Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le...

52
n° 1213-1214-1215 du 26 juillet au 29 août 2012 3:HIKNOG=VUYUUW:?l@c@l@d@a; M 03461 - 1213 - F: 4,00 E - RD Politis Politis Règle d’or et rentrée sociale GOUVERNEMENT REPORTAGE Les réfugiés mauritaniens bloqués au Sénégal MUSIQUE Sandra Nkaké SYRIE Sept questions sur une guerre civile en disent Ce qu’ils Europe

Transcript of Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le...

Page 1: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

n° 1213-1214-1215 ≥ du 26 juillet au 29 août 2012

3:HIKNOG=VUYUUW:?l@c@l@d@a;M 03461 - 1213 - F: 4,00 E - RD

Poli

tis

Politis Règle d’or et rentrée sociale

GOUvernemenT

REPORTAGE Les réfugiés mauritaniens bloqués au Sénégal

muSiquE Sandra Nkaké

SyRiE Sept questions sur une guerre civile

en disentCe qu’ilsEurope

Page 2: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

PSALes dirigeants du groupe sont des piliers du Medef, qu’ils alimentent en contributions

idéologiques. Ils ont aussi de bons amis au gouvernement.

EspagneLe peuple manifeste contre un plan de rigueur sans précédent, imposé par Bruxelles.

JardinageLe melon, plus charentais que Ségolène Royal ?

Sur

Culture40 Musique Nothing For Granted, de Sandra Nkaké41 Cinéma À perdre la raison, de Joachim Lafosse42 Exposition La Tendenza. Architectures italiennes 1965-198543 Théâtre Les Femmes savantes aux Fêtes nocturnes de Grignan

Idées46 Essai/Photo Sur les toits de New York, d’Alex MacLean

48 Courrier50 De bonne humeur La chronique de Sébastien Fontenelle51 Digression par Jean-Michel Véry

Et à la rentrée…

Les défis d’une école de gauche, entretien avec Vincent PeillonEn couverture : Bertrand Guay (Eva Joly) et Joël Saget (Jean-Luc Mélenchon)/AFP PHOTO

40

44 La semaine

4 Gouvernement Les dossiers de la rentrée8 UMP Le dégel après la dégelée9 Énergie Entretien avec Ronan Dantec : « Le nucléaire n’est plus compétitif »10 Prison L’apprentissage à la peine11 Écotourisme Des ours et des loups 12 Syrie Sept questions sur une guerre civile14 Médias Écran super-plat44 Sénégal Des réfugiés pris au piège

Dossier L’Europe

Tout à refaire ?16 à 38 Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon : deux visions de l’Europe Jean Monnet, fondateur de l’Europe libérale

Fédéralisme : histoire d’un oubli La Grèce, l’Allemagne, l’Italie jugent l’Europe L’Europe vue des États-Unis

Abonnez-vousgratuitementà la newsletter de

Rendez-vous sur www.politis.fr et cliquez sur newsletter.

Inscrivez votre adresse électronique et validez.

Un message de confirmation vous sera envoyé pour la validation définitive.

abonnez vous

Les exemplaires de ce numéro adressés à nos abonnés incluent un encart d’Énergie partagée

MAR

TIN B

URE

AU/ AF

P PH

OTO

B. C

OlO

MBE

l

P. P

IRO

2 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 3: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

éditorial Par Denis Sieffert

Seigner se proclame « rebelle » « qui dit tout » à la une de la presse people. Il convient évi-demment de relativiser… Mais, nous autres, avec cette assommante manie de vouloir trou-ver du sens en toute chose (même dans les interviews de Mathilde Seigner), on se dit que cette soudaine surdose de rébellion dans nos médias, qui n’y sont point habitués, cache quelque chose vaguement en rapport avec le fond de l’air.

Ce fond de l’air, rouge sang, hélas, à Alep, à Damas ou à Homs, où un peuple héroïque ne lâche rien face à l’appareil répressif d’un régime d’autant plus violent qu’il est sans doute blessé à mort. Les images qui nous viennent de Syrie devraient dissuader toute conscience seulement moyenne d’abuser du mot « rebelle ». Une autre image, ni légère ni tragique, devrait aussi nous dissuader de transformer la rébellion en produit de consommation courante. Elle symbolise la résistance du peuple espagnol aux méfaits du néolibéralisme. Ce n’est ni une manifestation ni une émeute. Une image de lutte pourtant qui nous vient du fond de la mine de Santa Cruz del Sil, dans le León espagnol, et presque du fond des âges. Dans la pénombre, vêtue d’un bleu de chauffe, la chanteuse de flamenco Rocío Márquez, l’une des plus talentueuses de l’époque, est venue soutenir les mineurs en grève. Quand la voix suave monte en puis-sance et roule comme un sanglot pour évoquer « ceux qui ont grandi sur cette terre » et qui « ne pourront rester », un mineur, noiraud et barbu, écrase une larme (1). On ne sait tou-jours pas si Dieu existe, mais la grâce, elle, est parfois de ce monde.

Quand viennent les beaux jours, il semble, à lire nos journaux, que l’ac-tualité s’engourdit, ou que la Terre tourne moins vite. Illusion ! Si l’infor-mation se raréfie, c’est que les jour-

nalistes sont en vacances. Et si la réalité paraît moins tragique, c’est que le chaland implore un moment de répit. Devançant ce désir bien légi-time, les marchands de papier proposent des sujets en harmonie avec la saison et l’humeur supposée du lecteur. Je ne sais si cette vérité mérite d’être énoncée comme une loi physique, mais il est fort probable qu’en réalité la quan-tité de malheurs, de drames et de guerres à travers le monde constitue une matière stable et incompressible.

ne soyons donc pas dupes de la frivolité de nos magazines. À cet impératif de légèreté s’ajoute le souci tout aussi commercial d’offrir au consommateur une denrée moins rapide-ment périssable qu’à l’ordi-naire. De ces sujets qui vont résister aux embruns et à l’inconfort des sacs de plage, et dont on pourra achever la lecture sur le chemin du retour.Pour la conservation – et même la congélation –, certains de nos confrères ne veulent prendre aucun risque. Ainsi, en deux semaines, un hebdoma-daire a posé ces questions qui remettent l’élection de François Hollande à sa juste place (sans même parler de l’arrivée d’Audrey Pulvar aux Inrocks) : « Dieu existe-t-il ? » et « D’où vient l’Homme ? » Voilà des unes qui devraient en principe garder leur pertinence au moins jusqu’au mois de septembre. Encore qu’avec la découverte du boson de Higgs on ne sache pas trop. Quant au « poison de la jalousie », qui fait les délices d’un autre maga-zine, il est impérissable, même s’il s’incarne

ici imprudemment dans deux figures de l’actualité que les siècles à venir auront peut-être la faiblesse d’oublier.

et puis il y a aussi la Californie, qui fait toujours recette. En revanche, et sans jouer les prophètes, on peut prédire que « Kate et William, seuls au monde », ça ne durera pas une éternité. Ce n’est pas sou-haiter le malheur du couple princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir rapidement se rhabiller, et c’est dissiper une illusion, puisqu’en fait de solitude il a bien fallu que quelques paparazzis, probablement en toute connivence, prennent le cliché. Mais ne mélan-

geons pas les torchons et les serviettes, ni le string avec le saint suaire. Le news (l’ex-pression, ici, est savou-reuse) qui se demandait, la semaine dernière encore, si Dieu existe nous livre quelques propos de scienti-fiques du plus grand intérêt. Même si – allez, déflorons le sujet ! – la question n’est toujours pas tranchée.

Quant à nous, nous avons du mal à être légers, ou profonds jusqu’à côtoyer l’éternité. Entre le frivole des uns et l’existentiel des autres, nous devons nous situer à mi-chemin. C’est notre malheur. Mais si l’Europe, que nous évo-quons cette semaine, n’est

pas éternelle, elle risque tout de même de nous occuper encore quelques années, et de continuer de déchirer la gauche. Autre signe des temps, la vogue des « rebelles » dans les médias. Arte nous propose une série de « rebelles » plus ou moins labellisés, de Joey Starr à Cantona. Courrier International nous a proposé un judicieux portrait de Montréal, « Ville rebelle ». Et la comédienne Mathilde

Si l’information se raréfie, c’est que les journalistes sont en vacances. Et si la réalité paraît moins tragique, c’est que le chaland implore un moment de répit.

Amis lecteurs :Politis prend quelque repos. Retour dans les kiosques et les boîtes aux lettres le 30 août. Bonnes vacances à tous, et si vous voulez des nouvelles de Politis, allez voir du côté de la page 39. À propos de nouvelles, il se confirme que le procès que nous intente Claude Allègre aura bien lieu les 20 et 21 septembre. On en reparlera dans le numéro de rentrée.

La larme du mineur de fond

Retrouvez l’édito en vidéo sur

SOPH

IE S

TEIN

BERg

ER

(1) À voir sur cultura.elpais.com/cultura/2012/07/19/videos/1342717217 _709487.html

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 3

Page 4: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Voilà que Henri Guaino, qui fut cinq années durant sarkozyste, c’est-à-dire très antigaulliste, redevient gaulliste. Et pas de la meilleure façon. L’ancien conseiller de Sarkozy s’en est pris violemment à François Hollande après le discours que celui-ci a prononcé à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. « La vérité, c’est que ce crime fut commis en France, par la France », avait déclaré dimanche le chef de l’Etat. « Ma France, elle était à Londres, elle était avec la France libre, elle était dans le maquis », a répliqué Guaino « scandalisé ».De Gaulle avait une excuse : la raison d’Etat. En entretenant le mythe d’une France entièrement résistante, il voulait reconstruire le pays.Mais, soixante-sept ans après la fin de la guerre, quel sens peut avoir ce déni de réalité ?

États-Unis, macabre décompteFusillade à Aurora (Colorado). Le 20 juillet, James Holmes (photo) tuait 12 personnes et en blessait 58 à une première de Batman. Drame national. Pourtant, chaque année, 17 500 personnes sont blessées par balle aux États-Unis, et plus de 9 000 adultes et 3 000 enfants sont tués ! Le blog « Kid shooting » recense ainsi les histoires sordides de gamins de 2 ans s’étant tués avec le fusil de chasse du grand-père ou ayant tué leur sœur par accident, et pour lesquels Barack Obama n’a, que l’on sache, pas encore eu de mot de condoléances. Le 20 juillet au matin, alors que James Holmes préparait son carnage, la NRA, le surpuissant lobby américain de défense des armes, souhaitait, sur Twitter, un « happy friday ! » aux « shooters »… Il aura, hélas, été entendu.

Guaino et la rafle

du Vel d’Hiv

A vos tweets ! @alaingresh 20 juilletCaroline #Fourest signe sa dernière chronique dans le Monde : mais comment ont-ils pu la garder si lontemps ? #islamophobie

@ALunzenfichter 20 juillet#JO. La Fed australienne de basket est très classe en faisant voyager vers Londres son équipe hommes en business et les femmes en économie.

@libertaire10 21 juilletVous êtes tristes, déprimés, isolés, inquiets pour votre avenir. Vous souffrez peut-être du capitalisme.

SANgOST

I/PO

Ol/

AFP

4 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 5: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice de Paris et présidente du groupe communiste, républicain et citoyen (CRC), devrait démissionner à la rentrée et permettre ainsi à Pierre Laurent, qui figurait en 9e position sur la liste parisienne, de devenir sénateur.Un passage de témoin programmé l’an dernier lors de la constitution de la liste sénatoriale pour permettre au numéro un communiste d’avoir un

mandat national. Outre sa responsabilité de secrétaire national du PCF, Pierre Laurent préside le Parti de la gauche européenne et est conseiller régional. Pourra-t-il tout concilier ? Du coup, certains, qui rappellent que le Front de gauche avait inscrit dans son programme la lutte contre le cumul des mandats, se disent heureux de constater que ses journées font plus de 24 heures…

Dans la lignée de Jacques Chirac, François Hollande a rendu hommage aux victimes de la rafle du Vel d’Hiv dimanche 20 juillet, commémorant ainsi une heure noire de l’histoire nationale et reconnaissant la responsabilité de la France. Contrairement à François Mitterrand, ces deux présidents de la République, l’un trop jeune pour être impliqué dans la Seconde Guerre mondiale, l’autre pas encore né, ont manifestement plus de distance par rapport à cet événement. Dès lors, on se prend à rêver que François Hollande, né en 1954, n’appartenant donc pas davantage à la génération qui fit ou vécut la guerre d’Algérie, reconnaisse une autre page noire de l’histoire : la pratique généralisée de la torture en Algérie, au moins à partir de la tristement célèbre « bataille d’Alger » en 1957. Ce serait une vraie rupture, notamment avec les déclarations de Lionel Jospin, démenties par les historiens, qui soutenait à l’Assemblée nationale en 2000 que la torture avait été… le fait d’« actes minoritaires ».

Après le Vel d’Hiv, la torture en Algérie ?

Pierre Laurent bientôt sénateur

Schick type, vraiment…« Savez-vous vraiment pourquoi vous avez été choisie ? Parce que vous êtes une belle femme issue de la diversité ? Parce que vous appartenez à une minorité peu visible ? Que vous êtes la preuve de ce qu’est une adoption réussie ? Que vous êtes un signal fort donné aux marchés asiatiques ? Peut-être aussi parce que vous êtes compétente ? Est-ce que vous le savez vraiment ? » C’est Daniel Schick, journaliste sur Europe 1, qui a posé cette incroyable question à Fleur Pellerin, la ministre des PME et de l’Économie numérique. Les bras de la ministre lui en sont tombés : « Ça commence très mal ! » Tant de bêtise et d’arrogance a fait le buzz sur le web, la sénatrice PS Laurence Rossignol demandant sur Twitter le licenciement de ce « nuisible misogyne ». Si l’on en juge par les saillies récurrentes sur le physique des femmes ministres, la beauferie estivale se porte bien…

Fichue dépendanceLa ligne Tabac Info Service change de prestataire. Les tabacologues de l’Organisme français de prévention du tabagisme (OFT) seront remplacés par des salariés de Direct Medica. Or, cette entreprise privée travaille notamment pour de grands labos pharmaceutiques, dont certains fabriquent des patchs. De quoi manquer d’objectivité dans les traitements à préconiser ? Absolument pas, rétorque Direct Medica : le fait qu’il entretienne des « relations contractuelles avec des industriels du médicament » ne suffit pas pour accuser un acteur de « conflit d’intérêt ». Il n’est jamais facile de reconnaître sa dépendance…

STF/

INTE

RCONTINEN

TAlE

/AFP

lANglO

IS/A

FP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 5

La semaine

Page 6: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

gouvernement Sur fond de récession et de plans sociaux, le gouvernement devra faire face à l’épineuse question de la ratification du pacte budgétaire européen et à plusieurs concertations sociales.

Rentrée : sauts d’obstacleA

vant d’être sociale, la rentrée sera politique. Premier rendez-vous du nouveau gouver-nement, la ratification

du traité sur la stabilité, la coordi-nation et la gouvernance au sein de l’Union économique et moné-taire (TSCG) divise fortement la gauche. Pour le Front de gauche, qui y est opposé, elle constitue un test de la volonté du Parti socia-liste et de ses alliés de rompre avec les politiques à l’origine de la crise économique et sociale qui frappe les pays européens et qui ont déjà mis à genoux la Grèce et l’Espagne.Ce traité budgétaire, élaboré par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, qui l’ont signé le 2 mars, place les budgets des États sous surveillance constante ; il les contraint à un déficit structu-rel maximal de 0,5 % du PIB, la fameuse « règle d’or », sous peine de sanctions automatiques ; il leur fait obligation de mettre en œuvre les recommandations de la Commission européenne.Durant sa campagne, François Hollande avait promis de renégo-cier ce traité – c’était son onzième engagement – « en privilégiant la croissance et l’emploi, et en réo-rientant le rôle de la BCE dans cette direction ». C’est pourtant un traité inchangé que le président de la République souhaite voir rati-fier dans les plus brefs délais.Le texte pourrait être soumis au Parlement avant la fin sep-tembre, a annoncé le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, le 17 juillet. Auparavant, le Conseil constitutionnel doit dire d’ici au 15 août s’il faut modi-fier la Constitution en préalable à cette ratification. Pour la plu-part des juristes, le gouvernement ne pourra pas faire l’économie d’une révision constitutionnelle et des risques politiques qu’une telle procédure comporte. « En

droit pur, constate le socialiste Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des Lois à l’As-semblée nationale, il paraît dif-ficile de constater que le TSCG ne porte pas atteinte aux “condi-tions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale”. »Une telle révision ne nécessite-rait pas de modifier le texte fon-damental de la Ve République si ce traité budgétaire peut être considéré comme résultant du traité de Lisbonne. Mais, note le député, « juridiquement, le TSCG ne relève pas du droit euro-péen puisque, faute d’accord du Royaume-Uni et de la République tchèque, il s’agit d’un traité signé par seulement 25 membres sur les 27 que compte l’Union. Il n’est donc pas couvert par le titre XV

de notre Constitution, par lequel la France consent aux trans-ferts de compétences au bénéfice de l’UE ».Difficile, dès lors, de ratifier ce traité à la sauvette comme François Hollande en caressait l’espoir après le Conseil européen des 28 et 29 juin. D’autant que le Front de gauche est prêt à partir en campagne pour récla-mer un référendum – l’Humanité a lancé le 20 juillet une pétition en ce sens – et informer sur les tenants et aboutissants d’un texte qui n’a rien d’anodin.François Marc, rapporteur général PS du budget au Sénat, en convient : il souligne que « les implications [de

ce traité] sont réelles non seulement en termes de procédure budgétaire mais aussi d’équilibres institution-

nels », et insiste sur le fait que « les contraintes que la Commission et le Conseil pourront imposer aux États seront fortes ». Elles pèseront dès la préparation

du budget 2013.Le débat autour de cette ratifica-tion a toutes les chances d’animer le congrès du PS à Toulouse fin octobre. Après examen des vingt contributions générales déposées pour la première phase de discus-sion, c’est la seule vraie divergence qui subsiste entre la majorité et la gauche du PS. Si Martine Aubry

Retrouvez le blog de Thierry Brun sur

Les salariés du site PSA Le Janais, près de Rennes, sont rassemblés le 13 juillet après l’annonce de 8 000 licenciements en France.AFP/JOCARD

Le débat autour de la ratification du TSCG a toutes les chances d’animer le congrès du PS fin octobre.

6 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 7: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

et Jean-Marc Ayrault ont réussi à verrouiller d’entrée de jeu la dis-cussion en obtenant que tous les ministres et la plupart des grands élus du PS se rangent derrière leur contribution commune, s’ils peuvent encore caresser l’espoir de fusionner la quasi-totalité des contributions en une grosse motion, il est peu probable qu’ils empêchent le dépôt d’une motion de gauche concurrente. Dans le cas où Benoît Hamon accepterait le 12 septembre de « rentrer dans le rang », comme le lui a demandé le Premier ministre, Marie-Noëlle Lienemann a déjà fait savoir qu’elle était déterminée à présen-ter une motion concurrente.

austérité budgétaireLe gouvernement s’est employé dès le mois de juillet à détricoter les mesures emblématiques du quinquennat de Nicolas Sarkozy dans le budget rectificatif pour 2012, en particulier la TVA « sociale » et les exonérations liées aux heures supplémentaires, qui ont été supprimées. Le budget pour 2012 doit aussi contenir le déficit public en augmentant de 7,2 milliards d’euros les impôts et en gelant 1,5 milliard de dépenses. Une contribution exceptionnelle sur la fortune, que paieront les contribuables possédant un patrimoine supérieur à 1,3 mil-lion d’euros, a été adoptée dès le mois de juillet, et devrait rapporter 2,3 milliards d’euros.Ce premier collectif budgétaire a certes reçu le soutien des groupes de gauche au Parlement (Front de gauche, écologistes et radicaux de gauche), mais le gouvernement a reculé sur l’engagement présiden-tiel de créer une tranche d’impôt à 75 %, une mesure repoussée à l’automne dans le cadre du débat budgétaire pour 2013. Les parle-mentaires du Front de gauche ont déjà indiqué qu’ils réservaient l’es-sentiel de leurs propositions et de

leurs critiques pour ce débat bud-gétaire, qui accentuera l’austérité prônée par le pacte budgétaire européen. Austérité tant bud-gétaire que salariale, qui plonge les pays de la zone euro dans la récession.

Plans sociauxPas de répit pour le gouvernement, qui est confronté à de nombreuses menaces sur l’emploi, dans tous les secteurs. Le couperet est déjà tombé chez Hewlett-Packard (520 postes) et Conforama (288 postes). Et, à la suite du choc de la suppression programmée par le constructeur automobile PSA de 8 000 postes en France, le ministre du Redressement produc-tif, Arnaud Montebourg, a pré-senté le 25 juillet un plan d’aide à la filière automobile. Celui-ci pas-sera par un « soutien massif » aux véhicules « innovants et propres », et par une optimisation du crédit impôt recherche, aide fiscale des-tinée aux entreprises.Après la relative accalmie esti-vale, le rythme des plans sociaux pourrait s’accélérer à la ren-trée. Air France devrait suppri-mer plus de 5 000 postes d’ici à décembre 2013, Bouygues et SFR près de 1 600 à l’automne, et, dans d’autres secteurs, des dépôts de bilan significatifs sont à craindre. Selon un calcul du quo-tidien le Monde, 84 entreprises sont concernées, correspondant à 60 000 emplois menacés. Les syndicats évoquent des chiffres supérieurs.Le gouvernement doit présenter à l’automne un train de mesures pour éviter la « casse sociale » dans le secteur des télécommunications. Mais pas question de prendre des mesures d’urgence pour limiter les licenciements, comme le récla-ment des syndicats et des partis de gauche.Une proposition de loi des parle-mentaires du Front de gauche sur les licenciements boursiers a été déposée en juillet et reprend un texte présenté par les sénateurs du groupe communiste, qui avait été repoussé le 16 février par une très courte majorité, mais voté par les sénateurs socialistes. Les dépu-tés espèrent en débattre lors de la session parlementaire d’octobre.

réforme de l’emploiPour réduire le nombre de chô-meurs, le Parlement se saisira dès octobre du projet de loi visant à créer 150 000 emplois d’avenir.

Mais la méthode « douce » de la concertation prônée par le gouver-nement sera mise à rude épreuve sur les dossiers de l’emploi et des salaires, le Medef ayant déjà exprimé sa position sur ces dos-siers : baisse du coût du travail et flexibilité renforcée.L’organisation patronale est déjà sur le pied de guerre pour prépa-rer la grande négociation de la rentrée sur l’emploi et le marché du travail. Le Medef y défendra aussi le principe d’une baisse des cotisations sociales, compensée par une hausse de la TVA et de la CSG, cette dernière ayant la faveur du gouvernement. Celui-ci mettra sur la table des négociations, à partir du 21 septembre, le sujet de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle, qui abor-dera, entre autres, la question du temps partiel.En ce qui concerne l’emploi public, le gouvernement a estimé que la stabilisation des effectifs de fonctionnaires signifiait la fin de la révision générale des poli-tiques publiques (RGPP), contes-tée par les syndicats de fonction-naires. Les prévisions budgétaires pour 2013 ont fixé un objectif de 2,5 % de réduction des effectifs de l’État, excepté dans l’enseigne-ment, la police, la gendarmerie et la justice. Les dépenses de fonc-tionnement devront baisser de 7 %. Les syndicats ne manque-ront pas de rappeler cette situa-tion lors de la concertation pour établir un diagnostic des poli-tiques passées en matière, notam-ment, de rémunération.

refondation de l’écoleComme tout bon élève, le gouver-nement a chargé son emploi du temps de rentrée. Après la concer-tation estivale autour de la refon-dation de l’école, Vincent Peillon devra présenter à l’automne une loi d’orientation comportant des mesures concrètes destinées à réparer un secteur saccagé par les années Sarkozy.L’enseignement supérieur occu-pera le devant de la scène politique à la fin du mois d’octobre. Présidées par Françoise Barré-Sinoussi, lau-réate du prix Nobel de médecine en 2008, les assises de l’enseigne-ment supérieur et de la recherche se pencheront sur les questions de la réussite des étudiants, de la loi sur l’autonomie (LRU) et de la place accordée à la recherche. La phase de consultation natio-nale a été lancée le 11 juillet par

juStice Un espoir pour Philippe El Shennawy ?Cela s’appelle une « peine d’élimination ». Condamné à perpétuité en 1977 pour un braquage et une prise d’otages, Philippe El Shennawy a vu la cour d’appel de Versailles fixer le 18 mai dernier sa libération en août 2032. Tel est le tarif pour ce condamné qui a déjà purgé 37 ans de prison, sans avoir tué personne, mais rebelle à l’administration pénitentiaire et cumulant menus délits et brèves évasions. 37 ans : une bagatelle pour un flic comme le commissaire Broussard, orchestrant alors le procès El Shennawy. Incarcéré à Poissy sous l’étiquette de « détenu particulièrement signalé » (DPS), El Shennawy avait entamé, le 23 mai une grève de la faim, comme ultime recours face à l’acharnement des magistrats (condamné par la Commission européenne des droits de l’homme). Il a recommencé à s’alimenter le 20 juillet, après avoir obtenu de sortir du classement de DPS, et en attendant un « relèvement de peine de sûreté », dont le jugement sera rendu à l’automne.Plusieurs personnalités, tels Anouk Grinberg, Paul Pavlowitch, Olivier Wieviorka et Tzvetan Todorov, ont manifesté leur opposition à cette condamnation à mort qui ne dit pas son nom, auprès de l’Élysée et du ministère de la Justice. Pour Christiane Taubira, c’est le moment de se manifester.

LoGementLe début du « changement » ?

Une promesse tenue de François Hollande mérite d’être saluée. Un décret portant sur l’encadrement des loyers des logements privés a été publié au Journal officiel samedi 19 juillet. Entrant en vigueur dès le 1er août, il porte sur pas moins de 38 agglomérations, dont évidemment Paris, Lyon, Marseille ou Nice, mais aussi Forbach, Menton, Pointe-à-Pitre ou Cayenne. Des villes où les hausses moyennes de loyers sont considérées comme « anormales » au sens de la loi de 1989 sur les « rapports locatifs », loi qui permet de fixer par décret leur montant maximum. Ce décret du 19 juillet annonce la future loi-cadre sur le logement que Cécile Duflot, ministre en charge, présentera début 2013.

KOVA

RIK/

AFP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 7

La semaine

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 72 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 7

Page 8: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Livret aEn ce qui concerne le logement, premier poste de dépenses des Français, la feuille de route de la ministre Cécile Duflot, présentée en juillet, souffrira d’un handi-cap majeur : l’absence de moyens pour le financement du logement social. La ministre a certes obtenu le gel des loyers pour 38 agglo-mérations à compter du 1er août, mais pas le doublement du pla-fond du Livret A pour financer la construction de logements sociaux et porter à 150 000 le nombre de constructions par an.Cette réforme a été repoussée au mieux à la rentrée, ce qui réduit la portée des mesures présentées par la ministre du Logement. Les orga-nisations syndicales ont fait savoir au gouvernement qu’elles veulent être entendues dans le cadre de la préparation de la future loi-cadre sur le logement promise pour le premier trimestre 2013.

