Eugéne Ionesco Extrait

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Extracto da obra de Eugène Ionesco.

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EUGÈNE IONESCO,DE L’ÉCRITURE À LA PEINTURE

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Histoires et Idées des ArtsCollection dirigée par Giovanni Joppolo

Cette collection accueille des essais chronologiques, des monographies et destraités d'historiens, critiques et artistes d'hier et d'aujourd'hui. À la croisée de l'histoire etde l'esthétique, elle se propose de répondre à l’attente d’un public qui veut en savoirplus sur les multiples courants, tendances, mouvements, groupes, sensibilités etpersonnalités qui construisent le grand récit de l'histoire de l'art, là où les moyens et leschoix expressifs adoptés se conjuguent avec les concepts et les options philosophiquesqui depuis toujours nourrissent l'art en profondeur.

Déjà parus

Océane DELLEAUX, Le multiple d'artiste. Histoire d'une mutationartistique. Europe-Amérique du Nord, de 1985 à nos jours, 2010.Olivier DESHAYES, Le désir féminin ou l’impensable de la création,2009.Isabelle DOLEVICZENI-LE PAPE, L’esthétique du deuil dans l’artallemand contemporain. Du rite à l’épreuve, 2009.Dominique DEMARTINI, Le processus de création picturale. Analysephénoménologique, 2009.Aline DALLIER-POPPER, Art, féminisme, post-féminisme. Un parcoursde critique d’art, 2009.Nathalie PADILLA, L’esthétique du sublime dans les peinturesshakespeariennes d’Henry Füssli (1741-1825), 2009.Jean-Claude CHIROLLET, Heinrich Wölfflin. Comment photographierles sculptures 1896, 1897, 1915, Présentation, traduction et notes suiviesdu fac-similé des textes en allemand de Heinrich Wölfflin, 2008.Mathilde ROMAN, Art vidéo et mise en scène de soi, 2008.Jean-Marc LEVY, Médecins et malades dans la peinture européenne duXVIIe siècle (Tomes I et II), 2007.Stéphane LAURENT, Le rayonnement de Gustave COURBET, 2007.Catherine GARCIA, Remedios Varo, peintre surréaliste, 2007.Frank POPPER, Écrire sur l’art : de l’art optique à l’art virtuel, 2007.Bruno EBLE, Gerhard Richter. La surface du regard, 2006.Achille Bonito OLIVA, L’idéologie du traître, 2006.Stéphane CIANCIO, Le corps dans la peinture espagnole des années 50et 60, 2005.Anne BIRABEN, Les cimetières militaires en France, 2005.M. VERGNIOLLE-DELALLE, Peinture et opposition sous le franquisme,2004.

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Sonia de Leusse-Le Guillou

EUGÈNE IONESCO,DE L’ÉCRITURE À LA PEINTURE

Préface de Robert Abirached

« Un certain Van Gogh »Traduction inédite en français par Marie-France Ionesco

L’Harmattan

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Du même auteur sur Eugène Ionesco

« Eugène Ionesco et la peinture », Eugène Ionesco, catalogue de l’exposition à laBibliothèque nationale de France, coédition BnF/Gallimard, 2009.

« Plateau, plumes et pinceau d’Eugène Ionesco », Lire, jouer Ionesco, actes du colloquede Cerisy-La-Salle, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2010.

« Biographie et autobiographie ionescienne », Lingua Romana, volume 3, issues 2,

printemps 2004 (http://linguaromana.byu.edu/DeLeusse3.html).

Eugène Ionesco, quoi de neuf ?, coauteur du film avec Frédéric Ramade, réalisation:

Frédéric Ramade, production : France Télévisions - Zadig Productions - INA, 52 mn,

2009.

© L’Harmattan, 20105-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://[email protected]

[email protected]

ISBN : 978-2-296-12947-4EAN : 9782296129474

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PREFACE

DE ROBERT ABIRACHED

Lorsque Sonia de Leusse-Le Guillou s’est lancée dans l’étude desrapports d’Eugène Ionesco avec la peinture, se doutait-elle qu’il surgirait deses recherches une image fortement renouvelée de l’auteur des Chaises etune vision de son œuvre à ce point élargie qu’on y percevrait des résonancesinattendues et qu’on y déchiffrerait en filigrane des postulationsinsuffisamment prises en compte jusqu’ici. Le théâtre de Ionesco a suscitéautour de lui, dès son apparition, un tohu-bohu qui a mis beaucoup de tempsà s’apaiser : commentaires, analyses, polémiques, querelles théoriques,affirmations aussi tranchées que contradictoires se sont ainsi accumulésd’année en année, les uns insistant sur l’absurde comme moteur essentiel del’œuvre, d’autres s’esbaudissant des avanies faites au langage, d’autresencore, un peu plus tard, s’indignant de la conversion présumée dudramaturge à un humanisme passablement désuet et fortement obsédé parl’hydre totalitaire.

