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Histoire linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Linguistique Histoire Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie Humaine Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Linguistique 70 Juin 2010 Les lamentations funèbres dans le monde euroméditerranéen ALBIANA/ ACSH

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H i s t o i r e l i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n eL i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e H u m a i n eL i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e

H i s t o i r e l i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n eL i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e H u m a i n eL i n g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e A r c h é o l o g i e E t h n o l o g i e G é o g r a p h i e h u m a i n e H i s t o i r e L i n g u i s t i q u e

N° 70

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2010

Les lamentations funèbres dans le monde euroméditerranéen

Avant-propos Francis Conte

Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines

Mathée Giacomo-Marcellesi

Pour qui sonne le glas ? La dimension sociale des vòceri Ghjermana de Zerbi

Motifs et contenu dans les lamentations : quelques exemples corses Paul Dalmas-Alfonsi

Les coraux rouge sang des voceri corses Marie-Jean Vinciguerra

Voceri édités et vucerati inédits en Caccia di Lì : entre symbolisme littéraire et approches ethno-historiques

Jacqueline Peri-Emmanuelli

Honorer les morts, parler aux vivants : le discours au monument aux morts

Georges Ravis-Giordani

La représentation des lamentations en peinture et en sculpture en Corse, 1850-1950

Pierre-Claude Giansily

15 €ISBN 978-2-84698-380-8

Les lamentations funèbresdans le monde

euroméditerranéenALBIANA/ACSH

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9ÉTUDES CORSES, N° 70ALBIANA/ACSH

OCTOBRE 2010

Avant-propos

Cette livraison propose aux lecteurs les communications consacrées à la Corse lors de deux colloques internationaux qui ont été organisés à Paris en septembre 2007 puis à Bastia en novembre 2008. Ils ont regroupé une trentaine de chercheurs sur le thème : « Les mots, les chants, les gestes pour le dire : les lamentations funèbres dans le monde euroméditerranéen ».

Le second colloque n’aurait pu avoir lieu sans l’appui de plusieurs institutions et de leurs responsables : la Mairie de Bastia et son premier édile – Émile Zuccarrelli – qui a bien voulu ouvrir notre séance inaugurale ; son premier adjoint Ange Rovere, dont l’aide a été décisive en tous points ; l’Association des chercheurs en Sciences humaines – domaine corse (ACSH) ; l’Association pour le développement des études corses et médi-terranéennes (ADECEM). Par ailleurs, le Conseil général de Haute-Corse nous a prêté sa splendide salle de réunion, où les interventions ont été enregistrées sous forme de DVD.

Au cours de ces dernières années et sur différents terrains, les « enquêtes-collectes » réalisées par plusieurs de nos intervenants ont permis de recueillir et d’étudier les lamentations en tant que pratiques, discours et systèmes de représentations symboliques. Ces recherches ont aussi permis de les resituer dans le temps comme dans l’espace.

Le corpus des lamentations est considérable car il a été collecté sur une période très longue – depuis les temps de la Bible, d’Homère et d’Eschyle jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, en particulier en Corse. Elles ont perduré jusqu’à l’heure actuelle dans les Balkans, en Europe orientale et dans le Caucase, mais aussi sur la rive sud de la Méditerranée (pour nous limiter au cadre géographique qui était le nôtre).

En tous lieux, les lamentations sont d’abord « un discours adressé au mort ; c’est lui qu’on invoque, c’est à lui qu’on s’adresse ; il est là, il entend »,

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note Georges Ravis-Giordani. Ces « manifestations de deuil féminin pous-sées au paroxysme1 » permettent d’exprimer ouvertement des sentiments à l’égard des défunts – une gamme de sentiments à vrai dire. Elles offrent aussi la possibilité de socialiser la mort : pleurer et honorer les défunts pour les rendre favorables et les faire agir, mais aussi créer la marge qui les sépare du monde des vivants, tout en les reliant à lui. Plus qu’ailleurs, la rupture entre les défunts décédés de mort naturelle et ceux décédés de mort violente est absolue en Corse, même si le terme « lamentu » désigne les déplorations des uns comme des autres. Mais dans le deuxième cas, les voceri sont bien « l’expression paroxystique2 de l’instinct de vengeance », qu’évoque Marie-Jean Vinciguerra.