Transition écologiqueLa conférence environnementale et de « la transition écologique », annoncée par François Hollande avant son départ pour Rio, se tien-dra les 14 et 15 septembre. Elle aura lieu désormais tous les ans. Pour les associations environnementales, inquiètes face aux hésitations des socialistes, elle représente une dernière chance d’effacer l’échec du Grenelle de l’environnement. Tout le monde est invité, ce qui annule la sélectivité du précédent gouvernement, qui pénalisait les associations locales ou régionales. Le réseau Sortir du nucléaire paraît être la seule organisation refusant de participer.Pourtant, les questions énergé-tiques, y compris le nucléaire, sont cette fois au programme des dis-cussions. Elles constituent même l’une des priorités affichées. Doit également être abordée la ques-tion du financement des bénévoles associatifs.Englués dans le redressement pro-ductif (et productiviste), les socia-listes n’ont pas fini de slalomer entre les Verts et les associations. Il se murmure que le dossier du futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes devrait être « réglé » avant la conférence…

≥Thierry Brun, Clémence Glon, Michel Soudais,

Claude-Marie Vadrot

ump La défaite de Nicolas Sarkozy a ouvert un combat des chefs pour le leadership de la droite.

Le dégel après la dégeléeL a trêve estivale sera de courte

durée à l’UMP. À suppo-ser que les ténors du parti

s’accordent quelques jours de vacances, le bal des prétendants pour la présidence de la forma-tion phare de la droite reprendra au plus tard le 25 août. C’est en effet à cette date que Jean-François Copé devrait déclarer sa candida-ture dans un entretien au Figaro magazine. Un choix très sarko-zyste – on se sou-vient que c’est dans l’hebdo de référence de la droite que l’ex-chef de l’État avait lancé sa campagne, le 11 février.Le secrétaire général de l’UMP, qui a également prévu de tenir le lendemain à Chateaurenard (13) un meeting en forme de démonstration de force avec 3 000 de ses soutiens, aura alors trois mois pour convaincre les 264 000 UMPistes de le porter au poste qu’occupait Nicolas

Sarkozy avant son élection à l’Ély-sée, et « gelé » depuis 2007.Avec François Fillon, la rivalité passera alors dans une phase fron-tale. L’ancien Premier ministre, qui, comme le député maire de Meaux, voit dans ce poste un tremplin pour la présidentielle de 2017, est un can-didat sérieux. Il faudra toutefois compter avec Nathalie Kosciusko-Morizet, en lice depuis le 21 juillet, et les

autres candidats plus ou moins déclarés : le député de Savoie et actuel trésorier de l’UMP, Dominique Dord, ou l’ancien

ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire. Xavier Bertrand et François Baroin jaugent leurs sou-tiens avant de se lancer. Rachida Dati songe à s’en mêler avec un collectif de femmes pour « faire ch… les mecs jusqu’au bout ». De quoi nous promettre une belle empoignade et un débat zéro idée jusqu’au congrès, fin novembre.

Ledit congrès se tiendra en pleine restructuration de l’entreprise UMP. Sa dégelée aux législatives lui coûte cher : une perte de 10 mil-lions d’euros par an. Son trésorier a décidé d’économiser sur tous les postes. À commencer par l’univer-sité d’été, dont l’annulation nous privera de l’étalage des rivalités : les précédents Campus organisés à Marseille avaient coûté « entre 3 et 4 millions d’euros ». Le vote au congrès de novembre se fera sur de bons vieux bulletins en papier et non par vote électronique, « ce qui représentera une écono-mie de quelque 500 000 euros », précise Dominique Dord, qui sou-haite également réduire « le coût des manifestations, congrès, conventions, conseils nationaux, en les organisant non pas dans des grands hôtels, mais au nouveau siège du parti ». Même en répartissant les efforts pour « les rendre plus indolores », l’UMP n’évitera pas une baisse sen-sible des effectifs à son siège. « On va passer de 130 [équivalents plein temps] à un peu moins d’une cen-taine », a fait savoir le trésorier. Ce plan social contre lequel, pour une fois, aucun militant de gauche ne s’élèvera, « se fera en douceur », jure-t-il, l’UMP ayant « anticipé ce risque en ayant recours à pas mal de contrats à durée déterminée […] ainsi qu’à des intérimaires et à des stagiaires ». On n’en attendait pas moins d’un parti qui prône la flexi-bilité du travail.

≥Michel Soudais

Retrouvez le blog de michel Soudais sur

La défaite aux législatives coûte cher : 10 millions d’euros par an.

Le siège de l’UMP n’évitera pas une baisse sensible de ses effectifs. Un plan social contre lequel aucun militant de gauche ne s’élèvera…M. SOUDAIS

8 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 9: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

ÉnergIe Un rapport sénatorial pointe les défis posés par la hausse des coûts de l’électricité.

« Le nucléaire n’est plus compétitif »L e rapport de la commission

d’enquête sénatoriale sur le coût réel de l’électricité (1),

remis le 11 juillet, souligne les limites du modèle énergétique fran-çais : le nucléaire est une énergie à risque de plus en plus coû-teuse. Selon Ronan Dantec, séna-teur EELV, membre de la commis-sion, une transition s’impose.

Quelles sont les raisons de la hausse du coût de l’électricité ?Ronan Dantec ≥ La commission de régulation de l’énergie estime qu’il faudrait augmenter d’environ 30 % le prix de l’électricité dans les prochaines années pour que le sys-tème soit à l’équilibre. Il faut faire face au sous-investissement sur les réseaux, qui ont besoin d’être ren-forcés et modernisés. De plus, la contribution au service public de l’électricité (CSPE) est sous-dotée. Celle-ci va augmenter à cause des énergies renouvelables, mais pas seulement. Enfin, le coût de produc-tion, lié notamment au nucléaire, continue d’augmenter.On pourrait imaginer d’autres sys-tèmes, par exemple que la CSPE soit abondée par des recettes telles que la future taxe carbone. Ce n’est pas au consommateur d’assumer la totalité de la hausse.Peut-on développer un nouveau système électrique ?La France est en train de se mar-ginaliser, parce qu’aujourd’hui la part de richesse nationale consa-crée à l’électricité est bien supé-rieure à la moyenne européenne. C’est autant d’argent qui ne va pas dans d’autres secteurs écono-miques. Le nucléaire nous permet d’avoir une facture d’électricité plus légère que nos voisins européens, mais le coût du kilowattheure est sous-estimé. Le système français est fondé sur le gaspillage et sur des prix qui augmentent rapidement. Les Français consomment beau-coup plus d’électricité que les autres

Européens. Le rapport montre que le nucléaire n’est plus compétitif. On a utilisé tous nos moyens indus-triels de recherche et de dévelop-pement sur une filière qui n’a plus

de débouchés. Il faut remettre le système à plat et accompagner

la montée en puissance des énergies renouvelables, comme partout en Europe, avec un prix de garantie de 70 ou 75 euros le mégawattheure. Mettre en place la décentralisation, avec un « consomm’acteur » qui module sa consommation suivant les heures de la journée. Pour que la France retrouve sa compétitivité, il faut sortir du nucléaire et lutter contre le gaspillage.Une conférence environnementale a été annoncée pour la rentrée. Pensez-vous qu’elle peut peser dans ce débat ?La ministre de l’Écologie, Delphine Batho, a dit clairement que la confé-rence environnementale ne portera pas sur les questions de fond de la transition énergétique. Il s’agit d’une amorce de débat. Je partage son avis : un débat d’une telle com-plexité ne peut pas se trancher en une journée. Ce débat doit prendre en considération tous les acteurs. On pourrait envisager une loi de qualité courant 2013.La commission d’enquête a montré des convergences entre les socialistes et les écologistes. Nos propositions vont dans le sens de la transition énergétique proposée par François Hollande, c’est-à-dire la non-prolongation des centrales actuelles. Le débat devra répondre à des questions techniques, notamment sur la précarité énergétique. Le rap-port retient ainsi la proposition du médiateur de l’énergie de mettre en place un chèque énergie adapté à la consommation de chaque ménage. On a beaucoup de travail, mais je pense que le rapport sénatorial éclaircit déjà les choses.

≥Propos recueillis par Laurène Perrussel-Morin

Ronan Dantec Sénateur EELV et membre de la commission d’enquête sénatoriale sur le coût réel de l’électricité.

EnTrETiEn

(1) Rapport n° 667 de Jean Desessard, déposé le 11 juillet 2012, disponible sur le site Internet du Sénat.

…Ou comment pérenniser un outil de travail alternatif

I l y a 25 ans, des artisans colombiens et des travailleurs français ont souhaité construire des échanges commerciaux fondés sur le respect,

l’équité et la solidarité. Ils ont créé deux entreprises, Interexpress en Colombie et Andines en France, sur la base d’une charte définissant cette coopération.

Andines, « cette utopie gentille mais à espérance de vie éphémère », a aujourd’hui 25 ans, travaille avec des partenaires dans 11 pays, dont la France, ce qui représente plus de 150 emplois (cf notre site www.andines.com), et est indépendante de toute organisation politique, religieuse ou financière.

Mais cette liberté a un coût, ici comme ailleurs… Andines ne cherchant ni à faire du profit ni à faire la charité, les soutiens bancaires ont été particulièrement rares pendant ces 25 ans.

Alors que l’un de nos engagements est de prépayer les producteurs, cette difficulté permanente de trésorerie nous place aujourd’hui dans une situation particulière : nous avons de solides filières en amont et de fidèles clients en aval mais devons retrouver le fonds de roulement nécessaire pour relancer rapidement les principales gammes de produits (café, sucre, poteries du Brésil, cidre et jus de fruits de France…). Pour cela, nous recherchons 200 000 euros.

La disparition d’Andines serait d’autant plus triste que des jeunes souhaitent rejoindre l’équipe, s’impliquer et pérenniser cet outil de travail pour poursuivre son combat politique vers plus d’équité économique et de justice sociale.

Face au durcissement actuel de la situation socio-économique, nous avons la conviction que ce « projet » est viable, mais que seule la solidarité entre chacun des partenaires de nos filières – dont vous êtes un maillon important en tant que citoyen(ne) – permettra aux alternatives telles que les nôtres de continuer à démontrer que placer l’Humain au centre de l’économie est possible.

Avec vous, nous pouvons relever le défi ! Nous vous remercions et comptons sur vous !

Véronique Lacomme – Gérante

Merci de faire parvenir vos dons à l’association les Amis d’Andines, 5 rue de la Poterie

93200 Saint-Denis www.andines.com

PATR

ICK

gAR

çON

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 9

La semaine

Page 10: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

prIsons Alors que la loi pénitentiaire énonce le droit d’une « activité » pour les détenus, l’apprentissage professionnel piétine.

Rétention de formation

Promenons- nous tant que le loup y est !

Lors de l’inauguration du centre pénitentiaire du Havre en août 2010, Michèle Alliot-Marie,

alors garde des Sceaux, faisait de celui-ci un « modèle de moder-nité ». Mais ses 690 places, ses 32 000 m2 et ses quatre unités de vie familiale masquent difficile-ment le manque de locaux desti-nés aux ateliers des détenus. Des salles de classe adaptées aux for-mations professionnelles n’ont pas été prévues.L a l o i p é n i t e n t i a i r e d u 24 novembre 2009 inscri-

v a i t p o u r t a n t « l’activité » en p r i son comme une obligation, respectant – gros-sièrement – les règ les éd ic tées par le Conseil de l’Europe.

L’antienne de la réinsertion fait de la formation professionnelle un droit. Mais, par son manque de précision, le terme « activité » employé dans le texte législatif n’a pas encouragé les politiques à mettre en œuvre des mesures concrètes. En 2010, 87 % des entrants en milieu carcéral étaient sans diplômes ou titulaires d’une certification inférieure au bacca-

lauréat, et seuls 8,5 % des détenus ont suivi une formation. Aucune étude ne permet de connaître les souhaits des détenus en la matière et de juger du pourcen-tage d’attentes déçues.Au début du mois de juillet, la séna-trice Nicole Borvo Cohen-Seat a dressé un bilan critique de l’applica-tion de la loi de 2009 : « La question de la formation professionnelle a très peu avancé. Pourtant, per-sonne ne conteste sa nécessité. » Une chose est sûre, l’administra-tion pénitentiaire ne peut répondre positivement à toutes les demandes.

« Les détenus peuvent attendre de six mois à un an avant d’obtenir la formation demandée, constate Georgia Bechlivanou-Moreau, docteure en droit et consultante pour l’association Ban public. Les personnes qui purgent des courtes peines en sont exclues. »Si le lieu d’incarcération n’est pas toujours, notamment dans le cas des établissements anciens, pro-pice à la mise en place de forma-tions professionnelles, le premier obstacle demeure le manque de crédits alloués par le ministère de l’Emploi. Mis à part Strasbourg et Dijon, l’ensemble des directions inter régionales de services péni-tentiaires (DISP), qui mettent en place ces apprentissages, ont vu

leur enveloppe diminuer en 2010. « Ces formations réclament des machines et des outils qui coûtent très cher », explique Christian Frin, proviseur de l’unité péda-gogique inter régionale (UPR) du Grand Ouest.Par ailleurs, le développement du partenariat public-privé dans la gestion des prisons a creusé les dépenses. Dans certains établisse-ments, les cours sont confiés à des entreprises privées. Une heure de formation déléguée revient deux fois plus cher qu’une heure en ges-tion publique. « Notre rapport préconise que la formation soit dévolue aux Régions, quel que soit le statut de l’établissement », poursuit la sénatrice.Derrière les murs, les formations les plus suivies sont celles du BTP, de la restauration et du net-toyage. Les cantines et l’entretien des locaux permettent de passer de la théorie à la pratique. Entre les remises à niveau, les forma-tions préqualifiantes nécessaires pour accéder à un diplôme et la préparation à la sortie (en parte-nariat avec Pôle emploi), une part mineure des prisonniers touchent une rémunération liée à l’appren-tissage. « La moitié des détenus sont indigents », souligne la séna-trice. Ils se tournent vers des petits boulots sans qualification et mal rémunérés, mais qui rapportent davantage que les stages proposés en prison. Le choix d’une forma-tion représente alors un réel sacri-fice financier.La garde des Sceaux, Christiane Taubira, a montré de l’intérêt pour le rapport du Sénat. « Il y a des choses à faire bouger, notam-ment sur les moyens accordés par l’État », veut croire Nicole Borvo Cohen-Seat. L’aménagement de peine, qui permet aux détenus de suivre des cours à l’extérieur, facilite les formations qualifiantes. Une voie vers laquelle s’oriente Christiane Taubira, tandis que les prisons enregistrent des records de population.

≥Clémence Glon

nature Les balades dans les espaces protégés permettent d’interroger notre rapport au « sauvage ».

A vec 140 réserves naturelles nationales (dont 6 en Corse) et 7 parcs nationaux sur le

territoire métropolitain, aux-quels s’ajoutent 18 réserves dans les DOM-TOM et 3 parcs natio-naux outre-mer, la France offre de belles occasions de ne pas bron-zer idiot et de découvrir ceux qui luttent au quotidien pour préserver la biodiversité, la flore et la faune (qu’il s’agisse des oiseaux ou des mammifères).Les 11 réserves gérées par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) sont animées par des conser-vateurs qui s’efforcent de concilier, comme souvent sur les terrains du Conservatoire du littoral, la pré-servation et les activités humaines – ostréiculture, élevage, agricul-ture. Une mention particulière

Le loup du Mercantour tue en moyenne 2 500 bêtes d’élevage chaque année, contre 150 000 pour les chiens errants.HACHE/AFP

Formation à l’arbitrage des détenus de la maison d’arrêt de Rennes en 2006. ADEMAS/AFP

Retrouvez le blog de Claude-marie Vadrot sur

10 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 11: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Promenons- nous tant que le loup y est !

nature Les balades dans les espaces protégés permettent d’interroger notre rapport au « sauvage ».

doit être décernée à la réserve de Lilleau-des-Niges, sur l’île de Ré, et à celle du marais d’Yves, entre La Rochelle et Rochefort : dans ces deux espaces naturels ravagés par la tempête Xynthia en 2010, il a fallu reconstituer les troupeaux et, dans l’île de Ré, reconstruire les digues et remettre en route l’acti-vité des paludiers, qui contribuent à entretenir l’espace.En longeant l’immense réserve naturelle de Camargue créée en 1927 par la Société nationale de la protection de la nature, on découvre une richesse d’oiseaux aquatiques unique en France, qui va au-delà des sempiternels fla-mants roses. On comprend aussi à quel point la lente montée de la Méditerranée remet en cause, en raison de l’augmentation de la

salinité de ses eaux, ce site protégé par des scientifiques qui ont mis des années à empêcher les chasseurs d’y faire des cartons faciles. Un secré-taire d’État à l’Environnement y fut même pris le fusil à la main.Parmi les parcs nationaux, celui des Pyrénées fut créé en 1967 par des politiques qui, harcelés par les aménageurs touristiques, « oublièrent » d’y inclure la zone

d e l ’ o u r s brun. Le ran-donneur aura l ’occasion d’évoquer cette question de l’ours avec les bergers. Il y a ceux qui acceptent sa présence en échange de

quelques aides matérielles, et ceux, excités par le député du MoDem Jean Lassalle, qui ont déclaré la guerre au plus gros mammifère du territoire français.En 2011, l’animal a tué 176 brebis, et 134 autres ont fait l’objet d’une indemnisation « au bénéfice du doute ». Or, ces dégâts ne repré-sentent même pas 1 % de la préda-tion sur les troupeaux qui montent en estive, le reste étant le fait des chiens errants.même problème dans le parc du Mercantour, dont le tracé, depuis sa création en 1979, doit plus aux exigences des politiques qu’à celles des écologistes. Depuis l’arrivée en 1992 du loup en provenance d’Italie, les bergers, habitués à lais-ser leurs troupeaux seuls dans la montagne, déplorent des attaques. Une prédation qui, pour toute la France (essentiellement dans l’arc alpin), s’est stabilisée autour de 2 500 animaux d’élevage (contre 150 000 par les chiens), alors que le nombre des loups a augmenté régulièrement.En découvrant ce parc magni-fique, et notamment la vallée des Merveilles, on peut recueillir les opinions divergentes des bergers et juger du travail des « aides-ber-gers » bénévoles recrutés chaque été par l’association Férus. Ces réserves et ces parcs offrent l’immense plaisir de balades et l’occasion d’interroger notre rapport au « sauvage » et à sa nécessaire protection.

≥Claude-Marie VadrotPour en savoir plus sur les réserves naturelles et les parcs nationaux, leur localisation et les rapports entre les hommes, les loups, les ours et les lynx : www.reserves-naturelles.org, www.parcsnationaux.fr, www.ferus.fr, www.lpo.fr, www.conservatoire-du-littoral.fr

La France compte plus de 150 réserves naturelles et une dizaine de parcs nationaux.

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 11

La semaine

Page 12: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

eSPAGneCrise spéculativeL’été 2012 a un air de déjà-vu pour la zone euro confrontée à une nouvelle vague de spéculation, cette fois-ci liée à la crise de la dette espagnole. Le 23 juillet, un mouvement spéculatif sur les taux d’emprunt a provoqué une chute des Bourses européennes à la suite de l’annonce par la Banque d’Espagne d’une accélération de la récession.Les taux d’intérêt ont poursuivi leur envol, atteignant un nouveau record, à 7,5 % (pour les emprunts à dix ans), le plus haut depuis la création de la zone euro en 1999. Surtout, ces niveaux sont difficilement soutenables pour qu’un pays puisse se financer sur le marché de la dette souveraine.Le bon élève de l’Europe néolibérale, car le moins endetté, s’effondre aussi sous le poids des plans d’austérité. Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a privilégié le sauvetage des banques. La gauche espagnole se dresse contre le nouveau plan de rigueur, qui prévoit d’économiser 65 milliards d’euros d’ici à la fin 2014. Le 19 juillet, des centaines de milliers de personnes ont manifesté contre cette cure d’austérité.

mADAGAScARCensure et intimidationsÀ la suite d’intimidations de la part des forces de l’ordre et des militaires, la principale radio d’opposition malgache, Free FM, a cessé d’émettre depuis le dimanche 20 juillet aux alentoursde 19 h 30. Free FM avait ce jour-là un reporter présent dans une caserne en cours de mutinerie et a diffusé le message d’un sous-officier annonçant « un coup d’État » – finalement déjoué par l’armée.Les militaires se sont ensuite rendus dans les locaux de la radio et ont coupé l’électricité.Déjà interpellée pendant 24 heures en mai dernier, la présidente de Free FM, Lalatiana Rakotondrazafy, avait été un des soutiens actifs de l’actuel président de la « Transition malgache »,le libéral Andry Rajoelina, à qui elle reproche aujourd’hui les mêmes travers que son prédécesseur, Marc Ravalomanana. Ces deux derniers devaient se rencontrer mercredi 25 juillet aux Seychelles pour tenter de mettre fin à la crise institutionnelle qui paralyse le pays depuis 2009.

syrIe La situation est d’une extraordinaire complexité : la crise risque, hélas, de se régler sur le terrain militaire.

Sept questions sur une guerre civileA

lors que la répression s’intensifie contre cette révolte essentiel le-ment sociale, il ne reste

comme solution que le renforce-ment des pressions économiques contre le régime ou un retour de la diplomatie.

D’où vient l’insurrection ?Elle prolonge directement les révo-lutions du monde arabe, en Tunisie, en Égypte, à Bahrein, en Libye, notamment. Elle n’est pas d’une autre nature. Ce n’est pas un hasard si le mouvement a pris naissance à Deraa, dans le sud du pays, où la misère d’une grande partie de la population côtoie des élites locales autoritaires et corrompues.Pas plus que dans les autres pays la révolte n’est communautaire. Elle est d’abord et essentiellement sociale. Et elle s’est heurtée d’em-blée à l’autoritarisme du régime et à la répression.

Quelles sont les particularitésde la crise syrienne ?Contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, la dictature n’est pas soutenue ouvertement par les États-Unis ou les Européens. Bachar al-Assad a d’ailleurs pu penser, au début du soulèvement, que son statut à part dans le monde arabe, sa résistance, au moins diploma-tique, à Israël, l’immuniseraient contre l’insurrection. Le mouve-ment social et l’exigence démo-cratique n’ont d’ailleurs pas tout de suite ciblé le Président. Une partie des manifestants ont même pu croire que celui-ci serait un allié. Avant que la répression ne se déchaîne contre eux.

en quoi la Syrie est-elle un enjeu stratégique international ?Les données sont contradictoires. Car si le régime est un allié stra-tégique de l’Iran et du Hezbollah libanais, il est aussi, aux yeux des Occidentaux, et même d’Is-

raël, le gage d’une certaine sta-bilité. Du moins, il l’était. Israël, notamment, a été très prudent depuis le début du soulèvement. Benyamin Netanyahou n’a condamné la répression en Syrie que fin juillet. Le gouvernement israélien redoute beaucoup plus d’être entouré de pays dominés par les Frères musulmans, alliés idéo-logiques du Hamas, quand Assad n’est qu’un allié tactique de celui-ci. Et Israël sait que le régime qui suivrait la chute d’Assad, quel qu’il soit, lui serait hostile. Et instable.

Sans compter qu’Israël redoute que des armes lourdes ou des armes chimiques ne tombent aux mains de groupes incontrôlables. Ce qui explique que le ministre de la Défense, Ehoud Barak, ait décrété l’état d’alerte aux fron-tières nord du pays et sur le pla-teau du Golan.

Le soulèvement a-t-il changé de nature au fil du temps ?Oui et non. La matrice sociale et démocratique à l’intérieur du pays continue d’être essentielle. Mais la

Des réfugiés syriens

quittent le camp de Kilis,

à la frontière turco-

syrienne, après des

heurts avec des policiers,

le 22 juillet. ADEM AlTAN/ AFP

12 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 13: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Sept questions sur une guerre civiledurée du conflit et la violence de la répression ont conduit à la milita-risation d’une partie de l’opposi-tion, au travers de l’Armée syrienne libre (ASL), créée en juillet 2011. Et deux puissances régionales, le Qatar et l’Arabie Saoudite, tentent d’instrumentaliser cette partie de l’opposition, notamment par l’envoi d’armes.De plus, l’ASL bénéficie du ral-liement de nombreux cadres de l’armée régulière. L’ASL a récem-ment unifié son commandement à partir des forces de l’intérieur, au détriment des officiers en exil basés en Turquie. Mais la répression, elle aussi, a changé de nature. Elle s’est bien sûr intensifiée avec le recours à des chars et des hélicoptères de combat, et surtout l’instrumenta-lisation des milices, les tristement célèbres Chabiha, sur des bases confessionnelles, qui viennent semer la terreur dans des villages surtout sunnites. Ce qui n’est pas sans rappeler la guerre civile liba-naise (1975-1988).

Que se passe-t-il au niveau diplomatique ?Il est bien possible que les veto russe et chinois soient utiles aux États-Unis et aux Européens. Il n’est pas du tout évident que Barack Obama ait envie de s’engluer dans un deu-xième Irak à trois mois de la pré-sidentielle américaine. Quant aux Russes et aux Chinois, ils agissent en bons gestionnaires de leurs intérêts économiques et straté-giques dans la région, où Assad est un allié. Ils agissent aussi en vertu d’un principe pour eux sacré : tout régime autoritaire a le droit à la répression contre son peuple ou des peuples colonisés, les Tchétchènes, les Ouighours ou les Tibétains, par exemple. Et c’est une mauvaise chose pour eux que la « communauté internationale » se mêle des affaires intérieures d’un pays souverain.L’exemple libyen n’a fait que ren-forcer cette méfiance. À partir d’une

résolution qui prévoyait une inter-vention pour sauver Benghazi du massacre et anéantir l’aviation de Kadhafi, les Occidentaux ont détourné leur mandat pour aller jusqu’à la chute du régime.

Que peut-on faire ?Une intervention militaire directe serait évidemment une très mau-vaise solution. Il ne reste donc que le renforcement des pressions éco-nomiques contre le régime. Fin juil-let, l’Union européenne a encore placé 26 noms sur « la liste noire » des personæ non gratæ, et devait interdire à la compagnie aérienne syrienne d’atterrir en Europe.On peut aussi assister à un retour de la diplomatie. L’ambassadeur de Russie à Paris a ébauché le 20 juillet l’hypothèse d’un « départ civilisé » de Bachar al-Assad. Moscou serait peut-être prêt à sacrifier Assad pour sauver le clan alaouite au pouvoir. Cette déclaration est survenue au lendemain de l’offensive de l’ASL sur Damas, et deux jours après l’at-tentat qui a décapité l’état-major de l’appareil sécuritaire.Tout cela dépend beaucoup du rapport de force sur le terrain. Au demeurant, il n’est pas certain, après quinze mille morts, que l’op-position se satisfasse d’une simple substitution à la tête du régime.