A travers cette forêt où s’affrontent textes et contre-textes, Sonia deLeusse-Le Guillou a avancé calmement sans se laisser intimider par sesdevanciers, armée d’une méthode rigoureuse dans la meilleure tradition del’Université. Elle a fondé sa recherche sur l’examen des faits et sur lalittéralité des textes, sans jamais perdre de vue le contexte artistique, socialet politique où ils s’inscrivaient. Le premier résultat obtenu par cetterecherche est d’une portée considérable : après en avoir pris connaissance,on ne peut plus réduire l’oeuvre d’Eugène Ionesco à son théâtre, qui neforme qu’un volet (aussi ample et aussi important que l’on voudra, mais unvolet seulement) d’un diptyque dont l’autre élément est constitué, à partpresque égale, par sa pratique picturale et par ses réflexions sur lacréation. Les faits sont en effet troublants : Ionesco ne s’est pas simplementintéressé au travail artistique de ses contemporains, comme il l’a fait dès lesannées soixante, en donnant de nombreux textes à des cataloguesd’exposition, puis en approfondissant sa pensée sur l’art dans des

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monographies et des essais peu connus du grand public. Ses écrits sur Miró,Alechinsky, Brancusi, Brauner, Byzantios, Schneider et tant d’autres sontautant d’éléments de cette recherche inquiète, qui ne l’a jamais laissé enrepos, sur la nature et le pouvoir de l’art.

Mais ce qui occupe en un premier temps Sonia de Leusse-Le Guillou,c’est le relevé minutieux de la production de Ionesco, qui, à partir desannées quatre-vingt, se voue presque exclusivement à la peinture. Elledresse ainsi un bilan qui a de quoi surprendre à prime abord : Ionesco apeint plusieurs centaines de gouaches, accompagnées de nombreuseslithographies, non point pour sa seule satisfaction personnelle, mais pour lesmontrer au public à travers vingt-cinq expositions en France, mais surtouten Suisse et en Allemagne, qui sont ici recensées une à une et illustrées parles principaux écrits critiques qu’elles ont suscités. Pour donner un débutd’explication à cet abandon de la scène au profit de l’usage direct parl’artiste des formes, des figures et des couleurs, sans passer parl’intercession des metteurs en scène, des décorateurs et des comédiens,Sonia de Leusse-Le Guillou fournit quelques déclarations d’Eugène Ionesco,plus parlantes que de longs discours. Et d’abord celle-ci : après avoiraffirmé que sa haine des mots l’avait conduit à écrire et que théâtre n’étaitpas littérature, il déclare : « J’aime mieux mes gouaches que mes pièces dethéâtre ». C’est qu’il avait épuisé le plaisir du jeu qui l’avait conduit vers lascène et qu’il se réjouissait de pouvoir désormais donner libre cours à soninvention sur le papier ou sur la toile, ou bien, en d’autres mots « d’être leseul peintre qui peint sans savoir peindre ». Plus tard, dit-il avecgoguenardise, « après la peinture, je me consacrerai à la danse, parce queje ne sais pas danser ».

Mais, au-delà de la liberté revendiquée pour le pur exercice du jeu,Sonia de Leusse-Le Guillou relève des accents beaucoup plus graves chezson auteur. Passé son goût de la provocation, il sait que l’image, concise etdirecte par nature, est l’outil qui lui convient le mieux au soir de sa vie : letemps est passé où il s’amusait à défigurer et à disqualifier le langagearticulé ; ce dont il s’agit désormais, c’est d’essayer de s’approprier un artoù la main s’impose contre la voix, le geste contre la parole, la méditationau bord du silence contre l’agitation et le remue-ménage de lareprésentation scénique. Certes, relève Sonia de Leusse-Le Guillou, Ionescoa toujours conçu le plateau comme un espace dédié à un spectacle visuel,articulé en tableaux et peuplé de personnages semblables à des poupées ouà des mannequins, en naturelle cohabitation avec des objets animés, souventenvahissants dans un bourgeonnement mortifère. Son oeuvre plastique, c’estvrai, il l’a commencée sur la scène, de plus en plus frustré de la voir luiéchapper parce qu’elle avait besoin d’intermédiaires pour s’accomplirphysiquement. Mais il tient sa revanche à portée de main, une fois la

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célébrité venue, en décidant de se consacrer en pleine autonomie à unerecherche spirituelle, qui est peut-être l’autre nom, à ses yeux, de la créationartistique.

