pour les enfants avec trouble dévelop-pemental du langage (TDL), notamment dans le cas où des parents lui demandent son avis quant à cette méthode, pourrait être tenté de valider son efficacité en lisant l’article princeps de Tallal et son équipe (1996). Il existe pourtant une mé-ta-analyse plus récente qui révèle au final l’absence d’effet spécifique de ce pro-gramme pour des enfants présentant des troubles du langage oral ou écrit (Strong, Torgerson, Torgerson & Hume, 2011).

L’expertise clinique individuelle du thérapeute est le deuxième pôle de l'EBP. En effet, la pratique fondée sur l’EBP nécessite de s’appuyer sur les preuves externes issues de la littérature scientifique mais aussi sur les preuves internes qui relèvent de l’expertise du clinicien. Les connaissances personnelles et le sa-voir-faire issus de la formation initiale et continue mais aussi de l’accumulation d’expériences sont ainsi un élément majeur dans la prise de décision clinique (Roulstone, 2011). En effet, le clinicien procédera souvent par analogie lors-qu’une situation nouvelle fera écho à une prise en charge antérieure qui s’était soldée par une progression significative pour le patient. C’est également au cli-nicien d’adapter les conditions de son traitement. Ainsi, les études rapportées dans la littérature sont souvent des suivis de cohorte qui impliquent un grand nombre de patients et une prise en charge parfois intensive. En condition réelle, les contraintes du terrain limitent souvent l’applicabilité de la thérapie dans des conditions similaires. Lorsque les progrès ne sont pas ceux attendus, c’est au clinicien d’en apprécier la cause et parfois de remettre en question sa décision thérapeutique en fonction des différences entre l’objectif visé et les conditions d’application du traitement (Kaderavek & Justice, 2010).

Enfin, les préférences/valeurs/situation du patient et de sa famille consti-tuent le troisième pôle de l’EBP. Il est bien entendu que les cliniciens n’ont pas attendu l’essor de l’EBP pour tenir compte de ces aspects. Il est toutefois né-cessaire de les rappeler car une prise en charge, même appuyée par des preuves scientifiques solides, n’a que peu de chances d’aboutir sans une collaboration active entre les différents acteurs concernés. Ainsi, les patients d’aujourd’hui et leurs familles ont accès à des ressources beaucoup plus vastes qu’avant. Le rôle du clinicien est bien de les accompagner dans leurs questionnements, que ce soit en nuançant l’efficacité de thérapies « révolutionnaires » dont ils auraient enten-du parler mais qui n’ont pas fait leurs preuves (on pourrait penser à la méthode Tomatis de stimulation auditive par exemple), ou en discutant de leurs propres décisions cliniques. L’objectif est de créer les conditions d’une alliance thérapeu-tique en permettant au patient ou à ses proches de participer aux décisions le/les concernant (Dollaghan, 2007).

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atières socles en santéMA ces trois pôles peut s'ajouter l’évaluation de l’efficacité de la thérapie

proposée. En effet, il ne suffit pas de proposer un traitement dont l’efficacité a été prouvée dans la littérature pour s’assurer de son efficience dans des conditions qui sont souvent différentes, comme mentionné plus haut. Plusieurs biais entrent en ligne de compte dans l’évolution des performances d’un enfant : il peut progresser simplement parce qu’il a mûri, est stimulé par l’école, les parents, les activités de loisirs, etc. L’adulte présentant des troubles acquis peut aussi fortement progresser en phase de récupération spontanée (voir Pedersen et al., 1995). D’autres effets bien connus jouent aussi un rôle comme l’effet placebo et l’effet Rosenthal ; pour ce dernier point, lorsque l’évaluateur est également le thérapeute, il entretient inconsciemment un biais d’attente sur l’efficacité de son traitement.