Que serait l’après-assad ?Nous n’en sommes pas là. Il est peu probable cependant que l’on ait à Damas un pouvoir des Frères musulmans. Il pourrait donc s’agir soit d’un avatar du régime actuel, soit d’une alliance entre les opposants. C’est évidemment une grande inconnue. Mais on ne peut évidemment pas marchander son soutien, au moins moral, à la révolution syrienne, au prétexte que l’avenir est incertain. L’histoire ne finit jamais, et nous n’avons pas regretté la Révolution française parce qu’elle a été suivie de l’Em-pire et de la Restauration…

≥Denis Sieffert

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 13

La semaine

Page 14: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

À VoS PoSteSRADioLes grandes traverséesFrance Culture, jusqu’au 24 août, du lundi au vendredi, de 9 h à 12 h

Programme au long cours sur la station, qui entend dresser un tableau des cinq continents à travers différentes figures et une quinzaine d’heures d’archives, de débats et de documentaires.

À commencer par Picasso, du 23 au 27 juillet, orchestré par Matthieu Garrigou-Lagrange. Peintre engagé, peintre au travail, peintre exposé.À suivre, dans la semaine du 30 juillet au 3 août, par Marilyn Monroe, dont la trajectoire est retracée à coups d’archives et de documentaires.

Puis un focus, du 6 au 10 août, sur Nelson Mandela : ses idées, son parcours, l’Afrique du Sud et son essor économique, la question sécuritaire, la violence politique et sociale.Plus originale semble la programmation articulée autour de Fukushima, du 13 au 17 août, avec un regard sur le nucléaire

de 1945 à aujourd’hui, Hiroshima et Nagasaki, le récit des témoins actuels de Fukushima.Dernier volet, un regard croisé sur l’Amérique du Sud, entre l’écriture de Borges et celle de Cortazar, entre la danse de Stellio et l’architecture de Niemeyer.

Du grain à moudre d’étéFrance Culture, jusqu’au 24 août, lundi au vendredi, de 18 h 15 à 19 h

Il fut un temps pas si lointain où Olivia Gesbert avait une émission quotidienne sur France Inter durant l’été (« Cha cha tchatche », « Lovely Planète »), ou encore une chronique sur la justice et ses tribunaux. La

crise de la presse

Floutage de gueules

Fin de partie pour France-Soir, fondé par Pierre Lazareff, en 1944. Le tribunal de commerce de Paris a prononcé ce 23 juillet sa liquidation.

Sa marque, son nom de domaine, ses archives et ses droits de reproduction seront vendus aux enchères. Auparavant, les salariés du journal avaient rejeté à l’unanimité l’offre de reprise du groupe Lafont Presse, qui prévoyait le maintien de seulement 6 salariés sur 53. De son côté, le Syndicat national des journalistes (SNJ) a adressé une lettre ouverte à François Hollande pour « sauver » Paris Normandie, en quête de repreneur. Le syndicat réclame une « remise à plat du dispositif des aides à la presse » pour ce titre, propriété du groupe Hersant, plombé par une dette de 200 millions d’euros.

Afin de préserver l’anonymat des personnes, une nouvelle fonction de floutage des visages qui apparaissent à l’écran est possible sur Youtube. Quand on sait que 4 milliards de vidéos sont visionnées chaque jour par les internautes sur cette plateforme, il était temps.

Dans le rouge La crise de la presse ne connaît pas de frontières : en Angleterre, The Guardian et The Observer, appartenant au même groupe et cumulant 45 millions d’euros de pertes, ont annoncé réduire leurs effectifs de 10 %. Soit une centaine de journalistes.

programmes Entre médiocrités et rediffusions, tout se passe comme si la télévision avait pris ses vacances.

Écran super-platA

près Isabelle la Catholique, après Louis XV et Marie Leczinska, voici

Christine de Suède, « reine des scandales ». Un retour sur « une reine mécon-nue, qui a eu une vie ori-ginale, singulière et surtout incroyablement provoca-trice », pré-s e n t é e p a r l e tou jours é m o u s t i l l é Stéphane Bern (faudra-t-il un jour lui rap-peler que tout cela s’est mal terminé, à la lanterne ou la tête tranchée ? S’il ne le sait pas, doit-on lui dire la vérité ?).« Secrets d’histoire » (France 2) se veut un coup de projo sur une tête cou-ronnée, un mag « culturel » empruntant au documen-taire, auquel des historiens, experts en personnages emperruqués, apportent leur caution. Avec « une femme qui se moque des conven-tions » (une révolutionnaire, en somme), qui « s’affiche au bras de nombreux amants », il y a de quoi émouvoir les chaumières.« Secrets d’histoire » est l’un des « points forts » de la chaîne publique cet été. Avec le sempiternel « Fort Boyard » du samedi soir

(23e saison, c’est long à la fin), où « une équipe de six personnalités, soutenant une même association, devra faire preuve d’ingé-niosité, de force et de cou-rage pour prétendre accéder au trésor tant convoité : les Boyards ». À lire les com-muniqués de presse, on se

demande si les rédac-teurs sont réellement sérieux.« Secrets d’histoire » ou « Fort Boyard » : deux titres

au diapason d’une program-mation au relief d’écran plat.À côté de magazines pseudo-culturels, de jeux, de diver-tissements ridicules, les chaînes multiplient les rediffusions. France 2 ne se lasse pas de « Rendez-vous en terre inconnue », de la série Boulevard du palais, des téléfilms adaptés des contes de Maupassant et de la série américaine Cold Case : affaires classées.France 3 aligne la série du Commissaire Montalbano, les numéros de « Thalassa » et de « Faut pas rêver », la série des Fantomas avec Louis de Funès (il fallait oser, mais la chaîne ne s’était pas privée de diffuser Oscar et Hibernatus lors des soirées

de la présidentielle). Doit-on prier pour retrouver Don Camillo ?Pareillement inspirée, TF1 additionne et multiplie les séries américaines (les Experts : Manhattan ; Esprits criminels ; New York, section criminelle). De son côté, outre les séries NCIS et Sex and The City, M6 entretient son goût pour la télé-réalité avec une redif-fusion de « D&Co », pré-sentée par Valérie Damidot. Programme absurde sur la déco qui fait croire au clam-pin que son intérieur va changer de fond en comble en moins d’une semaine pour pas un rond. avec « L’amour est dans le pré », on jette à l’image un céréalier et viticulteur, un éleveur et maraîcher, une éle-veuse de vaches à viande et un producteur d’Armagnac. Tous recevant chez eux des invités qui découvrent l’uni-vers agricole. Entre premiers émois et rivalités, émotion garantie et voyeurisme assuré.Même Arte n’échappe pas à la tentation de la redif-fusion : le Big Bang, mes ancêtres et moi, documen-taire de Franck Guérin et Emmanuel Leconte, ou la Malédiction du plastique, de Ian Connacher ; les séries consacrées aux Kennedy et à la chute de Rome ; le téléfilm

Columbo, thalassa, séries US déjà multidiffusées, les « Fantomas » avec de Funès… La télé recycle !

DEM

ARTH

ON/A

FP

Feu vertL’autorité de la concurrence a finalement donné son autorisation au rachat de Direct 8 et Direct Star (groupe Bolloré) par Canal + . Une décision qui marque l’entrée du groupe dans la télé gratuite (ce qui « laisse augurer une amélioration de la programmation », se réjouit la Scam), mais reste soumise à l’accord du CSA, prévu en septembre.

14 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

La semaine

Page 15: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Apprendre les premiers gestes de secours Par Thierry Brun

Que faire ?Intervenir en cas de simple malaise ou de malaise cardiaque, sauver un enfant qui s’étouffe en avalant de travers ou simplement

savoir donner l’alerte en cas d’accident… Que faire, par exemple, en cas de saignement important ? Le réflexe consiste à appuyer avec la paume de sa main sur la plaie pour stopper le saignement, sauf, bien sûr, s’il y a quelque chose dans la plaie, et à alerter les secours. En cas d’hémorragie, il y a une règle à retenir : j’appuie, j’allonge, j’alerte.Ces réflexes qui peuvent sauver des vies s’apprennent. Il est en effet indispensable de maîtriser quelques principes simples pour venir en aide à une personne victime d’un malaise ou d’un accident. Mais, en

cas d’accident, les spécialistes du secourisme rappellent qu’il faut d’abord en repérer la cause. Par exemple, quand une personne a pris un « coup de jus » et s’écroule sur le sol, l’aider sans couper l’électricité peut entraîner un nouvel accident, le corps humain étant un excellent conducteur électrique.Dans certains cas, le risque peut être persistant. Il faut alors dégager la victime en

la déplaçant. Cela ne se fait pas n’importe comment. Il existe des techniques simples à apprendre. Mais il faut s’entraîner et, là, rien ne remplace la formation pratique. Aussi, les quelques conseils que l’on trouve facilement sur Internet ou dans les brochures distribuées par les associations ne remplacent jamais une formation aux premiers secours.

Pourquoi ?Je m’arrête ? Je ne m’arrête pas et je passe mon chemin comme si de rien n’était ? Je ne prends pas de risque ? On ne doit pas perdre de vue

que ce que l’on appelle la « non-assistance à personne en danger » est un délit ! Apprendre les gestes de premier secours n’est pas anodin : selon la Croix-Rouge française, près de 20 000 personnes meurent chaque année, en France, d’accidents dans un environnement familier, à la maison, sur les routes, au travail. C’est pendant le temps que

mettent les secours pour arriver sur le lieu de l’accident que peut s’aggraver l’état de la

victime. Pendant ce laps de temps, il est nécessaire de pratiquer des gestes simples et vitaux. Or, moins de la moitié des Français ont été formés aux gestes de premier secours.L’apprentissage commence par une initiation qui prend peu de temps. Celle-ci est une passerelle pour la formation de base au secourisme. Les organismes spécialisés forment désormais en moins de deux jours les particuliers et les salariés. Ils obtiennent ainsi une attestation de formation à la prévention et aux secours civiques de premier degré (PSC1).

Comment ?• L’Association nationale des premiers secours (www.anps.fr) est l’un des plus importants

organismes de formation, avec la Croix-Rouge française (www.croix-rouge.fr).

• La Fédération nationale de la protection civile (www.protection-civile.org) et la Fédération française de sauvetage et de secourisme (www.ffss.fr) proposent aussi des formations au secourisme.

La non-assistance à personne en danger constitue un délit.

Il faut immédiatement mettre une brûlure de la peau sous l’eau froide pendant plusieurs minutes.

Le geste utile

voici pour une quotidienne à France Culture, « à la lumière du monde des idées », autour de l’actualité, des questions de société au fait politique.

InterceptionTous les dimanches, de 9 h à 10 h, sur France Inter

Reprise d’une série de grands reportages réalisés par des

journalistes de la rédaction, et diffusés dans le magazine de Lionel Thompson. Au programme : le Mal des ondes, de Sandy Dauphin ; les Enfants de Fukushima, d’Emmanuel Leclerc ; Heureux comme un « British » en France, de Pascal Dervieux ; Israël : cachez la femme, de Grégory Philipps, et Giap, un mythe vietnamien, de Philippe Reltien.

Gaspard le maudit, de Benoît Jacquot ; l’Effrontée, de Claude Miller…Si l’on regarde du côté des chaînes de la TNT, les programmes se par-tagent entre les habituelles séries policières américaines, aux-quelles s’ajoutent les Columbo et la rediffusion des téléfilms franchouillards (Une femme d’honneur ; Louis la Brocante) et la saga d’une Angélique, obs-tinément « marquise des anges » depuis les années 1960.D’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre, tout se passe comme si la télévision avait pris ses

vacances. De fait, les tranches docu-mentaires de France Télé, « Infrarouge » et « la Case de l’Oncle Doc », ont disparu des écrans. Médiocr i tés e t rediffusions. Soit une double peine. Pour agiter le fond sonore, il n’y aura guère que Nelson Monfort, commentant les Jeux olympiques, comptant en millièmes de seconde ce qu’il devrait noter en poches de sang.

≥Jean-Claude renard

La 23e saison de « Fort

Boyard ». C’est quand

même long au bout d’un

moment…V. JOANIN/AFP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 15

La semaine

Page 16: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

ATHÈNES

VARSOVIE

PRAGUE

BUDAPEST

SOFIA

BUCAREST

VIENNE

HELSINKI

PARIS

MADRID

LISBONNE

DUBLIN BERLIN

COPENHAGUE

STOCKHOLM

ROME

VILNIUS

RIGA

TALLINN

BRUXELLES

AMSTERDAM

BRATISLAVA

LJUBLJANA

LA VALETTENICOSIE

LONDRES

AUTRICHE

PAYS-BAS

FRANCE

ALLEMAGNE

ROYAUME-UNI

DANEMARK

ITALIE

MALTE

GRÈCE

ESPAGNE

BELGIQUELUXEMBOURG

CHYPRE

FINLANDESUÈDE

IRLANDE

PORTUGAL

HONGRIE

R. TCHÈQUESLOVAQUIE

POLOGNE

ROUMANIESLOVÉNIE

BULGARIE

ESTONIE

LETTONIE

LITUANIE

L’Europe

refaire ? Tout à

Page 17: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

ATHÈNES

VARSOVIE

PRAGUE

BUDAPEST

SOFIA

BUCAREST

VIENNE

HELSINKI

PARIS

MADRID

LISBONNE

DUBLIN BERLIN

COPENHAGUE

STOCKHOLM

ROME

VILNIUS

RIGA

TALLINN

BRUXELLES

AMSTERDAM

BRATISLAVA

LJUBLJANA

LA VALETTENICOSIE

LONDRES

AUTRICHE

PAYS-BAS

FRANCE

ALLEMAGNE

ROYAUME-UNI

DANEMARK

ITALIE

MALTE

GRÈCE

ESPAGNE

BELGIQUELUXEMBOURG

CHYPRE

FINLANDESUÈDE

IRLANDE

PORTUGAL

HONGRIE

R. TCHÈQUESLOVAQUIE

POLOGNE

ROUMANIESLOVÉNIE

BULGARIE

ESTONIE

LETTONIE

LITUANIE

≥Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon : deux visions de l’Europe p. 18

≥Jean Monnet, fondateur de l’Europe libérale p. 24

≥Fédéralisme : histoire d’un oubli p. 31

≥La Grèce, l’Allemagne, l’Italie jugent l’Europe p. 32

≥L’Europe vue des États-Unis p. 37

Voilà un anniversaire qu’on se gardera de célébrer trop bruyamment. Du moins, il faut l’espérer. Le 20 septembre, cela

fera tout juste vingt ans que la France a ratifié le fameux traité de Maastricht. Acte refondateur de l’Union européenne qui arrime cette construction politique à la doctrine néolibérale. C’est le traité de Maastricht, approuvé par référendum à une courte majorité, qui impose les fameux critères de stabilité budgétaire. C’est ce document, élaboré dans la capitale du Limbourg néerlandais, qui donne naissance à une Banque centrale européenne, indépendante de tout pouvoir politique, c’est-à-dire aussi de toute volonté populaire. Des impératifs exclusivement économiques et monétaires qui oublient le social et qui échappent à la sphère politique.Vingt ans plus tard, les décisions de Maastricht sont au cœur de tous les débats. Elles divisent les gauches européennes. Mais ce qui était à l’époque une controverse idéologique est aujourd’hui descendu dans la rue, à Athènes, à Madrid ou à Rome. L’opposition à cette conception de l’Europe est devenue la marque d’une gauche radicale qui est apparue dans plusieurs pays européens. En France, un autre référendum, en mai 2005, a abouti

au rejet de la constitutionnalisation des « critères de Maastricht ». Mais, trois ans plus tard, l’adoption par voie parlementaire du traité de Lisbonne a permis aux partisans du texte de 2005 de contourner le refus majoritaire des Français.La crise que nous connaissons réactualise dramatiquement ces débats. La gauche néolibérale défend sans états d’âme les « critères de Maastricht » et le statut d’une banque européenne qui échappe à tout contrôle démocratique. Mais la ligne de partage est parfois mouvante. Les opposants ne se rencontrent pas seulement au Front de gauche, ils sont aussi chez les Verts, et même dans les rangs du Parti socialiste, en dissidence par rapport aux directions. Beaucoup d’écologistes, très critiques à l’égard de cette Union européenne, lui trouvent cependant quelques vertus. Pour eux, la bataille pour une Europe plus sociale, plus écologique et plus démocratique doit se mener à l’intérieur du cadre actuel. D’autres, c’est le cas des responsables du Front de gauche, jugent que tout est à refaire. Nous avons voulu rouvrir ce dossier d’une brûlante actualité. Il nous intéresse doublement. C’est autant un débat sur la définition de la gauche en ce début de XXIe siècle que sur la nature de l’Europe.

≥Denis Sieffert

Page 18: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Eva Joly, Jean-Luc mélenchon : deux visions de l’EuropeTandis que l’ex-candidate EELV à la présidentielle croit à une évolution positive des institutions existantes, le leader du Front de gauche estime que seule une rébellion des peuples permettra d’en finir avec l’Europe néolibérale.

L’Europe divise la gauche française. Si le caractère néolibéral de l’Union européenne n’est guère contesté, l’at-titude à adopter fait débat. Pour aller

au-delà de l’actualité et s’interroger sur la nature même de cette Europe, nous avons posé à quelques jours d’intervalle les mêmes questions à deux ex-candidats à la présiden-tielle, Eva Joly (EELV) et Jean-Luc Mélenchon (Front de gauche) (1). Leurs approches sont très différentes.Malgré des points d’accord sur une partie du bilan du dernier sommet européen, sur la nécessité de changer le statut de la Banque centrale européenne et, plus généralement, sur le caractère insuffisamment ou pas du tout démocratique de l’Union, l’opposi-tion est profonde sur la stratégie à mettre en œuvre. Eva Joly voit de nombreux acquis dans cette Europe, elle croit possible une évolution positive en pesant de l’intérieur sur les institutions ; Jean-Luc Mélenchon est convaincu que seule une « intervention massive » des peuples peut à présent boule-verser la logique actuelle.

On a beaucoup parlé du succès de François Hollande au Conseil européen de Bruxelles les 28 et 29 juin. Quelle est votre analyse ?eva joly ≥ Plusieurs éléments sont à consi-dérer. Ce qui est un succès, c’est l’idée de construire une autorité centralisée de sur-veillance des banques européennes. C’est l’idée que cette organisation est nécessaire, avant que la Banque centrale européenne (BCE) puisse intervenir directement auprès des banques. En somme, on se sert de la crise, du besoin de recapitalisation des banques et du besoin d’emprunter pour mettre en avant une institution européenne pivot. Pour moi, c’est un progrès. En revanche, ce sommet européen n’est pas un succès : c’est même un trompe-l’œil. Certes, 120 milliards d’euros ont été accordés pour la relance, et

c’est ce qui a permis à François Hollande de dire : « Vous voyez bien, j’avais promis de renégocier le traité européen en prenant en compte la croissance, et j’ai obtenu ce que je voulais. »En réalité, il ne s’agit pas de 120 milliards, mais de 10 milliards de fonds nouveaux. Ces 10 milliards de recapitalisation de la Banque européenne d’investissement (BEI) vont certes permettre des projets. Et il y aura un effet levier : lorsque la BEI intervient,

les autres banques interviennent. Mais ce ne sont que 10 mil-liards. Pour le reste des 120 milliards, ce sont des fonds structurels européens qui n’ont pas encore été décais-sés, mais qui en réalité étaient déjà engagés.

Donc, ce ne sont pas des fonds nouveaux.Et puis il faut raison garder. 10 milliards pour lancer de nouveaux projets dans l’Union européenne, avec 27 pays, c’est peanuts. Et cela a permis quelque chose de très important pour Angela Merkel : que François Hollande accepte d’accorder à la règle d’or un statut particulier inscrit dans une loi organique. La contrepartie n’était pas cher payée.Il est important de limiter l’endettement, mais vouloir arriver à 3 % de déficit en 2013, c’est de la folie, comme je l’ai dit pendant ma campagne. On crée de la récession. Ce qui compte, c’est de prendre le chemin pour y arriver en 2014. Cela aurait suffi à mon sens. C’est donc un sommet en trompe-l’œil, en ce qui concerne la relance.Nous, les écologistes, nous savons que la croissance ne reviendra pas. Nous ne sou-haitons pas faire une relance économique avec la construction d’autoroutes et d’infra-structures lourdes. Nous souhaitons que les fonds éventuellement dégagés soient utilisés

L’europe demeure un condominium franco-

allemand sur la base de la doctrine libérale.

jean-Luc mélenchon

pour la reconversion écologique de l’éco-nomie, ce qui créerait des emplois et de la prospérité. Ce sommet, selon moi, n’a réglé aucun problème.

jean-Luc mélenchon ≥ Pour François Hollande, ce n’est pas du tout un succès. Les comptes rendus que j’ai pu lire sur ce sommet sont une mystification. Je ne dis pas cela parce que je serais dans une oppo-sition totale à François Hollande, mais il a gâché une occasion d’obtenir un changement d’orientation de l’Europe. Au lieu de s’ap-puyer sur son élection pour demander qu’on tienne compte du vote du peuple français, il s’est contenté de peu et a obtenu moins que les Italiens et les Espagnols.Le pacte de croissance est d’un niveau si ridi-cule qu’il est gênant d’en parler. Les 120 mil-liards d’euros de ce pacte représentent moins de 1 % du PIB européen, quand les banques ont obtenu, entre décembre et février, que la BCE leur prête 1 000 milliards d’euros à 1 % sur trois ans ! La disproportion des sommes permet de mesurer l’ampleur de la considération du vote des Français. De plus, c’est de l’argent essentiellement déjà inscrit au budget européen. Et cela au moment où ce qui se passe en Espagne nous permet de prendre conscience de la nocivité absolue des politiques « austéritaires » conduites par-tout. L’Union européenne est entrée dans une impasse et elle y fonce en klaxonnant avec enthousiasme jusqu’au mur qui arrive.

Selon vous, quels sont les points faibles actuels de l’Union européenne ?e. j. ≥ Ces points faibles sont historiques. Lors de la création de l’Union, l’Europe était encore très divisée, et il n’a pas été possible de créer d’Union de la défense européenne, par exemple. On n’a pas créé l’Europe politique, on a créé la Ceca, c’est-à-dire le marché, en répar-tissant les ressources du charbon et de l’acier.

DoSSiEr EUroPE

18 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 218 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 19: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

On a fait le marché unique, la libre circulation des marchandises et des hommes, mais on n’a pas fait l’Europe politique. C’est de cela que nous souffrons. Certes, le traité de Lisbonne a donné plus de pouvoirs au Parlement, ce qui a permis le développement de la démocratie, mais cela reste très limité. Nous souffrons d’une faiblesse démocratique.L’Europe s’est construite autour du libre marché, donc autour d’une économie libérale, et non pas autour des idées politiques, et c’est ce qui nous rattrape à l’heure actuelle. On voit bien les limites, mais c’était aussi une façon d’avancer : on a réalisé entre 1953 et 1958 ce qu’il était possible de faire en Europe, et puis on a continué. Mon désir le plus ardent est que cette crise nous permette de sauver l’Europe et de faire le saut fédéral.j.-L. m. ≥ Le point faible porte un nom, c’est Mme Merkel. Elle incarne une sorte de mala-die sénile du libéralisme. La cause essentielle

de la politique d’austérité imposée aux pays d’Europe, c’est que le gouvernement allemand privilégie la rente dont dépend une partie de son système de retraite. C’est une politique de personnes âgées pour des personnes âgées. Ce n’est pas leur âge que je leur reproche, mais le caractère conservateur borné de la politique conduite.Depuis quinze ans, l’Europe s’est construite comme un outil institutionnel au service d’un modèle économique. Elle a constitutionnalisé le libéralisme dans le but d’empêcher la régu-lation du capitalisme, d’où sa dramatique fermeture à la démocratie. L’Europe reste un condominium franco-allemand sur la base de la doctrine libérale. Les institutions ne permettent pas au Parlement de s’exprimer sur quelque aspect que ce soit qui concerne l’organisation du marché intérieur. Si bien que nous avons un Parlement qui a des com-pétences extrêmement réduites et passe le

Eva Joly et Jean-Luc Mélenchon sont au moins d’accord sur le grave déficit démocratique de l’Europe. SAgET/AFP

gUAY/AFP

plus clair de son temps à délibérer sur des résolutions et des déclarations sans véritable contenu législatif, mais en général lourdement marquées par le catéchisme dogmatique des néolibéraux.

Voyez-vous tout de même aujourd’hui des acquis ?e. j. ≥ Oui. Je pense à l’affirmation de la culture européenne. Nous sommes les des-cendants des Lumières, ce qui a influencé l’élaboration des droits de l’homme et des traités internationaux. La voix de l’Europe dans le monde compte. Nous représentons la norme, nous représentons l’espoir pour les Ukrainiens, les Biélorusses ou les journalistes bulgares. Les militants de l’environnement brésiliens regardent vers l’Europe. Lorsqu’en Mauritanie des militants contre l’esclavage se font emprisonner après qu’une procédure a été annulée par le tribunal, l’espoir de faire régner la société de droit est européen.

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 192 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 19

Page 20: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Même par rapport aux États-Unis, je pense que la culture des droits de l’homme est très présente. Cela vient de l’histoire, pas seule-ment de l’Union européenne.Je pense que la Cour européenne des droits de l’homme est une avancée. Et cette institution dépend du Conseil de l’Europe, qui est beau-coup plus large que l’Union européenne. Elle a été un moteur dans toutes les négociations d’adhésion. On mesure les progrès des États à l’aune du fonctionnement de la démocratie et des droits de l’homme. Dans le monde, il n’y a rien qui s’en rapproche. Pour devenir membre de l’Union européenne, il faut res-pecter les minorités. Je pense à la Turquie, par exemple : si ce pays fait des progrès envers les Kurdes, l’Union européenne y est pour quelque chose.Nous devons aussi évoquer la question des langues. Respecter l’autre dans sa langue et dans sa culture fait partie des droits de l’homme. Ce principe est inscrit dans la culture européenne, comme on l’a vu avec le choc européen des langues régionales. Nous avons pu constater une opposition très violente en France, où une culture très jacobine imposait la langue française, avec l’ambition cachée de tuer les langues régio-nales. Je pense que l’Europe a sauvé les lan-gues régionales et, finalement, les cultures françaises.j.-L. m. ≥ Non, je ne vois pas d’acquis ! Seule une intervention populaire massive peut changer le cours des événements. Il est vain et illusoire d’attendre quoi que ce soit du

développement sui generis européen. La meil-leure des preuves en a été donnée par le com-portement de François Hollande : l’expres-sion populaire des urnes est immédiatement falsifiée quand elle arrive au niveau européen puisque, de protestation qu’elle est au point de départ, elle est transformée en approbation de la politique européenne.François Hollande n’a proposé aucune espèce de changement démocratique. Il s’est immédiatement transformé en un agent extrêmement actif et impétueux de la doc-trine néolibérale. C’est lui qui est venu expli-quer aux Grecs, à la télévision grecque, qu’il leur faudrait payer, accepter le mémorandum et le cadre de l’Europe néolibérale. Cela s’est fait sur la base d’une menace incroyable et inacceptable qui a consisté à dire que les Grecs seraient expulsés de l’euro s’ils ne se soumettaient pas. Or, il n’existe aucune pro-cédure institutionnelle permettant d’expulser un pays de l’euro, sauf à l’agresser.Voilà donc bien la tyran-nie naissante au service d’une politique écono-mique bien précise qu’on est en train d’imposer à toute l’Europe. C’est pour décrire ce nouvel âge de la construc-tion européenne que j’ai formé le néologisme « austéritaire », combinant « austérité » et « autoritaire », les deux composantes du moment européen.