Chemin faisant, en effet, nous voici entraînés par notre guide vers lesenjeux vitaux de la quête d’Eugène Ionesco. Cet écrivain, qui avait vouludans sa jeunesse devenir moine et qui le rappelle assez volontiers à qui veutl’entendre, a toujours considéré que l’art, constitué de par lui-même en unepensée et en un langage autonomes, était l’un des seuls chemins possiblesvers l’approche de la vérité du monde et vers l’ébauche d’une connaissancede soi. Sonia de Leusse-Le Guillou a eu l’excellente idée, pour éclairer cetteperspective, de colliger les écrits de Ionesco sur l’art (ce qui n’avait jamaisété fait jusqu’ici) et de donner une vue d’ensemble cohérente de textes audemeurant disparates par leur ton et le propos qui les inspire. On suit ainsil’auteur dans son double retour aux sources, vers son enfance et versl’enfance du monde, puis son passage d’une visée thérapeutique, en lecteurde Jung, à une dimension proprement mystique, voire religieuse, quis’exprime dans sa peinture, dont l’une des figures centrales est le Christ,frère souffrant des hommes et intercesseur auprès du Dieu inconnaissable.Soit dit en passant, on trouve à travers cette quête un Ionesco attaché àl’orthodoxie de ses origines, de plus en plus loin d’un catholicisme quipactise tous les jours avec le monde et qui s’accommode trop volontiers del’idée de progrès et du combat profane des idées.

Est-il besoin d’ajouter que le présent ouvrage, s’il nous invite à lire ouà relire des recueils moins connus d’Ionesco comme Le Blanc et le noir,ainsi que ses écrits dans le domaine de l’esthétique (ici intégralementrépertoriés et classés avec méthode), donne par surcroît un éclairageoriginal au théâtre d’Ionesco ? Il permet en particulier de mieux saisir lescontradictions qu’on peut y soupçonner et de comprendre la trajectoire quil’a conduit de La Cantatrice et de Jacques ou la soumission à Rhinocéros,au Piéton de l’air et à Voyages chez les morts. Je suis tenté de conclure ensaluant l’apparition parmi nous d’un nouvel auteur, qui entretient descousinages troublants tant avec Miró et Klein qu’avec Cioran et MirceaEliade. Grâces en soient rendues à Sonia de Leusse-Le Guillou.

Robert Abirached

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Liste des abréviations

A : AntidotesACD : Amédée ou Comment s’en débarrasserAEO : L’Avenir est dans les œufsCFB : Ce formidable bordel !

D : DécouvertesDD : Délire à deux

ELVLR : Entre La Vie et le rêveHV : L’Homme aux valisesIA : L’Impromptu de l’Alma

JDM : Jeux de massacreJEM : Journal en miettes

JS : Jacques ou la SoumissionLBLN : Le Blanc et le noir

LC : Les ChaisesLCC : La Cantatrice chauve

LL : La LeçonLM : Le Maître

LMP : La Main peint : notes de travail.Die Hand Malt : Arbeitsnotizen

LQI : La Quête intermittenteLT : Le TableauMt : Macbett

NCN : Notes et contre-notesNL : Le Nouveau LocatairePA : Le Piéton de l’air

PPPP : Présent passé, passé présentRh : Rhinocéros

RSM : Le Roi se meurtSF : La Soif et la Faim

TPE : Trouver un peu d’espoirTSG : Tueur sans gagesVD : Victimes du devoirVM : Voyages chez les morts

Sauf mention contraire :- les références des pièces de théâtre de cette étude correspondent à l’édition EugèneIonesco, Théâtre complet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991,- les traductions françaises de textes allemands ou italiens sont celles de Pierre deLeusse.

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INTRODUCTION

« Vous voulez faire de la peinture ? C’est très simple. Pour la peinture enbâtiment, vous prenez un gros pinceau et un pot de couleurs. Vous trempez legros pinceau dans le pot et vous en badigeonnez le plafond ou les murs1 »,

lance Eugène Ionesco. La leçon de peinture continue, qui énumère avechumour les différentes façons de procéder pour réussir, à coup sûr, uneœuvre comme celles de « Rembrandt, Fra Angelico, Courbet et beaucoupd’autres2 », par exemple. Si l’on y met de la bonne volonté, conclut l’auteur,le résultat est aisé. C’est loin d’être son avis quelques années plus tardlorsqu’il commente ses gouaches. Malgré les conseils qu’il donne à seslecteurs, Ionesco ne peint pas encore : nous sommes en 1962, dans lespremières lignes d’une critique d’art qu’il consacre à Gérard Schneider.

