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1 Agrégations et Capes d’Histoire et de Géographie, 2015 et 2016 « Le monde romain, 70 av. - 73 apr. J.-C. » Etude juridique et historique du dominium et de la propriété foncière dans le monde romain (Ier s. av. - Ier s. ap. J.-C.) Présentation et documents commentés Gérard Chouquer Livre électronique proposé par l’Observatoire des formes du foncier dans le monde FIEF - Paris, août 2014

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Agrégations et Capes d’Histoire et de Géographie, 2015 et 2016 « Le monde romain, 70 av. - 73 apr. J.-C. »

Etude juridique et historique du dominium et de

la propriété foncière dans le monde romain (Ier s. av. - Ier s. ap. J.-C.)

    

         

Présentation et documents commentés

Gérard Chouquer

Livre électronique proposé par l’Observatoire des formes du foncier dans le monde

FIEF - Paris, août 2014  

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 « Le monde romain de 70 av. à 73 apr. J.-C. »

Etude juridique et historique du dominium

et de la propriété foncière dans le monde romain (Ier s. av. - Ier s. ap. J.-C.)

 Présentation et documents commentés

par Gérard Chouquer France International pour l’Expertise Foncière

(Ordre des Géomètres-Experts, Paris) ancien directeur de recherches au CNRS

Illustration de couverture ; vignette du manuscrit Arcerianus du début du VIe siècle, représentant la colonie de Suessa (Campanie), sa division quadrillée (centuriation) et le Mont Aricus (Massicus) et illustrant un cas de proprietas.

Livre électronique proposé par l’Observatoire des formes du foncier dans le monde

FIEF- Paris, août 2014

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Présentation

Les questions foncières

dans la pluralité des droits de Rome

Ce livre saisit l’opportunité d’une question d’histoire romaine mise au programme des concours en 2015 et 2016 pour faire le point sur les questions foncières, en les mettant en regard de la pluralité des droits dans le monde romain. Sur un sujet que chacun estime central (la propriété étant, avec la citoyenneté, au cœur même de la notion de droit), sur lequel existe une littérature pléthorique (plus personne ne pouvant estimer avoir tout lu), il est difficile, encore aujourd’hui, et au delà de quelques idées générales admises, de proposer un tableau du dominium, de la propriété et de l’ager publicus qui coulerait de source. Il faut donc tenter de dire pourquoi, avant de se lancer soi-même dans l’expérience avec les fiches qui suivent. Les questions institutionnelles nécessitant le recours à des notions de droit, notamment de droit de la « propriété » ou de « droit du territoire », sont généralement traitées de façon rapide en histoire, en raison de leur haute technicité. Or le commentaire de documents d’époque romaine ne peut pas s’en passer, sauf à rester dans des concepts généraux (“la” propriété, “le territoire”, “le” droit romain, etc.) et à produire, en définitive, des contresens. Les fiches de synthèse et les documents commentés permettent de se familiariser avec des notions de droit agraire, de droit civil, de droit latin, d’histoire foncière, de controverses territoriales, et de comprendre que le monde romain pratique la pluralité des droits comme celle des types de territoires. La question agraire romaine est ici posée dans des termes sensiblement différents ou complémentaires de ceux présentés habituellement. On peut dire que l’histoire de Rome est très largement dominée et conditionnée par deux questions fondamentales et qui entretiennent entre elles des relations compliquées : le statut des personnes (citoyens et non-citoyens) et l’appropriation coloniale. Dans le domaine agraire, la périodisation 70 av.-73 apr. J.-C. choisie pour la question aux concours (et qui se justifie sur d’autres plans) ne correspond pas à des éléments marquants justifiant le choix de dates aussi précises. En revanche, une périodisation 133 av. - 79 apr. aurait nettement plus de sens, puisqu’on va de l’épisode gracchien, point de basculement de la question agraire romaine, à la fin du règne de Vespasien, tout entier marqué par une politique agraire de très grande ampleur et très peu connue. La propriété est, en tout premier lieu, une affaire de droit, cela va de soi, mais lequel ? Les manuels dit « de droit romain », lorsqu’ils présentent la propriété, le font du point de vue du droit civil, et se fondent assez largement sur la façon dont Gaius, auteur du IIe siècle apr. J.-C., a lui-même ordonné la matière : les personnes, les biens, les actions, tradition des jurisconsultes qui a contribué à déterminer le plan des ouvrages de droit au XIXe siècle, époque particulièrement importante pour la fixation des modes de présentation des objets par

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les disciplines. Or la liste des cadres, des concepts et des normes pour parler de la propriété foncière à l’époque romaine et dans l’ensemble du monde romain est bien plus variée. >>> fiche 1 : la propriété foncière dans le monde romain Par exemple, le monde romain connaît bien d’autres droits, les uns sanctionnés par le mot « ius » (droit latin, ius Latinum ; droit des Gens, ius Gentium ; droit public, ius publicum...), d’autres plus difficiles à caractériser comme le droit agraire, qui s’offre à nous sous d’autres noms (conditions des terres, droit des territoires, controverses agraires). >>> fiche 2 : la pluralité des droits dans le monde romain

— Document 1 - Appien (auteur du IIe s. apr. J.-C.), conflits entre droits dans la politique romaine en Italie aux IIe-Ier s. av. J.-C. — Document 2 - Cicéron, Pro Balbo (56 av. J.-C.) : Pluralité des droits : la procédure fundum fieri ou fundi factio — Document 3 - Tabula Claesiana, Conflits fonciers et conflits de citoyenneté sous Claude en Italie du Nord (46 ap. J.-C.)

>>> fiche 3 : le droit Latin

— Document 4 - Asconius (Ie s. apr. J.-C.), Le droit latin en Cisalpine >>> fiche 4 : le droit agraire

— Document 5 - Appien (auteur du IIe s. apr. J.-C.), Les conflits agraires de Rome — Document 6 - Frontin (sous Vespasien), Les controverses agraires

Mais dans la conception antique, on ne distingue pas aussi aisément que dans les pratiques juridiques modernes, le pouvoir et la propriété, le droit public ou institutionnel et le droit privé. Par exemple, aujourd’hui, dans de nombreux Etats modernes, ce n’est pas l’administration centrale (ni même une administration décentralisée) qui décerne la propriété ni qui établit son titre ; c’est par des actes authentiques passés sous seing privé devant notaire qu’on sait qu’on est ou qu’on n’est pas propriétaire. Une telle situation est impensable dans l’Antiquité. Le champ d’exercice de la propriété comme droit exclusif lié à la citoyenneté romaine est limité à quelques dizaines ou centaines de milliers de citoyens de plein droit. Toutes les autres populations, en Italie et dans les provinces, sont régies autrement. L’une des originalités de Rome en matière foncière est de proposer deux concepts articulés, bien que non réductibles l’un à l’autre, le dominium du peuple Romain, et l’ager publicus. Ils sont l’un des nœuds les plus difficiles des questions juridiques et historiques, et toujours en débat. >>> fiche 5 : le dominium du peuple Romain en Italie et dans les provinces

— Document 7 - Sénèque (vers 61-63 apr. J.-C.), Domanialité et propriété dans le De Beneficiis >>> fiche 6 : l’ager publicus : définition et dynamique

— Document 8 - Centuriation et ager publicus en Apulie d’après les listes du Liber coloniarum — Document 9 - L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés

Les textes sont malgré tout assez souvent délicats, voire contradictoires, même si c’est une facilité dangereuse que de prétendre que c’est le texte qui est fautif alors que c’est nous qui ne le comprenons pas. Il faut donc chercher une raison valable pour soutenir l’existence de cette contradiction. Celle que je propose s’avère de plus en plus fondée : comme il y a plusieurs

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droits en présence, et que ces droits évoluent pendant un millénaire, une même notion peut avoir un sens différent d’un droit à l’autre tout en variant au sein du droit où elle a trouvé naissance. Cela semble être le cas pour les concepts les plus centraux comme dominium, proprietas, publicus. La période proposée dans la question du concours correspond à une période riche en événements. Sur le plan agraire et foncier, on n’oubliera pas que la trame de fond de l’histoire de Rome reste la colonisation, l’organisation et la gestion des conquêtes et des provinces.

— Document 10 - Cicéron, Pro Fonteio, La situation de la Gaule transalpine (69 av. J.-C.) Ensuite, on retiendra, comme événements marquants : — la liquidation de l’œuvre des gracques (loi agraire de 111 av. J.-C.) ; — les conséquences juridiques de la guerre sociale en Italie (89 av. J.-C.) ; — la politique agraire des imperatores en Italie et dans les provinces tout au long du siècle, certains épisodes ayant été traumatisants pour les possesseurs (politique agraire de Sylla) ou pour les provinciaux (gourvernorat de Fonteius en Narbonnaise ; politique foncière romaine en Hispania) ;

— Document 11 - Cicéron, De Lege agraria, La condition du sol public italien et provincial (63 av. J.-C.)

— la réalisation et l’apurement des assignations césariennes et triumvirales par Auguste et la grande mise en ordre de la matière agraire par cet empereur ;

— Document 12 - Les dispositions d’Auguste en matière agraire d’après Hygin Gromatique — l’apparition d’une jurisprudence agraire ;

— Document 13 - Hygin (qui écrit sous Trajan), La jurisprudence de Cassius Longinus et la controverse sur l’alluvion

— enfin, la politique agraire restauratrice de Vespasien, qui est à l’origine de la réunion des commentaires spécialisés formant le recueil des agrimensores (recueil dit gromatique). >>> fiche 7 : la politique agraire de Vespasien

— Document 14 - La restitution des vectigalia de la colonie d’Orange — Document 15 - L’assignation coloniale et les catégories de terres dans la centuriation B d’Orange

NB - Le commentaire des documents se limite aux thèmes de ce livre : les questions foncières. Les autres aspects, qui seraient tout aussi importants dans un commentaire du texte, comme la titulature des personnages, les institutions, la vie économique, etc., ne sont pas traités. Certaines fiches comportent une bibliographie spécialisée. Pour celles qui n’en comportent pas, se référer à la bibliographie générale en fin de volume (p. 156). Les traductions, et pas seulement celles du XIXe s., procèdent le plus souvent par équivalence, quelquefois fautive. Ainsi possessor devient “propriétaire” ; iugerum devient “arpent” ; pagus devient “canton” ; locus devient “terre nue” ou “nue propriété” ; vectigal et tributum sont traduits par le même mot, “impôt”, etc. Le recours au texte latin permet de restituer le mot juste.

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Première Partie

Les fiches de synthèse Fiche 1 : la propriété foncière dans le monde romain Fiche 2 : la pluralité des droits dans le monde romain Fiche 3 : le droit latin Fiche 4 : le droit agraire Fiche 5 : le dominium du peuple Romain en Italie et dans les provinces Fiche 6 : l’ager publicus : définition et dynamique Fiche 7 : la politique agraire de Vespasien

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Fiche 1

Comment définir la propriété foncière dans le monde romain ?

La notion de propriété dans le monde romain ne peut pas être réduite au concept de dominium ex iure Quiritium, qui ne concerne que les citoyens romains et seulement, pour ce qui est du mot, à partir de la fin de la République. On ne peut pas proposer quoi que ce soit d’historiquement acceptable si on ne fait pas intervenir des critères de différenciation : le statut des personnes ; le statut des cités ; les formes coloniales de classement des terres ou « conditions des terres ». Parce que le monde romain est un monde de pluralité des droits, les mêmes mots peuvent avoir des sens différents selon le droit civil, le droit agraire, le droit latin, les droits locaux ou coutumiers, etc. Très vite on comprend que la définition de la propriété à Rome n’est pas simple et qu’il faut, pour la proposer, éclaircir au préalable le sens de notions majeures comme dominium, mancipium, ager publicus. Ensuite, il faut entrer, si possible, dans le mode de rationalité des sociétés antiques.

*** On lit couramment que le nom de la propriété foncière en droit romain est le dominium ex iure Quiritium. Le dominium est une notion bien réelle quand on se place dans le droit civil à partir de la fin de la République ; mais c’est aussi parfois une idée fausse lorsqu’elle est répétée en des temps et en des lieux où elle n’existait pas, et aussi lorsqu’on veut que le dominium représente toute la propriété à Rome. Dans les provinces et en droit agraire, le terme prend un autre sens et ne désigne pas la propriété individuelle ou pas uniquement. En outre, dominium, même en droit civil, est un mot que n’emploie pas Cicéron pour nommer la propriété de plein droit du citoyen ! Un comble s’agissant d’un des plus grands juristes de Rome. Il faut en tirer la conséquence que la définition de la propriété à Rome ne passe pas par une version unique mais par la pluralité et qu’il faut nommer celle-ci. Car ce n’est pas Cicéron qui se trompe, lequel connaissait parfaitement le sens de ce qu’est l’optimum ius, c’est nous qui simplifions la diversité. Dominium, au sens civil, est un mot tardif. La nécessité de disposer de catégories de base Il est impossible de suggérer quelques notions générales si on ne précise pas le sens de quelques mots ou expressions fondamentaux et si on ne s’accorde pas sur quelques définitions préalables. Je les exprime à partir des travaux bien connus des anthropologues du droit, des juristes, des historiens et des spécialistes de science politique et de sociologie. — On doit commencer par prendre conscience de la distinction existant entre un régime juridique et une forme d’appropriation. Par exemple, le dominium du peuple romain sur les terres italiques (jusqu’à la guerre sociale) et provinciales est un régime juridique — la

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domanialité antique — qui recouvre une grande variété de formes d’appropriation, elles-mêmes différentes selon qu’il s’agit d’un citoyen ou d’un non-citoyen, d’une personne privée ou d’une personne publique, etc. Quant au dominium ex iure Quiritium du citoyen romain, c’est une forme de propriété qui répond elle-même à une définition juridique et technique compliquée : on en parle lorsqu’on se situe dans le droit civil, mais alors la notion ne suffit pas à définir le plenum ius. Pour avoir le « droit complet », il faut réunir deux composantes, l’une de droit civil, le dominium ex iure Quirtium, l’autre de droit prétorien, l’in bonis habere. On parle alors de duplex dominium, selon la définition de Gaius. J’y reviens dans la fiche sur le dominium. — On parlera de propriété privée lorsque les biens sont possédés sans qu’une autorité, ni communautaire ni étatique, n’intervienne, autrement que pour édicter des restrictions dites de droit public dans le cas des Etats ; de telles propriétés privées peuvent être personnelles, familiales, lignagères, et de ce fait concerner des personnes ou des groupes plus ou moins larges. — On parlera de propriété publique lorsque des biens sont désignés pour servir à l’usage du public, et à condition que dans cette notion de public il n’y ait aucune restriction sur la base de la race, du genre, de la fortune, de l’origine, ce qui n’est justement pas le cas dans les régions italiennes et provinciales soumises par Rome. — On parlera par conséquent de propriété publique coloniale lorsque, dans une situation de domination d’un peuple sur un autre, d’un Etat sur un autre ou sur une région, la loi coloniale définit un domaine public mais le réserve en fait à la classe des colons et définit, par là même, le bien public comme bien communautaire. — Les biens régis de façon communautaire sont ceux qui sont gérés collectivement par une communauté dont il faut, à chaque fois dire la nature et les contours ; c’est généralement le droit coutumier qui en parle. Ces biens communautaires doivent être distingués des biens possédés en commun, parce que la base du groupe peut considérablement varier. — Les biens « en commun », sont les biens qu’un groupe limité possède et gère en commun et dont l’usage ou l’usufruit n’est pas ouvert aux personnes qui ne sont pas membres du groupe. Un tel groupe peut être limité à quelques personnes formant les consortes d’une association ou d’un groupe, ou au contraire être étendu à des groupes plus larges. Par exemple, il est possible de dire qu’une communauté paysanne ancienne dont le fonctionnement est communautaire pour les terres collectives divisées entre ses membres, ouvre en plus à ceux-ci et en commun des biens indivis, pâturages, forêts, qui sont distincts des lots ou parcelles individuelles ou familiales. — Les biens gérés par un système de tenures, biens tenus sans forme de propriété ni individuelle ni publique, mais organisés dans une hiérarchie de tenures et de mises en saisine. C’est le régime des sociétés seigneuriales de type « féodal ». Ces catégories étant posées, il importe ensuite de dire si le droit dont on parle ou dont on cherche à définir la nature est un dominium, une proprietas, une possessio, une tutelle, un usage ou un usufruit, les termes n’étant pas du tout synonymes ni constants. De même on cherchera à savoir de quoi se compose le droit en question : transmettre (héritage), aliéner (vente), affermer (location conduction), avoir l’usage, avoir l’usufruit. La maîtrise peut être différentielle. Attendus épistémologiques : la documentation et sa lecture On ne doit pas oublier que la présentation classique de la propriété en droit romain est issue de la réception (redécouverte) progressive du droit romain à partir de la fin du XIe s. Autrement dit, nous avons sans cesse à tenir compte de la façon dont la connaissance s’est formée.

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Parmi les strates qui composent cette trame, on ne doit pas oublier aussi le poids que représente la définition du droit de propriété libéral, avec une individualisation marquée du droit de posséder, et l’insertion du droit de propriété dans les instruments économiques. L’épistémologie du droit romain en matière de propriété est fortement marquée par le renouveau documentaire dû aux nombreuses découvertes épigraphiques réalisées depuis deux siècles et dont l’effet est qu’à de nombreuses occasions, un document nouveau conduit à réexaminer des documents antérieurs. Dans le domaine du droit foncier, ce point est particulièrement sensible et explique la difficulté de fixer les idées. Or cette phase de renouveau documentaire est toujours active en raison d’une actualité épigraphique soutenue, et puisque le résultat des travaux conduits sur le corpus des agrimensores depuis une vingtaine d’années a conduit les chercheurs à réaliser qu’il y avait là une source juridique importante, à condition de réussir à nommer le droit dont il s’agit, le « droit agraire ». A ces conditions, en quelque sorte extérieures au droit romain lui-même, on doit ajouter un biais épistémologique majeur, interne celui-ci : ce que nous savons du droit romain vient en très grande majorité d’une compilation altomédiévale, celle de Justinien (le Corpus Iuris Civilis). Or l’objectif de cette compilation réalisée au début du VIe siècle, a été, selon les termes même de l’ordre impérial, de faire le ménage dans un corpus juridique foisonnant et devenu inutilisable voire incompréhensible. La part de ce qui est perdu est donc considérable. Les plans qui déterminent les rapports d’appropriation On ne peut pas entrer dans la définition du droit de propriété à l’époque romaine, si on ne fait pas jouer les divers plans qui le déterminent. Aujourd’hui, en France, on acquiert la propriété sans qu’il faille faire jouer les différences entre les personnes (hommes et les femmes, citoyens et non-citoyens, Français et étrangers, possèdent selon le même droit) ; sans qu’il faille tenir compte du niveau et du lieu où cela se passe (pas de différence de nature de la propriété d’une commune, d’un département, d’une région à l’autre) ; sans qu’il faille faire jouer des situations héritées de l’histoire et de la façon dont le territoire national s’est formé (ainsi on possède en Savoie exactement comme en Île-de-France, bien que la Savoie ne soit française que depuis Napoléon III alors que l’Île-de-France l’était déjà plus de mille ans avant ; une seule exception à cette uniformité, l’Alsace-Moselle, où l’occupation allemande de la fin du XIXe siècle a créé des pratiques spécifiques d’enregistrement foncier qui ont été maintenues en 1918). Dans le monde romain, rien de semblable. Il faut sans cesse faire intervenir des différences structurelles, et penser par communautés, par territoires, par modalités historiques spécifiques, par niveaux et par statuts. — le rapport entre l’appropriation et le statut des personnes On ne possède pas de la même façon selon qu’on est citoyen romain, citoyen latin, pérégrin, colon d’une colonie ou colon d’un latifundium, esclave ou affranchi. Aux différences structurelles que le statut civique ou non civique provoque s’ajoute la différence entre l’ager Romanus et l’Italie, jusqu’à la guerre sociale, puis entre l’Italie et les provinces à partir du règlement de ce conflit. Il faut d’ailleurs noter que les appellations traditionnelles des livres de droit peuvent égarer le non-spécialiste, tout en témoignant de l’hésitation des spécialistes eux-mêmes. On y appelle, en effet, propriété provinciale, la façon dont un citoyen romain (ou éventuellement Latin) possède dans les provinces, et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, la façon dont un provincial possède chez lui. C’est dire à quel point le tropisme romain agit : seul compte le point de vue de la communauté des citoyens de Rome ! Il y a donc de vraies zones d’ombre,

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par exemple la propriété pérégrine (comment un provincial de souche possède dans sa province) et en quoi la domination romaine a changé cette forme d’appropriation. — le rapport entre l’appropriation et le statut des cités Rome génère divers statuts civiques. Les uns sont les instruments de la prise coloniale et sont généralement présentés sous la forme d’une gamme : colonie, forum, vicus, castellum, par exemple. Ce sont les structures civiques qui vont organiser la façon dont Rome, via des citoyens romains ou latins mandatés pour cela, entend maîtriser des territoires, des ressources ou des moyens de communication. Les autres sont l’habillage juridique et civique dont Rome pare les communautés qui entrent, de gré ou de force, dans son dominium. Du côté des candidats à l’amitié avec Rome, on relève les cités fédérées, dont des exemples comme Marseille ou Autun, ou encore des cités de Sicile, peuvent fournir l’exemple : mais l’existence d’un rapport fédéral (c’est-à-dire d’un traité, foedus) ne doit pas masquer le fait que ces cités perdent peu à peu leurs privilèges et tendent à rejoindre le lot commun en matière de droit, de fiscalité, de contribution militaire. Du côté de la force, il y a les statuts imposés aux cités vaincues et à leurs territoires, avec des outils de répression ou d’assimilation que sont le municipe sans suffrage, l’adtributio, les cités tributaire ou stipendiaire, les oppida ignobilia, etc. Ensuite, pour toutes les cités, il y a la gamme des promotions ou rétrogradations, via le droit latin, l’immunité fiscale, le ius Italicum, avec les augmentations ou les suppressions territoriales. Aucun de ces faits n’est sans influence sur la forme et l’étendue de la propriété. — le rapport entre les formes d’appropriation et le statut colonial du territoire Mais, à cette variété des cités, l’histoire coloniale ajoute un sort territorial spécifique. Pour organiser ses conquêtes, Rome a mis en place une gamme de conditions des terres qui constitue une trame juridique différente de la trame des cités et de leurs territoires. Cette trame est celle des agri (d’où le terme « agraire ») et elle est une répartition juridique entre ce qui est divisé et assigné, collectivement ou nominalement, public, rendu, donné, excepté, placé sous régime occupatoire, vendu par les questeurs, assimilé au régime arcifinal. Ces catégories du droit agraire sont les plus lourdes de conséquence sur la définition des formes de l’appropriation. Or leur histoire commence aux portes même de Rome puisque les premiers laboratoires qui en ont expérimenté les formules ont été le Latium, la Campanie, l’Etrurie, la Sabine, etc., dès les Ve-IVe siècles avant J.-C. Plusieurs siècles après, les effets se font encore sentir : les assignations de terres aux vétérans des armées des imperatores, de Marius à César et aux Triumvirs, en Italie tout au long du premier siècle avant notre ère, persistent à créer et à recréer des catégories agraires coloniales souvent incompatibles avec les catégories du droit civil. La politique agraire de Vespasien en est encore fortement marquée. Mais il est une idée ancienne qu’il faut abandonner : celle d’un lien morphofonctionnel entre la forme de la division par la centuriation et la propriété du sol selon le droit complet ou le meilleur (optimum ius). Un des meilleurs chercheurs de la fin du XIXe siècle, Edouard Beaudouin, qui a laissé une contribution fondamentale sur la question des formes de la propriété, est malheureusement devenu en grande partie illisible en raison du lien qu’il fait entre « la limitation des fonds de terres dans ses rapports avec le droit de propriété » (c’est le titre de la série d’articles qu’il a donnés à la Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, à partir de 1893). L’erreur est encore amplifiée lorsqu’on prétend que la centuriation comme la propriété privée de plein droit seraient d’origine. Or l’une comme l’autre sont impensables à haute époque, à la fois en raison du mode de conception du rapport au sol dans les sociétés hallstattiennes (ce qu’est la Rome archaïque), et en raison de l’absence de toute documentation permettant de le

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dire. Trois siècles se passent entre la fondation de Rome, rapportée au milieu du VIIIe siècle av. J.-C., et la Loi des XII Tables, au milieu du Ve s. Entre cette loi et les plus anciennes centuriations avérées (fin du IVe siècle), il se passe plus d’un siècle, et entre la loi des XII Tables et la formalisation du dominium ex iure Quiritium, quatre siècles. Tout ceci veut dire que, dans le monde romain, la notion de propriété ne répond à une vision classique que lorsqu’on l’envisage du point de vue central, celui de Rome, de sa communauté civique, de sa politique, de son droit et de sa jurisprudence, où il est légitime de la définir comme absolue, exclusive et perpétuelle ; mais qu’elle répond aussi à une vision coloniale, lorsqu’on l’envisage d’un point de vue périphérique, parce que la diversité des droits (civil, latin, agraire) fait alors partie de la politique d’expansion et de domination du monde. On méditera, pour amorcer le travail de réévaluation, cette observation juste de Claude Nicolet (2000, p. 115) : « l’impossibilité de concevoir un droit de propriété “quiritaire” hors d’Italie ». Comment créer du sens, du sens social, entre autant de notions différentes et exclusives les unes des autres ? Si on ne voyait que l’étanchéité de principe de toutes ces règles, la vie sociale dans le monde romain serait d’une incroyable fixité et même confinerait à l’impossible. Or les Romains pratiquent, du fait de leur rationalité analogique et de leur empirisme, toute une série de passerelles, de passages (transcendentiae) pour mettre de la souplesse dans tout ceci. Par exemple, le commercium (ius commercii) qui a été défini dès la fondation de la Ligue latine, en 493 av. J.-C., est un de ces passages. Il permettait, par exemple, à un citoyen Latin (mais un pérégrin peut en bénéficier aussi s’il y a accord), de bénéficier par convention, de l’accès aux modes formalistes d’acquisition à la propriété. C’est ainsi, qu’à la fin de la République, par exemple, un Latin pouvait acquérir le dominium optimo iure, c’est-à-dire le droit de propriété d’un citoyen romain selon le droit civil. Même la notion de droit a besoin de cette souplesse. Là encore tous les « droits » ne s’équivalent pas. Et ce qu’on nomme droit des Gens (ius Gentium) n’est pas un droit en soi, de même niveau et qu’on pourrait juxtaposer aux autres. Il n’est, dans le fond, pas autre chose qu’un véhicule pour passer d’un droit à l’autre, pour trouver des solutions de compromis analogique entre des monuments jurisprudentiels étanches et même contradictoires. A Rome, cela a été le travail du préteur pérégrin (créé en 242 av. J.-C.) que d’élaborer ces solutions de compromis et de dégager, par l’accumulation de ses jurisprudences, une espèce de droit commun, un droit commun ou transversal entre les droits communautaires. A la recherche du nom et de la définition La propriété, lorsqu’on veut la nommer et la définir, n’est pas un concept qu’on peut isoler des relations qui lui donnent du sens. Pour cette raison, en plus de toutes celles qui viennent d’être dites, le droit de propriété n’a pas de nom général en latin auquel on pourrait se référer pour l’ensemble de la période romaine. Les façons de nommer renvoient toujours à autre chose que l’essence du droit, parce que les juristes ne distinguent pas le droit et la chose, et, en outre, les dénominations ont varié. — Les formules historiques et empiriques en droit civil Ces formules anciennes, liées au citoyen romain, sont nées sur le terrain de la procédure bien plus que d’un travail doctrinal (théorique). - meum esse : la propriété se reconnaît au fait de dire, lors d’une procédure, que la chose est à soi. Ce droit permet de défendre son bien envers tous (erga omnes).

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- ex iure Quiritium : il désigne le droit des Romains (« selon le droit des Quirites »), Quirites étant un mot ancien pour les nommer. La chose est donc à moi en vertu du droit des Romains : res mea est ex iure Quiritium. C’est parce que le propriétaire selon un tel droit se dit dominus qu’on a fini (à la fin du Ier s. av. J.-C.) par parler du dominium ex iure Quiritium, pour désigner la propriété en droit civil. - in bonis habere : c’est une forme de possession garantie par le préteur urbain, qui reconnaît à celui qui en bénéficie le droit de conserver la chose dans son patrimoine, ce que traduit la formule « avoir en (son) bien » in bonis habere, sous-entendu avoir en son bien une chose dont on n’est pas propriétaire1. Mais c’est normalement une forme transitoire, celle du possesseur de bonne foi qui est dans le délai d’attente pour pouvoir usucaper le bien, c’est-à-dire le placer définitivement dans son patrimoine. — Le dominium et le mancipium ; le patrimoine et la domanialité Le mancipium, mot ancien qu’on trouve dans la Loi des XII Tables, n’est pas l’ancêtre du dominium, ni le nom ancien qu’aurait la propriété à l’époque archaïque et précoloniale de Rome. C’est une catégorisation préalable, un état donné de la domanialité à une époque où la notion de patrimonialisation d’un bien n’avait pas encore de sens. Gaius, qui nous en parle dans ses « Institutions », le fait en compilateur du droit et non en historien. Pour lui la différence entre les choses “mancipables” et les choses “non mancipables” est une distinction de valeur et de procédure. Les choses non mancipables (les terres provinciales en font partie) sont celles qui s’aliènent par simple traditio (on traduit généralement le mot par « livraison »), tandis que les choses mancipables (les terres italiennes en font partie), c’est-à-dire celles qui mettent en jeu la notion de mancipium, s’aliènent par des modes formalistes comme la mancipatio ou l’in iure cessio. Mais ce n’est que l’apparence, les habits du droit. A plus haute époque, c’est autre chose. Le mancipium, c’est un pouvoir qu’on a sur les choses et non pas seulement un droit de propriété. En distinguant les terres italiennes et les terres provinciales selon cette notion, les juristes romains entérinent l’idée d’une différence fondamentale entre les deux aires géographiques. Ils disent ainsi que dans les provinces (qui forment l’écrasante majorité des terres du monde romain), la propriété ne se conçoit pas sans une définition préalable de la domanialité, c’est-à-dire que le dominium n’appartient pas au possesseur. Autrement dit, ils soulignent le fait que le dominium du propriétaire italien sur son patrimoine n’a rien à voir avec le dominium de l’Etat romain sur les provinces. Ils disent qu’il n’y a qu’en Italie qu’il est possible qu’un citoyen réunisse sous son seul nom, le pouvoir sur la chose et la propriété de la chose. Dans les provinces, la terre se partage et si la propriété est pensable individuellement, elle ne concerne jamais l’autre versant, celui que j’appelle la domanialité et qui est l’organisation consciente d’un régime de précarité de l’appropriation, en fonction des besoins politiques de Rome. Aussi, quand le terme de dominus se met à prendre le sens de “propriétaire” et que le dominium devient un concept du droit privé romain, à la fin du Ier siècle avant J.-C., le terme de l’évolution est atteint. La notion de mancipium perd de sa force sociale pour se limiter à un aspect plus procédural, la mancipatio. De même la chose, objet du droit, évolue et devient un bien. En termes épistémologiques, nous sommes devant une espèce de “modernisation” ou une “épistémisation”, à savoir la réduction d’une notion complexe aux liens multiples en un savoir et une pratique à bords plus francs. À partir de là, on peut créer une discipline, le droit romain des biens, par exemple.                                                         1 Ce qui souligne combien il est inadapté de nommer cette forme « propriété bonitaire » comme on le fait dans tous les manuels de droit romain, puisque c’est une possession.

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— Modes originaires et modes dérivés d’acquisition En « droit romain », on classe les notions d’après la façon d’acquérir la propriété. S’il y a difficulté, ce n’est pas tant dans ce que les juristes appellent les modes dérivés mais surtout dans les modes originaires d’acquisition de la propriété. Les modes dérivés (ou seconds = quand on acquiert d’un autre qui possédait avant) sont ce qu’on appelle, en droit civil, les modes formalistes, parce qu’ils nécessitent un rite : la mancipatio, la cession dite in iure, mais ce sont aussi d’autres formes comme la traditio, la litis aestimatio, le legs per vindicationem. C’est le langage juridique de la transmission des biens entre citoyens. Ajoutons cette forme particulière de transfert, celle dite par usucapion, ou prise par l’usage de la chose abandonnée. Les modes originaires sont ceux, comme leur nom l’indique, qui déterminent la toute première propriété d’un bien. Le droit romain les nomme ainsi : l’occupation d’une res nullius, c’est-à-dire privée de propriétaire ; la découverte (inventio) d’un trésor ; l’accession dont la forme principale en matière foncière concerne l’accroissement fluvial ; l’adjudication ; l’acquisition des fruits ; la confusio ; la commixtio (pour les choses qui se mélangent), etc. Il est inutile d’entrer dans les définitions de détail ni dans les interprétations, pour voir qu’avec cette liste, on a à peine effleuré (par la mention de l’occupation) les véritables modes originaires d’acquisition que sont les modes coloniaux ! Autrement dit, le droit romain, lorsqu’il se limite au droit civil, est un droit interne, tardivement compilé et qui a effacé les traces de sa propre histoire. L’historien, parce que ce point de vue du romaniste (juriste de droit romain) lui paraît légitime mais non suffisant, cherchera à interroger les autres facettes du droit. C’est dans des corpus parallèles et dans des travaux complémentaires qu’il trouvera sa documentation. — Le sens des mots varie selon qu’on est dans un droit ou dans un autre On a vu l’exemple de l’in bonis habere. Comme cette forme de possessio ouvre sur l’optimum ius (le droit quiritaire) par le biais de l’usucapion, elle ne peut pas avoir lieu dans les provinces de l’Empire, car les fonds provinciaux ne peuvent faire l’objet de propriété quiritaire. Mais pour se situer à un niveau encore plus général, on retiendra que des mots comme proprietas, dominium, fundus, changent de sens selon qu’on se trouve dans le droit civil ou le droit agraire. Praefectura n’a pas le même sens dans le droit agraire que dans le droit public. Bien que souvent perçue par les auteurs, cette modification du sens des mots n’est pas structurellement prise en compte dans les manuels, parce que ceux-ci unifient tout, en parlant « du » droit romain. Par exemple, dominium en droit civil est présenté comme étant le nom de la propriété privée, absolue, exclusive et perpétuelle. Or, en droit agraire, c’est le nom de la « propriété éminente » que Rome se donne sur l’ensemble des terres conquises et qui détermine ensuite des conditions différentes d’affectation des terres (agri) et donc de propriété ou de possession, selon le degré de précarité spatiale et temporelle ainsi que de charges, que Rome entend y mettre. Rien à voir, donc, d’un droit à l’autre. Mais, comme on le sait, plutôt que de reconnaître cette différence entre les droits et d’acter l’existence du droit agraire, les Modernes ont préféré s’installer dans un débat sur le dominium in solo provinciali en soutenant qu’on n’était pas dans la propriété mais dans la souveraineté, pas dans le droit mais dans la politique. Les juristes de l’Antiquité pratiquent des associations de mots que nous jugeons incompréhensibles. L’exemple le plus intéressant est la définition de la possessio publicus privatusque, mot à mot, la possession publique et privée. Nous peinons à nous projeter dans un tel concept puisque chez nous la distinction entre public et privé nous paraît à ce point forte qu’elle intervient en préalable à toute définition. On est soit dans l’une soit dans l’autre.

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Comment s’en sortir ? — En discernant les plans : dominium, types de terres et formes de la propriété L’idée qui doit guider est la suivante : on peut éviter bien des confusions en comprenant le dominium romain, en droit agraire, comme un régime juridique, sorte de cadre conceptuel institutionnel, au sein duquel existent diverses formes de “propriété”. Par exemple, dans les provinces où le sol provincial est tout entier dans le dominium romain, le dominium in solo provinciali n’est donc pas le nom de la propriété, mais le régime juridique à l’intérieur duquel on trouvera, en droit agraire : des agri qualifiés de privés, d’autres qualifiés de terres publiques (à la typologie très compliquée, voir la fiche sur l’ager publicus), des terres impériales, et des formes différentes de propriété ou de tenure : possessio, possessio publica privataque, proprietas, dominium selon le droit civil pour citer les catégories principales. — Par l’analyse des contenus de la maîtrise foncière La compréhension de la nature du droit de propriété passe par la compréhension de la notion de maîtrise sur la chose. Or les travaux d’anthropologie du droit ont montré que, dans toutes les cultures non modernes ou prémodernes, la maîtrise foncière et la maîtrise fruitière se déclinent en une série de prises progressives sur la terre et les ressources qu’on peut résumer par la liste suivante, inspirée par les travaux d’Etienne Le Roy et d’Olivier et Catherine Barrière : accès (physique à la chose), prélèvement ou extraction de ressources, gestion de la terre, droit d’exclure autrui, droit d’aliéner. On n’a pas encore suffisamment exploité en ce sens les catégorisations bien connues du « droit de propriété » que sont le ius utendi, le ius fruendi, le ius abutendi. Dans le droit civil et dans les aires protégées où il se déploie, si ; mais dans les aires géographiques immenses de la domanialité romaine, on ne sait pas encore le faire car on ne sait pas encore comment lier les plans. On ne connait, pour le dire vite, que le rapport morphofontionnel. Or il y autre chose de différent à faire que la façon ancienne de poser le problème et qui a consisté depuis les travaux des juristes allemands et en passant par ceux du français Edouard Beaudouin et de l’italien Biagio Brugi, à chercher le rapport pouvant exiter entre la centuriation et le droit de propriété. Il faut tenter, désormais, de construire des interférences sur la base du droit agraire et des ses listes (voir la fiche qui lui est consacrée, plus loin p. 27) et élaborer des tableaux à entrées multiples. Je rappelle également que les juristes et les agrimensores romains pensent et exposent les concepts par séries typologiques. En voici quelques exemples : - colonia, municipium, praefectura, forum, conciliabulum (loi d’assignation : 263 La) ; - ager, aedificium, lacus, stagnum, locus, possessio (Cicéron, Agrar, III, 7) - quae data, donata, concessa, vendita, possessa (Cicéron, Agrar, III, 11) - ager : occupatorius, arcifinius, quaestorius, divisus, adsignatus, redditus (Siculus Flaccus) A chaque fois, c’est le rapport d’analogie qui fournit la clé, interne à chaque série, comme entre séries. — par la compréhension de l’importance des procédures À cette nuance près que cela nous ramène dans le champ des droits formalisés (puisqu’on ignore ce qui n’est pas sanctionné par l’écrit), la recherche sur les procédures est une voie à ne pas négliger. Jusqu’à présent les manuels ne connaissent que les procédures du droit civil, ou encore celles du « droit public ». Mais le droit agraire nous offre les siennes, par exemple sous le nom de « controverses agraires », qui ne sont encore que peu exploitées par les juristes.

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Bibliographie Olivier BARRIERE et Catherine BARRIERE, Un droit à inventer. Foncier et environnement dans le delta intérieur du Niger (Mali), IRD éditions, Paris 2002, 476 p. Étienne LE ROY, La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, ed. LGDJ, coll. “droit et société”, Paris 2011, 448 p.

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Fiche 2

La pluralité des droits dans le monde romain

Le but de cette présentation est de mieux établir un fait connu mais qui ne trouve pas de réel écho dans la présentation de la matière juridique : l’existence de plusieurs droits de Rome pendant une très longue partie de son histoire. Le fait générateur principal est la colonisation. Alors qu’à partir du droit archaïque, celui dit « des XII Tables », les jurisconsultes élaboreront le droit civil, ou droit privé des citoyens, la colonisation provoque l’émergence de deux droits nouveaux spécifiques : le droit latin, utilisé pour la colonisation confédérale entre Romains et Latins à partir du Ve s. av. J.-C., et le droit agraire, formalisé dès les premières conquêtes en Italie centrale. Ni pour l’un, ni pour l’autre, il n’existe de compilation antique comparable aux Institutes de Gaius et au Digeste, et c’est à travers d’autres œuvres qu’on en prend conscience. Ces deux droits font aujourd’hui l’objet de travaux qu’on peut estimer fondateurs ou refondateurs. La pluralité des droits est créatrice de mosaïques dont une modélisation cherche à rendre compte, à travers un exemple. Même le citoyen romain de plein droit peut se trouver dans des situations juridiques très variées. Ce qu’on appelle « le droit romain » est, en définitive, une contruction datée : c’est la sélection opérée par les jurisconsultes des IIe et IIIe s., et confirmée par l’hypersélection de l’époque de Justinien dans le Corpus Iuris Civilis. C’est un droit dans lequel le droit civil — lui-même dans sa ennième version — est devenu le droit organisateur des catégories, le droit latin et le droit agraire ayant perdu de leur intérêt. Nature de la question La présentation du droit romain comme un corpus unique ne favorise pas la prise de conscience de la pluralité des droits qui sont en application dans l’empire romain. Le fait n’est pas méconnu : depuis longtemps historiens, juristes et anthropologues savent combien les différences entre les statuts des personnes (citoyens, affranchis, esclaves, pérégrins), entre les statuts des cités (divers types de colonies, municipes avec ou sans suffrage, oppida, etc.), et entre les types de cités (fédérées et amies de Rome ; tributaire ou stipendiaire pour celles qui sont soumises) sont génératrices de droits différents. La lecture des ouvrages juridiques les plus classiques (Gaius, par exemple) conduit aussi à apprendre à jongler avec les différents droits et à envisager ceux que tel possède ou que tel autre ne possède pas (conubium, commercium, ius migrandi, ius adipiscendae civitatis per magistratum, etc.). D’autre part, la division entre droit naturel (ius naturalis), droit des Gens (ius Gentium) et droit civil (ius civile), est fondatrice. Pour cette raison, les auteurs latins ont une nette conscience que le droit civil est un droit propre aux citoyens romains (Gaius, Inst., I, 119). Mais ces définitions

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doivent être correctement situées. Les juristes romains appellent « droit civil » tout droit d’une communauté civique, c’est-à-dire dès lors qu’elle dispose d’un corps de citoyens et d’institutions : autrement dit, il est concevable, pour eux, qu’il y ait un droit civil chez d’autres peuples que le leur. Cependant, l’idée de pratiquer un droit comparé leur est étrangère, parce que le droit civil des Romains est seul digne d’intérêt. Malgré tout, pour faire en quelque sorte la diplomatie entre les différents droits, il faut un instrument, c’est le droit des Gens, à condition qu’on ne comprenne pas le ius Gentium comme un code qui existerait à côté du droit civil et au même niveau, mais comme un véhicule entre Romains et non-Romains, parce qu’il y a des choses qui sont communes à tous les hommes. La division entre les trois “droits” est doctrinale et c’est une espèce de gradient qui fait passer du philosophique à l’historique. Un exemple suffira à faire comprendre l’originalité de la pensée romaine. Lorsqu’il discute de la façon dont on acquiert, Gaius observe qu’on le fait soit par droit naturel, soit par les procédures formalistes du droit civil. Se pose alors pour lui le cas de « l’occupation », c’est-à-dire la façon dont on acquiert les choses qui auparavant n’étaient à personne. Il prend quelques exemples et les juxtapose pour soutenir son propos : la pêche, la chasse, les animaux qui vont et viennent (abeilles) dès qu’ils ont perdu « l’esprit de retour », l’ennemi, l’alluvion qui passe d’une rive à l’autre insensiblement (sans esprit de retour, a-t-on envie d’ajouter pour paraphraser le jurisconsulte), le bâtiment qu’on a construit sur le terrain ne nous appartenant pas, etc. Il en conclut à la légitimité de l’appropriation par voie d’occupation. Or ce qui nous frappe, dans cette liste, c’est de voir l’ennemi placé au même rang que le poisson qu’on pèche ou le pigeon voyageur qui ne revient pas et qu’autrui peut accaparer. Gaius (I, 90) se débarrasse (à notre opinion) de la question de l’ennemi avec cette phrase lapidaire : « Ce que nous prenons à l’ennemi devient nôtre également par raison naturelle » (Ea quoque quae ex hostibus capiuntur naturali ratione nostra fiunt). On aurait attendu au contraire un exposé sur le droit colonial de Rome, sur les conditions des terres, sur les modes d’appropriation, sur le droit agraire, etc. Or, pour le juriste, c’est doctrinalement inutile puisque ou bien c’est vide et on n’en parle pas (c’est du pur droit naturel), ou bien on l’occupe et dans ce cas seuls comptent les droits qu’exerce le citoyen romain et lui seul, au titre de sa conquête. Des deux-cents pages des Institutions, nous n’en lirons pas plus : une ligne pour ce qui est l’événement majeur de l’histoire romaine, la colonisation du monde connu. On pourrait penser que le droit agraire est une branche du droit des Gens, de ce droit des choses communes entre les hommes (selon la définition du ius Gentium par Ulpien). Mais l’élaboration juridique ne va pas jusque-là. C’est donc la rationalité juridique qui conduit à l’évacuation du droit agraire. Le droit agraire est un droit qui, intellectuellement, n’a pas de lieu propre. C’est même, du point de vue des auteurs romains, un ensemble de situations qu’il n’est pas nécessaire d’élaborer en « droit » comme on le fait avec le droit civil. La diversité des droits est créatrice de significations différentes Voici un bon moyen de toucher du doigt la réalité de ces divers droits. Les mêmes mots n’y ont pas la même signification. En voici quelques exemples en plus de celui de dominium, évoqué dans la fiche précédente : - Proprietas : en droit civil, c’est le nom banal de la propriété, telle que nous la concevons et c’est même un mot de sens plus évident que dominium ; mais, en domaine assigné, c’est le terme par lequel on désigne la possession en commun que des citoyens peuvent avoir sur des terres distinctes des leurs, voire disjointes. Ce sont, dit le Pseudo-Agennius, les communaux qui ont été assignés en même temps que les lots individuels tout en étant disjoints de ceux-ci. En Campanie, par exemple, le problème vient du fait que les lots forestiers attribués sont situés au

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delà du 4e et du 5e voisin, sur les hauteurs (le Mont Massicus évoqué par la vignette reproduite en couverture de ce livre) et qu’il y a dispute pour savoir à quel fundus ils appartiennent (pertinere = idée de rattachement de ceci à cela, le fundus étant l’unité censitaire à laquelle on rattache des éléments fiscalisables). Mais il y a aussi le cas des pâturages qui sont attachés (pertinent) au fundus, tout en étant une concession commune (compascua) : dans bien des endroits (multa loca) de l’Italie, on parle de communalia ou de pro indiviso ; à leur propos, les héritages (hereditates) et les ventes (emptiones) provoquent des controverses et c’est le droit ordinaire qui règle le cas dans la plupart des cas. On apprend aussi, par plusieurs textes gromatiques (notamment des notices du Livre des colonies, Liber coloniarum), que certaines lois coloniales comportaient une mention précisant ce type d’assignation : « la terre qui est située au delà du troisième ou quatrième voisin par rapport à son fundus est possédée en jugères et selon le droit ordinaire » (ager qui a fundo suo tertio vel quarto vicino situs est in iugeribus iure ordinario possidetur). Pourquoi le droit ordinaire et pas le droit agraire qui est à l’origine de ce type d’assignation ? 1. parce que les voisins (vicini) en question sont des citoyens romains ; 2. parce que la constatation de leur droit de propriété sur un bien commun dépend d’un titre d’assignation et, quand il s’agit de monts pour lesquels il n’y a pas de plan, le lieu se constate par les bornes ainsi que pas sa nature (un bois ou un pâturage, par exemple). Pour cela, le juge ordinaire dispose des controverses adaptées pour instruire et juger. On mesure ainsi la souplesse du passage d’un droit à l’autre. - Fundus, praedium : en droit civil, les deux termes renvoient au bien du citoyen, son fonds, au sens patrimonial (ce dont il hérite) et juridique (immeuble), et c’est, par exemple, le domaine rural qui lui appartient, dans lequel se trouve sa villa ; en droit agraire, c’est le regroupement de plusieurs domaines ou exploitations dans une unité ou circonscription locale au sein de laquelle on recense, on fiscalise, et on astreint les paysans par leur origo (origine), c’est-à-dire dans laquelle on pratique l’adscriptio ou attachement. On ne mesure pas le nombre des contresens possibles si on ne prend pas conscience de cette différence. Un exemple par la modélisation : formes d’appropriation d’un citoyen romain en terre provinciale J’envisage, dans cette modélisation, le cas d’un citoyen romain de plein droit, propriétaire de son domaine dans une province, consort d’autres citoyens pour des bois communaux, et qui loue des terres publiques (appartenant à sa propre res publica), voisines des siennes. Partant de là, j’élabore les diverses formes juridiques de propriété et de possession dans le cadre de la domanialité du sol provincial. La série des droits et des maîtrises démontre le tuilage entre le personnel et le public, entre le foncier et le fiscal, entre les héritages du temps colonial et les nouveautés. En outre, je ne tiens pas compte ici du dominium populi Romani collectif auquel notre dominus participe du fait qu’il est citoyen de sa collectivité (res publica). A travers cet exemple fictif, on peut comprendre que la nature juridique de l’appropriation dépend de la condition du sol, selon qu’on est en terre divisée et assignée ou en terre occupatoire ou arcifinale (sur ces catégories, on lira la fiche sur le droit agraire, p. 27). Le citoyen romain dispose ainsi de plusieurs niveaux différents de maîtrise fondiaire : 1 — Dominium ex iure Quiritium : il s’agit de son dominium personnel sur les terres héritées de son père et qui ont, jadis, été assignées à un colon et retirées du sol tributaire ; traditionnellement on pense que la datio-adsignatio d’une terre publique provinciale à un colon transfère la terre du dominium public au dominium privé, ex iure Quiritium et l’assimile donc à une pleine propriété

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selon le droit civil. Mais le point peut être discuté. On peut en effet considérer l’hypothèse de Max Lemosse qui pense que la concession prend la forme d’une possessio suivie d’une phase d’usucapion. 2 — Proprietas : c’est la disposition, qu’il a en commun avec d’autres domini, ses voisins (propriété consortiale ou copropriété), des bois situés pour lui au delà du 2e ou du 3e voisin. 3 — Possessio : c’est le statut pour la part de terres publiques qu’il loue à sa res publica puisque celle-ci a reçu des terres publiques indivises lors de la fondation. Imaginons, désormais, qu’à côté de son fundus, existe le fundus d’un autre citoyen romain qui serait à l’abandon. Si l’on était en Italie, il pourrait l’occuper et réclamer le bénéfice de la possession bonitaire (bonorum possessio), dite également prétorienne, qui, par le mécanisme de l’usucapio, lui permettrait de devenir dominus de ce bien au terme d’un délai de prescription (par exemple 2 ans pour un immeuble selon le droit civil ; 10 ans généralement dans le cas des agri deserti). Mais, dans les provinces, ce mécanisme (la livraison d’une res mancipi par une procédure formulaire) est théoriquement impossible car la domanialité du peuple romain sur la terre s’y oppose. Je suppose donc que, dans le cas provincial que j’ai envisagé, le dominus peut obtenir la possession du bien déserté au moyen d’une (nouvelle) concession de la collectivité (puisque le bien étant à l’origine un lot assigné, sa désertion le rend réaffectable). Mais cette réaffectation ouvre-t-elle droit à la propriété quiritaire à la suite d’un délai, ou bien la terre étant considérée comme publique, elle reste théoriquement une possession ? 4 – donc : possessio sur le bien déserté d’un autre citoyen romain, le bien étant réaffecté. Imaginons que dans la partie occupatoire ou arcifinale du territoire de sa cité, il ait occupé des terres, utilisant la faculté dont dispose le citoyen sur des terres légalement ouvertes à l’occupation et pour lesquelles il devra le vectigal. Comme ces terres sont publiques et qu’on lui en concède l’occupatio privée, il sera une espèce de possessor publicus privatusque. 5 — donc : possessor publicus privatusque d’une partie de l’ager occupatorius ou arcifinalis. Imaginons que le même citoyen prenne en plus la gestion du droit de vectigal (ce qui se nomme conductio du ius vectigalium) pour la région où il habite, il ajouterait un niveau de maîtrise sociofoncière particulier et supplémentaire, puisqu’il percevrait et reverserait l’impôt public des autres possessores. 6 – Locatio-conductio pour le compte de la res publica. Imaginons, enfin, qu’il soit chargé de collecter d’autres impôts, non fonciers mais assis sur une base foncière (par exemple des alimenta), il le ferait dans le cadre géographique d’un fundus-circonscription (nommé ici à titre d’exemple fundus Sextilianus) : il exercerait alors un niveau de maîtrise fiscale qui se nomme : 7 – fermier de l’impôt dans le cadre d’une contributio fundorum : utilisation de la structure fondiaire pour la perception de certains impôts, par exemple les alimenta. Dans la liste des cas de figure évoqués, les niveaux 3, 5, 6 et 7 sont vectigaliens.

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Ce schéma est bien évidemment théorique et j’ai artificiellement rassemblé, pour les besoins de la démonstration, des situations qui n’étaient sans doute pas toutes réunies dans les mêmes mains au même moment. Mais, si l’on fait le compte, on voit que, même pour un citoyen romain de plein droit, la partie ressortissant au dominium ex iure Quiritium, assimilé à la véritable propriété, est très minoritaire. Les réalités et les emboîtements des catégories du droit agraire proposent une gamme plus ouverte de formes de possession et celles-ci l’emportent nettement, justifiant le maintien de la notion de dominium collectif du peuple Romain sur la terre des provinces. À l’exception de l’Italie, qui bénéficie d’un régime réellement particulier lié à son histoire, partout ailleurs, la forme massive de l’appropriation est une situation de domanialité qui articule des formes publiques, privées et communautaires, et dans lesquelles les modalités fiscales interfèrent considérablement.

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Fiche 3

Qu’est-ce que le “droit latin” ?

Le droit latin est un droit colonial précoce, datant du foedus Cassianum de 493 av. J.-C. A cette date, Rome et les cités latines formèrent une confédération dont l’objectif était d’initier une politique de colonisation et d’instaurer une équivalence de citoyenneté entre les cités. Mais ensuite, le droit latin subit d’importantes évolutions allant jusqu’à de véritables inversions du sens. En effet, entre l’époque de sa genèse et l’époque de la fin de la République, où on en vient à parler de municipia latina, ce qui est une double transformation du sens, le droit latin connaît plusieurs changements. Durant les sept siècles de son existence, c’est un droit qui a été associé à huit types successifs de collectivités et à huit formes de concession de droit : le droit accordé par Rome aux cités alliées du foedus Cassianum, la colonie fédérale de peuplement, la colonie latine non fédérale (c’est-à-dire à la seule initiative de Rome), la colonie fictive sans colons, l’oppidum, la civitas, la gens adtributa, le municipe latin. Le récent ouvrage de David Kremer fait exister le droit latin en tant que droit colonial majeur, et lui permet de prendre toute sa place dans la gamme des droits du monde romain.

*** Il faut discerner au moins quatre types principaux et successifs de droit latin, avec des sous-catégories nécessaires pour diversifier. Le type I : nomen Latinum et colonies fédérales du Latium On nomme “droit des Latins” ou “droit latin” un instrument politique et juridique initialement mis au point au temps où Rome avait constitué avec ses voisins Latins une fédération, le foedus Cassianum de 493 av. J.-C., et dont le but était une alliance militaire dans laquelle chaque peuple avait des droits équivalents. Le traité instituait aussi une isopoliteia, c’est-à-dire une équivalence (de transfert) de citoyenneté, parce que chaque habitant d’une des cités alliées pouvait obtenir la citoyenneté complète de n’importe quelle cité de la fédération, à condition d’abandonner sa citoyenneté d’origine. Ainsi apparaît dès l’origine un caractère majeur et apparemment curieux, la mobilité civique. On le retrouvera plus tard dans la clause qui fait qu’un citoyen romain qui part pour peupler une colonie latine, perd sa citoyenneté romaine de plein droit. Pour parler de ce droit latin, l’expression est alors celle de nomen Latinum, ce qu’on peut traduire par “nom Latin”. Ce n’est donc pas a priori un droit, mais plutôt un fait politique concernant le Latium, mais qui est source de règles de droit. Ces règles de droit ce sont le statut des personnes, le droit de migration d’une cité à l’autre et les conditions mises à cette migration, le droit de mariage, le droit de commerce.

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Cette alliance entre cités de haute date s’accompagne d’une colonisation fédérale circonscrite à une région de quelques dizaines de kilomètres autour de Rome, principalement à l’est et au sud-est. Les auteurs latins, comme Tite Live, nomment ces colonies des Ve et IVe siècle des colonies romaines, mais c’est une simplification. Ce sont des colonies du nomen Latinum, donc des colonies “latines”. La plus ancienne certaine est Norba, en 492 (Fidenae, Cora, Signa et Velitrae, qui seraient antérieures à 493, sont des cas obscurs et débattus), puis on trouve Antium, Ardea, Labici, Vitellia, Circeii, Satricum, Setia, Sutrium, Nepet. Cette dernière, en 383, marque la fin d’un siècle de colonisation fédérale. Le type II : socii nominis Latini, des socii plus soumis qu’alliés La disparition de la Ligue Latine en 338 av. J.-C. change la donne. Parce qu’elle est maîtresse du Latium, Rome prend l’initiative et choisit alors de garder la forme du nomen Latinum pour poursuivre une colonisation qui n’est plus du tout fédérale mais romaine, puisque les peuples latins et italiques qu’elle associe sous la forme des socii nominis Latini (“associés latins du nomen” ou “associés du nom Latin”) ne sont plus des alliés mais des peuples soumis. En outre, elle alterne cette forme latine avec une autre forme de colonisation, celle des colonies maritimes de droit romain, pour lesquelles Rome agit seule2. Après une interruption d’une cinquantaine d’années, la colonisation latine reprend donc, et cette fois dans un horizon italien élargi : Cales en Campanie, Fregellae en Latium, Luceria en Apulie, Suessa Aurunca en Campanie du Nord, etc. L’élargissement se poursuit et des colonies latines sont fondées en Cispadane, comme Plaisance et Cremone en 218 av. J.-C., colonisation septentrionale qui sera perturbée gravement par la seconde guerre punique. Cette forme de colonisation latine dure jusqu’en 181 avec la fondation d’Aquileia. Il faut excepter le cas, tout à fait isolé et tardif, de Novum Comum en 59 av. J.-C. On peut donc considérer qu’à partir de la première moitié du IIe s. av. J.-C., le droit latin est en panne et que Rome trouve beaucoup plus d’intérêt à fonder des colonies de droit romain. La raison est que la colonisation est de moins en moins italienne et de plus en plus provinciale, et que la raison de garder la forme de la colonie latine n’a plus guère de sens. Le type III : le droit latin des socii à partir de 89 av. J.-C. et son extension aux provinces On est alors d’autant plus étonné de voir le droit latin réapparaître, mais dans une forme nouvelle qui n’a plus rien à voir avec les deux types précédents. De colonial qu’il était, il devient un droit de l’intégration des communautés. Cette évolution est due au règlement de la “guerre sociale”, qui de 91 à 88, a déchiré l’Italie. Les associés de Rome, socii (d’où guerre sociale) réclamaient le droit de citoyenneté romaine. Alors qu’ils fournissaient l’essentiel des troupes des armées romaines, leurs cités n’avaient pas les mêmes droits que Rome. L’accession au droit romain leur aurait notamment permis de perdre la situation d’assujettissement dans laquelle ils se trouvaient et de participer complètement aux fruits de la conquête coloniale, en recevant des dotations sur l’ager publicus équivalentes à celles dont bénéficiaient les colonies de citoyens romains. Maintenus dans le droit latin (de type II), ils étaient inférieurs quant au traitement des procès ou au paiement des impôts.

                                                        2 Les colonies maritimes sont par exemple, Ostia (338), Tarracina (329), Minturnae (295), Liternum (197), Luna (177) ; d’autres colonies romaines sont développées à l’intérieur des terres au gré de la conquête.

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Les années 126-122 av. J.-C. avaient même correspondu à la réduction des droits des Latins, ouvrant une période de crise qui allait déboucher sur la guerre. En 126, par un plébiscite, on expulse de Rome les non-citoyens (donc les Latins) ; en 125 Rome réprime la révolte de Fregellae ; enfin, en 122, un senatus-consulte confirme la décision d’expulsion de 126. Pendant trente ans la pression de Rome augmente et, malgré les demandes, le pouvoir romain fait comprendre aux Italiens qu’il les considère comme des peuples soumis et non des alliés avec lesquels on négocie. Ainsi la révolte s’étend, à partir de 95, avec la mise à mort des Romains présents à Asculum du Picenum, et la formation d’une confédération italique dont la capitale est Corfinium. En adoptant des institutions à la romaine, les Italiques disent bien ce qu’ils veulent : bénéficier de droits équivalents à ceux du peuple romain. En dépit de leur défaite (la guerre ayant tourné à l’avantage de Rome, notamment grâce à Sylla), les associés obtiendront malgré tout satisfaction. Une lex Iulia donne le droit de cité romaine aux alliés qui n’ont pas participé à la révolte ; ensuite une lex Plautia Papiria, en 89, généralise l’octroi de la citoyenneté à tous les Italiques habitant au sud du Pô, à condition qu’ils viennent à Rome se faire inscrire. La lex Pompeia de 89 fait également partie du lot des décisions destinées à solder la crise : elle concerne toute la Gaule cisalpine, c’est-à-dire la Cispadane et la Transpadane. Le règlement de 89 n’accorde pas la citoyenneté romaine en bloc, mais propose un droit latin transformé et sélectif en ce qu’il consiste à accorder la citoyenneté romaine aux citoyens ayant exercé une magistrature dans leur municipe ou leur colonie latine. C’est le ius adipiscendae civitatis per magistratum ou droit d’obtenir la citoyenneté par une magistrature. Ce droit est peut-être plus ancien puisqu’on en parle déjà dans une lex Acilia de 123, et Giorgio Tibiletti a pensé qu’il était la réponse à la révolte de Fregellae en 124 av. J.-C. Le réglement de 89 aurait alors consisté à l’étendre. Le droit latin de type III se compose ainsi des privilèges anciens de la Latinité, commercium et conubium, et de ce droit nouveau d’accès à la citoyenneté romaine pour les Latins ayant exercé une magistrature dans leur cité. Le ius suffragii est adapté et même inversé : il n’est plus le droit des citoyens romains, envoyés comme colons, de revenir voter dans leur cité-mère, Rome, mais le droit qu’ont tous les types d’habitants de voter dans la communauté pérégrine ayant obtenu le droit latin. Quant au ius migrandi, il semble avoir été supprimé au cours du IIe siècle, ce qui justifiait qu’on établisse une autre façon de devenir citoyen romain, en ouvrant l’accès à la citoyenneté romaine aux magistrats locaux. Ce droit latin de type III est une formule territoriale qui va servir à organiser des collectivités pérégrines qui n’ont pas encore le statut municipal. Une sous-catégorisation (que je déduis une fois encore de la lecture du livre de David Kremer) rend quelques services : — type IIIa : le droit latin des colonies sans colons, dites fictives par les commentateurs modernes. Les communautés de Cisalpine reçoivent le droit latin en 89 par la lex Pompeia. Bien que le texte d’Asconius qui nous en informe parle de colonies de Transpadane, l’historien G. Luraschi a démontré qu’il s’agissait de toute la Cisalpine (Cispadane et Transpadane).