Pas même un acquis en matière de droits de l’homme ou d’écologie ?j.-L. m. ≥ On trouvera bien sûr dans ce mau-vais potage quelques pièces comestibles. Mais il y a peu de domaines dans lesquels l’Europe n’ait pas trahi l’espérance des peuples. S’agissant de la crise écologique, chacun a pu voir le comportement lamentable de l’Union au sommet de Copenhague.Concernant le respect des droits de l’homme, c’est un « deux poids deux mesures » permanent et obscène. Si l’Europe ne cesse de faire des motions et d’offrir des récom-penses aux dissidents cubains, on ne l’entend jamais protester contre les crimes qui ont lieu en Colombie, où disparaissent 60 % des syn-dicalistes tués dans le monde ; le Parlement européen ne s’est jamais exprimé contre le coup d’État au Honduras… Cet unilatéra-lisme de l’Union européenne la disqualifie.

Concernant l’histoire de l’Union européenne, est-ce que l’ouverture aux pays du Sud puis aux pays de l’Est a été bien faite ? Ou était-ce une erreur sur le fond ?e. j. ≥ J’ai été frappée par la très bonne présidence polonaise. Les Polonais, qui représentent une des adhésions récentes, sont très européens. Et je n’ai pas envie de considérer que l’adhésion de la Roumanie ou de la Bulgarie est une erreur. Ces adhé-sions ont permis de normaliser et de démo-cratiser les institutions. Le processus n’est pas achevé, mais je pense qu’il a déjà réalisé un bond gigantesque. Aujourd’hui, il n’y a plus de journalistes bulgares en prison. Ils sont encore attaqués en diffamation et sanctionnés par des amendes, mais ils ont le recours de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui fixe des bornes.j.-L. m. ≥ L’ouverture aux pays du Sud était une nécessité absolue : l’UE ne doit pas seu-lement être réservée au club de riches que constitueraient les six pays fondateurs. La Grèce, l’Espagne et le Portugal sont les pays les plus authentiquement européens qu’on puisse trouver. Juger de l’intégration euro-péenne uniquement à partir du respect des critères néolibéraux prouve une forme de pollution intellectuelle par le modèle écono-mique dominant.L’intégration des pays d’Europe de l’Est, quant à elle, s’est faite sur un mode erroné. On a accepté l’intégration de dix pays d’un coup sans avoir pris aucune précaution d’or-ganisation ou de renforcement des moyens de décision collective de l’Europe. Je pense d’ailleurs que cela a été fait exactement dans ce but. Ce n’est donc pas une erreur, mais un projet et une méthode. Il s’agissait bien, en intégrant dix pays, de rendre plus difficile ce qui semblait à ce moment-là être l’étape sui-vante : le passage à une phase plus intégrée des pays qui constituaient l’UE. Cette intégration

L’europe a sauvé les langues régionales, et finalement les cultures françaises.eva joly

Jean-Luc Mélenchon et Pierre Laurent accueillent à l’Assemblée nationale, le 21 mai 2012, le leader du parti grec Syriza, Alexis Tsipras.SAgET/AFP

DoSSiEr EUroPE

20 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 21: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

démocratique a été reportée et rendue ensuite quasiment impossible du fait de l’intégration de ces dix nouveaux pays.J’observe également qu’avant d’entrer et d’ad-hérer à l’Union européenne ces dix pays ont d’abord intégré l’Otan. Cela montre quelle est la signification géopolitique de leur par-ticipation à l’UE. Celle-ci ne se construit pas de manière indépendante mais en relation avec les objectifs géopolitiques et les impé-ratifs économiques des États-Unis d’Amé-rique. Tout cela est programmé dans la mise en place du grand marché transatlantique en 2015. L’indépendance de l’Europe est pour moi une des questions majeures de la période politique qui s’annonce.

Ne faut-il pas construire l’Europe autour d’un noyau dur ?e. j. ≥ On revient peut-être aux idées de François Mitterrand au moment de la chute du mur de Berlin. Il souhaitait une Europe fédérale avec un noyau dur et une confédé-ration autour. Hélas, la règle de l’unanimité ne permet pas d’avancer dans cette voie : il y aura toujours des gouvernements très conser-vateurs qui s’y opposeront.j.-L. m. ≥ Aucun bricolage institutionnel ne peut être la bonne réponse du moment. L’Europe est d’abord malade de son modèle économique. Si l’on fait une Europe à deux vitesses, c’est deux vitesses par rapport à quoi ? Évidemment par rapport à l’intégra-tion dans le modèle économique néoli-béral. Personne ne parle de deux vitesses d’intégration démo-cratique, ni de faire un Parlement franco-allemand qui débat-trait de lois sociales qui s’appliqueraient des deux côtés du Rhin. Il s’agit donc bien exclusivement de deux vitesses d’intégration au modèle néolibéral. Dans ces conditions, ce seront deux vitesses vers l’échec. Je n’en vois pas l’intérêt.

Aujourd’hui, quel fédéralisme européen aurait votre faveur ?e. j. ≥ Ce serait un fédéralisme avec une gou-vernance : il faut renforcer la démocratie euro-péenne. Aujourd’hui, nous souffrons d’une bureaucratie qui est performante mais sans direction politique. Il faut que le président de la Commission soit élu, au suffrage univer-sel, ou bien par le Parlement, cette solution étant selon moi la meilleure. Il faut renforcer le contrôle des citoyens sur les institutions. Il y a une trop grande distance entre les peuples et les décisions prises.j.-L. m. ≥ J’ai renoncé à la revendication du fédéralisme compte tenu de la signification de ce mot aujourd’hui en Europe. Est nommé

fédéralisme l’intégration à coups de fouet sous un directoire économique autoritaire commun pour appliquer le programme néolibéral.

Dans quelles structures pourrait-on envisagerun véritable fédéralisme ?e. j. ≥ Cela passerait par l’institution d’un ministre commun des Affaires intérieures, qui permettrait une politique commune de sécu-rité des frontières et de respect des citoyens. Il faut également développer la justice com-mune. La justice, aujourd’hui, est nationale, avec tous les inconvénients que cela implique. Il faudrait développer un parquet européen pour juger toutes sortes de fraudes euro-péennes, un tribunal pour juger les affaires pénales européennes et qui, pour moi, serait l’embryon d’un tribunal pénal européen pour les affaires transnationales, un peu comme aux États-Unis, où il existe une justice fédé-rale concernant plusieurs États. Cela régle-rait énormément de problèmes, notamment l’impunité dans la criminalité, qu’elle soit mafieuse, comme en Italie, ou économique, comme dans nos multinationales. Ce phéno-mène découle de la proximité entre le pouvoir économique et le pouvoir politique : un tri-bunal européen introduirait immédiatement de la distance.Le fédéralisme est à construire. Il faut com-mencer aujourd’hui par les finances, et on terminera par le ministre des Affaires

étrangères. Il ne faut pas négliger le social : nous aurions notamment besoin d’un ministre du Logement européen. Il y a quantité de mal-logés et de sans-abri en Europe. Il serait bon également d’avoir un ministère de

la Santé européenne. Mais il faut différen-cier chaque fois le niveau fédéral et le niveau étatique. On peut prendre l’exemple de l’Al-lemagne, qui possède une justice fédérale et une justice au niveau des Länder. Il ne s’agit pas de supprimer toutes les compétences, mais bien de mettre en commun un certain nombre de prérogatives.j.-L. m. ≥ Je préfère en rester à la vieille reven-dication de la gauche qui était de se battre pour des États-Unis socialistes d’Europe. Elle signifie que la priorité doit être donnée à l’in-tégration sociale à partir des normes les plus élevées. J’ai l’intime conviction que ce serait le modèle économique le plus dynamique et le modèle de civilisation le plus à la hauteur des circonstances.Je me lasse de voir que nous sommes sans cesse accusés d’irréalisme, au moment où les pseudo-réalistes provoquent sur notre continent de telles destructions sociales, écologiques et économiques. Les pertes que

La candidate d’EELV à l’élection

présidentielle manifeste le

18 février 2012 devant le

Parlement grec, contre l’austérité.

gOUlIAMAKI/AFP

nous souffrons d’une bureaucratie qui est performante mais sans direction politique.eva joly

nous subissons peuvent être comparées à celle d’une guerre, si l’on tient compte du recul de l’espérance de vie dans au moins huit pays de l’Union européenne, des maladies, des dévas-tations, des fermetures d’entreprises et des destructions de l’appareil productif occasion-nées par la concurrence libre et non faussée. Le moment se rapproche où les peuples en prendront conscience. Nous devons être une alternative, et non pas simplement une alternance molle, polluée de concessions au néolibéralisme, comme la pratiquent les partis

sociaux-démocrates, qui font partie du pro-blème à régler. Si la spéculation sur les titres de dettes des États a trouvé un point d’entrée en Europe, c’est à cause de la capitulation des gouvernements sociaux-démocrates grec, portugais et espagnol.

Faut-il revenir sur le principe de l’indépendance de la Banque centrale européenne ?e. j. ≥ La BCE est hors sol. Cela pouvait se justifier lorsque la lutte contre l’infla-tion était perçue comme la priorité abso-lue. Aujourd’hui, avec la souffrance sociale telle qu’elle se manifeste en Europe, il est urgent que la banque soit sous le contrôle du

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 21

Page 22: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Dossier Phrase au Grenier : " Une citation

Parlement européen ou d’une autre instance démocratique. Actuellement, nous sommes dans une situation absurde dans laquelle la BCE prête aux banques à un taux très faible, puis les banques prêtent aux États selon les risques qu’elles estiment. On a donc vu des taux pour l’Italie flirter avec les 7 % d’intérêt. Cette rente est injustifiée. Fort heureusement, un changement est en cours. On a eu, avec le sommet de Bruxelles, une esquisse de finan-cement direct des établissements financiers européens.j.-L. m. ≥ C’est la question clé. Si la BCE chan-geait de statut et était autorisée à financer les dettes souveraines, ce serait une révolution économique. C’est bien pourquoi les libéraux n’en veulent pas. On peut lire la série des évé-nements qui frappent l’Europe comme des dysfonctionnements ou comme des manque-ments de tel ou tel gouvernement à des règles imprescriptibles qui seraient comme des lois de la nature économique. Mais on peut aussi les lire comme une immense confrontation sociale dans laquelle le système bancaire et financier exerce une prédation sans précédent, sous la protection des gouvernements qui font des lois et des règlements pour rendre cette prédation possible et légitime.Ce n’est donc pas par erreur qu’il est interdit à la Banque centrale européenne de monéti-ser les dettes, mais parce que c’est le seul moyen de contraindre tous les États à se financer sur le marché financier, moyen-nant un gigantesque impôt privé prélevé par le système bancaire sur l’économie productive européenne. Il ne faut donc en aucun cas réduire la question de la BCE à son aspect technique. Si ce n’était que cela, l’affaire serait réglée en dix minutes. Pourquoi n’a-t-elle pas pu l’être en dix ans ?

Comment pourrait s’organiser le contrôle démocratique de la BCE ?e. j. ≥ Ce contrôle ne peut pas être seule-ment interétatique ou bureaucratique avec la Commission. Ce qui me paraît le plus impor-tant, c’est que le Parlement européen soit impli-qué d’une façon ou d’une autre.j.-L. m. ≥ La question de la forme d’organi-sation d’une banque centrale qui ne soit pas indépendante et celle des mécanismes des contrôles démocratiques sont des questions d’une extraordinaire simplicité. Nous les avons tous réglées dans nos États nations : cela s’appelle la démocratie. Ce n’est pas si sophistiqué que ça.Pour résoudre cette question, il ne faut rien attendre des gouvernements de droite ni des sociaux-libéraux. Le « comment » dépend entièrement de l’intervention populaire et

du caractère révolutionnaire de son action. Si Alexis Tsipras avait gagné en Grèce, et si le Front de gauche en avait fait autant en France, ou s’il avait été le groupe charnière à l’Assemblée nationale, toute la trajectoire de l’UE serait aujourd’hui changée.Dans les deux cas, on a pu voir la droite et les sociaux-libéraux s’arc-bouter pour empêcher un tel dénouement. En France, les socialistes, qui nous devaient leur victoire, se sont acharnés à essayer de nous rayer de la carte du Parlement, y compris en préfé-rant faire le jeu de l’extrême droite contre moi, comme on l’a vu à Hénin-Beaumont, ou au prix d’une trahison répugnante qui a consisté, pour le nouveau gouvernement PS-EELV, à appeler à voter en Grèce pour la droite plutôt que pour Tsipras.

Comment jugez-vous l’attitude de l’Allemagne, notamment sur le dogme de l’indépendance de la BCE ?e. j. ≥ Angela Merkel est soumise à une opi-nion publique qui a très peur d’avoir à payer pour les pays du Sud. En témoignent les titres des journaux allemands : « Est-ce un mau-vais traité qui nous fait payer pour les Grecs qui dansent ? » L’image de l’Allemand tra-vailleur est ancrée dans leur imaginaire. On oppose les fourmis allemandes aux cigales du Sud. L’opinion publique refuse de lâcher quoi que ce soit. Sauf quand il s’agit d’éviter les conséquences d’une sortie de l’euro des pays

du Sud. Mais elle lâche trop tard et trop peu. Les élections allemandes en 2013 représentent l’espoir de voir arriver quelqu’un qui aurait une autre vision.j.-L. m. ≥ D’abord, tout le monde peut consta-ter qu’à aucun moment François Hollande n’a proposé que la BCE ne soit plus indé-pendante. Il n’y a donc pas que l’Allemagne qui soit en cause. Pendant des années, j’ai déposé des amendements dans les congrès et les conventions du PS contre cette indé-pendance ; les actuels dirigeants socialistes s’y sont toujours opposés.Ce qui est certain, c’est que le gouvernement allemand est aujourd’hui parmi les plus ner-veux sur la question. Il imagine, à juste titre, que si la Banque centrale européenne était autorisée à financer les dettes souveraines, la valeur de l’euro baisserait – ce qui serait à mes yeux une bonne nouvelle mais aux leurs une catastrophe pour la valeur de la rente. Et que s’ensuivrait une dose d’inflation en Europe qui abaisserait le niveau de rentabi-lité des produits de la Bourse.Ces deux aspects frapperaient de plein fouet le système de retraite par capitalisation, essen-tiel en Allemagne. L’indépendance de la BCE est le cœur du dispositif néolibéral en Europe.

Quelle grande réforme faudrait-il imaginer pour que l’Europe se rapproche des citoyens ?e. j. ≥ Je voudrais terminer sur une note optimiste. Le 4 juillet, nous avons fait la

Le leader du Front de gauche

rend visite en juin 2012 aux

ouvriers d’Arcelor Mittal dans le

Pas-de-Calais, lors de la campagne

législative.FlORIN/AFP

DoSSiEr EUroPE

si la BCe finançait les dettes souveraines, ce serait une révolution économique.jean-Luc mélenchon

22 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 23: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Dossier Phrase au Grenier : " Une citation

fête, parce qu’Acta, le traité commercial anti- contrefaçon qui protégeait les intérêts des multinationales contre les citoyens, a été rejeté par le Parlement, et qu’il n’entrera pas en application. C’était incroyable ! Nous, les Verts, nous avons porté des panneaux : « Bonjour démocratie. Au revoir Acta » Il n’y a eu que 39 voix pour.Il y a trois ans, lorsque nous avons commencé cette session, le Parlement était majoritaire-ment pour Acta, et c’est la société civile qui a fait la différence. C’est du jamais vu. Je recevais 800 mails par heure ! Les citoyens nous disaient : « On vous a à l’œil, si vous votez Acta, il va vous arriver des malheurs. » Ainsi, le groupe du Parti populaire euro-péen, qui traditionnellement était pour, n’a pas voté Acta, parce qu’il y a le Parti pirate, parce qu’il y a les jeunes, parce qu’il y a la culture de la liberté sur le Net…Je suis fière car je fais partie, avec mon groupe, de ceux qui ont combattu ce traité. Nous avons réussi à entraîner les autres groupes avec nous. Si même la droite n’a pas voté pour Acta, c’est bien l’œuvre de la société civile. Ce rejet a été approuvé par la Commission et le Conseil, mais le pro-blème, dans le système actuel, c’est que le Parlement européen a tout juste le droit de dire oui ou non. Il faut que le législatif puisse avoir l’initiative.j.-L. m. ≥ Il faudrait un véritable congrès des peuples, car il est évident que les

superstructures médiatiques et politiques de l’Europe sont vouées à la défense d’un sys-tème pour lequel elles n’arrivent pas à ima-giner d’alternative. La masse des intérêts personnels et collectifs parmi les élites des technostructures politiques et médiatiques est beaucoup trop élevée pour qu’on imagine un sursaut venu de l’intérieur des institutions. J’examinerai toujours avec bienveillance toute opportunité si elle se présente, mais je n’y crois pas. Seul un vote majoritaire du peuple dans un des pays de l’Union exprimant une volonté d’en finir avec ce système peut chan-ger la trajectoire européenne.J’attends beaucoup des élections euro-péennes en 2014. Elles constitueront un moment décisif pour signifier la volonté d’une autre Europe, en mettant les libéraux en minorité partout. D’ici là, les dévastations auront atteint des niveaux dont on n’a pas idée aujourd’hui. Quand on voit à quelle vitesse la catastrophe économique et sociale s’est propagée de la Grèce à l’Espagne… Bien sûr, dans la faillite des néo libéraux et de leurs succursales sociales- démocrates, il y aura le danger terrible de l’extrême droite. Ce sera eux ou nous. La grande roue de l’histoire est en mouvement.

≥Propos recueillis par Patrick Piro et Michel Soudais

(1) Nous avons interrogé Jean-Luc Mélenchon, actuellement à l’étranger, par visioconférence.

Le traité commercial anti-contrefaçon (Acta), qui protégeait les multinationales contre les citoyens, est rejeté par le Parlement européen le 4 juillet 2012.FlORIN/AFP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 23

L’Europe difficile. Histoire politique de la construction européenneBino Olivi, Alessandro Giacone, Gallimard, 2007, 546 p., 9,10 euros.

Les Institutions de l’UE après le traité de LisbonneYves Doutriaux et Christian Lequesne, La Documentation française, 2011, 180 p., 14 euros.

Europe, crise et fin ?Étienne Balibar, Le Bord de l’eau, « Diagnostics », 2012, 450 p., 16 euros.

La Constitution de l’EuropeJürgen Habermas, traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Gallimard, « NRF Essais », 2012, 240 p., 18,90 euros.

Que reste-t-il de l’influence française en Europe ?

François-Xavier Priollaud, David Siritzky, La Documentation française, 2011, 192 p., 9 euros.

L’élargissement met-il en péril le projet européen ?Lukás Macek, La Documentation française, 2011, 176 p., 9 euros.

La construction européenne est-elle démocratique ?Nicolas Levrat, La Documentation française, 2012, 176 p., 9 euros.

20 ans d’aveuglement, L’Europe au bord du gouffre Les économistes atterrés, Les Liens qui libèrent, 2011, 100 p., 8,70 euros.

L’Europe mal-traitée. Refuser le pacte budgétaire et ouvrir d’autres perspectivesLes économistes atterrés, Les Liens qui libèrent, 2012, 144 p., 8,70 euros.

Panique aux frontières, enquête sur cette Europe qui se fermeÉric L’Helgoualc’h, Max Milo, 2011, 320 p., 19,16 euros.

L’Union européenne face aux crises, quelles réponses ?Sous la direction de Pascal Boniface, Philippe Sueur, Armand Colin/Iris, 2011, 142 p., 20,30 euros.

L’Europe et le mythe de l’OccidentGeorges Corm, La Découverte, « Poche », 2012, 12 euros.

Bibliographie

Page 24: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Jean monnet, fondateur de l’Europe libérale

un homme, plus que tout autre, incarne l’Europe libérale : Jean Monnet. Sa bio-graphie illustre parfaitement le projet européen. Autodidacte, fils d’un négo-

ciant en cognac, il se vit d’emblée comme un commerçant. C’est l’extension du marché qui le passionne et, très vite, un libre-échange débarrassé des frontières et des tropismes nationaux. S’il n’aime pas la nation – ce qui le conduira à s’opposer au concept gaullien de « France libre » pendant la guerre –, il n’est pas pour autant internationaliste.

Il est même un anticommuniste fervent, au point d’aller en

Chine conseiller Tchang Kaï-chek au milieu des

années 1930 contre Mao. Sa fibre

« commer-çante » et

Petite histoire de la construction d’une Europe gestionnaire conçue comme une entreprise peu soucieuse de démocratie.

libre-échangiste le porte beaucoup plus vers une culture anglo-saxonne, et l’amène natu-rellement à épouser les thèses fédéralistes américaines.Des thèses auxquelles la tradition poli-tique française est hostile. Monnet sera donc l’homme des Américains et d’une conception politique inspirée du modèle états-unien. En 1939, il est à Londres. Et c’est en tant que président du British Supply Council qu’il est envoyé aux États-Unis. Il se convainc rapide-ment de la nécessité d’un marché de la taille d’un continent sans barrières douanières. Il se lie avec un avocat d’affaires, sénateur, qui deviendra secrétaire d’État sous la présidence Eisenhower, John Foster Dulles. À partir de 1949, Jean Monnet est le relais d’un intense lobbying américain en faveur d’un fédéralisme européen. Il est proche également du séna-teur Paul G. Hoffman, administrateur du plan Marshall, et auteur devant le Sénat américain d’un rapport étonnamment soucieux du bien-être du Vieux Continent.

On a sans doute oublié aujourd’hui à quel

po int « l ’ idée européenne » est d’abord une idée américaine. Jean Monnet est l’homme de cette influence américaine. La pre-mière étape de ce vaste projet sera, en 1951, la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), directement inspirée d’un rap-port américain. Monnet imagine une Europe gérée par une organisation de type entrepreneurial et technologique, hors de tout processus démocratique.Mais Monnet et ses amis d’outre-

Atlantique vont parfois trop vite en besogne. Ainsi, l’idée d’une Communauté européenne de défense (CED) heurte plusieurs pays européens, et en premier lieu la France. Ce n’est, dans l’es-prit de Monnet, qu’un contretemps. Il poursuit son offensive dans un recueil de textes publié en 1954, au titre éloquent : Les États-Unis d’Europe ont commencé. Le projet, exclusi-vement économique et commercial, s’inscrit aussi dans la guerre froide comme un instru-ment de l’influence américaine. Le combat de Jean Monnet, « l’Euro-Américain », et l’his-toire de l’Europe libérale seront jusqu’au bout indissociables.L’avancée vers cette Europe gestionnaire, conçue comme une entreprise, libérée des pesanteurs démocratiques et confiée à des techno crates, ne se fera certes pas de façon linéaire. En 1969, un Comité d’action pour des États-Unis d’Europe plaide pour la création d’une zone monétaire européenne qui impose-rait aux États de renoncer à leur souveraineté monétaire. Le futur Premier ministre Raymond Barre, alors fonctionnaire à Bruxelles, propose un système de change contrôlé. Les parités entre les monnaies ne pourraient être modifiées sans

l’accord unanime des États. Cette première étape sur le chemin de la monnaie unique reçoit le soutien du chancelier allemand Willy Brandt. C’est évidemment Jean Monnet qui se charge de le convaincre. Le chan-

celier défend la proposition à la conférence de La Haye, en décembre 1969.Si l’idée séduit le ministre français de l’Écono-mie, Valéry Giscard d’Estaing, elle rencontre l’opposition du Président, Georges Pompidou, toujours au nom d’une souveraineté nationale, chère au général de Gaulle. C’est en s’appuyant sur le traité de Rome, fondateur du Marché commun, en 1957, que Pompidou stoppa pro-visoirement l’offensive. Car, contrairement à ce qui est souvent dit – sans doute pour souli-gner le caractère inéluctable du libéralisme –, le traité de Rome n’était pas ultralibéral, au sens où il n’entamait pas le pouvoir des États. Mais les fédéralistes ne désarment pas. Le rap-port du Luxembourgeois Pierre Werner, en novembre 1970, reprend l’offensive en faveur

on a oublié aujourd’hui à quel point « l’idée européenne » est d’abord une idée américaine, dont Jean Monnet fut le relais.

Jean Monnet pose en 1950, pour les studios photographiques Harcourt à Paris. AFP

DoSSiEr EUroPE

Page 25: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

d’une monnaie unique gérée par un seul centre de décision, d’apparence technique, et à l’abri de tout contrôle démocratique. En fait, c’est la crise du dollar, en 1971, qui justifiera aux yeux de beaucoup de dirigeants européens, et en particulier de l’Allemagne, une accélération du processus. en mars 1972, les « Six » créent le Serpent moné-taire européen qui fixe une marge de fluctuation à 2,25 %. On se rapproche mathématiquement de la monnaie unique. En octobre, Pompidou cède. Il accepte le principe d’une union écono-mique et monétaire, et d’un Fonds de coopé-ration géré par le Conseil des gouverneurs des Banques centrales. C’est le début d’un transfert de pouvoir du politique vers le financier, avec le déficit démocratique qui en résulte automa-tiquement. Mais c’est évidemment le traité de Maastricht, en 1991, qui rend le processus irré-versible et consacre le triomphe posthume de Jean Monnet, mort en 1979.Paradoxe de cette histoire qui s’est écrite contre la tradition politique française, ce sont encore deux Français qui seront les grands artisans de cette étape décisive : Jacques Delors, auteur en 1989 d’un rapport en faveur de l’Union éco-nomique et monétaire, et François Mitterrand. Car le traité institue deux nouveautés : la mise en place de critères budgétaires qui s’imposent aux États, et la création d’une Banque centrale européenne indépendante. La France renonce alors définitivement à son discours antifédé-raliste. Et cela comme une concession specta-culaire au chancelier allemand Helmut Kohl, favorable comme avant lui Willy Brandt à un fédéralisme européen.