Les orthophonistes/logopédistes ont généralement recours à des tests standar-disés pour apprécier l’évolution des performances de leurs patients en situation de test/retest. Ce choix s’avère au final peu intéressant et parfois peu motivant car les mesures sont souvent trop larges pour évaluer les effets spécifiques d’un traitement. Si, par exemple, la prise en charge a ciblé la production de pronoms personnels objets chez un enfant avec TDL, il sera impossible de faire émerger un progrès significatif en utilisant l’ELO (Khomsi, 2002) qui n’en contient au-cun. De plus, le test-retest se doit d’être espacé de plusieurs mois pour éviter un effet d’apprentissage et il est dès lors difficile, quand le patient a progressé, de savoir ce qui est dû à la thérapie ou à la dynamique développementale. Des outils spécifiques doivent donc être utilisés et la technique des lignes de base répond à ce besoin. Le principe est très simple : après avoir défini une cible à tra-vailler et une approche thérapeutique appropriée, le clinicien construit des listes d’items à évaluer en pré- et post-thérapie. Deux cas de figures peuvent se présen-ter (Schelstraete, 2011) :

- Si la thérapie porte sur des connaissances spécifiques (comme le vocabu-laire, les flexions irrégulières ou l’orthographe des mots inconsistants), deux listes sont créées. La première contient des items qui seront activement tra-vaillés en séance alors que la seconde contient des mots appariés à ceux de la première liste, mais qui ne seront pas abordés en thérapie. Après la thérapie, les deux listes sont à nouveau proposées au patient (selon la même modalité qu’en prétest : dénomination, répétition, lecture, dictée… suivant la cible visée). On s’attend à ce que le patient progresse sur les items de la première liste (effet du traitement), mais pas sur ceux de la seconde liste. Ceci permet de s’assurer que les progrès sont bien imputables au traitement mis en place et non à une progression générale du patient.

- Si la thérapie vise une stratégie destinée à être généralisée (comme la conver-sion phono-graphémique, les processus phonologiques ou les règles mor-phosyntaxiques), trois listes sont élaborées. La première contient des items travaillés en séance pour lesquels la stratégie s’applique (par exemple des

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atières socles en santéMmots contenant les clusters /kR/ et /gR/, comme « crochet » et « grimper »), la deuxième liste contient les mêmes types d’items mais avec des mots qui ne seront jamais présentés en thérapie (comme « crapaud » et « griffer »). La troisième liste ne contient pas les structures cibles, mais peut être construite sur la base d’une autre difficulté présentée par le patient. Dans la mesure où une stratégie est proposée, le patient devrait progresser pour la première liste, mais aussi généraliser ses acquis aux items de la deuxième liste alors que les performances devraient rester stables pour la liste contrôle.

À l’issue d’une thérapie, chaque thérapeute souhaite à juste titre que son inter-vention ait porté ses fruits. Et même si chacun peut avoir une conviction intime par rapport à la réussite d’une prise en charge, seule l’utilisation de statistiques appropriées aux études de patients uniques permet au clinicien d’apprécier objec-tivement si le traitement peut être considéré comme efficace. Cette évaluation lui permettra ensuite de réajuster son intervention, dans un processus itératif qui est une des caractéristiques de l’EBP comme le démontre le tableau suivant (adapté de Straus et al., 2011) qui synthétise les différentes étapes de la démarche EBP.