Voir le Document 4 - Asconius (Ie s. apr. J.-C.), Le droit latin en Cisalpine G. Luraschi a tenté de proposer une liste des cités bénéficiaires de cette concession : - en Transpadane : Milan, Vérone, Côme, Novare, Bergame, Verceil, Trente, Brixia (Brescia), Laus Pompeia (Lodi), Mantoue, Ticinum (Pavie), Vicetia (Vicenza), Padoue, Ateste (Este), Altinum (Altino), Taurini (Turin) ; - en Cispadane : Gênes, Albingaunum (Albenga), Aquae Statiellae (Acqui Terme), Tigullia (près de Chiavari), Libarna (près de Serravalle Scrivia), Ravenne, Alba Pompeia (Alba), Brixellum (Brescello). Selon David Kremer, ce droit latin accompagne trois modifications des cités concernées : l’adoption d’une constitution duovirale ; la transformation de leur modèle urbain par

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l’adoption d’un plan urbain “augural” de type colonial ; enfin, la réorganisation de la juridiction municipale. Avec la lex Rubria de Gallia Cisalpina, de 49 ou 42 av. J.-C., notamment par la possibilité de recourir à l’album du préteur des pérégrins de Rome, on constate que Rome introduit des dispositions du droit civil dans ces colonies fictives. — type IIIb : le droit latin des oppida Latinorum concerne les modalités particulières d’octroi du droit latin en Gaule Narbonnaise et en Espagne. On appelle oppidum une place forte qui est en même temps une communauté structurée, le centre d’une civitas instituée par Rome au titre du règlement de la conquête ou de la pacification. Un oppidum est ainsi une communauté de citoyens romains (oppidum civium Romanorum) ou une communauté latine (oppidum Latinum), dotée d’une constitution locale de type municipal, proche ou identique à celle des colonies fictives (de type IIIa). Les conditions d’accès à la citoyenneté romaine via l’exercice d’une magistrature sont très encadrées : à la sortie de charge et à condition qu’il s’agisse d’une magistrature ordinaire. Le statut est donc transitoire, avant l’éventuelle accession de l’oppidum latinum au statut de colonie ou de municipe. En Gaule, la documentation apporte une précision supplémentaire en distinguant les oppida Latinorum (comme Nîmes) et les oppida ignobilia. Ces derniers sont attribués et rejoignent donc le type IIId. — type IIIc : le droit latin des civitates concerne la diffusion du droit latin dans les cités de Gaule chevelue. En effet, sur 29 cités bénéficiant du droit latin, 12 portent uniquement le titre de civitas, ce qui suggère que cette dénomination doit suffire. David Kremer (p. 163) suppose que la civitas de droit Latin en Gaule chevelue équivaut à l’oppidum Latinum de Gaule Narbonnaise. En outre, la concession du droit Latin aurait à voir avec l’organisation augustéenne des cités de Gaule par Auguste ; mais le nombre de témoignages (29 cas sur 63 cités gauloises) indiquerait que la concession était au cas par cas et non pas globale. — type IIId : des gentes adtributae. Cette dernière forme de concession du droit latin est particulière puisqu’elle ne s’accompagne pas de la promotion constitutionnelle de la communuauté en question. Ce qu’on constate alors, c’est le rattachement (attributio, adtributio) de la communauté à un centre urbain. À notre connaissance, deux régions ont été concernées par cette procédure administrative : les Alpes et la cité de Nîmes. Les motifs fiscaux sont au centre de la question et il me semble que celle-ci peut être éclairée par le rapprochement entre le droit agraire et le droit latin, comme le prouve la Tabula Claesiana. En effet, on apprend par ce document qu’une communauté peut n’être qu’en partie attribuée à un centre de droit latin. La raison tient, selon moi, à la définition et au découpage de l’ager publicus.

Voir le Document 3 - Tabula Claesiana, Conflits fonciers et conflits de citoyenneté sous Claude en Italie du Nord (46 ap. J.-C.)

Le type IV : le droit latin municipal flavien et post-flavien A partir de l’époque flavienne, le droit latin sert à définir le droit d’une forme dite municipium latinum sur lequel nous sommes bien renseignés par les lois municipales découvertes en Hispania, et dont la loi d’Irni est le témoignage le plus remarquable. Grâce aux travaux de P. Le Roux et de David Kremer, cette forme de municipe de droit latin est très bien cernée. — Le municipe latin flavien est un municipe qui diffuse un schéma communal identique. Dans les provinces hispaniques, certaines sources indiquent même que le municipe est nommé municipium Flavium. Ensuite, le municipe latin continue à être diffusé, notamment pas les empereurs antonins ; au IIIe s. en Afrique, Septime Sévère crée encore une dizaine de municipes, achevant ainsi une municipalisation largement engagée au siècle précédent (Kremer, p. 186).

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— C’est une forme exclusivement occidentale car on n’en connaît aucun exemple en Orient. — C’est la forme municipale de référence car, lorsqu’un souverain accorde le droit latin à une province entière (exemple de Vespasien avec les provinces hispaniques en 73-74), cela ne signifie pas que toutes les agglomérations accèdent au rang municipal ; il faut dissocier, quand c’est nécessaire, règle de droit et structure municipale ; dans les provinces recevant le droit latin, on trouve toujours des différences entre des centres municipaux majeurs et des oppida de second rang. — Le municipe latin répond toujours aux caractéristiques de base du droit latin (limité au commercium, au conubium et, depuis le début du Ier sècle av. J.-C., au ius adipiscendae civitatis per magistratum), mais il offre cependant une véritable ouverture au droit civil romain : les magistrats doivent se référer à l’édit du gouverneur, lequel reprenait l’édit du préteur urbain (art. 85 de la loi d’Irni) ; toutes les situations non prévues par la loi municipale sont réglées par le recours au droit civil (art. 93) ; une analyse technique de la loi a démontré que les magistrats de la cité employaient la procédure formulaire (bien que l’analyse de la rubrique 28 de la loi d’Irni semble indiquer la possibilité d’emploi de l’ancienne méthode procédurale dite des actions de la loi). La fin du droit latin et du municipe latin Théoriquement, le municipe latin n’a plus de raison d’être à partir de l’extension de la citoyenneté romaine à tous les pérégrins par Caracalla en 212. On ne doit plus, à ce moment là, pouvoir parler de municipe “latin”, et, de fait, on n’en parle plus. Néanmoins, le droit latin a existé pendant sept siècles et a structuré un très grand nombre de communautés, d’abord coloniales puis de plus en plus municipales. Le droit latin selon Gaius Dans son traité des Institutes (écrit sous Hadrien et Marc-Aurèle), Gaius évoque le droit Latin à plusieurs reprises, mais jamais pour en donner un exposé complet, toujours pour en commenter l’un des effets. Il insiste, par exemple, sur l’accès d’un Latin à la citoyenneté romaine (mutatio civitatis).

“Différente est la situation de ceux qui parviennent à la nationalité romaine avec leurs descendants libres par le droit latin : leurs descendants libres, en effet, tombent sous leur puissance. Ce droit fut conféré à certaines cités étrangères soit par le peuple romain soit par le Sénat, soit par l’Empereur […] est ou le grand droit latin ou le petit droit latin ; grand quand on naturalise à la fois ceux qu’on choisit comme décurions et ceux qui occupent déjà une charge ou une magistrature ; petit quand on ne naturalise que ces derniers. Telle est la solution donnée par de nombreuses lettres impériales.” (Gaius, Institutes, I, 95-96 ; trad. Julien Reinach)

Selon Gaius, le droit Latin est un droit collectif qu’on accorde à des cités pérégrines déjà organisées. Mais ensuite, le droit Latin ouvre sur l’accès à la citoyenneté romaine de façon très sélective. On parle de droit latin mineur lorsque parviennent au droit de cité romaine ceux qui ont exercé une magistrature, la citoyenneté étant acquise dès le début de l’exercice. On emploie des expressions telles que magistratus per honorem ou per magistratum pour désigner cette accession. Mais l’expression complète est celle de ius adipiscendae civitatis per magistratum (droit d’accès à la cité par la magistrature). On connait mal la date d’apparition de cette disposition offerte aux Latins. Ce droit n’est formellement mentionné qu’au Ier siècle après J.-C., dans le

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commentaire d’Asconius. Mais il est implicitement mentionné en 123 avant J.-C. dans une lex repetundarum, ou lex Acilia, loi qui organise les procès contre les magistrats concussionnaires. On parle de droit latin majeur quand l’accès à la citoyenneté romaine concerne à la fois les magistrats, mais aussi tous les décurions et leurs descendants. L’octroi intervient alors au moment de la lectio senatus : qui decuriones leguntur, c’est-à-dire au moment où on fait la liste des citoyens appelés à siéger dans la curie. Il semble que cet élargissement du droit latin date d’Hadrien, mais on ne connait pas les raisons précises qui l’ont fait adopter, si ce n’est encouragement à l’exercice des charges municipales. Retenons que dans la seconde moitié du IIe siècle apr. J.-C., le droit Latin reste encore un statut coercitif pour la plus grande partie des habitants d’un municipe latin. C’est également par Gaius qu’on connait le statut des Latins Juniens : ce sont des affranchis devenus citoyens Latins, et qui, en vertu d’une loi Iulia Norbana datant de 19 ap. J.-C., ont accès à la citoyenneté romaine. On sait qu’à Rome, l’affranchissement ouvre sur trois statuts : l’affranchi peut devenir citoyen romain, citoyen latin, ou déditice. Les droits ouverts sont à chaque fois différents. L’affranchi devenant citoyen Latin Junien est assimilé à un colon latin, mais ses droits sont limités en matière testamentaire. En revanche, selon des conditions strictes que Gaius détaille, le Latin Junien peut accéder à la citoyenneté romaine, notamment par mariage avec une femme qui a la cité romaine. Conclusion Le droit latin est moins un droit personnel (il n’y a pas de citoyenneté latine abstraite comme il y a une citoyenneté romaine) qu’un droit lié ou produit par une communauté territoriale. On est plus colon ou municeps latin que citoyen latin. En outre, comme Patrick Le Roux l’a démontré, le même droit latin pouvait se réaliser dans des cités de statuts différents. Au cours de son histoire, le droit latin aura donné son contenu juridique à de nombreuses formes de collectivités : - une alliance défensive entre Romains et Latins, (le foedus Cassianum), d’où le droit latin tire son nom et sa nature de transfert d’un droit à l’autre ; - la colonie latine fédérale, établissement colonial commun des Romains et des Latins ; - la colonie latine d’initiative exclusivement romaine, après la dissolution du nomen Latinum en 338 av. J.-C. ; - la colonie fictive, qui sert à diffuser ce droit au Ier s. av. J.-C. en Italie du Nord (Cisalpine) ; - l’oppidum latinum, avec la sous-catégorie des oppida ignobilia, employée en Transalpine ; - la civitas latine en Gaule chevelue ; - la gens adtributa pour certaines communautés de montagne ; - enfin le municipium de droit latin, dont les lois espagnoles donnent une description précise. C’est un droit qui “a dissuadé juristes et historiens d’en esquisser la synthèse”, comme le souligne Michel Humbert dans sa préface au livre de David Kremer. Dèjà dans l’Antiquité, “on chercherait en vain dans les sources une description complète de ce droit.” note David Kremer (p. 1). Plus loin, parlant du droit romain dans la colonie latine, cet auteur utilise la formule de “droit privé colonial” (p. 91), puisqu’une colonie latine est « une création romaine peuplée presque exclusivement d’anciens citoyens romains » (p. 92), mais disposant d’un droit différent car ces colons perdent leur citoyenneté romaine au profit d’un autre régime personnel et juridique. L’enseignement de cette étude sur le droit latin s’avère fort pour l’épistémologie de la matière juridique antique : nous sommes autorisés à parler “des” droits de Rome, comme autant

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d’outils de la colonisation et de la gestion de l’immense domaine issu de la conquête. Et nous sommes autorisés à le faire en posant le principe de l’historicité fondamentale de ces droits puisque l’exemple du droit latin démontre combien sa forme postérieure à la guerre sociale, puis le droit latin d’époque flavienne, n’ont plus guère à voir avec celui des origines. Parmi les résultats de son étude, il faut noter l’étonnante inversion de sens qui s’est produite : le droit latin est, aux VIe et Ve s. av. J.-C., le droit des colonies latines fédérales, fondées en principe par une association entre Romains et Latins avant de devenir le droit que les Romains se sont arrogés seuls de fonder des colonies dites latines. Or, plusieurs siècles plus tard, il est devenu le droit des colonies fictives, et plus encore celui des municipes latins, ce qui est doublement contradictoire puisque le droit latin était un droit des colonies latines et pas des municipia, ensuite parce que les municipia d’époque républicaine étaient des cités de citoyens romains par excellence et pas des cités de citoyens latins (M. Humbert, préface au livre de D. Kremer) .

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Fiche 4

Le droit agraire

Pour gérer les territoires conquis et soumis, avant même leur découpage et leur stabilisation en cités et en provinces, les Romains ont inventé la notion d’ager, qui signifie chez eux, “type de terre” autant que “terre”. C’est un concept qui se situe entre le sol (solum) et le territoire (territorium). Les agri sont l’objet d’un principe colonial de classement des terres ou du sol et, de ce fait, induisent des règles de droit, des procédures, et une jurisprudence. Règles, procédures et jurisprudence forment donc le contenu d’un véritable « droit des agri » (d’où je tire la notion de droit agraire, agraire n’ayant pas une connotation agricole ou rurale comme le mot actuel), et bien que la façon de le nommer dans l’Antiquité soit différente : conditiones agrorum, ou encore ius territorii, ou, pour l’aspect procédural et jurisprudentiel, controversiae agrorum. C’est un droit méconnu, non pas que les juristes et les historiens n’aient pas eu recours à la littérature qui en parle (ils le font depuis l’origine même des études), mais plutôt en ce sens qu’il n’a jamais fait l’objet d’une élaboration en tant que corpus et qu’il n’a donc pas franchi la limite des manuels de droit romain. Le droit des agri est un droit antique qui n’a pas encore droit de cité ! Le but de cette fiche est de le qualifier, de le nommer, d’en dessiner les contours par l’étude de ses contenus juridiques.

*** Les raisons de la marginalisation Les éléments de ce droit ont été effacés des compilations tardives parce qu’ils n’avaient plus de sens, et que la documentation qui en parle n’est pas principalement juridique, mais technique : c’est la documentation d’arpentage (dite gromatique)3. En outre, la réputation de corruption du corpus gromatique a, pendant longtemps, jeté le doute sur la valeur des contenus. Il faut en effet lire les arpenteurs pour autre chose que de simples techniciens au service du droit et de la politique et voir aussi en eux les véritables organisateurs des territoires conquis, même si tout ne peut pas leur être attribué. Le droit agraire souffre donc, en partie du moins, de ce qu’on appelle en épistémologie historique, un « effet de sources », ici un effet négatif.

                                                        3 Gromatique vient de gromaticus, qui est un des mots pour désigner l’arpenteur. Mais c’est un mot rare, le terme courant étant mensor, ou sa variante agrimensor (mesureur de terres). Il est dommage qu’on l’ait chosi pour désigner les auteurs du corpus. Il rend mal compte de la polyvalence des textes, car il est réducteur de nommer gromatici des juristes ou quasi-juristes tels que le Pseudo-Agennius ou encore Hygin !

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Il souffre aussi du dogmatisme de fait des documents. On ne peut guère avancer sur ce terrain si l’on oublie que la documentation, juridique autant que technique, est une vision romaine et coloniale et jamais un point de vue d’anthropologie, de droit comparé ou d’histoire. Aussi, quand les juristes du XIXe s., abordent la question du statut du sol provincial et de la forme de la propriété provinciale (c’est ainsi qu’on désigne la propriété des Romains dans les provinces), ils ne font en effet que le catalogue des modes romains : ager privatus vectigalisque, possessio publicus privatusque, et laissent dans l’ombre la “propriété pérégrine” sur laquelle on ne sait rien ou presque. Un droit à installer au même niveau que les autres Il est désormais nécessaire de poser en catégorie majeure du droit territorial et foncier dans le monde romain le droit agraire ou droit de définir et de répartir les territoires et les terres et d’en déduire les formes d’appropriation. C’est un droit qui se dégage mal parce qu’il n’est pas clairement nommé en tant que droit. Ce n’est pas un droit au même titre que les autres, car il n’y a de réel droit dans l’Antiquité qu’en raison des différences de statut des personnes : libres ou non-libres, citoyens ou non-citoyens, Romains ou Latins, Romains ou pérégrins. Ainsi, les conditions agraires ne sont pas dans un rapport morphofonctionnel avec les statuts des personnes. Mais c’est un droit malgré tout, pour la raison que ses contenus portent eux-mêmes le nom de droit (ex. ius subsecivorum, ius in agro vectigalis, ius occupatorius; voir plus bas). Curieusement, chez les historiens et les juristes modernes, l’expression de droit agraire est ancienne, aussi ancienne que la découverte du corpus gromatique. C’est le titre d’un chapitre de l’Histoire romaine de Niebuhr (« sur le droit agraire ») et sur lequel le savant attirait déjà l’attention de Goethe, dans sa lettre d’accompagnement du livre.

« ...et de même que votre adhésion me rassérénerait, même si toute l’Allemagne restait indifférente, de même pardonnez-moi de vous demander — vous qui m’avez témoigné tant de bonté — de porter votre attention sur la partie de l’œuvre qui sera peut-être la plus éprouvante pour le lecteur : le passage consacré au droit agraire. C’est là en effet, le fruit d’un travail très laborieux mais sans aucun doute le plus probant. »

Ensuite, cependant, on préfère parler plus généralement d’ « Institutions gromatiques », celles-ci incluant le droit agraire. Focke Tannen Hinrichs (1989), qui reprend lui-même ce titre, écrit :

« Adolph Friedriech Rudorff a été le premier à employer la formulation d’“institutions gromatiques”. Sous ce titre il a présenté les méthodes utilisées par les Romains pour répartir les terres, les principes réglant le droit agraire, la situation et la mission des arpenteurs ainsi que d’autres problèmes de ce type. »

L’observation initiale de Niebuhr n’a pas suscité de développement spécifique sous ce titre, et il faut le regretter. La raison tient peut-être à un effet spéculaire ou réflexif indus. En effet, à partir de Mommsen, on pense le droit agraire en termes de droit public, et à partir de Rudorff, au moins, on se met à comparer les doctrines juridiques des textes gromatiques à celles du droit civil, notamment à travers le Digeste, et cette comparaison fait perdre de vue le concept de droit agraire lui-même, alors même que les contenus sont de mieux en mieux perçus (A. Rudorff, E. Beaudouin et B. Brugi formant la généalogie des travaux principaux en ce domaine). C’est la forme que suit le livre de Biagio Brugi. Alors qu’il donne tous les matériaux qui lui permettraient d’individualiser un droit agraire en tant que tel, l’idée de le comparer au monument qui l’a précisément digéré est, d’un certain point de vue, étrange, bien que nécessaire. Mais ainsi, il n’y avait aucune chance de singulariser, sous cette appellation, le droit agraire, et c’est ce qui s’est produit.

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Voilà pourquoi aucun manuel de droit romain n’évoque, au chapitre des terres et des territoires, le droit agraire ; aucun n’en fait un chapitre ou une partie dans l’étude du statut des terres et des formes de l’appropriation4. Seuls quelques faits (d’ailleurs discutables et discutés) sont intégrés dans les livres de droit romain, comme la datio-adsignatio parmi les modes d’acquisition de la propriété. Comment se nomme le droit agraire dans l’Antiquité ? Ce droit n’est pas sans nom, bien qu’on ne trouve par une expression unique qui coifferait le tout de façon simple et univoque. On rencontre diverses expressions globales. - Ius territorii ou territoriorum. Ce droit des territoires (c’est le nom d’une des quinze controverses agraires) conviendrait tout autant que “droit des terres” pour qualifier ce droit agraire, étant donné l’importance de la définition préalable des types de territoires et des types de terres pour l’élaboration des règles de droit. - Conditiones agrorum. Conditions des terres est l’expression par laquelle les auteurs gromatiques désignent les classements juridiques et gromatiques des terres : terres occupées ou arcifinales, terres divisées et assignées, elles-mêmes subdivisées en nombreuses catégories ; terres vendues ou questoriennes. On pourrait donc suggérer que le droit agraire soit le “droit des conditions des terres”. - Controversiae agrorum. De même niveau hiérarchique que les conditions des terres, l’expression de « Controverses sur les terres » renvoie à la catégorie juridique définissant les actes, les faits ou les situations juridiques, de nature infractionnelle, qui sont susceptibles d’être portés devant le juge ordinaire ou devant l’arpenteur agissant en tant que juge. Il y a quinze controverses agraires, les deux principales étant les controverses sur le lieu et sur la mesure. Ces quinze controverses, dans les exposés du Pseudo-Agennius, de Frontin et d’Hygin, sont la base pour définir le champ du droit agraire et les délicates interférences avec le “droit ordinaire”. D’autres expressions doivent aussi être relevées. - lex agraria. Le droit agraire, c’est également le droit issu d’une lex agraria (loi agraire), ou encore d’une lex agris limitandis metiundis (loi de limitation et de mesure des terres), d’une lex data (loi donnée lors de la fondation d’une colonie) ou d’une lex colonica (loi coloniaire). - ius coloniae est une expression employée par Hygin Gromatique (197, 16 La) et qui, dans ce texte, indique bien le changement de statut des terres à partir de la loi coloniale d’asignation. - ius publicum. L’expression apparaît formellement dans un texte gromatique parlant des praefecturae. On peut donc considérer que le droit agraire est un “droit public”, mais à condition de cerner l’emploi de cette expression et de ne pas la lire au sens moderne. C’est un droit public uniquement dans le sens de droit de disposer et de répartir les terres, notamment de l’ager publicus par rapport à l’ager privatus ou à l’ager redditus. Bien malheureusement, l’expression de ius agrorum, qui serait parfaite, n’a rien à voir de direct avec le droit agraire dont je parle. C’est une expression tardive, employée dans une constitution de 419 apr. J.-C. pour indiquer le droit qui astreint les colons à leur naissance, à

                                                        4 Mon sentiment est qu’il faut mettre en chantier un manuel des droits fonciers d’époque romaine, mais en historicisant la présentation de cette pluralité. Il comprendrait, par exemple, une partie sur les formes de l’appropriation avant le début de la colonisation ; une partie sur le droit agraire d’époque républicaine, c’est-à-dire les territoires, les terres et l’ager publicus ; une partie sur l’interférence des statuts civiques (romain et latin) sur les formes de l’appropriation en situation coloniale ; une partie sur la propriété dans le droit civil et son évolution (c’est-à-dire ce à quoi se limitent actuellement les manuels de droit romain, au chapitre des biens) ; une partie sur l’érosion du droit agraire face au droit ordinaire et sur l’importance de ce “conflit” des droits ; enfin une partie sur l’émergence d’un droit foncier fondiaire et adscriptif pendant l’Empire, qui donne à l’Antiquité tardive ses caractéristiques.

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leur origine (origo) : ainsi un colon en fuite ou ses descendants sont rappelés au “droit des terres”, c'est-à-dire restitués à la possessio dans laquelle ils ont été recensés (CTh, V, 18, 1). C’est un droit hiérarchisé qui comporte des branches individualisées Le droit agraire est un droit qui comporte des branches spécifiques : - ius subsecivorum. Cette notion juridique désigne le droit qui s’applique aux subsécives et à diverses catégories de terres publiques, de statut agraire différent, mais toutes assimilables aux subsécives : loca relicta, loca extra clusa, par exemple ; ce droit ne s’applique pas à l’ager arcifinius (Frontin, 2, 15 Th), car il procède de la division ; c’est aussi le nom d’une des quinze controverses agraires (Hyg., 87, 2 Th ; 96, 11 Th). - ius in agro vectigalis. Ce droit sur la terre vectigalienne est la disposition qui organise la location des terres publiques soumises au vectigal, selon des baux de durée d'abord variable (termes de 5 à 100 ans) puis selon des termes de longue durée, ce qui explique que le ius in agro vectigalis soit devenu au IVe s. apr. J.-C. le ius perpetuum et qu'il ait été assimilé tardivement au ius emphyteuticarium. - ius occupatorius. Ce droit “occupatoire”, est celui que tout citoyen romain a d’occuper des terres publiques classées sous ce nom (agri occupatorii) dans une forme de colonisation spontanée, non garantie par une forma, mais sous condition vectigalienne. Je classerais aussi le droit de l’alluvion dans cette catégorie, bien que dès le Ier siècle, la jurisprudence de Cassius Longinus ait eu pour objet de l’insérer principalement dans le droit ordinaire, c’est-à-dire le droit civil. - ius alluvionis. Cette expression juridique recouvre les différents cas de transformations pouvant survenir sur les berges ou dans le lit des fleuves et rivières : transport de sédiments (abluvio), atterrissement de sédiments (alluvio, adluvio), érosion des berges (avulsio), inondation (adluvio), création d’île (insula in flumine nata), abandon et changement de lit (alveus derelictus). La solution n’est pas la même selon qu’on est dans un territoire divisé par la limitation quadrillée ou un territoire sans division. La documentation juridique, particulièrement riche, a été rassemblée et étudiée par Lauretta Maganzani (1993 ; 1997). Les conditions des terres Une simple évocation des catégories principales de ce que les auteurs nomment “conditions des terres” suffira pour rendre compte du champ de ce droit5. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les formes de la propriété ou de la possession sont déterminées par le classement des territoires et le statut des personnes. Le droit agraire colonial sépare l’ager publicus de l’ager privatus. Dans la première expression, il faut entendre la terre que Rome non seulement place sous le dominium du peuple romain (ce qui n’est pas une condition suffisante car le dominium s’exerce aussi sur des terres qui ne sont pas publiques), mais aussi déclare terre publique inaliénable. Pour la seconde expression, il s’agit de la terre que Rome laisse ou rend aux peuples conquis. L’ager privatus est donc celui où les formes de la propriété resteront régies par les différents droits locaux, de nature domaniale et/ou communautaire. C’est fondamentalement c’est l’ager dans lequel Rome n’intervient pas. Mais je ne crois pas qu’on puisse réduire la lecture de l’expression ager privatus exclusivement au sens suivant : l’ager dans lequel Rome laisse ou rend individuellement à chaque propriétaire

                                                        5 Le détail des contenus a fait l'objet de trois ouvrages (Chouquer et Favory 2001 ; Chouquer 2010 ; Chouquer 2014).

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sa propriété, car il n’y a aucune raison que l’ager privatus d’un territoire pérégrin ou d’une communauté pérégrine ne soit composé que de propriétés privées... Au sein de la vaste catégorie des terres publiques, le droit agraire différencie les types d'ager : ager occupatorius ; ager divisus et adsignatus ; ager quaestorius. Il subdivise ensuite les terres divisées et occupées en agri plus techniques : ager subsecivus ; ager extra clusus, par exemple. Les terres rendues sont classées dans une catégorie dite ager redditus, qui est tributaire mais non vectigalienne, ce qui signifie selon moi qu’elle est sous le dominium du peuple romain mais n’a pas été déclarée publique. Les fundi, qui peuvent être vastes, sont soit concédés soit exceptés. Les terres assignées en commun à des groupes de fundi ou à une res publica sont des compacua. Une catégorie majeure et méconnue est celle des excepta sur laquelle I. Shatzman puis Claude Nicolet ont attiré l’attention (Nicolet 1980 repris dans Nicolet 2000, p. 39-41). Ces concessions, que le responsable de la distribution des lots se réservait pour lui-même ou concédait à un autre, peuvent être à l’origine de véritables latifundia coloniaux, au sein desquels on trouvera des exploitations colonaires. Il n’y a pas de doute que, puisque c’était une voie légale, n’importe quel auctor divisionis n’ait pas eu recours à cette forme de constitution d’un patrimoine réservé. L'eau détermine des situations particulièrement imbriquées, selon la topographie : le droit n'est pas le même selon qu'il s'agit du lit mineur, du lit majeur, des terres nouvellement gagnées sur le lit majeur (nova iugera des plans cadastraux d'Orange). J’ai donné une analyse de ces catégories dans une communication au colloque de droit romain de Milan (novembre 2013), sous presse dans la revue Jus (Chouquer 2014). Pour gérer les cas d'assignation hors de la cité d'inscription des colons, les arpenteurs ont défini des notions comme la praefectura gromatique ou l'ager sumptus ex vicino territorio6. Le territoire attribué peut éventuellement aussi avoir ce rôle. Le compréhension de ces notions est récente et leur lecture a longtemps été gênée par la difficulté qu'il y avait à concevoir un territoire non autosimilaire. Pour fixer les modes d'arpentage des terres vectigaliennes de province, en zone occupatoire ou arcifinale, d'autres modalités ont été définies : ager scamnatus, strigatus ; division par la quadratura. Le passage du juridique au géométrique donnait lieu à de multiples appellations : l'ager peut être tessellatus ; les parcelles sont des lacineae (lanières ?), des praecisurae (parcelles coupées, biseautées, tronquées ?), des tétragones (parcelles carrées), etc. Pour délimiter et borner l'ager occupatorius ou arcifinius, les arpenteurs ont relevé les multiples pratiques du bornage selon le coutume arcifinale (finitio more arcifinio.). Ils consacrent des pages expressives à ces modes de bornage vernaculaires, dont ils tentent d'expliquer la logique et la raison d'être. Ces diverses solutions territoriales sont sources de droit. C'est un droit du lieu (locus) et de la mesure (modus), des frontières, de la formalisation par l'arpentage et quelquefois par le cadastre juridique qui offre une garantie de l'Etat. A contrario, c'est un droit de la différence lorsqu'il s'agit de refuser ces garanties aux espaces ouverts à la colonisation spontanée (ager occupatorius). Les modes de résolution des conflits génèrent un champ spécifique, nommé les “controverses agraires” — qui apparaissent pour la première fois en tant que corpus à l’époque flavienne, avec l'exposé de Frontin et celui du Pseudo-Agennius, mais qu'on peut penser être plus anciennes. C’est un droit dans lequel la solution juridique passe par la bonne compréhension des différences entre types de territoires, car selon le type, la forme change. C’est donc un

                                                        6 Sur cette catégorie importante, les deux premières études explicites sont : celle donnée dans Chouquer et Favory 2001, p. 127-133 ; puis celle de Raffaella BIUNDO, “Agri ex alienis territoriis sumpti. Terre in provincia di colonie e municipi in Italia”, MEFRA, 116-1, 2004, p. 371-436. Voir aussi les remarques stimulantes du juriste Lorenzo GAGLIARDI, Mobilità e integrazione delle persone nei centri cittadini romani, Aspetti giuridiche, I, La classificazione degli incolae, ed. A. Giuffrè, Milan 2006, p. 248 et sv.

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droit qui instaure des territoires juridiquement différents, et qui transforme cette différence en inégalité selon les communautés auxquelles Rome s’adresse. C’est un droit qui, comme d'ailleurs d’autres concepts antiques, suppose l'analogie des rapports et l'ontologie géographique. Arpenteurs et juges ordinaires : les controverses agraires L'articulation de ce droit gromatique ou colonial avec le droit privé romain reste délicate et même probablement la plus difficile question qu'on aie à traiter. On peut commencer par le long conflit de compétences qui s'est joué dans l'Antiquité, entre le juge ordinaire (c’est une expression courante dans les textes de droit agraire) et l'arpenteur. Tant qu'ils sont dans l'espace divisé par la limitatio, les arpenteurs déterminent largement le droit car la technicité des définitions et des procédures sur le terrain est réelle. En outre, la colonisation exige des agents et les arpenteurs sont plus efficaces que des jurisconsultes pour assigner l'espace aux communautés de colons. Mais dans les autres espaces, non divisés, quel doit être leur rôle ? On devine que très vite on a cherché à limiter leur pouvoir. Les possesseurs italiens, par exemple, étaient désireux d'échapper à ces commissions de mensores qui leur rappelaient qu'ils ne pouvaient posséder plus de 500 puis seulement 200 jugères de terres publiques en plus de leurs fonds propres, qu'on soit dans l'ager publicus divisé ou non divisé. D’autre part, dans les innombrables espaces où il n'y avait pas de limitatio quadrillée, les juges ordinaires restaient maîtres de la controverse sur les confins (de fine), et ne recouraient aux arpenteurs que pour connaître la position des bornes, ou encore pour vérifier si la prescription de la bande de 5 pieds avait bien été respectée. Ils avaient ainsi tendance à ne voir, dans les arpenteurs, que des auxiliaires du juge. Mais c'est un aspect seulement de la question. Au delà des conflits professionnels, le sens des mots et les concepts eux-mêmes ont posé problème et persistent à le faire. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, plusieurs des mots clés du droit — dominium, proprietas, locus, possessio, etc. — paraissent posséder à la fois un sens technique et un sens plus essentiel, un sens gromatique ou agraire et un sens civil. C'est une difficulté car les juristes seront tentés de dire et d'argumenter en soutenant que le droit colonial ou agraire s'identifie moins bien qu'il y paraît et qu’il peut être discuté. Malgré sa difficulté, l’exploration des “controverses agraires” est, malgré tout, une voie royale pour ce travail. Mais il faut au préalable tenter de répondre à une question : pourquoi voit-on apparaître avec Frontin et le Pseudo-Agennius, une liste de quinze controverses dites agraires, qui forment une espèce d’isolat ? C'est, en effet, un isolat parce que le groupement et la hiérarchisation de ces quinze controverses sont originaux et parce que ces controverses présentent des caractères très particuliers : - ce sont des controverses au sujet des agri. On traduit généralement controversiae agrorum par controverses agraires : le risque serait de réduire le sens à des questions rurales et agronomiques, alors qu'il s'agit de controverses au sujet des territoires et des types d’agri. Mais une traduction par “controverses territoriales” est impossible puisque territorium existe en latin... Et si les arpenteurs ont nommé l'ensemble controverses “agraires”, c'est que, pour eux, ager était un mot encore plus important et décisif ici que territorium. C’est, bien entendu, une référence au droit agraire que j’identifie. - elles sont liées au savoir des arpenteurs, à cette profession qui délimite, mesure et borne, divise et trace, qui accompagne la progression de l'agriculture et de la parcellisation, mais qui ne trouve aucun écho chez les éleveurs qui entendent disposer des terres de parcours sans obstacles ;

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- elle concernent autant le droit des territoires (par exemple les frontières entre les territoires), donc ce que nous qualifierions, dans la dualité moderne, de droit public, autant que des questions de droit privé entre propriétaires voisins ; - elles concernent autant les terres divisées et assignées que les terres occupatoires ou arcifinales, donc les deux catégories fondamentales et différentes de l'ager publicus. J'avance une interprétation. Les controverses sont l'indice que le droit agraire a été formalisé, et que les conflits qui pouvaient en naître ont été codifiés, dans une espèce “d'album de l'arpenteur” (je parodie la notion d’album du préteur, qui est cette liste annuelle des causes qui pourront être évoquées) lorsqu’il fait fonction de juge agraire. Ces controverses sont le produit d'une réflexion qui cherche à articuler le droit agraire avec les situations nées de la conquête. On ne pouvait pas faire, avec l'Italie puis avec les provinces, comme s'il suffisait d'étendre le droit civil en matière de biens parce que les catégories de ce droit (qui est, principalement, un droit des citoyens entre eux) rencontraient trop de statuts différents. C'était bien de définir des catégories quasiment autosuffisantes (la conveniencia par exemple, lorsque trois ou quatre domini voisins conviennent entre eux de la limite de leurs domaines respectifs), qui se réglaient par le droit privé entre personnes de catégorie similaire. Mais que faisait-on dans l'ager publicus ou dans l’ager peregrinus ? Ensuite, que devenaient les situations de droit lorsqu'on se trouvait dans les espaces techniques des arpenteurs, par exemple des subsécives, ou encore un ager extra clusus, etc ? Que se passait-il selon qu'on avait ou n’avait pas réservé l'espace des chemins de la centuriation ? ou le lit des fleuves ? Que se passait-il quand on devait tenir compte d'une loi coloniale remplie de prescriptions sur le bornage, l'arpentage, le respect de la mesure, etc. ? La Loi des XII Tables était vraiment trop ancienne, antérieure à la conquête coloniale de Rome et elle était de ce fait, étrangère aux catégories coloniales. Le droit latin, on l’a vu, ne répondait qu’à un type de colonisation ; en outre, c’est un droit des personnes et non des terres. Au contraire, de la fin du IVe av. J.-C. jusqu'à la fin de la République, Rome ne cesse d'être confrontée à la question de l’organisation territoriale de ses conquêtes, et la voie privilégiée pour la résoudre est le savoir technique et juridique des arpenteurs. Il faut alors envisager au moins deux dynamiques juridiques principales, celle du droit civil romain, telle que la raconte par exemple Aldo Schiavone, et celle du droit agraire colonial, sans parler des formes intermédiaires, parallèles, auxiliaires, comme le droit latin, les coutumes locales, etc. Malheureusement, du côté des sources gromatiques, nous n’avons rien pour étayer cette histoire, puisque les controverses agraires apparaissent assez soudainement, sans qu'on connaisse les conditions de leur élaboration. Elles sont pour nous exactement comme est le Digeste pour le droit romain, un état donné sédimenté et sélectif d'un droit beaucoup plus ancien et évolutif, qu'il faut apprendre à lire à travers ce qu'il dit et ce qu'il tait. Telles qu'elles nous sont parvenues, les controverses agraires font un bilan qui puise à la fois dans les situations créées par les innombrables assignations du dernier siècle de la République, et qui commence aussi à traduire les arbitrages qui ont eu lieu au cours du Ier siècle après J.-C. Les rédacteurs de ces controverses observent les situations dans lesquelles la division et l'assignation ont créé des formes juridiques ; dans lesquelles l'occupation a généré un droit très différent ; et, enfin, celles dans lesquelles le régime de domanialité interdit qu'on donne aux termes le même sens que celui qu'on leur donne dans le droit civil ou privé entre citoyens. Mais parce qu'elles sont traversées par un conflit de compétence entre l'arpenteur et le juge ordinaire, elle reflètent déjà une évolution, celle qui conduit à l'érosion et à l'oubli de ce droit agraire colonial et territorial qui était celui de la République.

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Pourquoi le droit agraire disparaît-il ? Les éléments constitutifs du droit agraire n’ont plus lieu d’être dès que s’efface la distinction juridique entre terres divisées et assignées et terres occupatoires ou arcifinales, dès que la citoyenneté se diffuse et qu’il n’y a plus besoin de distinguer une collectivité publique des citoyens (res publica civium) en disant les droits auxquels les autres communautés n’ont pas accès. Le maintien de l’efficacité des centuriations comme cadre de l’enregistrement cadastral n’étant pas garanti, comme nous en informent les arpenteurs eux-mêmes, on comprend aisément que, plusieurs siècles après leur installation, les centuriations n’étaient plus qu’une relique. J’ai démontré que l’érosion du droit agraire s’était produite au moins à quatre moments décisifs de l’histoire agraire romaine : - L’élaboration de la jurisprudence sur l’eau, au milieu du Ier siècle ap. J.-C. a permis de proposer des solutions jurisprudentielles qui échappaient aux limitations, et dont on peut observer qu’elles sont devenues la base du droit de l’eau dans l’Antiquité tardive et dans les législations modernes. - Les solutions apportées par les Flaviens à la question des subsécives, dans les années 70-90, en Italie et dans les provinces, ont conduit à faire entrer ces terres de statut très original dans le lot plus commun des terres occupatoires. - L’élargissement de la citoyenneté avec l’édit de Caracalla en 212 a unifié les conditions d’accès à la terre. Il n’y avait plus les mêmes raisons de maintenir des différences entre la propriété du droit civil et la propriété pérégrine. De même, à cette date, le droit Latin n’avait plus aucune raison d’être. - Enfin, la généralisation de la circonscruiption du fundus avec la réforme fiscale de Dioclétien à la fin du IIIe siècle, a achevé de faire basculer la domanialité antique dans une autre forme, adscriptive, territoriale et locale (Chouquer 2014).

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Fiche 5

Le dominium du peuple Romain

en Italie et dans les provinces

Si, en droit civil, le dominium a désigné tardivement la propriété privée de plein droit (optimo iure), le même terme a une plus ancienne et plus longue existence en droit agraire où il signifie le pouvoir que Rome se donne de répartir les types de terres, de leur fixer des limites et d’y permettre ou interdire tel ou tel type de propriété. Le dominium est le régime colonial romain de domanialité, expérimenté d’abord en Italie, ensuite largement utilisé dans les provinces. Il ne se confond pas avec l’ager publicus, parce qu’il coiffe d’une forme de précarité institutionnelle l’ensemble des terres des peuples conquis et soumis. C’est ce pouvoir d’imposer la précarité foncière qui permet à Rome de disposer des terres lors des fondations coloniales, de prendre et d’associer les terres en toute liberté et quelquefois sans respect des héritages, d’en disposer à nouveau lors des assignations ultérieures.

*** Les biais épistémologiques Dans les ouvrages très généraux, on se libère de la question du sens de dominium en disant que le nom de la propriété en Italie est le dominium ex iure Quiritium, la pleine propriété du citoyen romain ou latin ; et que, dans les provinces, dominium désigne la « propriété éminente » que possède le peuple romain sur le sol provincial, à partir de la formule de Gaius (II, 7), dominium populi Romani in solo provinciali. On n’entre guère dans plus de détails si ce n’est de dire que si la propriété selon le droit civil est relativement bien connue, et qu’en revanche on ne sait pas grand chose sur la propriété provinciale (c’est-à-dire la façon dont les Romains et les Latins possèdent dans les provinces) et encore moins sur la propriété pérégrine (c’est-à-dire la façon dont les pérégrins possèdent chez eux, selon leur propre droit). Bien entendu, au delà des ouvrages généraux, il existe une littérature spécialisée qui entre dans toute la complexité des notions, mais elle présente quelques caractéristiques : - elle est essentiellement juridique, et selon le tropisme des romanistes (juristes de droit romain), s’intéresse presque exclusivement ou au moins très majoritairement à la propriété et à la possession selon le droit civil. - elle traite la question du dominium par des biais disciplinaires, ce qui revient à définir les objets et leurs limites selon les disciplines concernées, anthropologie, droit, histoire. Ainsi, les historiens sont enclins à dire que la question du dominium est théorique et qu’elle renvoie à la souveraineté, au champ des institutions et du politique, donc au droit public ; au contraire, les

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juristes enserrent la matière principalement dans la partie réputée la plus noble du droit romain, le droit civil ou droit privé. Cette double orientation est lourde de sens. - la littérature spécialisée a produit, au XIXe siècle, des ouvrages importants, trois noms étant tout particulièrement à connaître, Theodor Mommsen, Edouard Beaudouin et Biagio Brugi. Là encore, des traditions nationales ne sont pas étrangères aux choix et aux options de ces juristes : Mommsen (suivi au XXe s. par F. T. Hinrichs), opte pour une approche institutionnelle très historiciste ; les italiens, depuis Biagio Brugi (1897), puis avec Francesco Grelle en 1963, optent pour une option plus interne au droit en comparant les réalités qu’ils étudient avec les doctrines juridiques classiques. En se fondant sur la distinction entre régime juridique, modes d’acquisition de la propriété et formes de cette appropriation, il est possible de constater que le terme de dominium concerne des notions très différentes que résume le tableau suivant.

J’ai construit ce tableau en partant des concepts exposées par Gaius, lequel introduit successivement des distinctions opératoires : entre droit divin et droit humain ; sol italique et

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sol provincial ; choses mancipables et choses non mancipables ; public et privé, enfin. Mais, pour élaborer le contenu de la partie droite consacrée au dominium in solo provinciali, Gaius n’est plus d’aucun service, et il faut recourir à d’autres documents : les textes sur les « conditions des terres », sur les « controverses agraires », ou encore des documents exceptionnels comme la loi agraire de 111 av. J.-C. ou les discours de Cicéron « sur la loi agraire ». Ni patrimonialistes, ni souverainalistes Les juristes et les historiens ont suivi Gaius : aucune des traditions de recherche n’a vraiment consenti à identifier le droit agraire (voir la fiche) comme étant une branche majeure du droit (ce qui n’empêche pas de reconnaître que Brugi, par exemple, s’en est le plus approché), et de ce fait, une matière spécifique continue toujours à être écartelée entre une approche de droit public, et une approche de droit privé. Cherchant à rassembler les connaissances, des chercheurs comme Almudena Orejas et Ines Sastre (1999) ou encore Jérôme France (2009), ont distingué le courant “patrimonialiste” — les historiens et juristes qui disent que tout le sol provincial est incorporé à l’ager publicus — et le courant “souverainaliste” — ceux qui pensent que Rome a la souveraineté, mais que le sol n’est pas intégré au domaine public ou seulement une petite partie —. C’est un classement très utile pour comprendre les termes du débat entre les chercheurs jusqu’à aujourd’hui. Mais, parce qu’il repose sur une dualité moderne, je pense que nous avons les éléments qui nous permettent de le poser désormais autrement. Les auteurs modernes articulent ainsi les notions : le sol provincial serait, selon Gaius, la propriété du peuple romain. Mais comme il est impensable que Rome puis l’Empereur aient été prorpiétaires à titre privé de l’ensemble du sol (en effet !), il faut donc interpréter la formule de Gaius comme une sujétion de droit public (ce qui est délicat, car le droit agraire n’est pas exactement l’équivalent du droit public au sens moderne de l’expression). Un processus colonial C’est la confusion entre ces trois notions et la non reconnaissance des caractéristiques du droit agraire en tant que droit colonial de Rome, ainsi que de son évolution historique, qui rendent difficile la compréhension de la nature du dominium. Sur ce point les critiques adressées à la conception patrimoniale installée depuis Mommsen, dues notamment à Francesco Grelle dans son ouvrage (1963) et les articles qui ont suivi (Grelle 1964 et 1990), ont permis une meilleure compréhension des textes. Mais je crois qu’il est opportun, désormais, de franchir un pas de plus et de refuser d’avoir à trancher entre l’une ou l’autre de ces conceptions, car la reconnaissance de la spécificité du droit agraire offre la porte de sortie d’un débat toujours insufisamment posé entre droit public (Mommsen) et droit privé (Grelle). Parce que le processus est colonial, d’abord en Italie puis dans le reste du monde méditerranéen, Rome associe toujours l’imperium, qui est le pouvoir de commandement qu’elle s’octroie sur les espaces soumis, et la dicio ou autorité qu’elle exerce sur les peuples vaincus et qui leur impose la deditio, ou acte de soumission. Dans le discours qu’il prononce pour défendre Fonteius après son gouvernorat en Narbonnaise, Cicéron emploie la formule suivante : sub populi Romani imperium dicionemque cadere, “tomber sous l’empire et sous l’autorité du peuple Romain” (Cicéron, Font., 2). En latin, le déditice (dediticius) est celui qui est entré dans la soumission à Rome. Cette soumission ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la façon de posséder. L’Italie avant la guerre sociale, et les provinces connaissent dès lors un régime de domanialité dans le cadre duquel sont définies les formes de la propriété.

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En Italie, le dominium du peuple Romain sur les territoires conquis est rapporté à haute époque par les annalistes. Cela commence aux portes même de Rome. Tite Live dit avoir recopié la formule de la deditio de Collatia (petite ville située à une quinzaine de km à l’est/nord-est de Rome), soumission qui daterait de Tarquinius Priscus (Tarquin l’Ancien, mort en 579 av. J.-C.). La formule de la deditio porte sur la ville, l’ager, les eaux, les bornes et les ressources. C’est une dévolution complète, mais qui n’est pas sans poser plusieurs questions7.

Texte de Tite Live [1,38, 1] Collatia et quidquid citra Collatiam agri erat, Sabinis ademptum; Egerius - fratris hic filius erat regis - Collatiae in praesidio relictus. Deditosque Collatinos ita accipio eamque deditionis formulam esse; (1,38, 2) rex interrogauit: "estisne uos legati oratoresque missi a populo Conlatino, ut uos populumque Conlatinum dederetis?" Sumus. "Estne populus Conlatinus in sua potestate?" Est. "Deditisne uos populumque Conlatinum, urbem, agros, aquam, terminos, delubra, utensilia, diuina humanaque omnia in meam populique Romani dicionem?" Dedimus. "At ego recipio". Traduction de Danielle De Clercq, Bruxelles 2001 « 1. La ville de Collatia et tout le territoire en deçà de celle-ci furent enlevés aux Sabins. Égérius - le fils du frère de Tarquin - se vit confier le maintien de l'ordre à Collatia. Selon les documents que j'ai consultés, voici dans quelles conditions et suivant quelle formulation les Collatins se rendirent. 2. Le roi leur demanda : - "Est-ce vous les délégués et les porte-parole chargés par le peuple de Collatia de vous livrer, vous et le peuple de Collatia ?" !- "Oui, c'est nous." !- "Le peuple de Collatia agit-il de son plein gré ?" !- "De son plein gré." !- "Vous livrez-vous, vous-mêmes et le peuple de Collatia, la ville, le territoire, l'eau, les bornes, les sanctuaires, vos ressources, tout ce qui est sacré et profane, à mon pouvoir et à celui du peuple romain ?" !- "Nous en faisons reddition." !- "Pour ma part, j'accepte votre reddition." »

Définition du dominium en droit agraire Le dominium du peuple romain couvre l’ensemble du sol : le sol italien conquis, jusqu’à la guerre sociale ; le sol provincial. Sa caractéristique principale est le pouvoir de répartir les types agraires : ager divisus et adsignatus, ager quaestorius, ager arcifinius, ager peregrinus, ager privatus, ager redditus. Dominium, en ce sens, est un concept du droit agraire et il n’est pas utile, selon moi, soit de vouloir en faire un synonyme d’imperium (comme le font les souverainalistes dans leur volonté de lui enlever tout caractère patrimonial et donc de pouvoir en tirer la conclusion que la propriété privée pérégrine existe dans le sol provincial), soit de la rapprocher du dominium du droit civil (pour au contraire lui donner un sens patrimonial romain très fort). Ni droit public, ni droit civil (= privé), mais droit agraire. La notion comporte une dimension de potentialité : Rome peut toujours changer les conditions des terres. On en a un excellent exemple avec l’emploi de la formule dum populus senatusque romanus vellet (“tant que le peuple et le sénat romain le voudraient”) dans les décisions concernant l’Hispania au IIe siècle av. J.-C. La formule, employée peut-être pour la première fois en 189 av. J.C. et encore utilisée dans le bronze d’Alcantara en 104 av. J.-C., signifie que les terres et l’oppidum sont laissés aux communautés conquises, avec leur lois (la mention est

                                                        7 La première est la vraisemblance de ce texte à la date proposée. Je n’ai pas sous la main les travaux critiques spécialisés, mais la prudence s’impose : la formule pourrait avoir été interprétée à date moins haute et ce que Tite Live prétendrait lire dans les archives pourrait être autre chose que la formule initiale. Ensuite, on voudrait pouvoir interpréter correctement la mention et quidquid citra Collatiam agri erat. S’agit-il de dire que seule une partie du territoire de Collatia a été placée sous la dicio romaine, sous-entendu la partie située au delà de Collatia ne l’étant pas ? ou bien s’agit-il de tout le territoire parce que celui-ci ne s’étendait pas au delà du site de Collatia ? On ne doit pas, en effet, manquer de situer cette indication par rapport à la compétition qui oppose à l’époque Rome avec les Sabins et la cité de Gabii (Liv, I, 53 et 54).

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explicite dans la deditio de 104), ce qui implique que les terres ne deviennent pas ager publicus, mais avec cette condition de précarité que le Sénat et le peuple de Rome pourraient en disposer autrement.

Bronze d’Alcantara, publié pour la première fois en 1984 (dans la revue Gerion, 2, 1984, p. 265 sq.), trad. Maria José Pena (1994, p. 331) C. MARIO C. FLAVIO L… CAESIO.C.F. IMPERATORE POPVLVS.SEANO[…] DEDIT.L.CAESIVS.C.F. IMPERATOR POSTQVAM [… ACCEPIT.AD.CONSILIVM.RETOLIT.QVID.EIS.IM[… CENSERENT.DE.CONSILI.SENTENTIA.INPERAVI[IT… CAPTIVOS.EQVOS.EQVAS.QVAS.CEPISENT[… OMNIA.DEDERVNT.DEINDE EOS.L.CAESIVS.C.[F. ESSE.IVSSIT AGROS. ET.AEDIFICIA.LEGES.CETE[RA QVAE.SVA.FVISSENT.PRIDIE QVAM.SE.DEDID[ERVNT EXTARENT EIS.REDIDIT.DVM POPVLVS[… ROOMANVS.VELLET DEQVE.EA EOS[… EIRE.IVSSIT LEGATOS CREN[… ARCO CANTONI.F LEGATES — « Sous le consulat de Caius Marius et de Caius Flavius. Le peuple des Seano… se soumet à l. Caesius, fils de Caius, imperator. L. Caesius, imperator, après avoir reçu leur soumission, demanda au conseil ce qu’il estimait devoir leur demander. D’après l’avis du conseil, il demanda les captifs, les chevaux et les juments qu’ils auraient pris. Ils remirent tout. Après, L. Caesius, fils de Caius, ordonna que les terres et les bâtiments, les lois et toutes les autres choses qu’ils auraient eus jusqu’à leur soumission leur restent. Il les leur rendit tant que le peuple et le sénat romain le voudraient. Sur ce, il ordonna aux légats d’aller… Creno et Arco, fils de Cantono, agirent en tant que légats. »

En revanche, parce que le mot dominium comporte un caractère de pouvoir, il est logique qu’il ait glissé, à la fin de la République, du droit agraire au droit civil pour désigner la propriété quiritaire, prenant alors un autre sens, celui qu’on connaît bien en droit romain, le dominium ex iure Quiritium. Dominium et ager publicus Par voie de conséquence, le dominium du peuple Romain sur un espace conquis n’implique absolument pas que tout cet espace devienne ager publicus. On vient d’en voir un exemple avec le bronze d’Alcantara. Une autre indication, selon moi, réside dans le fait que Rome délimite des agri privati, justement pour les distinguer de l’ager publicus. Car, dans l’expression ager privatus, telle qu’elle est employée par exemple dans la sententia Minuciorum (sentence rendue à Rome en 117 av. J.-C. et concernant diverses questions territoriales de la région de Ligurie au nord de Gênes ; CIL, V, 7749), je comprends le mot privatus en tant qu’ager (espace ou territoire) qui n’est pas public, puisqu’il n’est pas soumis au vectigal.

— qua ager privatus casteli Vituriorum est quem agrum eos vendere heredemque / sequi licet is ager vectigal(is) nei siet — il existe un ager privé du castellum des Viturii, ager où il est licite de vendre et de transmettre aux héritiers. Cet ager ne sera pas sujet au vectigal.

Privatus a ici un sens en droit agraire (selon moi proche de proprius), collectif, qui n’est pas le même que le sens de privatus en droit civil. Le texte de la sententia Minuciorum doit être compris ainsi : dans leur ager privatus, dont les limites sont données dans la suite du texte sous la forme des limites d’un territoire, les citoyens du castellum en question peuvent vendre et hériter (ce qui ne veut pas dire que tout y soit de la propriété privée), alors qu’ils ne le peuvent pas dans

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cette partie qui a été dite ager publicus parce que celui-ci est inaliénable et qu’on n’en a que l’usufruit (sous forme de contrat pour la possession pendant un temps déterminé et sous condition de versement d’un vectigal). Bien entendu, la sententia Minuciorum date de 117 av. J.-C. et elle est donc antérieure à la loi de 111 qui change les conditions de la possession de l’ager publicus italien pour les citoyens. Le territoire stipendiaire ou tributaire Le territoire stipendiaire ou tributaire (ager stipendiarius vel tributarius) est le type même du territoire qui est soumis au dominium puisque Rome impose le paiement d’un tribut. Quantitativement, cette situation concerne un très grand nombre de cités provinciales, puisque les seules qui y échappent sont les colonies et les cités libres et fédérées, qui ont un accord avec Rome. Comme ce type d’ager n’est pas soumis au vectigal et qu’on ne peut assimiler tributum et vectigal, on a pensé que l’ager stipendiaire ou tributaire prouvait que la majeure partie du sol provincial n’était pas ager publicus. On peut convenir d’un point important : pour pouvoir qualifier une terre de “publique” il faut que soient remplies certaines conditions juridiques précises : inaliénabilité de principe et statut vectigalien ; et ceci quels que soient ensuite les modes de dévolution de cet ager publicus : vente, locatio-conductio, assignation. Autrement dit, l’option jadis posée par Mommsen d’un ager publicus généralisé ne tient pas. Mais l’option inverse, si elle était radicalisée, poserait tout autant de difficultés.

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Fiche 6

L’ager publicus.

Définition et dynamique

L’ager publicus est un concept du droit agraire : ce sont les terres que Rome s’approprie collectivement, après sa victoire, afin d’en faire la ressource du peuple romain. Une partie de cet ager est inaliénable et ne peut faire l’objet que d’un affermage par le biais de la locatio-conductio. Cette locatio-conductio se réalise au profit de l’Etat ou au profit d’une collectivité locale, lorsque des terres publiques lui ont été concédées. Mais d’autres parties de cet ager publicus font l’objet d’un autre processus, celui de la datio-adsignatio individuelle ou collective, qui est une concession ouvrant sur différentes formes juridiques. Pour certaines il s’agit d’une possession, transmissible, mais qui ne se transforme jamais en dominium de plein droit ; pour d’autres, c’est une possession avec possibilité d’usucapion, ce qui est créateur de dominium ex iure Quiritium passé le délai de deux ans ; pour d’autres, encore, c’est par le biais de compascua ou de prata publica que se réalise la concession.

*** Réalité de l’ager publicus en Italie En Italie, où l’étude est favorisée par l’abondance des documents, on peut discerner plusieurs types de terres publiques, principalement en fonction du mode de constitution. A l’époque royale et altorépublicaine L’existence d’un ager publicus à haute époque est probable.

(LIV., 1, 33, 9) Nec urbs tantum hoc rege creuit, sed etiam ager finesque: silua Mesia Veientibus adempta usque ad mare imperium prolatum et in ore Tiberis Ostia urbs condita, salinae circa factae egregieque rebus bello gestis aedis Iouis Feretrii amplificata. Traduction Danielle De Clercq, Bruxelles 2001 (I, 33, 9) Sous ce règne, le territoire de Rome et ses frontières s'accrurent autant que la ville elle-même. On prit aux Véiens la forêt Maesia; l'empire fut reculé jusqu'à la mer, Ostie fondée à l'embouchure du Tibre, des salines établies autour de cette ville, et le temple de Jupiter Férétrien agrandi, en reconnaissance des derniers succès.

Parlant de l’ager publicus à l’époque royale, Ella (ou Ethella) Hermon (1978) écrit : « En quoi consistait l’ager publicus à cette époque ? Par définition c’est la propriété communautaire à

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l’usage public »8, et elle cite le cas des forêts (la forêt Maesia prise aux Véiens) et des salines publiques près d’Ostie (d’après Cicéron, De Rep., 2, 18, 33 ; et Tite Live, I, 33 ci-dessus) Faut-il penser qu’à l’époque de la Ligue Latine, l’identité juridique des communautés qui la composaient “permettait à chacune d’être titulaire de son ager publicus” (Hermon 1978, p. 26) ? C’est plus que probable, sous réserve que la tendance de Rome aura été de rogner progressivement cet ager publicus pour constituer son propre ager Romanus au détriment de ses voisins immédiats, régulièrement absorbés. Et, dans ce cas, les distinctions juridiques ont dû céder. Ethella Hermon (1978, p. 27) propose deux régimes pour cet ager publicus de haute époque : “celui de l’ager compascuus dans l’ager Romanus, et celui d’ager scripturarius à l’intérieur de l’agglomération romaine” (comprendre des limites du territoire de l’agglomération de Rome). C’est une conjecture, car il est difficile de trouver la documentation qui rendrait compte d’une telle situation. Postérieurement à la dissolution de la Ligue Latine En Italie, l’ager publicus des IIIe-Ier s. av. J.-C. se compose d’éléments divers qui esquissent une typologie (ce que les auteurs gromatiques nomment « conditions » des terres). — les Monts, les friches, les forêts Des portions souvent considérables de territoires peuvent constituer, indépendamment de la définition territoriale des cités, des ensembles ou blocs de terres publiques, inaliénables, formant en quelque sorte le patrimoine colonial du peuple romain. On y trouve surtout des forêts et des friches, des terres de parcours pour les éleveurs, des Monts, c’est-à-dire tout un ensemble de terres dont on comprend bien qu’on ne peut pas ou qu’on ne souhaite pas, rapidement après la conquête, les débiter en détail (par lots), mais dont l’appropriation présente néanmoins beaucoup d’intérêt. La loi agraire de 111 av. J.-C. protège ces espaces publics (ligne 25) en y interdisant d’y constituer des agri compascui (réserves d’élevage dans la traduction de Jean Granet), ou des agri occupati (« domaines d’occupation » dit J. Granet), et en permettant à quiconque d’y conduire des troupeaux pour compascere (faire paître en commun). En cas d’infraction, l’amende va au conductor, c’est-à-dire à celui qui a pris à ferme ce revenu public. C’est au détriment de ces (souvent grands) espaces que les notables cherchent et réussissent à se constituer des possessions importantes. Une liste de ces agri publici italiens est possible, dont on trouve les exemples dans les textes de Cicéron ou ceux des arpenteurs : les Monts Romains ; l’ager publicus daunien en Apulie autour et au sud du Mont Garganus ; l’ager publicus peucétien en Apulie méridionale ; l’ager publicus campanien ; la forêt Scantia en Campanie du Nord ; les forêts du mont Mutela en Sabine. La particularité de ces grands agri publici est de former des espaces dans lesquels la logique s’inverse puisque les cités (de statut variable) y sont plutôt les satellites que les centres (voir l’exemple de l’Apulie). C’est dans ces espaces qu’on voit des particuliers se tailler de grands domaines, dits saltus ; c’est là encore qu’on rencontrera, au siècle suivant, les saltus impériaux.

                                                        8 Cette définition malaisée ne fait pas suffisamment la part de plusieurs notions : privé, public, commuanutaire, en communs. Pour ma part j’écrirais que l’ager publicus est la terre que le peuple romain soustrait au peuple soumis et dont il fait sa possession “en communs”. C’est-à-dire qu’elle est propre à la communauté des citoyens. Si elle est publique, elle l’est parce que “public” en droit agraire signifie ce qui est propre au seul peuple Romain, et non pas “à usage public” selon le sens moderne. En outre, la définition du peuple (qui est toujours plus que la plèbe), a joué dans le sens d’un clivage horizontal s’ajoutant à cette définition verticale.