Un des intérêts de la présente publication vient de son caractère pluridisciplinaire : les auteurs sont tous des spécialistes de sciences humaines et sociales du domaine corse, chacun œuvrant largement dans sa discipline. Leurs approches croisées varient, complètent et appro-fondissent au mieux les sources et les méthodologies pour construire des thématiques fondamentales.

Le recours aux études linguistique (Mathée Giacomo-Marcellesi), sociolinguistique (Ghjermana de Zerbi et Paul Dalmas-Alfonsi), littéraire (Marie-Jean Vinciguerra), ethnographique (Jacqueline Peri-Emmanuelli et Georges Ravis-Giordani) ou artistique (Pierre-Claude Giansily) renouvellent très largement nos connaissances.

D’autre part, il reste motivant de replacer les lamenti corses dans l’histoire comparée des civilisations et des rites. Là se trouve l’intérêt des autres contributions programmées aux deux colloques successifs. La mise en contexte montre qu’il existe de nombreuses autres formes de lamen-tations, qui sont liées aux rites de passage et au phénomène de mort/résurrection. C’est le cas en Europe orientale lors du mariage et de la conscription ; lors de rites occasionnels (qu’il s’agisse de la prise et du sac de Byzance en 1453, d’un incendie, d’une sécheresse ou d’une épidémie…) ; ou enfin lors de rites parodiques (comme les « jeux avec le défunt » ou les pseudo drames).

1. souligné par F. C.2. idem.

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Avant-propos

De même, l’attention a été centrée sur des contenus très variés – aspects émotionnels, poétiques, mystiques sinon métaphysiques, mais aussi écono-miques, sociaux et culturels. Prises dans leur ensemble, les lamentations offrent donc un tableau exceptionnellement large d’une époque donnée, d’une société, mais aussi de mentalités singulières et de rituels marquants, par-delà les stéréotypes propres au genre et aux « invariants » de la nature humaine.

Nombre de ces textes vont aussi être publiés dans les Cahiers slaves de la Sorbonne.

Francis CONTE

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13ÉTUDES CORSES, N° 70ALBIANA/ACSH

OCTOBRE 2010

MATHÉE GIACOMO-MARCELLESI

Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines

« Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. »

René Char

La présente étude relève d’une démarche qui s’inscrit dans la perspective de la linguistique énonciative mais croise aussi la poétique et l’anthropologie culturelle. Les lamentations funèbres sont ici considérées avant tout comme actes de parole, à travers le processus illocutoire dont s’inspirent « le dire » et « le dit » que tissent les pleureuses dans la dimension épique et lyrique du chant.

L’analyse est fondée sur le corpus des collectes corses des XIXe et XXe siècles réalisées par Niccolò Tommaseo1, Salvatore Viale2, Frédéric Ortoli3, Édith Southwell-Colucci4 et Félix Quilici5, auxquelles se joignent des textes transmis plus récemment. La perspective comparative englobe

1. Tommaseo Niccolò, Canti popolari toscani, corsi, illirici e greci, Venezia, tipografia Tasso, 1842.

2. Viale Salvatore, Canti popolari corsi, Bastia, 1847. Les textes ont été repris par Grimaldi G. V., Novelle storiche corse, vi si aggiungono i canti popolari corsi, riordinati e ristampati per cura dell’autore medesimo che li raccolse e pubblicò nel 1847, Bastia, Fabiani, 1855.

3. Ortoli Frédéric, Les Voceri de l’Île de Corse, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1887.4. Southwell-Colucci Édith, Canti popolari corsi, Livorno, Giusti, 1928.5. Quilici Félix, Musique corse de tradition orale, Archives de la Phonothèque nationale, Paris,

1983.

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des lamentations d’autres aires culturelles en domaine roman méridional et oriental : Sardaigne6, Lucanie7, Molise et Abbruzzes8, Roumanie9.