Tableau 2. Synthèse des étapes de la démarche clinique EBP

1. Formuler une question clinique Questions P(ES)ICO

2. Récolter les preuves externes qui concernent la question clinique 1er pôle de l’EBP

3. Évaluer de manière critique les preuves externes

4. Evaluer les preuves internes disponibles dans la pratique clinique 2ème pôle de l’EBP

5. Evaluer les preuves internes concernant les variables associées au patient, à ses valeurs et à ses préférences

3ème pôle de l’EBP

6. Prendre une décision en intégrant les preuves (3, 4 et 5) Synthèse du clinicien

7. Evaluer les résultats de la décision clinique Evaluation de l’efficacité

Alors certes, l’EBP nécessite de changer ses habitudes, ses routines et parfois ses préférences et idéaux personnels et philosophiques, de sorte que cette ap-proche se heurte à un certain nombre de barrières. De plus, avoir recours à cette démarche requiert des compétences (notamment en lecture critique d’articles), du temps et l’accès à la littérature scientifique. Pour surmonter ces freins en amont, il est donc impératif que les étudiants soient formés à la démarche de l’EBP et l’intègrent ainsi tout naturellement dans leur pratique future. C’est sur cette in-tégration de l’EBP dans les programmes de cours de l’Université de Genève que porte la section suivante.

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atières socles en santéM ♦ intégration de L’ebp dans La pédagogie universitaire

En formation initialeLa Maîtrise universitaire en logopédie de l’Université de Genève (« Master

of Science in Speech and Language Therapy ») est une maîtrise spécialisée et professionnalisante d'une durée de 2 ans (120 ECTS). Cette maîtrise fait suite au Baccalauréat Universitaire en Psychologie (« Bachelor of Science in Psychology », 3 ans, 180 ECTS) pour les candidats qui ont réussi la procédure d’admission. L’enseignement clinique fait partie intégrante de la formation, ce qui motive une restriction du nombre d’étudiants admis dans la Maîtrise à environ 25 par année. La figure 1 illustre les crédits (ECTS : European Credits Transfer System) alloués aux différents types d’enseignement au sein de la formation. À l’intérieur de chacun d’entre eux, une attention spécifique est portée à l’enseigne-ment ou la mise en pratique de l’approche EBP.

50

40

30

Maîtrise en logopédie :nombre d’ECTS

Figure 1. Crédits (ECTS) alloués aux enseignementsdans la Maîtrise en logopédie de l’Université de Genève

Cours théoriquesLe premier pôle de l’EBP, relatif à la recherche de données probantes, est

fortement ancré dans les enseignements de première année de maîtrise. En ef-fet, il n’est plus question de lister tout un ensemble d’interventions langagières sans présenter les preuves scientifiques qui appuient (ou parfois infirment) leur efficacité ou sans rendre attentifs les étudiants aux approches qui n’ont pas été prouvées empiriquement. Les méta-analyses, quand elles existent, sont tout par-ticulièrement abordées dans les cours magistraux. À titre d’exemple, l’enseigne-ment en phoniatrie adulte commence par la présentation de la revue systématique publiée sur l’efficacité des thérapies vocales (Speyer, 2008).

Formation à la recherche : Colloque de rechercheLa démarche EBP est également très présente dans la formation en dehors des

cours magistraux. Elle fait l’objet d’un enseignement pratique et de travaux notés en lien avec des vignettes cliniques. Durant la première année de la Maîtrise, les

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atières socles en santéMétudiants participent hebdomadairement à un colloque de recherche. Celui-ci est très orienté vers l’approche EBP puisque plus de la moitié de l’enseignement est dévolu spécifiquement à sa mise en pratique. Ainsi, dans le cadre de ce col-loque, l’enjeu de la démarche EBP est présenté aux étudiants, suivi de modules sur le regard critique à avoir par rapport à la littérature scientifique. Les étudiants sont également formés à la recherche bibliographique avant que des éléments théoriques sur les lignes de base ne leur soient apportés. Par la suite, des ateliers pratiques de construction de lignes de base, à partir de vignettes cliniques au-thentiques, sont proposés, permettant aux étudiants d’utiliser dans des situations concrètes les bases de données telles que Lexique (New, Pallier, Ferrand & Matos, 2001) et Manulex (Lété, Sprenger-Charolles & Colé, 2004). Ces ateliers amènent les étudiants à se familiariser avec le contrôle des facteurs (psycho)-linguistiques comme la fréquence et la longueur des stimuli pour l’élaboration des lignes de base. Enfin les étudiants sont sensibilisés aux traitements statistiques à utiliser, notamment pour analyser les cas uniques, et plus spécifiquement aux tests de McNemar et de Wilcoxon. Le tableau 3 présente les thématiques et les contenus des différentes séances du colloque de recherche dédiées à l’EBP.