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— l’ager compascuus C’est le domaine des pascua publica. La loi agraire de 111 av. J.-C. fixe la redevance pour leur usage : rien jusqu’à 10 têtes de gros bétail ; au delà, un vectigal. Pour le menu bétail, le seuil n’est pas connu. Mais le régime juridique est différent de celui des Monts évoqués précédemment. Dans cet ager publicus inaliénable, on peut utiliser les pâtures et les forêts pour y faire paître du bétail, mais on ne peut pas approprier la terre, en faire une terre “occupatoire”, en faire des pâturages à usage privé. Au contraire, les compascua sont des assignations (donc des terres prises sur la terre publique) faites à des consortes ou groupes de bénéficiaires du tirage au sort : on leur attribue en commun des parts de forêts ou de friches pour qu’il y fassent paître leur bétail, en plus du lot individuel qu’ils reçoivent. Ces concessions peuvent aussi être collectives et concerner l’ensemble de la res publica. — la terre de Campanie (ager Campanus) Une autre façon de constituer un ager publicus est d’acheter (ou de racheter ou d’indemniser après une décision de réquisition) de la terre privée pour constituer une réserve de terres publiques inaliénables. C’est ce que raconte un fragment de Granus Licinianus (auteur du IIe siècle après J.-C. dont on ne possède que des bribes de textes) à propos de l’action de P. Lentulus en Campanie.

De P. Lentulo, qui erat consul cum Cn. Domitio, non fuit omittendum. Nam clarus vir fuit et rem publicam iuvit. Ei praetori urbano senatus permisit agrum Campanum, quem omnem privati possidebant, coemeret, ut publicus fieret. Et possessores Lentulo concesserunt pretia constitueret. Nec fefellit vir aequus. Nam tanta moderatione usus est, ut et rei publicae commodaret et possessionem temperaret et pecunia publica ad iugerum milia quiquaginta coemeret. Agrum Campanum inter privatos divisum publicavit et eum indicto pretio locavit. Multo plures agros recognitioni praepositus reciperavit formamque agrorum in aes incisam ad Libertatis fixam reliquit, quam postea Sulla corrupit. (Granius Licinianus, livre 28, éd. de N. Criniti, coll. Teubner) « Je ne dois pas oublier P. Lentulus qui fut consul avec Cn. Domitius. Lentulus était un homme remarquable, et avait servi la res publica. Comme préteur urbain, le Sénat l’avait autorisé à acheter le territoire campanien, qui était complètement occupé par des privés, afin d’en faire une terre publique. Les possesseurs convinrent de laisser Lentulus fixer le prix de la terre, et étant un homme juste, il ne les déçut pas. Sa modération fut telle qu’à la fois il servit les intérêts de la res publica et disposa convenablement des possessions. Il acheta 50 000 jugères avec l’argent public. Il rendit publique la terre de Campanie, qui était divisée entre les privés ; il la (leur) loua à un prix évalué ; préposé à la reconnaissance de beaucoup de terres, il laissa dans le temple de la Liberté le plan gravé des terres ; plus tard, Sylla le détruisit (ou le modifia ?). »

L’action de Lentulus est éclairée par une phrase de Cicéron : « P. Lentulus avait été envoyé dans ce pays par nos ancêtres pour acheter, sur les deniers publics, des propriétés privées enclavées dans le domaine d’Etat » (trad. A. Boulanger, 1932). Il semble que l’envoyé du Sénat racheta les terres, les divisa, les mit en location et, pour officialiser la procédure, fit effectuer une forma affichée dans le temple de la Liberté. L’ensemble couvrait 50 000 jugères soit 250 centuries de 200 jugères, l’équivalent de 12500 ha. — L’ager viasiis vicanis datus adsignatus. C’est la terre donnée et assignée aux vicani ou habitants des vici qui sont riverains des voies. Il s’agit de terres publiques qui sont attribuées à ces riverains contre la charge d’entretien d’un tronçon de la voie. Ici, le vectigal, c’est la charge d’entretien des routes. La loi de 111 av. J.-C. insiste tout particulièrement sur le fait que la condition juridique de ces terres n’est pas changée par la loi, alors que la même loi a rendues privées des terres assignées viritim (c’est-à-dire par homme par homme, sans fondation d’une colonie) et diverses autres

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possessions. On retrouve ainsi une dimension juridique du vicus comme groupement de citoyens romains déduits dans un but précis, de contrôle des ressources (salines, mines, carrières) ou des moyens de les exploiter (routes, ports).

« Quant aux terres publiques du peuple Romain, que les triumvirs agris dandis adsignandis ont données aux viaisii vicanis, en Italie, lorsque P. Mucius et L. Calpurnius étaient consuls, que personne n’empêche ceux qui ont reçu ces terres d’en user, d’en jouir et de les posséder. - Il n’est en aucune façon déclaré par cette loi que ces terres des viasii vicani soient privées, que l’on puisse les vendre comme on vend les terres privées, que l’on doive les déclarer au cens, ni enfin qu’elles soient désormais placées dans une autre condition que celles où elles étaient au moment où l’on a fait cette loi. » (trad. Beaudouin, p. 655 ; modifiée)

On retrouve la mention uti, frui, habere, possidere qui caractérise la condition des terres publiques, ici engagées contre un service. La loi agraire de 111 av. J.-C., absolument fondamentale pour cette période, est une loi difficile à lire (elle n’est connue que par fragments) et à interpréter car elle se réfère à cette diversité des conditions de l’ager publicus, tout en introduisant des changements appréciables. On sait, en effet, que cette loi a eu pour objectif de permettre une évolution du statut de certaines assignations faites sur l’ager publicus à l’époque des Gracques, en les transférant dans le patrimoine privé des bénéficiaires. Mais d’autres catégories de ces terres sont restées publiques, comme l’ager des viasii vicani. — Dans les lignes 2-3 de la loi, elle définit la part assignée par la commission triumvirale, depuis 133 av. J.-C., par voie de tirage au sort. Le régime juridique des terres assignées n’est pas aisé à déterminer car la loi donne des indications à la fois non probantes (le fait qu’on puisse transmettre ou vendre peut tout autant s’appliquer à la propriété de fait qu’au dominium), à côté d’autres nettement plus probantes (l’obligation du cens, car on ne déclare au cens que les terres dont on est dominus ; l’absence de vectigal, enfin).

“Que pour ces terres, qui étaient terres publiques du peuple romain en Italie (en 621) et qui sont devenues en vertu de la loi présente (643) des terres privées, pour la terre elle-même ou pour le droit de pâturage relatif aux bestiaux qui y paissent, à partir du jour où les vectigalia ont été abolis, vectigalia que la présente loi a supprimés, aucun magistrat n’exige désormais que l’on paye au peuple ou aux publicains aucune pecunia, aucune scriptura, ni aucun vectigal” (trad. Edouard Beaudouin)

— Mais elle empêche les assignations sur les terres inaliénables, qui doivent rester le bien collectif du peuple Romain, et dont la locatio-conductio est le mode de gestion.

— extra eum agrum quei, ex lege plebeive scito quod C. Sempronius rogavit, exceptum cavitumve est nei divideretur. — “mis à part cette terre qui, en raison de la loi et du plébiscite dont C. Sempronius a déposé le projet, est exceptée et protégée et ne peut pas être divisée.”

Elle transfère certaines de ces terres tenues par des possessores (et sous la médiation des conductores), du droit agraire au droit civil en les qualifiant désormais d’agri privati. Elle envisage (ligne 27) les deux situations : les terres publiques tenues par les possessores dans la limite des 500 jugères qui sont maintenues au possessor et deviennent privées (ex publico im privatum) ; les terres tenues au delà de cette mesure, privativement, qui avaient été reprises au possesseur pour redevenir publiques (ex privato in publicum) et qui sont donc disponibles pour des assignations. Ce qu’indiquent les termes de la loi, c’est une équivalence : on a cherché à

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compenser par un échange (commutatio) ce qu’on reprenait d’une main par ce qu’on accordait de l’autre (quo pro agro loco tantus modus agri locei publicei ex publico im privatum commutatus est9) — l’ager datus et adsignatus Ce type d’ager publicus est celui qu’on constitue, cité par cité, en décidant, lors du règlement de la conquête et de la soumission, la part du territoire qui sera qualifiée de terre publique du peuple romain et qui sera remise aux colons, soit individuellement soit collectivement. C’est un mode de constitution directement lié aux fondations coloniales. Ensuite, on distribue la terre publique : — ager datus adsignatus : assignation individuelle par lots aux colons ; — ager coloniis municipiisve fruendus datus : assignation collective des loca publica de la colonie, dont elle tire profit en les louant par des baux emphytéotiques à des preneurs, dits conducteurs du droit de vectigal, autrement dit, fermiers de l’impôt/loyer des terres publiques. Ces derniers les “sous-louent” à leur tour à des possessores. Pour les notables des cités coloniales d’Italie, il y a là le champ d’une politique d’appropriation foncière par le biais fiscal, puisque ce que les notables vont rechercher, c’est à obtenir les contrats de locatio-conductio du ius vectigalis. Noter que l’expression datus adsignatus est employée pour indiquer des concessions de terres publiques qui en aucune façon ne deviennent des terres ressortissant du dominium (droit civil). C’est le cas des terres des viasiis vicanis. On peut donc penser que datus adsignatus n’implique pas le dominium, presque au contraire qu’il implique l’ager publicus privatusque. — un cas particulier : l’ager publicus syllanien et post-syllanien Dans un article très suggestif, Ella Hermon (2006) a posé la question de la reconstitution de l’ager publicus en Italie après la guerre sociale. En effet, le problème se pose. Comme la loi de 111 a privatisé de (larges ?) fractions de l’ager publicus tout en en sanctuarisant d’autres, on se demande sur quoi vont pouvoir porter les assignations de terres aux vétérans, à l’occasion des fondations coloniales de Sylla dans l’Italie péninsulaire. L’historienne suggère alors que la politique syllanienne, marquée par des proscriptions brutales bien connues, aux portes même de Rome et dans toute l’Italie, a initié la reconstitution de ces réserves de terres dont les imperatores allaient avoir un besoin si pressant. Elle parle ainsi d’un nouvel ager publicus, d’un nouveau fonds de terres (publiques) issu des guerres civiles. C’est avec la loi Cornelia agraria, celle qui organise les répartitions aux vétérans de Sylla, qu’on en verrait la première trace (marquée dans le Liber coloniarum par des désignations spécifiques, souvent militaires : oppidum munitum est ; lex Sullana ; mensura Sullana ; ager solitarius syllanus ; muro ductum ; ex occupatione). De même c’est à cette époque qu’apparaîtrait la mention iter populo non debetur, lorsque la réserve pour le passage n’a pas été faite dans la loi agraire et qu’il faut la constituer au détriment des assignations. On sait que Cicéron fera le lien, dans sa charge contre le projet le loi agraire de Rullus en 63, entre les terres que celui-ci envisage de distribuer aux colons de César et ces terres publiques de la loi Cornelia qui étaient destinées aux vétérans de Sylla, mais dont bon nombre étaient restées sans bénéficiaires et qui avaient été accaparées sans titre : « qui n’ont été ni assignées ni vendues à personne et que quelques hommes détiennent de la façon la plus impudente » (De

                                                        9 La traduction de ce membre de phrase souligne l’originalité conceptuelle de la loi : « que pour cet ager-lieu, une certaine mesure d’ager-lieu public est échangé, du public en privé ». Le nom composé “ager-locus” est absolument original. Sur ce sujet, voir l’analyse d’Osvaldo Sacchi, 2006, p. 83 sq. qui pense que les termes ne sont pas des synonymes. Pour lui, ager renvoie au territoire mais aussi à une unité économique ; locus est documenté par le Digeste (50, 16, 60 pr.), comme une partie d’un fundus, une partie sans villa ; mais le terme désigne aussi l’emplacement orienté du templum (Isidore de Séville, Etym., XV, 4, 7) ; dans Dig., 50, 16, 211, locus est l’espace sans aedificium, appelé area en ville et ager à la campagne ; la loi de 111 utilise aussi l’association ager-locus-aedificium. Ces dénominations signalent, selon cet auteur, l’importance des innovations juridiques qui ont cours au IIe siècle avant J.-C.

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lege Agr., III, 12). Pour l’avocat, ces terres devraient revenir aux optimates et non pas servir à de nouvelles assignations. L’ager publicus dans les provinces — les domaines royaux des souverains déchus A la suite de la conquête, les anciens domaines des souverains entrent dans l’ager publicus inaliénable. C’est le cas des domaines royaux de Bithynie, de Pergame, de Macédoine, de Cyrénaïque, dont Cicéron donne plus d’un exemple dans les discours contre le projet de loi agraire de Rullus, ou dont parle aussi Tacite. On en connaît aussi en Sicile, à Carthage, à Corinthe, en Lycie et en Pamphylie, documentées également par les textes de Cicéron ou par la loi agraire de 111 av. J.-C. Souvent, c’est par la voie testamentaire que Rome acquiert le dominium sur ces terres, les rois transmettant leurs domaines au peuple et au Sénat ou, plus tard, au prince. Les auteurs gromatiques citent aussi le cas de la Cyrénaïque (Hygin, en 122, 15 La). Dans cette région, les domaines royaux sont les anciens domaines des souverains d’Egypte. Ces terres peuvent être limitées. On possède la description de la limitatio de la Cyrénaïque au moyen de plinthides ou de laterculi carrés de grande dimension.

Voir le Document 9 - L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés On peut penser que ces terres n’ont pas vocation à être occupées de façon libre et qu’elles ne deviennent jamais des agri occupatorii. Elles sont affermées par les censeurs sous la forme d’une adjudication du ius vectigalis. L’exemple de la Cyrénaïque démontre que l’usurpation de ces terres était un mal endémique, que les interventions successives des empereurs (Claude, Néron, Vespasien) ne réussissait pas à juguler complètement. En revanche, sous l’empire, nombre de ces anciennes terres royales devenues publiques constitueront les domaines impériaux gérés par les procurateurs. — l’ager publicus inaliénable d’Asie Toujours d’après la loi de 111 av. J.-C., on sait qu’existait en Asie un domaine public inaliénable du même type que celui existant en Italie et affermé par les censeurs. — l’ager publicus concédé aux collectivités territoriales L’ager publicus des cités, sous la forme de loca publica concédés à la collectivité coloniale, est le principal moyen pour ces collectivités de disposer de finances municipales. On les connaît bien car, à l’époque de Vespasien, ils ont fait l’objet d’une révision, et cette politique a laissé d’assez nombreux documents, dont les fameux plans cadastraux fiscaux d’Orange.

Voir le Document 14 - La restitution des vectigalia de la colonie d’Orange Voir le Document 15 - La forma B d’Orange

Un bon nombre de ces lieux publics entre dans le cadre du droit des subsécives (ius subsecivorum). Le mot subsécive est d’abord un mot technique désignant des parties imparfaitement divisées par la centuriation, notamment en présence de zones humides ou d’un cours d’eau. Mais parce que ces terres ont généré des problèmes très délicats, le mot subsécive a pris un sens un peu plus large et le droit des subsécives a ainsi désigné les situations de dévolution des terres publiques des collectivités restant après l’assignation. Les terres publiques d’oppida attribuées à une cité avec paiement du vectigal à cette cité forment un cas particulier dans ce type. Deux exemples sont bien documentés: Nîmes et les 24 oppida ignobilia qui lui sont attribués ; Trieste avec l’attribution des Carni et les Catali (CIL, V 532).

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Fiche 7

La politique agraire de Vespasien

Exerçant la censure à partir de 73, Vespasien dispose de tous les pouvoirs pour poursuivre l’œuvre de rénovation des finances publiques engagée dès le début de son règne. L’administration avait été mise à mal par les litiges et surtout par deux années de guerres et de trafics en tous genres qui ont accompagné la succession des empereurs entre 68 et 70. Sont au cœur des problèmes, la question des subsécives en Italie, la restauration des archives du tabularium de Rome, le désengorgement des tribunaux, et, plus généralement, des choix à faire sur les solutions jadis promues par le droit et l’arpentage agraires, mais qui sont contestées et qui tendent à être oubliées. La politique agraire de Vespasien nous est connue par un florilège de documents : des mentions littéraires attestent de la désorganisation critique des finances publiques ; des inscriptions renseignent sur diverses interventions ordonnées par l’empereur pour restituer des loca publica à leurs légitimes affectataires ou pour trancher des litiges frontaliers. Enfin, et surtout, cette politique a été à l’origine de commentaires de la part d’agrimensores et de juristes spécialistes de diverses questions, afin de doter les mensores et les experts envoyés en mission sur le terrain, de disposer d’un recueil d’avis sur la façon de lire les archives et de poser les termes des litiges. Sous la direction de Frontin, grand commis de l’Etat, des juristes comme Pseudo-Agennius et Hygin, et des arpenteurs comme Hygin Gromatique et Iunius Nypsius se mirent au travail et publièrent jusqu’au tout début du IIe siècle, un ensemble de commentaires qui forment le cœur du recueil des arpenteurs. Parce qu’ils ont fait alors œuvre d’archéologie du savoir de leur propre profession, ces arpenteurs nous livrent un commentaire décalé (car postérieur) mais averti sur le droit et l’arpentage agraires de la République et du début de l’Empire.

*** Corriger les effets indésirables de la crise de 68-70 — Trafics sur les contrats de location des terres publiques Les indices d’une désorganisation locale et générale des contrats d’affermage des vectigalia permettent de cerner le motif de l’intervention qui marque le règne de Vespasien et se concrétise par différentes initiatives. L'aspect le plus connu est celui lié à l'occupation illicite des lieux publics. Problème endémique de la vie agraire antique, cette occupation sans titres avait connu, pendant la guerre de 68-70, un développement considérable, au point de provoquer un blocage de l'institution judiciaire, tant les affaires litigieuses étaient nombreuses. Plusieurs témoignages renseignent sur les

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transferts illicites de biens opérés ici ou là au profit de clientèles politiques et militaires. On comprend que les clients de tel ou tel prétendant au trône impérial aient profité des troubles pour s’emparer à titre privé de terres qui auraient dû rester sous le régime de la possessio contractuelle. On comprend également que les titulaires réguliers de contrats d’affermage des terres publiques aient pu voir leurs titres bafoués, et les biens dont ils avaient la charge de percevoir et de reverser les vectigalia, attribués à d’autres, au gré des affinités politiques. Tacite raconte, par exemple, les trafics opérés par Valens, général engagé au côté de Vitellius, lors de son déplacement dans l'est de la Gaule, depuis le pays des Leuques jusqu'aux Alpes méridionales. Les faits se passent au moment de l'assassinat de Galba et de l'élévation d'Othon au trône impérial (janvier 69).

« L'armée, poursuivant lentement sa route, traversa le pays des Allobroges et des Voconces ; et pendant ce temps le général trafiquait des marchés et des séjours, faisant avec les possesseurs des terres (possessores agrorum) et les magistrats des villes de honteuses transactions, qu'il appuyait de menaces terribles. C'est ainsi qu'au Luc, municipe des Voconces, il tint des torches allumées contre la ville jusqu'à ce qu'on l'eût apaisé avec de l'argent. Quand l'argent manquait, la prostitution et l'adultère étaient le prix qu'il mettait à sa clémence. » (Tacite, Histoires, I, 66 ; trad. J.-L. Burnouf).

On notera que le témoignage de Tacite s’arrête aux portes de Luc-en-Diois, non loin d’Orange. Même motivation à Merida et Hispallis, dans la péninsule ibérique, après les adjectiones familiarum opérées par Othon en 69. Ces ajouts peuvent correspondre à des redistributions de terres, sources de conflits.

« Ses grâces intéressées s'étendirent sur des villes même et sur des provinces. Les colonies d'Hispallis et d'Emerita furent accrues de nouvelles familles...» (Tacite, Histoires, I, 78)

Les débuts du règne de Vespasien furent consacrés à une remise en ordre consécutive à ces vols, transferts ou destructions (Tacite, Histoires, IV, 40). Suétone nous donne, quant à lui, une indication sur l'engorgement des tribunaux, suite aux plaintes qui avaient été déposées en raison de ces transferts illicites, portant notamment, — et la précision est importante — sur des terres ou des biens publics puisque les plaignants sont des possessores.

« Les rôles des affaires soumises à la justice s'étaient accrus d'une façon considérable, les anciennes affaires demeurant pendantes, en raison de l'interruption de la justice, et d'autres s'y ajoutant, provoquées par la situation et le désordre des temps ; il [Vespasien] fit tirer au sort des hommes chargés de rendre à leurs possesseurs ce qui avait été volé pendant la guerre et de juger, en priorité, les procès relevant des centumvirs, dont les plaideurs semblaient ne pas devoir connaître la solution de leur vivant, et d'en réduire le nombre autant qu'ils le pourraient. » (Suétone, Vespasien, X ; trad. P. Grimal).

Mais toutes les affaires pendantes ne provenaient pas uniquement des perturbations survenues pendant la guerre de 68-70. La restitution des terres publiques n'est pas un problème nouveau, bien au contraire. Depuis la République, le conflit avait été permanent entre l'administration et les possesseurs. Depuis Auguste, également, les empereurs avaient tenté de régulariser la possession des biens publics. Mais ils durent souvent aussi céder du terrain devant les possesseurs. La transformation illicite de lieux publics en lieux appropriés restait une source traditionnelle de litiges, et Vespasien régla également des contestations plus anciennes, déjà évoquées sous les règnes précédents, et qui n'avaient toujours pas trouvé de solution définitive. Un bon exemple, bien documenté par les textes, est celui des terres royales de la province de Cyrénaïque.

Voir le Document 9 - L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés Dans la décennie qui court de la mort de Néron à celle de Vespasien (68-78), il faut aussi noter qu'arrivent à renouvellement ceux des contrats de possession qui avaient été établis pour cent ans et qui avaient donc été conclus entre 32 et 22 avant J.-C. Cette période du règne

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d'Auguste correspond à une phase très vive d’initiatives agraires, notamment en raison de l'application du programme d'assignations de l'époque triumvirale, et des démobilisations qu'opère l'empereur après Actium. Les assignations avaient généré des contrats de location des terres publiques et le renouvellement des baux centenaires pouvait être, pour les occupants, l'occasion de contestations sur le bien fondé de payer le vectigal, et, pour l'administration, une occasion de rappeler le caractère public inaliénable des biens. — La reconstitution des archives perdues en 69 Une occasion d’intervention semblerait également avoir été fournie par la destruction d'une partie des archives publiques, celles conservées dans les temples et le tabularium du Capitole, au cours de la guerre entre les partisans de Vitellius et ceux de Vespasien. Dans sa biographie de Vitellius, Suétone raconte comment, au plus fort d'une crise où il faillit perdre le pouvoir, Vitellius contraignit…

« par une attaque brusquée, Sabinus [le frère de Vespasien] et les autres partisans des Flaviens, qui ne craignaient plus rien, à se replier sur le Capitole, où il les détruisit, en incendiant le temple de Jupiter Optimus Maximus, tandis qu'il regardait le combat et l'incendie, du haut du palais de Tibère, tout en festoyant. » (Suétone, Vitellius, XV ; trad. P. Grimal).

Cet événement de décembre 69 occasionna la perte de certaines archives de l'Etat. Dès janvier 70, alors que Frontin occupait la préture de la ville et convoquait le Sénat, le programme de travail comportait déjà le rétablissement des tables des lois tombées de vétusté (voir le texte de Tacite cité ci-dessus). La reconstitution de ce fonds d'archives fut une des préoccupations de Vespasien.

« Rome était enlaidie par d'anciens incendies et des monuments effondrés ; il [Vespasien] permit à qui voudrait d'occuper les terrains vides et d’y construire, si les propriétaires tardaient à le faire. Lui-même entreprit la restauration du Capitole, il mit le premier la main à l'enlèvement des décombres et en emporta quelques-uns sur son dos ; il se donna pour tâche de reconstituer trois mille tables de bronze, qui avaient été détruites dans l'incendie, en faisant chercher partout des copies : c'étaient les plus belles et les plus anciennes archives de l'empire, où l'on trouvait presque tout depuis l'origine de la Ville, les sénatus-consulte, les décisions du peuple concernant les alliances, les traités et les privilèges concédés à quiconque. » (Suétone, Vespasien, VIII ; trad. P. Grimal)

On notera aussi que le travail commença très tôt, puisque dès janvier 70 le Sénat prend quelques initiatives, sous la préture de Frontin, puis de Domitien :

« On tira au sort des commissaires chargés de faire restituer les rapines de guerre, de rechercher et de remettre en place les tables des lois tombées de vétusté, de purger les fastes des additions dont les avaient souillés l’adulation des temps, enfin, de modérer les dépenses publiques. » (Tacite, Histoires, IV, 40, trad. Burnouf).

Toute la politique de Vespasien est en germe dans ce programme. L’exercice de la censure en 73 Il fallait une base juridique à la mise en œuvre de la politique restauratrice de l’empereur. Il l’a trouvée dans la censure, parce que cette magistrature autorise celui qui l’exerce à administrer les biens de la res publica et à mettre les revenus publics en adjudication. En s’attribuant la censure, l’empereur se donne les moyens d’intervenir dans la gestion de tous les biens publics, ruraux et urbains. Il l’exerce à partir de 73 comme censor designatus, puis à partir de 74 et jusqu’à sa mort, comme censor. Les inscriptions impériales font allusion à cette magistrature, comme à Orange (Piganiol 1962). Titus en a hérité et Domitien l’a exercée de façon continue, comme censor perpetuus (ILS

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5034). De l’avis de F. T. Hinrichs (1989 : 135-136), son action constitue une importante contribution à l’élaboration du droit public, puisqu’il réinterprète cette vieille magistrature romaine et en exploite les possibilités. C’est sur la base de la censure qu’il intervient dans la réfection des routes (près d’une quarantaine d’inscriptions conservées), dans la construction de temples à Rome, en Italie et dans les provinces (21 inscriptions), dans la révision des rôles d’enregistrement des citoyens, et, bien entendu, dans les questions foncières, territoriales et fiscales . La censure a donc offert à Vespasien la base juridique de son pouvoir, même si elle empiétait, au moins formellement, sur les prérogatives du Sénat, puisqu’il intervenait aussi bien dans les provinces sénatoriales que dans les provinces impériales. F. T. Hinrichs n’a pas tort, selon moi, de poser la question d’un plan général pour les interventions fiscales. Il y a sans doute des régions, comme l’Italie méridionale par exemple, pour lesquelles Vespasien a peut-être fait contrôler la totalité des municipes. Ailleurs, les interventions furent plus ciblées, concernant les cités et les territoires dans lesquels il y avait eu des perturbations, ou dans lesquels des contentieux antérieurs restaient pendants. D’après les cas évoqués par les Agrimensores et par les documents épigraphiques, on peut suggérer des interventions à Augusta Emerita (Espagne), Orange (Narbonnaise), Pisaurum (Italie), dans le Samnium (Italie), en Cyrénaïque (Afrique), etc. Diverses mentions des écrits gromatiques apportent des témoignages explicites sur cette actualité de la politique de Vespasien, Titus et Domitien. Mais ce sont quelques témoignages des historiens antiques qui permettent d’avancer. Ils permettent de dessiner les contours de l’œuvre flavienne. Les aspects agraires de la politique de Vespasien Au delà des mesures conjoncturelles liées aux conséquences de la crise de 68-70, Vespasien a engagé une politique de plus long terme qui visait à restaurer les finances de l’Etat et celles des municipalités. Il a ainsi initié un programme de travail administratif dont on sentait encore les effets au début de l’époque des Antonins. — Le recensement des agri vectigales Un autre but de la politique restauratrice de Vespasien est de reconstituer les finances impériales et municipales en rétablissant la perception de l'impôt, interrompue par les guerres, et en faisant la chasse aux occupations illicites de l'ager publicus. Ce programme apparaît dès le début de l’année 70, et que Frontin y est associé. Dans cette recherche, on trouve bien évidemment les lieux publics non assignés des territoires limités (subsécives ; ager extra clusus). Mais on trouve aussi l'ager publicus non divisé et non assigné, celui qui est dit ager arcifinius. Voilà pourquoi les terres « occupatoires » ou « arcifin(i)ales », ouvertes à la possession et donc soumises au vectigal, font aussi l'objet de développements explicites chez les auteurs gromatiques de cette période. Cependant, on a surtout retenu, depuis la présentation qu'en a faite F. T. Hinrichs (1989), la question des subsécives, qui est en effet essentielle, car elle donne son nom au droit particulier s'appliquant à ces terres. C'est un fil conducteur de l'ensemble des traités de cette époque. On la trouve mentionnée chez Siculus Flaccus, auteur tardif qui reprend des sources flaviennes (9 occurrences du mot subsecivum et 15 de publicus), Agennius Urbicus et Hygin ; Frontin lui-même, dans ses traités, tourne sans cesse autour de cette question (12 occurrences du mot subsicivum et 10 occurrences pour publicus). Comme le terme de subsecivum est un des mots importants des formae d’Orange, nous disposons là d’une interprétation. La remise en ordre de

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la tenue des terres publiques apparaît donc comme l’une des clés de la mise en œuvre d’une « expertise », celle des auteurs gromatiques. — Le rétablissement des plans cadastraux (restitutio formarum). Une chose est de reconstituer à Rome des archives perdues, une autre de restituer localement des plans cadastraux brouillés par des occupations illicites. Cette remise en ordre locale passait par la consultation et la reconstitution des plans cadastraux. Cet objectif — l’un des fils conducteurs de la collection gromatique — est indiqué par le Pseudo-Agennius : « On doit tout d'abord être complètement d'accord dans le rétablissement des plans cadastraux...». Cet intitulé, peu relevé jusqu'ici en raison de l'ostracisme dont souffre le texte du Pseudo-Agennius, fournit la clé de voûte de toute l'œuvre flavienne et s’applique particulièrement bien au cas d’Orange. Cette expression apparaît lorsque l’arpenteur traite de la controverse de la mesure. Il évoque les erreurs que les gens avisés (les arpenteurs) découvrent avec évidence en lisant les anciens plans cadastraux, et les litiges quand il n'y a pas accord entre les parties. Il en vient alors à évoquer les signes nommés dans les plans cadastraux lorsqu'il s'agit de restituer un lieu, alors même que ces signes ont été perturbés (turbata). En recourant aux angles, l'arpenteur pourra reconnaître l'ordonnancement de la vieille assignation. L'expression restitutio formarum est donc employée dans le contexte d'un conflit portant sur des assignations, les éléments de bornage ayant été perturbés, et l'arpenteur devant les restituer d'après la lecture d'un ancien plan cadastral. Il est intéressant de noter que ce problème de lecture des anciens plans pour restituer d'anciennes limitations est précisément celui que traite en détail Marcus Iunius Nipsius lorsqu'il décrit le replacement des limites (limitis repositio). On comprend ainsi pourquoi le mode d'enregistrement sur la forma est capital pour les auteurs de cette époque : il leur faut savoir lire les anciennes formae et savoir en rédiger de nouvelles, ce qui s’est produit à Orange. Or cette lecture n'est pas évidente. Un auteur comme Hygin est particulièrement attentif à la nature des inscriptions portées sur les plans cadastraux. On ferait le même raisonnement avec Marcus Iunius Nipsius. Voilà un auteur qui forme les arpenteurs à l’identification des situations de terrains nées de la superposition de réseaux. Comme ils rencontreront des cas où une assignation nouvelle a été ajoutée à une plus ancienne, il leur faudra apprendre à retrouver sur le terrain les bornes et les axes de chacune d’elle, au moyen de calculs, afin de ne pas commettre d’erreur. Ils auront aussi à consulter deux formae successives pour décider, par exemple, si un subsécive resté indivis lors de la première assignation l’était toujours après la seconde. Cette restitution a deux buts principaux : 1°) régler si possible de nombreux conflits territoriaux surgis entre cités, en raison des pratiques territoriales abruptes qui avaient été celles des colonisateurs antérieurs : extension exacte des perticae ; cas litigieux d'application du droit dans les « terres prises aux territoires voisins » ; 2°) remettre de l'ordre dans la situation des loca publica, objets de nombreuses mutations illicites, notamment dues aux guerres récentes. Cette préoccupation fiscale (rétablir la perception du vectigal sur les agri publici) offre ainsi une autre clé de voûte de l'œuvre entreprise à l'époque flavienne. Il s'agit de rappeler le champ d'application du ius subsecivorum. La réalisation du programme par les agrimensores Il se trouve que nous sommes renseignés sur la politique agraire de Vespasien parce qu’elle est à l’origine de la collection gromatique. Les travaux qui ont été conduits sur le corpus des agrimensores depuis plus de vingt ans et dont François Favory et moi-même avons donné une vue d’ensemble en 2001, nous ont permis de

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démontrer que le corpus des agrimensores comprend une base d’époque flavienne et antonine qui forme le cœur de la collection. L’idée est la suivante. Selon notre hypothèse, Vespasien aurait confié à Frontin, dès 69-70, le projet de révision dont il vient d’être question. Pour le mettre en œuvre, et compte tenu du travail de consultation des archives locales dispersées qu’il allait falloir entreprendre, et du travail de terrain que les contrôles nécessiteraient, Frontin engagea des spécialistes de haut niveau et fit rédiger des commentaires qui accompagneraient les arpenteurs envoyés sur le terrain. C’est à cette initiative qu’on devrait de façon certaine ou quasi certaine : - les textes de Frontin lui-même (époque de Vespasien) ; - le commentaire d’Hygin Gromatique, qui pourrait dater de 75 ap. J.-C. ; - le commentaire juridique d’un anonyme dit Pseudo-Agennius dont on sait qu’il fut publié sous Domitien ; - les commentaires d’Hygin, qui ne paraissent qu’en 100, mais qui sont fondés sur une expérience de terrain antérieure. En revanche on ne date pas avec certitude les textes de Balbus et de Iunius Nypsius. Quant à celui de Siculus Flaccus, qu’on s’accorde de plus en plus à dater du IVe s., il est clair qu’il reprend et compile les textes de Frontin, Hygin et du Pseudo-Agennius.

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Deuxième Partie

Documents commentés — Document 1 - Appien (auteur du IIe s. apr. J.-C.), conflits entre droits dans la politique romaine en Italie aux IIe-Ier s. av. J.-C. — Document 2 - Cicéron, Pro Balbo(56 av. J.-C.) : Pluralité des droits : la procédure fundum fieri ou fundi factio. — Document 3 - Tabula Claesiana, Conflits fonciers et conflits de citoyenneté sous Claude en Italie du Nord (46 ap. J.-C.). — Document 4 - Asconius (Ier s. apr. J.-C.), Le droit latin en Cisalpine. — Document 5 - Appien (auteur du IIe s. apr. J.-C.), Les conflits agraires de Rome. — Document 6 - Frontin (sous Vespasien), Les controverses agraires. — Document 7 - Sénèque (vers 61-63 apr. J.-C.), Domanialité et propriété dans le De Beneficiis. — Document 8 - Centuriation et ager publicus en Apulie. — Document 9 - L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés. — Document 10 - Cicéron, Pro Fonteio, La situation de la Gaule transalpine (69 av. J.-C.). — Document 11 - Cicéron, De Lege agraria, La terre publique dans les discours sur la Loi agraire (63 av. J.-C.). — Document 12 - Les dispositions d’Auguste en matière agraire d’après Hygin Gromatique. — Document 13 - Hygin (écrit sous Trajan), La jurisprudence de Cassius Longinus et la controverse sur l’alluvion. — Document 14 - La restitution des vectigalia de la colonie d’Orange. — Document 15 - L’assignation coloniale et les catégories de terres dans la centuriation B d’Orange

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Document n° 1 : extraits d’Appien

Conflits entre droits

dans la politique agraire en Italie aux IIe et Ier s. av. J.-C.

    Dans Les Guerres civiles à Rome, à l’occasion du récit du dernier siècle de la République romaine, Appien, chroniqueur grec du IIe s. apr. J.-C., souligne à plusieurs reprises les conflits entre les types de droits. Les divergences entre les patriciens romains, les plébéiens et les associés italiens de Rome, trouvent un écho et sans doute une explication dans les tensions juridiques perceptibles entre le droit civil, le droit latin et le droit agraire. Les questions agraires et civiques entre Romains et Latins ont pesé dès le temps des Gracques, et expliquent le déclenchement de la guerre sociale.  

***  Droit latin et droit civil Les textes

III, 21 Au milieu de ces circonstances [Appien vient de relater la mort de Scipion, défenseur des intérêts des alliés Italiens], les possesseurs des terres, à la faveur de divers prétextes, faisaient traîner le plus qu’ils pouvaient en longueur la division de la terre. Quelques-uns d’entre eux proposèrent d’accorder la plénitude des droits de cité à tous les alliés, qui étaient leurs plus ardents antagonistes au sujet de la loi agraire ; et cela afin que, avec la perspective d’un avantage plus considérable, ils ne se posent plus en adversaires pour la terre. Cette proposition plaisait en effet aux alliés, qui préféraient la prérogative en question à de petites propriétés foncières. Elle était même puissamment appuyée par Fulvius Flaccus, qui était en même temps consul et triumvir pour la répartition de la terre ; mais le sénat trouva très mauvais qu’on voulût élever à son niveau ses sujets. III, 23 [Caius Gracchus] voulut faire admettre les Latins aux mêmes droits politiques que les citoyens de Rome, sans que le sénat pût décemment refuser cette prérogative à des hommes qui avaient pour eux les liens de la consanguinité.

Date et circonstances du premier texte

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Appien raconte les événements de 129 av. J.-C., qui suivent immédiatement la mort de Scipion Emilien, dit encore Scipion le Numantin ou même Second Africain (à ne pas confondre donc avec Scipion l’Africain, l’homme politique et le général de la seconde guerre punique, dont Scipion Emilien est le petit-fils adoptif). Scipion Emilien était l’adversaire des Gracques et le protecteur des intérêts des alliés italiens de Rome. Sa mort, alors qu’il s’apprêtait à prononcer un discours au forum sur les répartitions de terres, reste un mystère. On est à peu près certain qu’il s’agit d’un assassinat, mais les commanditaires restent mal connus. Pour Appien, c’est du côté familial qu’il faut chercher. Pour Cicéron, ce seraient Fulvius Flaccus et Carbo, ceux qui vont prendre en mains les destinées de la commission de répartition agraire. Fulvius Flaccus et Papirius Carbo furent, en effet, les triumvirs qui succédèrent à Tiberius Gracchus et à Appius Claudius, en 129 av. J.-C. après la mort de Scipion. Fulvius Flaccus était sénateur et ami de Caius Gracchus. De 130 à sa mort en 121, il fut un acteur de premier plan de la politique romaine, soit à Rome, comme initiateur de la politique agraire, soit en Gaule transalpine, où de 125 à 123, il aide militairement la cité de Marseille à protéger ses colonies contre les incursions des Ligures, des Salyens et des Voconces. Cette première pénétration romaine en Gaule méridionale, couronnée par un succès, prépare la future conquête de ce qui allait devenir la province de Narbonnaise, et la fondation ultérieure de fora et de la colonie de Narbonne. Dès cette époque, et jusqu’à la victoire de César sur Pompée, c’est par le biais de Marseille que Rome intervient en Gaule, tout en prenant soin de défendre cette cité alliée de Rome. Les groupes sociaux et politiques en présence Dans son récit, Appien choisit de bien mettre en évidence les intérêts contraires des parties en présence. — Les optimates, c’est-à-dire les patriciens de Rome, ceux qui contrôlent le Sénat et qui vont former le parti conservateur. Ils sont les premiers bénéficiaires de la politique coloniale de Rome et ce sont eux qui possèdent d’amples fractions de l’ager publicus, jusqu’ici en Italie, mais bientôt dans les provinces, comme l’Afrique, l’Espagne ou la Gaule méridionale. — Les populares, c’est-à-dire les hommes politiques qui, au sénat, constituent une minorité défendant les intérêts de la plèbe à travers l’institution du Tribunat de la plèbe, et dont les Gracques seront les représentants les plus marquants lors de cette période. Dans la société romaine, ce sont des personnages tout aussi notables que les autres sénateurs, souvent liés entre eux par des liens familiaux. Tout autant que les optimates conservateurs, et au-delà des différences qui les opposent par ailleurs, ils entendent poursuivre la politique coloniale de Rome. Dans son discours à la plèbe, Tiberius Gracchus ne manque pas de rappeler que la plus grande partie du territoire de Rome est le fruit de la guerre et que la conquête du reste de l’univers est promise aux Romains (Appien, I, 11). En revanche, ce qui différencie les uns et les autres, c’est que les populares font carrière en s’appuyant sur la plèbe, et non sur les seuls citoyens riches. — La plèbe, c’est-à-dire le groupe des citoyens pauvres, le groupe qu’Appien présente dans son récit comme étant en crise en raison de l’insuffisance de sa natalité (par rapport à celle des esclaves auxquels les riches possesseurs ont recours), et de son incapacité à participer aux opérations militaires. Une note d’Appien (en II, 14) suggère qu’entre plébéiens de la Ville et plébéiens des campagnes romaines, il y a une différence, et que Tiberius Gracchus, lors de sa deuxième candidature au tribunat de la plèbe, ne réussit pas à mobiliser ces derniers, en raison des impératifs des travaux agricoles. C’est pour les intérêts de cette large fraction du “peuple romain” que la politique gracchienne est conduite.

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— Les Italiens, associés de Rome depuis toujours (dans la forme institutionnelle du nomen Latinum), mais en réalité soumis à Rome. Le pouvoir romain exige des socii (alliés) des subsides et des troupes pour mener ses campagnes militaires, de plus en plus importantes dans la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C. (Gaule méridionale, Hispania, Africa, Asie…). Les alliés des colonies latines sont les descendants des citoyens romains envoyés aux IIIe et IIe s. av. J.-C. pour fonder et peupler un assez grand nombre de sites en Italie péninsulaire et en Transalpine, d’où l’allusion à la consanguinité en III, 23. Par ailleurs, on sait que ces citoyens romains perdent leur statut civique en devenant colons latins. Mais, là encore, les groupes sociaux ne sont pas uniformes. Dans ces colonies, les intérêts peuvent diverger entre ceux, les riches, qui veulent conserver leurs possessions dans l’ager publicus et les pauvres qui veulent au contraire qu’il soit réparti. L’enjeu : au lieu du partage de la terre, l’accès à la citoyenneté romaine Pendant le conflit autour des lois agraires des Gracques, certains optimates romains, possesseurs de terres publiques en Italie, tentent de faire valoir le point de vue suivant, qui semble alors nouveau : il vaut mieux accorder des droits civiques étendus aux élites latines des cités alliées de Rome, plutôt que de devoir accepter que leur ager publicus soit divisé et assigné, ce qui nuirait autant aux optimates romains que latins. Il vaut donc mieux jouer la carte de la promotion des élites des cités latines, afin que celles-ci aident à lutter contre les demandes de partage des terres de la part de leur propre plèbe locale. C’est alors que les optimates des cités latines confient leurs intérêts à Scipion Emilien, faisant valoir divers arguments, dont l’intérêt pour Rome d’avoir des contingents militaires venus des cités italiennes, ce qui suppose une plèbe latine toujours disponible... (Appien, III, 19). En retour, ce qu’ils demandent et ce que certains dirigeants romains leur promettent, c’est la promotion dans la citoyenneté romaine, par le biais du droit d’accès à la citoyenneté par l’exercice des magistratures ou ius adipiscendae (voir la fiche sur le droit Latin). On voit alors les positions se regrouper en deux blocs hostiles : - du côté des populares, la plèbe, les Gracques et leurs amis, les citoyens pauvres des colonies italiennes, bref, toux ceux qui ont intérêt au partage des terres de ces agri publici accaparés par les riches citoyens ; les bénéficiaires seraient les plèbes respectives de Rome et des cités latines concernées ; - du côté des opposants à la politique gracchienne, les optimates de Rome, ceux des cités italiennes de droit latin, tous ceux qui n’ont pas intérêt à ce que la possession de l’ager publicus soit bridée. Fulvius Flaccus, bien qu’ami des Gracques, semble avoir fluctué, et, après son élection au consulat en 125, il adopte la solution de l’accès à la citoyenneté des Latins (Appien III, 21). Cependant, la phrase d’Appien qui clôt le premier texte montre qu’ au sein du sénat, malgré l’intérêt des optimates, une frange conservatrice a malgré tout préféré mettre en avant l’exclusivité du droit romain, et a refusé la solution de l’extension du droit civil. Dans ces conditions, comment comprendre le second texte, qui indique que Caius Gracchus voulut « faire admettre les Latins aux mêmes droits politiques que les citoyens de Rome » ce qui était plutôt un ressort politique employé par les optimates du temps de Tiberius ? On peut penser, ce qu’Appien suggère peu après (III, 25), qu’il comprit qu’il y avait intérêt à faire alliance avec les élites des colonies et municipes latins, contre la majorité décidément trop conservatrice du sénat. Celle-ci ne comprenait pas qu’elle perdait ses propres alliés par son intransigeance politique et juridique.

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Il est vrai que cette frange conservatrice décidée à ne céder sur rien, avait une solution en vue : la fondation de douze nouvelles colonies, ce qui consistait à déplacer le problème en conduisant des contingents de citoyens pauvres dans des provinces nouvellement conquises. On sait que cette façon de voir est à l’origine de la fondation de la colonie de Carthage, et de celle de Narbonne. Droit agraire et droit civil Le conflit dont les deux extraits suivants témoignent est, cette fois, le respect ou l’abrogation de la clause d’inaliénabilité des terres publiques assignées aux colons.

I, 10 Ce fut ce dernier article de la loi qui excita principalement le mécontentement et l’animosité des riches. Ils ne pouvaient plus espérer de mépriser la loi comme auparavant, puisque l’exécution en était confiée à trois commissaires, et que, d’un autre côté, il leur était défendu d’acquérir la terre auprès des assignataires, car Gracchus y avait pourvu par la prohibition de toute espèce de vente. Aussi les voyait-on se réunir par groupes, se répandre en doléances, représenter aux citoyens pauvres les travaux de longue haleine qu’ils avaient faits, les plantations, les constructions ; certains mettaient en avant les prix d’acquisition qu’ils avaient payés à leurs voisins, qu’on allait leur enlever avec la terre achetée. Certains disaient que leurs pères étaient inhumés dans leurs domaines et que, lors du partage de l’héritage, ces terres avaient été considérées comme appartenant à leur père. D’autres alléguaient que leurs fonds de terre avaient été payés des deniers dotaux de leur femme, ou que ces terres avaient été données en dot à leurs enfants. Des usuriers montraient les hypothèques qui les frappaient. IV, 27 Ce fut ainsi que se termina la sédition du second des Gracques. Peu de temps après, on fit une loi pour autoriser les assignataires à vendre leur propre lot, inaliénabilité sur laquelle on discutait et qui avait été décidée par le premier des Gracques. Sur-le-champ, les riches se mirent à acquérir les lots des pauvres, ou les dépouillèrent avec violence, sous divers prétextes. La condition de ces derniers fut encore empirée, jusqu’à ce que le tribun Spurius Thorius fit passer une loi selon laquelle l’ager publicus ne serait plus distribué, mais deviendrait propriété de ses occupants, et qui établissait sur ces terres, au profit du peuple, une contribution pécuniaire qui devait être distribuée.

Le conflit entre le droit agraire, favorable aux colons plébéiens, et le droit civil tourne également, à l’époque des Gracques, autour de la question de l’inaliénabilité des lots agraires accordés aux colons à la suite de la division de l’ager publicus. Tiberius Gracchus avait prévu leur inaliénabilité, autrement dit le strict respect des dispositions du droit agraire. La disposition est importante car elle témoigne, si elle est courante, que les lots des assignations ne sont pas des propriétés de plein droit puisqu’on ne peut pas les aliéner. Cette observation conforte l’idée que la datio-adsignatio, au moins jusqu’à la crise gracchienne, n’est pas l’octroi d’un lot optimo iure, mais selon le droit agraire, probablement une forme de possessio sans la possibilité d’usucaper parce que la terre publique est inaliénable. C’est, selon moi, un indice marqué du régime de domanialité qui est celui de l’assignation coloniale. Le mécanisme a (ou aurait) été le suivant : une commission agraire décidait des terres à diviser en désignant les zones d’ager publicus concernées ; on les arpentait afin de voir qui les possédait et combien ; on fixait pour chaque possesseur déjà installé une superficie qu’il avait le droit de posséder et on lui demandait de rendre le surplus constaté ; ce surplus était alors ou devait être assigné aux plébéiens. Ces terres assignées aux citoyens pauvres étant publiques et inaliénables, les riches ne pouvaient (ou n’auraient pu) proposer aux bénéficiaires de les

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acquérir. Et comme la loi sempronienne fixait à 500 jugères la superficie totale de terres publiques qu’un citoyen riche pouvait prendre en location en plus de son propre domaine (plus la moitié de cette superficie pour ses enfants), on conçoit que la commission gracchienne ne pouvait faire autrement que d’en passer par un arpentage général. Car la difficulté était de récupérer des terres possédées au delà du seuil autorisé. En outre, l’interdiction de vendre les lots — c’est une pratique courante de toutes les colonisations agraires que les riches profitent des difficultés et des échecs des premiers colons pour les amener à vendre leurs lots — si elle était respectée, interdisait la reconstitution des situations antérieures. On hésite aujourd’hui sur le degré de réalisation de ce programme (ce qui explique que j’aie ajouté des conditionnels). Les arpentages ont bien eu lieu, car des bornes et des textes du Liber coloniarum en témoignent. Mais ensuite ? A-t-on réellement eu le temps et le pouvoir de limiter la possession et de récupérer les surplus et les a-t-on réellement assignés aux plébéiens ? La question mérite d’être posée pour l’Italie, où les enjeux sont plus tendus que dans les provinces. La liquidation de la situation créée par les Gracques fut l’objet de deux ou plusieurs lois agraires. La clause d’inaliénabilité fut la première à être concernée. Y renoncer, cela revenait à sortir les lots du droit agraire et à les engager sur la voie du droit civil puisqu’on les assimilait, après accession, à une propriété selon l’optimum ius. Dans ce droit, en effet, on peut acheter ou vendre, et une usucapion exercée pendant deux ans sur un immeuble ouvre sur la reconnaissance de la propriété. L’intérêt des optimates possesseurs de terres publiques était d’obtenir le déclassement juridique des terres publiques qu’ils possédaient afin de s’en assurer la propriété de façon pérenne. Car, en droit, ce sont des terres concédées sous contrat, et celui-ci est renouvelable à date fixe. Or les possesseurs qui occupaient ces terres depuis longtemps firent valoir les transformations apportées, les améliorations, le changement des cultures, les hypothèques, etc., toutes sortes de raison pour s’opposer au contrôle et à la restitution des surplus selon la loi (I, 10). Il est évident que les arpenteurs de la commission agraire ont dû avoir des difficultés considérables pour discerner la légitime concession de terres publiques, des occupations et accaparements sans titres et des aliénations illégales et pour obtenir les restitutions. Dans le processus de liquidation, on franchit un pas de plus avec le loi Thoria (celle du tribun Spurius Thorius), qu’Appien identifie ici avec le loi agraire dite de 111, et qui est un monument épigraphique majeur, quoique fortement mutilé. Appien résume à gros traits ce que la loi de 111 démontre comme étant un mécanisme nettement plus compliqué. En effet, plusieurs « privatisations » sont à l’œuvre dans la loi de 111 : — les terres des assignations viritanes (lignes 19-20 de la loi), adsignationes viritanae, liées à une urbs, un oppidum, un vicus, ou même distribuées par noms, au fur et à mesure de l’enregistrement des colons (nomem deferre ; referre in tabulas publicas). On trouve chez Siculus Flaccus (136, 7-10 La) l’indication qu’il s’agit, pour Gracchus, de renforcer des cités existantes en leur donnant de nouveaux citoyens. Elles doivent être déclarées au cens. Mais ces mêmes terres viritanes, étaient des agri viritani dati adsignati publici privatique dans la loi de Tibérius Gracchus, puisque la loi sempronienne imposait aux colons le paiement d’un vectigal. C’est ce que confirme Plutarque :

« Le Sénat haïssait Caius comme corrupteur de la multitude, parce qu’il avait imposé d’une rente annuelle, en faveur du trésor public, les terres distribuées aux citoyens pauvres ; et il sut gré à Livius lorsqu’il déchargea les terres de cette imposition. » (Plutarque, C. Gracchus, 9).

— les terres du domaine public qui ont été données en échange à d’anciens propriétaires dont on a requis les terres pour fonder une colonie en Italie (ligne 4). L’opération technique est une

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commutatio. Comme les propriétaires déclarent au cens les terres de l’ager publicus qu’on leur donne en échange, ce sont des terres privées et la loi agraire précise qu’il s’agit de terres privatae optimo lege et nomme domini les titulaires. On se trouve donc en présence de terres en pleine propriété. — enfin, les terres laissées à des particuliers (le vetus possessor), à condition de respecter le seuil fixé par la loi (lignes 1-2). Mais, selon la suggestion de Beaudouin (1897), il s’agit non pas de l’occupant antérieur de la communauté locale, lequel a été dépossédé, mais d’un citoyen romain qui se sera emparé d’une portion plus ou moins grande de l’ager publicus, au titre du ius occupandi agrum publicum, et qu’on ramène ainsi dans les proportions prévues par la loi, soit 500 jugères plus 250 par filiusfamilias. Voilà donc une occupation de l’ager publicus consolidée bien qu’il ne puisse pas être ici question du dominium ex iure Quiritium. Pourtant, en soumettant ces terres au cens et les exemptant de vectigal, la loi de 111 en fait-elle des agri privati optimo iure ? Conclusions En termes de conflits de droits, l’enjeu est important. Ce qui se passe à partir de l’épisode gracchien et jusqu’à la guerre des alliés (socii) italiens ou Latins de Rome, c’est un rappel à la norme juridique coloniale, à un moment où sa logique commençait à donner des signes d’évolution. En rappelant le droit de l’ager publicus, et en confinant les élites municipales et coloniales latines à leur propre droit, le droit latin, le pouvoir romain rappelait que le droit romain de plein exercice (optimum ius) n’était pas extensible à volonté. C’était créer une situation de conflit qui allait se révéler dans toute sa dureté deux décennies plus tard avec la guerre sociale. On comprend en effet que le problème des Italiens au Ier siècle av. J.-C., réglé par l’octroi de la citoyenneté à la fin de la guerre, était déjà posé au moment de la crise gracchienne. On comprend aussi que dès cette époque est posée la question juridique majeure qui va connaître un développement continu jusqu’à Caracalla en 212 apr. J.-C. : peut-on et doit-on unifier les statuts civiques en faisant bénéficier du droit romain de plein exercice, les citoyens latins d’abord (en Italie et au Ier siècle avant J.-C.), et les pérégrins ensuite (par exemple sous l’Empire au Ier s. après. J.-C., et notamment sous Claude, grand défenseur de l’idée d’une promotion des élites provinciales au droit romain) ? Ensuite, sur la question de la possessio de l’ager publicus, la position des optimates de Rome était plus souple : ils étaient favorables, cette fois, à une évolution juridique puisque ce sont eux qui en bénéficieraient. On voit ici le début d’une pression pour la privatisation qui n’aboutira que tardivement, après d’autres soubresauts et épisodes, comme sous Domitien avec la licentia arcifialis accordée sur les subsécives, ou sous Hadrien, lorsque cet empereur accorde la postestas occupandi sur les terres publiques d’Afrique ; puis, à partir du IIIe siècle, la fusion des statuts des terres et des citoyennetés, au fur et à mesure que la citoyenneté romaine s’étend et que le droit agraire est oublié.  

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Document n° 2

La pluralité des droits :

la procédure d’adoption des lois romaines dite fundum fieri ou fundi factio

dans le Pro Balbo de Cicéron (56 av. J.-C.)

Dans le discours en faveur de L. Cornelius Balbus, Cicéron évoque le processus de réception d’une loi par une cité libre, et plus précisément celui, pour une cité fédérée et une colonie latine, d’adopter une loi que les Romains ont votée pour eux-mêmes. On nomme ce procédé fundi factio. Posée à propos de l’accession à la citoyenneté d’un habitant de Cadix sur décision de Pompée — décision qu’un plaignant contestait en justice — la question fait l’objet d’un plaidoyer de Cicéron. L’avocat pose la question de la pluralité des droits à travers plusieurs prismes : différence entre Rome, l’Italie et une province ; différence entre une cité romaine, une cité fédérée, une colonie latine ; différence entre le droit civil et le droit agraire. Mais, par le recours à une analogie, celle du fundus, la procédure pose une idée, celle de la hiérarchie des règles de droit. Ensuite, les peuples libres ou fédérés peuvent adopter des lois romaines, à condition d’exprimer leur consentement, mais cette liberté s’interrompt quand les intérêts majeurs de Rome sont en jeu, et dans ce cas on ne les consulte pas !

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Le texte de Cicéron Cicéron, Pro Balbo, VIII

Nascitur, iudices, causa Corneli ex ea lege quam L. Gellius Cn. Cornelius ex senatus sententia tulerunt; qua lege videmus <rite> esse sanctum ut cives Romani sint ii quos Cn. Pompeius de consili sententia singillatim civitate donaverit. Donatum esse L. Cornelium praesens Pompeius dicit, indicant publicae tabulae. accusator fatetur, sed negat ex foederato populo quemquam potuisse, nisi is populus fundus factus esset, in hanc civitatem venire. (20) O praeclarum interpretem iuris, auctorem antiquitatis, correctorem atque emendatorem nostrae civitatis, qui hanc poenam foederibus adscribat, ut omnium praemiorum beneficiorumque nostrorum expertis faciat foederatos ! quid enim potuit dici imperitius quam foederatos populos fieri fundos oportere ? nam id non magis est proprium foederatorum quam omnium liberorum. Sed totum hoc, iudices, in ea fuit positum semper ratione atque sententia ut, cum iussisset populus Romanus aliquid, si id adscivissent socii populi ac Latini, et si ea lex, quam nos haberemus, eadem in populo aliquo tamquam in fundo resedisset, ut tum lege eadem is populus teneretur, non ut de nostro iure aliquid deminueretur, sed ut illi populi aut iure eo quod a nobis esset constitutum aut aliquo commodo aut beneficio uterentur.

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(21) Tulit apud maiores nostros legem C. Furius de testamentis, tulit Q. Voconius de mulierum hereditatibus; innumerabiles aliae leges de civili iure sunt latae; quas Latini voluerunt, adsciverunt; ipsa denique Iulia, qua lege civitas est sociis et Latinis data, qui fundi populi facti non essent civitatem non haberent. In quo magna contentio Heracliensium et Neapolitanorum fuit, cum magna pars in iis civitatibus foederis sui libertatem civitati anteferret. Postremo haec vis est istius et iuris et verbi, ut fundi populi beneficio nostro, non suo iure fiant. (22) Cum aliquid populus Romanus iussit, id si est eius modi ut quibusdam populis, sive foederatis sive liberis, permittendum esse videatur ut statuant ipsi non de nostris sed de suis rebus, quo iure uti velint, tum utrum fundi facti sint an non quaerendum esse videatur; de nostra vero re publica, de nostro imperio, de nostris bellis, de victoria, de salute fundos populos fieri noluerunt.

Traduction de J. Cousin (1962)

VIII. 19. L’affaire de Cornelius, juges, procède de la loi portée par L. Gellius et Cn. Cornelius, conformément à l’avis du sénat : d’après cette loi, il a été pleinement établi que l’on doit traiter comme citoyens Romains ceux que Cn. Pompée a gratifiés individuellement de ce titre sur l’avis de son conseil. Pompée ici présent déclare que L. Cornelius en a été gratifié ; les registres officiels en font foi ; l’accusateur en convient, mais il prétend qu’aucun ressortissant d’une nation liée à une autre par un traité ne peut obtenir le titre de citoyen romain, si cette nation n’est pas consentante. (20) O l’admirable interprète du droit ! le garant des temps antiques ! le redresseur et le réformateur de notre constitution civile, lui qui ajoute aux traités une clause punitive qui prive les fédérés de toutes nos récompenses et de tous nos bienfaits ! Quoi, en effet, de plus malavisé que de soutenir qu’il faut imposer aux peuples fédérés un acquiescement préalable, lequel en effet n’incombe pas plus proprement aux fédérés qu’aux peuples libres. Le problème, dans son ensemble, repose sur la règle et la maxime constantes, d’après lesquelles le peuple romain, ayant voté une disposition légale déterminée, si les peuples latins ou alliés l’ont adoptée, cette même loi doit régir tout peuple chez qui elle a été établie, comme sur un fonds ; il ne s’agit pas de porter atteinte par là en quoi que ce soit à notre droit interne, mais de permettre à ces peuples de profiter de la législation établie par nous, d’avantages et de bienfaits déterminés. (21) Au temps de nos ancêtres, C. Furius a porté une loi sur les testaments ; Q. Voconius en a porté une autre sur l’incapacité en matière d’héritage des femmes, d’innombrables autres lois ont été portées en matière de droit civil : les Latins ont adopté celles qu’ils ont voulu adopter. D’après la loi Iulia enfin, qui donna le droit de cité aux alliés et aux Latins, les peuples qui n’y consentaient pas, ne jouissaient pas de ce droit. De là, de vives contestations à Héraclée et à Naples, une grande partie des habitants préférant au titre de citoyen romain la liberté que leur laissait le traité. Telle est enfin la nature de ce droit et de son expression littérale, que les peuples n’en jouissent pas en vertu de leur législation interne, mais d’une faveur que nous leur octroyons. (22) Lorsque le peuple romain a sanctionné une loi, si cette loi est de nature à permettre à des peuples déterminés, fédérés ou libres, de décider eux-mêmes quel système légal ils veulent avoir pour leurs intérêts, non pour les nôtres, il semble alors qu’il y ait lieu d’examiner si ces peuples y ont souscrit ou non, mais, lorsqu’il s’agit de nos intérêts politiques, de notre empire, de nos guerres, de notre victoire, de notre sauvegarde, nos ancêtres n’ont point voulu qu’ils fussent consultés.

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Commentaire La plaidoirie de Cicéron En 72 av. J.-C., par la loi de ses consuls L. Gellius et Cn. Cornelius, le Sénat autorise Pompée, qui vient de terminer victorieusement la guerre contre Sertorius, à accorder le droit de cité romaine dans la province d'Espagne. Sur la recommandation de L. Cornelius Lentulus, Pompée accorde le droit de cité à L. Cornelius Balbus, habitant de Gadès (Cadix), dont il avait éprouvé la fidélité et le courage pendant la guerre.