Une réflexion liminaire sur les désignations des lamentations et des pleureuses permet d’explorer leur extension sémantique et lexicale, de dissiper certaines confusions terminologiques et de mettre en lumière quelques correspondances et différences typologiques. Divers aspects de l’énonciation sont ensuite étudiés dans la trame des textes poétiques : exclamations et interjections, exhortations et injonctions, insultes et appel-lations laudatives, repères spatio-temporels, ironie.

Cette communication rejoint la voie ouverte par la magistrale étude panoramique de Fernand Ettori10 et l’approche comparative de Jeanine Battesti-Pelegrin11. À cette recherche s’associent d’émouvantes réminis-cences de l’adolescence et l’expérience de la « transmission » réalisée au cours d’enquêtes linguistiques dans le Sud du Sud de la Corse, autour de Noël 1969. Le poète-chanteur Ghjuvan Andrìa Culioli (1886-1972) m’avait alors confié les textes de sa création12 et aussi quatre baddati mémorisées très tôt en les entendant chanter par sa mère, Zia Santina Culioli, née Maisetti (1852-1924), mon arrière-grand-mère maternelle, originaire de San Gavino di Carbini13. D’autres m’ont été dites, scandées, par Zia Carrulina Milleliri, née Marcellesi (1880-1972), une des sœurs aînées de mon père.

6. Carpitella D., Sassu P., Sole L., Musica sarda, Cologna Monzese, Vedette Records, 1973, 3 d.7. De Martino E., Morte e pianto rituale : dal lamento pagano al pianto di Maria, Torino, Boringhieri,

1975 (1re éd. Torino, Einaudi, 1958).8. Cirese, A. M., Ragioni metriche. Versificazione e tradizioni orali, Palermo, Sellerio, 1988.9. Cuisenier, Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates, Paris, P.U.F., 1994.10. Ettori Fernand, « Introduction à l’étude du vocero », in Pieve e Paesi. Communautés rurales corses,

Marseille, CNRS, 1978, p. 247-267.11. Battesti-Pelegrin Janine, « Chants funèbres anonymes de la tradition judéo-espagnole et voceri

corses », Études corses, n° 12-13, 1979, p. 157-176.12. Parmi ces « chansons », une lamentation composée le jour de la fête des mères de 1969 en

hommage aux victimes (dont deux jeunes filles de Chera) de l’accident tragique de la Caravelle Ajaccio-Nice survenu le 11 septembre 1968 : cf. Giacomo-Marcellesi M., Contra Salvatica. Légendes et Contes du Sud de la Corse suivies des chansons de J. A. Culioli, Aix-en-Provence, Édisud, 1989, p. 209-210.

13. Qu’il me soit permis de rendre hommage ici au chanteur Jacques Culioli, leur petit-fils et arrière-petit-fils, qui, quelques semaines avant l’ouverture du présent colloque, a remporté à Helsinki le double prix de l’Eurovision de la chanson des langues et cultures minoritaires.

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15Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines

DÉSIGNATIONS DES LAMENTATIONS ET DES PLEUREUSES

En Corse

Dénominations dans l’usage courantLe terme voceruboceru / bociaru est la désignation la plus courante en

Corse, c’est le titre qu’a donné Fernand Ettori à l’étude qu’il a consacrée aux lamentations funèbres corses14. Le réseau lexical comporte le verbe bucerà / buciarà, abbuciarà « pleurer le(s) mort(s) », et les substantifs dérivés buciarata et buciaramentu15, synonyme de voceru, ainsi que le terme désignant la pleureuse, buciaratore/i, / buciaratrice/i.16

L’appellation ballata / baddata, connue dans le Sud de la Corse et ponctuellement dans le Centre et le Nord-Ouest, évoque la poésie chantée de la lyrique franco-provençale, « la ballade » qu’accompa-gnaient la musique et la danse. Plutôt que la forme nominale abbadda-tori, abbaddatrici, « elle était pleureuse », c’est la forme verbale qui est courante, employée notamment par Ghjuvan Andrìa Culioli à propos de sa mère, en réponse à ma question sur le rôle de celle-ci dans le rituel du deuil : Ié, abbaddataia !