Tableau 3. Organisation des séances EBP du colloque de recherche

Colloques Thématiques Contenus

1 Recherche bibliographique Présentation des bases de données pertinentes

2 L’enjeu de la démarche EBP

Démarche générale de l’approche EBPQuestions P(ES)ICO

Présentation des bases de données spécialiséesHiérarchisation de niveaux de preuve

3 & 4La démarche

d’analyse critique I et II

Critères généraux de validitéSélection des mots clés

Ateliers pratiques

5

Lignes de base :

Théorie

Mesures d’efficacité des traitementsDémarche générale

Mesures pré- & post-traitement par type d’approche

Types de stimuli pour lignes de base (spécifiques ou apprentissage)

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atières socles en santéM

6 Analyses de cas uniques

Approche scientifique de cas uniques :Single-Case Experimental Design (SCED)

Interprétation visuelle des données

7 Lignes de base : Pratique I

Illustrations à partir de situations cliniquesen pathologie acquise :

Recherche dans la littérature scientifiqueSélection des tâches et stimuli

pour les lignes de base

8 Lignes de base : Pratique II

Illustrations à partir de situations cliniquesen pathologie développementale :

Recherche dans les bases de donnéesConstruction de lignes de base

9 Statistiques des lignes de base

Mise en forme des données pourle traitement statistiqueStatistiques descriptives

Choix des tests statistiques appropriésInterprétation des résultats des tests

10 Exploration de données

Traitement des données issues d’expériencesIntroduction aux logiciels R et RStudio

Formation à la recherche : Mémoires de rechercheDans le cadre de leur formation, les étudiants doivent rédiger un mémoire de

recherche. Celui-ci est initié en première année de Maîtrise pour s’achever, en fin de deuxième année, par une soutenance orale. Les enseignants de la forma-tion proposent régulièrement aux étudiants des thématiques relatives à la prise en charge logopédique. Ces mémoires les amènent ainsi à mettre en place des protocoles de recherche sur l’efficacité des interventions, que ce soit pour des groupes ou des études de cas uniques.

Au fur et à mesure que l’approche EBP est abordée au colloque de recherche, les étudiants de première année sont amenés à l’utiliser dans les autres enseigne-ments dits « cliniques » : les travaux pratiques portant sur les tests d’évaluation du langage, les séminaires d’apprentissage par résolution de problèmes (ARP) et les stages de sensibilisation en pathologie courante. Ceci permet une réelle mise en pratique des connaissances abordées dans le colloque de recherche.

Formation clinique : TP TestsComme évoqué en introduction, il est essentiel que les praticiens puissent

adopter une approche EBP au moment de l’évaluation, notamment en choisissant

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atières socles en santéMles tests les plus appropriés pour le patient concerné, en fonction de plusieurs cri-tères comme la pathologie, l’âge, le plurilinguisme… Dans le cadre des travaux pratiques sur les tests d’évaluation du langage, les étudiants sont donc amenés à effectuer des passations avec les tests disponibles dans la testothèque de la formation en logopédie auprès de sujets réels, adultes et enfants, puis à rédiger des fiches récapitulatives s’y rapportant. Ces fiches sont mises à disposition des autres étudiants de la volée. Le choix des tests les plus appropriés est également discuté au sein des séminaires d’ARP.

Formation clinique : Séminaires d’Apprentissage par résolution de problèmes (ARP)

Au cours de la première année de la Maîtrise, les étudiants sont amenés à ré-fléchir sur des vignettes cliniques authentiques dans le domaine de la pathologie développementale et acquise, comme décrit dans l’article de Python et Monney dans ce même numéro. Outre l’analyse des difficultés des patients, une mise en lien avec les modèles théoriques, vus parallèlement en cours, leur est également de-mandée, ainsi qu’une réflexion autour des moyens d’évaluation et de remédiation les plus pertinents qui pourraient être utilisés dans cette situation en particulier.