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Mais bien plus tard, alors que Balbus joue un rôle politique important entre Pompée, César et Cicéron, cette concession fait l’objet d’une réclamation et un accusateur (sur lequel on ne sait rien sinon qu’on se doute que c’est un ennemi du premier triumvirat dont Balbus est un agent actif) soutient que Gadès étant une cité fédérée, l’habitant d’une telle ville ne peut être citoyen romain. Cicéron, en raison de ses liens avec Pompée, est choisi comme défenseur de Balbus. Sa plaidoirie date de 56 av. J.-C. et l’avocat obtient satisfaction, faisant reconnaître la légitimité de la citoyenneté romaine de son client. La carrière de L. Cornelius Balbus se poursuivra et il sera consul suffect en 40 av. J.-C. Dans l’extrait choisi, Cicéron commence par rappeler les origines du conflit et il évoque le motif avancé par l’accusateur. Celui-ci ne conteste pas la réalité de l’octroi de la citoyenneté romaine à Balbus par Pompée, pas plus que son inscription dans les registres publics (publicae tabulae, c’est-à-dire les registres du cens). En revanche, l’accusateur donne le motif de sa réclamation : Balbus ne pourrait obtenir la citoyenneté romaine que si cette cité y avait consenti, ce qui ne serait pas le cas. Ensuite, il développe une argumentation juridique liée à la loi de 72. Les dispositions de l’alliance de Gadès avec Rome s’opposent à ce consentement parce que le traité est consacré, c’est-à-dire a été présenté au peuple romain, et que la loi Gellia Cornelia exclut les cités fédérées qui entrent dans ce cas. Ensuite, à partir de VIII, 20, il donne une règle générale qui suppose deux cas de figures juridiques. Les lois mentionnées Les diverses lois mentionnées dans le texte sont les suivantes : — Lex Furia testamentaria, datée de vers 200 av. J.-C., limitant les legs par testament (Gaius, Inst., II, 224-225 ; IV, 23-24) — Lex Voconia de mulierum hereditatibus, de 169 avant J.-C., concernant les limites à donner aux droits successoraux des femmes (Gaius, II, 226 ; Cicéron, Verr. II, 1, 42 (107-108) — Lex Iulia de Civitate Latinis danda de 90 av. J.-C. C’est la loi par laquelle le sénat accorde le droit de cité aux peuples d’Italie restés fidèles à Rome (Appien, BC, I, 49 ; Vell. Paterc., II, 16, 4 et II, 20, 2). — Loi Gellia Cornelia de Civitate danda de 72 av. J.-C., donnant à Pompée le droit d’accorder le droit de cité. Le vocabulaire juridique et cadastral — Fundum fieri signifie, littéralement : “être fait fonds (être fait fundus)”, c’est-à-dire accepter l’essentiel, le fondement de la chose, d’où le sens juridique : accepter ou souscrire à une loi (sous-entendu une loi essentielle, ou une loi romaine, assimilée à un fundus, un socle ou une base). — Fundum facti est une variante qui signifie “fait fonds” : le pouvoir de faire le fonds ou le fundus de la chose, et par homonymie et analogie, le droit d’aller au fond de la chose. La mention du fundus, qui est une analogie, trouve un écho dans cette annotation de Festus qui n’est pas aisément compréhensible : fundus quoque dicitur populus esse rei, quam alienat, hoc est autor. On peut traduire par : « On dit aussi que le peuple est le fonds d'une chose qu'il accorde, c'est-à-dire dont il est l'auteur » (trad. Savagner, ed. Panckoucke 1846). Mais il faudrait écrire plus précisément : « Le peuple est dit être fundus d’une chose, qu’il aliène, c’est-à-dire auteur ». Michel Humbert traduit d’une façon qui aide à pénétrer le sens : « un peuple est fundus de ce qu’il aliène, c’est-à-dire garant de ce qu’il aliène » (cité par D. Kremer 2006, p. 94). Sans entrer dans une exégèse de cette phrase sibylline, je note le rapprochement avec le texte de

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Cicéron. Dans les deux cas, le fundus est un équivalent de la loi, et plus précisément du statut agraire. — asciscere, adsciscere : approuver, reconnaître, accepter. Ici, le verbe désigne la procédure de réception d’une loi étrangère, en l’occurrence romaine. — ius noster : il s’agit évidemment du droit des Romains, c’est-à-dire le droit civil. — lex... data : la loi donnée est la loi de fondation coloniale. Il est normal d’en parler s’agissant des colonies latines. — tabulae publicae : les registres publics dont il est question ici sont ceux du cens. — socii populi ac Latini : le peuple des associés (ou alliés) latins, c’est l’ensemble des cités alliées de Rome depuis le foedus Cassianum et la constitution du nomem Latinum. Mais, depuis la rupture de 338, cette association est une façade, les peuples ayant été soumis et Rome décidant seule de la politique coloniale. Statut juridique des cités concernées Le texte est riche parce qu’il évoque à la fois l’hétérogénéité des droits dans l’Antiquité romaine, et la souplesse que révèle la procédure d’adoption d’une loi romaine par une cité fédérée ou une colonie latine. 1. La procédure concerne uniquement des cités libres, c’est-à-dire soit les cités fédérées, celles avec lesquelles Rome a passé un traité d’alliance ; soit les colonies de droit latin. Les cités stipendiaires ne sont pas concernées. 2. Les dispositions institutionnelles du texte concernent à la fois une cité fédérée et des colonies latines. — Gadès est une cité qui a passé un traité d’alliance avec Rome à la fin de la seconde guerre punique et de la conquête romaine de la péninsule, et qui bénéficie à ce titre d’un statut exceptionnel. En tant que cité fédérée (liée par un foedus), elle est libre, conserve son droit et a même la possibilité d’adopter des lois romaines dans des conditions qu’on va examiner ci-dessous, continue à bénéficier de l’intégrité territoriale et probablement de l’exemption de tribut. Le statut que le Pro Balbo permet d’évoquer est celui que la ville a connu pendant un siècle et demi environ, de la fin de la Seconde guerre punique (en 206 av. J.-C.) et de l’organisation des premières provinces Hispania Citerior et Ulterior (en 197), jusqu’à la concession de la citoyenneté romaine par César en 49 av. J.-C. — Les cités latines sont concernées puisque le texte mentionne les socii populi ac Latini (peuples latins et alliés). Il s’agit des colonies latines, qu’à cette époque on trouve en Italie. 3. Le commentaire de Cicéron permet de restituer des situations juridiques différentes. Je m’inspire ici de l’analyse de David Kremer (2006, p. 92-95). — Situation courante, dans laquelle la maiestas de Rome n’est pas concernée : les Latins des colonies et des municipes, ainsi que les pérégrins des cités fédérées peuvent alors adopter des lois romaines et donc décider de la référence légale qu’ils veulent suivre. Mais ils ne peuvent le faire qu’à condition de respecter la procédure de fundi factio. Le but de cette procédure est d’aliéner la loi locale au profit de la loi romaine importée. C’est donc un moyen de diffusion du droit civil, et voilà pourquoi le texte évoque des lois du droit civil (Furia et Voconia) qui ont d’ailleurs été votées au moment même où la cité de Gadès commençait à bénéficier du statut fédéral. La phrase de la fin du §21 semble cependant indiquer que l’initiative d’adoption n’était pas totale : même lorsque la situation réservataire dont on va parler ci-dessous n’était pas en cause, il semble que Rome donnait son accord à cette adoption : « Telle est enfin la nature de ce droit (ie : la loi Iulia dont il vient d’être question) et de son expression littérale, que les peuples n’en jouissent pas en vertu de leur législation interne, mais d’une faveur que

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nous leur octroyons ». Il n’y a pas à douter, puisque Cicéron a relu la loi pour évoquer les mots eux-mêmes, que le droit de cité latine accordé par la loi Iulia était contrôlé. — A contrario, il y a des cités fédérées qui refusent d’adopter la norme romaine et qui restent dans la situation prévue par le traité initial. C’est le cas d’Héraclée et de Naples où, commente le texte, les citoyens ont débattu et rejeté l’adoption de lois romaines. Cependant, peut-on traduire, comme le fait J. Cousin : « une grande partie des habitants préférant au titre de citoyen romain la liberté que leur laissait le traité » ? Je ne crois pas qu’il s’agisse de la distribution de la citoyenneté romaine (à la date de la plaidoirie de Cicéron) mais plus précisément de l’adoption de lois du droit civil romain. Bien entendu, le débat devait être vif entre ceux qui voulaient conserver le statut fédéral d’origine et ceux qui voulaient l’assimilation institutionnelle avec Rome. C’est ce qui se produira peu après, avec la concession de la citoyenneté romaine à l’ensemble de l’Italie en 49. — Situation juridique réservataire du pouvoir de Rome. Lorsque sa maiestas est concernée, Rome impose sa loi aux cités, fédérées ou coloniales. Les termes de Cicéron suggèrent les cas en question : de nostra vero re publica, de nostro imperio, de nostris bellis, de victoria, de salute, autrement dit chaque fois que la collectivité publique des Romains, l’imperium, la guerre, la victoire ou la sécurité (= défense) de Rome l’exigent, le pouvoir romain se donne la possibilité d’imposer le droit qui lui convient. Rome l’a fait avec la lex Sempronia de 193 av. J.-C., lorsqu’en raison des déficits dus à des fraudes permises précisément par la diversité des droits, il fut décidé d’imposer le loi romaine en matière de dettes, y compris aux alliés et Latins. Cette clause réservataire trouve un écho dans la péninsule ibérique avec une disposition du Sénat employée au IIe siècle av. J.-C. en Hispania et qui consiste à laisser aux populations locales soumises leur oppidum et leurs terres « tant que le peuple et le sénat romain le voudraient » (dum populus senatusque romanus vellet). On trouve cette disposition en 189 (décret de L. Aemilius Scaurus) pour les esclaves de la Turris Lascutana ; et dans le bronze d’Alcantara daté de 104, qui concerne la deditio d’un peuple inconnu (Pena 1994 ; j’en ai donné le texte plus haut, p. 38). Bibliographie propre à la fiche Françoise des BOSCS-PLATEAUX, « L. Cornelius Balbus de Gadès : la carrière méconnue d’un Espagnol à l’époque des guerres civiles (Ier siècle av. J.-C.) », dans Mélanges de la Casa de Velázquez, 1994, n° 30-1, p. 7-35.

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Document n° 3

La Tabula Claesiana

Conflits fonciers et conflits de citoyenneté en Italie du Nord sous Claude

Cet édit de l'empereur Claude règle des controverses dont certaines sont dues à une négligence administrative de ses prédécesseurs Tibère et Gaius (c'est-à-dire Caligula). L'une concerne un différend entre Côme et les Bergalei, dont la nature n'est pas dite. Une autre évoque l'appropriation illégale de biens du patrimoine de l'empereur. Ensuite, des peuples des Alpes, qui avaient été attribués à la cité de Trente, ont usurpé la citoyenneté romaine et devraient être sanctionnés pour cela et être retranscrits dans leur statut de pérégrins. Mais comme ils ont des relations étroites avec les Tridentins, cette rétrogradation occasionnerait de graves dommages à cette cité, en annulant des accords et des contrats. Pour cette raison, après enquête, l'empereur Claude maintient le statut civique qu’ils prétendaient posséder.

*** Le texte (CIL V, 5050)

1 M(arco) Iunio Silano, Q(uinto) Sulpicio Camerino co(n)s(ulibus) / 2 idibus Martis, Bais in praetorio, edictum / 3 Ti(beri) Claudi Caesaris Augusti Germanici propositum fuit id / 4 quod infra scriptum est. / ! 5 Ti(beri) Claudius Caesar Augustus Germanicus pont(ifex) / 6 maxim(us), !trib(unicia) potest(ate) VI, imp(erator) XI, p(ater) p(atriae), co(n)s(ul) designatus IIII, dicit: / 7 Cum ex veteribus controversis petentibus aliquamdiu etiam / 8 temporibus !Ti(berius) Caesaris patrui mei, ad quas ordinandas / 9 Pinarium Apollinarem miserat, quae tantum modo / 10 inter Comenses essent, quantum memoria refero et / 11 Bergaleos, isque primum apsentia pertinaci patrui mei, / 12 deinde etiam Gai principatu, quod ab eo non exigebatur / 13 referre, non stulte quidem, neglexserit; et posteac / 14 detulerit Camurius Statutus ad me agros plerosque / 15 et saltus mei iuris esse : in rem praesentem misi / 16 Plantam Iulium amicum et comitem meum, qui / 17 cum, adhibitis procuratoribus meis quisque in alia / 18 regione quique in vicinia erant, summa cura inqui/ 19 sierit et cognoverit; cetera quidem, ut mihi demons/ 20 trata commentario facto ab ipso sunt, statuat pronun/ 21 tietque ipsi permitto. / 22 Quod ad condicionem Anaunorum et Tulliassium et Sinduno/ 23 rum pertinet, quorum partem delator adtributam Triden/ 24 tinis, partem ne adtributam quidem arguisse dicitur, / 25 tam et si animadverto non nimium firmam id genus homi/ 26 num habere civitatis Romanae originem : tamen, cum longa / 27 usurpatione in possessionem eius fuisse dicatur et permix/ 28 tum cum Tridentinis, ut diduci ab is sine gravi splendi[di] municipi /

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29 iniuria non possit, patior eos in eo iure, in quo esse se existima/ 30 verunt, permanere beneficio meo, eo quidem libentius, quod / 31 plerisque ex eo genere hominum etiam militare in praetorio / 32 meo dicuntur, quidam vero ordines quoque duxisse, / 33 nonnulli collecti in decurias Romae res iudicare./ 34 Quod beneficium is ita tribuo, ut quaecumque tanquam / 35 cives Romani gesserunt egeruntque, aut inter se aut cum / 36 Tridentinis alisve, ratam esse iubeat nominaque ea, / 37 quae habuerunt antea tanquam cives Romani, ita habere is permittam.

Ligne 7 : pour petentibus, on a proposé patentibus ou encore pendentibus ; Ligne 17 : pour quisque, quique ; Ligne 31 : pour plerisque, plerique ; Ligne 33 : pour collecti, allecti ; Ligne 36 : pour ratam, rata ; Ligne 36 : pour iubeat, iubeam. Traduction

1-6 Pendant le consulat de Marcus Iunius Silanus et de Quintus Sulpicius Camerinus, aux ides de Mars, dans le prétoire (praetorium) de Baia, a été publié l'édit de Tibère Claude Auguste Germanicus reproduit ci-dessous. Tibère Claude César Auguste Germanicus, grand pontife, puissance tribunicienne pour la sixième fois, imperator pour la onzième fois, père de la patrie, consul désigné pour la quatrième fois, dit. 7-13 En ce qui concerne les anciennes controverses irrésolues, déjà dans les temps de mon oncle Tibère César, et, de mémoire, pour mettre fin seulement à celles qui se rapporte aux Comenses et aux Bergalei, il avait envoyé sur place Pinarius Appolinaris. Dans un premier temps, en raison de l'absence obstinée de mon oncle, et encore sous le principat de Gaius, celui-ci (Pinarius) n'a pas remis son rapport, assez intelligemment, non par sa négligence, mais parce qu'on ne le lui demandait pas ; 14-21 et ensuite, Camurius Statutus m'a informé, par sa plainte, que beaucoup d'agri et de saltus sont de mon droit ; j'ai envoyé sur place Iulius Planta, mon ami et mon comes, lequel, convoquant mes procurateurs, soit ceux qui étaient dans une autre région, soit ceux qui étaient voisins, a conduit une enquête et à instruit la question avec le plus grand soin ; pour toutes les autres affaires pendantes, je l'ai chargé de statuer et de décider, selon les solutions qu'ils m'a proposées dans son rapport (commentarius). 22-29 En ce qui concerne la condition des Anauni, des Sinduni et des Tulliassi, pour lesquels le délateur dit avoir appris qu'ils ont été en partie attribués aux Tridentins et pour partie non, même si je sais qu'ils n'ont pas de motifs valables pour déclarer posséder la citoyenneté romaine, toutefois, si je me réfère au fait qu'ils ont usurpé cette condition depuis longtemps, et qu'ils sont en rapports étroits avec les Tridentins de telle manière de ne pas pouvoir être séparés sans grand dommage pour ce splendide municipe, j'autorise, par ma concession, qu'ils demeurent dans la condition juridique qu'ils croyaient posséder, 30-37 et je leur concède ce bénéfice (beneficium) d'autant plus volontiers que plusieurs d'entre eux (“de ce genre d’hommes”) passent pour avoir servi parmi les prétoriens, d'autres pour avoir été centurions et quelques-uns qui ont été admis (allecti) dans les décuries, par suite, sont juges à Rome. Je leur accorde ce bénéfice, de telle manière que j’ordonne que soit juridiquement valable tout ce qu'ils ont fait ou conclu comme s’ils étaient citoyens romains, soit entre eux, soit avec les Tridentins, ou avec d'autres, et que je leur permets de continuer à prendre les noms qu'ils ont portés jusqu'à présent comme s’ils étaient citoyens romains. (Traduction d’après Ernest Dubois, François Jacques et E. Migliardo)

Commentaire

Forme de l’inscription Découverte en 1869 près d'une localité du Val di Non nommée Cles, cette belle inscription sur bronze porte le texte d'un édit de l'empereur Claude, datant de 46 ap. J.-C., qui acte les solutions apportées à plusieurs affaires pendantes concernant l'Italie du Nord, dans les régions de Côme et de Trente. Formellement, l'inscription est divisée en quatre paragraphes :

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- lignes 1 à 6 = nom des consuls qui rendent l'édit et titulature de l’empereur, ces indications renvoyant à 46 et, plus précisément au 15 mars 46 (mention des ides de mars à la ligne 2). - lignes 7 à 21 = enquête de Pinarius sur les affaires entre Côme et les Bergalei, et celle de Iulius Planta sur les domaines impériaux. - lignes 22 à 33 = exposé de l'affaire de l'usurpation de citoyenneté romaine par trois peuples alpestres attribués à Trente. - lignes 34 à 37 = décision concernant cette affaire. L'affaire entre Côme et le peuple des Bergalei. On croit savoir que le peuple des Bergalei est celui qui occupait l'actuel Val Bregaglia, situé à la fois dans le canton des Grisons en Suisse et dans le nord de la Lombardie italienne et traversé par des cours d'eau qui confluent et se jettent dans le lac de Côme. Malheureusement, le texte ne donne pas le motif de la controverse. Cependant, la différence de statut entre les deux parties — une colonie césarienne de droit romain en vertu de la loi Vatinia, d'une part (Suet. Div. Iul., 28) et une communauté alpestre de l'autre — et l'insertion de cette controverse dans cet édit, laisse penser que le peuple des Bergalei a pu être attribué à Côme. Dans ces conditions les termes de la controverse pourraient avoir été soit un différend sur les limites des territoires respectifs ; soit un différend sur le paiement du vectigal dû par les Bergalei à Côme en raison de cette attribution. Sur la forme, la controverse avait fait l'objet, sous Tibère, d'un rapport de Pinarius Appolinaris, mais ni Tibère ni son successeur Caligula n'avaient donné suite. Cependant, le fait que le rapport soit expressément mentionné indique qu'il était archivé et que son souvenir était loin d'être perdu. On peut également penser que les magistrats de Côme avaient dû, sous Claude, en rappeler les termes au nouvel enquêteur. La mention, dans le même paragraphe, de la controverse sur les domaines impériaux, réglée par une mission d'enquête de Iulius Planta, suggère en effet une piste. On peut penser que c'est à l'occasion de cette seconde cause que la question des Bergalei a été reposée et, cette fois, réglée. Les domaines impériaux Les termes pour les désigner sont des termes du droit agraire, agri et saltus, et dans ces domaines impériaux il faut comprendre plus des territoires que des exploitations agricoles. Ces domaines sont le patrimoine ou le fisc de l'empereur, et ils diffèrent de l'ager publicus. L'empereur les dit mei iuris esse (ligne 15), ce qui est la formule d'une appropriation privée. Ensuite, ils sont administrés par des procurateurs, qui sont des intendants (par exemple des affranchis) que l'empereur désigne et qui peuvent avoir la charge de gérer divers fiscs. La procédure est intéressante à commenter. Il y a eu une dénonciation par Camurius Statutus : le mot detulerit figure à la ligne 14 et n'offre pas d'ambiguïté. On est dans le cas d'une nunciatio ou delatio ad fiscum. Cette dénonciation provoquera l'enquête et le règlement par édit impérial. La fonction de contrôle de Camurius devait donc être permanente, à la différence de la mission ponctuelle de l'enquêteur. E. Migliario (2004) pense que c'est un procurateur. En effet, le règlement a été établi au terme d'une inquisitio (lignes 18-19), c'est-à-dire d'une enquête de terrain pour délimiter les domaines de l'empereur, confiée à un proche du souverain, Iulius Planta, son amicus et son comes, en qui on peut donc voir un administrateur compétent sur ces questions (un gestionnaire du fisc à Rome ? un magistrat ou un militaire spécialiste des controverses agraires ?), représentant l'empereur. Comes a ici le sens de légat ou de préfet, exerçant une charge non pérenne, une mission. Cet enquêteur réunit plusieurs procurateurs de ces régions ou d'autres régions voisines, ce qui suggère probablement que le règlement a dû

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avoir une certaine ampleur. En tous cas, ce sont les procurateurs voisins ou ceux des autres régions qui témoignent pour les domaines estimés être impériaux et qui ne le sont plus momentanément. Les communautés alpestres attribuées à Trente Avec cette nouvelle partie de l’édit, on change quelque peu de registre. Alors que dans le cas précédent, l’édit évoquait directement le sort des terres, ici il s’agit du sort de trois peuples et de leur condition, c’est-à-dire des droits que peuvent exercer les membres de ces communautés. Cependant, parce que dans l’Antiquité le sort des personnes est toujours lié au sort de leurs territoires, la question du statut agraire de ces trois peuples importe. Or le texte, malgré une expression d’apparence alambiquée, semble assez clair. Claude constate que les ressortissants de ces trois peuples se disent citoyens romains, alors qu’ils n’ont pas de motifs valables pour cela ! La raison est que leur condition dépend d’un fait : une partie de leur territoire a été attribuée aux Tridentins. Le mécanisme en droit agraire est le suivant : — conquête militaire et exercice du dominium sur la région conquise ; — confiscation d’une partie du territoire des trois peuples conquis, déclarée ager publicus ; — attribution de tout ou partie de ce territoire public au municipe de Trente ; les membres des communautés attribuées restent des pérégrins, administrés par une collectivité de droit romain, puisque Tridentum était dans ce cas. — dans ces conditions, les pérégrins ne pouvaient pas exercer certains droits. C’est le cas des droits politiques (vote, intégration dans l’armée, accès aux magistratures), et des droits privés (comme le droit de contracter une union légitime ou d’accéder à la propriété de plein droit). Il faut poursuivre et expliquer quelques particularités de l’attribution. — En partie attribués, en partie non. Ce point de l’édit n'avait pas été compris par E. Dubois qui pensait que le delator séparait ainsi les terres parce qu’il n'avait réussi à faire la preuve que pour une partie de sa délation et pas pour l'autre. Il est évident qu'il faut préférer une lecture en termes de droit agraire. Une partie des territoires de ces peuples alpestres leur a été laissée. Une autre partie, celle qui avait été déclarée ager publicus, et pour laquelle Rome avait le dominium, c'est-à-dire le pouvoir d'agir comme bon lui semblait, a été attribuée à Trente. — Mommsen et les plus anciens commentateurs du texte pensaient que l'attribution d'une partie du territoire de ces peuples à Trente signifiait que l'Etat romain avait abandonné son droit au profit du municipe. En fait, il s'agit d'une concession de vectigalia, pour constituer les ressources municipales d’un chef-lieu territorial, mais je doute que le statut public des terres ainsi attribuées ait été changé. — quel était le sort de la partie territoriale non attribuée ? Observant que le texte ne dit pas ce que deviennent les autres parties des territoires, celles qui ne sont pas attribuées, ces mêmes commentateurs hésitent sur le droit territorial applicable. L'hésitation est, selon moi, intéressante. Mommsen ne comprenait pas ce qu’était l’ager privatus. Or, selon moi, c’est le statut de la partie restante en droit agraire. Elle est ager privatus, par opposition à l’ager publicus de la partie confisquée. C’est-à-dire la partie restant en propre aux Anauni, aux Sinduni et aux Tulliassi. Ce n’est pas du tout évoqué dans le texte, mais je le déduis de cas voisins, comme celui de Langenses Veturii de la sententia Minuciorum dont une partie du territoire a été déclarée publique et une autre partie est restée ager privatus. Telle était la situation théorique. Or le texte évoque, au moyen du terme permixtio, une situation de mélange des droits qui bouleverse cette présentation. Il faut tenter de définir les contours de cette union ou de ce mélange. A priori, on ne comprend pas très bien ce qui se passe. En effet, puisque les peuples attribués sont des peuples pérégrins, et que d'autres exemples démontrent que l'attribution accompagne la promotion d'un municipe ou d'une

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colonie latine (exemple des 24 oppida attribués à Nîmes), dont on renforce les finances par la concession de vectigalia de peuples soumis, comment peut-on en venir à des formes de quasi égalité ? Car si, dans le cas présent, la cité de Tridentum a été incluse dans l'Italie, avec les privilèges que cela suppose depuis le règlement de la guerre sociale (accès au droit romain), on ne voit pas que ce soit le cas pour les peuples alpestres qu'on lui a attribués. D’ailleurs le texte dit que les peuples alpestres ont usurpé la citoyenneté. Cette usurpation de citoyenneté est importante à commenter (Thomas 1996). Ce fait n’est pas rare. Ici, les peuples alpestres exploitent la citoyenneté de la cité à laquelle ils ont été rattachés. Mais il faut une décision impériale pour qu’ils puissent la conserver : on ne pouvait changer d’origo que sur décision souveraine car l’inscription sur les listes de citoyens était un privilège réglementé. Ensuite, l’inscription est collective : à la ligne 31 ils sont désigné par l’expression genus hominum, qu’on retrouve dans d’autres textes antiques pour indiquer le passage à un autre genre de statut. Dans ces conditions, c'est avec surprise qu'on lit le déroulé de la sentence de l'empereur pour reconnaître la citoyenneté romaine de ces peuples inclus dans le municipe tridentin. Après avoir parlé d'usurpatio et d'une absence de motifs, il confirme la citoyenneté romaine en leur laissant le droit dans lequel ils estiment être ! Il est probable que l’administration impériale agit ainsi parce que le délateur a fait valoir des arguments juridiques pour rendre recevable sa dénonciation. On ne pouvait se permettre de le déjuger quand on sait que Claude, pourtant très favorable à l’extension de la citoyenneté, ne tolérait pas qu’on se l’octroie unilatéralement, sans qu’il y ait eu concession. Il est probable aussi que les intérêts de Trente ont dû peser, et que la pression du municipe a été forte pour obtenir la régularisation de cet emprunt illégal de la citoyenneté romaine par les élites des trois peuples. Enfin, il est probable que les distinctions formelles entre les droits en cause, romain, agraire, latin, ius gentium, devaient commencer à ne plus signifier tout ce qu’elles avaient dû impliquer à des époques antérieures. Un point commun : le droit agraire Un point commun relie les trois affaires mentionnées dans cet édit. Toutes ont a voir avec la façon dont Auguste et ses successeurs immédiats ont réglé le sort de l'Italie du nord, et avec les solutions de droit agraire et territorial qu'ils ont mises en œuvre pour gérer les territoires récemment conquis ou récemment pacifiés, et dont un certain nombre avaient été versés dans l'ager publicus. Il s'agit plus précisément de trois cas de controverses liées à ce règlement et dont certains, par la négligence de Tibère et de Caligula, n'ont pas été résolus et ont nécessité de nouveaux rapports afin que Claude puisse prendre une décision. Le texte évoque ainsi des territoires de statut très différents dont la coexistence devait poser quelques problèmes : une colonie romaine, un municipe, des communautés alpestres en partie attribuées à Trente, des domaines impériaux. Des mots comme ager, controversia, permixtio ou regio peuvent être rapportés au vocabulaire du droit agraire, bien qu'il s'agisse, pour certains, de mots polysémiques ou généraux. On est en présence de controversiae agrorum, puisque le mot ager est prononcé à propos des domaines impériaux. On sait qu'il est possible de traduire ager autant par territoires que par terres, et que la traduction par le mot “champs”, classique dans les éditions du XIXe et du début du XXe s. est trop rurale pour être convaincante. Les controversiae agrorum, ce sont les controverses à propos des terres ou des types de territoires, lorsque posent problème soit leur statut, soit leur dévolution, soit leurs limites. L’attribution est une opération de droit colonial agraire qui consiste à transférer à une cité coloniale ou municipale de droit romain ou latin, tout ou partie d’une communauté pérégrine

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ne disposant pas d’institutions. C’est du droit agraire puisqu’il s’agit de la dévolution d’un territoire déclaré ager publicus. En effet, la partie attribuée l’est parce qu’elle est du dominium du peuple romain, que Rome en dispose, que les pérégrins paient le vectigal sur les terres qui ont été déclarées publiques (en plus du tribut sur l’ensemble de leur territoire si leur sol est tributaire). Sur le plan fiscal, l’attribution revient à transférer à la cité bénéficiaire de l’attribution tout ou partie des vectigalia perçus des pérégrins. Les communautés attribuées n’ont pas de magistrat ni d’institutions. Rome a utilisé cette modalité coloniale à but administratif lorsqu’elle était en présence de communautés de montagne qui ne pouvaient former à elles seules une cité, qu’elle contrôlait péniblement et dont la gestion gagnait à être médiatisée par une cité locale. C’est le rôle que des colonies et des municipes comme Trente, Côme, Aquilée, etc. ont joué en Italie transpadane, ou encore de la colonie latine de Digne dans les Alpes qui s’est vue attribuer deux peuples des Alpes Maritimes, les Avantici et les Bodiontici. Elle l’a également utilisé pour résoudre le cas des régions comportant un très grand nombre d’oppida, comme c’est le cas de la Gaule Narbonnaise. Par le témoignage de Pline, on sait que 24 oppida ignobilia ont été attribués à Nîmes, et que 19 autres l’ont été à d’autres cités. Comme de nombreux commentateurs l'ont fait avant moi, je considère ce texte comme particulièrement important en matière de droit et d’histoire politique. Mais je le fais aussi pour une raison que j'ajoute aux arguments déjà avancés : le texte illustre, à partir d'un cas régional très intéressant, l’importance des héritages du droit agraire, qui sont déterminants en matière de typologie et de classement, ainsi que la confusion qui existait du fait de la coexistence de plusieurs droits entre lesquels il n'y avait qu'une faible permixtio, pour dévoyer un mot du texte. Bibliographie de la fiche Jean-Marie BERTRAND, Territoire donné, territoire attribué : note sur la pratique de l’attribution dans le monde impérial de Rome, dans Cahiers du Centre Glotz, II, 1991, p. 125-164 Ernest DUBOIS, La table de Cles, dans Revue de législation ancienne et moderne française et étrangère (ou Revue historique de droit français et étranger), année 1872, p. 7-52. François JACQUES, Les cités de l’Occident romain, Paris 1990, n° 40. Umberto LAFFI, Adtributio e Contributio. Problemi del Sistema politico-amministrativo dello Stato Romano, ed. Nistri-Lischi, Pise 1966, 223 p. E. MIGLIARIO, Tavola di Cles, note e commento, sur le site Le Alpi on line, 2004. Yan THOMAS, “Origine” et “commune patrie”. Etude de droit public romain (89 av. J.-C. - 212 ap. J.-C.), coll. de l’Ecole française de Rome, n° 221, Rome 1996, 224 p.

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Document n° 4

Le droit Latin en Cisalpine

d’après le commentaire d’Asconius

Asconius (Quintus Asconius Pedanus) est un grammairien latin du Ier siècle apr. J.-C., mort à 85 ans sous le règne de Vespasien, qui est connu pour avoir écrit le texte de cinq commentaires sur des discours de Cicéron, dont le discours contre Pison. L’extrait est particulièrement intéressant pour la compréhension de deux des formes du droit latin, la colonie de peuplement et la colonie dite fictive. C’est, en outre, le premier document dans lequel apparaît l’expression de ius Latii. Cependant, c’est un texte elliptique qu’il faut confronter à d’autres documents pour en mesurer l’intérêt et les raccourcis.

*** Le texte In Pisonem 3 C (Ennaratio, circa vers. LXXX)

Neque illud dici potest, sic eam coloniam esse deductam quemadmodum post plures aetates Cn. Pompeius Strabo, pater Cn. Pompei Magni, Transpadanas colonias deduxerit. Pompeius enim non novis colonis eas constituit sed veteribus incolis manentibus ius dedit Latii, ut possent habere ius quod ceterae Latinae coloniae, id est ut petendo magistratus civitatem Romanam adipiscerentur. Placentiam autem sex milia hominum novi coloni deducti sunt, in quibus equites ducenti. Deducendi fuit causa ut opponerentur Gallis qui eam partem Italiae tenebant. Deduxerunt IIIviri P. Cornelius Asina, P. Papirius Maso, Cn. Cornelius Scipio. Eamque coloniam LIII . . . deductam esse invenimus: deducta est autem Latina. Duo porro genera earum coloniarum quae a populo Romano deductae sunt fuerunt, ut Quiritium aliae, aliae Latinorum essent.

Traduction [Asconius fait part de ses doutes sur ce que Cicéron dit de Plaisance (un municipe) et rappelle que cette cité a été une colonie (latine), déduite la première année de la seconde guerre punique, soit en 218 av. J.-C.]

« On ne peut pas assimiler la fondation de cette colonie aux colonies transpadanes que Cn. Pompeius Strabo, le père de Cn. Pompeius le Grand a déduites. En effet, il n’a pas constitué ces colonies latines par l’apport de nouveaux colons mais il a donné le statut latin (ius latii) à des habitants qui se trouvaient déjà installés, de sorte qu’ils purent alors bénéficier du même droit que les autres colonies latines, celui d’accéder à la citoyenneté romaine par la petitio aux magistratures. A l’inverse, six-mille hommes, des nouveaux colons, ont été installés à Plaisance, parmi lesquels deux-cents cavaliers. Le but de la fondation était de s’opposer aux Gaulois qui tenaient cette partie de l’Italie. Les triumvirs fondateurs étaient P. Cornelius Asina, P. Papirius Maso et Caius Lutatius. Cette colonie est, d’après mes recherches, la cinquante troisième qui ait été établie, mais comme colonie latine. Le peuple romain a en effet déduit deux types de colonies : de Quirites pour les unes, de Latins pour les autres. »

(trad. David Kremer)

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Commentaire Le texte L’intérêt principal du texte est d’évoquer explicitement l’existence de deux versions différentes du droit latin, la colonie de peuplement et la “colonie fictive”. Comme c’est l’allusion à la colonie de Plaisance qui provoque sa remarque, il faut en expliquer la raison. Asconius écrit probablement vers le milieu du Ier siècle apr. J.-C. ou peu après, et cet extrait appartient au commentaire qu’il a fait de la plaidoirie de Cicéron “contre Pison”, prononcée en 55 av. J.-C. Par la famille de sa mère, Pison était originaire de Plaisance, colonie établie dans le pays des Insubres, sur la rive droite du Pô, à une soixantaine de km au sud-est de Milan, d’où l’allusion de Cicéron à cette origine lorsqu’il qualifie son ennemi (et en outre parent par alliance) Piso Insuber, ou lorsqu’il dit que Pison ne fait pas honte à Rome mais au municipe de Plaisance. C’est cette allusion à l’origine de Pison qu’Asconius relève et commente. Asconius présente les faits dans l’ordre inverse de la chronologie. Les événements dont il témoigne se sont succédé de la façon suivante. — En 218 av. J.-C., fondation des colonies latines de Plaisance et de Crémone. Ce sont les premières colonies padanes, à l’époque les points avancés les plus extrêmes en direction du nord. Ces deux colonies, fondées alors que le conflit avec Carthage débute (siège de Sagonte en 219 qui provoque l’engagement de Rome), vont être bousculées par la seconde guerre punique puisque la plaine du Pô a été un des théâtres d’opération. Ce sont les Gaulois Insubres (peuple habitant la région de Milan), alliés d’Hannibal, qui chassent les colons de Plaisance et les obligent à se réfugier à Modène. — En 190, apport d’un nouveau contingent de colons (6 000 pour les deux colonies), en raison de la désaffection des deux sites. Notre source principale est Tite Live. Dans son Histoire romaine, il signale ce repeuplement des deux colonies ruinées par la guerre.

« En Gaule, les colonies de Plaisance et de Crémone avaient envoyé des députés, qui furent introduits au sénat par le préteur L. Aurunculéius. Ils venaient se plaindre de la détresse de ces colonies, dont les habitants avaient été décimés par la guerre ou par les maladies, ou chassés par le voisinage dangereux des Gaulois. Le sénat décréta qu'on prierait le consul C. Laelius d'enrôler six mille familles pour les distribuer dans ces colonies, et que le préteur L. Aurunculéius nommerait des triumvirs qui seraient chargés de leur établissement. Les triumvirs désignés furent M. Atilius Serranus, L. Valérius Flaccus, fils de Publius et Valérius Tappo, fils de Caius. » (Liv., XXXVII, 46, 8 ; trad. Nisard)

Le consulat de Laelius se situant en 190 av. J.-C., cela signifie que 28 ans après la fondation des colonies de Plaisance et Crémone, leur situation était telle qu’il fallait en passer par une quasi refondation. — En 89 av. J.-C., octroi du droit latin (ius Latii) par Cn. Pompeius Strabo à des cités déjà peuplées et qui sont dites colonies, bien qu’elles ne reçoivent aucun apport de colons. Sur ce fait, la source principale est le texte d’Asconius. Malheureusement, Asconius ne donne pas les noms des colonies sans colons qu’il évoque. Ensuite, le texte d’Asconius est à la fois lacunaire et obscur. Par exemple, il affirme que la loi pompéienne de 89 concerne les colonies de Transpadane, alors qu’on sait qu’elle concerne

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l’ensemble de la Cisalpine (c’est-à-dire Cispadane et Transpadane). De même, on aimerait savoir à quel degré de municipalisation en étaient arrivées les colonies fictives en question, puisqu’on sait qu’il ne faut pas faire un lien direct entre le degré d’évolution vers le municipe et le droit latin. Plaisance, colonie latine de peuplement de la fin du IIIe s. av. J.-C. Plaisance fait partie des colonies latines fondées dans le cadre du droit latin mis en œuvre après la dissolution de la ligue latine du foedus Cassianum en 338 av. J.-C. C’est ce que j’ai appelé, d’après les travaux de D. Kremer, le droit latin de type II (voir la fiche 3). Ces colonies bénéficient du droit latin, mais celui-ci n’est plus mis en œuvre dans le cadre d’un accord entre Rome et ses voisins latins, pour la bonne raison que ces derniers ont été soumis et que la colonisation s’étend désormais bien au delà du Latium. Le nomen Latinum ne signifie plus une isopoliteia entre cités ayant les mêmes droits, mais il désigne l’emploi, par Rome seule, de règles de droit qui ont été élaborées dans la période précédente et qui conviennent toujours à sa politique coloniale. Les cités italiennes anciennement alliées ne sont là que pour fournir des aides lorsque Rome les sollicite. Cette forme de colonisation débute avec Cales, en 334, colonie située au nord de la grande plaine de Campanie, et s’étend vers le sud (jusqu’à Vibo Valentia en Calabre, fondée en 192) et vers le nord de Rome (Aquileia en Vénétie, fondée en 181). Il s’agit d’une colonisation de peuplement dont les exemples d’Alba Fucens en 303 ou encore d’Ariminum et de Bénévent en 268, donnent d’autres exemples bien connus. On parle souvent de plusieurs milliers de colons ou de familles. L’apport d’un contingent de 6000 citoyens pour enrayer la désaffection des colonies de Plaisance et de Crémone fait partie des pratiques coloniales courantes de Rome. Nombre de cités coloniales (latines et romaines) ont connu ces compléments de déduction. La question de savoir comment cela se passait sur le terrain, pour l’installation des colons aussi bien dans les agglomérations que dans les terres assignées, est, en revanche, moins bien connue. Les colonies sans colons de Transpadane Les communautés de Cisalpine reçoivent le droit latin en 89 par la lex Pompeia. Bien que le texte d’Asconius ne parle que des colonies de Transpadane, l’historien G. Luraschi a démontré qu’il s’agissait de toute la Cisalpine (Cispadane et Transpadane). Il a tenté de proposer une liste des cités bénéficiaires de cette concession : - en Transpadane : Milan, Vérone, Côme, Novare, Bergame, Verceil, Trente, Brixia (Brescia), Laus Pompeia (Lodi), Mantoue, Ticinum (Pavie), Vicetia (Vicenza), Padoue, Ateste (Este), Altinum (Altino), Taurini (Turin) ; - en Cispadane : Gênes, Albingaunum (Albenga), Aquae Statiellae (Acqui terme), Tigullia (près de Chiavari), Libarna (près de Serravalle Scrivia), Ravenne, Alba Pompeia (Alba), Brixellum (Brescello). Les bénéficiaires de cette concession sont dits incolae. Ce sont des pérégrins et même des veteres incolae manentes, c’est-à-dire de habitants anciennement ou antérieurement résidents. On est donc dans le cas d’une promotion, et l’on comprend d’autant mieux qu’il n’y ait pas de colons. Selon David Kremer, ce droit latin accompagne trois modifications des cités concernées : l’adoption d’une constitution duovirale ; la transformation de leur modèle urbain par l’adoption d’un plan urbain “augural” de type colonial ; enfin, la réorganisation de la

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juridiction municipale. Avec la lex Rubria de Gallia Cisalpina, de 49 ou 42 av. J.-C., qui comporte la possibilité de recourir à l’album du préteur des pérégrins de Rome, on constate que Rome introduit des dispositions du droit civil dans ces colonies fictives. Il s’agit donc de colonies sans déduction de colons (du moins à ce moment-là, car rien n’empêcherait une déduction ultérieure), sans apport de population extérieure et qui ne reçoivent ce titre que parce qu’elle bénéficient alors du droit latin. Les historiens ont pris l’habitude de les désigner par l’expression de colonies fictives, mais c’est sans doute ambigu ou maladroit, car elles ont bien le titre colonial. De façon assez originale, Emilio Gabba (1983), se fondant notamment sur les travaux de topographie historique de Pierluigi Tozzi et sur la force des héritages planimétriques encore visibles des centuriations de la Plaine du Pô, a pensé qu’il y avait néanmoins eu des déductions dans ces colonies et que les centuriations d’Italie du Nord témoignaient ainsi de la profonde mutation que les cités latines ont connue pendant le Ier siècle avant J.-C. Pour lui, il faut, en quelque sorte, faire un tout de la rationalisation, de la territorialisation et de la transformation administrative que connaissent ces régions. Cnaeus Pompeius Strabo aurait ainsi accordé le ius Latii à des colonies de Transpadane. C’est d’ailleurs la première fois qu’apparaît l’expression de ius Latii. Mais comme on sait qu’Asconius écrit vers le milieu du siècle suivant, on aimerait être certain qu’il mentionne bien une expression qui avait déjà cours à l’époque de Cn. Pompeius Strabo. Bibliographie de la fiche Stefano BARBATI, “Asc., in Pis., 3 Clark : sulle cosidette colonie latine fittizie transpadane, dans Revista Generale de Derecho Romano, 18 (2012), p. 1-44. Stefano BARBATI, Gli studi sulla cittadinanza romana prima e dopo le ricerche di Giorgio Luraschi, dans RDR, 12 (2012), p. 1-46. Emilio GABBA, Per un’interpretazione storica della centuriazione romana, dans Misurare la terra : centuriazione e coloni nel mondo romano, Modena 1983, p. 20-27. David KREMER, Ius Latinum. Le concept de droit latin sous la République et l’Empire, ed. De Boccard, Paris 2006, 274 p. Patrick LE ROUX, “Municipium Latinum et municipium Italiae : à propos de la lex Irnitana”, dans Epigrafia. Actes du colloque de Rome en mémoire de Attilio Degrassi (1988), dans Publications de l’Ecole Française de Rome, 1991, p. 565-582.

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Document n° 5

Les conflits agraires à Rome d’après le récit d’Appien

Dans Les Guerres civiles à Rome, Appien propose un récit inspiré et convaincu des causes des guerres civiles. En une page brillante, il se fait l’historien de la crise agraire de la fin du IIe et du premier siècle av. J.-C. Il place la question agraire au centre de l’histoire de la République romaine, notamment parce que son récit des Guerres civiles va devoir beaucoup puiser dans ce registre, avec la série des déductions coloniales liées à l’élargissement de la conquête, entre les Gracques et Auguste. Mais le texte ne peut être pris à chaque fois au pied de la lettre. Des correctifs ou des nuances sont nécessaires : la compréhension du processus colonial ; la relation de Rome avec les Latins et les Italiens ; enfin le rôle réel du latifundisme dans la crise agraire. Le texte Appien, qui vécut probablement de 90 à 160 apr. J.-C., a laissé, au début de son ouvrage sur « les guerres civiles à Rome », un récit très ramassé de l’origine des conflits agraires et de la colonisation qui présente de multiples intérêts. NB - Pour des raisons de commodité du référencement, le texte a été découpé en paragraphes désignés par des lettres minuscules. Cette désignation, propre à cette étude, n’est pas courante et il est préférable de ne pas la reproduire.

I, 7 a - En subjuguant partiellement l’Italie par la force des armes, les Romains étaient dans l’usage ou de s’approprier une partie du territoire du peuple vaincu pour y bâtir une ville, ou de fonder, dans les villes déjà existantes, une colonie composée de citoyens romains. Ils imaginèrent de substituer cette méthode à celle des garnisons. b - La portion de territoire dont le droit de conquête les avait rendus propriétaires, ils la distribuaient sur-le-champ, si elle était en valeur, à ceux qui venaient s’y établir ; sinon ils la vendaient ou la baillaient à ferme. c - Si, au contraire, elle avait été ravagée par la guerre, ce qui arrivait souvent, n’ayant pas le temps de la mesurer pour l’assigner par lots, ils faisaient proclamer que pourrait l’exploiter sur-le-champ qui voudrait, moyennant une redevance annuelle en fruits : savoir, du dixième, pour les terres qui étaient susceptibles d’être ensemencées, et du cinquième pour les terres à plantations. Ils fixèrent aussi une redevance sur le pâturage pour le gros et le petit bétail.

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d - Leur vue en cela était de multiplier la population de l’Italie, qui leur paraissait la plus propre à supporter des travaux pénibles, afin d’avoir pour leurs armées des auxiliaires de leur nation. Mais le contraire leur arriva. e - Les citoyens riches accaparèrent la plus grande partie de ces terres incultes, et, à la longue, ils s’en regardèrent comme les propriétaires incommutables. Ils acquirent par la voie de la persuasion, ils envahirent par la violence, toutes les petites propriétés des pauvres qui les avoisinaient. De vastes domaines succédèrent à de petites parcelles. Les terres et les troupeaux furent mis entre les mains d’agriculteurs et de pasteurs qu’ils achetèrent, afin d’éviter l’inconvénient que la conscription militaire eût fait redouter envers des hommes de condition libre. f - Cette acquisition procura aux propriétaires un grand profit, car les esclaves avaient beaucoup d’enfants, n’étant pas appelés à porter les armes et se multipliant à leur aise. Il résulta de toutes ces circonstances que les grands devinrent très riches, et que la population des esclaves fit dans les campagnes beaucoup de progrès, tandis que celle des hommes de condition libre allait en décadence, par l’effet de la misère, des contributions et du service militaire qui les accablaient10 ; et lors même qu’ils jouissaient, à ce dernier égard, de quelque relâche, ils ne pouvaient que perdre leur temps dans l’inertie, parce que les terres n’étaient qu’entre les mains des riches, qui employaient pour les cultiver des esclaves préférablement à des hommes libres. I, 8 g - Cet état de choses excitait le mécontentement du peuple romain. Car il voyait que les auxiliaires pour le service des armes en provenance d’Italie allaient lui manquer et que le maintien de sa puissance serait compromis au milieu d’une si grande multitude d’esclaves. h - On n’imaginait pas néanmoins de remède à ce mal, parce qu’il n’était ni facile, ni absolument juste, de dépouiller tant de personnes de tant de propriétés dont elles jouissaient depuis tant de temps et sur lesquelles elles avaient fait des plantations, construit des édifices et installé des équipements divers. j - Les tribuns du peuple avaient en effet anciennement éprouvé de grandes difficultés pour faire passer une loi qui portait que nul citoyen ne pourrait posséder de ces terres au-delà de cinq-cents plèthres, ni avoir en troupeaux au-dessus de cent têtes de gros et de cinq cents têtes de menu bétail. La même loi avait enjoint aux propriétaires de prendre à leur service un nombre déterminé d’hommes libres, pour être les surveillants et les inspecteurs de leurs propriétés. k - Ces dispositions de la loi furent consacrées par un serment. Une amende fut établie contre ceux qui refuseraient de s’y conformer, et les portions de terres libérées en conséquence, l’on devait en disposer sur-le-champ en faveur des citoyens pauvres et les leur aliéner par petites parcelles. m - Mais ni la loi ni les serments ne furent respectés. Quelques citoyens, afin de sauver les apparences, firent, par des transactions frauduleuses, passer leur excédent de propriété sur la tête de leurs parents ; le plus grand nombre brava la loi complètement. (trad. J.-I. Combes-Dounous 1808 et C. Voisin 1993, p. 35-37)

*** Commentaire par paragraphes a - L’Italie est la première zone d’expansion coloniale de Rome. Pour cette raison, l’ager publicus a commencé aux portes même de Rome, dans les temps anciens, avec les premières colonies latines : Norba (fondée en 492) et qui est à 50 km de Rome ; Antium (en 467), à 40 km ; Ardea (en 442), à 29 km, etc. ; ou colonies romaines : Ostia (en 338) à 20 km.                                                         10 Ce passage est traduit ainsi dans un article de Claude Nicolet (2000, p. 100) : « Ainsi les riches continuaient à s’enrichir et le nombre des esclaves augmentait dans les campagnes, pendant que le manque et la mauvaise qualité des hommes affligeaient les Italiens (Italiotai, Italiôtai), ruinés en outre par la pauvreté, les impôts et le service militaire ». Le passage est central, comme l’a démontré E. Gabba, pour comprendre qu’il s’agit des alliés italiens de Rome et non des citoyens romains d’Italie. Outre que le passage démontre que les alliés payaient l’impôt, eisphora, eisphora, soit une espèce de tributum civique (ce que Tite Live appelle le stipendium des Latins et des alliés), on mesure combien la disparition du mot Italiôtai-Italiens dans la traduction s’avère gênant.

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Pour les premiers siècles de la colonisation, on discerne en effet, comme le souligne Appien, plusieurs types de colonies. Les colonies de garnison dont il parle sont les colonies romaines d’abord maritimes puis intérieures, composées seulement de quelques centaines de soldats. On pouvait donc les installer dans des sites où les réserves de terres étaient faibles, comme les petites plaines côtières italiennes en donnent de nombreux exemples (type Terracina). Elles ont un rôle stratégique militaire en contrôlant les côtes, les grandes voies et les points de passage. Ensuite, les colonies latines dites de peuplement sont les colonies de plusieurs milliers de colons, destinées à peupler les territoires confisqués. Ce sont des colonies fondées ex nihilo, dont le plan adopte souvent une trame régulière et dont l’assignation réclame des limitations ou des centuriations développées (type Alba Fucens). Enfin, des colonies sont “fondées” dans des localités existantes, dont Rome change le statut. b et c - Le texte évoque les catégories agraires principales, celles que les auteurs gromatiques nomment “conditions des terres” (pour une bonne présentation d’ensemble, voir Vallat 1995, p. 49-54 ; pour une étude détaillée des catégories, voir Chouquer et Favory 2001 ; Chouquer 2010 ; Chouquer 2014). Un commentaire ligne à ligne permet de savoir de quoi parle l’historien et de mesurer la précision qui est la sienne : - « La portion de territoire dont le droit de conquête les avait rendus propriétaires » = malgré le mot “propriétaire” qui n’est pas la bonne traduction, il s’agit de l’ager publicus, mais ici au sens le plus général de l’expression, c’est-à-dire recouvrant toutes les catégories qui suivent ; - « ils la distribuaient sur-le-champ, si elle était en valeur, à ceux qui venaient s’y établir » = ager datus adsignatus ou, selon les termes des arpenteurs, ager divisus et adsignatus ; - « sinon ils la vendaient » = ager quaestorius. - « ou la baillaient à ferme » = ager publicus vectigalis. C’est la partie inaliénable de la terre publique. Celle dont le “droit de vectigal” (ius vectigalis) fait l’objet de contrats de locatio-conductio. - « Si, au contraire, elle avait été ravagée par la guerre, ce qui arrivait souvent, n’ayant pas le temps de la mesurer pour l’assigner par lots, ils faisaient proclamer que pourrait l’exploiter sur-le-champ qui voudrait, » = ager arcifinius ou ager occupatorius, les deux expressions étant équivalentes. J’y reviens ci-dessous. - « moyennant une redevance annuelle en fruits : savoir, du dixième, pour les terres qui étaient susceptibles d’être ensemencées, et du cinquième pour les terres à plantations. » = ces terres sont vectigaliennes, et c’est la même catégorie que celle dont parle Hygin Gromatique lorsqu’il écrit (en 204 La) : agrum arcifinium vectigalem ad mensuram sic redigere debemus, « ainsi, nous devons soumettre à la mesure la terre arcifinale vectigalienne ». - « Ils fixèrent aussi une redevance sur le pâturage pour le gros et le petit bétail » = c’est la redevance sur l’ager compascuus et les pascua publica, qui sont des portions inaliénables de l’ager publicus assignées à des bénéficiaires regroupés. d - La colonisation de peuplement devait fournir à Rome des hommes pour la conscription, mais le contraire se produisit et Appien voit dans cette évolution de la structure sociale la cause fondamentale des difficultés de la fin de la République. On notera que les Latins lorsqu’ils fournissent des troupes dans l’armée romaine sont engagés comme auxiliaires. La citoyenneté de plein droit reste un privilège dont l’armée est un lieu d’élection. Or les citoyens romains déduits dans les colonies latines perdent leur optimum ius au profit de la Latinité. Au delà de la différence des droits, on notera que le récit d’Appien pointe du doigt l’une des causes de la « guerre sociale » : l’exploitation des Latins par Rome (contributions frumentaires, financières et service militaire) dans une relation de soumission. L’Histoire romaine de Tite Live contient d’ailleurs plusieurs passages dans lesquels on voit

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Rome tancer ses alliés et les rappeler à leur devoir envers elle lorsqu’ils faiblissent et sont tentés par d’autres alliances que la sienne. e et f - Le passage fonde l’argument du récit d’Appien et fonctionne un peu comme une sorte de version officielle de la crise de l’économie et de la société agraire italiennes avant les Gracques. L’idée est que les riches, tout en accaparant les terres publiques collectives incultes qu’ils considéraient comme étant de leur patrimoine, firent également pression sur les pauvres qui étaient leurs voisins et les amenèrent à céder leur parcelles. Ce serait le processus de formation des latifundia. Ensuite, pour gérer ces grands domaines, les riches propriétaires préférèrent avoir affaire à des esclaves plutôt que d’employer des hommes libres, citoyens plébéiens appauvris, et sur lesquels pesait en outre la conscription. Les esclaves ayant beaucoup d’enfants, les paysans libres très peu, la crise devint démographique et économique. Sans entrer dans des considérations économiques qui mèneraient loin du propos mais qui seraient fondamentales pour commenter ce passage, on peut au minimum noter tout de suite le caractère téléologique d’un récit qui prépare le lecteur à différents événements graves de l’époque des « guerres civiles » : la pression de la plèbe sur le sénat pour obtenir des terres ; le danger que représente l’esclavage (Spartacus n’est pas loin) ; la compétition pour la terre ou plus exactement la substitution des bénéficiaires qui se produit entre la plèbe et l’armée ; la nécessité de répondre à la crise par le développement de la colonisation. g - Le paragraphe apporte un nouvel élément : le rôle des Italiens. Les colonies et les municipes italiques soumis à Rome sont tenus, par la fiction du foedus ou traité qui unit Rome et les Latins (fiction car depuis la rupture entre Rome et ses alliés en 338, ces derniers sont plus soumis qu’associés !), de fournir des auxiliaires à Rome. Ils sont le vivier dans lequel les généraux romains puisent pour combattre. Or la crise économique et l’appauvrissement de leur propre plèbe (et pas seulement de la plèbe de Rome) risquaient de gêner le recrutement militaire. En fait, le problème des colonies et des municipes latins est que leur corps civique supporte de plus en plus mal le sort que lui fait Rome et que leurs élites trouveraient normal d’intégrer la citoyenneté romaine. h - Le passage suivant achève de dresser l’étau de la crise : alors que la solution tombe sous le sens (reprendre des terres publiques aux riches et les redistribuer à la plèbe pour la renforcer, ce qui revient à renforcer le corps civique), les riches n’en veulent pas et avancent mille et une raisons pour ne pas entrer dans ces vues. Il s’agit toujours, pour Appien, de préparer le terrain du récit des guerres civiles. Or celles-ci commencent avec la réforme agraire des Gracques, épisode fondateur, en quelque sorte, d’une période perturbée et violente. Ainsi donc la solution s’avérera pire que le mal, ouvrant sur un siècle de guerres, de meurtres politiques, et, à terme, sur l’échec de la République romaine. j et k - Vient alors le rappel historique d’une ancienne loi agraire qui avait déjà limité le droit des possessores sur les terres publiques à 500 plèthres (on attendait jugères, mais Appien est un historien grec et il donne la mesure équivalente) ainsi qu’à un certain nombre de têtes de gros et de menu bétail. Déjà on espérait que cette limite donnée à la possession de l’ager publicus dégagerait de la terre pour la redistribuer à la plèbe. La même loi imposait aux possessores favorisés d’employer les citoyens pauvres (des hommes libres dit Appien) comme agents de leurs domaines. On s’est demandé quelle pouvait être cette loi et le consensus s’est établi autour de la Lex Licinia Sextia de modo agrorum (« Loi de Licinius Sextius sur la mesure des terres ») datant de 368 ou 367 av. J.-C. C’est remonter de 230 ans avant les Gracques. Mais l’épisode est majeur car,

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à notre connaissance (c’est-à-dire en fonction de la documentation que nous proposent les auteurs de l’Antiquité), ce serait la plus ancienne loi agraire acceptée et mise en œuvre, toutes les initiatives antérieures, fort nombreuses, n’ayant été que des projets sans suite. Mais d’autres lois fixant une limite à la possession de l’ager publicus et surtout moins anciennes que la loi Licinia Sextia sont peut être à envisager (J.-P. Vallat 1995, p. 53 qui parle d’une loi de 298 et d’une autre de 145). Cependant, la plupart des autres leges ont été des lois coloniales pour diviser des régions conquises et fonder des colonies et non des lois limitant l’emprise des patriciens sur l’ager publicus. On doit donc se demander, devant l’imprécision du texte, si Appien n’est pas en train de réduire à l’excès l’histoire agraire : il est tout de même troublant qu’à 230 ans d’intervalle le premier des Gracques fasse comme son lointain prédécesseur ; c’est peut-être le signe d’un télescopage, la volonté d’ancrer dans un passé vraiment ancien l’action des Gracques. NB- Remarquer (en j) que la traduction donne « tribun du peuple » là où il s’agit, à l’évidence, de « tribun de la plèbe ». m - Le constat de l’échec complet de la loi et l’évocation des fraudes auxquelles des citoyens ont eu recours pour se soustraire à ses dispositions, permet de clore dramatiquement le récit introductif et d’annoncer la suite : « Tel était l’état des choses lorsque Tiberius Sempronius Gracchus... ». Cette façon de dire que le tribun de la plèbe arrive sur un terrain miné fait partie de l’art rhétorique d’Appien. On ne saurait mieux faire rouler les tambours avant l’entrée en scène du premier héros et du premier martyr d’un récit qu’Appien va conduire jusqu’à l’assassinat de César, un siècle plus tard, en comptabilisant les morts, les crises, les révoltes, et les trahisons... Les éléments à souligner et à discuter Si l’art du récit ne fait pas défaut à Appien, les contenus historiques qu’il présente sont-ils fiables ou bien faut-il les soumettre à une vive critique ? L’étude de quelques points principaux apportera des réponses. Une bonne compréhension des catégories agraires Comme je l’ai montré dans l’analyse technique des paragraphes b et c, Appien a une bonne connaissance des « conditions des terres », et son intelligence de la situation agraire est un des intérêts de son récit. Bien que le tableau qu’il propose soit très général, il sait différencier suffisamment les terres pour qu’on comprenne que les enjeux diffèreront selon le type agraire concerné par telle ou telle décision politique ou juridique. Il a lu (sans doute les auteurs gromatiques), retenu et surtout compris l’essentiel des enjeux. On a fait remarquer dans des travaux spécialisés, repris dans des synthèses récentes (Vallat 1995, p. 51), qu’Appien comprenait mal ce qu’est l’ager occupatorius, parce qu’il n’a pas de mots pour traduire l’expression ager occupatorius. Je nuancerais cette opinion en relevant, au contraire, que sa catégorisation de ce type d’ager est fondée et qu’il a bien cerné la nature de cette terre 1/ ravagée par la guerre (d’où le mot arcifinius11), 2/ non mesurée (mais entre les

                                                        11 Selon les arpenteurs, notamment Siculus Flaccus, arcifinius (qui est le synonyme d’occupatorius) viendrait du fait d’écarter (arcere) le voisin, c’est-à-dire l’ancien occupant. Par la guerre et la victoire, on chasserait donc les populations locales et on rendrait vide ou vacante la terre, res nullius, donc pouvant faire l’objet d’une appropriation de la part d’un citoyen romain.

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arpenteurs il y a une contradiction qu’on ne saurait reprocher à Appien12), 3/ non distribuée en lots, et 4/ que peut s’approprier qui le veut dans un mode (légal) de colonisation personnelle et spontanée. Le processus colonial La force du récit d’Appien n’est pas seulement dans ce qu’il dit que dans ce qu’il laisse entendre. Par la description convaincue qu’il fait des origines de la crise, ce chroniqueur démontre la nature même du phénomène colonial de Rome, à savoir une perpétuelle fuite en avant, en raison des états de fait causés par une phase précédente de l’expansion romaine. On ne peut nier qu’une des prémisses de la conquête de provinces nouvelles ait été la prise de contrôle des ressources des territoires, esclaves, métaux, blé par exemple. Ainsi, bien avant les soldats, ce sont les négociants qui pénètrent les premiers dans les futures provinces. Ensuite, l’inextricabilité des situations foncières que connaît l’Italie, où le contrôle des terres publiques par l’Etat s’avère impossible, justifie de botter en touche : lorsqu’il ne sera pas possible de lotir des terres en Italie même, on le fera à l’étranger, en dérivant les problèmes loin de Rome et de l’Italie. Seules les colonisations violentes, conduites manu militari, pourront se produire au cœur même de l’Italie. Sylla, par exemple, laissera un souvenir douloureux que Cicéron pourra encore exploiter vingt ans après, dans ses propres combats, pour effrayer les sénateurs. Il faut donc, pour nuancer le récit d’Appien, remettre le processus colonial au centre du propos et voir en quoi il est cause de la crise. Par exemple, les Gracques, par leur politique, ont moins un objectif économique — contrairement à ce que laisse penser Appien en insistant sur la ruine de la petite exploitation — qu’un objectif civique : ce qu’ils visent, c’est la prorogation du corps civique, avec, en arrière-plan, la question du recrutement de l’armée dans ce corps. Voilà pourquoi la politique coloniale ne leur pose aucune question. Il faut éviter le contresens que l’aspect téléologique du récit d’Appien pourrait conduire à commettre, si on voyait la colonisation comme le fléau à combattre parce qu’elle est source d’accaparement et de problèmes, et la politique des Gracques comme la solution à ce fléau. Ce n’est pas la colonisation qui est en jeu à l’époque des Gracques ni après : tout le monde y consent. C’est le lieu où elle doit se produire : l’Italie selon les tribuns de la plèbe, pour des motifs démographiques et civiques ; les provinces nouvelles de Gaule, d’Afrique, d’Hispania ou d’Asie, pour les optimates. C’est la forme qu’elle doit adopter : respect de l’inaliénabilité de l’ager publicus ou bien tendances à la “privatisation” de certaines catégories de terres, comme la loi agraire de 111 av. J.-C. le démontrera ? S’il y a une question agraire, politiquement parlant, c’est parce que la réponse à ces questions ne sera pas tranchée pendant un siècle. Le rapport avec les Italiens C’est une explication que suggère Appien, mais sur laquelle il passe rapidement, et même dont il ne dit pas le ressort profond. Le rapport avec l’Italie et les populations italiennes au second siècle av. J.-C. est compliqué. La raison est que Rome a gardé de la très ancienne

                                                        12 Siculus Flaccus (Guillaumin, 2010, p. 36-37) explique que la terre arcifinale ou occupatoire n’est pas mesurée et qu’il n’y a donc pas de garantie publique parce qu’il n’y a pas de forma ; Hygin Gromatique (Guillaumin 2005, p. 119-121), au contraire, explique qu’on doit réduire ce type de terres à la mesure au moyen d’une limitatio qui soit un peu différente de la centuriation, mais qui parte néanmoins de rigores précis et qui enserre entre les axes (limites) des unités dites scamna et strigae.