En réalité, dans ces années-là, l’auteur griffonne, esquisse, et dessine detemps à autre quelques motifs sans prétention, mais cela n’a rien d’uneactivité régulière. A cette époque, il est l’auteur de nouvelles3, de plus d’unedizaine de pièces, de La Cantatrice chauve au Rhinocéros ; homme public,essayiste, il se trouve au cœur de bien des controverses et débats critiques.C’est un dramaturge que l’on ne présente plus, qui contribue à révolutionnerle théâtre depuis une dizaine d’années. Il a osé jeter un pavé dans la mare desconventions dramaturgiques et de la pièce de boulevard4 : scandales sur lesplanches, les spectateurs sont agressés, choqués… Où sont les maris cocus« bien-pensants », les amants et leurs maîtresses ? Qu’advient-il de la moralebourgeoise qui triomphait sur la scène ? Que devient le théâtre s’il n’est plus« la pièce bien faite » d’un Augier, d’un Dumas ou d’un Sardou ? Ionesco

1 « Gérard Schneider. Construction et devenir : Article par Eugène Ionesco », XXe siècle n°18,février 1962, et « Gérard Schneider et la peinture », NCN, p. 349 (par la suite, nous nedonnerons plus que les pages de l’article reproduit dans Notes et contre-notes).2 Ibid.3Oriflamme est publiée en 1954, Une Victime du devoir en 1955, La vase en 1956, Rhinocérosen 1957, et La photo du colonel en 1961.4 Tardieu, Eugène Ionesco, Adamov ou Beckett, s’inscrivent dans une lignée d’auteurscomme Apollinaire, Jarry, Cocteau, Claudel, Vitrac, de pièces surréalistes et poétiques quiapportent un souffle neuf au théâtre. Citons, également, bien sûr, Antonin Artaud.

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est de ceux qui, contre toute psychologie, pour une renaissance du théâtre etl’abolition de ses contraintes réalistes, ont investi la scène depuis les annéescinquante.

Cependant, en marge de ses écrits sous les projecteurs, le dramaturgerédige déjà des articles et préfaces, oubliés depuis lors, sur l’art pictural ou lasculpture. Les années passent ; l’artiste se met véritablement à peindrependant que ses pièces sont toujours montées, ses articles politiques réunisen recueils et ses journaux intimes édités : Ionesco change de voie. Pourbeaucoup de critiques, l’année 1981 sonne le glas de son théâtre mais ausside sa production littéraire avec la publication de sa dernière pièce, Voyageschez les morts. La plupart des ouvrages ne tiennent pas compte des écritspostérieurs de l’auteur, à quelques exceptions près, comme La Quêteintermittente1. Quid de Chaque matin2 et ses eaux-fortes d’Alechinsky, ou deLa Main peint3, par exemple ? L’omission des écrits sur l’art est regrettable :elle pourrait laisser croire que la quête formelle, existentielle, de Ionesco4

cesse en même temps que la diminution de ses parutions littéraires. Sespublications elles-mêmes ne se limitent pas au théâtre ou aux ouvrages lesplus cités. C’est oublier un bon nombre de textes. En effet, depuis les années1960, Ionesco rédige presque chaque année plusieurs « critiques d’art ». Lessculpteurs ou peintres qu’il glorifie sont aussi différents que Jacobsen,Istrati, Brancusi, Miró ou Victor Brauner, pour ne citer qu’eux. La liste desarticles ou préfaces parus dans des catalogues, des quotidiens ou desmonographies dépasse la quarantaine de « critiques d’art ». Outre lesparutions de l’auteur, quid de ses expositions ? S’il quitte la scène, l’artisteinvestit l’atelier avec ardeur et change en effet de discipline.