À l’issue de chaque séquence d’ARP, un petit groupe d’étudiants effectue une recherche dans la littérature d’articles récents mentionnant des thérapies validées sur la problématique présentée au séminaire (anomie, alexie, troubles de l’ora-lité…). Sur la base de cette recherche dans la littérature et des préférences du patient telles qu’évoquées par le professionnel au cours de l’ARP, les étudiants élaborent des lignes de base adaptées au patient, l’ensemble faisant l’objet d’une évaluation au second semestre.

Formation clinique : Stages de première annéeAu semestre de printemps, les étudiants effectuent des stages courts en

pathologie courante dans des consultations de secteur ou des cabinets indépen-dants auprès de professionnels expérimentés : ils observent le travail des logopé-distes, commencent à interagir directement avec les patients durant les thérapies, notamment par des activités de rééducation. À partir d’une situation réelle, il leur est demandé d’effectuer un travail intégrant l’approche EBP. Pour ce faire, ils doivent réaliser une recherche dans la littérature scientifique portant sur l’ef-ficacité de la stratégie d’intervention observée en séance, en fonction des diffi-cultés du patient, de ses intérêts et plus spécifiquement de la cible à travailler. Si la stratégie en question n’est pas décrite dans la littérature telle qu’observée, il s’agira alors de trouver d’autres stratégies/thérapies qui auraient prouvé leur effi-cacité éventuellement pour des populations un peu différentes ou des objectifs de traitement proches mais non strictement identiques. Suite à cela, chaque étudiant élabore des lignes de base en explicitant sa démarche, les modalités de passation

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atières socles en santéMet les variables contrôlées. Le travail ainsi réalisé est évalué par des enseignants de l’Université mais il est aussi mis à disposition du professionnel qui encadre l’étudiant, ce qui lui laisse la possibilité de s’en inspirer dans sa pratique avec le patient concerné.

Formation clinique : Séminaire d’analyse de pratiquesLors de leur deuxième année de maîtrise, les étudiants effectuent deux stages

dans des contextes professionnels différents. Ils sont néanmoins amenés à revenir à l’Université quatre semaines par année pour suivre différents enseignements. L’un d’entre eux, dit séminaire d’analyse de pratiques, leur permet, à partir de leur propre expérience clinique, d’évoquer en présence de toute la volée ainsi que de professionnels, des situations cliniques problématiques rencontrées sur l’un de leur stage. Le but de ces séminaires est double : permettre aux étudiants de bénéficier de l’expertise clinique de leurs condisciples et de logopédistes confir-més dans leur processus de réflexion par rapport à des situations problématiques, mais également les inciter à rechercher et approfondir la littérature pertinente par rapport à leur cas. Un travail écrit résumant les pistes discutées en séminaire et les mises en lien avec les données de la littérature leur est demandé.

La Figure 2 synthétise les différents enseignements dans lesquels l’approche EBP est abordée au sein de la Maîtrise en logopédie de l’université de Genève.

Figure 2. Synthèse des enseignements EBP

En formation continueConsciente que l’EBP occasionne un certain nombre de changements dans

les pratiques orthophoniques/logopédiques et que ceux-ci n’avaient fait l’objet d’aucun enseignement au sein de notre faculté avant 2012, l’Université se de-vait de proposer aux cliniciens exerçant sur le terrain une formation continue sur l’approche EBP. En effet, cela apparaissait comme nécessaire à la fois pour les

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atières socles en santéMfamiliariser à cette approche relativement nouvelle dans notre discipline, mais aussi pour leur permettre d’encadrer les étudiants lors des stages, étudiants qui ne manqueraient pas de leur poser des questions relatives à l’intégration de l’EBP dans leur pratique. Nous avons ainsi organisé en 2016, conjointement avec l’Uni-versité de Neuchâtel qui constitue l’autre centre de formation en Suisse romande et l’association professionnelle romande des logopédistes diplômés (ARLD), deux journées de formation continue sur cette thématique.