Dans toute cette histoire, les mots sont pipés. Et les faux débats foisonnent. Les fédéra-listes, héritiers politiques de Jean Monnet, se présentent généralement comme anti-nationalistes. Ce qui peut avoir un vernis de gauche. Non pas chez Jean Monnet, qui n’a jamais rien revendiqué de tel, mais dans une partie de la gauche française. Or, le fédéralisme est sur-tout le prétexte à l’élimi-nation de tout processus démocratique et à la mise à l’écart des peuples au profit d’organismes d’experts qui conçoivent la gestion des affaires publiques comme une direction d’entreprise transnationale. Ce qui conduit, en retour, à une superposition de la question nationale et de la démocratie. C’est le propre de la question européenne depuis les années 1950 de poser un faux antagonisme entre Europe fédérale et Europe des Nations. On ne peut reprocher à Jean monnet d’avoir été l’homme de cette confusion. Il n’a jamais été obsédé par la démocratie, et les peuples, dans sa conception, ne sont qu’empêcheurs de tourner en rond. En revanche, la gauche, alle-mande d’abord, avec Willy Brandt, française ensuite, avec Delors et Mitterrand, l’a savam-ment entretenue, jusqu’à substituer « l’idéal européen » à l’idéal social, pour ne pas dire socialiste. À partir du référendum sur le traité de Maastricht – qui se conclura par une courte victoire du « oui », en 1992 –, les socialistes français feront toujours cause commune avec la droite sur les questions européennes.

Le point d’orgue de cette union apparemment contre-nature fut évidemment la campagne du référendum pour le traité constitutionnel européen de 2005. On a souvenir des mee-tings communs, et même d’une couverture de Paris Match où posent l’un à côté de l’autre

François Hollande et Nicolas Sarkozy, venus plaider en chœur pour le traité constitutionnel, qui sera finalement rejeté par 54,68 % des Français. L’Europe est devenue le

lieu d’accointances politiques et économiques entre gauche et droite, y compris sur ce texte qui vise à constitutionnaliser, c’est-à-dire à rendre irréversibles, le « marché libre » et la « concur-rence libre et non faussée ». La convergence gauche-droite sera à son comble lorsqu’en 2008 les socialistes s’abs-tiendront au Congrès de Versailles pour permettre la ratification par voie parlemen-taire du traité de Lisbonne, remake du texte rejeté par les Français trois ans plus tôt. Mais, plus encore que par la politique, c’est dans le symbole que ce rapprochement quasi fusionnel a été célébré de la façon la plus édi-fiante. Le 9 novembre 1988, en haut de la rue Soufflot, c’est un président socialiste, François Mitterrand, qui prononce le discours de trans-fert des cendres de Jean Monnet au Panthéon. Et, loin d’exalter les grands principes, il cite du « père de l’Europe » cette phrase dans laquelle il se reconnaît sans doute lui-même : « Je sais attendre les circonstances. »

≥Denis Sieffert

C’est le traité de maastricht, en 1991, qui consacre le triomphe posthume de Jean Monnet.

Jean Monnet signe, le 19 mars 1951, les documents du plan Schuman créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier.AFP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 25

Page 26: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

L’Europe en quelques discours

Aristide Briand« Je pense qu’entre […] les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral […], un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves. »(Discours au nom du gouvernement français devant la Société des Nations, 1929.)

AFP

Winston Churchill« Le premier pas vers une nouvelle

formation de la famille européenne doit consister à faire de la France

et de l’Allemagne des partenaires. »(Discours devant l’université de Zurich, 1946.)

AFP

robert Schuman« Le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production de charbon et d’acier franco-allemande sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. »(Fondement de la Ceca, le 9 mai 1950.))

AFP

Paul-Henri Spaak« L’objet d’un marché commun

européen doit être de créer une vaste zone de politique

économique commune, constituant une puissante

unité de production. »(Rapport Spaak, 1956.))

AFP

DoSSiEr EUroPE

26 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 27: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Jean Monnet« nous devons poursuivre l’Euratom parce qu’avec la Ceca nous aurons ainsi des points fixes. nous devons continuer à parler du marché commun et, dans la mesure du possible, à le réaliser. »(Fondation Jean-Monnet, archives, Note rose, le 6 août 1956.))

AFP

raymond Barre« Il est souhaitable que soit mis en place au sein

de la Communauté un mécanisme de coopération monétaire jouant dans le cadre d’objectifs de

politique économique […] définis en commun. »(Plan Barre, présenté par la Commission le 12 février 1969.))

AFP

Jacques Delors« ouvrons les yeux : l’euro et l’Europe sont au bord du gouffre. Et pour ne pas tomber, le choix me paraît simple : soit les États membres acceptent la coopération économique renforcée que j’ai toujours réclamée, soit ils transfèrent des pouvoirs supplémentaires à l’Union. »(Entretien au Temps, le 18 août 2011.)

BORIS HORVAT/AFP

L’une des armes de guerre du néolibéralisme européen a toujours été la délégitimation : ceux qui critiquent l’Europe libérale sont « antieuropéens », quand ils ne sont pas « nationalistes » ou « xénophobes ». Pour tous ceux qui combattent la doxa libérale, il était donc important de ne pas abandonner l’Europe aux libéraux. À cet égard, la création, il y a une dizaine d’années, du réseau européen Transform ! « pour une pensée alternative et un dialogue politique » a été essentielle.Le réseau s’est constitué en s’appuyant sur la dynamique des forums sociaux. Il regroupe des structures qui ont en commun, un peu partout en Europe, de travailler avec des chercheurs et des acteurs sociaux et politiques, souvent en lien avec des partis de la gauche alternative.« Depuis la fondation du Parti de la gauche européenne, rappelle l’une des animatrices du réseau, Élisabeth Gauthier (1), Transform ! exerce la mission de fondation politique européenne de la gauche alternative, et rassemble actuellement vingt-deux structures dans seize pays. » « Un des défis majeurs, souligne-t-elle, est la constitution d’une dynamique sociale et politique inédite pouvant générer des ruptures avec la logique dominante. »Transform ! travaille à la définition d’une stratégie de gauche, et à « la recherche de convergences entre forces sociales et politiques contestant la logique dominante ». Pour Élisabeth Gauthier, il faut œuvrer à « la formation d’un sujet politique européen de transformation sociale » et à la recherche « d’alliances inédites compte tenu de l’extrême gravité de la situation du point de vue social et démocratique ». « De tels objectifs ambitieux, précise-t-elle encore, supposent la constitution au niveau européen d’un “intellectuel collectif”, ce à quoi Transform ! cherche à contribuer. »Le réseau irrigue en profondeur une autre pensée européenne, dont rend compte une revue semestrielle (le n° 10 vient de paraître, avec un dossier sur l’enjeu de la démocratie) (2). Mais il est aussi engagé dans l’action. Il participe notamment à la préparation d’un « Altersommet », qui devrait se tenir au printemps 2013… à Athènes (3).

≥D. S.

(1) Élisabeth Gauthier est également directrice d’Espaces Marx.

(2) Le réseau organise aussi des séminaires et des publications en plusieurs langues. Voir www.transform-network.net

(3) www.altersummit.eu

Transform !, une autre pensée

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 27

Page 28: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

ATHÈNES

VARSOVIE

PRAGUE

BUDAPEST

SOFIA

BUCAREST

VIENNE

HELSINKI

PARIS

MADRID

LISBONNE

DUBLIN BERLIN

COPENHAGUE

STOCKHOLM

ROME

VILNIUS

RIGA

TALLINN

BRUXELLES

AMSTERDAM

BRATISLAVA

LJUBLJANA

LA VALETTENICOSIE

LONDRES

AUTRICHE

PAYS-BAS

FRANCE

ALLEMAGNE

ROYAUME-UNI

DANEMARK

ITALIE

MALTE

GRÈCE

ESPAGNE

BELGIQUELUXEMBOURG

CHYPRE

FINLANDESUÈDE

IRLANDE

PORTUGAL

HONGRIE

R. TCHÈQUESLOVAQUIE

POLOGNE

ROUMANIESLOVÉNIE

BULGARIE

ESTONIE

LETTONIE

LITUANIE

L'EUroPE FACE à LA CriSEPays de l'Union européenne

Pays de l'Union européenne en zone euro

✍ ratification du Pacte budgétaire source : EDI/sources officielles

% Dette publique des États membres en pourcentage de leur PiB. (prévisions 2012) source : Commission européenne 2012

✍ refus du Pacte budgétaire source : EDI/sources officielles

Taux de pauvreté en Europe en 2010 (part de la population se trouvant sous le seuil de pauvreté, en %) source : Eurostat 2012

Plans d'aide aux pays en difficulté. Total : 643 Mds € Source : Commission européenne

LÉGEnDE

PorTUGAL ✍113,9 %17,9 %78 Mds €

%

DAnEMArk ✍40,9 %13,3 %

%

SUèDE ✍34,2 %12,9 %

%

royAUME-Uni ✍94,6 %17,1 %

%

irLAnDE ✍116,1 %25,9 % en 2009

85 Mds €

%

PAyS-BAS

70,1 %10,3 %

%

BELGiqUE

100,5 %14,6 %

%

ALLEMAGnE ✍82,2 %15,6 %

%

FrAnCE

90,5 %13,5 %

%

LUxEMBoUrG

20,3 %14,5 %

%

ESPAGnE

80,9 %20,7 % en 2009

100 Mds €

%

Page 29: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

ATHÈNES

VARSOVIE

PRAGUE

BUDAPEST

SOFIA

BUCAREST

VIENNE

HELSINKI

PARIS

MADRID

LISBONNE

DUBLIN BERLIN

COPENHAGUE

STOCKHOLM

ROME

VILNIUS

RIGA

TALLINN

BRUXELLES

AMSTERDAM

BRATISLAVA

LJUBLJANA

LA VALETTENICOSIE

LONDRES

AUTRICHE

PAYS-BAS

FRANCE

ALLEMAGNE

ROYAUME-UNI

DANEMARK

ITALIE

MALTE

GRÈCE

ESPAGNE

BELGIQUELUXEMBOURG

CHYPRE

FINLANDESUÈDE

IRLANDE

PORTUGAL

HONGRIE

R. TCHÈQUESLOVAQUIE

POLOGNE

ROUMANIESLOVÉNIE

BULGARIE

ESTONIE

LETTONIE

LITUANIE

GrèCE ✍160,6 %20,1 % en 2009

380 Mds €

%

FinLAnDE ✍50,5 %13,1 %

%

ESToniE

10,4 %15,8 %

%

HonGriE

78 %12,3 %

%

roUMAniE ✍34,6 %21,1 %

%

BULGAriE

17,6 %20,7 %

%

CHyPrE

76,5 %22,2 %

%

iTALiE

82,2 %15,6 %

%

MALTE

74,8 %15,5 %

%

SLoVAqUiE

49,7 %12 %

%

AUTriCHE ✍82,2 %15,6 %

%

PoLoGnE

53,7 %17,6 %

%

rÉP. TCHèqUE ✍43,9 %9 %

%

LETToniE

43,5 %21,3 %

%

LiTUAniE

40,9 %20,2 %

%

SLoVÉniE

54,7 %12,7 %

%

Page 30: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

institutions, mode d’emploi

Difficile de se repérer dans le millefeuille institutionnel européen, où seuls les députés sont élus au suffrage universel. Précisions.

L’Union européenne est dotée de sept ins-titutions. Deux d’entre elles ont trait au pouvoir législatif : le Conseil de l’UE et le Parlement européen. L’exécutif est repré-

senté par le Conseil européen et la Commission européenne. Le judiciaire, lui, est entre les mains de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Deux autres organes viennent complé-ter le tableau et occuper une fonction d’ordre économique : il s’agit de la Cour des comptes européenne et de la Banque centrale euro-péenne (BCE). Tour d’horizon des instances décisionnelles.

Le Conseil de l’UnionLa dénomination officieuse – le Conseil des ministres – se révèle plus éclairante que sa ver-sion officielle. Cette instance est constituée par

l’ensemble des ministres des gouvernements de l’Union européenne. Un des vingt-sept pays membres en prend la tête pour une période de six mois. Depuis le 1er juillet, Chypre a pris la suite du Danemark.Pascal Fontaine, docteur en sciences poli-tiques et dernier assistant de Jean Monnet, explique dans son livre l’Union euro-péenne (1) que « le Conseil réunit les ministres […] selon la matière inscrite à l’ordre du jour : affaires étrangères, éco-nomie et finances (Ecofin), agriculture et pêche, industrie, liberté, sécurité, jus-tice, transports, environnement, emploi et social, éducation, jeunesse et culture ». C’est aussi au Conseil de l’UE qu’il revient d’approuver le budget européen, conjointe-ment avec le Parlement européen.

Le ParlementSon rôle : examiner et adopter les textes de lois ainsi que le budget de l’Union européenne. Il exerce aussi une activité de contrôle sur les autres institutions. Son siège est à Strasbourg. Les 736 eurodéputés, élus au suffrage uni-versel direct, se réunissent tous les mois en séance plénière et sont en principe tenus d’assister à chaque réunion de commission. L’Allemagne, pays membre le plus peuplé, envoie, de fait, le plus grand nombre de par-lementaires à Strasbourg, en l’occurrence 99 pour la législature en cours. Côté français, on en dénombre 72.

Le Conseil européenUn organe à ne pas confondre avec le Conseil de l’Union européenne. Composé de l’en-semble des chefs d’État et de gouvernement de l’Union, il se réunit à Bruxelles dans le cadre de sommets annuels, généralement au nombre de quatre.Depuis le 1er décembre 2009, le Belge Herman Van Rompuy occupe la fonction de président

Les drapeauxdes États

membres devant le Parlement

européen, à Bruxelles.

gOBET/AFP

DoSSiEr EUroPE

30 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 230 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 31: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Fédéralisme : histoire d’un oubliEn Europe, la pensée fédéraliste ne s’est pas épanouie. L’espace commun est surtout économique. Manque un projet politique.

de cette institution exécutive, qui est chargée de définir ce que doit être la politique des Vingt-Sept.

La Commission européennePrésidée par le Portugais José Manuel Barroso et composée de vingt-sept commissaires, elle est responsable de la conduite des politiques communes. Elle est l’exécutif, chargé de mettre en œuvre les actes législatifs adoptés par le Parlement et le Conseil des ministres. Elle a le monopole du « droit d’initiative ». En clair, la Commission est la seule à pouvoir proposer de nouveaux textes de lois au niveau européen. Elle est également chargée de l’éla-boration du projet de budget de l’Union, dont le montant des engagements s’élève à 147 mil-liards d’euros pour 2012.

La Cour de justiceCet organe incarne le pouvoir judiciaire et réunit à Luxembourg une commission com-posée d’un juge par État membre. Il s’agit pour la CJUE d’interpréter la législation européenne et de « contrôler la légalité des actes des insti-tutions européennes (2) ». Trois juridictions en dépendent : la Cour de justice, le Tribunal et le Tribunal de la fonction publique. La CJUE a rendu plus de 15 000 arrêts depuis 1952.

La Cour des comptesInstallée à Luxembourg, elle a la main sur les finances de l’Union et en contrôle la gestion. Pour cela, elle peut auditer toute structure qui dispose de fonds européens et dont l’argent paraît mal géré. En cas d’irrégularité, elle alerte l’Office européen de lutte antifraude (Olaf), qui, après avoir enquêté, transmet le dossier à l’autorité nationale compétente. Ainsi, début juillet, elle a mis en question le système de contrôle de l’agriculture biolo-gique au niveau européen.

La Banque centraleLa plus récente des sept institutions. Créée en 1998, installée à Francfort, elle est la gar-dienne de la gestion de l’euro. Elle doit mainte-nir la stabilité du système financier et des prix au sein des 17 pays de la zone euro. Depuis 2008, la BCE a eu du pain sur la planche ! L’Italien Mario Draghi a pris la suite de Jean-Claude Trichet en novembre 2011 à la prési-dence de la structure, qui décide de son taux directeur et peut moduler l’inflation. Le traité de Maastricht en a fait une institution indé-pendante du pouvoir politique. Un statut au cœur de tous les débats européens.

≥Alexis Duval

«Davantage d’Europe », plus de « solidarité » et « d’intégration ». Les Européens ont le fédéralisme sur le bout de la langue, mais rares

sont ceux qui osent en prononcer le nom. C’est que l’idée va à l’encontre d’une histoire qui s’est construite autour du concept d’État-nation, dont la France est l’exemple le plus achevé. Pour renverser cette montagne de tradi-tion et de conservatisme, il faudrait que les partisans du fédéralisme donnent au moins de ce mot une définition claire et convaincante. Or, c’est loin d’être le cas.Souvent réduit à un modèle cen-tralisateur, où le pouvoir serait en partie transféré à une entité mys-térieuse au détriment des éléments qui la constituent, le fédéralisme est, si l’on ose dire, une auberge espagnole. De ce côté de l’Atlantique, « l’histoire du fédéra-lisme est largement l’histoire d’un oubli », note François Vergniolle de Chantal, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri).Théoricien d’une des formes les plus larges du concept, Proudhon l’imagine, en 1863, comme une solution à la question des nationalités et à l’inévitable tendance au despotisme des gouver-nements centralisés, sous lesquels, écrit-il, « dis-paraît toute liberté, non seulement commu-nale et provinciale, mais même individuelle et nationale ». Le fédéralisme naît chez Proudhon d’un échange contractuel entre les différentes

parties qui participent au pouvoir. Il s’applique tant dans la sphère politique que dans la sphère économique et permet de réaliser un équilibre entre l’autorité et la liberté. La Commune de Paris s’en inspire en 1871. Son échec sanglant marque un premier coup d’arrêt au dévelop-pement de la pensée fédéraliste.Celle-ci reprend de la vigueur avec la Première

Guerre mondiale, qui légitime une remise en cause de l’État-nation et voit apparaître les premiers mou-vements européens, convaincus que l’unité européenne apporte-rait la paix sur le continent. Mais le fédéralisme revendiqué par cer-tains de ces mouvements n’est sou-vent qu’une forme institutionnelle. La « Paneurope » imaginée par Richard Coudenhove-Kalergi en

1922 ressemble plus à une association d’États. Une confédération plus qu’une fédération.En 1948, le congrès de La Haye, qui ras-semble différents mouvements pro-européens, apporte un début de réponse. Si le mémoran-dum adopté évoque la création des « États-Unis d’Europe », ce sont bien les unionistes, partisans d’une simple coopération entre États, qui dominent le congrès. Dès lors, il n’est pas surprenant que la construction euro-péenne se soit faite essentiellement sur le mode de l’intergouvernementalité.Confrontés à l’absence de réelle unité euro-péenne, Robert Schuman et Jean Monnet adoptent, pour construire l’Europe, une

Mario Draghi, président de la

Banque centrale européenne,

laquelle illustre bien le manque de légitimité politique

des institutions européennes.

DEDERT/AFP

(1) L’Union européenne, éditions du Seuil, « Points Essais », nouvelle édition mai 2012.(2) www.curia.europa.eu

Les transferts de souveraineté apparaissent surtout comme des dénis de démocratie.

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 312 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 31

Page 32: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

démarche pragmatique. On tait toute réfé-rence au fédéralisme pour tenter de construire progressivement un espace commun, le préa-lable à toute fédération. « Tous les exemples de fédéralisme ont commencé par la mise en place d’un espace public commun, dont l’un des marqueurs est l’organisation des partis politiques au niveau fédéral », précise François Vergniolle de Chantal.En réalité, c’est surtout un espace écono-mique qui a été construit. L’Europe est deve-nue une entité incontournable sur le plan économique sans être portée par un véritable projet politique. Si bien que le fédéralisme est plus ou moins confusément associé au libéralisme économique. La résistance au libéralisme devient résistance au fédéralisme, et les États restent les décideurs principaux. Aujourd’hui encore, le Parlement européen, pourtant élu au suffrage universel depuis 1979, est dépourvu du pouvoir d’initia-tive législatif, qui reste le monopole de la Commission.Et si, dans les années 1960 et 1970, les par-tisans d’un « fédéralisme intégral » conti-nuent de prôner, derrière Alexandre Marc, la « fondation d’une véritable fédération euro-péenne inséparable de la nécessaire révolu-tion politique, économique et sociale », ils restent relativement inaudibles. Si fédérali-sation de l’Europe il y a, c’est toujours sur le plan institutionnel, les dimensions phi-losophique et politique du concept étant laissées de côté.Les institutions européennes pèchent par défaut de légitimité politique. Et les trans-ferts de souveraineté que certains nomment improprement « fédéralisme » apparaissent surtout comme des dénis de démocratie. Le meilleur exemple est sans doute la Banque centrale européenne, institution installée en 1998 sans légitimité politique. Elle symbolise à elle seule le déficit démocratique souvent reproché à l’Europe.Face à la crise actuelle, le mot « fédéralisme » réapparaît dans les sommets européens. Angela Merkel souhaiterait accompagner l’union monétaire d’une union politique. Mais pour la chancelière allemande, qui refuse en même temps le principe d’une solidarité budgétaire, il s’agit bien là de donner « plus de possibilité de contrôle à l’Europe ». Or, qui incarne l’Europe ? Dans ce schéma, sûre-ment pas les peuples.Transférer du pouvoir à l’échelon européen peut effectivement ressembler à du fédéra-lisme. Mais selon une conception très réduc-trice, qui néglige la possibilité d’une solidarité réelle, et qui, contrairement à ce que proposait Proudhon, éloigne les citoyens.Sans doute le fédéralisme est-il l’avenir de l’Europe, encore faut-il que le dépassement des États-nations s’accompagne d’un renfor-cement des institutions démocratiques. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

≥Marion Perrier

La Grèce choisit l’Europe malgré toutEn dépit de cures d’austérité sévères, le pays ne se voit pas en dehors de l’Europe. Des intellectuels grecs analysent ce paradoxe.

«Alors que pendant des années l’Europe était synonyme de progrès social, de modernité, de démocratie, mais aussi d’al-

ternative aux États-Unis, le projet euro-péen s’est peu à peu obscurci, et l’on se rend compte qu’il s’agit d’une union qui peut dicter des politiques menant à la régression et à la destruction des acquis sociaux. » Maria Karamessini est professeur d’économie à l’uni-versité Panteion, à Athènes. Par ailleurs, depuis le printemps dernier, elle conseille Syriza, le parti de la gauche radicale. « Le programme d’austérité fixé par Bruxelles et le FMI a pris les allures d’une thérapie de choc : il s’agit d’enfoncer la Grèce dans la récession afin d’augmenter le chômage et par là même de casser le pouvoir des salariés, affirme-t-elle. C’est un programme à caractère punitif, où l’Union européenne a clairement pris le parti des élites grecques contre le peuple. »Comment, dans ces conditions, se dire encore pro-européen ? « Certains partis se sont radi-calisés et font vibrer la corde nationaliste, comme le parti “Grecs indépendants” et

le parti d’extrême droite “Aube dorée”, explique M a r i a K a r a m e s s i n i . D’autres essayent de faire valoir une idée différente de l’Europe, tout en y restant profondément attachés : c’est la ligne de Syriza, qui voit l’avenir de la Grèce

dans l’Union, mais lutte contre sa forme néolibérale. » Que l’on ne s’y trompe pas : « L’UE est devenue le bastion du néolibé-ralisme au niveau mondial ».La gauche grecque a toujours émis des réserves face au projet européen. Le parti communiste grec est opposé à la commu-nauté européenne depuis ses débuts, et le Parti socialiste (Pasok) lui-même, lorsqu’il a été fondé par Andréas Papandréou en 1974, était contre l’adhésion de la Grèce à la CEE. « La tendance hégémonique à gauche de l’échiquier politique était alors l’anti-impé-rialisme, rappelle Petros Papakonstantinou, l’un des rares chroniqueurs de gauche du quo-tidien conservateur Kathimerini, également auteur de plusieurs ouvrages, dont un sur la peur qui gouverne nos sociétés occidentales

et un autre sur la refondation de la gauche grecque. Il était nourri par une forte opposi-tion aux États-Unis, qui avaient soutenu la dictature des colonels et étaient intervenus dans la guerre civile, et l’Union européenne apparaissait comme une autre face de cet impérialisme. »Les négociations d’adhésion sont menées par la droite au pouvoir entre 1974 et 1981. Quand le Pasok accède au pouvoir (en même temps que François Mitterrand en France et bientôt suivi par Felipe Gonzalez en Espagne), il modère sa position : les fonds européens arrivent dans le pays, contribuant à un formidable développe-ment économique, et le cadre européen fournit une forme de garantie dans les tumultueuses relations gréco-turques.« La relation des Grecs à l’Europe a donc tou-jours été contradictoire, et aujourd’hui elle se double d’un dilemme : si les citoyens doivent choisir entre une Union européenne indisso-ciable de l’austérité et une sortie de l’Union, de plus en plus de Grecs vont finir par s’opposer à l’UE », explique Petros Papakonstantinou. Selon lui, avant d’en vouloir à l’Europe, les Grecs en veulent surtout à leurs dirigeants : « En mai 2010, Georges Papandréou aurait pu former un front avec les pays du sud de l’Europe : à ce moment-là, rien ne distinguait la Grèce de ces autres pays. Il aurait pu ainsi éviter l’entrée en jeu du FMI. Le sentiment qui domine est l’incompétence de nos gou-vernements : Bruxelles est peut-être injuste envers les Grecs, mais la responsabilité en revient à nos politiques. »Le ressentiment à l’égard des élites dirigeantes grecques est largement partagé dans la société. Lorsqu’on lui dit que la Grèce n’a pas res-pecté les règles du jeu européennes, le cher-cheur en sciences politiques Christophoros Vernardakis répond : « Ce sont les élites qui n’ont pas correctement géré l’argent euro-péen . Par ailleurs, l’afflux de fonds structu-rels a aussi beaucoup profité aux entreprises allemandes et françaises, qui ont obtenu la plupart des grands chantiers comme l’aéro-port, les autoroutes, etc. »Professeur à l’université de Thessalonique et conseiller scientifique de l’institut de son-dage VPRC, Christophoros Vernardakis ne cache pas ses sympathies pour la gauche radi-cale de Syriza. « L’Europe doit devenir plus

L’afflux de fonds structurels a profité aux entreprises allemandes

et françaises qui ont obtenu des chantiers.