A partir de ses premières gouaches à l’atelier Erker, en Suisse, sespublications diminuent, certes, car l’artiste se consacre davantage à lapeinture. Cependant, les commentaires picturaux se poursuivent sous uneautre forme : ils concernent désormais les découvertes plastiques de Ionescoau cours de ses séances de peinture. La Main peint offre ainsi un parcoursaussi bien au lecteur qu’au spectateur : les considérations techniques del’auteur et ses propos sur l’importance de cette nouvelle pratique dans sa vie,sont accompagnés de reproductions de ses peintures. Mis à part ses journauxintimes, lorsque Ionesco revient à la littérature, les gouaches de sa vocation

1 Gallimard, coll. « Blanche », 1987.2 Texte imprimé pour une suite de dix eaux-fortes de Pierre Alechinsky (tiré à 130exemplaires, dont 90 numérotés et quelques ex. nominatifs, pl. signées et justifiées parl’artiste), R. et L. Dutrou, Paris, 1988, [4] p. [10] f. de pl. en n.b. et coul., 51 cm.3 La Main peint : notes de travail. Die Hand Malt : Arbeitsnotizen, Erker Galerie, Saint-Gall,1987.4 Nous conservons le hiatus car Ionesco lui-même n’élide pas les articles devant son nom.

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tardive se mêlent à ses écrits. Ainsi, Souvenirs et dernières rencontres1,publié en 1986, est un livre hybride, composé tout autant d’anecdotesbiographiques que de gouaches choisies par l’éditeur. Quand elles ne sontpas reproduites dans l’ouvrage, les lithographies ou les peintures restent aucœur de la réflexion de Ionesco. C’est ce dont témoignent Trouver un peud’espoir. Fragment d’un traité pour les peintres autodidactes2, ou Pourquoij’ai pris mes pinceaux3. En d’autres termes, sur son travail ou celui desautres, le discours sur l’art apparaît comme une grande constante dansl’œuvre écrite de Ionesco depuis les années soixante.

Bien peu d’ouvrages, cependant, s’intéressent à cette nouvelleorientation. L’artiste n’a rien perdu de son goût de la contradiction :

« (...) j’envie toujours les gens qui ont de longues mains, fines et fortes. J’ai lesdoigts assez courts, assez bons pour tenir un porte-plume. C’est parce quej’étais très mauvais en dessin que je me suis mis sur le tard à faire de lapeinture4 »,

dit-il, amusé. Après les si nombreuses polémiques autour de lui, sa peinturen’a curieusement pas suscité de réaction mouvementée de la critiquefrançaise – journalistique5 ou universitaire. Qui se souvient, aujourd’hui, dupeintre6 ou du critique d’art ? Force est de constater que cette facette dupersonnage est oubliée voire méconnue. Les éditions très restreintes decertains textes, l’habitude française du cloisonnement, timide à ouvrir sescatégories génériques, ainsi que le choix ionescien de la Suisse pour peindreses gouaches, expliquent peut-être cette mise à l’écart. En effet, une partiedes travaux sur l’auteur s’intéresse au langage dramatique, à « la crise dulangage ». L’autre aborde de façon thématique des aspects de son théâtresans intégrer de réflexion sur l’art pictural7.

1 Souvenirs et dernières rencontres. Erinnerungen und letze Begegnungen, Remagen-Rolandseck, Rommerskirchen, coll. « Signatur », 1986, non paginé.2 Ce texte est dans l’ouvrage Trouver un peu d’espoir, Verlag Galerie Tschudi, 1985. Nousrenvoyons le lecteur à la bibliographie commentée en fin de volume.3 Préface de Zouchy et quelques autres histoires de Jean Hamburger, Flammarion, 1989.4 D, p. 69.5 Même le journal télévisé annonce son exposition à Beaubourg sans soulever de« controverse londonnienne » !6 On devrait dire « dessinateur », puisque Ionesco n’a pratiqué que le feutre, le crayon ou lagouache et la lithographie. Cependant, nous reprenons les termes de l’auteur lui-même, qui sedit « peintre » et emploie le terme « peintures » pour désigner ses œuvres.7 Parmi les ouvrages qui proposent de très riches parcours transversaux des œuvres del’auteur, citons celui de Marie-Claude Hubert, Eugène Ionesco (Seuil, « Les Contemporains »,1990) qui brasse un bon nombre de thèmes, propose un long entretien avec l’auteur et accordeun chapitre – « La peinture, vieille passion » –, aux gouaches de l’artiste.

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Avec ses textes, ses centaines de gouaches et lithographies1, cetteproduction répartie sur plus d’une quinzaine d’années est abondante. Il s’agitdonc d’en mesurer l’étendue et la diversité pour lui redonner la place qu’elleoccupe dans le parcours de l’artiste. Au-delà des données informatives,interrogeons-nous sur la signification de ces publications et de ces gouachesdans son œuvre. Auteur consacré, académicien, Ionesco décide toutefoisd’abandonner les mots pour la peinture. Comment expliquer ce choix ?Pourquoi renoncer ainsi à la littérature ? Il le résume en quelques mots dansVoix et silences : « l’activité littéraire n’est plus un jeu, ne peut plus être unjeu pour moi, dit-il. Elle devrait être un passage vers autre chose, elle ne l’estpas2 ». Faut-il conclure à son échec ? Est-ce la lassitude ou l’aspiration à undépassement qui motive le choix d’Eugène Ionesco ? L’art pictural luiapporte-t-il ce que la littérature ne saurait lui donner ?