Le terme isolé còmpitu signalé par Viale 17 a été recueilli ponctuelle-ment sur le terrain, à Pietra di Verde, dans le cadre d’une enquête de terrain pour un DES réalisé sous ma direction : Fernand Ettori avait suggéré l’interprétation de còmpitu, comme un dérivé du verbe latin computare, « compter », en référence à la scansion syllabique de la lamen-tation. Dans la discussion publique qui a suivi ma communication au présent colloque, Jackie Peri-Emmanuelli a signalé qu’à Moltifao ce

14. Appellation sans doute dérivée d’un verbe bucià « donner de la voix », « parler à très haute voix », lui-même issu de boce du lt. VOCE (M) « voix » en composition avec le suffixe -’ARE. Rohlfs G., Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti, Torino, Einaudi, 1966-1969, vol. 1, Fonetica, 1966, § 167 : bociare est attesté dans des écrits toscans du XIIIe siècle et dans certains dialectes toscans actuels.

15. Cette désignation n’apparaît pas dans l’ALEIC mais je l’ai enregistrée le 1er avril 1974 auprès de Petru Vellutini, ancien berger, dans sa maison de Calò, à côté de Petreto.

16. Ettori F., « Introduction à l’étude du vocero ».17. Viale S., Canti popolari corsi, p. 240.

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terme désigne la lamentation en hommage au défunt, au terme des quarante jours consécutifs au décès.

Le terme générique lamentu, couramment employé pour toute lamen-tation, est souvent synonyme de voceru ou baddata, voire de canzone.

Dénominations dans les publicationsEn 1840, Prosper Mérimée, au terme d’un voyage professionnel en

Corse en tant qu’inspecteur des Monuments historiques, conclut la relation de sa mission par quelques « chants populaires » dont trois lamentations funèbres auxquelles il donne les trois noms les plus courants tout en en précisant l’origine micro-régionale et même le nom de la pleureuse pour deux d’entre elles : Voceru du Niolu, Buceratu di Beatrice di Pedicroce, Baddata di Maria di Levie18.

En 1843, Niccolò Tommaseo, au terme de son exil en Corse, poursuit son édition des chants populaires de Méditerranée, avec un volume IV consacré aux chants populaires corses et notamment aux lamentations funèbres. Celles-ci ne sont pas numérotées mais l’ouvrage comporte environ 43 textes poétiques précédés chacun d’une introduction dans laquelle l’auteur donne une dénomination, parfois plusieurs : lamento (13), voceru (11), vocerato (1), ballata (1 pour un texte recueilli dans le Niolu !), canzone (1). Ces termes sont employés comme des synonymes. Dans un développement sur les rites du deuil, Tommaseo signale les termes gridata, raspu, scalfitto, « ensemble de cris », « raclement du sol avec les mains », « piétinement », ainsi que le terme tribolo, à Naples19.

En 1847, Salvatore Viale publie un recueil de lamentations funèbres organisé en deux parties, la première intitulée Voceri ossia lamenti funebri di donne per congiunti o estranei morti d’infermità et la seconde Voceri di donne per morte violenta di congiunti o estranei, dont les textes sont numé-rotés en continuité. Les deux termes voceri et lamenti sont employés comme synonymes dans le titre de la première partie, le terme vocero est exclusif dans le titre de la seconde partie. Sur les 23 lamentations,

18. Mérimée Prosper, Notes d’un voyage en Corse, Paris, 1840. Réédition par Pierre-Marie Auzas, Paris, Éd. d’Aujourd’hui, 1975.

19. Tommaseo N., Canti popolari…, p. 182.

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17Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines

9 sont désignées comme vocero, 13 autres sont intitulées « In morte di… », une autre enfin « Per Marcello Gensily di Lozzi ». En 1850, Antoine Laurent Fée20 reprend les textes publiés par Salvatore Viale, avec la bipartition « Voceri pour mort violente » / « Voceri pour mort naturelle » ; chaque texte corse est accompagné d’une traduction française en vis-à-vis et de notes souvent éclairantes.