Cette formation avait pour objectifs de mettre à jour les connaissances des participants sur l’approche EBP en logopédie et ses applications chez l’adulte comme chez l’enfant et de prendre connaissance des grands principes de l’EBP, que ce soit au niveau de la recherche documentaire/scientifique ou de l’évalua-tion de l’efficacité des thérapies. La seconde partie de la formation était plus pratique, tournée vers l’appropriation des principes de cette approche avec une mise en pratique sous forme d’ateliers. S’il est difficile de savoir exactement la proportion de logopédistes travaillant en Romandie qui ont participé à cette formation, car tous ne sont pas affiliés à l’organisation professionnelle de Suisse romande (ARLD), le pourcentage reste toutefois relativement faible (moins de 8 %). Néanmoins, à l’Université de Genève, les logopédistes impliqués dans la formation pratique des étudiants de deuxième année de la Maîtrise bénéficient de la gratuité des formations continues proposées par l’Université durant l’année d’encadrement du stagiaire ; ainsi environ un tiers des lieux de stage accueillant un étudiant de 2e année à cette période-là avait un logopédiste inscrit à cette formation. Ceci montre bien que l’Université doit continuer à renforcer les liens avec les formateurs sur le terrain afin que l’approche EBP puisse être davantage connue et utilisée.

Désireux de continuer à former davantage de logopédistes à l’EBP ou de soutenir les jeunes professionnels dans leur souhait d’intégrer cette approche dans leur pratique, et forts de cette expérience concluante menée en 2016, nous conduisons actuellement une réflexion sur la mise en place d’un CAS (Certificate of Advanced Studies) en Sciences logopédiques pour la pratique clinique chez l’enfant. Ce module de formation certifiante, équivalent à 12 ECTS, devrait voir le jour en 2019 et sera organisé conjointement avec l’Université de Neuchâtel. Ce CAS inclura notamment un module obligatoire portant sur les aspects méthodo-logiques, dont l’EBP, et intégrera un travail évaluatif portant sur l’application de l’EBP dans la pratique clinique.

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atières socles en santéM ♦ exempLe de travaux ebp : Lignes de base et anaLyse statistique

Dans le cadre d’un mémoire de recherche, deux étudiantes1 en Maîtrise de logopédie ont cherché à mettre en évidence l’efficacité des prises en charge logo-pédiques effectuées auprès de patients présentant des pathologies développemen-tales variées. Nous résumons ici, avec leur accord, l’une des situations étudiées et les étapes successives qu’elles ont suivies.

Vignette clinique : TomTom (pseudonyme) est un jeune garçon bilingue de 6.3 ans. Né au Portugal,

il a néanmoins effectué le début de sa scolarité en Suisse. Il présente un trouble du langage (DSM V) développemental important affectant les niveaux phonolo-giques, lexicaux et morphosyntaxiques sur les versants productifs et réceptifs, dans les deux langues parlées (portugais, français). L’acquisition de nouveaux mots est extrêmement problématique pour Tom qui a besoin d’un nombre très important d’occurrences pour mémoriser de nouveaux mots correctement. Ceux-ci sont souvent stockés initialement sous une forme phonologique approximative. Tom parvient après un certain nombre de présentations à encoder correctement le mot nouveau, mais présente alors des difficultés d’accès à ce mot. Deux axes prioritaires sont définis dans sa prise en charge à savoir la discrimination phoné-mique et l’enrichissement lexical. Le travail des étudiantes a porté sur ce dernier aspect, en partant de la question PICO suivante : Est-ce que pour un enfant de 6 ans présentant un stock lexical pauvre (P) cinq séances de 20 minutes de tra-vail systématique mixte (sémantique et phonologique) du vocabulaire, poursuivi par la famille en dehors des séances (I), peut favoriser l'enrichissement du stock lexical (O) ?