Le lien entre les activités n’est pas évident. Certes la présence denombreuses références visuelles dans son œuvre dramatique pourrait laissercroire, en première analyse, que l’interaction entre les deux disciplines va desoi. De même la critique d’art semble, par nature, marier l’univers verbalavec l’œuvre peinte. Mais ces concordances ne sont elles pas plus apparentesque réelles ? La question n’est pas de pure forme car, si l’on pousse un peuplus loin l’investigation, des discordances apparaissent : la critique d’artionescienne, bien loin de fusionner spontanément le verbe avec l’objetvisuel, vit leur rencontre comme un affrontement. Quant aux peinturesd’Eugène Ionesco, elles ne cherchent pas à illustrer les mots, les idées, desscènes, elles naissent, bien au contraire, du refus de la parole et de l’écriture.De cette renonciation aux mots surgit une nouvelle contradiction : en effetcomment expliquer le paradoxal besoin de Ionesco d’écrire sur son activitépicturale, si celle-ci est précisément censée le délivrer de l’univers verbal ?Bref, quelle cohérence y a-t-il alors dans l’œuvre globale de l’auteur?

Face au nombre d’ouvrages consacrés à Ionesco, on est en droit des’interroger sur la légitimité d’une étude supplémentaire. Pourquoi venirgrossir le volume des pages critiques sur le dramaturge ? Justement pourmontrer qu’Eugène Ionesco n’a pas seulement écrit des pièces de théâtre, etque son parcours artistique est protéiforme. Ecartons d’emblée quelquespossibilités. Ce travail n’a pas pour vocation de déterminer, en historien del’art ou en critique plastique, la place et la valeur de l’œuvre picturale deIonesco par rapport à celle de ses contemporains. De même, il reste en margede toute visée philosophique ou scénographique. Ainsi, l’exemple d’unemise en scène particulière ne sera que l’exception qui confirme la règle.

En revanche, abordons l’œuvre littéraire et plastique de l’auteur àtravers ses propres critiques d’art, commentaires sur son travail à l’atelier,

1 Plus de quatre cents.2 Réalisation, scénario et images de Thierry Zéno, Zéno Films Production, Belgique, 1987.

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journaux intimes. En effet, Ionesco ne cesse de s’expliquer : ses articles,récits de rêves, souvenirs et confessions introspectives en témoignent. Ledramaturge remet en cause les critiques. C’est ce que les Bartholoméus deL’Impromptu de l’Alma nous rappellent : l’appareillage technique dulittérateur détourne souvent les écrits d’un auteur. Force est de constatercependant que Ionesco se prête tout de même avec bienveillance à la plupartdes entretiens. Par besoin de se justifier, de se faire comprendre, il multiplieles interviews, comme dans Eugène Ionesco, Voix et silences, qui filmel’artiste en blouse, à son atelier suisse. Thierry Zéno l’y interroge sur sesmotivations, ses gouaches et leurs petits personnages. Le dialogue, plusmétaphysique, se poursuit avec Guido Ferrari dans La Ricerca di Dio1, quimêle les questionnements spirituel et pictural de l’auteur. Ionesco apparaîtavec ses multiples doutes et ses aspirations profondes. Bref, comme il le ditdans La Quête intermittente, il « jette [s]on moi en pâture2 ».

Toute démarche interprétative n’est pas interdite, mais il balise lechemin. C’est donc à partir de ses textes que s’élabore cette réflexion sur laplace de la peinture dans sa vie. Non seulement ils éclairent les toiles qu’ilscommentent mais les œuvres de Ionesco également. Que voit-il ? Si l’onveut pénétrer le monde pictural de l’artiste, il faut tenter de donner uneréponse à cette question. L’analyse de ses peintures ou lithographies permetde pénétrer son intériorité et d’avoir une meilleure connaissance de sonunivers personnel. La presse (suisse et allemande surtout) renseigne sur laréception de cette production. Tandis que les critiques d’art de l’auteur, elles,permettent d’approfondir, développer et mettre en question ses conceptionsesthétiques livrées dans ses articles repris dans Notes et contre-notes ouDécouvertes, par exemple. Elles offrent également une vision nouvelle deson théâtre et élargissent le cadre des préoccupations existentielles deIonesco. En effet, la confrontation, le dialogue des différents textesionesciens entre eux décloisonnent ses tentatives successives, théâtrales oupicturales.