En 1878, Frédéric Ortoli publie à son tour un recueil de voceri structuré en deux parties, dont les textes sont numérotés séparément21. Sur les 29 lamentations, 21 ont déjà été publiées par Tommaseo et/ou par Viale ; 27 sont intitulés voceru et 2 n’ont pas de désignation de genre. Chaque texte est accompagné d’une traduction en français en vis-à-vis, ainsi que d’un important appareil de notes d’un grand intérêt au plan historique et anthropologique.

La fallacieuse spécialisation sémantique entre les deux termes, lamento et vocero s’est largement répandue avec la large diffusion commerciale de l’ouvrage de Jean-Baptiste Marcaggi22, bibliothécaire de la ville d’Ajaccio, qui a repris à son tour les textes du recueil de Viale, classés en deux parties comportant chacune 12 textes, l’une intitulée « Lamenti sur les personnes décédées de mort naturelle » et l’autre « Voceri sur des personnes qui ont succombé à une mort violente ».

Dans l’ouvrage d’Edith Southwell-Colucci publié en 193323, le terme vocero (définitivement présent dans la terminologie ethno-littéraire

20. Fée A. L. A., Voceri : Chants populaires de la Corse. Précédés de Une Excursion faite dans cette île en 1845, Paris, Libraire Lecou, Libraire Arthus-Bertrand, Strasbourg, Libraire Derivaux, 1850. Réédition, Paris, Benelli, 1985. L’auteur, professeur de pharmacie à l’Université de Strasbourg, a publié cet ouvrage après un voyage professionnel en Corse.

21. Frédéric Jean-Baptiste Ortoli, appartenant à une famille de propriétaires terriens de la région de Sainte-Lucie de Tallano dans la vallée de l’Ortolo, aurait occupé une charge à la cour de Napoléon III.

22. Marcaggi Jean-Baptiste, Les chants de la mort et de la vendetta de la Corse, publiés avec la traduc-tion, une introd. et des notes de l’auteur, Paris, Perrin, 1898, rééd. Nîmes, Lacour, 1994.

23. Édith Southwell, fille d’un homme d’affaires britannique qui s’était pris de passion pour la Corse est née à Bastia, elle a épousé Gino Colucci qui fut le premier dessinateur de l’équipe de Gino Bottiglione pour l’Atlante linguistico e etnografico della Corsica. Elle a recueilli des lamentations dans diverses régions de l’île, et chaque texte est accompagné de précisions concernant le lieu où il a été recueilli, l’identité de la personne qui a transmis le chant, plus rarement l’identité de la pleureuse et du défunt ou de la défunte.

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internationale à la fin du XIXe siècle comme synonyme de lamentation funèbre24) prévaut très largement. Sur 64 titres de lamentations funèbres, la désignation de ballata /baddata apparaît 10 fois et les termes vocerato et lamento une fois chacun.

Dans d’autres aires du domaine roman méridionalEn Sardaigne, le terme désignant la lamentation funèbre est attittidu

ou attittu et le dérivé correspondant désigne la pleureuse : l’attittidora. Ce terme pourrait être d’origine onomatopéique, à partir de l’interjection ih ! : telle est l’explication proposée par Salvatore Viale25. Pour Max Leopold Wagner, cette désignation dérive du verbe attittare / attittire, signifiant au sens propre « attiser (le feu) », et qui aurait pris par métaphore le sens « pleurer et faire l’éloge du défunt, en incitant en même temps à la vengeance, s’il s’agit d’un homme assassiné par un adversaire ». Soumis à la variation phonétique géolinguistique quand il est employé au sens propre, ce terme apparaît sous une forme unique à travers toute la Sardaigne quand il se réfère à la lamentation funèbre26. D’autres régions d’Italie méridionale comme la Campanie, la Calabre, et la Sicile connaissent

24. Mauss Marcel, « Une autre forme de poésie également très primitive, c’est le “vocero” ou chant de lamentation. ». Mauss reprenait ainsi la distinction de deux formes principales de poésie primitive, la « ballade » et le « vocero » proposée par Gummere F.B., in « The Beginings of Poetry », New York, 1901, dont il avait publié un compte-rendu dans l’Année sociologique, 1903, n° 6. Cf. « Sources, matériaux et textes à l’appui de l’essai sur l’art et le mythe », Œuvres, Paris, Éd. de Minuit, 1974, vol. 2, p. 253.