Recherche dans la littératureComme évoqué précédemment, une recherche des données probantes dans

la littérature constitue une démarche essentielle pour répondre à cette question. Cet enfant présente en effet un stock lexical extrêmement réduit, associé à des troubles phonologiques importants. La littérature (Weismer & Hesketh, 1993 ; Schelstraete, 2011 ; Vogt & Kauschke, 2017) nous indique que l’enrichissement du vocabulaire est facilité pour les enfants présentant un trouble du langage par de nombreuses présentations des mots cibles, par une présentation ralentie, ain-si que par l’utilisation concomitante de gestes représentationnels évoquant la forme ou la fonction du mot. Ainsi, la prise en charge logopédique du patient étant hebdomadaire, il était essentiel d’impliquer les proches dans la thérapie afin d’augmenter le taux d’exposition aux mots à apprendre. De même, face aux

1 Nous tenons à remercier chaleureusement Mmes Sophie Ducrot et Maria Antonini pour nous avoir autorisées à utiliser les données récoltées dans le cadre de leur mémoire.

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atières socles en santéMdifficultés de Tom à répéter correctement les mots, l’utilisation d’un indiçage visuel supplémentaire a été introduite pour permettre à l’enfant de fixer par dif-férents canaux les phonèmes constitutifs du mot et de retenir plus facilement la structure syllabique des cibles. Ces aspects facilitant l’apprentissage de mots nouveaux doivent toutefois être introduits en parallèle d’un traitement sur les aspects phonologiques et sémantiques, approche mixte qui a fait ses preuves pour permettre aux enfants présentant un trouble du langage de stocker les mots sur le long terme (Gray, 2005 ; Easton, Sheach & Easton, 1997).

Constitution des lignes de baseAu vu des difficultés du patient, le nombre de mots à apprendre se devait

d’être restreint et il paraissait essentiel d’orienter le travail en tenant compte de ses intérêts : le vélo et l’avion. Le premier était un objet très investi par l’enfant, car récemment acquis, et le second, un moyen de locomotion régulièrement pris pour revenir dans son pays natal. Pour cette situation, il s’agissait de construire des lignes de base de type « items spécifiques » dans la mesure où le patient n’apprend pas une stratégie. Deux listes de 16 mots ont été construites :

- une liste A avec des items appartenant au champ sémantique du vélo et qui ont fait l’objet d’un travail spécifique en thérapie

- une liste B avec des items appartenant à la thématique de l’avion et pour lesquels aucune amélioration n’était attendue dans la mesure où ils n’étaient pas travaillés.

Les mots des deux listes, présentées dans le tableau 4, ont été appariés, via la base de données Lexique, en fonction de leur fréquence en langage oral et de leur longueur (nombre de syllabes).

Tableau 4. Items des listes A et B

LISTE A : lexique vélo LISTE B : lexique avion

items Fréquence Longueur items Fréquence Longueurcadenas 2.1 3 passerelle 4.49 3

casque 15.42 1 douane 6.12 1

chaîne 38.8 1 aile 33.45 1

frein 10.25 1 touche 13.96 1

garde-boue 0.05 3 réacteur 5.24 3

guidon 1.27 2 hublot 2.61 2

pompe 22.92 1 siège 29.44 1

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atières socles en santéM

porte-bagages 0.02 3 gobelet 3.25 3

pédale 6.62 2 couverts 7.98 2

roue 21.87 1 queue 41.59 1

selle 10.26 1 soute 2.62 1

sonnette 9.55 2 hôtesse 8.34 2

vitesse 40.12 2 pilote 37.69 2

suspension 4.06 3 décollage 7.23 3

rayon 27 2 passeport 25.55 2

béquille 2.7 2 coussin 4.41 2

Evaluation et traitementPour l’évaluation des items des listes A et B, les mots ont été présentés sous