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fédération qu’elle avait noué avec les peuples du Latium (nomen Latinum) des structures telles que le droit latin, ou encore l’idée que les Italiens sont des associés (socii) de Rome. Mais, dans la réalité, depuis longtemps déjà, Rome entretient avec les cités de l’Italie péninsulaire puis de Cisalpine des rapports compliqués, à la fois de soumission et d’association. Elle compte sur les cités pour ses finances et son armée, mais n’est guère prédisposée à en payer le prix, notamment en termes de promotion sociale et de reconnaissance de privilèges juridiques et fiscaux, même pour les élites des cités en question. Alors, si, malgré tout, cela tient, c’est parce que les cités sont différentes entre elles (il y a des différences considérables entre une colonie romaine, une colonie latine, un municipe sans suffrage, un oppidum, un peuple attribué, etc.) et parce qu’au sein d’une même cité des clivages entre possédants et plèbe pauvre contribuent aussi à rebattre les cartes. Quoi qu’il en soit, les questions territoriales et agraires, liées à la façon dont Rome agit dans toute l’Italie, sont un incontestable moteur des crises aux IIe et Ier s. av. J.-C.. Et ce moteur, c’est, principalement, la question de l’ager publicus, enjeu permanent car il faut sans cesse trouver des terres à répartir. Le latifundisme Le récit d’Appien alimente une explication de la crise par le latifundisme, c’est-à-dire la croissance et l’implantation de la grande propriété, et par le recours à l’esclavage pour sa gestion. Comme l’autre historien grec des Gracques, Plutarque, Appien choisit de présenter une vision morale de la crise. Sur ce point on doit défendre deux idées. La première est que le latifundium est bien une réalité de cette époque, et la seconde, que la politique de distribution de terres et donc de maintien de la petite propriété est tout aussi réelle. Cela conduit à nuancer l’opinion d’Appien et de refuser d’accepter l’argument sans le discuter. La réalité de la très grande propriété est indéniable. Mais le terme de “propriété” n’est pas opportun devant un phénomène qui est de l’ordre de la domanialité : un latifundiste — qui devait inévitablement avoir des esclaves, mais aussi des fermiers ou des colons et entretenir avec eux des rapports sociaux de patronage et de contrôle — était un possédant plus proche d’un seigneur que d’un propriétaire ! On trouve, dans l’ouvrage de Jean-Pierre Vallat (1995, p. 65), des exemples très bien documentés pour le Ier siècle av. J.-C., de gigantesques fortunes foncières portant sur des dizaines de milliers d’hectares et des populations d’esclaves de plusieurs milliers d’unités. Ces grandes fortunes viennent de l’enrichissement territorial dû à la conquête, et de la maîtrise des ressources et du commerce dans l’empire colonial romain. A côté de la distribution de terres aux vétérans, il y a aussi les lots immenses que les généraux vainqueurs et les fondateurs des colonies se réservent ou qu’ils donnent à leurs alliés politiques en remerciement de leur soutien. Mais la réalité du maintien d’une petite propriété en Italie n’est pas moindre à la fin du IIe et pendant le Ier s. av. J.-C. Malgré les difficultés à trouver de la terre à répartir, malgré des échecs de certains plans de colonisation, l’installation de colons agraires est constante et elle entretient le maintien et le renouvellement de cette strate sociale. La succession des lotissements en Italie, des Gracques à Auguste, est vraiment troublante. Dans le récit d’Appien, dont il faut souligner la clarté, il importe aussi faire la part des topoi, c’est-à-dire des poncifs répétés de récit en récit et qui deviennent de véritables clichés. Ils alimentent une vision non pas forcément inexacte mais quelquefois déséquilibrée des réalités foncières de l’époque.

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Bibliographie Appien, Les guerres civiles à Rome, Livre I, traduction Jean-Isaac Combes-Dounous, révision Catherine Voisin, coll. La Roue à livres, ed. Les Belles Lettres, Paris 1993. David KREMER, Ius Latinum. Le concept de droit latin sous la République et l’Empire, ed. De Boccard, Paris 2006, 274 p. Claude NICOLET, Le stipendium des alliés italiens avant la guerre sociale, première publication en 1978, repris dans Claude NICOLET, Censeurs et publicains. Economie et fiscalité dans la Rome antique, ed. Fayard, Paris 2000, p. 93-103.

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Document n° 6

Les « controverses agraires »

de Frontin

Les controverses agraires sont un matériau juridique majeur qui apparaît à l’époque flavienne sous plusieurs plumes : Frontin, qui en fait un résumé ; un anonyme dit Pseudo-Agennius, qui lui consacre un commentaire détaillé ; Hygin, à la fin du Ier siècle, qui commente une sélection de ces controverses. Tous les auteurs conviennent qu’il y a des causes et des procédures dans lesquelles le savoir du mensor est incontournable, qu’il s’agisse de qualifier les faits (dire à quelle cause ou controverse on se rattache pour plaider), ou des techniques procédurales mettant en jeu l’action des mensores. Ces textes permettent de comprendre que ces controverses sont un matériau hiérarchisé, définissant cas par cas, ce qui ressortit au droit ordinaire (le droit civil et ses procédures) et ce qui est de l’ordre des mesures (droit des conditions des terres et procédures adaptées).

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Le texte de Frontin Frontin, De controversiis, (premier paragraphe) — 4, 1-11 Th = 9, 2-11 La

Materiae controversiarum sunt duae, finis et locus. Harum alterutra continetur quidquid ex agro disconvenit. Sed quoniam in his quoque partibus singulae controversiae diversas habent condiciones, proprie sunt nominandae. Vt potui ergo comprehendere, genera sunt conroversiarum XV : de positione terminorum, de rigore, de fine, de loco, de modo, de proprietate, de possessione, de alluvione, de iure territorii, de subsecivis, de locis publicis, de locis relictis et extra clusis, de locis sacris et religiosis, de aqua pluvia arcenda, de itineribus. « Les controverses portent sur deux matières : la limite et la terre nue. Dans l’une ou l’autre est contenu tout désaccord à propos d’une terre. Mais puisque, dans ces deux catégories, il y a des controverses dont chacune a un statut différent, il faut en donner les noms précis. Ainsi donc, selon le recensement que j’ai pu en faire, il y a quinze genres de controverses : sur la position des bornes, sur l’alignement, sur la limite, sur la terre nue, sur la superficie, sur la propriété, sur la possession, sur l’alluvionnement, sur le droit du territoire, sur les subsécives, sur les lieux laissés et sur les lieux exclus, sur les lieux publics, sur les lieux sacrés ou religieux, sur le contrôle de l’eau de pluie, sur les droits de passage. » (trad. Jean-Yves Guillaumin, Les arpenteurs romains, coll. des Universités de France 2005, p. 150 sq). « Il y a deux matières à controverses, la limite et le lieu. Tout ce qu'il y a de désaccord venant des terres est contenu par l'une ou l'autre. Mais puisque dans ces parties aussi chaque controverse particulière a des conditions diverses, il faut absolument les nommer. Donc, à ce que j'ai pu comprendre, il y a quinze sortes de controverses : la position des bornes, l'alignement, la limite, le lieu, la mesure, la propriété, la possession, l'alluvionnement, le droit du territoire, les subsécives, les lieux publics, les lieux sacrés et religieux, l'eau de pluie à détourner, les chemins. » (trad. Hélène Marchand dans Chouquer et Favory, 2001, p. )

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Le personnage de Frontin  Un familier des empereurs au service du cadastre L'auteur gromatique peut-il être identifié avec le consul Sextus Iulius Frontinus ? La question mérite en effet d'être posée. Parmi tous les arpenteurs de l'Antiquité, la présence de Frontin étonne : que vient faire un personnage de rang consulaire, proche de l'empereur, dans un corps de techniciens et théoriciens de l'arpentage et du bornage ? Si cet auteur est bien le personnage historique en question, il faut alors poser la question de son rôle dans cette affaire. L'identification est cependant possible. Le début de sa carrière est à peu près cerné à partir du moment où il devient préteur urbain à Rome au début de l'année 70. C’est au moins de cette époque que date le compagnonnage existant entre le légat prétorien et le second fils de l’empereur. En effet, en janvier 70, alors que Vespasien se trouve en Orient (Suétone, Vitellius, XV ; Vespasien, VII ; Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, IV, 11, 4-5), Frontin convoquait le Sénat, en tant que préteur de la Ville, pour contribuer, — sous l’autorité de Mucien qui représente Vespasien à Rome en ces temps de conquête et d’affermissement du nouveau pouvoir —, à cette entreprise. Peu après, il "abdiquait" cette charge au profit de Domitien, au moment où Vespasien et Titus étaient encore absents de Rome, retenus par la répression en Judée (Tacite., Hist., IV, 39 et 40). Toute la politique flavienne est en germe dans le programme initié alors par Frontin et Domitien : restituer la possessio des terres publiques à ceux qui en avaient été dépossédés au profit d’autres, pour des motifs de clientélisme, par les empereurs précédents (voir Tacite Hist., I, 66) ; reconstituer les archives brûlées par l’incendie du capitole qui a eu lieu le mois précédent, en décembre 69 ; restaurer les finances de l’Etat et des collectivités locales suite à l’interruption de versement des vectigalia. C’est l’argument versé au dossier pour dire à la fois que Frontin s’intéressa, dès janvier 70, à la reconstitution des archives, et que l’auteur gromatique est bien le même que le haut personnage, familier des Flaviens. En 70, il aurait alors environ 35 à 40 ans. Il reçoit un commandement légionnaire en Gaule pour aller réprimer la révolte des Lingons, ce qu'il réalise en recevant, selon lui, la soumission de 70 000 Lingons (Strat. IV, 3, 14). Il le fait à la tête de la VIIIe légion qu'il aurait pu installer à Mirebeau. De 70 à 72, on suit Frontin en Gaule et en Germanie où il participe à l'armée de Cérialis. Il est consul pour la première fois en 73. Il est alors envoyé en Bretagne où il succède à Cérialis et précède Agricola. Il y soumet les Silures et édifie la via Iulia. Il abandonne ce poste en 77 ou 78. De 78 à 97, on ne peut plus décrire précisément sa carrière. La période de 77/78 à 83 est totalement inconnue. Certains auteurs ont proposé l’idée que ce soit à cette époque que Frontin se soit vu confier une mission administrative, en liaison avec la décision de Vespasien de réviser les cadastres (thèse de W. Eck). Mais j’ai dit ci-dessus les raisons qui ont pu faire esquisser cette mission dès 70. Entre 78 et 97, il est proconsul d'Asie (on a avancé des dates comme 85-86 ou 86-87). D'après une indication de Martial (Ep. X, 58), il semblerait avoir résidé dans sa villa de Terracine pendant la fin du règne de Domitien. Etait-il en disgrâce ou bien avait-il pris lui-même du recul pour échapper aux turbulences de la fin du règne ? De 97 à la fin de sa vie, on recommence à avoir un peu plus d'informations datées. En 97, il est nommé curateur des eaux de Rome ; en janvier 98, il est consul suffect pour la seconde fois, et a Trajan comme collègue ; l'année suivante, il accède au consulat pour la troisième fois, avec le rang de consul ordinaire, c’est-à-dire éponyme, et encore avec Trajan. Augure

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depuis quelques années, c'est Pline le Jeune qui lui succède dans cette charge à sa mort. On situe celle-ci vers 103 ou 104 ; il devait avoir environ 70 à 75 ans. Une œuvre discutée. La comparaison entre les éditions de textes gromatiques de Lachmann (1848) et Thulin (1913) montre combien l'œuvre même de Frontin a été discutée. On ne doit plus retenir la distribution en deux livres, qui est encore la règle de l'édition allemande de 1848 sur la base des manuscrits, mais penser à un traité unique dont nous aurions les vestiges de quatre chapitres : les qualités (dans le sens de “conditions”) des terres ; les controverses (celui qui nous intéresse ici) ; les limites ; de l'art de la mesure. À la rigueur, s’il s’agissait d’un peu plus que de chapitres d’un même ouvrage, on pourrait songer à quatre bref opuscules indépendants. La datation de son œuvre gromatique Lucio Toneatto propose une datation vraisemblable et prudente, entre 70 et 90. W. Eck suppose que l'œuvre de Frontin se situe dans le cadre d'une mission officielle et que c'est pour cela qu'il en a consigné par écrit les données. Cette mission aurait pu concerner la récupération des terres publiques, donc une datation sous les Flaviens, et même déjà sous Vespasien. Philipp Von Cranach propose entre 78 et 82 (p. 131-132 ; 151-152). A mon avis, la datation précise des textes de Frontin est délicate, et mieux vaut rester dans une fourchette large comme le fait L. Toneatto. Elle est postérieure à la période pendant laquelle Frontin a exercé une mission, mission que nous pressentons mais qui n'est pas clairement établie et datée. Rappelons ce que dit Frontin au début de son traité De aquaeductu, lorsqu'il précise que dans ses missions antérieures, il rédigeait à la fin de sa charge un commentaire pour ses successeurs, et non, comme il le fait pour la curatèle des eaux au début de son action pour sa propre formation. Frontin a sans doute écrit ses œuvres gromatiques après la mission dont il a pu être chargé. Celle-ci ne peut correspondre à l'extrême fin de la carrière de Frontin, car il s'intéresse alors à autre chose, aux aqueducs de Rome. Elle peut de préférence correspondre soit à la période de 77/78 à 82, entre son retour de Bretagne et ses autres fonctions connues ; soit encore à la période du début des années 90, lorsqu'il semble se mettre (ou être mis ?) en retrait pendant les dernières années du règne de Domitien et qu'il vit dans sa villa de Terracine.   

Commentaire du texte Le texte proposé est le premier paragraphe du commentaire de Frontin sur “les Controverses”. Il est suivi de brefs paragraphes donnant quelques éclaircissements pour chacune des controverses citées (plus une seizième, celle concernant les fruits des arbres). Etant donné la nature analogique du raisonnement fait par les agrimensores, totalement déroutant pour nous, je suggère que le lecteur se laisse porter par l’ordre des contenus abordés, en oubliant à peu près toutes les catégories qui lui sont habituelles, mais en ayant activé, dans son esprit, les catégories agraires présentées dans les fiches et les documents précédents. Le commentaire est un itinéraire intellectuel qui nous fait prendre conscience comment, dans l’Antiquité romaine, on passait du terrain au droit, des conditions agraires aux procédures juridiques, du droit agraire au droit civil, et pourquoi les mots principaux ont des significations très différentes de celles qui sont les nôtres aujourd’hui.

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N’oublions pas, pour débuter, que les auteurs sont des Romains, et qu’ils se placent toujours dans l’optique de la colonisation, celle de Romains accaparant et occupant d’abord l’Italie, ensuite les provinces, et ayant à dire comment ils conçoivent ces espaces entrés sous leur dominium. Commencer par prendre acte d’un fait juridique : le classement des controverses agraires Sans chercher à l’interpréter tout de suite, le texte de Frontin fait prendre immédiatement conscience d’un fait : les controverses sont classées, dans une liste canonique de quinze cas. Rappelons qu’un des buts du droit est de nommer des causes pouvant donner lieu à procès, et que le juge n’a jamais le pouvoir de décider lui-même de la nature d’une infraction pour s’en saisir : il est tenu de se référer à une liste de causes et de voir si l’affaire qu’on lui présente se rapporte à l’une d’elles. Dans l’Antiquité, c’est l’album du préteur qui, en droit civil, donne des listes de causes pouvant être appelées, mais l’album est un concept initialement mobile puisqu’il est modifié chaque année, avant de se figer dans une liste canonique. Ici, nous avons une espèce d’album déjà fixé, donc une esquisse de ce qu’on nommerait aujourd’hui un code, donnant une liste fixe de causes du droit agraire. Le commentaire qui suit ne se déduit pas uniquement du texte de Frontin, trop simplifié, mais de la comparaison de ce texte avec le long commentaire d’Agennius Urbicus, parce que cet auteur très tardif a dû lui-même bien comprendre le sujet pour pouvoir exposer la logique de présentation des controverses. On découvre donc en lisant ce commentaire que la rationalité est à l’œuvre dans cette élaboration juridique et que la liste de Frontin ne peut pas être lue banalement. En effet, Frontin dit que deux matières expliquent toutes les autres : la limite et le lieu. Cependant, si on retrouve bien ces deux matières dans la liste des controverses, ce n’est qu’en 3e et 4e position, et non pas en 1e et en 2e positions comme on aurait pu le penser. On obtient donc, dans un premier classement, une liste à trois étages : - position des bornes (1) et alignement (2) : ce sont les controverses dites initiales - limite (3) et lieu (4) : ce sont les controverses dites matérielles - toutes les autres controverses agraires (5 à 15). Mais ensuite, les controverses 5 à 15 sont elles-mêmes subdivisées. En lisant le détail de chaque controverse chez Frontin, ainsi que le commentaire d’Agennius Urbicus (compilant un anonyme de l’époque de Domitien), on voit souvent revenir la dualité suivante : ordo mensurarum vs ius ordinarius (ou partes iuris). Cela signifie qu’il y a des causes qui seront de l’ordre des mesures et du droit agraire, dans lesquelles l’art du mensor sera décisif car il faut dire les surfaces (modus = mesure, surface) et lire les plans cadastraux, tandis que d’autres seront de l’ordre du droit ordinaire, parce qu’il s’agira simplement de dire qui possède quoi, de part et d’autre d’une limite dont les bornes ont été retrouvées. Et dans ce cas, on est en présence de litiges exactement du même ordre que ceux qui se produisent entre deux citoyens propriétaires selon l’optimum ius.

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L’organisation analogique et hiérarchique des controverses agraires (dans Chouquer 2010).

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Au cœur de la rationalité juridique et agraire : la limite et le lieu Ces explications ayant été données, il est possible d’entrer dans la progression intellectuelle des agrimensores. Que s’agit-il de savoir ? S’agit-il de chercher la limite (finis) entre deux voisins (adfines) ? Ou bien s’agit-il de dire qui est propriétaire en raison de la nature du lieu ? On découvre ici le cœur de la pratique des agrimensores et le fondement même du droit. Dans l’Antiquité, il y a deux façons d’être et de se revendiquer propriétaire sur le terrain : soit par le constat de la limite (finis), de son tracé (rigor) et de ses bornes (termini) ; soit par la nature des cultures. Le cas de la limite (finis) est banal. Mais il comporte des bases techniques qu’il faut brièvement rappeler. L’acte décisif est la pose des bornes — de positione terminorum controversia (n°1) —. Le tracé d’une borne à l’autre suppose une ligne que l’arpenteur projette dans l’espace et nomme rigor quand c’est une visée ou alignement, et linea quand c’est sa matérialisation sur le sol. Cependant, en droit ordinaire, et depuis une certaine loi Mamilia de haute époque, on a décidé de donner à cette ligne, pour qu’elle soit reconnaissable, un espace de cinq pieds qui ne peut être approprié par aucun des deux voisins ou adfines. Il existe donc un rapport rationnel entre position des bornes > rigor > limite (finis). Si deux voisins sont en litige pour savoir où se trouvent les bornes, et où passe la limite, par exemple parce que l’un suspecte l’autre d’avoir empiété sur la bande de 5 pieds, le plaignant intentera une action de fine. Ensuite, ce sera au juge, aidé par l’expertise de l’arpenteur, de dire si le tracé litigieux est complètement soutenu par des bornes, ou bien si, en l’absence d’un nombre suffisant de bornes, il faut ouvrir une procédure sur l’alignement, ou encore s’il faut invoquer une infraction à la loi Mamilia. Ainsi est expliqué le fait que la controverse sur la limite (finis) nécessite deux controverses initiales sur les bornes et l’alignement. Le second cas (locus, lieu) est beaucoup plus délicat car il dépend de la pratique des assignations et interfère donc directement avec le droit agraire. En effet, si le plaignant prétend qu’on lui a assigné un bois (à lui ou à son ancêtre), partout où il y aura du bois, il y aura présomption de légitimité de sa demande. De même si le vétéran prétend que le lot qui lui a été assigné porte sur telle mesure de terre, et que cette mesure peut être attestée par un plan (forma) indiquant le lot, ce n’est pas parce qu’un limes (axe, chemin) de la centuriation passe à travers son lot que le limes fait pour autant limite ; on aura pu donner le complément du lot du vétéran dans la centurie voisine ; le vétéran pourra faire valoir le lieu et prétendre que son lot est de même nature (par exemple de la terre cultivable) de part et d’autre du chemin. On voit donc ce que signifie locus. C’est un concept riche de sens et qui répond à double niveau (textes et nombreuses références dans Chouquer 2010) : - un niveau juridique en droit agraire : on ne peut agir que si la nature agraire du lieu est connue : lieu divisé et assigné, rendu, laissé, excepté, pris à un autre, échangé, vendu par les questeurs, etc. - un niveau juridique et fiscal qui repose sur le fait qu’une assignation ne peut porter sur un mélange de types de sol mais doit au contraire être de même nature et d’un seul tenant. Par exemple, si on assigne un bois à quelqu’un, on ne doit pas trouver de parcelles cultivées à l’intérieur ; dans le lot du colon assigné en terres cultivables, on en doit pas trouver une vigne ou un bois, etc. De même quand on rend des terres à des adfines, dans des lieux différents, on ne devait pas avoir des fonds morcelés et pour cela on les ramène, par échanges, à un seul ensemble, ce qui permettait l’identification.

« C’est que, quand deux personnes, auxquelles leurs terres étaient rendues, avaient des parcelles dans des lieux (loca) différents, elles procédaient, pour avoir une possession d’un seul tenant, à une évaluation mesure pour mesure, selon la qualité du sol ; et, au lieu de ce qui se trouvait ailleurs, une

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plus grande part a donc été reçue, comme nous l’avons dit plus haut, par celui qui a reçu cette inscription, RENDU ET ÉCHANGÉ CONTRE LE SIEN. » (Siculus Flaccus, 119, 21-27 Th = 155, 16-22 La ; trad. ed Jovene Naples 1993)

Les raisons de ces contraintes sont à la fois cadastrales (disposer d’un principe de reconnaissance) et fiscales (les taxations varient selon la nature du sol). Les agrimensores nomment ces règles par le concept de continuité du sol (continuatio soli), et procèdent, pour en juger sur le terrain, par la comparaison des cultures (comparatio culturae). Le lieu est donc une catégorie issue du droit agraire, soutenue par des techniques d’arpentage et de répartition de la terre qui interdisent qu’un juge ordinaire puisse s’en charger13. L’interférence des conditions des terres L’interférence des questions touchant à la vie rurale et aux territoires avec les catégories des conditions des terres est une difficulté permanente. Qu’on observe l’établissement d’une colonie et le début d’une assignation, ou bien des héritages vieux de plusieurs décennies voire de plusieurs siècles, la relation entre le droit ordinaire et le droit agraire pose toujours de sérieuses difficultés. Ce qui se produit à chaque fois, c’est la dualité entre terres divisées et assignées et terres arcifinales ou occupatoires, les unes avec des plans garantissant la limite et la mesure, les autres sans ces plans. Allait-on avoir à chaque fois, pour chaque controverse, deux jurisprudences, l’une en terre divisée et assignée et l’autre en terre occupatoire ? Chaque type de terre rencontre ses problèmes. Ainsi, en zone assignée, la division en lots peut affecter une terre que l’uniformité de la culture pourrait conduire à rapporter à un unique propriétaire.

« Quant à la comparaison des cultures semblables, chose que nous prenons souvent en compte, il peut assurément arriver que les cultures soient semblables et contiguës, et que, même si l’aspect est unique, il y ait plusieurs propriétaires. En effet, quand les peuples avaient été expulsés et étant donné que les grands domaines avaient été au pouvoir des riches, alors la terre qui avait été à un seul, a été divisée et assignée à plusieurs personnes. Aussi quelque aspect de culture qu’ait eu cette terre que plus d’un propriétaire a reçue — il y aura sans aucun doute un aspect semblable entre plusieurs — cependant chacun devra avoir son bien propre selon les lots reçus. » (Sic. Flac., 125, 18-27 Th = 161, 3-11 La ; trad. ed Jovene Naples 1993)

En zone arcifinale ou occupatoire, le problème est encore plus ardu, en raison des modes de bornage vernaculaires qu’on utilise. Si, par exemple, on marque des limites avec des arbres remarquables, comment ne pas risquer de confondre avec d’autres arbres si on n’a pas pris soin de prendre des essences différentes de celles des arbres natifs ? Les questions de qualification des causes sont encore plus délicates. En voici un exemple emprunté au juriste anonyme, Pseudo-Agennius, recopié par Agennius Urbicus.

 « Lorsque, en effet, aucun plan cadastral ne mentionne la superficie d'un lieu et qu'une controverse naît, […] certains arpenteurs, par imprudence, ont l'habitude d'enrôler des arbitres ou de tirer au sort des juges de fixation des limites quand, dans l'affaire présente, on débat certes plus que de la fixation des limites. Il arrive ainsi qu'on soit en colère après la sentence et qu'elle puisse être cassée,

                                                        13 La traduction de locus par terre nue, chez J.-Y. Guillaumin, est indéfendable car sans rapport avec ce dont il est question. La notion de terre nue évoque la nue-propriété qui se constate lorsqu’on démembre la propriété, l’un ayant le fonds, l’autre l’usage. Mais c’est autre chose ! Comme le traducteur ne justifie pas son choix, je suppose que celui-ci vient de la traduction collective de Frontin faite à Besançon, publiée en 1998 (et à laquelle il a participé) et qui donne aussi “terre nue”.

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parce qu'un juge ou un arbitre l'ont proclamée et que ne commet aucun délit celui qui n'a pas suivi la sentence quand on a saisi le juge et l'arbitre au sujet d'une autre affaire. Au sujet de [ce] lieu, si la possession de celui qui demande est sûre, (Th. 34) il convient même de formuler un interdit, le temps que toutes les autres affaires à partir de l'interdit soient menées rapidement jusqu'à leur terme : en effet le risque est grand d'amener un procès vers un interdit dont l'issue est des plus incertaines. Mais si la possession est moins sûre, la propriété du lieu (proprietas loci) doit être obtenue, la formule ayant été changée, selon le droit des Quirites ; en outre, il faut juger si le lieu dont on débat montre la limite d'une terre par des bornes, des arbres ou tout autre preuve et si, à partir de la continuation du sol, il est tiré de certaines preuves. » (Pseudo-Agennius, 33,18 – 34,8 Th ; trad. Hélène Marchand)

On peut commenter ainsi : survient une affaire et on croit, par un examen trop rapide du cas, qu’il s’agit de juger de la fixation d’une limite (controverse de fine ; ou finium regundorum). La sentence est prononcée, mais le défendeur n’en tient pas compte car il a perçu que la cause n’était pas la bonne. Le Pseudo-Agennius conseille alors de voir si la possession est sûre ou non : si elle est sûre, on ne débattra que du tracé exact de la limite et de l’emplacement des bornes, sans remettre en cause la légitimité de la possession de chaque voisin. Mais si elle n’est pas sûre, autrement dit si non seulement la limite est en jeu, mais que n’est même pas certain le fait de savoir à qui appartient le lieu, il suggère d’engager une controverse particulière, dite de la propriété du lieu, ce qui est la sixième controverse de la liste de Frontin. Pourquoi cette solution ? Parce que la controverse sur la propriété porte précisément (en raison des “conditions des terres”) sur le fait de posséder quelque chose (c’est le cas le plus souvent des forêts et pâturages possédés en commun par un groupe de domini) qui n’est pas attenant à sa terre, situé par exemple au delà du 4e et du 5e voisin. Cette lecture aide un peu plus à comprendre ce que c’est que le locus dans le langage agraire. Les controverses agraires apparaissent, en définitive, comme étant une liste de controverses liées aux conditions des terres (ce que j’appelle le « droit agraire ») et dans lesquelles il y a conflit de compétence entre l’arpenteur agissant comme juge agraire et le juge ordinaire. La liste, mais c’est nettement plus perceptible chez le Pseudo-Agennius que chez Frontin, décrit les cas et dit de façon presque systématique si l’arpenteur intervient seulement comme expert au service du juge ou s’il dit le droit à partir de la consultation de la forma et des documents de ce type. Bibliographie W. ECK, Die Gestalt Frontins in ihrer politischen und sozialen Umwelt, dans Sextus Iulis Frontinus, Wasserversorgung im antiken Rom, München/Wien, 1982, p. 47 sq. Lawrence KEPPIE, Colonisation and veteran settlement in Italy (47-14 BC), ed. British School at Roe, 1983, 233 p. Lucio TONEATTO, Codices artis mensoriae. I manoscritti degli antichi opuscoli latini d’agrimensura (V-XIX sec.), 3 tomes, Spolète, 1994 et 1995. Philipp VON CRANACH, Die opuscula agrimensorum veterumund die Enstehung der kaiserzeitlichen Limitationstheorie, ed. Friedrich Reinhardt, Bâle 1996.

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Document n° 7

Domanialité et propriété

dans le De Beneficiis de Sénèque : universa possessio, dominium, proprietas

(vers 61-63 ap. J.-C.)

Cette étude commente divers extraits du De beneficiis de Sénèque, dans lesquels le philosophe romain donne sa conception de la propriété et fait la distinction entre imperium et dominium. On souhaite montrer que, contrairement à l’usage lisse qui est habituellement fait du texte en lien avec le droit civil, celui-ci est mieux éclairé si on le met en rapport avec le droit agraire colonial de Rome. On commente, ensuite, l’usage que Portalis a fait de cette distinction dans l’explication des dispositions du Code civil de 1804 sur la propriété.

*** Premier extrait (Sénèque De beneficiis, VII, 4 ; ma synthèse d’après diverses traductions existantes)

Iure ciuili omnia regis sunt, et tamen illa, quorum ad regem pertinet universa possessio, in singulos dominos discripta sunt, et unaquaeque res habet possessorem suum ; itaque dare regi et domum et mancipium et pecuniam possumus nec donare illi de suo dicimur ; ad regem enim potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas. Fines Atheniensium aut Campanorum uocamus, quos deinde inter se uicini privata terminatione distinguunt ; et totus ager huius aut ullius rei publicae est : pars deinde suo domino quaeque censetur ; ideoque donare agros nostros reipublicae possumus, quamuis illius esse dicantur : quia aliter illius sunt, aliter mei.

« En raison du droit civil, tout est au roi (rex) ; et cependant, toutes [ces choses], dont la possession universelle appartient au roi, sont inventoriées (descripta) entre les domini particuliers, et chaque chose a son possesseur. Pour cette raison, nous pouvons donner au souverain une maison, un esclave, de l’argent, sans qu’il soit dit que nous lui donnons “du sien”. (Car) la puissance (potestas) sur tout appartient au roi, la propriété (proprietas) à chacun. Nous appelons territoires (fines) des Athéniens ou des Campaniens, ce qui, ensuite, est séparé (distinguere) entre voisins par des bornages privés ; et (pourtant) tout le territoire (ager) est à l’une ou l’autre collectivité publique de citoyens (res publica) ; ensuite, la part du dominus est recensée (censere). Ainsi nous pouvons donner nos champs à la collectivité publique, bien qu’ils soient réputés être à elle ; parce qu’ils lui appartiennent d’une autre façon qu’à moi. »

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Une double série lexicale, juridique et agraire Ce premier texte comprend une double série lexicale, juridique pour l’une, gromatique ou cadastrale pour l’autre. § - La série juridique porte sur les mots ou expressions suivants :

- ius civile : le droit des (seuls) citoyens. - rex : le souverain, qui, en l’absence d’un “roi”, est ici le peuple romain. - universa possessio : le souverain a la possession universelle sur l’ensemble des choses, ce qu’il faut comprendre de la façon la plus complète qui soit puisque le souverain a le pouvoir sur tout, les édifices, les esclaves, l’argent et les terres. - dominus : chaque fundus (le mot n’est pas prononcé et c’est pars qui en tient lieu) est la propriété d’un dominus, donc d’un citoyen qui exerce le dominium. - proprietas : sous ce nom de propriété, il faut comprendre la relation singulière (donc individuelle) que chaque dominus a avec le fundus qu’il possède, dont il a la disposition, indépendamment du fait que ce fundus est situé dans un territoire qui est dans la potestas de la collectivité. - postestas : le pouvoir qu’a le souverain (le peuple romain) sur l’ensemble des choses, et notamment les terres, ce qu’on qualifie couramment d’éminent. - res publica : c’est la collectivité territoriale, par exemple la res publica des colons ou vétérans de telle légion. Ensuite, c’est la cité en tant que collectivité administrée par les citoyens, descendants des colons.

§ - La série gromatique ou cadastrale porte sur d’autres termes également précieux pour la bonne compréhension du texte :

- ager : terme du droit agraire de Rome qui nomme les types juridiques de territoire dans ce droit, au sein de la catégorie plus générale de l’ager publicus des Romains ; - fines : le territoire des Athéniens ou encore celui des Campaniens, est tout entier un ager publicus puisqu’il est intégralement à la collectivité publique des citoyens (res publica). Il est intéressant de voir qu’à l’époque de Sénèque, le territoire campanien, dont la conquête et l’assimilation sont pourtant anciennes, est toujours un ager publicus dont la res publica des colons de Capoue a le dominium d’ensemble. - descriptus : la descriptio (ou plena descriptio) est le nom de l’inventaire cadastral, d’où mon choix de traduction pour descripta : inventoriées. - distinguere : le mot renvoie à la nécessité de séparer, sur le terrain, les fundi de domini voisins et de le faire par un bornage. - terminatio : c’est, ici, le bornage privé qui sépare les fundi. - pars : terme général, employé ici comme équivalent du fundus, c’est la plus petite unité du recensement cadastral. - censere : le mot renvoie directement à l’opération du recensement, par l’établissement de la forma censualis, dans laquelle on sait qu’on recense les fundi par cités et par pagi, et en indiquant les voisins. - vicini : le terme n’est sans doute pas uniquement employé au sens banal mais il fait aussi allusion aux fundi voisins ou latéraux qu’on mentionne dans la forma censualis pour localiser un fundus.

L’idée de ce texte est de faire la différence et l’articulation entre la possession universelle qu’a le souverain sur les choses et la propriété dont disposent les particuliers. Autrement dit, et bien que le mot ne soit pas écrit, ces deux niveaux articulés forment ce qu’on peut appeler le dominium. Celui-ci suppose, comme le second extrait (ci-dessous) le développe, deux domini sur la même chose.

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Second extrait Pour la bonne compréhension de l’idée de Sénèque, il convient en effet de citer cet autre passage qui évoque la distinction et l’articulation des deux sens du mot dominus. (Sénèque De beneficiis, VII, 6, 1 ; trad. F. Préchac, modifiée)

In omnibus istis, quae modo rettuli, uterque eiusdem rei dominus est. Quo modo ? quia alter rei dominus est, alter usus. Libros dicimus esse Ciceronis ; eosdem Dorus librarius suus suos vocat, et utrumque verum est : aliter illos tamquam auctor sibi, alter tamquam emptor adserit ; ac recte utriusque dicuntur esse, utriusque enim sunt, sed non eodem modo. « Dans tous ces exemples que je viens de citer, chacun des deux est dominus de la même chose. Comment cela ? C'est que l'un est le dominus de la chose, l'autre (en a) l'usage. Nous disons : « des livres de Cicéron » là où Dorus, son libraire, dit les siens. Dans les deux cas, l'expression est exacte : l'un les revendique comme auteur, l'autre comme acquéreur, et l'on a raison de dire qu'ils sont à tous les deux, car ils sont bien à tous les deux, mais non de la même manière. »

Dans ce second texte, l’idée de Sénèque est de soutenir que sous le même mot, dominus, on trouve deux acceptions différentes et légitimes toutes deux. A plusieurs autres reprises, avant d’en venir à cette conclusion, l’écrivain avait souligné l’existence d’un double sens :

— quemadmodum sub optimo rege omnia rex imperio possidet, singuli dominio. « Par exemple, sous un bon roi, le roi a l’imperium sur tout, les particuliers (ont) le dominium » (De Benef., VII, 5)

Mais la clarté de la distinction est complètement brouillée par le fait que l’imperium du peuple romain, si on le transpose aux provinces, n’est pas autre chose que… le dominium in solo provinciali dont fait état Gaius. Si l’on réécrivait la phrase de Sénèque avec les mots de Gaius, on obtiendrait : « le souverain a le dominium sur tout le sol provincial et les particuliers le dominium » ! Pour rendre la phrase compréhensible, il faudrait alors faire la distinction entre le dominium global éminent et le dominium personnel utile. Ce qui serait une tournure bien médiévale ou d’Ancien régime pour du droit romain !

— nec conductum meum, quanquam sis dominus, intrabis « Et tu n’entreras pas dans ma conductio, bien que tu soies dominus » (De Benef., VII, 5).

La conductio ou locatio-conductio est, notamment, le nom du contrat par lequel un citoyen prend à ferme une part de l’ager publicus ou le droit de vectigal (ius vectigalis) sur l’ager publicus. Il semble qu’ici, conductio est employé par métonymie pour désigner le bien qui fait l’objet du contrat de locatio-conductio. La propriété chez Sénèque Le commentaire des termes amorce l’interprétation d’ensemble qu’il convient de faire de ces extraits du De Beneficiis. Il est important car, plus explicitement que les textes juridiques ou gromatiques, il décrit bien le double niveau de l’appropriation et les difficultés de lecture qu’il implique. Notons, cependant, deux particularités. Les exemples mêlent autant ce qui est de l’ordre des rapports entre le souverain et les citoyens, que ce qui est de l’ordre des relations entre particuliers. Nous aurions, aujourd’hui, plus couramment tendance à les séparer. Ensuite,

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Sénèque n’emploie pas les mots avec un sens unique et fixe : il lui arrive de les interchanger ce qui ne facilite pas le travail d’interprétation. Au sommet, on trouve une postestas globale, celle du peuple romain (le souverain), qualifiée d’universa possessio. Cette potestas n’est pas une forme de propriété, mais bien de souveraineté, ici foncière. D’autres textes juridiques, ceux de Gaius notamment, nous indiquent que cette universa possessio est le dominium populi Romani qui, en dehors de l’Italie, prend la forme du dominium in solo provinciali. Ensuite, pour Sénèque, le citoyen romain possède un fundus recensé et délimité par un bornage privé, et son appropriation passe par un dominium qui traduit une relation de proprietas avec le bien. Proprietas a ici le sens général de “propriété”, en tant que bien que l’on possède, par opposition à celui dont on n’aurait que l’usufruit, et toute la jurisprudence est claire sur ce sens, que ce soit Gaius (Inst. II, 33) ou Javolenus (Dig., L, 16, 115). Mais l’élément intéressant est l’association du terme de proprietas avec la notion de singularité : alors que le souverain a la postestas d’ensemble, l’individu-citoyen, lui, a la propriété particulière. La relation entre dominium et proprietas se précise alors. Le dominus n’a pas la propriété exclusive puisque la res publica possède aussi la chose. Il a la proprietas c’est-à-dire l’exercice du dominium que lui concède la collectivité, sans qu’il puisse se soustraire au dominium collectif de la res publica. Or ce dominium est structurel : il n’est pas lié à un projet exceptionnel que la res publica pourrait avoir et qui justifierait une « expropriation pour cause d’utilité publique » comme on dit dans le droit moderne ; il est antérieur à la concession de la moindre parcelle de l’ager publicus à un citoyen. Le dominium rappelle ainsi que, originellement, la première forme de l’appropriation individuelle fut une concession d’une portion du bien collectif. Que le sens des mots ait ensuite progressivement évolué va de soi. Mais le rappel de l’ordre des notions par Sénèque ne manque pas d’intérêt. Troisième extrait Dès lors, l’empereur lui-même est doublement et différemment dominus, selon qu’il s’agit de sa fonction, ou de sa personne privée. Sénèque ajoute et commente (VII, 6) :

Nam quum regio more cuncta conscientia possideat; singularum autem rerum in unumquemque proprietas sit sparsa ; et accipere munus, et debere, et emere, et conducere potest. Caesar omnia habet, fiscus eius priuata tantum, ac sua : et uniuersa in imperio eius sunt, in patrimonio propria. Quid eius sit, quid non sit, sine diminutione imperii quaeritur; nam id quoque quod tanquam alienum abiudicatur, aliter illius est. « Dès qu'en effet, à l'instar des rois, il possède moralement toutes choses, mais que les propriétés individuelles sont disséminées entre autant de maîtres, rien ne l'empêche de recevoir, de devoir, d'acheter, de louer. César (l’empereur) possède tout ; mais son fiscus ne renferme que ses biens privés : si le monde est sous son imperium, ses (biens) propres sont dans son patrimoine. On peut discuter si telle chose lui appartient ou non, sans diminuer son imperium ; car ce que la loi lui dénie comme revenant à autrui, est à lui sous un autre rapport. »

On voit donc que, par rapport à la tendance des modernes à vouloir faire une trop nette distinction entre l’imperium qui ressortirait du pouvoir politique, et le dominium qui serait du domaine de la propriété sur les choses, on ne peut pas séparer à ce point, principalement parce que le mot dominium possède déjà en lui ces deux niveaux, par exemple avec la notion d’imperium in solo provinciali.

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Le commentaire de Portalis Dans le recueil complet des travaux préparatoires au Code Civil, on trouve le discours de Portalis au Corps législatif, en date du 17 janvier 1804, dans lequel il commente les dispositions du Code sur la propriété (ed. Fenet, tome XI, p. 117-120 pour la partie qui nous intéresse). Il concerne le propos de cette note en ce qu’il s’appuie, pour argumenter, sur le De beneficiis de Sénèque et la distinction entre l’empire et la propriété.

« On doit être libre avec les lois, et jamais contre elles. De là, en reconnaissant dans le propriétaire le droit de jouir et de disposer de sa propriété de la manière la plus absolue, nous avons ajouté, “pourvu qu’il n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements”. C’est ici le moment de traiter une grande question : quel est le pouvoir de l’Etat sur les biens des particuliers ? « Au citoyen appartient la propriété et au souverain l’empire ». Telle est la maxime de tous les pays et de tous les temps. [...] L’empire, qui est le partage du souverain, ne renferme aucune idée de domaine proprement dit. Il consiste uniquement dans la puissance de gouverner. Il n’est que le droit de prescrire et d’ordonner ce qu’il faut pour le bien général, et de diriger en conséquences les choses et les personnes. Il n’atteint les actions libres des citoyens qu’autant qu’elles doivent être tournées vers l’ordre public. Il ne donne à l’Etat sur les biens des citoyens que le droit de régler l’usage de ces biens par les lois civiles, le pouvoir de disposer de ces biens pour des objets d’utilité publique, la faculté de lever des impôts sur les mêmes biens. Ces différentes droits réunis forment ce que Grotius, Pufendorf et autres appellent le domaine éminent du souverain, mots dont le vrai sens, développé par ces auteurs, ne suppose aucun droit de propriété, et n’est relatif qu’à des prérogatives inséparables de la puissance publique. [...] Lors de l’étrange révolution qui fut opérée par l’établissement du régime féodal, toutes les idées sur le droit de propriété furent dénaturées, et toutes ses véritables maximes furent obscurcies ; chaque prince, dans ses Etats, voulut s’arroger des droits utiles sur les terres des particuliers, et s’attribuer le domaine absolu de toutes les choses publiques. »

Portalis se livre ici à une opération compréhensible pour son propos. Il entend fonder l’idée d’utilité publique, et pense devoir, pour cela, commencer par dire que la souveraineté ne comporte pas la moindre notion de propriété : car il n’y aurait pas besoin du concept d’utilité publique si le souverain était propriétaire de tout et pouvait disposer de tout ; car une telle confusion rapellerait trop l’Ancien régime. Au contraire, si « l’empire ne renferme aucune idée de domaine », il faut alors disposer d’un motif pour exproprier. Ayant bien séparé l’imperium du dominium, ou, pour le dire en termes plus courants, le pouvoir (politique, public) de la propriété (civile), il peut alors construire, avec le talent qui est le sien, la théorie de la propriété du Code civil. Cependant, — et c’est là que l’historien intervient pour nuancer voire contredire — pour justifier cette distinction entre la souveraineté et la propriété, Portalis reprend le récit que les commentateurs modernes ont cru devoir élaborer aux XVIIe et XVIIIe et que la Révolution française a installé comme base de ses propres choix. Ce récit dit : 1. que le droit éminent du souverain ne comporte pas autre chose que l’imperium, qu’il exclut la propriété sur les choses, et qu’il en allait ainsi à Rome ; c’est là que Sénèque est mobilisé, en raison de l’apparente clarté et de la simplicité de sa phrase pour les hommes des Lumières ; 2. que c’est au Moyen Âge, lors de « l’étrange révolution féodale », que cette confusion fut faite ; c’est alors que des souverains voulurent s’arroger des droits utiles sur les terres et donc confondirent l’imperium et le dominium ; 3. la législation moderne et le Code civil, revenant aux bons principes du droit romain, ont séparé à nouveau l’empire et le domaine. Pour justifier l’intrusion de l’Etat dans

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la propriété privée, il faut alors que l’utilité publique soit reconnue, et dans les conditions d’indemnité qu’on sait. Les termes de ce récit des Lumières et du Code civil ne m’apparaissent pas aussi simples. 1. Différemment de ce que dit Sénèque (début du premier extrait), ce n’est pas en raison du droit civil qu’il y a une difficulté à bien comprendre la nature exacte du dominium. En effet, le droit de l’ager publicus, par exemple sur les territoires des Athéniens et des Campaniens qu’il prend en exemple, c’est d’abord le droit colonial ou droit agraire, celui qui répartit les types d’agri et régit les relations entre les colons et les colonisés. 2. Dans ces terres soumises, le dominium qu’exerce le peuple romain est à la fois souverain et foncier. La preuve est qu’un citoyen romain ne peut avoir que la possessio de ces terres versées dans l’ager publicus. 3. C’est parce que le concept de dominium a lui-même évolué qu’il y a de vraies difficultés à qualifier la nature de la possession du citoyen dans l’ager publicus. Si l’expression dominium ex iure Quiritium a fini par désigner la propriété pleine et entière du citoyen, comme l’affirment tous les manuels de droit civil, dans le contexte colonial de l’Italie d’avant la guerre sociale comme des provinces, le dominium a d’abord et pendant longtemps signifié autre chose, l’appropriation par Rome des terres des populations locales. On n’a pas exproprié les populations locales pour cause d’utilité publique, mais on les a stigmatisées en s’emparant de leurs terres pour les redistribuer aux colons, soit collectivement soit individuellement. Ce dominium colonial a aussi pris la forme de concessions à des notables, comme ces six grands bénéficiaires des saltus d’Afrique proconsulaire se constituant des domaines aussi vastes que des cités entières et voisins de celles-ci. 4. Comme les autres sociétés antiques, et comme la société médiévale, Rome a connu la superposition ou le tuilage des droits : droit coutumier ancien de Rome, droit des citoyens romains, droit latin, droit agraire, pour citer les principales branches des droits de Rome. Bibliographie François EWALD (ed), Naissance du Code civil. Travaux préparatoires du Code civil, ed. Flammarion, Paris 1989, (rééd. 2004), 416 p.

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Document n° 8

Centuriation et ager publicus en Apulie (Italie) d’après

les listes du Liber coloniarum

Les textes du Liber coloniarum concernant l’Apulie et les travaux archéogéographiques de repérage des centuriations laissent penser que cette région a pu constituer une cible privilégiée pour la constitution d’un ager publicus précoce comme pour les interventions coloniales des Gracques et de César. Mais le décalage existant entre l’information des textes et la connaisance archéogéographique ne permet pas encore un bilan précis des divisions agraires et des lotissements. Néanmoins, la structure des deux listes porte peut-être le témoignage de deux phases différentes de l’organisation des territoires à l’époque romaine.

*** Les textes du Liber coloniarum Liber coloniarum I (210, 3-19 La)

Province d’Apulie 1 - Territoire d’Aeclanum. Le passage n’est pas dû au peuple. Actus 20 par 24, (soit) en jugères 240. Decimanus vers l’est ; kardo vers le sud. 2 - Territoire de Venusia, de Comsa, au moyen de limites gracchiens. 200 jugères 3 - (Les territoires de) Vibinum, Aecae, Canusium. Le passage n’est pas dû au peuple. En 200 jugères. 4 - Également Herdonia, (le territoire d’) Ausculum, (le territoire d’) Arpi, (le territoire de) Collatia, (le territoire de) Sipontum, (le territoire de) Salpi, et tout ce qui se trouve autour du mont Garganus, centuries carrées de 200 jugères, selon la loi Sempronia et Julia. Kardo vers le sud, decimanus vers l’est. 5 - Également Teanus Apulus. Le passage n’est pas dû au peuple. 6 - Le territoire de Luceria est assigné au moyen de kardines et de decimani. Mais ils* suivent le cours du soleil ; et ils** ont constitué des centuries de 80 actus en sens contraire du cours oriental, et de 16 actus en sens contraire du cours méridional. Ce qui donne 640 jugères. Le passage n’est pas dû au peuple. * les axes de la limitation ** sous-entendu, les arpenteurs lors de leurs visées.

Liber coloniarum II (260, 17 -261, 19 La)

Ici commencent les noms des cités d’Apulie. 7 - Le territoire d’Ausculum est assigné selon la loi Sempronia et (la loi) Julia. Là le d(ecumanus) est vers l’est, le k(ardo) vers le sud. Il est délimité par des bornes et des tas de terre, d’autres lieux par des

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arbres mis antérieurement (ou mis en avant) et par des voies, mais aussi par des tas de pierres. Dans les centuries, chacune a 200 jugères. 8 - Ardona et (le territoire d’) Arpi*. Leurs territoires sont assignés selon la même loi et la même division que celles de l’ager d’Ausculum. 9 - Le territoire de Canusium. Le passage n’est pas dû au peuple. Il est borné par des voies et des témoins (signa) que nous avons décrits dans les livres. Dans les centuries, chacune a 200 jugères. D(ecumanus) vers l’est. 10 - Le territoire de Comsa. Son territoire (a été divisé) au moyen de limites gracchiens. Le passage n’est pas dû au peuple. Il est délimité comme dans le territoire de Canusium. 11 - Le territoire de Collatia, et de Carmeia (qui est aussi celui de Carmeia), et ceux qui sont autour du mont Garganus, délimités comme le territoire d’Ausculum. 12 - Le territoire d’Aeclanum. Le passage n’est pas dû au peuple. Son territoire (est divisé) en centuries, chacune de 240 jugères, 20 actus par 24, assigné selon la (même) loi (que celle) du territoire de Canusium. D(ecumanus) vers l’est. 13 - Le territoire de Luceria est assigné par des kardines et des decumani : mais ils suivent le cours du soleil, et ils ont constitué des centuries en sens contraire du cours oriental**. Il est délimité comme l’est celui du territoire d’Ausculum. 14 - Salpis, colonie, bornée par le rivage. Délimitée par des murs de confins, des voies, des conduites d’eau, des fossés. (divisée) en centuries et chacune de 200 jugères. 15 - Sipontum, (assigné) selon la même loi et le même bornage que ceux de l’ager de Salpis. 16 - Teate***. Le passage est dû au peuple. Son territoire est délimité par des voies, des sépultures et certains témoins (signa), selon la coutume de la province. 17 – (Le territoire de) Venusium. * le texte porte Ardona et Aspanus, que je corrige, à la suite de Lachmann (en note), en Herdonia et Arpanus, c’est-à-dire pour ce dernier, le territoire d’Arpi. ** c’est-à-dire dirigés vers l’ouest. *** Teanum Apulum, comme le suggère avec raison Lachmann.

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Un exemple de tracé fossile de la centuriation de l’ager publicus daunien, visible en raison d’un effet de sécheresse différentielle sur la croissance des plantes : un carrefour de limites et des traces de plantations alignées et isoclines, à Borgo San Giusto (sud-ouest de Foggia), recoupant des enclos néolithiques. Capture du géoportail de Flash earth, avec renforcement du contraste.

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Relevé par photo-interprétation de la centuriation de l’ager Conlatinus (Collatinus) au sud de l’actuelle ville de Foggia (Italie). La carte est une compilation de multiples traces relevées sur les missions aériennes et satellitales disponibles (Google Earth et Flash Earth), ainsi que sur les clichés à basse altitude publiés dans divers articles et disponibles sur internet.

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Détail de la figure précédente : le relevé de quelques centuries.

Les listes du Liber coloniarum On regroupe sous cet intitulé des listes qui décrivent brièvement l'organisation du territoire des cités d'Italie, région par région. Ce sont des documents exceptionnels qui permettent — au-delà des lacunes, des données erronées et de la forme stéréotypée des rubriques qui rassemblent en quelques lignes ce qu'il faut savoir sur chaque cité — de reconstituer partiellement et sommairement les grandes étapes de l'histoire du sol italien, depuis sa conquête par Rome, amorcée au IVe s. av. J.-C., jusqu'à l'Empire. Il existe en fait deux listes, publiées l'une sous le titre initial de Liber Augusti Caesaris et Neronis (= Liber coloniarum I, des pages 209-251 de l'édition Lachmann) et l'autre sans titre particulier (= Liber coloniarum II, des p. 252-262 La). La structure de la première liste, regroupant les cités par "provinces", montre qu'on a affaire à l'Italie suburbicaire du début du IVe siècle. Le second recueil, réduit aux seules cités du Picenum, du Samnium, de l'Apulie et de la Calabre, pose de redoutables problèmes de cohérence. Quoi qu'il en soit, l'information décrit des situations beaucoup plus anciennes, remontant explicitement jusqu'aux Gracques, et en réalité beaucoup plus haut encore. Au cœur de chaque notice, la question centrale est celle de la désignation des assignations de terres, quelquefois successives en un même lieu, qui ont été réalisées dans chacune des cités. L'approche philologique et historique révèle que la documentation exploitée par les abréviateurs de l'Antiquité tardive était constituée par les archives césariennes (Commentarius C. Iulii Caesaris) et augusto-tibériennes (Liber Augusti et Neronis Caesarum), par une liste d'époque augustéenne (liber regionum), et par le livre de l'arpenteur Balbus (Liber Balbi mensoris), qui pourrait bien être une source d'époque flavienne et non augustéenne comme on le pensait jusqu'ici. Il est possible que la rédaction de ces compilations du Bas-Empire ait été grandement facilitée par le travail d'élaboration de la matière qui semble avoir été entrepris à l'époque flavienne (et qui a été poursuivi au second siècle selon les indications du Liber coloniarum lui-même), par les

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missions de collecte des données dans les cités concernées, et par la révision des situations agraires Les particularités de la division agraire en Apulie Sans entrer dans le détail des informations contenues dans les deux extraits choisis, il importe de souligner : — la pratique de la division par des centuriations, qui est générale dans les plaines. Les documents photographique et cartographique donnés dans cette fiche témoignent de l’importance et de la régularité des arpentages. Comme ce sont des traces fossiles, en discordance avec le parcellaire moderne et contemporain, la datation antique ne fait pas de doute. — les arpenteurs ont employé des modules différents entre les axes, kardines et decumani : 20 par 20 actus le plus souvent, mais aussi 20 par 24 à Aeclanum, et 16 par 80 actus à Luceria. — la mention d’une assignation selon la loi sempronienne et de limites gracchiens dans un grand nombre de cités suggère une intervention des Gracques ; mais la façon dont les cités sont groupées (en 4) et la mention « autour du Mont Garganus » laisse penser à une grande centuriation unique, qui n’aurait pas eu pour fonction d’individualiser les territoires des cités, mais de désigner au contraire globalement l’ager publicus daunien. — en 7, la mention d’assignations d’abord du temps des Gracques, puis de César, renvoie-t-elle à une même centuriation ayant servi deux fois, ou bien à deux limitations successives et différemment orientées ? — dans la plupart des notices, noter l’intérêt des mentions concernant les modalités de bornage. — enfin, la mention du passage dû ou non au peuple doit être interprétée ainsi : là où le passage n’est pas dû, c’est parce que la loi de fondation coloniale a réservé la surface des chemins lors de la division et avant le lotissement, ce qui ne place pas les colons dans l’obligation d’accorder une servitude de passage.  L’Apulie dans les enjeux de l’ager publicus au Ier s. av. J.-C. Des pâturages pompéiens aux assignations césariennes Luceria passe pour avoir été le lieu des latifundia et des pascua de Pompée, confisqués par César et passés dans la grande propriété impériale à partir d’Auguste. Il n’est pas douteux que cette grande propriété des imperatores puis des empereurs a été constituée à partir de l’immense ager publicus daunien et probablement des domaines exceptés (excepta) que Pompée avait pu s’y créer. La région apulienne est concernée par les tentatives césariennes de répartition de l’ager publicus (en 63, proposition de loi de Servilius Rullus). César, en cherchant à y installer des colons qui sont ses clients, espère combattre les influences pompéiennes, dans cette région qui a été sous la coupe de son rival. Mais l’Apulie est présentée par Cicéron (dans le De Lege agraria II, 71) comme une zone répulsive, souffrant de sécheresse (Sipontum) et de pestilence (Salapia), avec une réputation d’abandon. Bien entendu, on peut suspecter les effets rhétoriques, ou, du moins, l’amplification voulue d’une situation donnée : la lecture du texte permet de comprendre la nature de l’argumentation développée.

[Cicéron classe les terres concernées par le projet de loi agraire en deux types : 1. les terres anciennement distribuées par Sylla à ses vétérans et qui ont toujours été contestées ; il accuse Rullus de profiter de la loi pour les légaliser en les rachetant ; 2. Les terres stériles, celles dont il est question dans l’extrait cité ci-dessous]

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« Les terres de l’autre sorte sont incultes à cause de leur stérilité, désertes et abandonnées à cause de leur insalubrité. Ceux à qui on les achètera se verraient obligés de les abandonner s’ils ne pouvaient les vendre. Et voilà, sans nul doute, la raison qui a fait dire dans le Sénat à ce tribun de la plèbe que la plèbe urbaine avait trop d’importance dans l’État (res publica) et qu’il fallait « en vider la ville ». C’est le mot dont il s’est servi, comme s’il parlait de quelque sentine et non d’une classe d’excellents citoyens. Quant à vous, Quirites, si vous voulez m’en croire, conservez la possession des biens dont vous jouissez : votre crédit politique, votre liberté, vos suffrages, votre dignité, votre ville, votre forum, vos jeux, vos jours de fêtes et tous vos autres avantages, à moins que vous ne préfériez renoncer à tout cela et à la splendeur de votre patrie pour vous installer, sous la conduite de Rullus, dans l’aridité de Siponte ou dans la pestilence du territoire de Salpis. Du moins, qu’il désigne les terres qu’il veut acheter et qu’il fasse connaître ce qu’il veut donner et à qui il veut le donner ! Mais qu’il vende toutes les villes, toutes les terres, tous les domaines tributaires*, tous les royaumes pour acheter quelque part des sables ou des marais, dites-moi, je vous prie, pouvez-vous y consentir ? » (Cicéron, De lege agraria, II, 70-71 ; trad. A. Boulanger) * La traduction de vectigalia par « domaines tributaires » est particulièrement malheureuse : le vectigal n’a rien à voir avec le tributum ! Les vectigalia sont les redevances sur les terres, en principe inaliénables, de l’ager publicus ; les citoyens qui louent les agri vectigales paient le vectigal au titre d’un contrat de locatio-conductio. Le tribut (en fait, le tributum soli car il existe aussi un tribut par tête) est dû sur le territoire passé sous dominium du peuple romain et qui, de ce fait, est soumis à l’impôt.

Dans ses charges oratoires contre le projet césarien défendu au Sénat par Rullus, Cicéron utilise au moins deux types de stratégies. La première, directe, est d’alerter les sénateurs sur le fait que les assignations aux vétérans de César vont concerner des territoires publics qui sont le lieu habituel des accaparements patriciens. La seconde, indirecte, est de tenter de ruiner le projet en faisant semblant de prendre la défense des colons. Cicéron accuse ici Rullus de vouloir déduire des citoyens romains dans des zones insalubres, et donc de traiter des citoyens de la plèbe comme s’il s’agissait de citoyens sans importance. Mais l’orateur pousse l’argument plus loin encore en imaginant que les sénateurs sont les colons qu’un magistrat va déduire dans ces régions hostiles. C’est alors que Cicéron dévoile le fond de son argumentation en revenant à la première de ses stratégies :

« De plus, c’est dans les terres achetées en vertu de la loi qu’il est prescrit à ces décemvirs d’établir des colonies. Quoi ? la nature de tous les lieux permet-elle à l’État d’y établir indifféremment une colonie ? N’y a-t-il pas plutôt des lieux qui demandent à recevoir une colonie et d’autres qui s’y refusent absolument ? » (Ibid., 73)

L’orateur attire donc l’attention sur le fait que, dans la masse des terres publiques du peuple romain, on peut établir des colonies sur celles qui ne sont pas déjà louées à des possessores, mais qu’on ne peut pas le faire si elles sont engagées. Or l’ager publicus italien est aux mains des notables ou est convoité par eux. Cicéron joue sur du velours en développant au Sénat ce genre d’argument. Les administrateurs des domaines impériaux pastoraux Changeons d’époque. La documentation nous donne accès à des informations importantes concernant les grands domaines impériaux à vocation pastorale.

— Praepositus Apuliae Calabriae Lucaniae Bruttiorum (CIL, IX, 345-350). Ce praepositus qui réside à Canusium est interprété par Giuliano Volpe (1990) comme un très haut fonctionnaire chargé des revenus des propriétés impériales. — Procurator Saltuum Apulorum

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(CIL, IX, 784). L’inscription date de la fin du IIe et du début du IIIe s. ap. J.-C. Elle mentionne un procurateur qui réside à Luceria et assure le contrôle des pâturages impériaux du Tavoliere (Vera 2002, p. 250). — Procurator rei privatae per Apuliam et Calabriam sive Saltus Carminianensis (Notitia Dignit. Occ., c. 12, 18) ? Ce procurateur impérial réside à Lucera. Il est le successeur, dans l’Antiquité tardive (IVe et Ve s.), du procurator Saltuum Apulorum mentionné précédemment (Vera 2002).