25. Viale S., Canti popolari corsi, p. 231.26. Wagner M. L., Dizionario etimologico sardo, Heidelberg, Carl Winter Universitate Verlag, 1960,

2 vol., p. 146-147 : « attittare, -ai centr., log. e camp.: “piangere il morto e fare il suo elogio, incitando nello stesso tempo alla vendetta, se si tratta di un uomo assassinato dall’avversario”. Questi lamenti funebri (attitidos) vengono recitati dalle parenti o dal vicinato ed anticamente da recitatrici più o meno professionnali, le attittadoras, che ricordano le antiche prefiche. I veri attittidos sono improvvisazioni selvagge che aizzano alla vendetta, ma fra tante poesie scomposte ve ne sono anche alcune di una sincera ispirazione e di una straordinaria efficacia […]. Attittare è la forma logudorese che corrisponde a * AD-TITIARE ‘attizzare’, ‘aizzare alla vendetta’. Il verbo e i suoi derivati si usano in questa forma, cioè in quella del logudorese in gen, in tutta l’Isola, anche nel centro e nel Campidano, per questi lamenti, mentre per ‘attizzzare il fuoco’ si adoperano le forme corrispondenti alla rispettiva fonetica. La generalizzazione della forma log. è motivata dalla preferenza che si dà al dialetto ‘aulico’, cioè quello di Bonorva e della Valle del Tirso, per tutte le forme più elevate della produzione poetica. »

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19Le dit des pleureuses corses et d’autres, méditerranéennes et roumaines

le terme rèpitu, rìpitu et le substantif dérivé riputatrici « pleureuse/s » dérivés du participe passé du verbe latin REPETO, REPETERE, « réclamer », « attaquer de nouveau », « reprendre »27. Dépouillant des études du XIXe siècle qui se réfèrent aux statuts funèbres du XVIe siècle, Paolo Toschi estime que les articles relatifs aux lamentations funèbres à Sorrento permet-tent de supposer que le rèpito se fait aussi à l’occasion de visites de condo-léances et pour l’anniversaire du décès28. En revanche, Alberto Maria Cirese29 évoque ce terme, sous la variante phonétique repuote, dans la région du Molise, au Sud-Est de la péninsule italienne, entre Abbruzzo et Puglie. Cirese décrit le rituel ainsi désigné qui s’apparente par de nombreux aspects à celui des lamentations corses avec cependant des traits spécifiques dans la versification30.

En Lucanie, Ernesto De Martino signale qu’il n’y a pas de terme commun à l’ensemble de la région pour les lamentations funèbres31. Il relève le terme nacarata dans les localités de Pisticcie et Montalbano Jonico32 et, dans la vaste commune d’Avigliano et la petite commune de Ruoti, les termes travaglio et travaglione, dérivés du latin TRIPALIUM, « instru-ment de torture »33. À Avigliano, l’expression face il travaglione, « faire le gros travail » signifie « faire la lamentation funèbre ». Par ailleurs, De Martino utilise une fois un terme savant pour désigner la pleureuse : antifonaria34, du mot latin ANTIPHONA(M), dérivé du grec ANTIPHONOS35.