Ionesco n’est pas le premier auteur à tenter l’expérience picturale. Eneffet, ils sont très nombreux, notamment à la fin du XIXe et au début du XXe

siècle, à pratiquer le dessin, la peinture ou l’encre comme Hugo. Ionesco sesitue dans cette tradition comme le manifeste le Musée Ingres de Montaubanavec « écrivains-artistes et artistes-écrivains du XXe siècle » où ses œuvrescôtoient celles d’Artaud et Michaux, par exemple. Plus récemment,l’exposition « Writers as painters » au Musée StrauhofLiteraturausstellungen de Zurich regroupait plus de quatre-vingt artistes,dont Ionesco. En d’autres termes,

1 La Ricerca di Dio, edizioni Casagrande Bellinzona, Jaca Book, 1990.2 LQI, p. 91.

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« [l]e dessin d’écrivain (…) est un genre. La plupart sont des calligraphiesprolongées, ou profondes, une idéographie imaginaire, un trait poussé àl’extérieur de l’écriture. Que ce soit par le blanc et noir, la linéarité ou le goûtdes trames, l’absence en tout cas de volumes, le respect de la feuille,l’importance conservée au grain du papier, le dessin d’écrivain garde lesouvenir d’une écriture et ses formes font référence à un simulacre de langage,un langage imprononçable que dénoteraient les images cursives1»,

explique Michel Mélot. Pourtant, il est bien difficile d’établir effectivementun « genre » à part entière. En effet, le seul critère valable, dans la diversitédes pratiques et des œuvres, reste la double activité de leurs créateurs, à lafois écrivains et peintres. Déjà, les quelques remarques généralesprécédentes semblent, face aux gouaches de Ionesco, perdre leur forcepersuasive : si les premières lithographies de l’artiste sont en noir et blanc,l’ensemble de sa production, au contraire, déborde de couleurs. Le supportlui importe peu du moment qu’il est simple. Les quelques gouaches« calligraphiques » sont des exceptions. Bref, toutes les certitudess’envolent. Reste l’aplat, mais la technique et les connaissances de Ionescosont insuffisantes pour faire éventuellement le choix de la perspective oud’une recherche de profondeur picturale. Une chose est sûre, il s’agit biend’un nouveau langage, silencieux et plastique, mais l’entreprise est trèspersonnelle et ne fait écho à celles d’autres écrivains que dans son impulsionpremière.

Il n’y a ni frustration à l’origine de ce changement de pratique, ni désirde déformation de l’écriture. D’après Annie Cohen, les auteurs recherchentle « langage du silence, [le] silence du dessin qui se tait, qui se montre en setaisant, qui s’oppose au bruit du langage2 ». C’est exactement le cas deIonesco, qui, fatigué par les mots, décide de quitter la littérature. Pourtant, saparticularité est d’avoir trahi la sérénité du silence auquel il aspirait,puisqu’il s’est mis à écrire et commenter ses propres peintures.

« La critique d’art » n’est pas nouvelle chez les écrivains. Cellesd’Apollinaire ou Baudelaire restent des références. Claudel, très sensible à lapeinture, publie L’œil écoute. Genet est fasciné par Rembrandt à qui ilconsacre deux textes, Le Secret de Rembrandt, Ce qui est resté d’unRembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, ainsique Fragment I et II qui dévoilent sa grande sensibilité picturale. Il célèbreGiacometti, le seul homme qu’il ait jamais admiré, dit-il lui-même. L’Atelierretrace la rencontre des deux hommes lors des séances de pose de Genet.

1 MELOT, Michel, préface, « Là est la question », L’Ecrit, le signe. Autour de quelquesdessins d’écrivains, Catalogue de l’exposition « L’Ecrit, le signe », 23 octobre 1991- 20janvier 1992, Centre G. Pompidou, Bibliothèque publique d’information, Paris, 1991 p. 7.2 COHEN, Annie, « Les raisons d’un choix ou les déraisons d’une double pratique », L’Ecrit,le signe. Autour de quelques dessins d’écrivains, op. cit., p. 11.