DoSSiEr EUroPE

32 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 232 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 232 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 33: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

La Grèce choisit l’Europe malgré tout

sociale, plus solidaire, sinon l’euroscepti-cisme se renforcera… et pas seulement en Grèce », prévient-il.Le chercheur a réalisé une étude il y a trois ans sur le sentiment européen des Grecs. À l’époque, nul ne pouvait prédire la cure d’austérité qui allait suivre. Mais l’on sentait déjà frémir dans ce pays, qui était l’un des plus europhiles du continent, un certain scep-ticisme face aux institutions bruxelloises, dans la foulée du « non » français lors du réfé-rendum sur le traité constitu-tionnel européen. La Constitution européenne commençait à être critiquée.L’appartenance au club européen appa-raissait en revanche comme une évidence. « Aujourd’hui, on se rend compte non seule-ment que Bruxelles n’a pas compris la Grèce, mais que les fonctionnaires européens sont de mèche avec les banquiers et ne font que suivre les axes fixés par la politique alle-mande », estime le chercheur. De fait, « la

politique néolibérale européenne est actée depuis longtemps : elle a été arrêtée par le traité de Maastricht en 1992. Le fait que la BCE ne puisse pas prêter directement aux États et que l’on ait bâti une monnaie unique sans politique monétaire commune nous a

conduits à une impasse. Ç’a été une erreur pour la Grèce d’entrer ainsi dans la zone euro. » Sans parler de l’infla-tion de 1,5 point supérieure à la moyenne de la zone euro, lors du passage de la drachme à la monnaie unique… Si de

mauvais choix ont été faits, l’identité euro-péenne de la Grèce, toutefois, « ne se discute pas », estime le politologue.Même constat pour l’historien Antonis Liakos, professeur à l’université d’Athènes. Cet intellectuel de gauche connu en Grèce refuse de valider le lien entre les malheurs actuels du pays et son passé ottoman, fait par les milieux conservateurs grecs et européens. « La Grèce n’est pas plus orientale que Londres, où vivent

d’importantes communautés asiatiques, affirme-t-il. L’empire ottoman a disparu il y a presque deux siècles, c’est un mésusage de l’histoire que de rattacher la Grèce à cette période. » Selon le chercheur, il ne s’agit pas d’une crise européenne, mais de bouleverse-ments mondiaux entamés en 2008 aux États-Unis. La question devient alors : « Comment l’Europe peut-elle défendre un modèle fondé sur un certain droit du travail et un État pro-vidence, face à des pays émergents comme l’Inde ou la Chine ? »L’allemagne n’a pas forcément la réponse, pense l’historien : une union monétaire entre des pays aux niveaux productifs différents ne peut que conduire à des déséquilibres. « La seule unification qui ait réussi jusqu’à aujourd’hui a été celle des marchés et de la discipline moné-taire. La crise montre que l’on a besoin d’une nouvelle idée pour l’Europe. » Un nouveau projet européen, défait de toute illusion, voilà ce que cherchent de nombreux intellectuels grecs aujourd’hui.

≥à Athènes, Amélie Poinssot

« La seule unification qui ait réussi est celle des marchés et de la discipline monétaire. »

En Grèce plus qu’ailleurs, la population ressent la nécessité urgente d’un nouveau projet européen. gOUlIAMAKI/AFP

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 332 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 33

Page 34: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Allemagne, sortir de l’égoïsmeUn philosophe, un politologue et un économiste estiment que leur pays doit évoluer et cesser d’être seul contre tous dans la zone euro.

Frieder otto Wolf est professeur de philosophie politique à l’université libre de Berlin. Actif chez les Verts européens dès 1984, il est député au Parlement européen de 1994 à 1999.

«L ’Europe manque d’une forme démocratique

d’intégration politique et d’une politique européenne alter-native au modèle néolibéral aujourd’hui dominant. Les

grands “succès” de la politique néolibérale européenne – le marché intérieur, l’euro et le big-bang de l’élargissement aux pays de l’Est – ont déployé leurs pleins effets : dérégulation, renoncement à une organisation communau-taire démocratique, démocratie vidée de sens au niveau des États membres.La transformation d’une UE imprégnée de néolibéralisme est un projet difficile. Cela ne marchera pas sans une mobilisation forte de la population dans les États, avec la consti-tution d’une société civile européenne. Les alternatives sont si terribles que tout doit être fait pour aller dans cette direction. Il faut débarrasser le marché intérieur de ses tendances néolibérales à la dérégulation et au dumping ; appuyer l’euro sur un gouver-nement économique qui mettrait en œuvre une transformation sociale et écologique de toute l’Europe, plutôt que s’épuiser dans des fantasmes déflationnistes d’austérité ; amener les pays de l’est et, pour partie, du sud de l’Europe, sur le chemin d’un dévelop-pement durable.Les gauches européennes devraient dévelop-per leur capacité d’action à tous les niveaux, dans leurs propres pays, au sein des institu-tions de l’UE et dans la société civile. Cela suppose qu’elles reconnaissent leurs frag-mentations nationales, culturelles et idéolo-giques actuelles comme un problème essen-tiel, à la suppression duquel elles doivent travailler de manière urgente dans un projet européen commun. Cela suppose qu’elles acceptent d’apprendre des multitudes d’ini-tiatives – des forums sociaux européens au mouvement Occupy – qui sont déjà sur le

chemin d’une solution européenne dépassant les frontières. »

claus Leggewie est politologue. Il dirige l’Institut d’études culturelles d’Essen et fait partie du conseil scientifique du gouvernement sur les changements environnementaux. Ses travaux actuels portent, entre autres, sur les enjeux politiques du changement climatique.

«n i la recette de Merkel – l’assainissement des

comptes publics, sinon rien – ni celle de Hollande – la crois-sance – ne peuvent fonctionner pour sortir l’UE de la crise. Car

une croissance qui ne promeut pas un déve-loppement durable – par exemple, un pro-gramme keynésien classique qui pousserait l’Europe à mettre de l’argent n’importe où pour créer de l’emploi à court terme – n’aura aucun effet.Il y a pourtant de grandes possibilités en Europe du Sud, avec une politique énergé-tique qui fonctionnerait essentiellement sur la base des renouvelables, en particulier le photovoltaïque. Ça sonne très allemand, mais la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, mais aussi l’Afrique du Nord, que j’inclus dans cette idée, font partie des territoires les plus ensoleillés du monde. Ce potentiel est aujourd’hui bradé. Tout l’argent qui est dépensé dans des programmes d’infrastruc-tures sans intérêt devrait être utilisé dans une union de l’énergie. Cette communauté des énergies renouvelables serait comme une nou-velle version de la Communauté européenne du charbon et de l’acier [Ceca, première ins-titution communautaire créée en 1952 avec la France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux, NDLR]. Ce pacte énergétique aurait pour effet, de la même manière, une intégra-tion politique.Naturellement, il faudrait aussi qu’il se passe quelque chose au niveau institutionnel et démocratique. Aujourd’hui, l’Europe poli-tique se délite. On le voit avec l’Angleterre mais aussi avec l’Allemagne, particulièrement égoïste en ce qui concerne l’UE. Il faut un gou-

vernement économique européen, mais aussi plus de droits pour le Parlement et un pré-sident de l’UE élu par les peuples des Vingt-Sept. Il faut que les citoyens participent aux décisions européennes au niveau national et communautaire, à travers des référendums et des votes parlementaires classiques.Une autre idée serait de former des commu-nautés subrégionales à l’intérieur de l’UE.

L’union pour la Méditerranée était en ce sens un projet inté-ressant. Il pourrait se com-pléter par une union bal-tique, avec les États baltes, la Pologne, l’Allemagne et la Scandinavie ; une union des

Alpes et de l’Adriatique, avec l’Italie, l’Au-triche, la Slovénie, la Croatie ; une union des Balkans ; une union franco-ibérique.C’est une utopie, mais j’y reste attaché aussi longtemps que personne ne me présentera quelque chose de mieux. Car le chemin inverse est aussi possible, avec un retour aux États nationaux, comme le veulent les popu-listes nationalistes, les Le Pen, les Wilders et autres. C’est la vision qui conduit à la catastrophe.La génération actuelle des dirigeants euro-péens est née dans l’immédiat après-guerre.

Il faut plus de droits pour le Parlement européen et un président de l’UE

élu par les peuples.

DoSSiEr EUroPE

KWI.V

OlK

ERW

ICIO

K

DR

34 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 234 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 35: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

italie : rester ou partir ?

L e débat politique italien est obnubilé par une question : l’Italie doit-elle rester en Europe ? Le fantôme de Berlusconi s’agite

avec le slogan « Retournons à la lire ». Un comique, Beppe Grillo, prend la tête de « Cinq étoiles », mouvement antieuropéen et envi-ronnementaliste, la gauche radicale regarde vers le Front de gauche en France, Die Linke en Allemagne et Syriza en Grèce…Face à eux, le Premier ministre, Mario Monti (et son second, Corrado Passera), pourrait être le candidat d’une grande coalition pro-européenne soutenue par le Parti démocrate (centre-gauche), les ex-démocrates-chrétiens de l’UDC, de Pierferdinando Casini, les ex-néofascistes du parti Futur et liberté, dirigé par Gianfranco Fini (ministre des Affaires étran-gères de Berlusconi entre 2001 et 2006), et des membres du Parti des libertés de Berlusconi prêts à abandonner celui-ci.Le scénario politique des élections législa-tives de 2013 en Italie pourrait déboucher sur une situation bloquée, comme en Grèce. Sur fond de profonde récession (40 % des jeunes au chômage, salaires les plus bas d’Europe, petites pensions de retraite ne dépassant pas 400 euros mensuels…).Les cinq plans de rigueur du gouvernement Berlusconi en 2011 et les réformes de Mario Monti ont accéléré la spirale récessive. Parmi les mesures en cours : privatisation prévue d’un grand nombre de services publics et mise en vente de propriétés de l’État ; réforme du droit du travail qui permet de licencier sans motif, avec simple compensation finan-cière ; suppression de 20 % des effectifs de la fonction publique.L’opinion publique oscille entre soutien rési-gné à l’austérité et attirance pour des forces anti-européennes, tandis que la gauche semble en grande difficulté. Proeuropéens : la coalition qui soutient Mario Monti et une partie de la gauche radicale. Anti : les popu-listes qui demandent la sortie de l’Union européenne, comme « Cinq Étoiles » (très haut dans les sondages actuellement), « No debito » (« Non à la dette »), l’extrême droite, la Ligue du Nord, et avec eux, désormais, Silvio Berlusconi. Le clivage porte clairement sur l’Europe…

≥Angelo Mastrandrea

Angelo Mastrandea est directeur adjoint du quotidien de la gauche critique Il Manifesto. Traduction de l’italien : Olivier Doubre.

L’opinion est partagée entre résignation et antieuropéanisme.

Pour eux, l’UE est un projet de paix. Ils disent : “Si l’Europe s’effondre, il y aura de nouveau la guerre.” Mais cela ne signifie rien pour les moins de 40 ans. Ce type de rhétorique est même contre-productif. C’est pour ça qu’il faut un nouveau projet, démo-cratique et fondé sur les énergies renouve-lables, orienté vers le futur. »

Rudolf Hickel est professeur d’économie à l’université de Brême. Il a cofondé le groupe Mémorandum pour une politique économique alternative, qui publie chaque année une étude sur la situation économique et sociale allemande et internationale.

«De graves erreurs ont été commises lors de la

création de l’euro. François Mitterrand et Helmut Kohl ont cru que la seule création d’une union monétaire effa-cerait les déséquilibres entre

les différentes économies de la zone euro. C’est le contraire qui est arrivé. L’excédent commercial de l’Allemagne a fortement aug-menté depuis 2000, au détriment de l’Italie, de la France et de la Grèce. C’est l’une des grandes causes de la crise actuelle. Pour en sortir, le point le plus important est d’arrêter

les politiques d’austérité. Il faudrait aussi plus d’intégration économique, avec une mutualisation financière, une réduction de la dette, des eurobonds, et une union ban-caire qui obligerait à des contreparties – par exemple, une étatisation des banques ren-flouées par des fonds publics.Si l’on discutait de ces solutions dans leur ensemble – pas simplement en disant que l’Al-lemagne doit payer les dettes des autres –, la population allemande pourrait les accep-ter. Pour l’instant, c’est très difficile à impo-ser. Je suis contre une sortie de la Grèce de l’euro, mais la majorité des Allemands est pour, au motif que la Grèce a commis des fautes. Une grande partie de la population ne veut pas payer pour l’intégration euro-péenne, bien que l’Allemagne soit le pays qui ait profité le plus de l’euro jusqu’ici. Si l’on fait le calcul des coûts et des avantages, il est essentiel aujourd’hui pour l’Allemagne de conserver la monnaie unique. Mais la peur historique de l’hyperinflation est plus forte. Ces peurs sont très nationales, comme la plu-part des débats sur le sujet. On construit ici une image de l’Allemagne seule contre le reste de la zone euro. »

≥Propos recueillis par rachel knaebel

Rassemblement du mouvement Occupy le 16 mai 2012 devant la Banque centrale européenne à Francfort.ROlAND/AFP

JSTO

SS

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 352 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 352 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 35

Page 36: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade
Page 37: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

« Comme les États-unis à leur naissance »Les analystes américains regardent la crise européenne avec ambivalence. Correspondance à New York, Alexis Buisson.

Steven Hill aime l’Europe. Et il voudrait qu’il en soit de même pour ses com-patriotes. En janvier 2010, cet édito-rialiste américain, ancien directeur du

programme de réforme politique au sein du think tank libéral New America Foundation, a écrit Europe’s promise : Why the European Way is the Best Hope in an Insecure Age, véri-table ode à l’Europe. Assurance santé, retraite, système d’éducation et « capitalisme social » contre « capitalisme de Wall Street » : Hill est convaincu que les Américains ont beaucoup de choses à en apprendre.Aujourd’hui, alors que l’Europe est vue des États-Unis comme un continent malade, il soutient que son message est toujours d’ac-tualité : « L’Europe a toujours beaucoup de choses à offrir, assure-t-il. Déjà, en 2000, la presse américaine disait que l’Europe était malade alors qu’elle accueillait plus de sièges de grandes entreprises que n’importe quel endroit au monde. »

La vision américaine de l’Union européenne n’est pas uniforme. En dehors des cercles de décideurs, peu d’Américains savent ce qu’est l’UE. Et même dans ces cercles, on a parfois du mal à cerner cet objet politique inabouti, à la fois partenaire et rival économique, allié mili-taire oscillant depuis ses origines entre désir de grand large et rejet de l’atlantisme.Du coup, « les Américains sont ambivalents par rapport à l’Europe, estime Dan Hamilton,

directeur du Centre des rela-tions transatlantiques à l’uni-versité John-Hopkins. Mais c’est parce que les Européens eux-mêmes n’ont pas une vision cohérente de l’Union européenne. Cela se reflète

dans l’image projetée à l’extérieur. »« L’Europe est-elle prête pour plus d’inté-gration ? », se demande la chaîne d’informa-tion CNN ; « Les faux espoirs sans fin de l’Europe », titre The Atlantic ; « Point faible global », renchérit le Wall Street Journal : l’UE n’a pas bonne presse ces derniers mois

outre-Atlantique. Même l’économiste Paul Krugman, qui écrivait en 2010 que l’Union européenne prouvait qu’il était possible d’al-lier prospérité économique et progrès social, se montre aujourd’hui plus mesuré, multi-pliant les éditoriaux sombres dans le New York Times. En mai dernier, il estimait la fin de l’euro possible « dans quelques mois », dans une tribune intitulée « Eurodämmerung », retraçant différents scénarios catastrophe en Grèce. Fin juin, avant le sommet de Bruxelles, le gestionnaire de fonds et spéculateur George Soros se montrait pessimiste sur l’avenir de la monnaie européenne : « Il y a désaccord sur le plan budgétaire, et le sommet de Bruxelles pourrait tourner au fiasco, ce qui serait fatal » à la monnaie unique, disait-il sur la chaîne d’actualité financière Bloomberg TV.Un point de vue que ne partage pas Dan Hamilton : « L’Union européenne ne dispa-raîtra pas, mais elle est à un moment décisif de son histoire. Jusqu’à présent, elle a été un projet de paix. Il faut qu’elle devienne plus que cela ». L’obstacle vers plus d’intégration est tout trouvé : la France. « Les Français sous-estiment ce que les Allemands sont prêts à faire. Les Allemands, comme la plupart des autres pays de l’Union, n’ont pas la structure centralisée de l’État français. Compte tenu de leur histoire, qui a détruit leur identité natio-nale, ils peuvent se projeter dans une structure supranationale comme l’Union européenne, contrairement aux Français, qui ont une plus grande conscience d’eux-mêmes. »« François Hollande peut faire ce qu’il veut en France, mais pas au niveau européen poursuit Dan Hamilton. Il fera comme François Mitterrand : après avoir défendu des politiques de gauche, il réalisera qu’elles ne sont pas adaptées. L’Europe pourrait perdre du temps. »« L’Europe doit se transformer profondé-ment au niveau politique », estime Steven Hill, qui voit des similitudes entre les difficul-tés actuelles de l’UE et celles rencontrées par les États-Unis à leur naissance. « L’Amérique est partie en guerre civile alors qu’elle avait une constitution. Dans les premières heures de la République, plusieurs États étaient endettés et ont fait faillite, comme la Grèce aujourd’hui. Lorsqu’Alexander Hamilton a proposé la création d’un système moné-taire unifié avec le dollar, il y a eu de vives oppositions. L’Europe est au milieu de tout cela », souligne-t-il.L’europhile plaide pour la création d’eu-robonds, d’un renforcement du rôle de la Banque centrale européenne et, à terme, l’ins-titution d’une « union de transferts » dans laquelle les États les plus pauvres seront aidés par les plus riches, à l’instar de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest. « L’Europe va conti-nuer sa marche vers les États-Unis d’Europe, affirme-t-il. C’est toujours deux pas en avant, un pas en arrière. »

Sur les marches du Département

du Trésor, à Washington D. C.,

une statue d’Alexander

Hamilton, fervent fédéraliste américain,

à l’origine de la création du dollar.

SOMODEVIllA/

gETTY IMAgES/AFP

« on dit que l’europe est malade, mais elle a toujours beaucoup à offrir. »

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 37

Page 38: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

[…] où, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne. »

(Discours prononcé le 21 août 1849 lors du Congrès de la paix)

« Un jour viendra

Victor Hugo

Page 39: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Par Denis Sieffert

Dans la petite mais déjà longue histoire de Politis, 2006, c’est un peu 1515. Notre Marignan à nous ! Lectrices et lecteurs, comme d’habitude, vous aviez été formi-

dables. En vous mobilisant, vous aviez sauvé ce journal qui était alors, il faut bien le dire, subclaquant. Les chèques avaient afflué et, en l’espace d’un mois, notre capital avait été reconstitué. Mais beaucoup d’entre vous nous avaient reproché de les avoir alertés un peu tard…

On ne va pas aujourd’hui refaire l’histoire. Rappelons seulement que nous avions nous-mêmes été pris à contre-pied par le brusque désistement de notre prin-cipal actionnaire. Mais nous avons tout de même tiré de cet épisode finale-ment glorieux (Marignan, vous dis-je !) une leçon en forme d’exigence morale. Vous tenir régulièrement au courant de notre situation. D’autant plus que nos lec-teurs sont devenus, en 2006, notre actionnaire majoritaire via l’association Pour Politis. Bien sûr, l’assemblée générale annuelle de Pour Politis, qui se tient au mois de février, reste le moment « institutionnel » de notre compte rendu de mandat. Mais nous avons pris l’habitude, en ce numéro de fin juillet, de faire un point intermédiaire.Posons donc la question comme on me la pose souvent au pied de la tribune, après une réunion publique : « Alors, comment ça va, Politis ? » Le ton est généralement légère-

ment inquiet, et ma réponse plutôt rustique : « On fait aller ! » Et il est vrai que l’on « fait » beaucoup. Nous déployons de l’énergie com-merciale, pour un gain qui n’est pas à la hau-teur de nos espérances. Ainsi, nous comptons très exactement cent abonnés de plus qu’il y a un an. Quant à nos ventes en kiosque, Jean-qui-rit les jugera rassurantes dans un

contexte de morosité géné-rale, et Jean-qui-pleure, désespérément stagnantes, hormis quelques pics quand l’actualité s’emballe (révo-lutions arabes, présiden-tielle…). Et comme nous sommes obligés d’investir (site, nouvelle maquette), les comptes sont négatifs. Ils l’ont été en 2011, ils le seront en 2012. Mais com-ment le dire sans être inutile-ment alarmistes ? Comment vous mobiliser, lectrices et lecteurs – car il le faut ! –, sans répandre une inquié-tude qui n’est pas de mise ?

non, on n’est pas à la rue ! Mais si nous ne voulons pas connaître de graves difficul-

tés dans les années à venir, et si nous voulons continuer d’améliorer et de développer Politis, il nous faut changer d’économie. Pour le dire sim-plement : nous avons besoin de beaucoup plus d’abonnements. Le mode prélèvement auto-matique à 11 euros par mois étant pour nous le meilleur. La crise de la distribution conduit inexorablement à cette conclusion (1).Redisons-le une nouvelle fois : un exemplaire de Politis que vous achetez 3 euros en kiosque nous rapporte entre 85 centimes et 1 euro. Un exemplaire que vous payez 2,50 euros par abonnement en prélèvement automatique fait tomber un peu plus de 2 euros dans notre escarcelle. C’est, selon une expression que je déteste mais qui est ici parfaitement appro-priée, « gagnant-gagnant ».

Oui, me direz-vous, mais les distributeurs et les kiosquiers ? On ne les oublie aucunement dans ce raisonnement. Si demain Politis va mal, nous réduirons notre mise en place en kiosque. Si notre économie est un peu plus florissante, nous investirons davantage dans les kiosques, vitrine pour nous indispensable.

voilà donc les données du problème pour un journal « de la vraie gauche », une gauche sociale et écologique, qui n’est soutenue ni par une banque ni par un marchand de canons (à ceux-là, on ne demande rien !), et qui refuse toute publicité à caractère com-mercial. Lectrices et lecteurs, aidez-nous (2) ! Surtout si vous considérez que Politis fait entendre une voix originale. Une voix qui a pu être quelque peu étouffée quand tout le monde était contre Sarkozy, mais qui risque d’être beaucoup plus singulière dans les mois et les années qui viennent…

Il nous faut changer d’économie dans les années à venir. Pour le dire simplement, nous avons besoin de beaucoup plus d’abonnements.

– Comment ça va, Politis ?– On fait aller !

nos lecteurs

(1) Selon les chiffres récemment publiés par les coopératives de distribution, les ventes « presse » ont baissé, depuis 2007, de 15,9 % en valeur et de 22,1 % en volume (exemplaires vendus).

(2) S’abonner est simple comme la languette que vous trouverez en page 26. Ou en visitant notre site politis.fr. Il est également possible de nous soutenir par le truchement de « Presse et pluralisme » (voir page 13).

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 39

Page 40: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Culture

Généralement, quand on évoque un(e) artiste qui évolue « loin des sen-tiers battus », c’est que l’autoroute est

limitrophe. Avec Sandra Nkaké, l’expression creusée par l’usage reprend tout son sens. Chanteuse en tous genres, grande improvi-satrice improvisée, compositrice éclairée, conteuse fascinante, comédienne juste et sincère, gra-phiste à ses heures, elle défie les éti-quettes et les « créneaux » le plus naturellement du monde. « Mon public ? Il est très varié. Il y a des hip-hoppeurs, des fans de jazz, des fans de funk, de rock, de reggae, des grands bourgeois, des énarques, des ouvriers, des arti-sans… Tout le monde se croise, se mélange et finit par discuter, c’est assez magique. » Hors-piste, mais surtout pas loin des gens. Chaque concert de Sandra Nkaké se termine de l’autre côté du miroir, en discussion « frontale » avec la salle, « parce que finalement, quand j’amène mes enfants à l’école, quand je vais faire mes courses, quand j’écris des chansons et quand je vais voter, je suis la même personne. Il n’y a pas de différence, si ce n’est que sur scène je revêts l’habit du troubadour et essaie de m’effacer pour que les histoires des personnages puissent toucher les gens au plus près ».C’est que le talent brut et l’assu-rance féconde de Sandra Nkaké trouvent ancrage dans une his-toire faite de hasards et de ren-contres, tout en modestie. Rien, ou presque, ne destinait la Franco-Camerounaise à épouser la voie du chant, du moins à un tel niveau : « Au départ je vou-lais être journaliste, et puis prof d’anglais. Évidemment, j’ai tou-jours chanté, notamment sous ma douche [rire], mais je n’ai jamais pris un cours de musique ! Ce métier m’a choisie, et j’ai réussi à travers lui à réunir tout ce que j’aimais. Mais il m’a fallu pas mal d’auto galvanisation pour y parve-nir. » Elle, dont la voix émouvante

Troubadour touche-à-toutMusique

Artiste défiant joyeusement les étiquettes, Sandra Nkaké conçoit la musique comme un espace d’échange et de partage.

et grave, légèrement voilée, était initialement limitée au registre alto, d’un éclat de rire est propul-sée vers les aigus, et se découvre un ambitus beaucoup plus large que prévu. Depuis, l’exploitation de ce potentiel fait merveille.

De son enfance tourmentée entre Paris et Yaoundé, bercée par Manu Dibango, Francis Bebey, Miriam Makeba, mais aussi Chopin, Tom Waits, Nina Simone, Joan Baez ou Léo Ferré, il lui reste un talent inouï pour relier ces univers par-fois très différents et en faire une musique qui « communique des émotions, des questionnements sur comment on se construit, comment on essaie d’affirmer son unicité ».autrement dit, la musique n’est pas une fin en soi, mais un espace de partage où l’esthétique sert nécessairement un propos. C’est ce qu’elle montre aux côtés de l’inclassable Jî Drû notamment,

avec lequel elle monte le collec-tif Push Up ! en 2009. Et puis en solo, avec deux très beaux (et très dissemblables) albums à son actif, Mansaadi en 2008, et aujourd’hui Nothing For Granted (2012, Jazz Village).Chanter en anglais ? Une évi-dence quand on a grandi dans une famille bilingue, mais qui ne l’empêche nullement d’interpréter Brassens avec le tact de ceux qui savent que rien n’est acquis.

≥Lorraine Soliman

Concerts28 juillet, enclos de la Charité, Pertuis (dans le Vaucluse, festival Sun Art) ; 8 septembre, festival Black and Basque, Bayonne ; 13 octobre, La Cigale, Paris (festival Factory).

BENJA

MIN

COlO

MBE

l

40 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 41: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Par Christophe kantcheff

Il est des questions qu’on devrait se poser plus souvent. Par exemple : qu’est-ce qui hante le langage ?