On ne sait pas bien quelle est l’ampleur de la gestion assurée par ces personnages. Le fait que les pistes de transhumance convergent vers l’Apulie et qu’elles supposent l’usage de pâturages dans diverses autres régions suggère peut-être une responsabilité très large, peut-être au-delà de l’Apulie-Calabre. Néanmoins, pour l’Antiquité tardive, on peut penser que le saltus Carminianensis a constitué le pivot de gestion et d’administration des nombreux saltus impériaux du Tavoliere ? L’importance de l’Apulie dans la gestion des ressources pastorales est encore augmentée par le fait que, seule de toutes les provinces suburbicaires, l’Apulie a possédé des manufactures de laine (Venosa et Canosa) et un atelier de teinture (Tarante) dirigés par des procurateurs. Dans l’Antiquité tardive, les chemins de transhumance d’Apulie et de Calabre sont sous le contrôle de milices de Sarmates et de Cimbres (D. Vera 2002, 150 : Sarmatae gentiles Apuliae et Calabriae ; numerus Cimbriorum). Tout ceci paraît indiquer le poids considérable des domaines impériaux, héritiers des grands domaines constitués sur l’ancien ager publicus. Mais Domenico Vera (2002, notamment p. 252) a discuté le fait de savoir si, comme on l’a souvent pensé, l’existence de grands domaines d’élevage impériaux avait constitué un monopole, ou bien s’il ne faudrait pas dresser un tableau plus ouvert, qui ne serait pas complètement conditionné par le système de gestion impérial, ce qu’il pense être le cas. La discussion est intéressante car elle pose la question de la place des cités, de leurs notables et des grands domaines privés dans l’économie régionale. Elle pose la question de la compétition entre espace pastoral et espace dévolu à l’agriculture, notamment de plantations, dont les clichés aériens semblent indiquer l’ampleur dans les plaines daunienne et peucétienne. Une interprétation d’ensemble Je souhaite proposer une interprétation possible pour l’ensemble de ce matériel particulièrement intéressant, et notamment pour les deux listes des libri regionum. Mais il importe de dire en préalable que l’information, comme il est souvent de règle pour l’Italie péninsulaire, s’étale du début du IIIe s av. J.-C. à l’Antiquité tardive, ce qui offre des difficultés réelles pour saisir les vraies continuités et débusquer celles qui ne sont dues qu’à l’état de la documentation. L’idée générale que je suggère est d’organiser la réflexion pas uniquement sur la structuration en cités, axe qui est de règle dans l’historiographie, mais sur l’ager publicus, dans ses diverses formes et dévolutions. Les listes du Liber conservent, semble-t-il, un écho de cette tension qui fait l’histoire locale, la liste du Liber I étant plus “gromatique” (pour reprendre le mot juste de G. Volpe) car tournée sur les catégories issues de l’ager publicus, la liste du Liber II étant plus civique, car organisée, cette fois, cité par cité. Dans la longue durée antique (et même post-antique), c’est le classement de cet espace régional dans l’ager publicus qui contribue à lui donner sa personnalité juridique et territoriale. À la différence de ce qui se passe ailleurs en Latium et en Campanie (Chouquer et al. 1987), où le compartimentage par cités est plus net, aidé en cela par le cloisonnement physique, ici, il me semble que c’est plus globalement qu’il faut envisager l’histoire régionale. De la situation initiale issue de la conquête, le territoire d’Apulie conserve des traits qui expliquent la nature de la documentation.

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Je vais tenter de relever tous les indices qui concourent à proposer le fil conducteur de l’ager publicus. On sait que la conquête entraîne la définition de la zone accaparée collectivement (ager publicus populi Romani), laquelle ensuite fait l’objet de dévolutions variées (voir la fiche sur le droit agraire). Le schéma courant est de penser que la structuration des cités et de leur territoire interfère progressivement avec ce type de répartition jurdico-gromatique de l’espace et finit par faire prévaloir une notion plus ramassée du territoire, au sein duquel jouent les différences. Or, en Apulie, divers indices laissent entendre que la structuration initiale de l’ager publicus a produit des effets de longue et très longue durée, qui ont relativisé la municipalisation du territoire. Il pouvait être de l’intérêt de Rome, et plus particulièrement des patriciens, de maintenir les énormes réserves foncières de l’ager publicus, et donc de freiner d’une certaine manière l’essor des cités locales au profit du maintien de la structure publique. La rhétorique de Cicéron sur l’abandon dont souffraient les cités, en raison de la sécheresse à Sipontum et de la pestilence à Salpis, ne participe-t-elle pas un peu de cette politique ? Les éléments constitutifs de l’interprétation sont alors les suivants. 1. La fréquence des mentions épigraphiques de domaines impériaux, dont Giuliano Volpe a dressé la carte, dessine les contours de deux vastes ensembles. Au nord, une série concerne une zone qui va de Teanum Apulum à Herdonia et dans laquelle on trouve les deux Praetoria (Praetorium Publilianus et Praetorium Laverianum) et le Saltus Carminianensis. Au sud, une autre série d’attestations concerne une zone qui va de Canusium et Venusia à l’ouest à Rubi, Butuntum et Varium (Bari) à l’est. La vallée de l’Ofanto (Aufidus antique) paraît jouer un rôle de délimitation. C’est là qu’on trouve deux des plus importantes cités d’Apulie, Venusia et surtout Canusium. Je crois donc possible d’envisager l’idée que la prise de contrôle s’est traduite par la création de deux zones d’ager publicus, celle du nord recouvrant les territoires dauniens, celle du sud recouvrant les territoires peucétiens. Toutes les fondations civiques romaines l’ont été aux marges de ces deux espaces, et tout particulièrement de l’ensemble daunien. Leur liste est intéressante dans sa diversité : - deux colonies latines, Luceria et Venusia ; - une colonie romaine maritime, Sipontum ; - deux praetoria, Praetorium Publilianum et Praetorium Laverianum ; peut-on les mettre en rapport avec la présence militaire romaine à Luceria et Teanum Apulum, à la fin du IIIe s. av. J.-C., pendant la seconde guerre punique ? Comme la question des pascua publica est au centre des amples révoltes d’esclaves (magnus motus servilis) et de pasteurs (pastorum coniuratio) de 198, 196 et 185, réprimées par le préteur urbain M. Acilius Glabrio, et par le préteur L. Postumius en poste à Tarente (Liv., 39, 29, 8), la création de deux praetoria pourrait répondre à une exigence d’ordre public. Je pose donc l’hypothèse que leur fondation puisse avoir un rapport avec le contrôle des pascua publica. Ensuite, les praetoria sont des établissements de gestion de domaines impériaux, comme en témoigne l’inscription d’un dispensator (intendant), esclave impérial, à Praetorium Publilianum (AE, 1975, n° 232). - au moins un vicus, vicus Laris dans l’ager Lucerinus. À haute époque, au moins, le vicus entre dans la panoplie des outils de la colonisation. Comme l’a démontré Michel Tarpin (2002), il peut servir à organiser le contrôle d’une ressource par un groupe de citoyens, sans qu’il y ait nécessité de fonder une communauté civique plus importante. 2. Les ressources à capter sont de plusieurs sortes : - les salines (sur la côte nord et entre Siponto et Barletta) ; - le marbre (carrières d’Apricena, dans le nord de l’Apulie) ; - les produits de l’élevage ;

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- le bois. 3. Les centuriations sont, si on me permet l’expression, l’un des maillons faibles du dossier, du moins pour l’instant et malgré le caractère spectaculaire de certaines photographies aériennes. La raison est que le Liber coloniarum I en atteste à peu près partout alors que l’état actuel de la recherche n’en reconnaît que dans la zone centrale, entre Luceria et Herdonia, pour l’essentiel. Les informations du Liber sont assez précises puisqu’elles indiquent, pour cette zone : - 14 territoires de cité dans lesquels se rencontre une division par limites ; - trois modules différents : 80 x 16 actus à Luceria ; 20 x 24 à Aeclanum ; 20 par 20 pour toutes les autres divisions. - deux phases prédominantes : l’une, gracchienne (lex Sempronia, limites graccani : Ausculum, Venusia, Comsa, Herdonia, Arpi, Collatia, Sipontum, Salpi, circa montem Garganum) ; l’autre, césarienne (Herdonia, Arpi, Collatia, Sipontum, Salpi, circa montem Garganum ; Ausculum). Or ces deux références renvoient à des phases politiques précises, pendant lesquelles l’ager publicus italien et provincial a joué un rôle considérable, et a été objet d’une lutte sévère entre sénateurs, tribuns de la plèbe et imperatores. On sait combien les Gracques puis César avaient intérêt à pouvoir puiser dans les réserves foncières de l’ager publicus pour la mise en œuvre de leur politique. On sait tout aussi bien que les sénateurs avaient intérêt à conserver le contrôle de cet ager publicus, voisin de leurs domaines, et dont ils accaparaient la location. - la mention de livres descriptifs des types de bornage utilisés dans la province (Liber II, notice de Canusium et notice de Teate = Teanum Apulum). Or les résultats de la photo-interprétation sont intéressants mais relativement ambigus par rapport à la richesse de cette information textuelle. D’une part ils confirment quelquefois la précision de l’information (on a, par exemple, retrouvé la division en 80 par 16 actus à Luceria). Mais d’autre part ils n’attestent pas de centuriations dans de nombreux endroits où le liber indique formellement leur présence, ce qui représente le décalage le plus handicapant dans l’état actuel des connaissances. En revanche, pour la région de Foggia, ils attestent une très belle centuriation fossile, résultat d’une photo-interprétation systématique et dont les géoportails actuels donnent des aperçus très spectaculaires. C’est-à-dire que la centuriation est particulièrement présente dans la zone du saltus de Carmeia et de l’ager Collatinus. 4. Les différences entre les deux listes sont patentes. — Celle du Liber I présente la particularité de grouper les cités de façon originale et de supposer que ce groupement a des raisons d’être. - l’ager Comsinus est rattaché à Venusia et, si l’identification est bien celle de Conza, assez loin de Venusia, on peut poser l’hypothèse d’une attribution, un peu comme, dans une zone très voisine, le territoire des Ligures Baebiani a été attribué à Bénévent. - les territoires d’Aecae, Vibinas et Canusium sont groupés. Aecae et Vibinas sont des cités voisines. Ce n’est pas le cas de Canusium, dont les deux autres cités sont séparées par Herdonia et Ausculum. Il est donc difficile d’imaginer que la raison de leur association serait une même centuriation, d’un seul tenant. - enfin, les six territoires situés au sud du mons Garganus, sont, eux, totalement voisins, et il est pensable d’imaginer que ces cités se soient développées et aient acquis la personnalité civique dans ou aux marges d’un ager publicus déjà existant, divisé, et structurant fortement l’espace régional. On verra, en effet, qu’il ne paraît pas souhaitable de penser la centuriation de façon autonome, cité par cité. On est plus vraisemblablement en présence, d’après les informations disponibles, d’une grande centuriation centrale.

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- devrait-on ajouter Teanum Apulum à la série des six cités circa Garganum ? Ce n’est pas impossible. — Celle du Liber II est assez différente puisqu’elle identifie mieux les cités, les classant par ordre alphabétique et offrant des liaisons plus variées que dans la première liste. - Salpi(s) est notée comme étant une colonie, ce qui est une erreur, le mot devant sans doute être restitué à Sipontum, avec laquelle elle est liée. - C’est Ausculum qui paraît être le modèle principal (repris quatre fois). Mais comme c’est aussi la première cité de la liste, il faut relativiser. Il peut y avoir une raison pratique à cette reprise.

Les terres publiques d’Apulie :

ager publicus daunien et ager publicus peucétien, colonies et municipes.

Les deux logiques des listes du Liber coloniarum. A gauche, dans la liste du Liber coloniarum I, le groupement des agri situés au sud du Mont Garganus (en vert) suggère l’ager publicus daunien. A droite, l’organisation de la liste dans le Liber coloniarum II suggère une autre logique territoriale (cartes publiées dans Chouquer 2014).

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Conclusion De cette présentation très sommaire de l’ager publicus apulien, à partir des listes du Liber coloniarum, on peut au moins retirer l’idée que cette région méridionale de l’Italie a beaucoup compté dans la politique d’assignation du Ier s. av. J.-C. L’hypothèse est qu’une tradition d’existence des terres publiques, de constitution de saltus, et de formation progressive du cadre civique peut expliquer ce choix pour des interventions coloniales. Un peuplement insuffisant et la présence de très vastes plaines ont pu également contribuer à désigner cette région comme cible des assignations. Bibliographie complémentaire Olivier de CAZANOVE, Les colonies latines et les frontières régionales de l’Italie. Venusia et Horace entre Apulie et Lucanie, dans Mélanges de la Casa de Velazquez, 35-2, 2005, p. 107-124. K. MILLER, Itineraria Romana (1916), p. 373. Real Encyclopaëdie I.1 (1894) et V, 1 (1934). E. DE RUGGIERO, Dizionario epigrafico di antichittà romane, I (1895). Vito Antonio SIRAGO, Puglia romana, ed. Edipugli, 1993. W. SMITH, Dictionary of Greek and Roman Geography, I (1856) ; II (1857) Domenico VERA, Res pecuariae imperiali e concili municipali nell’Apulia tardoantica, dans Ancient History Matters, studies presented to Jens Erik Skydsgaard on his seventieth birthday, L’Erma di Bretschneider, Rome 2002, p. 245-256. Giuliano VOLPE, La Daunia nell’età della romanizzazione. Paesaggio agrario, produzione, scambi, ed. Edipuglia, 1990.

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Document n° 9

L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés

Les terres royales de Cyrénaïque ont été données au peuple Romain en 96 av. J.-C., par testament du roi Ptolémée Apion, et probablement déclarées ager publicus. Elles ont été divisées en plinthides, unités intermédiaires de même type que des centuries, et mesurées par des mesures locales. Malgré cet arpentage destiné à favoriser leur locatio-conductio, elles ont été occupées par des privés et sur un temps suffisamment long pour que, de Claude à Vespasien, la restitution publique de ces terres ait plusieurs fois posé un problème. C’est l’intervention de Vespasien qui semble mettre un terme aux hésitations.

*** Les textes Tacite, Annales, XIV, 18

Idem Cyrenenses reum agebant Acilium Strabonem, praetoria potestate usum et missum disceptatorem a Claudio agrorum, quos regis Apionis quondam avitos et populo Romano cum regno relictos proximus quisque possessor invaserat, diuntinaque licentia et iniuria quasi iure et aequo nitebantur. Igitur abiudicatis agris orta adversus iudicem invidia ; et senatus ignota sibi esse mandata Claudii et consulendum principem respondit. Nero, probata Strabonis sententia, se nihilo minus subuenire sociis et usurpata concedere rescripsit. « Les Cyrénéens poursuivaient Acilius Strabo, ancien préteur, envoyé par Claude pour régler la question des terres que le roi Apion avait reçues de ses ancêtres et léguées autrefois avec son royaume u peuple romain : ces terres avaient été envahies par tous les possesseurs voisins, qui s’appuyaient sur cette usurpation de longue durée, mais illégale, comme sur un titre fondé sur le droit et l’équité. Donc, Strabo ayant évincé les occupants, sa décision l’avait rendu odieux ; mais le Sénat répondit qu’il ignorait les ordres de Claude et qu’il fallait consulter le prince. Néron approuva la sentence de Strabo, mais écrivit néanmoins que par égard pour des alliés il leur concédait les biens usurpés. » (traduction de Jean-Yves Guillaumin, donnée dans Les arpenteurs romain, Hygin, Siculus Flaccus, Les Belles Lettres, collection des universités de France, Paris 2010, p. 95 note 2. ) « Le même peuple poursuivait Acilius Strabo ancien préteur, envoyé par Claude pour régler la propriété de plusieurs domaines possédés autrefois par le roi Apion, et que ce prince avait laissés, avec ses États, au peuple romain. Les propriétaires (possesseurs) voisins les avaient envahis, et ils se prévalaient d'une usurpation longtemps tolérée, comme d'un titre légitime. En prononçant contre eux, le juge souleva les esprits contre lui-même. Le sénat répondit aux Cyrénéens qu'il ignorait les ordres de Claude, et qu'il fallait consulter le prince. Néron, approuvant le jugement d'Acilius, écrivit néanmoins que, par égard pour les alliés, il leur faisait don de ce qu'ils avaient usurpé. » (ed. et traduction de J.-L. Burnouf, 1859)

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Hygin, De condicionibus agrorum, 122,15 - 123,8 La (trad. Jean-Yves Guillaumin)

Neque hoc praetermittam, quod in provincia Cyrenensium comperi, in qua agri sunt regii, id est illi quos Ptolomaeus rex populo Romano reliquit ; sunt plinthides, <id est>larerculi quadrati uti centuriae, per sena milia pedum limitibus inclusi, habentes singuli laterculi iugera numero MCCL ; lapides vero inscripti nomine divi Vespasiani sub clausula tali : « occupati a privatis fines ; populo Romano restituit ». Praeterea pes eorum, qui Ptolomeicus appellatur, habet monetalem pedem et semunciam. Ita iugeribus MCCL quae eorum mensura inveniuntur accedere debet pars XXIIII, et ad effectum iterum pars XXIIII ; et exunt universo effectu monetali pede iugera MCCCLVI= =. Hunc igitur modum quatuor limitibus mensura supra scripta inclusum vocamus medimna. Quo apparet medimnon eorum mensura iugerum habere I, monetali autem mensura I - S. « Voici encore une chose que je ne saurais passer sous silence, que j’ai trouvée dans le province de Cyrène. Il y a là des terres royales — ce sont celles que le roi Ptolémée a laissées au peuple Romain — ; ce sont des plinthides, c’est-à-dire des laterculi carrés comme des centuries, enfermées par des limites de 6000 pieds chacun, et chacun de ces laterculi a 1250 jugères ; et l’inscription des pierres porte le nom du divin Vespasien et se termine ainsi : « Limites (fines) occupées par des personnes privées : il les a rétablies pour le peuple Romain ». En outre, le pied qui y est en usage, et qui est appelé “ptolémaïque” contient un pied monétal et une demi-once. Ainsi, aux 1250 jugères que l’on trouve selon leur mesure, il faut ajouter le vingt-quatrième, et au nombre obtenu encore son vingt-quatrième ; et l’on a comme total, avec le pied monétal, 1356 jugères et un triens. Cette superficie, donc, enfermée entre quatre limites selon le système de mesure décrit ci-dessus, nous l’appelons médimne. D’où il apparaît qu’un médimne, dans leur mesure, contient un jugère, et, en mesure monétale, un jugère, une once et un demi-scripulum. »

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Commentaire Les testaments En 155 av. J.-C., Ptolémée Physcon ou Ptolémée VIII, publia un testament par lequel il faisait du peuple romain son héritier, s’il mourrait sans enfant. Les conditions de cette dévolution ne furent pas remplies et la transmission n’eut pas lieu à ce moment-là. Mais un lien juridique n’en avait pas moins été établi (J. Desanges dans Nicolet 1978). L’Égypte et la Cyrénaïque entraient ainsi dans l’orbite romaine. C’est en 96, à la mort de Ptolémée Apion, fils illégitime de Ptolémée VIII, qui gouvernait à Cyrène, qu’une nouvelle disposition testamentaire favorable aux Romains put être mise en œuvre, au moins pour la Cyrénaïque. Rome dépêcha un questeur pro praetore, mais il n’y eut de gouverneur qu’en 63. Entre temps, la Cyrénaïque était devenue province en 74 (associée à la Crête). Au début de la présence romaine, on se contenta de faire exploiter les anciens domaines royaux par des sociétés fermières. En 81-80, en Egypte même, à la suite de l’assassinat du fils de Ptolémée X envoyé par Sylla pour succéder à Ptolémée IX, un testament fit également du peuple romain le “propriétaire » du royaume, venant ainsi conforter la dévolution de la Cyrénaïque. Cette pratique testamentaire est propre à l’Orient. Elle est une des méthodes exploitée par Rome pour s’assurer le contrôle de royaumes qui sont déjà en relation avec elle. Outre les testaments des Lagides de Cyrénaïque et d’Egypte, on peut citer également le cas d’Attale III, roi de Pergame en Asie mineure, qui mourut sans enfants en 133 av. J.-C. et qui fit du peuple Romain son héritier. Il donnait une liste des biens royaux (bona regia) mais on n’en connaît pas le détail et on s’interroge sur l’ampleur du transfert.

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Dans le cas de l’Asie mineure, la révolte du frère bâtard d’Attale, Aristonicos, donna cette fois à Rome le prétexte pour engager une conquête militaire en bonne et due forme suivie de la réduction de la région en province. La division de l’ager publicus de Cyrénaïque Pour la gestion de ces terres passées des domaines royaux des souverains lagides à l’ager publicus romain, on pratiqua, à une date qui n’est pas connue, un arpentage ayant pour fonction de permettre l’appréciation des surfaces. Ce que décrit Hygin est une forme de limitation. Les mesures (Favory 1983 et Fr. Favory dans Chouquer et Favory 2001) Hygin, selon une pratique qu’il décrit expressément, ne manquait pas, dans ses missions de terrain, de noter les correspondances des mesures locales avec les valeurs romaines : pour le pied, avec le pied monétal, et pour les surfaces, avec le iugerum. Le pied monétal est le pied dont un étalon était conservé dans le temple de Junon Moneta (« celle qui avertit ») sur le Capitole. On avait attribué ce surnom à la déesse car elle avait prévenu les Romains de l’imminence d’un tremblement de terre. Le surnom avait transité au sanctuaire, aux monnaies qu’on y frappait et au pied qu’on y conservait. Le pied employé en Cyrénaïque pour l’arpentage est propre à la région. Hygin le nomme Ptolomeicus (pour Ptoloemaicus). Sa valeur est d’un pied monétal augmenté d’une demi-once, soit 1/24e (le pied vaut 12 onces ; l’once vaut 24,64 mm et la semuncia ou demi-once, 12,32 mm). Cela donne, au total, un pied d’une valeur de 30,8 cm. L’unité de surface se nommait medimnum, et Hygin indique sa valeur correspondante en iugera. Je commente le texte ligne à ligne : - « D’où il apparaît qu’un médimne, dans leur mesure, contient un jugère, » = il s’agit ici simplement de poser un principe d’équivalence, le medimnum, medimnon (medimnon) étant l’équivalent du iugerum ; - et, en mesure monétale, un jugère, une once et un demi-scripulum. = mais la valeur exacte de ce medimnum, compte tenu du pied ptolémaïque, sera de 1 jugère, une once (1/24e de jugère) et un demi-scripulum (1/576e de jugère). Ainsi, au lieu des 28 800 pieds carrés du iugerum romain, on obtiendra 31 250 pieds carrés ptolémaïques du medimnum. Hygin donne ensuite la formule de conversion de la mesure : - « Ainsi, aux 1250 jugères que l’on trouve selon leur mesure (ou à partir de leur pied), » =1250 jugères est la correspondance en mesure romaine de la superficie de l’unité intermédiaire dite plinthis, plinqis ; - « il faut ajouter le vingt-quatrième, et au nombre obtenu encore son vingt-quatrième ; et l’on a comme total, avec le pied monétal, 1356 jugères et un triens. » = la valeur de la plinthis en mesure romaine est de 1356 jugères et un triens (calculs développés dans Favory 1983, p. 88, note 95) La limitation La division du terrain a été faite en unités carrées de 6000 pieds de côté, soit des carrés de 1848 m de côté environ. L’unité intermédiaire se nomme plinthis (pluriel plinthides) et le mot latin équivalent est laterculus. Mais Hygin ne manque pas de faire le lien avec l’unité

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intermédiaire des limitations romaine (sunt plinthides, <id est>larerculi quadrati uti centuriae : « ce sont des plinthides, c’est-à-dire des laterculi carrés, comme des centuries »). Le terme signifie “brique” et la limitation est donc assimilée à une juxtaposition de briques, bien qu’il s’agisse d’une limitation et que le système devrait donc être préférentiellement décrit par le quadrillage de ses axes (limites) et non par la juxtaposition en damier de ses unités intermédiaires. Un tel système mérite une interrogation. La division est-elle locale (puisque les mesures le sont) ou bien romaine ? Les Romains ont-ils trouvé un arpentage déjà en place dont ils auraient récupéré la structure, au prix, pour eux, d’avoir à faire une conversion des mesures ? Ou bien ont-ils profité de l’opportunité que leur offrait l’héritage d’Apion pour diviser les terres royales de Cyrénaïque afin de les estimer et d’en tirer profit ? Dans ce dernier cas, le choix de mesures locales s’expliquerait par le recours à des arpenteurs et à une main d’œuvre locaux. L’absence de toute enquête archéogéographique et de découvertes archéologiques ne permet pas de répondre. L’occupation illicite des anciennes terres royales Les deux textes résument à grands traits une histoire banale dont on a maints exemples dans l’Antiquité : l’occupation des terres publiques par des personnes privées et la difficulté pour remédier à cette situation. Juridiquement la situation semble être sans ambiguïté. Les terres sont anciennement royales. Ce sont donc des terres qui sont passées du dominium du souverain lagide au dominium du peuple romain, et versées, pour cette raison, dans l’ager publicus inaliénable. Le recours à des sociétés d’affermage pour leur mise en valeur le prouve également : on le sait par Cicéron (J.-M. Bertrand dans Nicolet 1978). Ces terres ne semblent pas avoir perdu ce statut, puisque Vespasien les « restitue au peuple Romain ». Avant lui, sous Claude et Néron, personne ne nie le fait. Politiquement, la situation est, en revanche, très différente. Ce qui s’est passé sous Claude et Néron indique une nette résistance des Cyrénéens à renoncer à l’occupation des agri publici, et une hésitation de Rome à trancher, alors que le droit n’est pas douteux. On peut reconstituer le fil des événements de la façon suivante. - Claude envoie Acilius Strabo pour intervenir sur la possession des agri : on constate qu’il s’agit d’une occupation illicite des terres publiques qui était très ancienne. - Dans son rapport, Acilius conseille le retour au statut public. Il est probable qu’il y a eu un début d’exécution et que des occupants illicites ont commencé à être inquiétés. - La communauté des Cyrénéens intente alors une action contre l’éviction des possessores, en prétendant que la longueur de l’occupation valait titre. - Le jugement rendu est défavorable aux Cyrénéens, et soulève une protestation. - Lorsque que cette protestation aboutit, le Sénat est consulté, mais il renvoie prudemment au nouvel empereur, Néron (porté au pouvoir en 54). L’indication selon laquelle le Sénat « ignorait les ordres de Claude » pourrait vouloir dire qu’il n’avait plus à tenir compte de l’avis de Claude puisqu’un nouvel empereur venait d’accéder au pouvoir. - Néron rappelle le droit (l’occupation est juridiquement illégale), mais fait don des terres usurpées aux Cyrénéens. A en juger par les termes de Tacite (et usurpata concedere rescripsit), c’est par un rescrit qu’il concéda les biens usurpés. Mais s’agissait-il de concessions individuelles aux occupants, ou bien d’une concession globale à la res publica de Cyrène ?

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La politique n’est pas absente de la décision. Cyrène est présentée comme alliée (socius) et il y a tout lieu de penser que l’empereur favorise cette fidélité par la concession des terres publiques. La restitution des fines (qu’il faut comprendre ici comme du territoire et pas seulement comme des frontières) par Vespasien entre dans le cadre de la politique restauratrice de cet empereur (voir la fiche 7). Le témoignage d’Hygin, qui fait très vraisemblablement suite à une mission d’expertise sur le terrain, est explicite. L’agrimensor a constaté l’emploi de la limitation et de la division en plinthides pour l’inventaire des terres publiques et il a vu des bornes délimitant l’ager publicus et a recopié la mention qu’il y a lue. Où étaient ces bornes ? Aux frontières de la zone déclarée publique ? Dans ce cas il s’agirait d’un bornage périmétral et cela indiquerait un ager publicus d’un seul tenant. Ou bien aux angles des plinthides, et dans ce cas il s’agirait d’un bornage interne ? La première option paraît la plus probable. Bibliographie de la fiche Jean-Marie BERTRAND, Rome et la Méditerranée orientale au premier siècle av. J.-C., dans Claude NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2, Genèse d’un empire, coll. Nouvelles Clio, puf, Paris 1978, p. 789-845. Gérard CHOUQUER et François FAVORY, L’arpentage romain, Histoire des textes, Droit, Techniques, ed. Errance, Paris 2001, 492 p. Jean DESANGES, L’Afrique romaine et libyco-berbère, dans Claude NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2, Genèse d’un empire, coll. Nouvelles Clio, puf, Paris 1978, p. 627-656. François FAVORY, « Propositions pour une modélisation des cadastres ruraux antiques », dans M. Clavel-Lévêque (dir), Cadastres et espace rural, ed. du CNRS, Paris 1983, p. 51-135 Claude NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2, Genèse d’un empire, coll. Nouvelles Clio, puf, Paris 1978, paginé de 469 à 944.

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Document n° 10

La situation de la Gaule transalpine d’après le Pro Fonteio de Cicéron

69 av. J.-C.

Marcus Fonteius a gouverné la Gaule transalpine comme préteur pendant trois ans, vraisemblablement dans les années 70 av. J.-C., l’opinion la plus fréquente penchant pour la période 74-72. En 69, son procès s’ouvre à Rome pour divers faits de concussion qui lui sont reprochés par les Gaulois, et notamment par une délégation conduite par Indutiomare, chef des Allobroges. Son défenseur est Cicéron. Le procès arrive devant le tribunal des repetundae. Dans les arguments en faveur de son client, Cicéron n’hésite pas à défendre d’emblée la légitimité de l’action de Fonteius, la situant dans le cadre de la colonisation. Dans ces conditions, l’examen du détail des charges pesant contre lui (malversations à l’occasion de réquisitions, profits sur la réparation des routes, sur les droits sur le vin, violences à l’occasion de la guerre des Voconces et de l’organisation des camps d’hiver de l’armée) se trouve minimisé. La Gaule méridionale que décrit Cicéron est une province agitée et l’orateur semble dire qu’il ne faut pas juger Fonteius comme s’il était un gouverneur administrant une province en temps de paix, mais un chef de guerre conduisant la politique coloniale de Rome.

*** Les extraits de la plaidoirie Pro Fonteio, (trad. André Boulanger, coll. des Universités de France, 1929)

V, 12 — Provinciae Galliae M. Fonteius praefuit, quae constat ex iis generibus hominum et civitatum qui, ut vetera mittam, partim nostra memoria bella cum populo Romano acerba ac diuturna gesserunt, partim modo ab nostris imperatoribus subacti, modo bello domiti, modo triumphis ac monumentis notati, modo ab senatu agris urbibusque multati sunt, partim qui cum ipso M. Fonteio ferrum ac manus contulerunt, multoque eius sudore ac labore sub populi Romani imperium dicionemque ceciderunt. — La province de Gaule, que Fonteius a gouvernée, comprend des peuples et des cités de diverses sortes : plusieurs — pour ne rien dire des siècles passés — ont, de notre temps, mené contre le peuple romain des guerres longues et acharnées ; plusieurs ont été soumis par nos généraux ou domptés par nos armes ou flétris par nos triomphes et des monuments de leur défaite, ou encore condamnés par le Sénat à être dépossédés de terres et de villes. D’autres ont combattu contre M. Fonteius lui-même qui, à grand’peine et à grand effort, les a fait tomber sous la domination du peuple romain.

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VI, 13 — Qui erant hostes, subegit ; qui proxime fuerant, eos ex iis agris quibus erant multati decedere coegit ; ceteris qui idcirco magnis saepe erant bellis superati ut semper populo Romano parerent, magnos equitatus ad ea bella quae tum in toto orbe terrarum a populo Romano gerebantur, magnas pecunias ad eorum stipendium, maximum frumenti numerum as Hispaniense bellum tolerandum imperavit. — Ceux qui étaient ennemis déclarés, il les a soumis. Ceux qui l’avaient été peu de temps auparavant, il les a contraints à abandonner les terres dont le Sénat les avait dépossédés. Quant aux autres que des guerres considérables et répétées avaient mis pour toujours dans l’obéissance du peuple romain, il en a exigé une nombreuse cavalerie pour les guerres que le peuple romain menait alors dans l’univers entier, de grosses sommes d’argent pour la solde de ces troupes, une grande quantité de blé pour soutenir la guerre d’Espagne. VI, 14- 15 — Dicunt contra quibus inuitissimis imperatum est, dicunt qui ex agri ex Cn. Pompei decreto decedere sunt coacti, dicunt qui ex bello caede et fuga nunc primum audent contra M. Fonteium inermem consistere. Quid coloni Narbonenses ? Quid volunt, quid existimant ? Hunc incolumen per vos volunt ; se per hunc existimant esse. Quid Massiliensium civitas ? hunc praesentem iis adfecit honoribus quos habuit amplissimos ; vos autem absens orat atque obsecrat, ut sua religio, laudatio, auctoritas, aliquid apud vestros animos momenti habuisse videatur. (15) Quid ? civium Romanorum quae voluntas est ? Nemo est ex tanto numero quin hunc optime de provincia, de imperio, de sociis et civibus meritum esse arbitretur. Quoniam igitur videtis qui oppugnatum M. Fonteium, congostis qui defensum velint, statuite nunc quid vestra aequitas, quid populi Romani dignitas postulet, utrum colonis vestris, negotiatoribus vestris, amicissimis atque antiquissimis sociis et credere et consulere malitis, an iis, quibus neque propter iracundiam fidem, neque propter infidelitatem honorem habere debetis. — Les témoins à charge sont ceux qui ont obéi avec le plus de répugnance, ce sont ceux qu’un décret de Pompée a contraints à abandonner leurs terres, ce sont ceux qui, après ces années de guerre, de carnage et de fuite, osent pour la première fois affronter M. Fonteius, maintenant qu’il est désarmé. Mais les colons de Narbonne, que veulent-ils, que pensent-ils ? Ils veulent que Fonteius soit sauvé par vous, ils pensent que c’est par lui qu’ils ont été sauvés. Et la ville de Marseille ? Quand il était en Gaule, elle lui a décerné les honneurs les plus grands dont elle disposait. Aujourd’hui, c’est de loin qu’elle vous prie et vous conjure de vouloir bien que sa religieuse reconnaissance, ses rapports élogieux, son crédit aient sur vos esprits quelque pouvoir. (15) Et les citoyens romains, quels sont leurs sentiments ? Il n’en est aucun dans un si grand nombre qui n’estime que Fonteius a rendu les plus grands services à la province, à l’autorité romaine, aux alliés et aux citoyens. Puisque vous voyez quels sont ceux qui s’intéressent à sa défense, prenez maintenant la décision que réclament votre équité, et la dignité du peuple romain. Voyez si vous aimez mieux croire et favoriser vos colons, vos trafiquants, vos alliés les plus dévoués et les plus anciens, ou des peuples qui ne méritent de votre part aucune confiance à cause de leur caractère passionné, ni aucune considération à cause de leur déloyauté.

*** Les conditions du procès. L’accusé M. Fonteius (on ignore son cognomen) est un citoyen de Tusculum, chevalier d’origine plébéienne, qui a fait une carrière classique : triumvir monetalis ; questeur urbain à la fin des années 80 ; légat (de légion) en Espagne Ultérieure sous les ordres du préteur C. Annius Luscus ; légat en Macédoine où il arrête une incursion des Thraces ; enfin, trois ans préteur en Gaule, soit de 76 à 74, soit plus vraisemblablement de 74 à 72, où il applique les consignes de fermeté que lui a données Pompée. Il organise l’hivernage des troupes de Pompée en Gaule de 74-73.

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Les accusateurs Il s’agit d’une délégation de Gaulois conduite par le dirigeant des Allobroges, Indutiomare. Il semble qu’il y ait eu unanimité des Gaulois contre Fonteius (Gallorum consensio en VII, 16). Mais seuls les Allobroges, les Volques et les Rutènes sont nommément cités. Pour porter l’accusation, et depuis un règlement sénatorial de 171 av. J.-C., les accusateurs doivent avoir recours à un patronus ; ici c’est un certain M. Pletorius, et la plainte est contresignée par un certain M. Fabius, sans doute un parent du consul qui avait mené campagne en Gaule contre les Allobroges en 121, ce qui explique certaines allusions de Cicéron dans sa plaidoirie. Le tribunal Il s’agit du tribunal apte à juger la quaestio repetundarum. Les concussions ou sommes indûment reçues par les magistrats en charge, sont dites repetundae pecuniae, et on juge selon la lex de pecuniis repetundis, loi sur les réclamations des sommes indûment prélevées. Le tribunal, anciennement sénatorial, est devenu mixte depuis une loi de Sylla (sénateurs et chevaliers) et il est placé sous l’autorité d’un préteur. Cette année-là on sait que le préteur M. Metellus était en charge des affaires de concussion La procédure Il s’agit d’une action en répétition, engagée au profit de ceux qui avaient dû donner les sommes incriminées. L’accusation portée devant le peuple par les victimes à la sortie de charge du magistrat fait que le procès ne se limitait pas à une action en droit civil, mais devenait un procès pénal. Le déroulé du procès comportait deux actions successives, la seconde étant déterminante. Le tribunal émettait deux sentences, l’une sur la culpabilité, l’autre sur l’estimation du litige. Le procès eut lieu au début de l’année 69. L’issue est inconnue. On note simplement qu’après cette date, Fonteius n’a plus de carrière publique. Christian Goudineau pense que Fonteius « fut vraisemblablement acquitté » (p. 691). La défense Très peu de temps après avoir accusé le gouverneur de Sicile Verrès, Cicéron prend cette fois la défense d’un autre magistrat accusé à sa sortie de charge, Fonteius. Il semble que ce qui puisse paraître comme une contradiction s’explique par la déférence de Cicéron pour Pompée. En accusant Verrès, Cicéron discréditait les aristocrates et aidait Pompée à détruire la constitution aristocratique de Sylla. En défendant Fonteius, il défendait un instrument de Pompée, placé en Gaule pour assurer la sécurité de la liaison avec Rome, pendant que lui-même luttait en Hispania contre Sertorius. Les cités vaincues de Gaule Le tableau que le Pro Fonteio livre de la Gaule méridionale n’est pas celui d’une province pacifiée et régulièrement administrée, mais bien celui d’une province agitée et que l’autorité romaine force à entrer dans son orbite. Autrement dit, si la création de la province de Transalpine date bien de 122-120, elle a dû être assez formelle, administration « floue et lointaine » dit Christian Goudineau (p. 692), et il est possible qu’il ait fallu attendre la période pompéienne pour que la soumission soit plus fermement obtenue. Dans ces conditions, le rôle de Fonteius a dû être majeur. Le texte de Cicéron est d’une précision très utile pour l’historien. Il classe les cités vaincues selon une typologie qui renvoie aux événements préfontéiens ainsi qu’à l’administration de Fonteius.

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1 - Des cités encore insoumises, vaincues par Fonteius et qui sont entrées dans l’imperium de Rome. C’est le cas des Voconces, puisque les actes de concussion à l’occasion de cette guerre sont un des motifs de l’accusation. C’est encore le cas des Volques. 2 - Des cités vaincues peu auparavant et pour lesquelles Fonteius a mis en œuvre la confiscation des terres décidée par le Sénat. Ici l’allusion concerne la décision de Pompée en 77 av. J.-C. de concéder des agri des Helviens et des Volques Arécomiques aux Marseillais. Sur ce fait on possède le témoignage de César.

[1,35] 1 Euocat ad se Caesar Massilia XV primos; […] 3 Cuius orationem legati domum referunt atque ex auctoritate haec Caesari renuntiant: intellegere se diuisum esse populum Romanum in partes duas; neque sui iudicii neque suarum esse uirium discernere, utra pars iustiorem habeat causam. 4 Principes uero esse earum partium Cn- Pompeium et C- Caesarem patronos ciuitatis; quorum alter agros Volcarum Arecomicorum et Heluiorum publice iis concesserit, alter bello uictos Sallyas attribuerit uectigaliaque auxerit. 5 Quare paribus eorum beneficiis parem se quoque uoluntatem tribuere debere et neutrum eorum contra alterum iuuare aut urbe aut portibus recipere. [1,35] (1) César mande quinze des principaux Marseillais; […] (3) Les députés reportent ces paroles à leurs concitoyens, et, par leur ordre, reviennent dire à César: "Que voyant le peuple romain divisé en deux partis, ils ne sont ni assez éclairés, ni assez puissants pour décider laquelle des deux causes est la plus juste; (4) que les chefs de ces partis, Cn. Pompée et C. César, sont l'un et l'autre les patrons de leur ville; que l'un leur a publiquement accordé les terres des Volques Arécomiques et des Helviens; et que l'autre, après avoir soumis les Gaules, a aussi augmenté leur territoire et leurs revenus. (5) En conséquence ils doivent pour des services égaux témoigner une reconnaissance égale, ne servir aucun des deux contre l'autre, ne recevoir ni l'un ni l'autre dans leur ville et dans leurs ports.

De ce témoignage de César, on comprend que Pompée, au nom du Sénat et du peuple romain (publice), a concédé aux Marseillais des agri des Volques Arécomiques et des Helviens. Le texte dit concédé (concesserit) et non pas attribué. Comme Marseille est une cité fédérée, il n’y a pas lieu de penser à une attribution, mais bien à une concession de portions de territoires : en effet, l’attribution de tout ou partie d’un territoire à une cité est souvent une opportunité pour diffuser le droit latin, ce qui se concevrait avec un oppidum latin ou une colonie latine (Nîmes par exemple, à laquelle 24 oppida ignobilia sont attribués) ou même avec une colonie romaine (Orange et les Tricastins), mais n’a pas de sens avec une cité fédérée comme Marseille, ayant son propre droit. [NB - On apprend également que César, à la suite de sa victoire sur les Sallyas (une corruption pour les Gaulois ? les Salyens ?), a attribué des vectigalia à Marseille. Cette fois le mot attribuere est employé et c’est bien une attribution de revenus fiscaux d’une cité à une autre cité. S’il s’agit bien des Gaules, l’attribution date de la fin des années 50]. 3 - Enfin des cités anciennement vaincues qui sont astreintes à fournir des cavaliers, de l’argent et du blé. Parmi ces cités anciennement vaincues, il faut mettre les Ligures (victoire de M. Fulvius Flaccus en 124), les Saluvii ou Salyens (Sextius Calvinus en 122), les Allobroges (victoires de Cn. Domitius Ahenobarbus et Q. Fabius Maximus en 121). Il s’agit donc de peuples entrés dans la soumission à Rome et qui sont tributaires. Les soutiens de Fonteius Face à cette série de peuples vaincus, Cicéron désigne les soutiens de Fonteius, Romains ou alliés de Rome. 1. Les colons de Narbonne. Depuis 118 av. J.-C., Narbonne est une colonie romaine fondée dans la foulée du programme gracchien. Le texte (en VI-14) fait allusion au fait que Fonteius a sauvé la colonie ; l’allusion est précisée en XX-46 :

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Propugnat pariter pro salute M. Fontei Narbonensis colonia, quae hunc ipsa nuper obsidione hostium liberata, nunc eiusdem miseriis ac periculis commouetur. « Parmi les défenseurs de M. Fonteius, on trouve encore la cité de Narbonne ; récemment délivrée par lui des ennemis qui la menaçaient de près, elle se montre aujourd’hui touchée de son infortune et de ses périls ».

On sait qu’il s’agit de la menace que les Volques faisaient peser sur la colonie romaine. Malgré l’emploi du terme obsidio, qui signifie siège, on pense généralement que Fonteius a écarté la menace en s’en prenant aux Volques, mais sans qu’il y ait eu de siège effectif. Le mot serait à prendre au sens figuré. 2. La cité de Marseille. Elle est l’illustration même de ce qu’est une cité fédérée, alliée de Rome. Ayant passé un traité avec le Sénat, elle est préservée dans son intégrité territoriale ; elle est protégée par Rome qui vient à son secours en cas de conflit ; elle reçoit même des terres et des revenus qui lui sont concédés ou attribués (voir ci-dessus) ; mais elle doit, en retour, une contribution à l’effort de guerre de Rome, en troupes et en navires (V-13). Son intérêt dans l’affaire de Fonteius est direct : pour elle, une victoire des Volques et des Helviens viendrait fragiliser les concessions de terres dont elle a bénéficié sous Pompée. 3. Les Romains présents en Gaule transalpine pour raison économique. Le texte du Pro Fonteio fait, en effet, de fréquentes allusions aux citoyens romains présents en Gaule transalpine pour y faire des affaires, mettre en culture, pratiquer l’élevage ou gérer des revenus fiscaux. Il les nomme (par exemple en XX-46) : publicani (publicains, collecteurs des impôts affermés), agricolae (agriculteurs), pecuarii (propriétaires-éleveurs), negociatores (négociants, commerçants). L’action du préteur consiste, parmi d’autres, à protéger leurs intérêts, probablement parce qu’il en retire lui-même avantage. Pour illustrer la présence de ces Romains en Gaule méridionale, on doit rappeler le cas du procès à l’occasion duquel Cicéron défendit un héritier et prononça le Pro Quinctio. Une societas de chevaliers romains possédait en Gaule méridionale des esclaves (servi), des terres (agri) et des pâturages (saltus). En 81 av. J.-C., il défendit l’héritier d’un des fondateurs, à la suite d’une mésentente et des pratiques douteuses de l’autre associé. Conclusion Le texte du Pro Fonteio dans son ensemble, et les extraits donnés en particulier, témoignent de la vision coloniale que Cicéron et les Romains avaient de la Gaule. Dans le même temps, l’opposition rhétorique entre le camp des accusateurs - des Barbares agités et dangereux - et le camp des Romains ligués par la défense des intérêts de Rome, confirme l’idée que les procès concernant les repetundae pecuniae sont autant et même plus politiques et “diplomatiques” que judiciaires. S’il y a peu d’arguments valables pour accuser Fonteius, c’est parce que la colonisation est légitime. Elle l’est parce que c’est la vocation de Rome de dominer l’univers, et parce que les autres sont des Barbares. Parlant des Allobroges, Cicéron, un peu plus avant dans sa plaidoirie, n’hésite pas à dire :

« Que ces barbares veuillent bien se tenir en repos, comme font d’ordinaire ceux qui ont été vaincus et soumis, ou comprendre qu’en nous menaçant ils font concevoir au peuple romain non pas la crainte de la guerre, mais l’espoir du triomphe » (XVI-36).

Le message est clair. Et dans ces conditions, en effet, il est peu probable que Fonteius ait été reconnu coupable au terme d’un procès qui n’aurait été que purement technique et juridique. Bibliographie Christian GOUDINEAU, La Gaule transalpine, dans Claude Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2 Genèse d’un empire, coll. Nouvelle Clio, Puf, Paris1978, p. 679-699.

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La condition du sol public italien et provincial dans les discours de Cicéron contre le projet de loi agraire

63 av. J.-C.

Cette note se propose de relever les diverses façons par lesquelles Cicéron désigne l’ager publicus : vectigalia, bona publica, relictae possessiones, agri publici, patrimonium populi Romani, proprium. A travers cette revue des textes, c’est le “récit” de la légitimité de l’appropriation de l’ager publicus par lepeuyple romain que fait l’orateur. Et à travers la compétition pour son contrôle qu’il raconte, c’est la condition même du sol public qu’il est possible d’évoquer. L’argumentaire de l’orateur est bien connu : une fois les provinces conquises, la part de terres qui est versée dans l’ager publicus et qui n’a pas été assignée, devient le patrimoine inaliénable du peuple romain. Dès lors, une loi agraire qui envisage de les vendre pour recdeuillir des fonds permettant d’acheter des terres à assigner pose toutes sortes de problèmes. Cicéron dénonce l’ampleur et l’ubiquité des ventes envisagées, ainsi que son incompréhension devant les deux exceptions retenues. Ensuite, il conteste qu’on puisse assigner des terres à la plèbe sur des achats alors qu’on dispose des terres publiques pour cela. Enfin, il accuse Rullus de vouloir, à travers ce projet de loi, régulariser les possessions syllaniennes, qui ont été acquises de façon violente et qui posent toujours problème. En filigrane, on ne comprend bien le raisonnement de Cicéron que si l’on met en évidence l’opposition qu’il fait entre le droit agraire et le droit civil.

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Extraits des discours On sait que Cicéron cherche à ruiner, devant le Sénat, le projet de loi agraire que le tribun de la plèbe Rullus a déposé. Celui-ci entend réunir des fonds afin d’acheter des terres en Italie et y installer les vétérans de César. Pour cela, il veut vendre des portions de l’ager publicus et augmenter globalement le vectigal. De façon polémique, Cicéron relève certains choix et monte en épingle certains lieux parce qu’il sait qu’ils saisiront les sénateurs d’un certain effroi (I, 3) : Capoue et la Campanie, la forêt Scantia également en Campanie, l’ager Stellatis, la Nouvelle Carthage en Espagne, les terres d’Olympos, de Corinthe (deinde agrum optimum et fructuosissimum Corinthium qui L. Mummi imperio ac felicitate ad vectigalia populi Romani adiunctus est), le domaine royal de Macédoine (deinde agros in Macedonia regios), etc.

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La méthode de Cicéron est d’analyser le contenu de certains des 40 articles qui composent le projet de loi. Les traductions sont celles d’André Boulanger, dans l’édition Budé ou Collection des Universités de France. Ubiquité des interventions prévues par les décemvirs Agr. I, 2 Videte nunc proximo capite ut impurus helluo turbet rem publicam, ut a maioribus nostris possessiones relictas disperdat ac dissipet, ut sit non minus in populi Romani patrimonio nepos quam in suo. Perscribit in sua lege vectigalia quae Xviri vendant, hoc est, proscribit auctionem publicorum bonorum.

« Voyez maintenant, dans l’article qui suit, comment, en infâme dissipateur, il met le désordre dans l’Etat, gaspille et disperse les biens que nous ont laissés nos ancêtres et use en prodigue du patrimoine du peuple romain, autant qu’il a fait du sien propre. Il énumère dans sa loi les domaines tributaires qu’auront à vendre les décemvirs, ce qui revient à annoncer la mise à l’encan des biens publics. »

Agr. I, 3 “Veneat” inquit “silva Scantia” Utrum tandem hanc silvam in relictis possessionibus, an in censorum pascuis invenisti ?

“Que l’on mette en vente” dit-il “la forêt Scantia”. Mais enfin cette forêt, est-ce parmi les terres qu’on a négligé d’inscrire, ou parmi les domaines affermés par les censeurs que tu l’as découverte ?

Agr. I, 7 et 9 Censoribus vectigalia locare nisi in conspectu populi Romani non licet ; his vendere vel in ultimis terris licebit ? [...] licebit enim quod videbitur publicum iudicare, quod iudicarint vendere.

Les censeurs ne peuvent affermer les revenus de l’Etat que sous les yeux du peuple romain : et les décemvirs pourront les vendre même aux extrémités du monde ? [...] Il leur sera loisible en effet de décider que tel bien appartient au domaine public et de le mettre en vente d’après leur décision.

Agr. II, 34 Emere agros a quibus volent et quos volent quam volent magno poterunt ; colonias deducere novas, renovare veteres, totam Italiam suis coloniis ut complere liceat permitttitur ; omnis provincias obeundi, liberos populos agris multandi, regnorum vendendorum summa potestas datur.

Ils (les decemvirs envisagés par Rullus) pourront acheter de qui ils voudront les champs qu’ils voudront, au prix qu’ils voudront. Ils sont autorisés à établir de nouvelles colonies, à en restaurer d’anciennes, à remplir à leur gré toute l’Italie de leurs colonies ; on leur donne plein pouvoir pour parcourir toutes les provinces, pour confisquer les terres des peuples libres, pour mettre en vente les royaumes.

Agr. II, 40 [...] regnum Bithyniae, quod certe publicum est populi Romani factum, num quid causae est quin omnis agros, urbis, stagna, portus, totam denique Bithyniam Xviri vendituri sint ?

[...] le royaume de Bithynie, qui sans nul doute est entré dans le domaine du peuple romain, est-il rien qui puisse empêcher que toutes les terres, toutes les villes, toutes les salines, tous les ports, qu’enfin la Bithynie entière ne soit vendue par les décemvirs ?

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Agr. II, 47 [...] adhibeant manus vectigalibus vestris [...] ; [...] ita cogit atque imperat ut Xviri vestra vectigalia, vendant nominatim

[...] qu’ils fassent main basse sur vos revenus [...] ; [...] va jusqu’à les obliger et les contraindre de vendre vos domaines affermés, qui sont expressément désignés.

Agr. II, 48 Nihil est in hac provincia quod aut in oppidis aut in agris maiores nostri proprium nobis reliquerint quin id venire iubeat.

Il n’y a rien dans cette province (la Sicile), dans les villes comme dans les campagnes, de tout ce que nos ancêtres nous ont laissé en toute propriété que Rullus n’ordonne de vendre.

Agr. II, 55 Venire nostras res proprias et in perpetuum a nobis abalienari in Paphlagoniae tenebris atque in cappadociae solitudine licebit ?

Et il sera permis de vendre les domaines qui sont notre propriété, de les aliéner à jamais dans les ténèbres de la Paphlagonie et les déserts de la Cappadoce ?

Cette première série d’extraits a pour but de démontrer l’ubiquité des localisations du projet de vente des terres dans le but de trouver les fonds pour en racheter d’autres. — Se posent tout d’abord des difficulutés de traduction. Par exemple, vectigalia ne peut pas être traduit par domaines tributaires, mais par biens ou domaines vectigaliens. Le mot vectigalia est pris au sens de biens de l’ager publicus et l’analogie est faite avec les biens publics. Ensuite, traduire pascuis par domaines est une approximation : le mot est employé parce qu’il s’agit d’une forêt, autrement dit d’un milieu géographique ouvert au pâturage. Ici, les terres ainsi nommées sont celles qui font partie de l’ager publicus mais qui n’ont pas été divisées et assignées, restant pour les unes ouvertes à l’occupation ou, comme c’est le cas ici, formant pour les autres des ensembles de biens publics inaliénables. On en affermait la redevance. — Les pouvoirs des décemvirs au centre de la critique. Dans les trois discours, Cicéron s’oppose aux prérogatives “agraires” que le projet de loi envisageait de donner aux décemvirs, celui de définir et d’affecter les types de terres. Les décemvirs auraient la possibilité de reclasser les terres et d’en faire entrer de nouvelles dans l’ager publicus, puis de les vendre. C’est une prérogative de magistrat agraire ou agris dandis. Pour lui, c’est un pouvoir exorbitant car exercé sans le contrôle du Sénat. — La double dimension du projet de loi (4e extrait). Malgré l’exagération, le texte souligne les deux volets articulés du projet : d’un côté acheter des terres, notamment en Italie, pour y installer des colonies nouvelles et en restaurer d’anciennes (ce qui signifie apporter un contingent de nouveaux colons dans une ancienne colonie qui dispose encore de terres à assigner ou dont l’économie a besoin d’être dynamisée) ; d’un autre côté, pouvoir d’agir sur la composition même de l’ager publicus, soit en confisquant des terres de peuples libres (le Pro Fonteio montre que les décisions de confiscation n’étaient pas faciles à mettre en œuvre et qu’il fallait des magistrats à poigne pour y parvenir ; on peut ainsi comprendre le passage en ce sens : réaliser des confiscations décidées mais pas encore effectives), soit en vendant des royaumes (voir le cas de la Cyrénaïque ou encore celui de Pergame, royaumes légués à Rome par testament). Le fait d’avoir déclaré le royaume de Bithynie publicum, conduit à considérer que tout ce qui le compose et qui est susceptible d’appropriation ou d’affermage en fait partie. Cicéron désigne les quatre sources de la richesse : terres, villes, étangs (ou salines), ports.

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Cependant, avec la notion de relictae possessiones, présente dans le premier extrait, Cicéron semble dire qu’on pourrait encore trouver en Italie des terres qui n’auraient pas été déclarées publiques et qui restaient susceptibles d’appropriation. — Dans la dénonciation du projet de loi, l’énumération est une technique argumentaire efficace, et de grand intérêt pour nous. Il s’agit d’abord de donner la liste des lieux publics que Rullus veut vendre : l’ager campanus, l’ager Stellatis, la forêt Scantia (I,3) ; Capoue, Atella, Nuceria, Cumes ; la Propontide, l’Hellespont, la côte de Lycie, celle de Cilicie, la Mysie, la Phrygie (fragments 2 et 3) ; l’Egypte (I,1 ; II,41) ; toutes les possessions d’Italie, la Sicile (I, 4) ; les terres d’Attalia et d’Olympos qui sont au peuple romain depuis P. Servilius (I, 5 ; II, 50), de Phaselis, d’Aperae, d’Eleusa (II, 50) ; Attale en Chersonèse (de Thrace, II, 51) ; les terres publiques de Macédoine (I,5), les terres de Corinthe, celles de Nouvelle Carthage en Hispania, le site de l’ancienne Carthage (I,5 ; II, 51), de Cyrène (II, 51) ; les terres anciennement royales de Paphlagonie, du Pont, de Cappadoce (I,6 ; II, 51 ; II, 55) ; le mont Gaurus, les saulaies proches de Minturnes, la via Herculanea (II, 36) ; Pergame, Smyrne, Tralles, Ephèse, Milet, Cyzique, l’Asie mineure recouvrée depuis Sylla et Pompée (II, 39) ; le royaume de Bithynie, Mytilène (II, 40) ; en Italie, Alba, Setia, Privernum, Fondi, Vescia, Falerne, Literne, Cumes, Acerra, Capène, Faliscos, le territoire sabin, Réate, Venafrum, Allifae, Trebula (II, 66). Il s’agit ensuite d’énumérer les lieux où les colons seront déduits, soit ceux ayant la pire des réputations : Siponte, Salpis en Apulie (II, 71) ; ou au contraire la meilleure : Capoue (II, 76) ; le territoire stellate (II, 85) ; Cales, Teanum, Atella, Cumes, Naples, Pompei, Nuceria, Pouzzoles (cité indépendante qui serait requise) (II, 86). Les exceptions à la réquisition des terres publiques Agr. II, 57 Hoc quantum iudicium, quam intolerandum, quam regium sit, quem praeterit, posse quibuscumque locis uelint nulla disceptatione, nullo consilio privata publicare, publica liberare ? Excipitur hoc capite ager in Sicilia Recentoricus […] Sed quae haec impudentia ! Qui agrum Rencentoricum possident, uetustate possessionis se non iure, misericordia senatus, non agri condicione defendunt. Nam illum agrum publicum esse fatentur ; se moueri possessionibus, antiquissimis sedibus, ac dis penatibus negant oportere. Ac, si est privatus ager Recentoricus, quid eum excipis ? sin autem publicus, quae est ista aequitas ceteros, et iam si privati sint, permittere ut publici iudicentur, hunc excipere nominatim qui publicus esse fateatur ? Ergo eorum ager excipitur qui apud Rullum aliqua ratione ualuerunt, ceteri agri omnes qui ubique sunt sine ullo dilectu, sine populi Romani notione,sine iudicio senatus xuiris addicentur ?

Qui ne voit l’énormité, le caractère odieux et despotique d’un pouvoir judiciaire qui leur permet, partout où ils le voudront, sans discussion ni appel à un conseil, de déclarer publics les domaines privés et d’affranchir les domaines publics ? « On excepte dans cet article le domaine de Récentore en Sicile […] Mais quelle impudence ! Les détenteurs du domaine de Récentore s’appuient sur l’ancienneté de leur possession et non pas sur un droit formel ; sur la bienveillance du Sénat et non sur la condition juridique de leurs terres. Car ils reconnaissent que ce territoire est domaine public, mais déclarent qu’on ne doit pas les déposséder, les arracher à leur antique résidence et à leurs dieux pénates. Mais si le territoire de Récentore est propriété privée, pourquoi l’excepter ? S’il est domaine public, quelle est cette justice qui permet que tous les autres biens, même ceux des particuliers, soient déclarés publics et qui excepte nommément un territoire qui se reconnaît domaine public ? Donc les terres exceptées sont celles dont les possesseurs ont, par quelque moyen, obtenu gain de cause auprès de Rullus et toutes les autres terres, où qu’elles se trouvent, sans aucune distinction, sans que le peuple romain ait à en connaître ni le Sénat à en décider, seront adjugées aux décemvirs ?

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Récentore est le nom d’un territoire de Sicile (inconnu par ailleurs) qui fait l’objet d’une mesure d’exception. Le problème est le suivant. Selon Cicéron, le projet de loi permettrait que les décemvirs puissent déclarer publics les domaines privés, et de « libérer », c’est-à-dire vendre, les domaines publics (privata publicare, publica liberare). Cela signifie que, dans les provinces, les terres dites privées et qui sont dans l’ager publicus conservent un régime de domanialité puisqu’un pouvoir peut les reprendre. Cicéron trouve cela odieux, et il donne ses raisons : une telle possessio repose, par exemple, sur l’ancienneté, ou encore sur la miséricorde du Sénat, mais elle n’est pas justifiée par une condition agraire (non agri condicione defendunt). Pour le démontrer, l’orateur prend l’exemple d’une exception, le territoire de Récentore. Bien qu’il fasse partie du domaine public et qu’il soit possédé comme ager privatus, cet ager est excepté par le projet de loi. Il devrait rejoindre le cas des autres agri privati situés dans l’ager publicus et qui, eux, supporteront un vectigal accru et pourront même être requis pour être vendus. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il y a une faveur de Rullus envers les détenteurs de cet ager de Sicile. Déjà, dans le premier discours, Cicéron a qualifié cette exception de suspecte (suspiciosa en I, 10). Le territoire de Récentore entre donc dans le camp de ces terres qui sont à la fois publiques et privées, ou encore vectigaliennes et privées, et que seul un statut d’ager exceptus peut prémunir d’une reprise par le pouvoir. Le projet de loi prévoyait un autre cas d’exception, que Cicéron cite d’ailleurs en même temps que le territoire de Récentore : il s’agit des domaines anciennement royaux du roi Hiempsal en Numidie, qui sont entrés dans l’ager publicus romain, mais qu’une convention a permis à ce souverain de conserver. Or cette convention n’a pas été ratifiée par le Sénat : Cicéron laisse penser que Rullus et les décemvirs pourraient exploiter cette faille pour reprendre les terres en question. Les distributions à la plèbe Agr. II, 10 Venit enim mihi in montem duos clarissimos, ingeniosissimos, amantissimos plebei Romanae viros, Ti. et C. Gracchos, plebem in agris publicis constituisse, qui agri a privatis antea possidebantur.

Je me souviens, en effet, que deux hommes illustres et d’esprit éminent, tout dévoués à la plèbe romaine, Tibérius et Caius Gracchus, ont établi la plèbe sur des domaines d’Etat, domaines que des particuliers détenaient auparavant.

Agr. II, 65 [...] non esse hanc nobis a maioribus relictam consuetudinem utemantur agri a privatis quo plebes publice deducatur ; omnibus legibus agris publicis privatosesse deductos [...]

[...] nos ancêtres ne nous ont pas transmis cet usage d’acheter des terres à des particuliers pour que l’Etat y installe des plébéiens ; toutes les lois agraires ont dépossédé les particuliers des terres publiques qu’ils occupaient [...]