la forme de photos que Tom devait dénommer avant et après le traitement. Trois post-tests ont été réalisés : immédiatement après le traitement puis deux et huit mois plus tard afin d’apprécier le maintien des acquis. Durant les cinq séances de thérapie, une vingtaine de minutes était dévolue à l’apprentissage des mots de la liste A. Les différentes activités proposées au cours des séances visaient à développer chez l’enfant ses connaissances phonologiques et sémantiques des mots cibles. Celles-ci étaient reprises à la maison, grâce à l’investissement des parents, entre les séances. Le tableau 5 synthétise le déroulement du processus.

Tableau 5. Déroulement de la prise en charge

Pré-test Listes A et B en dénominationSéance 1 Thérapie phonologique

Séance 2 Thérapie phonologique & sémantique

Séance 3 Thérapie phonologique & sémantique

Séance 4 Thérapie phonologique & sémantique

Séance 5 Thérapie phonologique & sémantique

Post-test immédiat Listes A et B en dénomination

Post-test différé 2 mois Listes A et B en dénomination

Post-test différé 8 mois Listes A et B en dénomination

Thérapie phonologique : dénomination des photos avec indiçage gestuel et répétition des mots avec indiçage gestuel en cas d'échec : Thérapie sémantique : PACE

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atières socles en santéMRésultatsLes résultats obtenus ont permis d’établir dans un premier temps des statis-

tiques descriptives qui illustrent l’évolution du patient. Ceux-ci mettent en évi-dence un effet de la thérapie sur les items de la liste A. Les résultats obtenus deux mois après le traitement montrent toutefois un fléchissement des performances pour les mots travaillés, fléchissement qui se poursuit à huit mois post-traitement. En revanche, la figure 3 montre bien que les mots de la liste B (items non-tra-vaillés) ne sont pas mieux dénommés sur toute la période évaluée, excluant ainsi une progression spontanée du patient mais attestant de ses difficultés à acquérir de nouveaux mots en dehors d’un travail ciblé. L’utilisation du test de McNemar montre que l’amélioration des performances pour la liste A entre les lignes de base pré- et post-traitement immédiat est significative et que l’effet perdure deux mois après l’arrêt de la thérapie. Ce résultat tend à être significatif huit mois après la fin du travail spécifique sur ces mots.

0123456789

10111213141516

pré-test post-test immédiat post-test 2 mois post-test 8 moisListe A Liste B

Nom

bre

d’ite

ms d

énom

mée

s/16

* p = .003

* p = .02

* p = .07

Figure 3. Évolution des performances du patient

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♦ concLusion

Alors que les organismes financiers deviennent de plus en plus exigeants quant au remboursement des prestations orthophoniques/logopédiques, nous nous devons de pouvoir justifier nos choix thérapeutiques. L’EBP est en cela un excellent moyen de démontrer l’efficacité de nos prises en charge. Il appartient donc aux Universités de former leurs étudiants à cette approche. Pour cela, il est impératif d’impliquer l’ensemble des intervenants participant à la formation, que ce soit les enseignants titulaires, les intervenants plus ponctuels mais aussi les maîtres de stage. Les formats pédagogiques proposés à Genève nous semblent tout à fait transférables aux autres formations francophones même si un nombre élevé d’étudiants pourrait être un frein à la réalisation de travaux dirigés. C’est en formant les futurs professionnels de demain que l’approche EBP pourra se gé-néraliser à travers la pratique quotidienne de l’orthophonie/logopédie, permettant ainsi à notre profession de gagner en reconnaissance et crédibilité.

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182Rééducation Orthophonique - N° 276 - décembre 2018

atières socles en santéM ♦ références bibLiographiques

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