Quels sont ses soubassements ? Questions étranges, énormes, qui furent, en son temps, travaillées par Roland Barthes, et qui devraient tous nous retenir, nous qui usons de cet outil trop souvent comme s’il était naturel.Un petit ouvrage vient nous y aider. Non pas une étude de linguistique. Pas vraiment un traité scientifique. Non, plutôt un livre d’exercices pratiques, d’expériences in vivo, de travail sur la bête pour lui faire rendre gorge, lui faire dire ce qu’elle ne veut pas avouer, lui faire cracher ce qu’elle a dans le gosier.Cela s’appelle la Chose et le Chaos (éditions Nous, 91 p., 12 euros). Son auteur : Jean-Claude Mattrat. On y lit par exemple ceci : « Trop salué/la posture/trop simulé/l’imposture ». Ou cela : « la langue/a nul égal/le cerveau/crée la vue/le doigt/dit l’ego/il pense/le pénis ».Quèsaco ? Des anagrammes. On prend un mot (ou deux ou trois), on mélange le tout (avec adresse), et hop, un autre en sort. Et le rapport entre les deux est souvent surprenant, drôle, éloquent. Les anagrammes disent l’inconscient de la langue. D’autres exemples ? « dans les nuages/l’anus des anges » ; « être du cru/réducteur » ; « un verre de terre/tendre rêveur ».Les plus politiques sont jouissifs : « le crétin est/le centriste » ; « la certitude/le dictateur » ; « l’identité nationale/détient l’aliénation » ; ou encore : « la sécurité/élu raciste ».Bref, on s’amuse avec Jean-Claude Mattrat, d’autant qu’il fait durer le suspense pour quelques expressions bien choisies dont il donne la solution anagrammatique à la fin du livre. Ainsi, le lecteur peut s’exercer à son tour. Ça tombe bien. C’est l’été.« Qu’est-ce qui hante le langage ? » La question devrait toujours être adressée aux poètes. La preuve. ≤≥

À flux détendu

DR

Cinéma

Sur un sujet aussi grave que l’infanticide, Joachim Lafosse réussit une mise en scène épurée.

ce n’est pas déflorer le film de dire qu’À perdre la raison raconte l’histoire d’un infan-ticide. Joachim Lafosse

efface tout suspense quant à l’is-sue de son récit ; là n’est pas l’en-jeu. Dès les premières images, dans une chambre d’hôpital, Murielle (Émilie Dequenne), ravagée par la douleur, parle d’enterrement au Maroc, puis quatre petits cer-cueils blancs apparaissent sur un tarmac d’aéroport. Après ce pro-logue, l’histoire reprend là où tout a commencé : quand Murielle et Mounir (Tahar Rahim) viennent de se rencontrer et sont tout à leur amour naissant.À perdre la raison donne à voir une descente aux enfers annon-cée ; comment, à partir d’un jeune couple à l’humeur joyeuse, les choses peuvent dégénérer au point d’aboutir à une tragédie absolue : une mère tuant ses quatre enfants. On a toutes les raisons de se méfier des films programmatiques qui foncent droit sur leur résolu-tion. Mais À perdre la raison n’a pas ce caractère contraint (le fait d’avoir d’emblée dévoilé son terme y contribue), et garde, de bout en bout, sa capacité à surprendre.Ce que le film montre à la per-fection, c’est la complexité des causes. Le piège qui va se refermer

sur Murielle et la faire sombrer ne relève pas d’un plan machia-vélique, ni même d’une mauvaise intention. En fait, la jeune femme se retrouve face à une intrication d’enjeux affectifs et matériels où elle n’a pas sa place.La configuration familiale dans laquelle pénètre Murielle en épousant Mounir en est le cadre. Mounir, dont la mère vit toujours au Maroc, est le protégé d’un médecin, André Pinget (Niels Arestrup), qui l’héberge et l’em-ploie comme secrétaire de son cabinet, le soulageant de tout problème financier.Des motivations psychologiques de Pinget – qui a aussi contracté un mariage blanc avec la sœur de Mounir afin qu’elle obtienne des papiers – rien n’est dit. On ne sait rien de sa vie par ailleurs. La générosité de cet homme s’accom-pagne d’une évidente situation de domination, qu’on peut quali-fier de « post-coloniale ». Quand, avant même le mariage, Murielle répond favorablement à la pro-position, faite par Pinget, de vivre sous le même toit que Mounir, c’est-à-dire chez le médecin, il est presque déjà trop tard.Murielle et Mounir acceptent les nombreux cadeaux que leur fait Pinget et s’enfoncent toujours plus

dans une dépendance. Quand la jeune femme pressent – alors qu’elle a déjà donné naissance à deux enfants – qu’il est temps de prendre le large, de vivre de façon autonome, Mounir est dans l’in-capacité de résister à la réaction véhémente de son mentor.Si André Pinget se révèle être un pôle de négativité, Niels Arestrup l’interprète avec une extraordi-naire ambivalence (ou ambiguïté), accordant à son personnage une forme d’altruisme et une forte affection pour Mounir. Tahar Rahim, loin de son personnage du Prophète, où il faisait déjà tandem avec Niels Arestrup, compose avec nuances un amoureux trop faible pour ne pas laisser s’impo-ser un système patriarcal dont, en tant que « fils », il demeure le protégé. Émilie Duquenne est très impressionnante dans la peau de cette femme écrasée, niée, vouée à s’occuper seule de ses quatre enfants, épuisée, et finalement perdant pied.Outre ce formidable trio d’acteurs, Joachim Lafosse reste toujours dans une épure de mise en scène, malgré un tel sujet. À preuve, la séquence la plus déchirante du film : Murielle est seule au volant de sa voiture et chantonne « Femmes, je vous aime », de Julien Clerc, que diffuse la radio. Mais peu à peu les paroles de la chanson, qui la renvoient à sa situation, la font craquer. Elle s’effondre. Tout est dit.

≥Christophe kantcheff

À perdre la raison, Joachim Lafosse, 1 h 50. En salles le 22 août.

Une mère à la dérive

Le film montre à la perfection l’enchaînement des causes qui mène au drame. VERSUS

PRODUCTION/

KRIS DEWITTE

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 41

Page 42: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

CultureCultureCulturecinÉmALussasLa 24e édition des États généraux du documentaire, qui se tient à Lussas (Ardèche) du 20 au 25 août, aura notamment pour point fort une réflexion sur la critique. Lors d’un séminaire intitulé « Nécessité de la critique ? » qui se déroulera sur trois jours, les six critiques invités – Emmanuel Burdeau, Jean-Louis Comolli, Antoine Guillot, Cédric Mal, Sylvie Pierre et Christophe Kantcheff – évoqueront avant tout leur pratique personnelle, en tentant de faire aussi le point sur leur vision du cinéma, et sur leur place dans « une histoire de la critique qui ne peut être séparée de l’histoire du cinéma ». Deuxième point fort, une réflexion sur les rapports entre le cinéma et la musique, avec projections de films, débats entre réalisateurs et musiciens, et une table ronde sur les dispositifs d’aide nationaux et régionaux à la musique originale.États généraux du film documentaire, Lussas, du 20 au 25 août. www.lussasdoc/org

Comme un hommeLe cinquième long-métrage de Safy Nebbou, Comme un homme, est tiré d’un roman de Boileau et Narcejac

(l’Âge bête). Le cinéaste a su en garder toute la tension dramatique, en particulier l’engrenage infernal dans lequel se laisse prendre le jeune Louis

(Émile Berling), complice passif de l’enlèvement d’une prof d’anglais (Sarah Stern) de son lycée. Celui-ci ne devait durer qu’une journée, pour faire peur à l’enseignante, mais les circonstances en décident autrement. En contrepoint, la relation entre Louis et son père (Charles Berling, son père aussi dans la vie), le proviseur du lycée, est faite de lourds non-dits et de vraie tendresse. Comme un homme est un bon film noir, où les nuits inquiétantes se déroulent non pas dans des impasses louches mais dans des marais déserts qu’on traverse en barque, sous la pluie drue, silencieusement. Et où le « bourreau malgré lui », que la victime a toutes les raisons de craindre, se retrouve dans une situation peu enviable.Comme un homme, Safy Nebbou, 1 h 35 (en salles le 15 août).

Architecture

La Tendenza, un nouveau dialogueExposition sur le mouvement architectural italien entre les années 1960 et 1980.

i ls se voulaient une « ten-dance ». L’exposition sur le groupe architectural italien

emmené par Aldo Rossi, présentée au Musée national d’art moderne (Mnam), intitulée La Tendenza. Architectures italiennes 1965-1985, est d’abord le résultat d’une immense collecte, deve-nue collection, de dessins et de maquettes d’architecture depuis une vingtaine d’années. La plus grande au monde, avec plus de 10 000 œuvres.Parmi celles-ci, près de 4 000 concernent la seule architecture en Italie, résultat du travail pas-sionné de recherche mené auprès des architectes transalpins (ou de leurs héritiers) par Concetta Collura, commissaire associée de l’exposition, aux côtés de Frédéric Migayrou, directeur adjoint du Mnam en charge de son Centre de création industrielle.Pourquoi une si grande part des archives italiennes a-t-elle atterri

au Centre Pompidou ? C’est qu’il n’existe aucun musée ou insti-tution d’une telle importance en Italie, capable de conserver, restaurer et surtout montrer ces documents. Sans oublier les sus-ceptibilités identitaires de certains architectes, souvent réticents à voir leurs archives rejoindre le fonds d’une autre région…Les 250 dessins et objets exposés du groupe La Tendenza, qui eut pour figure tutélaire Ernesto N. Rogers, architecte de la reconstruction après-guerre, donnent d’abord à voir un mouvement collectif ouvert aux débats intellectuels de son temps. Dans l’une des pre-mières salles – à côté des planches à la mine de plomb ou aux pastels gras –, sont montrés les liens de ce courant architectural engagé à gauche avec l’existentialisme, Gramsci, l’École de Francfort ou la nouvelle critique marxiste.Cette attention aux autres sciences sociales ne contredit pas toute-fois l’idée-force de La Tendenza, « l’auto nomie de l’architecture », rompant là avec la notion d’avant-garde « moderne » liée organique-ment à des mouvements politiques : celle de l’architecture fasciste mais aussi celle du « réalisme socialiste ». La Tendenza leur oppose un

nouveau « dialogue » avec l’his-toire. Sans rejeter cet héritage, les architectes réintroduisent des élé-ments traditionnels de l’architec-ture italienne, de l’Antiquité à la Renaissance. D’où la réapparition, au-dessus ou en soutien de qua-drilatères en béton armé, de toits obliques aux petites croisées, de tourelles, de clochers, de colonnes circulaires… Une réinterprétation, selon Aldo Rossi – comme il le sou-lignait dans son ouvrage-manifeste l’Architecture de la ville (1966) –, de la discipline comme « construc-tion de la ville dans le temps ».L’exposition, qui s’arrête à l’an-née 1985, donne surtout à voir des dessins, parce que les membres de La Tendenza ont finalement peu ou tardivement construit. Leurs réalisations annoncent clairement l’avènement de l’architecture post-moderne – bien qu’Aldo Rossi ait refusé cette étiquette, préférant celle de « rationaliste » – , aux réalisa-tions souvent critiquables.On peut regretter que l’exposi-tion, qui montre aussi des clichés des constructions les plus emblé-matiques (comme le Centre d’art contemporain de Vassivière, en Limousin, l’une des rares réali-sations d’Aldo Rossi en France), n’esquisse pas une critique de ce que les architectes de La Tendenza ont contribué à initier. Il reste qu’elle propose au visiteur un voyage dans l’évolution des villes et des formes, voulue par une « ten-dance » qui tenta d’embrasser lien social, lien culturel et politique, sans oublier le mouvement des idées d’une période féconde.

≥olivier Doubre

Cimetière de Nice

(version 2), Alpes-

Maritimes, 1983 (projet

partiellement réalisé), de Paola

Chiatante, Aldo Coacci,

Gabriella Colucci, Roberto Mariotti

et Franco Pierluisi.

La Tendenza Exposition

jusqu’au 10 septembre.

Catalogue La Tendenza.

Architectures italiennes 1965-

1985, Frédéric Migayrou (dir.), préface d’Alfred

Pacquement, Éd. du Centre

Pompidou, 160 p., 29,90 euros.

PHIl

IPPE

MIg

EAT/

gEO

RgES

MEg

UER

DITCH

IAN. C

ENTR

E PO

MPI

DOU, M

NAM

-CCI

/DIS

T.RM

N-g

P

42 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 43: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Théâtre

Les Femmes savantes de Molière, au château de Grignan (26) jusqu’au 18 août. www.ladrome.fr

Des précieuses pas si ridicules

Pour les Fêtes nocturnes de Grignan, le Québécois Denis Marleau tire les Femmes savantes vers les années 1950.

tenues légères, sautille-ments d’allégresse et lourdes valises portées par des valets : tout, dans l’en-

trée en scène des comédiens de la compagnie UBU dirigée par Denis Marleau, a un air de vacances. De bourgeoisie aussi, dont témoigne le raffinement des jupes gonflantes, des parures féminines et du négligé savant arboré par les hommes, grâce au superbe travail de la cos-tumière Ginette Noiseux.Ce travail permet de situer ces Femmes savantes dans les années 1950, sans que soient néces-saires des symboles trop expli-cites propres à cette époque bien différente du XVIIe siècle qui vit naître les œuvres de Molière. C’est donc tout en finesse que le metteur en scène québécois fait traverser les époques aux femmes éprises de savoir et de liberté dépeintes dans la fameuse comédie de mœurs.

En faisant des personnages des villégiateurs, des estivants dans leur résidence secondaire, Denis Marleau inscrit la pièce dans le règne du temporaire, où l’on se pique d’érudition comme on adopte une nouvelle mode. Où le temps est suspendu pour laisser place au règne du transitoire, de tous les possibles. Dans cet espace-temps, Armande (Noémie Godin-Vigneau) et Henriette (Muriel Legrand), les deux filles de la famille de vacan-ciers, ont tout loisir d’entraîner leurs proches dans leurs méandres sentimentaux et dans leur fantaisie dix-septiémiste.C’est bien l’apparence d’un jeu que produit le décalage entre le côté rétro des costumes et le fran-çais classique parfaitement maîtrisé par les dix comédiens québécois. Le port d’un joli maillot de bain aidant, la prise de parole d’Armande qui rompt le silence pour entamer la

première scène a tout l’air d’un effet de style, d’une petite extravagance de jeune femme portée sur la littéra-ture et sur l’art de la représentation. Une théâtralité qui, au fil des actes et des dialogues, sans s’estomper, devient aussi naturelle que la pré-sence d’un masque dans une tragé-die grecque. Grâce à la truculence du jeu, qui verse dans la caricature sans tomber dans le ridicule.Types plus que personnages bien individualisés, les membres de la famille qui se déchire chez Denis Marleau réactivent à leur manière la question de l’éducation des femmes. Certes, leurs attitudes tournent en dérision les précieuses ridicules comme le faisait Molière, mais aussi l’arbitraire des rôles sociaux imposés à chacun. Ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. La présence de deux jongleurs dans le rôle de valets participe discrètement de ce parti pris. Les changements de décor donnent à ces circassiens l’occasion de petits numéros, sortes de pieds de nez à la comédie domestique qui se joue devant eux.

Hommes et femmes, jeunes et vieux sont donc entraînés dans la même joyeuse raillerie. La mère Philaminte (Christiane Pasquier), sa sœur Bélise (Sylvie Léonard), sa fille Armande et leur maître à penser Trissotin (Carl Béchard) sont à peine plus chargés que les autres. Pourtant grandes amatrices de philosophie et désireuses de se placer au faîte de la vie intellectuelle de leur société, les trois femmes ne parviennent qu’à s’entourer d’un fragile vernis de culture mis à mal par le groupe antagoniste composé d’Henriette, de son père Chrysale (Henri Chassé) et du frère de celui-ci, Ariste (Bruno Marcil), critiques du pédantisme et partisans d’un mode de vie terre à terre.L’objet du conflit : le mariage d’Henriette. Que le premier parti veut conclure avec le préten-tieux Trissotin, et le second avec Clitandre, ancien prétendant d’Armande et à présent amoureux de sa sœur. Opposés par leurs jeux très différents, l’un maniéré, l’autre tout en bonhomie et en noncha-lance, les deux groupes incarnent des positions tranchées qui par-courent les siècles sans s’arrêter.Et sans s’altérer. Le stéréotype de la femme au foyer continue d’être concurrencé par celui de la femme émancipée. Tout comme le monde de la culture ne cesse d’être méprisé par ceux qui s’en sentent exclus. Ce qui fait des Femmes savantes de Denis Marleau un parfait car-refour entre la cour du Roi-Soleil et les années 1950, en France ou au Québec. Les deux pays ont vu naître en même temps les prémices de la libération de la femme.Ces rencontres de cultures et d’époques offrent une richesse interprétative et assoient la réus-site de cette mise en scène. Après son brillant passage à la Comédie-Française avec Agamemnon de Sénèque, Denis Marleau confirme sa capacité à s’approprier tous types de pièces, alors qu’il avait jusqu’ici privilégié des auteurs contemporains, comme ceux de l’OuLiPo.

≥Anaïs Heluin

Entre ceux qui se veulent cultivés et les

autres, se joue une guerre

souterraine qui traverse

les époques.ClAIRE MATRAS

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 43

Page 44: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

sÉnÉgaL Expulsées de Mauritanie en 1989 parce que noires, des milliers de personnes refusent de regagner leur pays : le retour de 24 000 compatriotes, organisé depuis 2008 par le HCR, est un échec cinglant.

Des réfugiés pris au piège

un message bref sur une boîte vocale : « Nous sommes en grève. Pouvez-vous nous rappeler ? » Ils ont débar-

qué à une centaine le 19 juin, la veille de la Journée mondiale des réfugiés, pour installer un camp de fortune devant le bureau régional du Haut-Commissariat aux réfu-giés des Nations unies (HCR), à Dakar. Au bout du rouleau… Ils sont Mauritaniens, réfugiés au Sénégal depuis 1989.en avril de cette année-là, une altercation mortelle entre éleveurs des deux côtés du fleuve Sénégal, qui délimite la frontière entre les deux pays, fournit à Nouakchott, capitale de la Mauritanie, l’occa-sion de déclencher une véritable épuration ethnique. Dans ce pays sahélien tracé à la règle par les lubies de la colonisation et de la déco-lonisation, indépendant depuis

1960, la cohabitation est délicate entre Négro-Mauritaniens mino-ritaires (30 % de la population), principalement installés au Sud, et Arabo-Berbères du Nord (70 % de la population), qui détiennent les rênes politiques et économiques.En 1989, les haines raciales atteignent un paroxysme. Sur ordre du régime de Maaouya Ould Taya, militaire arrivé au pou-voir par un coup d’État, les forces de l’ordre raflent quelque 300 000 Peuls, Wolofs et Soninkés, au pré-texte qu’ils seraient sénégalais (1), et les expulsent de l’autre côté du fleuve. Dans le Sud, des villages entiers sont vidés et débaptisés du jour au lendemain. Un « délit de peau noire » conduit à la confis-cation des terres, des maisons, des cheptels de dizaines de milliers de familles négro-mauritaniennes,

pour les attribuer, le plus souvent, à des Haratins, classe d’anciens esclaves maures affranchis.La rive gauche du fleuve Sénégal a compté jusqu’à 250 camps de réfugiés mauritaniens. Ces

« Pa les t in iens d ’ A f r i q u e d e l’Ouest » n’obtien-

dront jamais de mobilisation en leur faveur. Le bref conflit frontalier de 1989 s’apaise, mais l’abcès s’ins-talle. En novembre 2007, alors que la Mauritanie est, pour la première fois depuis trois décennies, dirigée par un civil démocratiquement élu, Sidi Ould Abdallahi, un accord est péniblement signé entre les deux pays ainsi qu’avec le HCR pour organiser le retour des déportés. Il est prévu de les réintégrer pleine-ment dans leurs droits.Malgré les inextricables imbroglios qui se dessinent, une centaine de

Mauritaniens acceptent, le 29 jan-vier 2008, de prendre le bac qui les dépose à Rosso, « chez eux » (2). À ce jour, 24 000 d’entre eux ont suivi le même chemin, selon le HCR. Mais 14 000 Mauritaniens ne sont pas rentrés, et vivent prin-cipalement au Sénégal. Certains ont accepté l’échappatoire offerte par Dakar : prendre la nationalité sénégalaise. En vingt-trois ans, ils ont fait le deuil du retour comme ils ont pu, trouvé localement quelques moyens de subsistance. De nom-breux enfants sont nés rive gauche du fleuve, où leur scolarité s’est engagée en langue française, celle dont la population noire a hérité du colonisateur.mais nombreux sont ceux qui n’ont pas cru aux belles pro-messes de « leur » gouvernement, exigeant des garanties fortes pour quitter le sol sénégalais. « Une fois rentrés, nous n’aurons plus aucun recours, nous n’existerons plus, ni pour le HCR ni pour la commu-nauté internationale », grondait, il y a quelques mois, Aldiouma Cissokho, 61 ans, porte-parole respecté d’une grande partie de ces Mauritaniens combatifs. « On fait régulièrement mine d’oublier les circonstances iniques qui nous ont conduits ici ! Nous voulons sim-plement être rétablis dans l’inté-gralité de nos droits et possessions. Ni plus ni moins. »La révolte de cet ancien fonction-naire des affaires maritimes de Nouadhibou est intacte, comme la blessure profonde de sa dépor-tation, le 5 mai 1989, en pleine nuit, sans argent ni papiers. Interrogatoires, pillages, meurtres ; villages rasés, familles séparées, papiers brûlés… Mamadou, Fatima, Ibrahima, Daly, Boubacar, Ousmane racontent la plus aveugle des violences d’État. Nombre d’entre eux sont déjà retournés clandestinement au pays, pour évaluer la situation ou visiter des proches qui, eux, n’ont pas été expulsés, sans que l’on comprenne pourquoi. Puis ils reviennent au

La région de Ndioum, au nord du Sénégal, compte encore plusieurs milliers de réfugiés mauritaniens, vingt-trois ans après leur déportation brutale. P. PIRO

rEPorTAGE

44 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 244 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Magazine

Page 45: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Sénégal : le précieux récépissé du HCR attestant de leur statut de réfugié est souvent leur unique bouée. L’assistance humanitaire à leur égard s’est effilochée, les réfu-giés privilégient leurs réseaux de solidarité. Mais le bout de papier onusien représente l’espoir d’être encore considéré par les autorités sénégalaises ou le HCR.Aldiouma Cissokho mène une grève de la faim. Son état a déjà nécessité quatre jours d’hospitalisa-tion, mais, dès sa sortie, il a rejoint ses camarades devant le bâtiment du HCR. « Nous voulions rentrer dans la sécurité et la dignité, mais, aujourd’hui, nous concluons que ce n’est pas possible. La situation de nos compatriotes rapatriés est effroyable, l’accord tripartite n’a pas été appliqué. »L’éclaircie mauritanienne a été de courte durée. Abdallahi a été ren-versé en août 2008 par les mili-taires, qui ont recommencé, par des moyens insidieux, à marginaliser la population noire : arabisation de la langue de l’administration et de l’éducation, qui défavorise les Négro-Mauritaniens historique-ment francophones ; et, depuis mai 2011, le recensement de la population, prévu par le nouveau code civil adopté fin 2010, est mené selon un système discriminatoire, comprenant des questions « uniquement réservées aux Noirs », aux-que l s i l e s t demandé de fournir des pièces administratives inaccessibles (3).Après la déportation physique, la déportation administrative ? C’est l’analyse du mouvement « Touche pas à ma nationalité », créé pour l’occasion. « Nous ne supportons plus le racisme d’État ! », s’élève Abdoulaye Birane Wane, coordina-teur, arrêté à plusieurs reprises en raison de son engagement.Il y a six mois, il a conduit une mission dans la région méridio-nale de Brakna, où sont situés les camps de Houdalaye et Dar Salam, créés pour accueillir les rapatriés du Sénégal. « Ils vivent à 8 000 dans des conditions extrêmes. Ils manquent de soins et d’eau, ils doivent financer un forage sur leurs propres deniers. Certains vivent à quelques mètres seulement de la terre et de la maison dont ils ont été spoliés ! Une poignée seulement de fonctionnaires ont été réintégrés. Des enfants tra-

« Ici c’est la famine, là-bas la mort »Le village de réfugiés mauritaniens Arifounda-Beylane, au Sénégal, ne reçoit plus d’assistance du HCR depuis 1996.

L a charrette circule depuis deux bonnes heures sous une lune

voilée. La piste sableuse à peine marquée est faiblement éclairée, mais c’est largement suffisant pour le conducteur. Il connaît toutes les ornières, les zones maréca-geuses, les touffes d’épineux où il faut bifurquer. Les lumières de Ndioum, l’une des principales villes du département septentrional de Podor, ont disparu depuis long-temps. La région, qui fait face à la province mauritanienne de Brakna, l’une des plus dévastées par les déportations de 1989, a accueilli le gros des quelque 250 camps de réfugiés consti-tués à l’époque.Le fleuve Sénégal n’est plus très loin. Dans le silence d’un théâtre d’ombres surgissent enfin la trentaine de cases d’Arifounda. Ou plutôt Arifounda-Beylane : les réfugiés mauritaniens ont adopté la coutume de baptiser les sites sénégalais où ils s’ins-tallent du nom de leurs anciens villages, généralement ara-bisé par leurs nouveaux occu-pants. Dans les premiers temps, Arifounda avait été planté sur la rive même du fleuve, d’où ses habitants pouvaient distinguer Beylane de l’autre côté. Le risque

d’escarmouche les a convaincus de déplacer un peu vers l’intérieur des terres leurs cases en banco (terre crue).Les habitants ont préparé la visite. Depuis 1996, le HCR ne leur fournit plus d’assistance, leur dénuement est total, mais le thé de l’hospita-lité est au rendez-vous. Le matin, les enfants traversent la rivière Gayo puis parcourent les deux kilomètres qui les séparent de l’école sénégalaise. En guise de salles de classe, deux cabanes de branchages qui font honte à l’instituteur. Mais les enfants mauritaniens n’en font pas grand cas : francophones, ils suivent là des cours dispensés en français, alors que dans l’ancienne Beylane, l’arabe a été imposé comme langue d’enseignement.Les moyens de subsistance sont extrêmement limités. Il n’y a pas de terres disponibles à Arifounda-Beylane ; les réfugiés, des plus jeunes aux plus vieux, prêtent leurs bras à des cultivateurs séné-galais locaux. « Un calvaire… Nous recevons un dixième des sacs de grains récoltés, explique l’un des responsables de la petite commu-nauté. Ici, c’est la famine ; là-bas, c’est la mort. »

≥P. P.

versent le fleuve pour aller étu-dier en français au Sénégal, et regagnent la Mauritanie tous les soirs. » À peine 1 600 de ces réfu-giés auraient récupéré des papiers d’identité. L’antenne du HCR à Nouakchott garde le silence.À Dakar, ils n’étaient plus qu’une trentaine, mi-juillet, à pour-suivre la grève de la faim. Grâce à quelques médias locaux, leur drame est un peu sorti de l’anony-mat. Ils réclament de pouvoir être réinstallés dans un pays tiers, en Amérique du Nord, en Australie, en Scandinavie… Leur stratégie : impliquer plus fortement le Sénégal, qui veut éviter la surenchère avec son ombrageux voisin, afin qu’il se déclare officiellement en incapa-cité d’entretenir plus longtemps ces milliers de réfugiés sur son sol. La représentation dakaroise du HCR oscille entre gêne et agacement. « Le pouvoir de décider d’une réinstallation est entre les mains des pays d’accueil potentiels. Les grévistes de la faim doivent com-prendre qu’il n’existe pas de pays nommé “HCR”. On ne peut pas rester réfugié toute sa vie, à un moment, il faut choisir. »Interdictions de travail, blocages administratifs, les témoignages abondent d’entraves à l’accès à une vie tout juste normale. La gendar-

merie sénéga-laise commence à tiquer devant les récépissés du HCR, arguant qu’« il n’y a plus de réfugiés

mauritaniens au Sénégal » : l’opé-ration « retour » est officiellement close depuis avril dernier, même si « n’importe qui peut encore rentrer dès qu’il le souhaite, accompagné par nos services », affirme-t-on au HCR à Dakar.Il y a quelques mois, Aldiouma Cissokho tentait d’aider une jeune compatriote peule, qui a décro-ché au Sénégal une bourse du Haut-Commissariat pour devenir agent de santé. Mais impossible, sans papiers, de passer l’examen final. Un fonctionnaire onusien a reconnu l’impuissance du HCR : « La meilleure solution pour eux serait de prendre la nationa-lité sénégalaise. » Sempiternelle conclusion, qui excède les grévistes de la faim : « Ce serait piétiner notre conscience, donner raison aux violeurs de droits humains. Nous sommes peut-être misé-rables, mais cohérents. »

≥Patrick Piro

(1) Ce qui était vraisembla-blement le cas pour un tiers d’entre eux, généralement commerçants dans les villes.(2) Voir Politis n° 988, du 7 février 2008.(3) Datant souvent de l’époque où l’ancienne colonie était administrée par Saint-Louis, au Sénégal.