On voit, ici, l’esquisse d’un autre argument de Cicéron : si l’on vend les terres publiques (agri publici), sur quelles terres pourra-t-on asseoir la distribution de lots à la plèbe ? Or, n’est-ce pas ce qu’il faudrait faire, à l’imitation de ce que Tibérius et Caius Gracchus ont eux-mêmes fait ? En outre, ces deux défenseurs de la plèbe ont récupéré les terres publiques possédées par des personnes privées pour atteindre cet objectif : c’est donc un modèle à suivre. Ici Cicéron soutient que l’usage ancien n’était pas d’acheter des terres pour l’assignation, mais de les prendre tout simplement dans l’ager publicus ; ensuite, jadis, lorsque des tribuns de la

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plèbe ont eu recours à des lois agraires, c’était pour déposséder les plus riches au service de la plèbe. Le statut juridique Agr. III, 11 Nam attendite quantas concessiones agrorum hic noster obiurgator uno verbo facere conetur : “ Quae data, donata, concessa, vendita”. Patior, audio. Quid deinde ? “possessa”. Hoc tribunus plebis promulgare ausus est ut, quod quisque post Marium et Carbonem consules possidet, id eo iure teneret quo quod optimo privatum ? Etiamne si vi deiecit, etiamne si clam, si precario venit un possessionem ? Ergo hac lege ius civile, causae possessionum, praeterorum interdicta tollentur.

Considérez en effet les immenses concessions de terres que cet homme, qui se fait notre censeur, entreprend d’accorder d’un seul mot : “Tout ce qui a été donné, attribué, concédé, vendu...” Cela, je consens à l’entendre. Mais qu’ajoute-t-il ? “... possédé...”. Voilà ce qu’un tribun de la plèbe a osé proposer : que tous les biens possédés depuis le consulat de Marius et Carbon aient le même régime juridique que les biens privés dont le régime est le meilleur. Quoi, même si cette possession est le résultat d’une expulsion violente, si elle est frauduleuse ou précaire ? Voilà donc une loi qui annule le droit civil, les titres de possession et les interdits des préteurs.

La succession des mots, reprise par Cicéron du projet de loi lui-même, appelle un commentaire. - data : allusion à la loi coloniale (lex data) qui fonde la colonie et lui donne sa loi fondamentale ; - donata : le mot est absent des textes des gromatici veteres ; la traduction par attribué est impossible car l’attributio est un mécanisme juridique spécifique, et s’il s’agissait de cela le mot serait employé ; mais la différence entre datus et donatus est délicate à établir, sachant que le mot qui suit est concessus, et qu’on a ainsi trois termes très proches à la suite l’un de l’autre. - concessa : le pouvoir concède des portions de l’ager publicus, soit individuellement sous la forme d’assignations à la plèbe ou aux vétérans, soit collectivement dans le cas de la constitution des réserves foncières des collectivités (res publica) ; il concède ausi des agri excepti. - vendita : on pouvait faire vendre par les questeurs, immédiatement ou de façon différée, des terres de l’ager publicus ; - possessa : l’ager publicus, restant après l’assignation à la plèbe ou aux soldats vétérans, est loué aux possessores qui finissent par s’en croire propriétaires définitifs, notamment lorsque les contrats sont de très longue durée. Dans le cas de la loi agraire syllanienne, l’affaire est sensible car les terres en question viennent de confiscations et de proscriptions, et leur légitimité n’est pas établie. Se plaçant sur le terrain du droit, Cicéron démontre que la transformation de ces possessions en titres selon le meilleur droit reviendrait à légaliser des réquisitions contestées, alors que les victimes des réquisitions syllaniennes avaient, elles, des titres selon le meilleur droit. Le fait que Rullus envisage de le récupérer pour l’assigner à des colons est refusé par tous ceux qui l’ont quasiment inclus dans leur patrimoine. Mais le terme recouvre une autre réalité, bien plus tendue encore : le sort des terres confisquées mais restées publiques après ces assignations. Bien qu’on en ait pas eu besoin pour lotir les colons, ces terres n’ont pas été restituées à ceux auxquels on les avait prises, et leur sort juridique devint alors une affaire sensible. J’y reviens ci-dessous dans le commentaire.

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Commentaire Les biens du peuple On ne comprend bien l’insistance à évoquer le peuple (et la notion de “public” qui en découle) que si on réalise que le populus ce n’est pas la plèbe, mais la plèbe conduite par les patriciens. Avec constance, Cicéron rappelle que l’ager publicus a été constitué par les Anciens pour être mis à la disposition du peuple. Par conséquent un projet de loi agraire qui est tourné vers la satisfaction des intérêts de la seule plèbe contrevient à la volonté des Anciens, puisqu’il dispose des biens publics ou du patrimoine du peuple Romain au détriment du populus. La mention répétée des privati va dans ce sens : ce sont les privati, c’est-à-dire les adjudicataires de l’ager publicus, qui sont les détenteurs légitimes de ces biens publics. Publicus-privatus forme l’association de concepts sur laquelle se fonde la raison du peuple, et elle s’oppose à adsignatus-plebs, les notions agitées par les défenseurs de la plèbe. En soulignant le caractère inaliénable de ces biens publics, Cicéron défend les intérêts des sénateurs qui les prennent à ferme. Définition des divers types de terres de l’ager publicus L’orateur souligne aussi la diversité des biens qui composent l’ager publicus. - des territoires italiens qui ont été déclarés publics et inaliénables, comme l’ager Campanus et l’ager Stellatis ; - des territoires publics dont le Sénat avait décidé la vente pour trouver des fonds, comme la Chaussée d’Hercule sur le rivage de Campanie (Agr. II, 36) - des forêts, comme la forêt Scantia, apparemment fameuse ; le mons Gaurus ; les saulaies de Minturne (Agr. II, 36) ; - des praedia publica des provinces qu’il faut sans doute comprendre comme non comme de petites exploitations mais comme des latifundia. - des villes avec leur territoire : Mytilène, Alexandrie (Agr. II, 40) ; Atalia, Phaselis, Olympos, Aperae, Oroanda, Eleusa (Agr. II, 50) ; - des terres royales, comme celles de Macédoine (Agr. II, 50) ; celles du roi Mithridate en Paphlagonie, Pont et Cappadoce (Agr. I, 6) - des « royaumes » comme celui de Bithynie : malgré la formulation de Cicéron qui indique une maîtrise totale du royaume par les décemvirs, on peut hésiter entre le classement de l’ensemble du royaume comme ager publicus, ou, au contraire, seulement des biens domaniaux du souverain. Ce sont les terres qui ont été conquises puis classées ou inscrites dans l’ager publicus du peuple Romain, sachant que d’autres sont rendues ou laissées libres. Cicéron argumente ainsi. Si Rullus avait découvert que la forêt Scantia n’avait pas été inscrite dans la liste des biens publics, il pourrait comprendre qu’elle soit utilisée pour des assignations. Mais elle fait partie de l’ager publicus géré par les censeurs, qui en afferment la gestion fiscale en confiant à des possessores le soin de prélever et de reverser à la res publica le vectigal. Donc elle ne peut être distraite pour servir à l’assignation aux plébéiens. Elle appartient au peuple Romain. Cette question de l’affermage apparaît centrale : Cicéron raisonne comme si les biens publics affermés aux patriciens finissaient par devenir leurs biens propres, hérités des ancêtres, et cessaient d’être des biens dont le contrat d’affermage peut éventuellement être dénoncé. L’orateur souligne aussi le conflit de compétence qui se poserait entre la mission de gestion des terres vectigaliennes par les censeurs, et le pouvoir exceptionnel dont seraient investis des

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décemvirs sur ces mêmes terres. Cicéron peut alors gloser sur le caractère exorbitant de ce pouvoir décemviral. Lois et droit agraires versus droit civil Les lois agraires sont le reflet politico-juridique du droit agraire colonial de Rome et de la place particulière de celui-ci. Elles sont portées par des magistratutres particulières et exceptionnelles dites agris dandis adsignandis, ou encore, comme dans la commission des Gracques instituée par la lex Sempronia, triumviri agris iudicandis adsignandis. Comme on le sait depuis Mommsen et comme le rappelle opportunément André Boulanger dans l’introduction à son édition et sa traduction des trois discours de Cicéron contre le projet de Rullus (p. 24), elles sont exceptionnelles parce que les règles normales appliquées aux autres magistratures ne sont pas respectées : mode d’élection, conditions d’éligibilité, cumul, étendue et durée des pouvoirs. Ces magistrats disposaient d’un véritable pouvoir, celui d’instituer des règles de fonctionnement de l’ager publicus, dont le droit d’instituer des colonies (qui nécessite le ius auspiciorum) et celui de juger de leur application. Or ce droit agraire gêne les optimates qui voudraient bien qu’une fois les conquêtes stabilisées, la part considérable de l’ager publicus non assignée reste publique et occupatoire, c’est-à-dire ouverte à l’occupation spontanée. Ils ne tolèrent pas qu’on puisse revenir sur le classement, et qu’on puisse réquisitionner les terres publiques pour des projets populaires conduits par les tribuns de la plèbe (vendre les terres publiques afin de réunir des fonds pour acheter d’autres terres). Aussi, lorsque le projet de Rullus entend aller encore plus loin en stabilisant la possession des colons, Cicéron ne manque pas de le stigmatiser. Il ne supporte pas que des colons plébéiens puissent bénéficier d’une espèce de consolidation de leur possession (notamment les assignations contestées de l’époque de Sylla), consolidation qui pourrait aller jusqu’à un droit de propriété au terme d’une forme d’usucapion, alors que, d’un autre côté, les lois agraires ne cessent de s’en prendre aux biens publics que les optimates entendent se réserver, en Italie et dans les provinces. La question des assignations syllaniennes et des terres restées publiques après ces assignations est une donnée de fond du texte, en raison de leur incertitude juridique. Cicéron conçoit que des terres aient été assignées, de même qu’il conçoit qu’on ait vendu une partie de celles qui restaient publiques et non assignées. Mais les autres, celles dont on ne peut avoir que la possession, « et que quelques hommes détiennent de la façon le plus impudente » dit-il encore (III, 12), il refuse qu’elles puissent être consolidées et qu’elles deviennent des terres possédées en toute propriété, surtout quand on sait qu’il s’agit de terres qui ont été récupérées à la suite de réquisitions et de proscriptions dont la légitimité est toujours contestée (loi Cornelia de proscription datant de 82 av. J.-C.). D’où la comparaison des droits. Cicéron ne peut pas admettre que le droit (agraire) qui régit les assignations des plébéiens, puisse aller jusqu’à devenir un droit des biens privés dans le droit le meilleur qui soit, le droit civil, parce qu’il entend réserver celui-ci à la défense du statu quo. Par antithèse, le droit civil serait supprimé (tollentur) par cette loi, c’est-à-dire par ce type de disposition ressortissant au droit agraire, parce qu’une telle loi s’en prendrait aux propriétés anciennement légitimes des uns (celles d’avant lesproscriptions), tout en transformant la possession des autres en droit de propriété reconnu par un titre. Cicéron le dit encore une fois dans une autre phrase :

— optimae leges igitur hac lege sine ulla exceptione tollentur — les meilleures lois seront donc, sans nulle réserve, annihilées par cette loi ; (Agr. II, 22)

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Cicéron agite alors le spectre capable d’alerter les sénateurs : « c’est un autre Sylla qui se dresse parmi nous » (repentinus Sulla nobis exoritur ; Agr. III, 10). Vendre pour acheter ? On pourrait s’étonner du processus envisagé : il est curieux, en effet, de vendre des terres de l’ager publicus pour acheter d’autres terres qu’on assignera aux colons, alors qu’il serait plus simple d’assigner directement les terres de l’ager publicus. La raison principale du recours à la vente est la différence d’échelle entre la localisation des terres publiques et le projet colonial. Les terres publiques sont très dispersées, dans l’ensemble du monde romain, alors que le projet de fondation de colonies est nettement plus resserré, concernant principalement l’Italie. Ce sont des terres pastorales et forestières, également, et pas nécessairement des terres cultivées préparées pour les assignations. En outre, en Italie, dans des régions marquées par les héritages, les bouleversements sont difficiles à opérer sans soulever de vives protetations. Bibliographie Claude NICOLET, « Documents fiscaux et géographie dans la Rome ancienne », repris dans Claude Nicolet, Censeurs et publicains, ed. Fayard, Paris 2000, p. 247-264.

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Document n° 12

Les dispositions d’Auguste

en matière agraire d’après Hygin Gromatique

Plusieurs passages du commentaire d’Hygin Gromatique sur “l’établissement des limites” évoquent l’œuvre législative agraire d’Auguste. On découvre que l’empereur, confronté à un programme massif d’assignations en Italie et dans les provinces (évoqué dans le 3e texte), a produit une législation technique d’une grande précision, avec des réglementations sur la mesure des centuries, le bornage, la rédaction des formae, l’assignation des terres cultivables (textes 1, 2, 4 et 5). Les textes Hygin Gromatique, Constitutio limitum, (trad. Jean-Yves Guillaumin, Les arpenteurs romains, coll. des Universités de France, Paris 2005). — 170, 17 - 171, 3 La et fig. 138 La

Modum autem centuriis quidam secundum agri amplitudinem dederunt ; in Italia triumviri iugerum quinquagenum ; aliubi ducenum ; Cremonae iugerum CCX divus Augustus in Baeturia Emeritae iugerum CCCC, quibus divisionibus decimani habent longitudinis actus XL, kardines actus XX, decimanus est in orientem. « Quant à la superficie des centuries, certains l’ont fixée selon l’extension du territoire ; en Italie, les triumvirs ont donné aux centuries cinquante jugères ; ailleurs, c’est deux cents ; à Crémone, 210 jugères ; le divin Auguste, à Emerita, en Béturie, a donné aux centuries 400 jugères et, dans le cadre de cette division, les decimani ont 40 actus de long et les cardines 20 actus, le decimanus regardant vers l’orient. »

— 172, 2-7 La Divus Augustus in adsignationibus suis numero limitum inscriptos lapides omnibus centuriarum angulis defigi iussit : nam locatione operis huius non solum quod ad publicos limites pertineret iniunxit, verum etiam inter acceptas ne roborei deessent termini cavit. « Le divin Auguste, dans ses assignations, a fait planter à tous les angles de centuries des pierres portant le numéro des limites : dans l’adjudication publique de cette entreprise, non seulement il imposa les dispositions qui devaient s’appliquer aux limites publics, mais encore il stipula qu’il ne devait pas manquer des bornes, de chêne, entre les lots. »

— 177,8 - 178, 4 La

Aeque divus Augustus iam adsignata orbi terrarum pace exercitus qui aut sub Antonio aut Lepido militaverant pariter et suarum legionum milites colonos fecit, alios in Italia, alios in provinciis. Quibusdam deletis hostium civitatibus novas urbes constituit, quosdam in veteribus oppidis deduxit et colonos nominavit. Illas quoque urbes quae deductae a

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regibus aut dictatoribus fuerant, quas bellorum civilium interventus exhauserat, dato iterum coloniae nomine civium ampliavit, quasdam et finibus. Ideoque multis regionibus antiquae mensurae actus in diversum novis limitibus inciditur ; nam tetrantum veterum lapides adhuc parent. « Le divin Auguste, de même, après avoir assigné la paix à l’univers tout entier, traita sur un pied d’égalité les armées qui avaient servi sous Antoine ou Lépide et les soldats de ses propres légions, et les établit comme colons, les uns en Italie, d’autres dans les provinces. Pour certains, après avoir détruit les cités ennemies, il fonda de nouvelles villes ; il en déduisit d’autres dans d’anciens oppida ; et il leur donna le titre de colons. Aux villes aussi qui avaient été déduites par des rois ou par des dictateurs, et que les guerres civiles survenues avaient épuisées, il redonna le titre de colonie, il augmenta le nombre de leurs citoyens et aussi, pour certaines, leur territoire. C’est pour cette raison qu’en de nombreuses régions le tracé de l’ancien mesurage est recoupé par de nouveaux limites tracés dans une inclinaison différente : de fait, les pierres des anciens carrefours sont encore visibles. »

— La 197, 8-15 La

In adsignationibus enim divi Augusti diversas habent condiciones fundi excepti et concessi. Excepti sunt fundi bene meritorum, ut in totum privati iuris essent nec ullam coloniae munificientiam deberent, et essent in solo populi Romani. Concessi sunt fundi ei quibus indultum est, cum possidere unicuique plus quam edictum continebat non liceret. « Dans les assignations du divin Auguste, les fonds exceptés et les fonds concédés ont des conditions différentes. Ont été “exceptés” les fonds des gens qui s’étaient bien comportés : leur condition les fait relever totalement du droit privé, sans qu’ils doivent aucune redevance à la colonie, et les maintient dans le sol du peuple romain. Ont été “concédés” les fonds qui ont bénéficié d’une faveur, alors qu’il était interdit à quiconque de posséder plus qu’une limite fixée par l’édit. »

— La 201, 7-8 Adsignare agrum secundum legem divi Augusti eatenus debebimus “qua falx et arater ierit”, nisi ex hoc conditor aliquid immutaverit. « Nous devons assigner la terre, selon la loi du divin Auguste, “jusqu’où seront allés la faux et la charrue”, sauf si le fondateur y a changé quelque chose. »

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Hygin Gromatique Tous les textes sont empruntés au commentaire d’un auteur nommé Hygin, et portant le titre suivant : “l’établissement des limites”, Constitutio limitum. Cet arpenteur n’est pas connu autrement et comme plusieurs auteurs latins ont porté le même nom (dont trois arpenteurs), on a pris l’habitude de les distinguer. Ainsi, on nomme Hygin un bibliothécaire d’Auguste, mais aussi un arpenteur de l’extrême fin du Ier s. et du début du IIe siècle apr. J.-C. ; Pseudo-Hygin l’auteur du commentaire sur la castramétation (tracé des camps militaires) ; enfin Hygin Gromatique, notre auteur, qui écrit son commentaire à la fin du Ier siècle, peut-être peu après 75. La constitutio limitum, ou commentaire sur “l’établissement des limites”, est un texte précieux, car c’est le seul commentaire complet sur l’art de l’établissement des limitations et des centuriations. L’auteur y traite à la fois de questions techniques (modes de bornage, métrologie, facture des bornes, procédures de tirage au sort) et de questions juridiques (servitudes de passage, raisons de l’établissement des trames, superpositions historiques des arpentages, lecture des plans cadastraux, modalités de division des terres vectigaliennes, etc.).

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Le lecteur notera la difficulté de l’emploi du mot “limites”. En français ce mot signifie les confins, les frontières, les extrémités. C’est donc la traduction du latin finis, au pluriel fines. Or en latin, limes, qui signifie entre autres chemin et axe de la limitatio, donne limites au pluriel, qu’on ne doit donc pas confondre et ne pas traduire par limites, sous peine de confusion. La seule solution est de veiller à laisser le mot en italique, et, dans les traductions, de préférer confins pour fines, et axes ou chemins pour limites. Commentaire des textes Texte 1 : la superficie des centuries La superficie des centuries est le produit de l’entrecroisement des limites, ou chemins de la centuriation. La limitatio est le dessin obtenu lorsqu’on projette dans l’espace des limites ou axes, que ce soient alignements jalonnés ou de véritables chemins tracés. Il y a plusieurs sortes de limitationes : par exemple des divisions en axes parallèles, sans les axes orthogonaux équivalents. En revanche, on nomme centuriatio la vatiété de limitatio qui produit un quadrillage orthogonal au moyen de decumani et de kardines (ou cardines), produisant ainsi des unités carrées ou rectangulaires nommées centuries. Selon l’écartement donné entre ces axes on obtient des mesures différentes. Si une très grande majorité des centuriations adopte un module classique et répétitif de 20 par 20 actus (soit 2400 x 2400 pieds), on connaît un certain nombre de cas dans lesquels des rythmes ou périodicités différents ont été utilisés. À l’époque d’Auguste, on ne connaît pas moins de trois modules autres que 20 actus : 15, 16 et 40 actus. Le module de 20 par 40 actus cité ici à propos d’Augusta Emerita en Bétique (auj. Merida), est également attesté par le plan épigraphique d’Orange dit plan A, et qui concernait une centuriation augustéenne située au sud d’Orange et allant jusqu’aux Alpilles. La raison de cette variation est sans doute à rechercher dans le souci d’individualisation des trames d’arpentage les unes par rapport aux autres, soit pour passer de l’une à l’autre à leurs confins en les différenciant, soit lorsqu’elles se superposent. Mais la solution qui consiste à changer l’orientation est plus simple encore. Les triumvirs dont il est question dans le texte sont les Triumvirs du second triumvirat, après l’assassinat de César : Marc Antoine, Octave-Auguste et Lépide. C’est celui auquel se réfère Hygin Gromatique un peu plus loin, dans le 3e texte donné ci-après. Il est donc préférable d’écrire le mot avec un T majuscule, afin de ne pas confondre avec les triumvirs des commissions agraires composées de trois magistrats déducteurs et qu’on rencontre à diverses autres époques et occasions, notamment sous les Gracques. Le premier mot du texte est un mot majeur : modus, c’est-à-dire mesure. Il renvoie à une réalité juridique forte : dans les agri divisi et adsignati, ceux dans lesquels on réalise des limitations pour diviser la terre et l’assigner aux colons, c’est l’inscription de la mesure (modus) sur le plan d’assignation (forma) qui fait foi, car théoriquement le lot ainsi que le classement selon la nature du sol sont définitifs. Quant une contestation s’élève entre voisins, on a donc recours à une controverse sur la mesure (controversia de modo) et c’est l’avis de l’arpenteur qui fait foi, d’après la consultation du plan. Texte 2 : mode de bornage des centuriations Le texte fait allusion à une disposition des lois agraires qu’Auguste a promulguées pour l’établissement des colons à son époque. Un chapitre de la loi prévoyait le mode de bornage.

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On apprend que la loi imposait aux arpenteurs non seulement d’installer des bornes en pierre aux angles des centuries, ce qui est courant, mais aussi de placer le long des axes ou chemins (limites, nommés kardines ou decumani), des bornes en bois de chêne pour indiquer le départ des confins entre lots (nommés ici acceptae, l’autre mot étant sors, sortes). Cette indication fait écho à un passage d’Hygin, l’homonyme, dans lequel il parle de cet arpenteur militaire qui, à l’époque de Trajan et en Pannonie, a réussi à graver sur le plan d’assignation la superficie des lots afin d’empêcher tout litige (121, 7-24 La). S’il avait pu le faire, c’est que les lots avaient été bornés sur le terrain et leurs mesures notées. On voit donc que, depuis Auguste, les arpenteurs ont porté une grande attention à la délimitation des lots assignés. L’autre information importante du texte porte sur l’adjudication publique de la réalisation de l’assignation. L’administration romaine ne réalisait pas elle-même les travaux, mais passait contrat avec des conductores, lesquels se chargeaient de recruter les arpenteurs et de réaliser techniquement les travaux préparatoires de l’assignation. Il n’est pas difficile de donner la liste des tâches concernées : défrichements et réalisation des saignées dans les espaces naturels ou habités pour pouvoir arpenter ; travaux de jalonnement des alignements ; confection des pierres d’angle gravées et des pieux de chêne ; pose des bornes ; tracé des premiers chemins ; délimitation des lots dans les centuries ; réalisation des archives, tables de bronze ou même, comme dans le cas d’Orange, des grandes tables de marbre. Texte 3 : politique d’assignation des terres aux vétérans de l’époque triumvirale Ce texte, en raison de sa richesse, pourrait supporter un très long commentaire, notamment historique, qu’on réduira ici à l’essentiel. Auguste, au début de son principat, a mis en œuvre les démobilisations et les congés promis aux vétérans des légions de l’époque césarienne et triumvirale. C’est ce qui explique l’ampleur du programme et le haut niveau d’activité à la fois gromatique et juridique connu à son époque. Le programme italien d’Auguste a concerné d’assez nombreuses régions. Par exemple, pour le Latium et la Campanie, pourtant déjà fortement concernés par les vagues antérieures d’assignation, les assignations d’Auguste ont porté sur une douzaine de cités, survenant après les assignations plus massives encore de César et des Triumvirs, dans la haute vallée du Volturne, à Bénévent ou dans la région d’Aquinum, par exemple (Chouquer et al. 1987, p. 250-253). Les listes du Liber coloniarum en donnent de nombreux exemples. Dans les provinces, le programme augustéen est également majeur. En Gaule, on sait que les colonies de Béziers et d’Orange en font partie ; en Espagne, Augusta Emerita. En Grèce, Patras ou Philippes. Ce ne sont que des exemples. En fait, le texte d’Hygin Gromatique donne un aperçu sur les modalités de cette colonisation : - fondations nouvelles sur le site de villes détruites lors des guerres ; - déduction dans d’anciens oppida ; - restitution du titre de colonie à des villes épuisées ; - déduction de nouveaux citoyens dans des colonies existantes ; - augmentation du territoire d’une colonie existante, par le don ou l’attribution d’un autre territoire. À propos des colonies fondées par les rois et les dictateurs, on retiendra moins les rois (car la fondation d’Ostie par le roi Ancus Martius, vers la fin du VIIe siècle av. J.-C. est quasiment

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légendaire) que les dictateurs : ici l’allusion est plus compréhensible, il s’agit notamment de Sylla. La conséquence de ces déductions répétées est que les lignes d’arpentage interfèrent. La remarque d’Hygin Gromatique est importante pour comprendre la technique de l’assignation. On aurait pu penser que lorsqu’une assignation avait eu lieu anciennement, on allait repartir de la limitation installée sur le terrain, l’étendre si nécessaire, la rafraîchir au besoin, inventorier les terres disponibles, et, partant de là, installer les nouveaux colons dans les cases laissées vides de la précédente. Or plusieurs témoignages concordent avec le texte d’Hygin Gromatique pour dire qu’on pratiquait différemment. On ordonnait aux arpenteurs de réaliser une nouvelle grille d’arpentage, différemment inclinée et qui, plus ou moins complètement, recouvrait la grille plus ancienne et la recoupait en oblique. Siculus Flaccus donne l’exemple de Nola, en Campanie, et indique que les limites se recoupent à l’oblique. La carte des centuriations démontre que trois trames d’arpentage interfèrent en effet autour de la colonie. L’une d’elle correspond à la déduction augustéenne, attestée par la titulature de colonia Felix Augusta Nola (CIL, X, 1244). On sait même, par le témoignage d’un arpenteur nommé Iunius Nypsius, que la construction d’une nouvelle grille pouvait être pensée à partir de la précédente, selon un rapport géométrique original. C’est justement ce qui permettait à un arpenteur attentif de retrouver l’emplacement d’une grille antérieure à partir du bornage et du tracé d’une plus récente, s’il avait connaissance du rapport angulaire (ratio) et retrouvait le tracé du limes sous la forme d’une diagonale dans un ensemble de centuries. Je n’ai pas retenu ici la suite du texte, malgré son intérêt. Hygin Gromatique illustre en effet les cas de superposition d’arpentage par l’exemple de Minturnae, à la frontière méridionale du Latium. La raison est qu’il s’agit d’un cas très délicat, qui nécessiterait un développement spécifique, car, malgré ce que dit Hygin Gromatique, on n’est pas exactement dans la situation de deux centuriations superposées. En outre, l’allusion à une possessio more arcifinio complique encore un peu plus l’analyse. Comme le territoire de Minturnae a reçu plusieurs assignations14, le décalage apparaît donc particulièrement fort entre le texte d’Hygin Gromatique, les réalités historiques et le peu que l’analyse des formes planimétriques permet de voir. Texte 4 : terres exceptées et terres concédées Le passage analysé fait partie d’une suite d’exemples de ce qu’on peut lire sur un plan d’assignation : la mention de forêts ou de pâturages publics, c’est-à-dire collectivement assignés à la collectivité des citoyens ; les lieux exclus ; les biens donnés en tutelle au territoire ; et les fundi concédés et exceptés. Il s’agit donc d’expliquer la raison technique et juridique de la présence de ces mentions. Les fundi exceptés sont ceux d’anciens occupants qui se sont bien comportés, c’est-à-dire qui ont coopéré avec Rome au lieu de s’opposer à elle. Rome les déclare ‘bien méritants’ et, lors de la confiscation du sol et de sa transformation en ager publicus, conserve le statut privé à leurs terres, bien que ces fundi soient (ou fussent : essent) dans la zone accaparée et déclarée publique. De ce fait, les fundi ne sont pas soumis aux redevances (munificentia : le terme est inhabituel)

                                                        14 Plusieurs assignations sont certaines ou probables à Minturnae avant celle d’Auguste : une en 296 av. J.-C. au moment de la fondation de la colonie ; une autre éventuellement sous Sylla, mais les assignations faites par ce dictateur ont été sérieusement contestées ; une autre, enfin sous César, avant celle d’Auguste. Ce sont donc, deux, trois ou peut-être même quatre épisodes d’assignation que ce territoire eut à supporter.

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dues à la colonie. Mais on peut hésiter sur le nom à mettre derrière cette indication : s’agit-il d’une exemption du tribut (de la même façon que les terres assignées aux colons citoyens romains sont retirées du sol tributaire, ex tributario solo, comme dans les formae d’Orange) ou bien d’une exemption du vectigal, que toutes les terres publiques doivent dès qu’elles sont possédées par contrat ? ou encore des deux ? Le rapport du fundus excepté avec le dominium in solo privinciali doit également être envisagé. Jean-Yves Guillaumin, dans sa traduction du verbe essent, choisit “maintient”, ce qui soulève une contradiction entre le fait de sortir ces fonds de l’ager publicus en leur conservant le statut privé et en les exemptant des charges et… de les y maintenir. On peut comprendre le texte d’Hygin Gromatique de la façon suivante : ces fundi sont entièrement de droit privé bien qu’ils soient situés dans la partie du territoire qui a été confisquée et déclarée ager publicus. Mais faut-il aller plus loin et imaginer que, malgré ce statut privatif, Rome exercerait néanmoins un dominium global, “éminent” sur ces fundi ? et donc que leurs titulaires auraient une forme de possessio publica privataque ? Un texte de Siculus Flaccus nous aide un peu car il explique le sens d’exceptus avec le mot concessus : “on trouve pour certaines terres l’inscription exceptée : c’est ce que l’auteur de la division et de l’assignation s’est réservé pour lui-même, ou qu’il a concédé à un autre” (157, 7-8 La). On est donc en présence de concessions que l’auteur de la division se fait à lui-même ou fait à d’autres (bien méritants) : il prend la terre dans l’ager publicus, et la concession en change le droit en la soumettant à l’optimum ius, mais elle reste dans le dominium du peuple romain. Nous aurions donc ici une preuve de plus de la nécessité de ne pas confondre dominium et ager publicus. Les fundi concédés sont les terres du domaine public qu’un particulier reçoit le droit de posséder au delà du seuil fixé par l’édit. On se souvent que les Gracques avaient cherché à limiter à cinq cents jugères la superficie de terre publique qu’un possesseur pouvait recevoir. Auguste, dans son édit, fixe un seuil et autorise quelques dépassements à condition qu’il soient notés sur la forma et qu’ils soient “ramenés dans le droit de la colonie”, c’est-à-dire Texte 5 : loi d’assignation des terres cultivables Auguste a défini par une loi un principe de l’assignation : on n’assigne au colon que des terres cultivables, c’est-à-dire des terres déjà en culture, ou aptes à en recevoir rapidement, sans que le colon ait à défricher ou à effectuer des travaux importants. Ce principe suppose que l’arpenteur chargé de préparer l’assignation, sache la quantité de terre cultivable qui pourra être assignée. On classait en effet les terres entre les loca culta et les loca inculta. La mention figure expressément dans les formae d’Orange, où on voit qu’on rend aux Tricastins des terres cultes ou incultes, ce qui suppose qu’on les avait inventoriées. La loi d’Auguste portait le titre : qua falx et arater ierit, “là où la faux et l’araire seront allés”. On trouve la même indication chez Hygin (112, 24-25 La) et plusieurs notices du Liber coloniarum rappellent l’existence de cette loi. Une action législative originale L’ensemble de ces textes démontre que l’époque augustéenne a été une période active en matière de droit et de technique agraires. Toutes les dispositions dont Hygin Gromatique témoigne proviennent de lois agraires élaborées à l’occasion de la mise en œuvre du programme d’assignations. On a conservé quelques lignes de la loi agraire triumvirale d’assignation concernant l’Etrurie, d’après la compilation qui en a été faite dans le Liber coloniarum.

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Document n° 13

La jurisprudence de Cassius Longinus et la controverse sur l’alluvion

d’après Hygin

Hygin, qui écrit au début du règne de Trajan, a donné un commentaire de certaines des quinze controverses agraires, dont la controverse sur l’alluvion. Il y parle de l’expertise réalisée par un célèbre jurisconsulte de la première moitié du Ier siècle, Cassius Longinus. Celui-ci a établi la jurisprudence sur les fleuves, l’alluvion, la création des îles, le changement de cours du fleuve. Mais les diverses « conditions des terres » qu’il a rencontrées en Cisalpine lui ont imposé le recours à des solutions différentes.

*** Le texte d’Hygin Editions : — F. BLUME, K. LACHMANN, A. RUDORFF, Die Schriften der Römischen Feldmesser ; tome I, éd. originale Berlin 1848 ; réimpression anastatique Hildesheim 1967, p. 124-125 (abrégé La, précédé de la page) — Carl THULIN, Corpus agrimensorum romanorum, Stuttgart 1913 (rééd. 1971) p. 87-88 (abrégé Th, précédé de la page). Traduction : — Jean-Yves GUILLAUMIN, Les arpenteurs romains, Hygin, Siculus Flaccus, coll. des Universités de France, Paris 2010, p. 19-21.

(pour la commodité des références, j’ai ajouté des lettres ; il n’est pas souhaitable de les reproduire) a — A propos de l’alluvionnement, voici la règle : en ce qui concerne les terres occupatoires, rien de ce qui aura été emporté par le courant ne pourra faire l’objet d’aucune réclamation (repetitio). Cela impose la nécessité de renforcer la rive, de telle manière cependant que celui qui renforcera sa rive ne cause aucun préjudice à autrui. b — Mais si la question se pose dans une région divisée et assignée, le possesseur (possessor) ne perdra rien, parce que chacun a sa superficie inscrite de façon précise (certus modus) sur la forma, centurie par centurie. c — Dans une affaire concernant les terres riveraines du Pô, fleuve au cours torrentiel et quelquefois si violent qu’il déplace son lit (mutatio alvei) et, sur une vaste étendue, transporte pour ainsi dire de l’autre côté de leur rive les terres des nombreux possesseurs et, souvent, crée aussi des

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îles, le grand jurisconsulte Cassius Longinus a établi que tout ce que l’eau aura emporté en léchant la rive est perdu pour le possesseur, parce qu’il doit protéger sa rive sans causer de préjudice à autrui ; d — si la violence du débordement déplace le lit du fleuve, chacun doit retrouver sa superficie (modus), parce qu’il est clair que la terre emportée ne l’a pas été à cause de la négligence du possesseur mais par la violence de l’inondation ; e — s’il crée une île, c’est à celui qui possédait la terre dont elle aura été formée que doit en revenir la possession ; f — si c’est à partir d’une terre commune, chacun doit recouvrer ce qui lui revient. g — Je sais que dans certaines régions, au moment de l’assignation des terres, une certaine surface a été inscrite pour le cours d’eau de centurie en centurie. Si l’auteur de la division des terres en a ainsi disposé, c’était dans l’intention que, à chaque crue du cours d’eau, qui le ferait sortir de son lit et divaguer dans la région, l’inondation n’entraîne aucun préjudice pour personne ; h — et que, quand le cours d’eau coulerait entre ses rives, les possesseurs les plus proches pourraient utiliser la superficie inscrite pour le cours d’eau. j — Cette disposition était fort juste, puisque des pluies abondantes entraînent parfois son eau à déborder de la superficie inscrite pour le cours d’eau et à inonder les terres des voisins les plus proches. k — Les terres en question, c’est-à-dire toute la superficie qui avait été inscrite pour le cours d’eau de centurie en centurie, ont cependant été vendues par la communauté (res publica : la collectivité publique) de telle cité ; dans cette région, s’il y a une action à propos de l’alluvionnement, cela donnera des investigations de grande ampleur, afin que soit rétabli pour l’acheteur, d’après le bronze (aes), tout ce qui lui avait été vendu. m — Dans les terres questoriennes vectigaliennes, on observe sensiblement les mêmes dispositions que dans les terres assignées, parce que le différend est argumenté d’après la forma. (trad. Jean-Yves Guillaumin)

*** Préalables juridiques Le texte d’Hygin prend place dans un exposé sur les controverses agraires, c’est-à-dire dans une liste de quinze cas donnée par Frontin (voir le document n° 6, plus haut p. 82). Ces quinze cas forment la base des procédures liées au droit agraire. Cependant, comme ce droit institue des catégories (ou conditions) de terres différentes, le juge devant arbitrer un conflit peut se trouver en présence de situations variées : dans tel cas, il ne pourra pas faire abstraction des dispositions coloniales (de droit agraire), dans tel autre, il retrouvera une situation par certains aspects comparable à ce qu’il rencontre dans une zone non coloniale, où il juge selon les procédures du droit civil. La raison de cette différence est la répartition du sol colonial, aussi bien en Italie que dans les provinces, en deux catégories distinctes : - les terres ayant été divisées par un arpentage géométrique qui génère un plan (forma, aes) ; ici, la référence entre la possession de l’un et la possession de l’autre c’est la mesure ou superficie (modus) portée sur le plan. On trouve cette situation dans les terres divisées et assignées (b à k) et dans les terres questoriennes (m). - les terres n’ayant pas fait l’objet d’une division, terres publiques, néanmoins, mais laissées à la libre occupation et pour cette raison dites « occupatoires » (a). Ici, il n’y a pas de plan, et pour indiquer la limite de sa terre, un possesseur désigne les éléments de bornage formant le périmètre de sa possessio. Le juge se fondera alors sur la controverse sur la limite et sur la procédure qui en découle. Cependant, à ces raisons liées aux conditions des terres et aux différentes modes d’arpentage utilisés, s’ajoute une autre distinction tout aussi fondamentale : les effets juridiques de ces

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arpentages et les modes d’appropriation concernés. Car on est ici dans des terres publiques, ce qui suppose un droit adapté et des procédures spécifiques. Le fait principal est que la décision de faire de ces terres conquises un ager publicus, détermine une situation générale de possession. Par exemple, dans le texte, Hygin ne parle jamais de dominus, mais toujours de possessor. Si l’on peut nuancer et estimer — c’est l’opinion courante — que le colon qui a reçu un lot mesuré dans la terre divisée et assignée, en outre porté sur la forma, en devient dominus quand il est citoyen romain et peut donc accéder au dominium ex iure Quiritium, en revanche, dans tous les autres cas, la situation juridique est celle de la possession. Dans les terres divisées, le citoyen romain qui a obtenu de sa collectivité publique (res publica, c’est-à-dire sa cité) un contrat pour des terres riveraines non distribuées et restées aux mains de la collectivité, les tient sous le régime de la possession. Dans les terres occupatoires, il n’y a que ce seul régime juridique pour le sol public. Autrement dit, les régions concernées par le régime juridique de la possession sont quantitativement les plus nombreuses. On voit que le statut agraire lié aux modalités initiales de la colonisation détermine ensuite le droit. Car en droit civil c’est-à-dire dans les terres privées, on n’utilise pas les mêmes procédures selon qu’on est propriétaire quiritaire ou possesseur. Si l’on entend démontrer qu’on est propriétaire, on met en œuvre une action en revendication (rei vindicatio). Si l’on est possesseur du bien litigieux, la situation jurisprudentielle est tout autre. Ainsi, celui qui réclame la propriété du bien dont il n’a plus la possession agit au pétitoire parce qu’il réclame (petere), tandis que celui qui a la possession commence par faire établir sa situation de possession au moyen d’une procédure dite au possessoire. L’un est, en quelque sorte, dans un état de droit, l’autre dans un état de fait. Mais la situation ne peut pas être transposée telle quelle dans une terre publique en raison d’une disposition majeure : l’inaliénabilité de principe de l’ager publicus. Il n’y a pas lieu, pour un particulier, de réclamer le dominium sur une terre publique puisqu’il va de soi que le dominium est celui du peuple romain. Au moins a priori, on ne peut donc pas retrouver le schéma dominus-possesseur, et donc pétitoire-possessoire, exactement dans les mêmes termes que dans les terres privées gérées par le droit civil, sauf là où on a privatisé la possession. On voit donc qu’à la différence juridique (droit civil/ droit agraire) s’ajoute, dans les terres publiques, la différence technique (modus / finis). L’intervention de Cassius Longinus C’est la situation en Cisalpine, où l’ampleur des chenalisations fluviales est maximale, qui explique l’intervention du fameux jurisconsulte. Présenté comme arpenteur dans le corpus gromatique, Cassius Longinus est très connu comme jurisconsulte dans les années 30-60 ap. J.-C. Ce n’est pas un personnage de second plan. Petit gendre de Tibère, il est consul suffect en 30, puis, en 36, chargé, avec trois autres petits-gendres de l’empereur (Cn. Domitius, M. Vinicius et Rubellius Blandus), d’estimer les pertes de chacun lors de l’incendie de Rome à la fin du règne de Tibère (Tacite Annales, VI, 51). Consul en 40 et 41 apr. J.-C., il est proconsul d’Asie en 47-49, légat en Syrie en 65. Néron l’exile en Sardaigne (d’après Tacite, Annales, XII, 11-12 ; XVI, 9, 22). Il est également cité comme juriste : Tacite (Ann., XIV, 42-45 ; cité et traduit dans Gaudemet, Institutions, 332) fait le récit de son intervention au Sénat, en 61, lors du débat sur le châtiment à infliger à l'ensemble des esclaves de Pédanius Secundus, consulaire assassiné par l'un d'eux. Conservateur, Cassius Longinus se rangeait aux côtés des Sabiniens dans la querelle des écoles juridiques, opposé aux Proculiens de l'école de Labéon. Le personnage est mentionné quatre fois dans le corpus gromatique. Le texte étudié ici (première mention) est en effet recopié deux fois, d’abord par le commentateur tardif de

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Frontin (64 Th), puis dans la partie de la géométrie pseudo-boécienne recopiant les controverses (399, 22-24 La). Ensuite son nom apparaît dans une liste des noms d'arpenteurs comprenant, dans l'ordre où il sont donnés (403, 18-26 La) : Hygin, Frontin, Siculus Flaccus, Agennius Urbicus, Marcus Iunus Nypsius, Balbus mensor, Cassius Longinus, Hygin, Euclide. Malgré ces mentions, nous ne sommes pas en présence d'un arpenteur au sens où le sont Hygin Gromatique, Siculus Flaccus ou Hygin, mais d'un juriste, authentique jurisconsulte, intervenant dans des questions de droit agraire. En outre la controverse dont il semble avoir été tout particulièrement spécialiste, celle des inondations, de l'alluvionnement et des cours d'eau, est une des plus complexes, offrant de nombreuses conditions, comme le dit Frontin de façon expéditive sans entrer dans le sujet (6, 15-16 Th). À lire le texte (et celui complémentaire du Pseudo-Agennius donné à la fin de cette étude), on retire l’impression que le jurisconsulte a pu réfléchir en deux temps. Dans un premier temps, il a cherché à définir une règle vis-à-vis du phénomène d’alluvion lui-même, sans se poser la question de la référence à aux conditions des terres (§1). Ensuite, il a envisagé la question en référence au droit agraire, principalement dans la terre divisée et assignée (§2) ; il a évoqué plus brièvement les terres questoriennes (§3) et les terres occupatoires (§4). §1 — Les phénomènes de transformation regroupés sous le nom générique d’alluvion sont multiples. - alvei mutatio, alveus derelictus : changement de lit ; lit déréglé - insula in flumine nata : création d’île nouvelle - insulae accessio : ajout ou accroissement d’une île - abluvio et adluvio/alluvio : érosion d’une rive et transport de sédiments ; dépôt sur une autre rive - avulsio : érosion des berges - adluvio : inondation ; On trouve l’écho de cette diversité dans les paragraphes c à f du texte d’Hygin. Ces cas de figure seront à la base d’une importante jurisprudence pendant tout l’empire et jusqu’au Digeste. Lorsque les distinctions liées aux conditions des terres perdront en importance, la jurisprudence de Cassius Longinus pourra alors s’appliquer à toutes les terres, italiennes et provinciales. Cette évolution est à la base de la longévité des responsa de Cassius Longinus, dont il n’est pas difficile de trouver la trace jusque dans les codifications modernes, italienne (Masi Doria 2004) ou française (Chouquer 2008). §2 — Mais la jurisprudence ne peut pas ignorer les catégories du droit agraire et notamment les conditions des terres. Le jurisconsulte relève alors l’absence de liberté de fait qui se produit lorsqu’on est en zone divisée par une centuriation et lorsque la terre a fait l’objet d’une inscription dans une forma et une archive, avec une mesure déterminée. La règle voulait que ce modus soit pérenne, car il fallait qu’on puisse se référer au plan. C’est, si l’on peut dire, la fixité de l’inscription qui dictait la règle. Dans la réalité, il n’en allait pas tout à fait ainsi ! La nature autant que les hommes se chargeaient de faire mentir la mesure de l’arpenteur. Cassius Longinus ne peut donc pas passer outre les catégories gromatiques et il aborde les cas d’espèce. En g, il relève que lorsque la surface du fleuve a été réservée et notée sur le plan, les lots ne perdent rien. Cette surface comporte non seulement le chenal lui-même mais aussi les rives, sur une certaine largeur. D’où le constat : les possesseurs pourraient même, c’est-à-dire en plus de leur lot, avoir la possession de ces terres plus ou moins stabilisées (en h). On sait qu’en termes de droit agraire, on les définit comme subsécives (subseciva), et qu’elles sont concédées par la collectivité territoriale aux voisins les plus proches.

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Il ne dit pas ce qui se passe quand cette surface n’a pas été réservée et que le modus ne peut plus être respecté. Pour le savoir, il faut se tourner vers un texte du Pseudo-Agennius (donné page suivante), dans le développement qu’il consacre lui aussi à la controverse sur l’alluvion. Il souligne toutes les incohérences et les conséquences fâcheuses que cette absence de réserve créait. Parce que le quadrillage de la centuriation était déterminant, il pouvait arriver que le lot tiré au sort par le vétéran corresponde à une zone entièrement ou partiellement en eau ! On imagine les frustrations et les contestations. Dans certains cas, l’inconséquence du plan d’origine, les mutations ultérieures du cours, les concessions de subsécives dans le lit majeur, ont pu créer, avec le temps, des situations inextricables et perverties par rapport aux situations d’origine. Aussi, lorsqu’on voulait y mettre bon ordre pour favoriser la perception du vectigal, cela provoquait des séismes sociaux. On connaît le cas des possessores italiens qui, pendant toute l’époque flavienne ont fait le siège des empereurs, jusqu’à ce que Domitien cède et leur accorde la licentia arcifinalis sur les subsécives (ce qui équivalait à ouvrir la voie à leur transformation en propriété quiritaire). On connaît aussi, à la même période, le cas de la colonie de Merida en Espagne (Augsuta Emerita), où le mode d’arpentage partant des extrémités du territoire avait produit, au centre et au contact du lit majeur du fleuve Anas (Guadiana) des inconséquences majeures. Là encore les possessores exigèrent que la surface du fleuve soit réservée : autrement dit ils demandèrent une révision de la forma initiale. On en trouve le témoignage dans le texte du Pseudo-Agennius. Un cas spécifique se pose lorsque la res publica a vendu ces subsécives, en totalité ou en partie. Si on fait une révision de ces terres publiques, louées par contrat aux voisins les plus proches, il faut pouvoir mettre à part celles qui ont été vendues, ce qui suppose une investigation soigneuse (k). Ici, le jurisconsulte aurait pu relever que théoriquement ces terres sont inaliénables et que les collectivités n’auraient pas dû les vendre. §3 - Les terres questoriennes sont brièvement évoquées (m). Conformément à la doctrine du droit agraire, ces terres sont assimilées à l’ager divisus et adsignatus parce qu’elles ont reçu une limitatio ou division par un carroyage de limites. Ce carroyage sert à apprécier la contenance et la valeur des terres ainsi vendues par les questeurs. Parce qu’elles sont vendues après avoir été déclarées ager publicus, elle sont vectigaliennes. Mais Hygin est le seul auteur à donner cette information. Dans les deux pages qu’il consacre aux terres questoriennes, Siculus Flaccus n’évoque pas ce point. Les terres questoriennes sont enregistrées sur une forma, parce que l’existence d’un carroyage d’axes le permet. Il faut l’imaginer comme un simple arpentage par jalons et bornes-repères, sans qu’il y ait une matérialisation très poussée. C’est ce qui explique qu’un ager quaestorius perde vite la référence à la limitation et finisse par ressembler à une terre sans carroyage, donc comme les terres occupatoires. C’est ce que déplore Siculus Flaccus. §4 - Dans les terres occupatoires (a), la controverse sur l’alluvion se juge par l’observation du transport des sédiments, et par le fait de savoir si le possesseur de la rive amoindrie avait ou non renforcé celle-ci. C’est ici que les cas arrêtés par Cassius Longinus prennent tout leur sens car il n’y a pas de lots, de mesures, de plan cadastral qui imposeraient d’autres types de contraintes. Conclusion Le texte d’Hygin présente surtout l’intérêt de souligner, à propos d’une jurisprudence particulièrement importante, l’interférence délicate avec les conditions de terres à l’œuvre dans le droit agraire, et la différence des solutions selon qu’on est dans un type ou dans un

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autre. Il n’épuise pas, loin de là, l’originalité et la technicité de cette question, l’une des plus débattues du droit. Mais il souligne la nouveauté que représente les choix proposés par Casssius Longinus. Texte complémentaire Je donne, en complément du texte d’Hygin, le texte d’Agennius Urbicus (auteur tardif) qui reprend le texte d’un anonyme (nommé ici Pseudo-Agennius) datant du règne de Domitien. (42,3 - 44,23 Th ; trad. H. Marchand)

« La controverse au sujet de l'alluvion est de statut effectif : elle se produit en effet immédiatement après et est changée selon les époques. Dans cette controverse le droit ordinaire réclame la plus grande partie pour lui. Il s'agit en effet de ce sol qu'un fleuve baigne et des recherches subtiles sont menées à l'intérieur pour savoir s'il doit toucher à celui dont le sol augmente sur l'une des deux rives lorsque l'eau se retire ; celui qui désire traverser/dépasser quelque chose de sa terre devrait aussi posséder ce que le fleuve a laissé. Avec cette réserve qu'il est proclamé de façon très subtile, parce que celui-ci a perdu le sol, qu'il ne doit pas traverser aussitôt sur l'autre rive, mais être transporté et mouillé15. Et cela, avoir au contraire une terre voisine très différente, parce que celui-ci par hasard a perdu sa culture et un sol fertile, alors que chez celui-la des sables, des pierres, du limon, apporté par l'inondation, seront restés. Cela en outre parce que l'eau a toujours servi pour eux de limite et devrait le faire encore maintenant. Et les affaires sont nombreuses, qu'il faut traiter avec subtilité : mais les fleuves, par inondation, ne font pas aux possesseurs des injustices d'une seule espèce. Ainsi le Pô, après avoir abandonné son lit, se précipite au milieu de n'importe quelle propriété (fundus) et fait une île entre le nouveau et l'ancien lit. Pour cela on traite l'affaire suivante : à quoi doit toucher ce qu'il a laissé, comme le propriétaire le plus proche ne subit pas une médiocre injustice, celui à travers le sol duquel le fleuve public coule. Si ce n'est que les gens habiles en droit interprètent autrement et disent que ce sol, (p. 43 Th) qui a commencé par être le sol du peuple romain, ne peut en aucune manière être usucapé par un mortel. Et il est vraisemblable qu'ainsi aucun des deux possesseurs ne peut ou ne doit dépasser par aucun droit cette limite de l'ancienne eau. Ces enquêtes sont particulièrement suscitées en Gaule Cisalpine (Gallia Togata) qui, couverte de nombreux cours d'eau, transporte les neiges immodérées des Alpes dans la mer et subit les injustices par le brusque débordement des dégels soudains. Cependant on cherche quels sont les cours d'eau de telle grandeur, dans lesquels l'inondation doive être observée. Car cela aussi est contenu par le droit, afin que personne ne veuille renforcer sa rive pour faire une injustice au voisin. De nombreux cours d'eau et pas des moindres sont tombés dans l'assignation des anciennes surfaces : car les plans cadastraux aussi des colonies déduites indiquent qu'aucune largeur n'a été laissée à de nombreux cours d'eau. Il s'ensuit, dans ces fleuves, que l'art du mesurage revendique pour lui un lieu, quand le lot de terrain est délimité par un limes sûr, par où un seul doive avoir ou l'eau ou la terre ou les deux. En effet, alors le calcul ne fut peut-être pas simple (de savoir) qui, des colons déduits, devait recevoir quoi, éventuellement de l'eau. D'abord parce que le petitesse des terres persuadait le fondateur. Ensuite parce qu'il n'était pas désagréable au propriétaire d'être très près de la commodité de l'eau. Troisièmement parce que, si le sort l'avait fixé ainsi, cela devait être supporté d'une âme égale. Dans ces terres une mesure est presque exigée (p. 44 Th) selon la mention (postulatio) du bronze et du plan cadastral. (Selon l'endroit) où est tombée la pertica, dans cette mesure les lots sont désignés. Nous verrons si, entre les arpenteurs et juristes habiles, il doit y avoir une enquête à ce sujet, si nous mesurons par le cours (cursus) ou par la pertica, si on a assigné aux vétérans jusqu'où on a pu. Je sais

                                                        15 Expression alambiquée pour dire ceci : si le réclamant, victime d’une abluvio (enlèvement de sédiments sur sa rive et dépôt sur la rive opposée), traverse le cours en se retrouve mouillé, c’est que le cours d’eau fait séparation et qu’il n’est pas en droit de réclamer l’alluvion perdue.

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qu'en Lusitanie, dans le territoire des habitants d'Emerita, le grand fleuve Anas passe au milieu de la pertica de la colonie ; autour de lui les terres ont été assignées jusqu'à l'endroit où le sol sembla alors utile. En effet, à cause de la grandeur des terres on disposa les vétérans autour, à l'extrême limite (du territoire), comme des bornes, très peu autour de la colonie et autour du fleuve Anas : le reste était demeuré tel qu'il fut rempli par la suite. Rien moins qu'une seconde et une troisième assignation furent faites, et cependant la superficie des champs ne put être vaincue par le partage, mais il subsista des terres non assignées. Dans ces terres, comme des subsécives étaient demandées, les possesseurs obtinrent du gouverneur de cette province qu'il donne une largeur au fleuve Anas. Puisqu'on était contraint de racheter les subsécives qu'on avait occupées, il fut jugé de façon injuste que chacun achetait le cours d'eau public ou les terres stériles qu'il baignait : c'est pourquoi la superficie du fleuve fut déterminée. J'ai estimé devoir consigner cela à titre d'exemple. Car en Italie aussi une largeur a été assignée au fleuve Pisaurus jusqu'aux endroits qu'il inondait. (fig. 38).» 

Bibliographie Gérard Chouquer et François Favory, L’arpentage romain. Histoire des textes, Droit, Techniques, ed. Errance, Paris 2001, 492 p. Gérard Chouquer, « L’eau productrice d’héritages : l’exemple de la jurisprudence antique sur l’alluvion », dans L’eau. Enjeux, usages et représentations, (éd. par A.-M. Guimier-Sorbets), De Boccard, Paris 2008, p. 171-184. Gérard Chouquer, « Les fleuves et la centuriation : l’apport des catégories gromatiques », dans Terra, acqua, diritto, dossier réuni par Lauretta Maganzani, publié dans la revue, Jus, 2, (2014), pagination en cours. Lauretta Maganzani, « I fenomeni fluviali e la situazione giuridica del suolo rivierasco : tracce di un dibattito giurisprudenziale », dans Jus, anno XLIV, 3, sept-déc. 1997, p. 343-390. Lauretta Maganzani (dir.), Terra, acqua, diritto. Giovani romanisti milanesi incontrano Gérard Chouquer, dossier publié dans la revue, Jus, 2, (2014), pagination en cours. Carla Masi Doria, « Droit et nature : inundatio, mutatio alvei et interdits rei. Un cas entre ius Romanorum et tradition du droit romain », dans M. Clavel Lévêque et E. Hermon (ed), Espaces intégrés et ressources naturelles dans l’empire romain, Besançon 2004, p. 201-218.

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Document n° 14

La restitution des vectigalia

de la colonie romaine d’Orange en 77 apr. J.-C.

En 77 apr. J.-C., le gouverneur de la province de Narbonnaise fait afficher sous un portique, un matériel cadastral considérable gravé sur marbre, comprenant trois grandes formae, et diverses autres inscriptions. On a retrouvé des centaines de fragments de ces plaques. Une inscription monumentale donne la clé de cet ensemble : il s’agit de restituer les divers revenus des biens publics de la colonie romaine d’Orange, ceux qu’Auguste avait attribués à cette res publica lors de la fondation coloniale et qui avaient été usurpés par des privés, au détriment du vectigal que la colonie devait normalement recevoir de leur location.

Le texte de l’inscription (transcription du texte, développement, traduction)

1 - Imp Caesar Vespasianus Aug, pontif max, trib potestate VIII, imp XVIII, pp, cos VIII, censor, 2 - ad rest publica quae divus Augustus milit leg II Gallicae dederat, possessa a privatis per aliquod annos, 3 - formam proponi iussit, adnotato in singul centur annuo vectigali, agente curam L. Valerio Ummidio Basso, procos provinc Narb. 1 - Imperator Caesar Vespasianus Augustus, pontifex maximus, tribunicia potestate VIII, imperator XVIII, pater patriae, consul VIII, censor, 2 - ad restituenda publica quae divus Augustus militibus legionis II Gallicae dederat, possessa a privatis per aliquod annos, 3 - formam proponi iussit, adnotato in singulis centuriis annuo vectigali, agente curam L. Valerio Ummidio Basso, procos provinciae Narbonensis.

« 1 - L'empereur César Vespasien Auguste, souverain pontife, en sa huitième puissance tribunicienne, salué imperator pour la dix-huitième fois, père de la patrie, consul pour la huitième fois, censeur, 2 - pour la restitution des publica que le divin Auguste avait donnés aux soldats de la légion II Gallica et qui ont été possédés par des particuliers pendant quelques années, 3 - a ordonné d’afficher le plan, après avoir fixé pour chaque centurie le vectigal annuel, par les soins de L. Valerius Ummidius Bassus, proconsul de la province de Narbonnaise. » (Piganiol 1962 : 81 ; dans la transcription, les lettres en gras sont celles qui sont conservées)

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Commentaire

Les documents affichés Les documents cadastraux, ruraux et urbains, qui composient cet exceptionnel dossier épigraphique ont été édités par André Piganiol en 1962. On doit à ce chercheur l’identification des catégories archivistiques à partir desquelles on peut classer les fragments épigraphiques. — Les merides (titre figurant dans l’inscription, au singulier : meris) Meris est le mot grec désignant un emplacement urbain dans lequel on concède le droit d'établir une échoppe, un étalage, ou une statio, comme autour de la place des corporations d'Ostie. Le mot apparaît en toutes lettres au début de chaque article. Cet emplacement est mesuré en pieds sur la façade, et il est loué à un tarif élevé, ici d'un denier par pied.

Plaque n° 1 des Merides (Piganiol, 1962, p. 332)

La répétition de la formule a permis à Ch. Saumagne de proposer la reconstitution type d'un article des merides.

« - Meris (une telle), - de (tant) de pieds de front, - (fournira) chaque année (tant) de deniers ; - (un tel) en est le preneur à perpétuité ; - de cette opération (un tel) est la caution ; - Ad K (?) - ce qui fait (tant) de deniers »

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Pour commenter les lettres Ad K, Saumagne écrit (1965, p. 97) : « dans cette perspective [celle d'une locatio-venditio d'un front de façade le long d'une voie ou d'une place urbaine], il demeure bien tentant de reconnaître dans le sigle ad K. l'indication ad k(ardinem), comme il a été jusqu'ici généralement admis. » Mais kardo, pas plus que decumanus, n'est un mot désignant une rue dans une ville, et cette lecture paraît curieuse. Mieux vaudrait retenir la lecture ad kalendarium. L'acquéreur reçoit le nom de manceps, et c'est celui qui sous-loue, et non pas celui qui exploite directement le lieu pour lui-même. Il est garanti par une caution (fideiussor). L'interprétation couramment admise a été de dire que les merides étaient des locations de parcelles urbaines, sur lesquelles pesait le solarium. André Piganiol a proposé une autre interprétation en parlant d'un droit d'installation des échoppes. Pour Charles Saumagne, en revanche, on est en présence d'un cas de locatio-venditio, qui est une pratique courante en matière de gestion communale, et non pas en présence d'une sorte de droit de superficie. Mais s’il s’agit de contrats de gestion des vectigalia pesant sur ces emplacements, on serait donc plutôt dans une locatio-conductio, le preneur ou manceps assurant la sous-location des places et reversant le vectigal à la res publica coloniale. — Les agri publici (titre restitué par l’éditeur André Piganiol) Il s'agit des documents les plus fragmentaires de tous, puisqu'on ne dispose pas d'un seul article complet. Dans ces tables, il est question de surfaces, terres ou parcelles, dont on tire un revenu, payé par des titulaires dont les noms apparaissent, et selon un tarif indiqué par jugère. A. Piganiol a cru pouvoir interpréter la mention in, qui apparaît une fois, comme renvoyant au terme inlicite, ce qui indiquerait des occupations sans titre qu'on régularise moyennant le paiement du vectigal. Cette lecture est confortée par la mention identique qui apparaît dans les areae. On n’a donc aucun mal à le suivre quand il propose de voir dans ces documents des listes de vectigalia dus sur des surfaces publiques affectées par contrat à des preneurs. Ces documents font bien partie du dossier de la révision fiscale flavienne à Orange. La définition des parcelles, et, par conséquent, le choix d’A. Piganiol de les nommer agri publici, sont, en revanche, discutables. Observant que les surfaces sont calculées en jugères et non en pieds carrés, et que les surfaces sont exiguës, il en déduit qu'il s'agit d'espaces extra-urbains. C'est par déduction également qu’il les intitule agri publici, puisqu'on ne possède le début d'aucun article et qu'on ne sait pas quel est le terme (ou expression) générique employé à leur sujet. Charles Saumagne (1965 : 98-99), quant à lui, ne pense pas qu'il puisse s'agir d'agri, parcelles rurales, mais plutôt de parcelles urbaines. Le fait que le jugère soit l'unité dont on indique la fraction ne doit pas être lu comme l'indice de parcelles rurales. Si dans la campagne l'unité divisée était la centurie, en ville ce devait être le jugère. Ici encore, toujours selon lui, on serait en présence d'une locatio-venditio. — Les areae (titre figurant dans l’inscription au singulier : area) Il s'agit des espaces publics urbains, notamment ceux qui entourent les temples. On en a une preuve par la mention d’éléments urbains dans les textes : per murum, a muro, turris. En outre, les plaques des areae mentionnent probablement aussi le Capitole, et un aedes Iuventutis. On mesure les areae en pieds carrés. La redevance s'intitule solarium, mais il n'est pas certain que ce soit ce mot qui doive être restitué au fragment T9 où SO peut également être, comme le suggère A. Piganiol, le début du mot solvit (« acquitte »). Les surfaces concédées vont de 6 à environ 1000 m2. Le taux est de 4 as par pied. Il est fait mention d'un taux d'intérêt moratoire qui est toujours de 6% ; c'est le taux normal pour l'époque. Le fragment T 56 mentionne le telonium, qui est un bureau d'octroi municipal. La perception de cet octroi était affermée, c'est pourquoi le fermier paie un vectigal, comme occupant du sol public.