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Beckett, lui, a travaillé pour la revue Transition, qui, à partir de 1948appartient au gendre de Matisse, Georges Duthuit, critique d’art et ami deMasson. Il fréquente des artistes, comme les frères Van Velde ouGiacometti. Les Trois dialogues parlent de Pierre Tal-Coat, Masson, BramVan Velde et Le Monde et le pantalon, comme Peintres de l’empêchementprolongent sa réflexion sur la peinture. Arrabal, qui s’est également mis à lapeinture, écrit sur Le Greco, Goya et Dali. L’auteur restait des heures àcontempler les peintures de Bosch au musée du Prado. Avec des titrescomme Concert dans un œuf, ou, plus explicite encore, Le Jardin desdélices, l’univers du Hollandais envahit la scène de son théâtre. Quant àTardieu, « insuffisamment honoré1» selon Ionesco, il fait de l’art l’un de sesthèmes de prédilection qu’il décline sous des formes très variées. AinsiFigures offre une série de quatorze textes sur des peintres ou des musiciens ;Les Portes de toile contiennent De la peinture qu’on dit abstraite, ensemblede proses et aquarelles de Vieira Da Silva, de Staël à Klee en passant parWols, Hartung, Bazaine, Kandinsky ou Villon. Tardieu compose aussi LesPoèmes à voir illustrés d’eaux fortes d’Alechinsky comme Carta Canta2,réalisé un an tout juste avant Chaque matin de Ionesco. En d’autres termes,s’ils sont moins intimes et généralisés qu’à la fin du XIXe siècle, les rapportsentre les peintres et les écrivains demeurent courants. Avec le théâtre et lesdramaturges, c’est une tendance qui ne fait que se renforcer au cours du XXe

siècle, alors que les peintres collaborent de plus en plus à la création dedécors ou d’effets scénographiques. Cependant, Ionesco n’entretient passeulement des liens d’amitié avec différents artistes. Parmi les auteurs dethéâtre de sa génération que nous avons cités et auxquels il est souventassocié, c’est un des seuls qui se mettent véritablement à peindre, et dontl’œuvre picturale – critiques mais aussi gouaches ou lithographies – atteigneun tel volume. Contrairement à celles des autres dramaturges, ses activitésautour des arts plastiques restent inconnues.

Pour suivre plus aisément le cheminement de Ionesco, il importe de sefamiliariser avec son activité picturale et la réception de ses œuvres.Amateur d’art, l’auteur fréquente galeries et peintres à qui sont dédiéscertains de ses textes. Puis il est lui-même au centre de nombreusesmanifestations qui présentent ses gouaches et lithographies réalisées à Saint-Gall. Ce tour d’horizon permet de découvrir le contexte dans lequel il peint,et les expositions qui lui sont consacrées, au-delà des frontières surtout.

1 LQI, p. 46.2 Voir Le Miroir ébloui. Poèmes traduits des arts, 1927- 1992 : l’ouvrage contient Figures(1944) et Les Portes de toile (1969), qui reprend notamment De la peinture qu’on ditabstraite (1960), Gallimard, 1993. Carta Canta, texte de J. Tardieu, « Portrait à la diable » sur10 eaux-fortes d’Alechinsky, R. et L. Dutrou, éd. limitée à 130 exemplaires, 330 x 340 cm.

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Les motifs de ses gouaches, eux, nous renseignent sur les motivationsprofondes de Ionesco. A son rejet de la littérature correspond l’avènement dela peinture, quête salvatrice. Thérapeutique, elle n’est pas seulement undérivatif, mais la voie de l’apaisement intérieur et de la sérénité spirituelle.

Ce parcours, de l’introspection psychanalytique à la quêtemétaphysique, est aussi celui des personnages de ses pièces. Spectateur deson théâtre, on s’aperçoit qu’il est éminemment visuel. On pourrait mêmeparler de l’univers plastique de son écriture, d’un « théâtre pictural ». Lescritiques d’art de Ionesco mettent en lumière quelques-uns de ses aspects. Leplateau avec ses accessoires et son décor, mais aussi le langage despersonnages, « donnent à voir ». La scène appelle la peinture de façonimplicite ou explicite jusqu’à créer des tableaux vivants ou des« personnages-peinture ».

Les critiques ne se limitent pas à éclairer certaines pièces. Ellescontiennent non seulement les questions fondamentales de Ionesco sur l’artmais elles mettent en même temps en doute la pertinence de tout discours quis’y rapporte. En d’autres termes, au-delà de la recherche artistique despeintres qu’elle tente de cerner, l’écriture sur la peinture est aussi une quêteformelle sans cesse renouvelée.

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DU PLATEAU AU PINCEAU

Quelques repères en guise de préambule

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