27. Gaffiot F., Dictionnaire latin-français, entrée REPETO, p. 1344-1345.28. Toschi P., « Appunti sul pianto funebre in Italia », Lares, n° 18, 1952, p. 100-104.29. Cirese A. M., Ragioni metriche. p. 459. Cette pratique est encore largement attestée au milieu

du XXe siècle au-delà des jeux d’enfant, et pas seulement dans les milieux ruraux.30. Ibid., p. 460-468 et aussi, antérieurement, Cirese A. M., article « Repuòte », in Cirese E. &

A. M., La Lapa, argomenti di storia e letteratura popolare, anno III, 1957, p. 158-159.31. De Martino E., Morte e pianto rituale, chap 2 : « Il lamento lucano », p. 76-77.32. Cette appellation nacarata peut être mise en relation avec le terme d’origine grecque naca qui

désigne le petit hamac utilisé comme berceau dans cette région.33. De ce terme dérive aussi le mot français « travail » employé dans un sens technique pour désigner

l’accouchement : le syntagme « la salle de travail » désigne la salle d’accouchement et l’expression « le travail a commencé » signifie, dans ce contexte, que les contractions ont commencé.

34. De Martino E., Morte e pianto ritual, chap. 6 : « Il lamento funebre folklorico euromediterraneo », p. 115. Ce terme apparaît dans un extrait de la traduction d’un texte de Vedder évoquant la « mystérieuse » aptitude des pleureuses à se laisser distraire pendant la lamentation.

35. Cortelazzo M., Zolli P., « antifona : canto alternato, versetto cantato o recitato prima e dopo un canto di preghiera », Ibid., vol. 1, p. 60.

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20 Mathée GIACOMO-MARCELLESI

En Roumanie, le terme courant pour désigner la lamentation funèbre est bocet, pluriel bocete, dérivé de boci (du latin VOX, VOCE(M), « voix »+ suf. – et)36 ainsi que le verbe intransitif bocì « pleurer un défunt lors de l’enterrement » et le substantif bocitoare « (la) pleureuse » de boci + suf. –(i)toare, etc. On connaît aussi l’expression balate de jale (jale : mot d’origine slave signifiant « deuil »37. Le terme verse (pluriel versuri) désigne les stro-phes improvisées par les hommes pour un célibataire.

En Espagne, le terme le plus connu pour les lamentations funèbres est le terme llanto du latin PLANCTUS, participe passé du verbe PLANGO, PLAN-GERE « (se) frapper », « se lamenter bruyamment »38. Le plus célèbre llanto est sans doute celui que Federico Garcia Lorca a composé pour son ami, le toreador Ignacio Sanchez Mejìas mortellement blessé dans l’arène, A las cinco de la tarde, « À cinq heures du soir ». Certains romances résonnent de lamentations qui s’apparentent aux voceri corses39 et il en va de même des endechas judéo-espagnoles et sépharades40. Ce terme, endecha, correspond au pluriel neutre latin INDICTA, de INDICTUM, participe passé du verbe INDICO, INDICERE, « notifier », « annoncer », « prescrire » mais au Maroc et en Tunisie, la lamentation funèbre judéo-espagnole est appelée oynada du verbe oyna dérivé de l’hébreu oy « cri » et la pleureuse est la oynadera.

Mais qui sont les pleureuses ?Les pleureuses de Corse, comme leurs homologues, leurs sœurs de

Sardaigne, de Lucanie, du Molise, de Roumanie, etc., sont le plus souvent

36. Academia R.P.R., Dictionarul limbii romîne moderne, Bucuresti, 1958, p. 85.37. Ibid., p. 435.38. Diccionario de la Real Academia Española.39. Pelegrin Benito, « Sacrifice et mort du père. La mort du chevalier dans le Romancero et la mort

du torero dans la chanson nationale contemporaine », Études corses, n° 12-13, 1979, p. 227-248 : « Rappelons simplement que l’on appelle Romancero, en Espagne, l’ensemble des romances, brèves chansons épico-lyriques en octosyllabes assonancés de façon uniforme aux vers pairs. Le sujet en est le plus souvent historique, national et épique. Les romances connurent une vogue extraordinaire et se sont transmis souvent par tradition orale du Moyen Âge à nos jours. Ils ont eu un rôle de formation et d’information historique, morale et idéologique. L’on a pu dire qu’ils étaient l’évangile laïc du peuple espagnol. Le romance est la poésie castillane populaire par excellence. », p. 227.

40. Battesti-Pelegrin J., « Chants funèbres anonymes de la tradition judéo-espagnole et voceri corses ».

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