« Les grévistes de la faim doivent comprendre qu’il n’existe pas de pays nommé HCr. »

Dans le village d’Arifounda-Beylane, près du fleuve Sénégal, la famille d’Abou Mamadou Thiam, comme la plupart des habitants, vit dans un grand dénuement. P. PIRO

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 452 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 45

Magazine

Page 46: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Sur les toits de New York. Espaces cachés à ciel ouvert, Alex MacLean, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bruno Gendre, Dominique Carré Éditeur/La Découverte, 240 p., 42 euros.

Manhattan, la conquête des toits

Vous connaissiez New York (peut-être) ? Vous n’avez pas idée de la ville que nous fait découvrir Alex MacLean.

Une Big Apple que vous ne visiterez jamais qu’en feuilletant son dernier ouvrage : Sur les toits de New York. Espaces cachés à ciel ouvert. Des jardins pour mariages, des hectares de panneaux solaires, des piscines, des espaces de gym et de jeu, des bosquets, des coursives herbues, d’immenses potagers,

Une exceptionnelle étude photographique de la « cinquième façade » de New York : un monde parallèle au sommet des gratte-ciel.

Les 4 000 m2 de la Brooklyn Grange Rooftop Farm sur un immeuble construit en 1919 pour la Standard Motor Products. Objectif : démontrer que les potagers de toit améliorent la qualité de vie urbaine.

des œuvres d’art visibles du ciel uniquement, des promenades ombragées, des enclos privatifs, des oasis suspendues, des expositions de sculptures… Une mosaïque d’espaces à dominante verte, qui disputent leur place au soleil à tout un bric-à-brac technique qui n’en fait rien – bouches d’aération, cheminées, réservoirs d’eau.Et ça palpite : ces enclaves sont sillonnées de marcheurs, pavées de corps bronzants,

46 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 47: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Manhattan, la conquête des toits

Le Diana Center du Barnard

College a obtenu la certification

Gold LEED ® en partie grâce à son toit végétalisé de

260 mètres carrés, qui offre aussi un

nouvel espace public de plein air.

Une piscine sur un toit ?

Aberrant, étant donné

le poids de l’eau... Elles

sont pourtant légion.

parfois bondées de convives, ouvertes sur le ciel et une ligne d’horizon dont les « rampants » sont privés, engoncés entre les tours au ras du bitume.En forêt, la canopée concentre l’essentiel de la vie. New York, nous montre MacLean, semble en voie de comprendre aussi cette loi : sur les toits, un maximum de soleil et d’eau.Artiste-photographe, il shoote le plancher états-unien depuis plus de vingt ans de l’avion qu’il pilote, et il atteint là un sommet de son art : une révélation visuelle, esthétique, urbaine et sociale.macLean domine magistralement une difficulté technique propre à cette ville : la foison des lignes et des volumes, propres à brouiller la lecture des images. MacLean en joue, choisissant avec soin ses lumières, les ombres qui débouchent les plans, réalisant des cadrages géométriques au millimètre. Quand les focales écrasent les perspectives, les New-Yorkais apparaissent perchés sur les étages innombrables d’une ville à la Mœbius.L’artiste ne se contente jamais d’esthétique. Il effectue également une collecte scientifique qui l’autorise à proposer une typologie de l’urbanisation anarchique de la « cinquième façade » de la ville : lieux de repos, d’usages collectifs, d’usages multiples, production d’énergie, espaces verts… La preuve que New York s’est dotée d’un véritable programme « toits », pour ces surfaces en jachère représentant un tiers de l’emprise du béton au sol. La végétalisation climatise naturellement les bâtiments et absorbe une partie des précipitations, qui n’iront pas engorger les égouts.Puis on se trouve peu à peu saisi par une autre trame de la peinture, sociale celle-ci. L’œil, d’avion, est souvent voyeur : les hôtes des toits n’ont pas l’habitude d’être soumis à un regard plongeant. On y distingue souvent une élite. L’espace coûte cher, sur les toits comme au sol. Certains plans parfaitement verticaux superposent, saisissants, la volupté frivole d’une piscine de luxe aux décors trash de la rue surplombée. Deux mondes étanches, chacun sur son isocline.Parfois, c’est juste un microjardin, qui force le passage à travers la laideur industrielle comme le cri vital de l’urbain refusant d’étouffer plus longtemps.

≥Patrick Piro PHOTO

S : D

OMIN

IqUE

CARR

é éD

ITEU

R/lA

DéC

OUVE

RTE

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 47

Page 48: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

Politis Courrier des lecteurs, 2, impasse Delaunay, 75011 Paris. Fax : 01 43 48 04 00. e-mail : [email protected] Courrier

gôche » pousse dans la même direction. Le

recul de la démocra-t i e d a n s c h a q u e n o u v e a u t ra i t é ne l e s g ê n e pas outre mesure et, en 2008, ils ont préféré trahir le peuple plutôt

que d’imposer une renégociation. En 2012, ils s’apprêtent à faire de même, plus proches de Merkel et du Pasok que du peuple grec et des peuples européens.Il est temps de se rendre à l’évi-dence, le libéralisme européen est bien la ligne politique du PS. En 2012, parler de « malédiction », c’est plus que de la complaisance, c’est de la complicité. Je n’attends pas cela de Politis.

≥Jean-François Bourdin

Si nous remercions notre lecteur pour sa vigilance, nous tenons aussi à le rassurer : ce titre, « La malédiction des socialistes », était à prendre au second degré. Il soulignait avec ironie la difficulté des socialistes, vis-à-vis de la politique européenne, à passer des paroles de campagne électorale aux actes.

Après le dis-cours de politique g é n é r a l e d u P r e m i e r ministre, prononcé le 3 juillet, les réactions à gauche ont été bien faibles.Certes, se sont dégagés de ce dis-cours des points positifs : pas de hausse de la TVA, abandon de la TVA « sociale », tranche supé-rieure à 75 %. Mais quid de la progressivité de l’impôt sur le revenu, de l’examen des taux de TVA, de l’exonération des pro-duits de première nécessité, ou de la question de la chasse aux fraudeurs ? On nous a dit (à peu près) : « Il y aura une nouvelle fiscalité pour le budget 2013 », avec le basculement de cotisations patronales sur la CSG.Alors là, bravo ! L’opinion publique a été anesthésiée. Il ne s’agit plus de contributions

directes (IR) ou indirectes (TVA) mais d’un impôt fort teinté d’au-torité. Sans recours.Alors pourquoi le gouvernement ne jouerait-il pas plutôt cette donne : favoriser la compétitivité des entreprise au nom de l’em-ploi ? Avec honnêteté, si du moins on peut en attendre de ces groupes déclarant à l’étranger leurs béné-fices en y cherchant le moindre coût. Il faut donc craindre que

« donner du sens à la rigu-eur » n’agisse en leur faveur. Et si l’on a pu dire que notre p a t r o n a t e t notre gouver-nement pour-raient élever une statue à Maurice Lauré, l’inventeur de la

TVA, ne pourrait-on y ajouter un jour une statue à Rocard, l’inven-teur de la CSG ?

≥yves Le Stir

Merci à Politis et à Patrick Piro pour leur venue à Notre-Dame-des-Landes en ce début juillet, et pour le reportage

paru dans le n° 1212, du 19 juillet : solide état des lieux sur une situation complexe , évolutive, et point utile sur les bri-colages qui vont tenter de

« passer en force » sur la question des zones humides. L’important est bien là !Ce n’est pas vraiment le cas pour

L e t i t r e d u n° 1210 et de l’ar-ticle de Michel Soudais (« La malédiction des socialistes ») laisse entendre que le PS serait en quelque sorte « victime ».On se demande bien victime de quoi ! Après deux décennies d’ac-ceptation docile puis de contribu-tion enthousiaste au projet libé-ral, comment pourrait-il encore bénéficier du doute ? Ces pauvres « socialistes » n’auraient-ils pas les

moyens de lire Keynes, Polanyi, Galbraith, Stiglitz, Krugman, les Économistes atter-rés ou le CADTM ? Allons donc ! Non ! Leurs think tanks et les économistes qu’ils s’attachent embrassent sans honte l’ordo-libéra-lisme promu par la droite allemande et ses complices. C’est leur choix. Depuis le célèbre « Vive la crise », leur presse « de

Abonnement webà partir de 8 e par mois*www.politis.frPaiement sécurisé - *Voir conditions

Pensez-y !

≥≥≥En kiosque Pour connaître le point de vente le plus proche de votre domicile, de votre lieu de travail ou même de votre lieu de vacances ; si vous souhaitez que votre marchand de journaux soit approvisionné sous huitaine, appelez le : 01 42 46 02 20(du lundi au vendredi de 10 h à 17 h)ou envoyez un courrier électronique à [email protected] site de Presstalis indique également où trouver Politis : www.trouverlapresse.com

Pour toute question concernant votre abonnement papier ou web, contacter Cécile Cich (Everial CRM) par téléphone au 01 44 84 80 59, ou par courriel [email protected]

48 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Page 49: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

le bref encadré intitulé « Trop de projets inutiles » : d’abord, il s’agit du 2e Forum « contre » « les » grands projets inutiles imposés, et non pas « des » ; ensuite, comme annoncé sur toutes les affiches, il s’agissait du 2e Forum « euro-péen » (un point mondial sur la problématique aura lieu dans le

cadre du FSM de Tunis en 2013) : si nous avons accueilli avec intérêt des délégations hors Europe, c’est parce que cette dimen-s i o n e u r o -péenne n’était pas é t ro i t e -

ment européo-centrée, mais cor-respondait mieux à l’état de nos forces, largement sollicitées par l’actualité locale ; enfin il s’agis-sait d’un forum thématique du Forum social mondial, donc il s’inscrivait dans une perspective clairement globale et mondiale, pour la défense des terres nour-ricières et de ses paysans, pour la justice climatique, sociale, envi-ronnementale, pour la transition énergétique… […]Faire ce forum à Notre-Dame-des-Landes situait une fois de plus notre lutte locale dans son cadre général. Et s’attaquer à ces projets, se fédérer pour refuser la fuite en avant qu’ils représentent, c’est engager des luttes possible-ment gagnantes ! Comme à Notre-Dame… même si ça demande encore des années d’efforts

≥Geneviève Coiffard-Grosdoy

Politis 2, impasse Delaunay 75011 Paris Tél. : 01 55 25 86 86 Fax : 01 43 48 04 00 www.politis.fr [email protected] Fondateur Bernard Langlois

Politis est édité par Politis, société par actions simplifiée au capital de 941 000 e. Actionnaires Association Pour Politis, Christophe Kantcheff, Denis Sieffert, Pascal Boniface, Laurent Chemla, Jean-Louis Gueydon de Dives, Valentin Lacambre

Président, directeur de la publication et de la rédaction Denis SieffertRédacteur en chef Christophe Kantcheff (85)Rédacteurs en chef adjoints Thierry Brun (87), Michel Soudais (89)

Rédaction Olivier Doubre (91), Ingrid Merckx (70), Patrick Piro (75) (chefs de rubrique) ; Gilles Costaz, Marion Dumand, Pauline Graulle (75), Denis-Constant Martin, Jean-Claude Renard (73), Christine Tréguier, Claude-Marie Vadrot, Jacques Vincent.

Web Christophe Kantcheff (85), Erwan Manac’h (92).Architecture technique web Grégory Fabre (Terra eco) et Yanic Gornet.

Conception graphique Clémence KnaebelPremière rédactrice graphiste Isabelle PotelRédacteurs graphistes Marion Geoffray, Claire Le Scanff-Stora (84), Jérémie SieffertCorrection et secrétariat de rédaction Marie-Édith Alouf, Pascale Bonnardel, Jérémie Sieffert.

Administration-comptabilité Isabelle Péresse (76)Secrétariat Brigitte Hautin (86)Publicité-promotion Marion Biti (90) [email protected]

Impression Rivet Presse Édition BP 1977, 87022 Limoges Cedex 9 - Imprimé sur papier certifié PEFC

Service abonnement Politis 18-24, quai de la Marne, 75164 Paris Cedex 19 Tél. : 01 44 84 80 59. Fax : 01 42 00 56 92. [email protected] Abon. 1 an France : 147 euros

Conseil Distribution-Diffusion K.D. 14, rue des messageries 75010 Paris Tél. : 01 42 46 02 20 Fax : 01 42 46 10 08 www.kdpresse.com Numéro de commission paritaire 0112C88695, ISSN : 1290-5550Images dans cette page: Aurel, DR et ImageSource/AFP

Retrouvez Politis chaque jeudi

sur Radio Orient (à 7 h, 8 h et 18 h)

www.radioorient.com

Pour Politis recherche des vendeurs bénévoles (H/F) L’association Pour Politis recherche des vendeurs bénévoles afin de renforcer son équipe lors de la présentation et la vente de l’hebdomadaire sur les salons et dans les manifestations. Il s’agit de promouvoir et de vendre Politis, de renforcer son audience et sa notoriété, et d’assister à des débats organisés autour des idées et actions développées dans le journal.

Pour Politis, c’est : • l’actionnaire majoritaire (65 %) de la société éditrice de l’hebdomadaire ; • une association qui compte aujourd’hui 600 adhérents (lecteurs

et salariés de Politis), dont 40 lecteurs correspondants ;• une présence dans plus de 70 manifestations

et événements chaque année.

Candidatures à adresser à : Pour Politis - Fatiha Benrezzak - 2, impasse Delaunay, 75011 Paris ou par courriel [email protected]

Association Pour Politis

Poitiers (86) : 22 au 24 août, journées d’été d’Europe Écologie-Les Verts.Faculté de droit et de sciences économiques.http://jde.eelv.fr

Méaudre (38) : 23 au 26 août, université d’été des Alternatifs : « Mondes anciens, mondes nouveaux ». Table Politis.Centre de vacances « Les Épicéas ».www.alternatifs.org

La Rochelle (17) : 24 au 26 août, universités d’été du Parti socialiste et du Mouvement des jeunes socialistes : « Le temps du changement ».Espace Encan.www.parti-socialiste.fr/universite-dete

Toulouse (31) : 24 au 27 août,université citoyenne d’Attac Toulouse. Table Politis.Université du Mirail, http://attac-toulouse.org

Saint-Martin-d’Hères (38) : 25 et 26 août, Estivales citoyennes du Front de gauche. Table Politis.Université Stendhal-Grenoble-III.www.placeaupeuple2012.fr/estivales-citoyennes-le-programme/

Laval (53) : 24 au 26 août, 1res Rencontres nationales des agricultures pour des territoires vivants.Avec Accueil paysan, Afip, Confédération paysanne, Amis de la Conf’, Fadear, Fnab, FNCivam, Model et MRJC. Table Politis.Lycée agricole public, 321, route de Saint-Nazaire.Rens. et insc. : www.rencontresdesagricultures.fr

Port-Leucate (11) : 26 au 29 août, université d’été du Nouveau Parti anticapitaliste.www.npa2009.org

Les Karellis (73) : 31 août au 2 septembre, université d’été du PCF.http://formation.pcf.fr/19312

Saint-Denis (93) : 31 août au 2 septembre, journées d’été de la Fédération pour une alternative sociale et écologique à la Bourse du travail.www.lafederation.org

Agenda

Consultez l’agenda militant mis à jour régulièrement sur

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 49

Page 50: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

sÉBastIen FonteneLLe

ChronIque

De bonne HumeuR

Retrouvez son blog sur

Une méditation pour l’étéD’après les nations unies, il faudrait que la communauté internationale mobilise, dans les trois prochaines années, 24 milliards de dollars (qui font, au taux de change actuel, 19,7 milliards d’euros) pour endiguer enfin la pandémie de sida dans « les pays à revenus faible ou intermédiaire », où moins de la moitié seulement

des personnes infectées par le VIH – soit environ huit millions d’individus, au lieu des quinze millions de malades qui devraient être secouru(e)s – reçoivent actuellement des traitements antiviraux.

On lit ça, on se dit que 24 milliards de dollars, pour la communauté internationale, c’est vraiment pas beaucoup du tout : c’est même pas l’équivalent, dans ton budget, de ce que tu consacres chaque mois à l’achat de tes pâtes.Ça devrait donc pas être terriblement compliqué de réunir cette somme en, disons, douze minutes, grand maximum.Et ça serait bien de se hâter un peu, parce que le truc a quand même fait, depuis trente ans, trente millions de morts – essentiellement des pauvres, comme de juste.

Pourtant : il manque toujours, pour arriver au résultat qu’escompte l’ONU, 7,2 milliards de dollars.À titre purement comparatif, on peut alors se remémorer que le coût financier, pour les États-Unis, de la dernière sale guerre d’Irak – en 2003 – fut, selon la version

officielle yankee, de 770 milliards de dollars. (Mais qu’elle a, d’après de nombreux observateurs, probablement coûté, en réalité, plus de 3 000 milliards de dollars.)

Ou, dans le même ordre d’idées, que le maintien de troupes françaises en Afghanistan nous a, pour la seule année 2011, grevé le budget hexagonal (sans que jamais personne ne nous demande si nous n’aurions pas de très loin préféré que tout cet argent – le nôtre – soit affecté à de plus judicieux placements) de 470 millions d’euros. (Pour se faire une idée du prix de revient global de la war on terror françousque entamée à Kaboul en 2001, il convient donc de multiplier cette somme par dix : je te laisse faire le calcul, personnellement j’ai pas envie de trop m’énerver, merci.)

mais on peut aussi se rappeler qu’en 2008 le gouvernement des United States of America a débloqué en quelques heures, pour secourir les intègres banquiers qui avaient précipité le pays dans la crise, la bagatelle de 700 milliards de dollars – soit, tout de même, cent fois le montant de l’aumône que les Nations unies espèrent réunir dans les trois prochaines années pour sauver, plutôt qu’une poignée de pansues crapules, des millions d’Africain(e)s.

et que l’État français – qui a versé depuis dix ans 2,2 milliards d’euros au Fonds mondial de lutte contre le sida – avait alors trouvé, de son côté, 40 milliards d’euros pour la recapitalisation des banques, dont il avait de surcroît (et très gentiment) garanti les opérations pour 320 milliards d’euros, merci qui ?Profite donc de l’été pour méditer sur l’infinie joliesse de ce monde – et reviens-nous, je te prie, avec, intacte, l’envie de le changer.

Pour endiguer enfin la pandémie de sida, il manque 7,2 milliards de dollars…

HORIZONTAL :1. Traverser en mocassin. 2. Billet de sortie. Petite couronne. 3. Ils ont fenêtre sur cours. 4. Quand Aliénor avait la cotte. Demandez l’addition. 5. Peintre belge assez crâne. 6. News toujours. Chez les Incas, instrument à cordes. 7. Mettre le boxon. 8. La musique des skins des années 1980. Pour faire un angle droit. Au taupe-niveau. 9. Vieil à la campagne. 1O. Personnel. Participe au déjeuner sur l’herbe. 11. Ils cherchent chicane en permanence.

VERTICAL :I. Une langue pour deux peuples. II. Hugo sur le départ. Tomber des nues. III. Il a son prix dans l’entreprise. Iv. Chant pour séduire l’Apollon. Belle de la Belle Époque. v. Antiquités pour les Romains. vI. Si Piaf avait été bayonnaise, elle lui aurait écrit un hymne. Petite boîte. vII. Tézigue. Bouquet de tiges sur la colonne. vIII. Il a transformé les Irlandais en pêcheurs impénitents. Père d’une entreprise pyramidale. Iridium. IX. On y opéra bouffe.

Grille n° 169

12345678

109

11

I II III IV V VI VII VIII IX

Solution de la grille n° 1681. Illyriens2. Nouée. Nua3. Turneps4. Ère. Créât5. Ré. Chorde6. Verdeur7. Edo. Ego8. Chomedu9. Ado. Nés10. Nocent11. Tropézien

I. IntervenantII. Lou Reed. DorIII. Lure. RococoIv. Yen. CD. EPv. RééchelonnevI. Prou. MetzvII. EnserréesvIII. Nu. AD. GD. GéIX. Saute-mouton

50 Politis 2 6 j u i l l e t 2 0 1 2

Par Jean-François Demay

Page 51: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade

digressionpar Jean-Michel Véry

Pierres qui roulent amassent la mousseL

a Telecaster m’en tombe des mains. Il est là, devant moi, au guichet SNCF, se pavanant devant l’employée. Fier comme s’il venait de découvrir l’Amé-rique ou la machine à fabriquer des

sucettes au vin rouge. Avec sa veste Armani, sa Rolex au poignet, ses chaussures Gianni Emporio, ses Police sur le nez. Exhibant, à qui veut bien la voir, sa carte de crédit Société générale siglée du logo stonien à la langue rouge et sensuelle. Les Stones sur une carte bleue ? Non, pas possible, « ils » n’ont pas fait ça ! No way, c’est un fake, un gag, un trompe-couillon. La guichetière, d’abord sceptique, insère la carte à puce dans sa « cash machine » et, au vu du débit validé, se ravise, presque amusée. C’est une vraie carte bancaire.Ma jeunesse, ma culture musicale, mes illu-sions, ma « rebellitude » s’effondrent. Me voilà livide et désormais schizophrène. Le plus grand groupe de rock du monde, pour-fendeur en diable de l’establishment, bête noire du conservatisme et des religions, du fisc, des gouvernants, des douanes, du FBI… s’acoquine avec l’institution bancaire dans un partenariat douloureux comme un coït entre Amy Winehouse et Frank Michael.

J’avais commencé à douter dès 2002, lorsque le sémillant Mick s’était vu anobli par la reine Elizabeth II pour « services rendus à la musique populaire ». Sir Jagger ? Et pour-quoi pas un poste au FMI, tant qu’on y est ? Nous voilà loin du « Street Figthing Man » de 1968, soutien affiché aux événements parisiens du joli mois de mai. Loin aussi de « Gimme Shelter », dénonciation ouverte de la guerre du Vietnam. Quant à Keith, celui-là même qui composait « (I Can’t Get No) Satisfaction » en 1965, le voilà en 2011 dans Pirates des Caraïbes 4, une production Disney, aux côtés du séparé Johnny Depp.Sans le savoir, faute d’accord sur les royalties, on a peut-être échappé au Happy Meal des Glimmer Twins (1) chez McDo ou à une nou-velle attraction à Disneyland Paris : le Stones

Mountain ? Moi qui venais de terminer Life (2), la brillante et drôlissime autobiographie de « Riff Kichards », tout requin-qué de concert par la lecture du sulfureux Dance With Devil (3) de Stanley Booth, parcourant la tournée mouvementée de 1969 aux États-Unis. Et voilà le quotidien la Croix qui titre le 11 juillet : « Les Stones soufflent leurs 50 bougies », relevant « une énergie subver-

sive et des mélodies imparables », relayant le magazine Challenge, en 2011, avec un papier : « Exemplaires, ces Rolling Stones ! », tiré de The Economist et saluant leurs judicieux partenariats financiers (Volkswagen, Dior, Renault, Société générale…). Allant même jusqu’à comparer le duo Jagger-Richards à l’asso-ciation Goldman & Sachs ! De quoi faire se retourner dans sa tombe le regretté Freddy Hausser. À en avaler son médiator, à s’immoler avec un Marshall au Stade de France, à en revendre sa Gibson Les Paul « collec-tor » pour s’abonner à vie à Capital.

À mettre en perspective avec la presse anglaise du milieu des années 1960 et le célèbre « Laisseriez-vous sortir votre fille avec un Rolling Stone ? », à la une du Melody Maker. Voire la présentation du groupe par Dean Martin, en 1964, pour leur première apparition télé aux États-Unis : « Ce n’est pas qu’ils ont les che-veux longs, c’est juste le front qu’est trop bas. » Car, outre l’œuvre musicale que certains quali-fient au final de primaire et d’autres d’unique et monumentale, c’est le rejet des institutions pour ces cinq malpropres et indigents trouba-dours qui participait à la légende, au mythe, à l’adhésion à certaines valeurs nomades,

effrayant le monde des adultes, horrifiant les Églises et la bonne société bourgeoise. Valeurs dans lesquelles je me suis vautré, comme tant d’autres, au long de mon adolescence, justi-fiant avec jubilation mauvais résultats sco-laires, frasques et délits, cynisme et ironie, dédain et révolte prépubère.J’étais comme eux et rien ne pouvait m’être reproché puisque j’allais changer le monde. J’avais le droit d’avoir de la sympathie pour le diable, de m’inspirer du Maître et Marguerite de Boulgakov, de consommer des filles et du brown sugar, tout ça, c’était only rock and roll. J’œuvrais pour « la cause ». Mais Time Is On My Side, pour moi comme pour eux. Les Stones ont perdu leur âme, déposant au bord

de la Route 66 ma jeunesse dépravée. Mick le gestion-naire a pris le manche sur Keith le visionnaire.

Point de rancœur, juste un goût amer, un parfum de nostalgie, une envie d’acti-ver la machine à remonter le temps vers ces années où tout semblait possible, la force du collectif under-ground, l’espoir d’un avenir différent où hypo-crisie bourgeoise et confor-misme allaient forcément être abolis, avec des artistes comme ceux-là en tête de pont. Signe des temps, une banque a pris la place du célèbre Marquee Club au 165, Oxford Street, où le tout nouveau groupe formé

de Brian Jones, Mick Jagger, Keith Richards et trois autres musiciens fit ses premiers pas sur scène le 12 juillet 1962. « Like a Rolling Stone », marmonnait Robert Zimmerman en 1965. Aujourd’hui, on murmurerait plutôt « The Times, They Are A Changing ».

J’avais le droit d’avoir de la sympathie pour le diable, de consommer des filles et du brown sugar, tout ça c’était only rock and roll. J’œuvrais pour la cause.

Jean-Michel Véry, stagiaire à la Fnac, diplômé de la David Guetta Academy, spécialiste en viole de gambe.

(1) Les « Jumeaux étincelants », surnom utilisé par le duo Jagger-Richards pour cosigner certains de leurs titres.(2) Life, Keith Richards, aux éditions Robert Laffont, octobre 2010.(3) Dance With Devil, Stanley Booth, Flammarion, avril 2012.

VINCE

NT

NgUYE

N

2 6 j u i l l e t 2 0 1 2 Politis 51

Page 52: Europe - WordPress.com · qu’avec la découverte du boson de Higgs on ... princier que de le dire, c’est simplement prévoir que les deux jeunes gens vont devoir ... Fusillade