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Comme pour les merides, Ch. Saumagne (1965 : 99) a proposé la formule type d'une area. « - Un tel, pour la raison qu'il a occupé (tant) de pieds (carrés) d'une area, - qu'il paie (tant) d'as pour chaque pied (carré) : - ce qui fait (tant) de deniers : - avec les intérêts (de ces derniers), cela fait (telle somme) au Kalendarium : - ces intérêts sont de 6%.»

Il y voit le ton impératif d'une sentence, car il s'agirait d'un document émanant d'une autorité qui a le pouvoir de dicere, de caractère judiciaire. Il interprète les areae comme étant des terrains plans, demeurés vacants, localisés d'après les remparts, les tours et un limes (finitimus ?) qui pourrait être le pomœrium de la ville. Il pourrait s'agir de lieux publics occupés par des tombeaux, de loca pro-religiosa, édifiés par de pieux usurpateurs, en raison de l'anarchie dans la gestion du domaine communal. Ces premiers documents appellent un commentaire général. Ils semblent se rapporter à des lieux publics inaliénables, mais pouvant être exploités sous le régime de la locatio-conductio. On peut donc se demander, en développant l'intuition de Charles Saumagne, si nous ne serions pas en présence de lieux publics urbains, généralement compris dans la notion de « biens urbains en tutelle » (Chouquer et Favory 2001, p. 144-145, pour une présentation de la notion de tutela des biens urbains), c'est-à-dire à la fois des remparts, des espaces publics, des biens publics (ex. thermes) situés dans la ville, mais aussi de lieux suburbains, et des lieux agrestes comme les forêts qui sont nécessaires à la construction et au fonctionnement des opera publica (bois de construction pour les édifices ; bois de chauffage pour les thermes). — Trois formae monumentales Les trois plans cadastraux dont il va être question désormais constituent, avec l’inscription dédicatoire de Vespasien, les pièces majeures de l’ensemble des inscriptions affichées à Orange. Ces formae ont été identifiés par André Piganiol, qui les a dénommés de façon commode et neutre, A, B, C, sans qu’il faille voir — du moins aujourd’hui, car à l’époque de la publication, André Piganiol rendait compte d’une chronologie — une datation relative dans le choix de l’ordre alphabétique. Les trois plans cadastraux en question ne sont pas des formae originelles du temps de l’assignation. Il s'agit, en effet, de trois plans cadastraux très particuliers, qui ne sont ni une copie des formae originelles, ni même une mise à jour du sol assigné par rapport aux formae initiales : ce serait le cas, par exemple, si les plans cadastraux faisaient connaître les mutations concernant les titulaires des lots, notamment les descendants des vétérans bénéficiaires de 36 ou 35 av. J.-C. Il ne s’agit pas non plus d’une mise à jour de la possession indigène sur les terres rendues (notamment aux Tricastins), puisque, pour ces terres et uniquement dans le plan B, le plan se contente de rappeler leur classement juridique sans donner aucun nom de possesseur. Il s'agit de plans qui répondent à un objectif précis : dresser la carte, après mise à jour, des adjudications des lieux publics de la colonie à la date de 77 ap. J.-C.

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Fragment du plan cadastral A (conservé au Musée municipal d’Orange), au croisement des deux axes majeurs. Il représente le quadrillage cadastral des kardines et des decumani ainsi que deux routes enserrant une rivière formant un île. La zone correspondante a été localisée à Saint-Etienne du Grès, au nord-est d’Arles. Avec les documents urbains du tabularium, dont il vient d'être question ci-dessus, ainsi que la grande inscription de Vespasien qui rappelle ce qui entre dans le champ de la possession, nous sommes en présence d'une documentation spécifique et apparemment très fortement cohérente. De là découle le caractère déséquilibré de l'information que ces formae rapportent : très développé sur les terres publiques soumises à la possession, le texte est, en revanche, très sommaire sur toutes les autres catégories de terre, puisque ce n'est pas son objet. Il existe une hypothèse de cohérence, qui est de plus en plus admise par la plupart des commentateurs. À propos de ces documents cadastraux, M. Christol écrit : « on ne devrait pas sans cesse être tenu de prouver l’unité profonde qui existe entre eux » (1999 : 132). Cette cohérence entraîne une position de principe. Si l’inscription de Vespasien doit être considérée comme étant le fil conducteur de l’ensemble des documents cadastraux, cette hypothèse devrait suggérer que les trois plans correspondent aux trois perticae mises en place pour assigner des terres aux seuls colons de la res publica Secundanorum, individuellement sous la forme de lots, collectivement sous la forme de publica concédés. Les conséquences de cette position de principe ne sont pas mineures : accepter cette vue conduit à l’idée que les colons de IIe légion Gallica ont ou auraient été répartis dans un vaste espace qui excède le territoire de la seule cité d’Orange. Cette option explique que certains chercheurs (Pascal Arnaud, par exemple) préfèrent ne voir dans la réunion de ce matériel à Orange, qu’une circonstance plus fortuite. Les formae auraient été exposées à Orange parce que cette colonie avait été retenuecomme lieu d’archivage, mais

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ne concerneraient pas toutes son territoire. L’un des plans pourrait être, par exemple, celui de la colonie d’Arles. L’inscription de Vespasien L’inscription monumentale de Vespasien donne, selon moi, le fil directeur de l’ensemble des documents du tabularium d'Orange. Elle concerne les trois formae et non pas l’une d’entre elles. Charles Saumagne l'avait déjà bien vu, qui écrivait : « J'imagine que cette décision est à la source de tout ce flot imposant d'inscriptions » (Saumagne 1965 : 77). Il n'est pas inutile, étant donné les problèmes de restitution de cette inscription, de donner la version de Ch. Saumagne, qui est plus un commentaire qu'une traduction littérale :

« L'empereur Vespasien, — dans l'intention de remettre en ordre les terres publiques qu'Auguste avait données aux soldats, — a ordonné que les terres possédées privativement fassent l'objet d'affiches conçues d'après les documents officiels qui identifient ces terres, — étant spécifié que, sur cette affiche, sera noté le montant de la rente annuelle due par chaque jugère.» (Saumagne 1965 : 79)

Dans cette inscription, quelques termes majeurs restitués par André Piganiol sont discutables. Fort heureusement, l’épigraphiste a été guidé par un dossier d’inscriptions assez exceptionnel, celui correspondant à l’œuvre de restitution des finances et des biens publics par Vespasien et ses successeurs dans l’ensemble de l’Empire, ce qui offre des points des comparaisons utiles pour suggérer telle ou telle proposition de complément pour les parties manquantes. Les quatre termes absents, mais proposés par Piganiol, et qui engagent le sens de la lecture et de l’interprétation, sont les suivants : « restitution », « soldats », « plans cadastraux » (formae), « centurie ». Les deux premiers ne posent pas de problèmes particuliers. Reprenant l’ensemble du dossier, Michel Christol a récemment écrit toutes les raisons qu’il y avait à suivre la proposition d’A. Piganiol et à voir, dans l’opération cadastrale flavienne, une restauration (Christol 1999). L’emploi du terme restituere est donc naturel, attesté par d’autres inscriptions de même type. Concernant le mot militibus, on peut, éventuellement, hésiter entre deux mots. L’inscription pourrait parler des biens jadis donnés « aux soldats » ou encore « aux vétérans ». Mais le sens n’en serait pas changé. Le terme de formae, en revanche, est une conjecture, probablement heureuse, mais qui n’évacue pas complètement l’hypothèse d’un autre mot : tabula. André Piganiol a lui-même relevé que ce mot apparaît dans une inscription de l’époque des Antonins (ILS 272 : in tabula scribi et proponi in publico). Le choix de tabula aurait-il l’avantage de chapeauter l’ensemble des documents du tabularium ? Selon moi, les documents d’Orange sont bien des formae. M. Christol (1999) va dans le même sens et propose, pour l’inscription de Vespasien, une autre formule que celle d’A. Piganiol : formam agrorum proponi iussit. Il argumente sur le fait que les plans affichés en 77 sont de véritables formae, et non des documents fiscaux renvoyant aux formae d’assignation et ne pouvant eux-mêmes prétendre à ce nom. Mais si l’inscription coiffe l’ensemble des documents, le mot agrorum n’est pas fondé puisqu’on a vu que le portique affichait des loca publica urbains. Il est, à la réflexion, infondé de chercher à faire une distinction entre les formae et les « documents fiscaux », puisque un document fiscal peut parfaitement prendre la forme soit d’une table, soit d’un plan cadastral. Ce qui est légitime c’est de faire la distinction entre une forma d’assignation, et une forma de révision des vectigalia. La première est un plan cadastral élaboré pour fixer l’attribution de terres à des colons, et elle n’est fiscale que secondairement, en ce qu’elle distingue le territoire libre de tribut, celui qui le doit, et la terre publique qui a vocation à être mise en adjudication contre le versement du vectigal.

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La forma de révision de l’occupation du domaine public et d’affermage des vectigalia, comme à Orange, est un plan cadastral réalisé pour répondre à une opération particulière : enregistrer les titulaires des contrats d’affermage des loca publica. D’autres types de formae sont tout à fait envisageables. La restitution du terme « centurie » est peut-être également discutable dans la mesure où on peut suggérer avec tout autant de vraisemblance le terme de « jugères ». Si le terme est « centurie », l’inscription concerne les seuls documents où les publica sont recensés par centuries, c’est-à-dire les trois formae. Mais pourquoi seulement ceux-là et pas les autres ? Si, au contraire, on opte pour le mot jugère, l’inscription concerne aussi la liste qu’André Piganiol a nommée « agri publici », dans laquelle apparaît d’ailleurs la formule in iugera singula. Le mot serait un peu plus généralque celui de « centuries ». Conclusion Le dossier des inscriptions d’Orange a considérablement avancé depuis la découverte du « nid de marbres » dans le sous-sol de la ville d’Orange, d’abord en raison de l’excellence du travail de l’éditeur, André Piganiol, ensuite en raison des hypothèses avancées pour l’interpréter, et dont la confrontation est très stimulante. Toutefois, des questions délicates et assez fondamentales restent ouvertes. Malgré ces incertitudes, l’inscription de Vespasien témoigne que l’intervention à Orange a été lourde, à l’origine d’un contrôle approfondi des locations du droit de vectigal (ius vectigalis). D’autre part nous savons qu’elle prend place dans une politique de restitution fiscale très conservatrice qui a dicté l’action de Vespasien pendant son règne et notamment pendant sa censure. Bibliographie Pascal ARNAUD (P.), “De Turris à Arausio : les tabularia perticarum, des archives entre colonie et pouvoir central”, dans Hommages à Carl Deroux, III, Histoire et épigraphie, Droit, collection Latomus, vol. 270, 2003, p. 11-26. Guy BARRUOL, Les peuples préromains du sud-est de la Gaule, Étude de géographie historique, 1er supplément à la RAN, Paris 1969, 408 p. (réédition en 1975). André CHASTAGNOL, Les cités de la Gaule Narbonnaise. Les statuts, dans A. Chastagnol, La Gaule romaine et le droit latin, Recherches sur l’histoire administrative et sur la romanisation des habitants, scrita varia 3, Lyon 1995, p. 113-129. Gérard CHOUQUER, Localisation et extension géographique des cadastres affichés à Orange, dans Cadastre et Espace rural, Approches et réalités antiques (publié par M. Clavel-Lévêque), ed. du CNRS, 1983, 275-295. Gérard  CHOUQUER,  « Le  plan  cadastral  B,  un  événement  majeur »,  dans  François FAVORY  (dir), Le Tricastin  romain, Évolution d’un paysage  centurié,  ed. Alpara/Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon 2013, p. 31‐53.   Michel CHRISTOL, Les ressources municipales d'après la documentation épigraphique de la colonie d'Orange : l'inscription de Vespasien et l'affichage des plans de marbre, in : Il capitolo

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delle entrate nelle finanze municipali in Occidente ed in Oriente, Ecole française de Rome, 1999, p. 115-136. Michel CHRISTOL, Interventions agraires et territoire colonial : remarques sur le cadastre B d'Orange, dans Antonio Gonzales et Jean-Yves Guillaumin eds., Autour des Libri coloniarum, colonisation et colonies dans le monde romain. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 83-92. François FAVORY, Retour critique sur les centuriations du Languedoc oriental, leur existence et leur datation, dans G. Chouquer (dir), Les formes du paysage, tome 3, éd. Errance, Paris 1997, p. 96-126. André PIGANIOL, Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, XVIe suppl. à Gallia, Paris 1962. Charles SAUMAGNE, Les Domanialités publiques et leur cadastration au Ier siècle de l’Empire romain, Journal des Savants, 1965, p. 73-116. Michel TARPIN, Vici et pagi dans l’Occident romain, coll. de l’Ecole Française de Rome, n° 299, Paris Rome 2002, 488 p.

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Document n° 15

L’assignation coloniale et les catégories de terres

dans la centuriation B d’Orange (77 apr. J.-C.)

Le document proposé est une des plaques d’un plan cadastral gravé sur marbre, datant de 77 apr. J.-C. Le fragment proposé concerne la région située entre Donzère et Pierrelatte (Drôme). Le plan a été nommé B par l’éditeur André Piganiol, car avec lui ont également été trouvés les fragments de deux autres grands plans (A et C), ainsi qu’une inscription monumentale de Vespasien et divers autres documents concernant la location de lieux publics. Tel quel, le document renseigne sur la révision de la locatio-conductio des terres publiques sous Vespasien. Mais à travers ce plan révisé, on peut retrouver l’image de l’assignation d’origine, qui eut lieu ici très vraisemblablement sous Auguste. Le document, de mieux en mieux compris, pose néanmoins quelques difficiles questions qui font encore l’objet de débats chez les spécialistes. La plus difficile est celle de la relation entre ces centuriations et le territoire de la colonie romaine d’Orange.

*** Le document Editions : — André PIGANIOL, Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, XVIe supplément à Galli, Paris 1962. Le document proposé à l’étude est le fac-similé d’une illustration accompagnant l’édition du texte d’un plan cadastral romain, par André Piganiol (fig. 26 en regard de la page 228). Il s’agit d’un ensemble de fragments ayant permis de reconstituer une des plaques (nommée conventionnellement plaque III-J) dont l’assemblage formait la carte cadastrale. Les documents ont été dessinés et assemblés pour restituer la plaque en question. En raison du mode d’affichage du plan, le nord se trouve être vers la droite.

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Lecture et traduction de la partie inférieure de la plaque III-J, la plus riche en informations cadastrales. Ici, j’ai redessiné le plan cadastral, et donné la traduction des inscriptions, d’après l’édition d’André Piganiol.

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Les informations du plan Technique de la centuriation Le plan cadastral (forma, mappa en latin) repose sur un référencement au moyen d’axes, les limites (du limes, chemin ; au pluriel, limites), dessinant une limitatio (grille d’axes, carroyage). La forme la plus courante de limitatio se nomme centuriatio. Les axes se nomment kardines (pluriel de kardo) et decumani (pluriel de decumanus). Les carrés produits par leurs recoupements dessinent les centuries, qui, dans le cas le plus banal, sont des carrés de 2400 pieds ou 20 actus de côté, soit environ 708-710 m, selon la valeur du pied et de la perche utilisés. C’est le cas ici. Le référencement est assuré en nommant les bandes de centuries par leur position par rapport aux axes majeurs et en les numérotant. L’arpenteur qui initie un carroyage trace les deux axes majeurs, le kardo maximus (KM) et le decumanus maximus (DM), puis, se plaçant au point de croisement, et étendant les bras le long du kardo, il a donc la possibilité de désigner quatre régions : - devant lui à droite : VK DD - ultra kardinem et dextra decumanum (au delà du kardo principal et à droite du decumanus principal) - devant lui et à gauche : VK SD - ultra kardinem et sinitra decumanum (au delà du kardo principal et à gauche du decumanus principal) - derrière lui et à droite : CK DD - citra kardinem et dextra decumanum (en deçà du kardo principal et à droite du decumanus principal) - derrière lui et à gauche : CK SD - citra kardinem et sinistra decumanum (en deçà du kardo principal et à gauche du decumanus principal). C’est l’explication des lettres qui apparaissent sur la première ligne de chaque centurie. Toute la plaque retenue est dans la zone dextra decumanum. Mais comme le kardo maximus passe au centre de la plaque, la partie haute est ultra kardinem et la partie basse citra kardinem. Ainsi DD XIX VK IV signifie : centurie située dans la 19e bande ou rangée de centuries à droite du DM et dans la 4e bande ou rangée au-delà du KM. Sur le terrain, le référencement était indiqué par un système de bornes inscrites permettant à un arpenteur de faire le lien avec le plan. Nature des catégories de terres (ou « conditions » des terres) La centuriation sert à classer les terres en fonction de la dévolution qu’entend en faire l’autorité romaine lors de la fondation coloniale. Nous sommes ici dans les dispositions du droit foncier colonial ou droit agraire. Le territoire confisqué à la suite de la conquête a été déclaré ager publicus populi Romani, c’est-à-dire terre publique du peuple romain. Rome en dispose parce qu’elle possède ou s’est donné le dominium. Les catégories du plan cadastral montrent ce qu’on en faisait dans le cas d’un territoire divisé et assigné aux colons. Par exemple, dans les centuries de la plaque III-J on trouve : — EXTR abréviation de EX TRIBUTARIO SOLO, qu’on traduit : « retiré », ou « extrait du sol tributaire ». Ce sont les terres qu’on assigne aux colons, lesquels sont des vétérans citoyens romains, et qui, de ce fait, ne peuvent pas être soumis au tributum soli, l’impôt sur le sol que doivent les peuples tributaires ou stipendiaires. La façon de les nommer indique que préalablement, tout le sol avait été qualifié de tributaire, avant qu’on en excepte les zones à assigner aux colons. Quand la centurie ne porte que la mention EXTR CC, cela veut dire que les deux cents jugères qui la composent ont été intégralement assignés aux colons (le iugerum est

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une unité de surface valant deux actus quadratus ou 120 x 240 pieds : la centurie en compte 200). La définition de cette catégorie de terre est fiscale et ce point mérite examen. On aurait pu attendre une définition selon la condition juridique du sol assigné aux colons, par exemple une référence au dominium ex iure Quiritium, ou encore la mention datus-adsignatus. Ceci d’autant plus que les autres catégories de terres sont définies par leur statut et pas par leur fiscalité : ainsi les reliqua coloniae sont des terres concédées par l’auctor divisionis à la res publica coloniale (et la formule ne dit rien de leur statut vectigalien) ; les terres dites Tricastinis reddita (iugera) sont rendues à la population locale parce qu’on n’en a pas eu besoin, et cette expression ne dit rien de leur statut fiscal. Ce choix de se référer au tributum soli est finalement assez curieux. Dans une étude récente, le juriste Lorenzo Gagliardi a émis l’hypothèse que la formule Ex tributario solo pourrait signifier le contraire de ce qu’on lit d’ordinaire. Il pense qu’on peut traduire par « terres faisant partie du solum tributarium » et non pas « retiré du sol tributaire ». La formule rendrait compte de la persistance de la condition tributaire, « de telle sorte qu’à Arausio les colons aussi, en plus bien entendu des incolae, devaient verser individuellement des impôts fonciers aux magistrats de la cité » (Gagliardi 2014, p. 72). Cet auteur n’argumente pas vraiment cette hypothèse et je persiste à penser qu’il serait curieux de soumettre les colons au tributum. Pour admettre l’hypothèse, il faudrait au moins faire une différence entre les deux tributa et supposer que les colons soient dispensés du tributum capitis, qui aurait valeur recognitive de la dépendance des peuples soumis, mais pas du tributum soli, parce que celui-ci serait l’impôt foncier ordinaire. — TRI, TRIC REDD, est l’abréviation de Tricastinis reddita (iugera), : les « jugères rendues aux Tricastins). Cela signifie qu’on a rendu aux Tricastins — le peuple occupant cette région avant la conquête — les terres qu’on leur avait d’abord confisquées en bloc en les déclarant ager publicus, mais dont, finalement, on n’avait pas eu besoin pour l’assignation. C’est un reste une fois l’assignation réalisée. Mais le plan cadastral précise que certaines terres rendues sont CULT(A) et d’autres INC(ULTA). Pour l’autorité romaine, la précision présente un double intérêt. En identifiant les terres cultivables rendues, cela permet de savoir quelles terres pourraient encore être confisquées, si on avait besoin de pratiquer de nouvelles assignations. D’autre part, la différence offre un critère d’évaluation fiscale. — COL, REL COL est l’abréviation de COLONIAE ou RELIQUA COLONIAE. Cette mention désigne les terres qui ont été assignées collectivement à la res publica. Ce sont des terres publiques inaliénables, et qui constituent un revenu parce que la colonie les loue. Les preneurs ou possesseurs lui paient un vectigal. Lorsque la centurie comporte ces terres, la mention de leur surface est accompagnée du tarif de location (en as par jugère) et du nom du preneur. Par exemple, dans les trois centuries concernées, on trouve la même mention SOL(VIT) IUL(IUS) FLORUS, « Julius Florus a acquitté ». On pense, couramment, que les adjudicataires mentionnés sont les possesseurs qui louent les terres pour les mettre en valeur. Mais un texte d’Hygin (p. 79 Th) mérite d’être rapproché des indications du plan cadastral d’Orange :

Mancipes autem qui emerunt lege dicta ius vectigalis ipsi per centurias locaverunt aut vendiderunt proximis quibusque possessoribus. « Les adjudicataires qui ont acheté le droit de redevance selon les conditions définies ont eux-mêmes loué ou vendu dans les centuries à des posesseurs voisins. »

Il n’est peut-être pas impossible que les titulaires mentionnés soient les mancipes qui ont passé un contrat avec la colonie pour l’affermage du ius vectigalis.

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— SUB(SECIVUM). Ce mot technique, issu de la technique gromatique, est intraduisible : il signifie rognure, reste, lambeau. Il signale les centuries pour lesquelles on ne peut pas fermer complètement les quatre côtés et dans lesquelles le total des jugères mis en valeur n’atteint pas les 200 jugères de la centurie. Trois centuries situées en haut de la plaque présentent cette particularité et dans l’une d’entre elles, l’abréviation SVB est expressément indiquée. Les centuries sont en effet différentes des autres : on y voit le tracé du Rhône ; quelquefois le total des jugères n’atteint pas 200 comme il le devrait ; on y trouve des NOVA (IUGERA), c’est-à-dire des terres nouvellement mises en valeur. On notera que le plan cadastral fonctionne au moyen d’abréviations codées. Les commentaires des arpenteurs nous en donnent fréquemment des exemples, à partir de ce que leurs auteurs ont eux-mêmes constaté en consultant diverses archives et plans cadastraux. Mais on doit relever lefaitque les dénominations du plan empruntent à trois registres, ce qui est curieux : - le registre fiscal, avec la référence au tributum ; - le registre technique de l’arpentage agraire, avec la mention des subsécives ; - le registre juridique avec les terres rendues à la population locale, et les terres concédées à la colonie. Forma initiale et forma révisée Le plan de la révision fiscale de 77 apr. J.-C., permet, de façon partielle, de lire en creux, le plan de l’assignation d’origine. On peut en effet, comme le montre le schéma cartographique ci-dessous, classer les terres par « condition agraire » au sein des centuries. Dans la plaque III-J, correspondant à la plaine de Pierrelatte, et au contact avec les collines du Tricastin, on mesure toute l’ampleur de la réquisition. Ici (ailleurs les proportions seraient différentes), sur les 40 centuries, au moins 19 sont intégralement assignées aux colons (mais compte tenu des centuries dont les marbres manquent, on peut même estimer que le nombre total était d’au moins 28) ; 5 sont partagées en les assignations individuelles aux colons et les assignations collectives à leur res publica ; 3 sont en subsécives, et seulement 5 comportent des terres rendues aux Tricastins.

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Interprétation de la plaque III-J : les conditions des terres

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Les points en discussion L’ampleur et la datation de l’assignation d’origine Les plans A, B et C étant désormais localisés — avec précision pour les plans A et B et avec vraisemblance pour le plan C —, on observe que leur extension est considérable, allant de la région des Alpilles au sud, à Montélimar au nord.

Localisation et schéma géopolitique des centuriations affichées à Orange

Dans ces conditions, on ne comprend pas bien le rapport de ces trois plans avec le territoire de la colonie/cité d’Orange. Est-il acceptable que le territoire ait été aussi vaste ? Que viennent faire, en outre, les Tricastins qui sont mentionnés dans le quart nord-est du plan B ? Les questions embarrassantes ne manquent pas. L’ampleur de l’assignation d’origine, si c’est bien de cela qu’il s’agit, surprend et fait légitimement hésiter les chercheurs.

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— Une première attitude consiste à mettre en valeur le fait de la cohérence entre l’inscription de Vespasien et les trois plans et à en tirer l’idée qu’il faut alors localiser les plans dans le territoire de la colonie d’Orange, dont les limites sont habituellement suggérées par celles de l’évêché qui lui a succédé. C’était la position envisagée par André Chastagnol (1995), qui ne croyait pas qu’on ait pu disperser les colons d’Arausio sur une aussi vaste aire régionale que celle indiquée par l’extension des trois formae. Mais il faut alors jongler avec les faits planimétriques, et tenter de faire entrer dans une boîte vraiment trop petite des centuriations nettement surdimensionnées. — Une autre attitude est alors d’interpréter séparément les plans et de ne pas tous les lier à la fondation de la colonie d’Orange en 36 ou 35 av. J.-C. Par exemple, Michel Christol (2006) a proposé de faire du plan B le plan d’une centuriation précoloniale, qui aurait défini et divisé un ager publicus à la fin du IIe ou au cours du Ier s. av. J.-C., en lien avec la politique de conquête de la Gaule transalpine à cette époque. — Une autre voie, qui a aujourd’hui la préférence de Pascal Arnaud (2003), consiste à considérer que la cité d’Orange était un simple dépôt d’archives et qu’on y avait regroupé des plans cadastraux de diverses cités. Il n’y aurait donc pas à se poser la question du rapport de ces plans avec la colonie d’Orange. Le plan A concernerait la cité d’Arles ; le plans B, celle d’Orange ; et le plan C… la cité de Valence. Comme chacune est une colonie, Pascal Arnaud retrouve ainsi l’ancienne idée qui voulait que chaque colonie romaine ait sa centuriation. — Enfin, et c’est la voie qui a ma préférence, les trois plans ne seraient pas à comprendre en rapport avec la définition du territoire de la colonie d’Orange, ce qui est un autre processus, mais seraient le plan d’une assignation coloniale liée à une légion, la IIe Gallica, et dont la logique géographique aurait été libre. Je tire cette idée de la fréquentation des textes gromatiques dans lesquels on voit la souplesse des solutions d’arpentage et dans lesquels on observe une déconnexion fréquente entre l’aire d’assignation et le territoire de telle ou telle colonie. Pour moi, on a réparti les colons à la fois sur ce qui allait devenir le territoire de la colonie d’Orange, et sur le territoire d’oppida extérieurs à la colonie et pour lesquels on a peut-être utilisé la formule juridique des agri sumpti ex vicino territorio. La révision fiscale donne également un argument pour l’interprétation des trois plans dans le sens que je viens d’indiquer. Il faut en effet observer et lier divers points : - les trois plans, malgré des différences de détail, donnent la même structure : on ne s’y intéresse qu’à la révision de la fiscalité vectigalienne des terres collectives de la res publica des Secundani, les seules pour lesquelles on donne les détails de leur revenu vectigalien. - l’inscription de Vespasien rappelle le but de l’opération : restituer la légalité et la réalité des contrats de location-conduction des terres publiques de la res publica des Secundani, interrompus pas des occupations privées illicites et gravement perturbés pendant les années 68-70. Cette information, parce qu’elle est cohérente avec les contenus des trois plans, plaide pour l’interprétation suivante : la politique de révision fiscale de Vespasien a été mise en œuvre plan par plan, et les trois plans se rapportent donc à la même res publica, celle des Secundani, nommé dans l’inscription, les Secundani étant les colons de la IIe légion Gallica et étant rattachés institutionnellement à la colonie d’Orange. Si l’on voulait séparer les trois formae — par exemple dans le cas d’un affichage simultané mais fortuit dans un même dépôt d’archives — il faudrait alors imaginer deux autres inscriptions monumentales de même type que la première. C’est peu vraisembablable car on en aurait probablement retrouvé des fragments. En outre, puisque les trois plans sont des révisions exprimées dans les mêmes termes, cela voudrait dire que la politique de révision fiscale aurait concerné tout un dépôt d’archives ? - l’inscription de Vespasien dit que la concession des terres publiques à la res publica des Secundani est une initiative d’Auguste. Dans ces conditions, les trois plans peuvent remonter au règne de cet empereur. Si on conteste le fait que l’inscription de Vespasien concerne les trois plans, auquel des trois se rapporte-t-elle ? Au plan B ? Mais alors que faire de la localisation

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du C, vraisemblable en raison des détails de la zone des insulae Furianae, et également corroborée par la présence des mêmes gentilices connus dans des inscriptions locales et la forma C (voir le détail de la démonstration dans Chouquer et Favory 2001, p. 226-228) ? Statut des Tricastins Dans ce flot de questions, le statut des Tricastins pose également son lot de problèmes. La forma B concerne deux agglomérations du peuple des Tricastins, Auguta Tricastinorum et Aeria chez les Tricastins (la première étant sans doute la ville succédant à l’oppidum ?). Elle intéresse aussi, au sud du decumanus maximus, un territoire qu’on peut attribuer avec vraisemblance aux Cavares d’Arausio, qui, eux, ne sont pas mentionnés du tout, alors que les Tricastins le sont quand on leur rend des terres. Le projet politique paraît relativement clair. La grille correspondant à la forma B a été dessinée afin de permettre l’accaparement massif de terres dans trois des quatre quadrants de la limitation, ceux dans lesquels toute référence à un peuple local a disparu. Cet accaparement est fait au profit des colons de la res publica d’Orange, soit individuellement, sous forme d’assignations personnelles, soit collectivement, sous forme d’assignations groupées, formant les revenus municipaux. Dans le quatrième quadrant, l’appropriation reste forte mais la présence de terres rendues aux Tricastins constitue l’originalité la plus marquante du dossier épigraphique d’Orange. Ce qui se passe ici est nouveau : il n’y a presque pas d’assignations collectives (alors qu’elles sont nombreuses dans les trois autres quadrants), en revanche les assignations individuelles aux colons restent majoritaires et les lots des soldats voisinent les terres restituées aux Tricastins. La situation “foncière” de cette quatrième partie est originale : si la personnalité des Tricastins est préservée, alors que celle d’autres peuples ne l’est pas dans les autres formae, le mitage de cette partie de leur territoire créait une zone nouvelle, où les problèmes juridictionnels ne devaient pas manquer. C’est ici que se pose la question particulièrement ouverte de l’interprétation juridique de cette partie du territoire des Tricastins qui a été englobée dans la centuriation B. André Chastagnol (1995) avait apporté à cette question une solution originale. Pour lui, parce que le cadastre B était le cadastre colonial et parce qu’il lui paraissait impensable de disperser les colons hors du territoire d’Orange, il avait proposé que la zone tricastine mentionnée sur le plan B ait fait l’objet d’un rattachement pur et simple au territoire de la cité coloniale. Les conséquences étaient que les Tricastins restés sur place et en possession de leurs biens après restitution étaient devenus des incolae de la colonie romaine ; que le site de Saint-Paul-Trois-Châteaux avait été inclus au territoire et qu’il ne pouvait donc s’agir de la capitale des Tricastins restés autonomes, Augusta Tricastinorum. Selon lui, cette dernière devait être située à Nyons. En fait, on voit, à travers ce raisonnement, combien le choix d’une logique territoriale et coloniale (lire les documents comme représentatifs de la constitution d’une cité et de son territoire) et non d’assignation (comprendre ce qu’est la logique territoriale d’une assignation romaine, avec une relative indépendance par rapport aux cités) conduit à un véritable jeu de dominos géopolitique. Ainsi, parce qu’il soutient qu’une cité latine ne peut recevoir de colons, André Chastagnol en vient à rattacher une portion importante du territoire des Tricastins à la colonie romaine d’Orange, afin de justifier l’indication de la forma B. De même, parce que la capitale ne peut pas avoir été rattachée, il faut que la capitale soit à Nyons et non à Saint-Paul. En choisissant de me situer dans la logique d’une assignation, déconnectée de la logique de formation du territoire d’une colonie, j’en viens à des conclusions différentes. Mais je reconnais que les conséquences de ma version des faits sont également lourdes. - Les trois plans se rapportent à la même assignation préparée pour les vétérans de la légion II Gallica ; ils’agissait de les disperser dans différentes zones, de prendre le contrôle du corridor des plaines rhodaniennes et de quelques autres vallées importantes.

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- Le quadrant où apparaissent les Tricastins serait probablement un ager sumptus ex vicino territorio (terre prise au territoire voisin) ; dans ce cas, les Tricastins qui y résident et auxquels on rend leur terre sont-ils des incolae de la cité d’Orange, ce qui signifierait que le territoire d’Orange aurait englobé purement et simplement cet espace ; ou bien, restent-ils juridiquement des ressortissants de leur communauté, bien que situés dans la pertica d’Orange ? Cette dernière situation est un cas de figure longuement débattu par Hygin dans un passage qu’il consacre à la question de la juridicition devant s’exercer dans ces terres prises au territoiure voisin ou étranger (81-83 Th = 118-119 La). Il explique très bien qu’il faut lire la loi coloniale pour trancher (mais, à Orange, c’est, hélas, le document qui fait défaut malgré toute la richesse des documents découverts) et il donne plusieurs arguments pour expliquer que les populations locales restent dans leur juridiction propre car la juridiction de la colonie ne concerne par tout ce qui a été centurié, mais seulement ce qui est donné et assigné (datus adsignatus), ce qui n’est pas le cas de la terre laissée aux populations antérieures qui est dite rendue (ager redditus). Il explique également ceci : quand on chasse certaines populations pour préparer l’assignation aux colons, on ne change pas la condition de ceux qu’on laisse demeureur sur leurs terres ; ils restent domini dans leurs possessions, et on n’en fait pas des citoyens de la colonie. Je suppose que s’ils restent domini, c’est qu’ils restent des pérégrins, régis par leur propre droit. - Le site romain de Saint-Paul-Trois-Châteaux pose alors problème car si c’est la capitale des Tricastins, cela signifierait qu’elle fait partie de « la terre prise au territoire voisin ». Est-ce vraisemblable ou bien cela pose-t-il un problème comme le pensait A. Chastagnol ? Comme la structure urbaine romaine a laissé, comme principal vestige, un mur d’enceinte qui est vassez directement calibré par une centurie, l’idée d’une fondation militaire romaine liée à l’établissement de la centuriation pourrait offrir une piste : on dispose de solutions juridiques, comme le castellum ou le forum pour en rendre compte. Juridiquement, ce site aurait pu être une « préfecture de la colonie d’Arausio établie sur le territoire des Tricastins »16. On sait que sous les Flaviens, ce site devient « colonia flavia » avec le statut latin. - L’hypothèse suppose d’accepter l’idée que les vectigalia de la colonie d’Orange étaient perçus sur une zone immense, allant des Alpilles à Montélimar. - Enfin, en toute connaissance de la logique de l’arpentage et de la compétition des projets politiques et agraires dans une telle zone, cette hypothèse ample suppose que les assignations ont rencontré des situations antérieures complexes et, notamment, des assignations précédentes, car la pratique des superpositions de projets n’est pas rare dans le monde romain, surtout à la fin de la République.

                                                        16 On reconnaîtra dans cette formule, dont je pose l’hypothèse pour le site tricastin, une comparaison avec la Praefectura coloniae Augustae ex finibus Antemnatium, qu’on trouve sur la figure 197a La ou 196a Th, qui illustre le texte d’Hygin Gromatique et rend compte d’une assignation coloniale nécessitant trois grilles de centuriation, avec une colonie, un oppidum et une praefectura. La praefectura a sa propre centuriation, mais elle ,n’est pas indépendante : c’est une préfecture de la colonie voisine.

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Bibliographie Pascal ARNAUD, “De Turris à Arausio : les tabularia perticarum, des archives entre colonie et pouvoir central”, dans Hommages à Carl Deroux, III, Histoire et épigraphie, Droit, collection Latomus, vol. 270, 2003, p. 11-26. André CHASTAGNOL, Les cités de la Gaule Narbonnaise. Les statuts, dans A. Chastagnol, La Gaule romaine et le droit latin, Recherches sur l’histoire administrative et sur la romanisation des habitants, scrita varia 3, Lyon 1995, p. 113-129. Gérard CHOUQUER, « Le plan cadastral B, un événement majeur », dans François FAVORY (dir), Le Tricastin romain, Évolution d’un paysage centurié, ed. Alpara/Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon 2013, p. 31-53. Gérard CHOUQUER et François FAVORY, L’arpentage romain. Histoire des textes, Droit, Techniques, ed. Errance, Paris 2001, 492 p. Michel CHRISTOL, Les ressources municipales d'après la documentation épigraphique de la colonie d'Orange : l'inscription de Vespasien et l'affichage des plans de marbre, in : Il capitolo delle entrate nelle finanze municipali in Occidente ed in Oriente, Ecole française de Rome, 1999, p. 115-136. Michel CHRISTOL, Interventions agraires et territoire colonial : remarques sur le cadastre B d'Orange, dans Antonio Gonzales et Jean-Yves Guillaumin eds., Autour des Libri coloniarum, colonisation et colonies dans le monde romain. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 83-92. Lorenzo GAGLIARDI, « Approche juridique des relations entre Romains et indigènes. Le cas des colonies romaines », dans Eric Gojosso et al., (dir.), Les colonies. Approches juridiques et institutionnelles de la colonisation de la Rome antique à nos jours, ed. LGDJ et Université de Poitiers, Poitiers 2014, p. 59-76. André PIGANIOL, Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, XVIe suppl. à Gallia, Paris 1962.

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Bibliographie générale

Les éditions du corpus des Agrimensores (ou Gromatici veteres) Die Schriften der Römischer Feldmesser, I, texte établi et commenté par F. BLUME, K. LACHMANN, A. RUDORFF, Berlin 1848. Réimpression anastatique : Hildesheim 1967.

Les philologues et historiens du droit allemands ont publié et commenté, en 1848 et 1852, le corpus des agrimensores. C’est, depuis cette époque, l’édition de référence car, jusqu’à la récente édition de Brian Campbell, c’était la seule édition complète. L’édition proprement dite, occupe le volume 1, de 1848.

Corpus Agrimensorum Romanorum. I, 1. Opuscula Agrimensorum veterum, texte établi et commenté par C. THULIN, Teubner, Leipzig 1913.

Cette édition, parue en 1913, est importante en raison de la proposition de clarification qu’elle apporte concernant la question des auteurs confondus et groupés jusque là sous le nom de Frontin et des commentateurs de Frontin. Carl Thulin distingue et édite en conséquence : 1/- Frontin et ses quatre opuscules ; 2/- Agennius Urbicus, et à travers lui sa source anonyme datant de Domitien (celui que François Favory et moi-même avons nommé Pseudo-Agennius dans notre manuel de 2001) ; 3/ - le Commentateur anonyme du livre des Qualités des terres de Frontin ; 4/ - le Commentateur anonyme du livre des Controverses de Frontin. D’autre part, cette édition restitue le texte d’Hygin en réintroduisant dans le texte de cet auteur un long passage (inspectio agrorum) édité séparément par Blume et Lachmann.

Brian CAMPBELL, The writings of the Roman Land Surveyors, ed. Monographie du “Journal of Roman Studies”, 2000, 570 p. + 6 pl.

Cette édition avec traduction anglaise quasi intégrale est précieuse car elle constitue la seule édition moderne groupée et cohérente du matériel gromatique. L’auteur adopte l’ordre des textes établi par Thulin pour les auteurs édités par ce dernier. Il publie, aux pages 278-316 les illustrations redessinées de l’édition de 1848. Des annexes très utiles complètent l’édition.

Autres recueils de documents Les documents sur la période son innombrables et ne peuvent tous être abordés directement dans le temps limité d’une préparation au concours. Néanmoins, en raison de leur importance pour la période, il est suggéré de lire au moins deux auteurs : - Appien, Les guerres civiles à Rome, traduction Jean-Isaac Combes-Dounous, révision par Catherine Voisin (I) et Philippe Torrens (II), coll. La Roue à livres, ed. Les Belles Lettres, Paris 1993, 2 volumes.

Ouvrage de référence pour la période, qui se lit aisément, et offre un tableau vivant et documenté des conflits qui ont marqué le Ier siècle av. J.-C.

- Cicéron, Sur la Loi agraire, dans Discours, tome IX, édition et traduction André Boulanger, collection des Universités de France (ou collection Budé), première édition, Les Belles Lettres, Paris 1932. p. 9-114.

On possède la quasi totalité des trois discours que Cicéron a prononcés au Sénat contre le projet de loi agraire présenté par Servilius Rullus pour diviser l’ager publicus d’Italie et des provinces au profit des vétérans de César et Crassus. En démontant les principaux articles de ce projet (qui en

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comportait 40), Cicéron donne une grande quantité d’informations et d’arguments pour comprendre les questions juridiques.

Manuels de Droit romain Ils sont légion ! Je suggère de consulter : René ROBAYE, Le droit romain, tome 1, coll. Pédasup, ed. Bruylant Academia, Bruxelles et Louvain-la-Neuve 1996, 176 p.

L’ouvrage est de conception habituelle, puisqu’il se place dans “le” droit romain classique, et puisqu’il n’envisage pas d’autre sériation que les quatre époques du droit (ancien, classique, post-classique, de Justinien). Mais, malgré ces réserves, ses qualités sont évidentes à la lecture : clarté de la présentation, intelligence des concepts. En outre, l’auteur tente une définition des propriétés du ius gentium (p. 123 sq) qui ouvre sur les autres formes de la propriété.

Recueils de documents Olivier de CAZANOVE et Claudia MOATTI, L’Italie romaine d’Hannibal à César, coll. U, Armand Colin, Paris 1994, 288 p.

Ce manuel, pensé comme un recueil de textes, présente beaucoup d’intérêt. Il publie une très grande quantité de documents, dont beaucoup couvrent le Ier s. av. J.-C. Ensuite, il propose un chapitre III intitulé « ager publicus et distribution de terres » qui est original. Sa fréquentation habituera le candidat aux documents de la période, dans toute leur diversité.

François JACQUES, Les cités de l’Occident romain, coll. La roue à livres, Les Belles Lettres, Paris 1990, 268 p.

Ce livre est un recueil de documents traduits et commentés par un des meilleurs connaisseurs des Institutions romaines. Une excellente façon d’entrer dans la complexité des statuts et des pratiques.

Manuels d’histoire romaine Patrick LE ROUX, Romains d’Espagne. Cités et politique dans les provinces. IIe siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C., ed. Armand Colin, Paris 1995, 182 p.

Ce livre est un ouvrage sur l’apprentissage romain de la cité par les populations hispaniques. On sait que les provinces d’Hispania jouent un rôle majeur dans le monde romain, et que leur histoire est servie par la découverte de documents d’un rare intérêt. Concernant les thèmes abordés ici, dominium et propriété foncière, il faut souligner le fait que Patrick Le Roux a apporté une contribution importante concernant le droit latin.

Claude NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 1, Les structures de l’Italie romaine, coll. Nouvelle Clio, puf, Paris 1978, paginé de 1 à 464. Claude NICOLET, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2, Genèse d’un empire, coll. Nouvelle Clio, puf, Paris 1978, paginé de 465 à 944.

Ces deux manuels, dont le premier est entièrement de la plume de C. Nicolet et le second un travail collectif, constituent la synthèse la plus fournie sur la fin de la République, couvrant la période de 264 à 27 v. J.-C. Le chapitre sur la question agraire (chapitre 3 du tome 1) est un classique.

Jean-Pierre VALLAT, L’Italie et Rome, 218-31 av. J.-C., coll. U, Armand Colin, Paris 1995, 262 p.

Cet excellent manuel constitue le complément indispensable de celui de Olivier de Cazanove et Claudia Moatti, en ce qu’il fournit en quelque sorte le commentaire des textes réunis par ces derniers. On y trouve, dans le chapitre 2 sur l’Economie, des pages très claires sur les statuts du sol,

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les cadastrations et les centuriations, les propriétés et les propriétaires, la location, les terres communautaires.

Ouvrages de fond sur les questions foncières Les grands anciens Je cite ici quelques ouvrages majeurs qui ont constitué le point de départ de l’historiographie sur le sujet. A défaut de les lire, les candidats doivent en connaître l’existence. Theodor MOMMSEN, Le Droit Public romain, dans Manuel des Antiquités romaines de Mommsen et Marquardt, Paris 1891 (traduction de Die Römisches Staatsrecht, Leipzig 1876). Diffusion de Boccard, 1984. Disponible sur le site de la BNF.

Ce livre est un des fleurons de l’œuvre monumentale de Mommsen. Mais, en ce qui concerne les questions foncières, on retiendra que sa conception statique et scientifique de l’objet juridique nous a valu des catégorisations tranchées et définitives. Selon lui, le droit public, comme le droit privé, sont faits d’invariants. En outre, l’opposition public / privé, s’avère particulièrement délicate à utiliser pour comprendre les réalités antiques.

Edouard BEAUDOUIN, « La limitation des fonds de terre dans ses rapports avec le droit de propriété. Etude sur l’histoire du droit romain de propriété », dans Revue Historique de Droit français et étranger, 1897 et 1898 en 4 livraisons. Disponible sur le site de la BNF.

Totalement dépassé dans certaines de ses démonstrations (par exemple : le dominium ex iure Quiritium comme la centuriation remonteraient à la fondation de Rome, c’est-à-dire existeraient à une époque où ne connaît même pas une seule division dans les colonies grecques !), le travail de Beaudouin est intéressant à consulter en raison de ses analyses des textes. Il est, par exemple, un des premiers à avoir perçu et décrit les subtilités de la loi de 111 av. J.-C.

Biagio BRUGI, Le Dottrine Giuridiche degli Agrimensori Romani comparate a quelle del Digesto, Padoue 1897, 480 ; réimpression anastatique, Kessinger Legacy Reprints.

Ce livre est fondamental dans l’histoire de la recherche. Il constitue, avant la lettre, une espèce de manuel de droit agraire car l’auteur adopte un plan et des contenus proches de ceux des textes des agrimensores et des Controverses agraires. L’auteur a eu l’intuition que l’organisation de la matière dans la littérature juridique de son temps était fautive, écrasée qu’elle était par la conception de Mommsen dans son manuel de droit public romain.

Charles SAUMAGNE, Les domanialités publiques et leur cadastration au Ier siècle de l’empire romain, dans Journal des Savants, 1965, p. 73-116

Ce gros article, paru dans la foulée de la publication des documents cadastraux d’Orange, apporte beaucoup de réflexions sur la propriété et le dominium, à partir d’une lecture des Agrimensores.

Travaux récents Luigi CAPOGROSSI COLOGNESI, Persistenza e innovazione nelle strutture territoriali dell’Italia romana, Jovene editore, Naples 2002, 312 p.

Lire mon compte rendu analytique sur le site de l’archéogéographie : http://www.archeogeographie.org/index.php?rub=arpentage/romain/capocol Le chapitre 1 du livre a directement inspiré l’article suivant : « Le statut des terres dans l’Italie républicaine. Un aspect de la romanisation des campagnes (IVe-Ier siècle avant J.-C.) », dans Histoire et Sociétés Rurales, n° 22, 2004/2, p. 9-28.

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Rita COMPATANGELO, Un cadastre de pierre. Le Salento romain, Paysages et structures agraires, Les Belles Lettres, Paris 1989, 286 p.

A la charnière entre l’archéologie, l’agronomie et l’histoire, cet ouvrage donne un bon exemple de monographie régionale dans une région de la Calabria antique où la relation entre centuriation et ager publicus peut être posée.

Gérard CHOUQUER, La Terre dans le monde romain, Anthropologie, droit, géographie, ed. Errance, Paris 2010, 358 p.

Lire l’article de Lauretta Maganzani, « Romanistica e antropologia per un dialogo interdisciplinare », dans Bulletino dell’Istituto di diritto romano, « Vittorio Scialoja », 2012, p. 137-211, dans lequel elle commente abondamment mon ouvrage.

Gérard CHOUQUER, François FAVORY, L'Arpentage romain. Histoire des textes, Droit, Techniques, Errance, Paris 2001, 492 p.

Manuel comportant de nombreux textes et une analyse systématique du corpus agrimensorum, ainsi qu’un dictionnaire technique développé (1300 entrées).

Gérard CHOUQUER, Monique CLAVEL-LEVEQUE, François FAVORY et Jean-Pierre VALLAT, Structures agraires en Italie centro-méridionale, Coll. de l’Ecole Française de Rome, n° 100, Paris-Rome 1987.

Ce volume comprend un étude du Liber coloniarum (Latium et Campanie), une recherche sur les divisions agraires antiques des cités de l’aire latio-campanienne, et des travaux d’archéologie aérienne et d’archéologie agraire.

François FAVORY, « Propositions pour une modélisation des cadastres ruraux antiques », dans M. Clavel-Lévêque (dir), Cadastres et espace rural, ed. du CNRS, Paris 1983, p. 51-135

Cet article fondamental a posé, en 1983, les bases de la recherche sur les divisions agraires dans le monde antique, à partir d’une recension bibliographique exhaustive, et d’une réflexion sur la modélisation des divisions agraires planifiées. Il garde aujourd’hui toute son actualité.

Francesco GRELLE, Stipendium vel tributum. L’imposizione fondiaria nelle dottrine giuridiche del II e III secolo, ed. Jovene, Naples 1963, 114 p.

Ouvrage important en ce qu’il représente le début d’un changement de perspective sur la question du dominium et la position patrimonialiste développée par les chercheurs depuis Mommsen. Parmi les thèses du livre, l’une des plus importantes est que l’ager publicus n’est pas aussi développé que Mommsen le disait. La propriété pérégrine l’emporte.

Focke Tannen HINRICHS, Histoire des Institutions gromatiques, Recherches sur la répartition des terres, l’arpentage agraire, l’administration et le droit fonciers dans l’Empire Romain, traduction de D. Minary, Institut français d'Archéologie du Proche-Orient, Bibliothèque archéologique et historique, t. CXXIII, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris 1989, 270 p. (trad. de l'édition originale en allemand de 1974).

Cet ouvrage du juriste allemand a joué un rôle considérable dans l’évolution de la recherche sur les agrimensores. Il a, pour la première fois de façon explicite, mis en évidence l’importance de la phase flavienne, pour l’élaboration du corpus et pour l’œuvre de restitution agraire. Mais l’ouvrage reste difficile à lire pour qui n’a pas un peu d’accoutumance avec le droit et l’arpentage.

David KREMER, Ius Latinum. Le concept de droit latin sous la République et l’Empire, ed. De Boccard, Paris 2006, 274 p.

Ce livre est issu d’une thèse de droit romain. Son principal intérêt, outre sa clarté, est de montrer combien le droit latin, qui est un droit colonial précoce, connaît des évolutions allant jusqu’à de véritables inversions du sens. En effet, entre l’époque de sa genèse (l’époque de la colonisation confédérale menée par les Romains et les Latins), et l’époque de la fin de la République, où on en

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vient à parler de municipia latina, ce qui est une double transformation du sens, le droit latin connaît plusieurs changements. Durant les sept siècles de son existence, c’est un droit qui a été associé à huit types successifs de collectivités ou formes de concession de droit : le droit accordé par Rome aux cités alliées du foedus Cassianum, la colonie fédérale de peuplement, la colonie latine non fédérale (c’est-à-dire à la seule initiative de Rome), la colonie fictive sans colons, l’oppidum, la civitas, la gens adtributa, le municipe latin. L’ouvrage fait exister le droit latin en tant que droit colonial majeur, et lui permet de prendre sa place dans la gamme des droits du monde romain. C’est un ouvrage fondamental.

Lauretta MAGANZANI, Gli agrimensori nel processo privato romano, ed. Pontifica Università Lateranense, Mursia, Roma 1997, 272 p.

Dans la tradition de Biagio Brugi, de Luigi Capogrossi Colognesi et autres chercheurs italiens attentifs à créer des passerelles entre le droit romain et les autres domaines juridiques et techniques de l’Antiquité, Lauretta Maganzani a initié, avec cette première publication, un parcours de recherches sur les aspects juridiques des textes d’arpentage qui s’approfondit chaque jour davantage.

Claude MOATTI, Archives et partage de la terre dans le monde romain (IIe siècle avant - Ier siècle après J.-C.), coll. de l’Ecole française de Rome, n° 173, Rome 1993, 176 p.

L’auteure étudie l’apparition et le développement des archives des assignations de terres, les lois agraires, les plans cadastraux (formae), les commentaires, etc. L’ouvrage cite d’assez nombreux documents, mais tous ne sont pas traduits. Livre intéressant et de lecture aisée.

Claude NICOLET, L’inventaire du monde, Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, ed. Fayard, Paris 1988, 352 p.

Bien qu’un peu en marge du sujet traité dans ce livre, l’ouvrage de Claude Nicolet est un classique auquel il convient de se reporter. On lira tout particulièrement le chapitre 7, « Contrôle de l’espace fiscal : les cadastres » et le chapitre 9 sur « l’organisation administrative de l’espace ».

André PIGANIOL, Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, XVIe suppl. à Gallia, Paris 1962.

Ce livre publie et étudie l’incroyable matériel épigraphique découvert dans le sous-sol d’Orange dans les années 50 et qui concerne les archives cadastrales monumentales affichées dans la colonie romaine d’Orange sur ordre de l’empereur en 77 apr. J.-C. La publication a fait date. Avec le temps, les documents cadastraux d’Orange s’avèrent un matériau d’une rare richesse juridique et géographique.

Osvaldo SACCHI, Regime della terra e imposizione fondiaria nell’età dei Gracchi. Testo e commento storico-giuridico della legge agraria del 111 A.C., ed. Jovene, Naples 2006, 628 p.

Cet ouvrage constitue l’analyse la plus aboutie du monument épigraphique qu’est la loi de 111 av. J.-C. L’auteur en commente tous les termes, ligne à ligne, offrant à chaque fois des développements sur la situation de la recherche, l’état de l’édition, et proposant des pistes interprétatives originales.

Michel TARPIN, Vici et pagi dans l’Occident romain, coll. de l’Ecole française de Rome, vol. 299, Paris-Rome 2002, 488 p.

Cette étude renouvelle le sujet, à partir d’un recensement des nombreuses inscriptions mentionnant des pagi et des vici. L’auteur montre que ce sont des institutions romaines, et que, lorsqu’ils sont employés par les auteurs latins, les mots ont un sens précis. Par exemple, le pagus est une circonscription fiscale, et ne peut pas être lu uniquement comme la survivance d’une vieille institution italique.

Aldo SCHIAVONE, Ius, L’invention du droit en Occident, traduit par Geneviève et Jean Bouffartigue, ed. Belin, Paris 2008, 544 p.

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Important ouvrage d’épistémologie du droit romain. L’auteur propose une analyse qui explique comment le droit romain s’individualise de plus en plus, au sein de la vie politique et sociale à Rome, comment il s’autonomise en discipline et devient le monument qu’il a été et reste encore.

Sur les questions agraires et foncières, d’autres ouvrages sont essentiels, bien que ne portant pas ou pas uniquement sur la période retenue dans la question au concours Ella HERMON, Habiter et partager les terres avant les Gracques, coll. de l’École Française de Rome, n° 286, Rome 2001, 358 p. Michel HUMBERT, Municipium et civitas sine suffragio. L’organisation de la conquête jusqu’à la guerre sociale, Coll. de l’Ecole française de Rome, n° 36, Paris-Rome 1978, 457 p. http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/monographie/efr_0000-0000_1978_mon_36_1 Yan THOMAS, “Origine” et “commune patrie”. Etude de droit public romain (89 av. J.-C. - 212 ap. J.-C.), coll. de l’Ecole française de Rome, n° 221, Rome 1996, 224 p.

Ouvrage important pour comprendre l’ancrage non territorial de la citoyenneté à Rome, en Italie et dans les provinces. L’analyse porte sur les notions de domicile, de résident (incola), et surtout d’origine (origo).

Ouvrages collectifs Julien DUBOULOZ et Alice INGOLD (ed), Faire la preuve de la propriété. Droits et savoirs en Méditerranée, coll. de l’Ecole française de Rome, vol. 452, Paris-Rome 2012, 346 p.

Dans cet ouvrage aux intérêts multiples et que les candidats auront avantage à connaître, on notera, en rapport avec le thème de ce livre, deux articles importants : celui de Lauretta Maganzani, juriste de droit romain, sur L’expertise judiciaire des arpenteurs romains (p. 49-77), où le lecteur découvrira l’intérêt de la distinction entre la phase in iudicio et celle dite in iure ; celui de Julien Dubouloz, historien, sur « Terres, territoires et juridiction dans les cités de l’Occident romain » (p. 79-128), qui offre un bilan documenté de cette vaste question à partir des textes des arpenteurs et entreprend un réexamen approfondi de la question du statut des Tricastins dans la forma B d’Orange. Ces deux articles contribuent à restituer une perspective de droit agraire que je défends ici, en montrant l’intérêt d’une analyse des textes gromatiques.

Éric GOJOSSO, David KREMER, Arnaud VERGNE (dir.), Les colonies. Approches juridiques et institutionnelles de la colonisation de la Rome antique à nos jours, ed. LGDJ et Université de Poitiers, Poitiers février 2014, 596 p.

Tout récemment paru, cet ouvrage contient trois articles sur l’Antiquité, de Michel Humbert, Lorenzo Gagliardi et David Kremer, tous trois intéressants dans la perspective de ce livre.

Frédéric HURLET (dir.), Rome,et l’Occident (IIe siècle av. J.-C. - IIe siècle apr. J.-C.), Gouverner l’Empire, Presses Universitaires de Rennes, 528 p.

Voici un ouvrage important par la somme des compétences qu’il réunit et l’intérêt des articles. En lien avec le propos de ce livre, je suggère la lecture des contributions de Jérôme France sur l’impôt ; de Julien Fournier sur l’administration judiciaire provinciale ; de Michel Christol sur les cités de droit latin de Gaule méridionale ; et le dossier sur la Bretagne romaine, qui permet de mesurer les balancements de l’historiographie et la question de l’autonomie des communautés.

Articles

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Stefano BARBATI, Gli studi sulla cittadinanza romana prima e dopo le ricerche di Giorgio Luraschi, dans RDR, 12 (2012), p. 1-46. Gérard CHOUQUER, « Les fleuves et la centuriation : l’apport des catégories gromatiques », dans Jus, Rivista di Scienze Giuridiche, 2 (mai-août 2014), p. 379-406. Emilio GABBA, Per un’interpretazione storica della centuriazione romana, dans Misurare la terra : centuriazione e coloni nel mondo romano, Modena 1983, p. 20-27. Francesco GRELLE, « Adsignatio et publica persona nella terminologia dei gromatici », dans Synteleia. Vicenzo Arangio-Ruiz, 2, 1964, p. 1136-1141. Francesco GRELLE, « L’appartenenza del suolo provinciale nell’analisi di Gaio, 2.7 e 2.21 », dans Index, 18, 1990, p. 167-183. Ethella HERMON, La propriété à l’époque royale, dans MEFRA, 1978, n° 90-1, p. 7-31. E. HERMON, La Lex Cornelia agraria dans le Liber coloniarum I, dans A. Gonzalès et J.-Y. Guillaumin, (ed), Autour des Libri coloniarum. Colonisation et colonies dans le monde romain, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon 2006, p. 31-45. Maxime LEMOSSE, « Observations sur l’acquisition originaire de la propriété foncière romaine », dans Hommages R. Besnier, 1980, p. 119-125 ; repris dans Maxime Lemosse, Etudes romanistiques, , Clermont-Ferrand 1990, p. 99-105. Claude NICOLET, Le stipendium des alliés italiens avant la guerre sociale, première publication en 1978, repris dans Claude NICOLET, Censeurs et publicains. Economie et fiscalité dans la Rome antique, ed. Fayard, Paris 2000, p. 93-103. Claude NICOLET, Economie, société et institutions au IIe siècle av. J.-C. : de la lex Claudia à l’ager exceptus, première publication en 1980, repris dans Claude NICOLET, Censeurs et publicains. Economie et fiscalité dans la Rome antique, ed. Fayard, Paris 2000, p. 19-43. Patrick LE ROUX, “Municipium Latinum et municipium Italiae : à propos de la lex Irnitana”, dans Epigrafia. Actes du colloque de Rome en mémoire de Attilio Degrassi (1988), dans Publications de l’Ecole Française de Rome, 1991, p. 565-582. Almudena OREJAS et Ines SASTRE, « Fiscalité et organisation du territoire dans le nord-ouest de la péninsule ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus », dans Dialogues d’Histoire Ancienne, 25/1, 1999, p. 159-188. Maria José PENA, « Importance et rôle de la terre dans la première période de la présence romaine dans la péninsule ibérique », dans P.N. Doukellis et L.G. Mendoni, (ed), Structures rurales et sociétés antiques, Paris 1994, p. 329-337.

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Table des matières Etude juridique et historique du dominium et de la propriété foncière dans le monde romain, 70 av. - 73 apr. J.-C. p. 3 - Présentation : Les questions foncières dans la pluralité des droits de Rome Première Partie : Les fiches de synthèse p. 7 - Fiche 1 : la propriété foncière dans le monde romain p. 16 - Fiche 2 : la pluralité des droits dans le monde romain p. 21 - Fiche 3 : le droit latin p. 28 - Fiche 4 : le droit agraire p. 36 - Fiche 5 : le dominium du peuple Romain en Italie et dans les provinces p. 42 - Fiche 6 : l’ager publicus : définition et dynamique p. 48 - Fiche 7 : la politique agraire de Vespasien Deuxième Partie : Documents commentés p. 55 - Document 1 - Appien (auteur du IIe s. apr. J.-C.), conflits entre droits dans la politique romaine en Italie aux IIe-Ier s. av. J.-C. p. 61 - Document 2 - Cicéron, Pro Balbo (56 av. J.-C.) : Pluralité des droits : la procédure fundum fieri ou fundi factio. p. 66 - Document 3 - Tabula Claesiana, Conflits fonciers et conflits de citoyenneté sous Claude en Italie du Nord (46 ap. J.-C.). p. 72 - Document 4 - Le droit latin en Cisalpine d’après le commentaire d’Asconius. p. 76 - Document 5 - Les conflits agraires à Rome d’après le récit d’Appien. p. 84 - Document 6 - Les « controverses agraires » de Frontin. p. 92 - Document 7 - Domanialité et propriété dans le De Beneficiis de Sénèque : universa possessio, dominium, proprietas. p. 98 - Document 8 - Centuriation et ager publicus en Apulie d’après les listes du Liber coloniarum. p. 110 - Document 9 - L’ager publicus de Cyrénaïque usurpé par des possesseurs privés. p. 115 - Document 10 - La situation de la Gaule transalpine d’après le Pro Fonteio de Cicéron (69 av. J.-C.). p. 120 - Document 11 - La condition du sol public italien et provincial dans les discours de Cicéron contre le projet de loi agraire (63 av. J.-C.). p. 129 - Document 12 - Les dispositions d’Auguste en matière agraire d’après Hygin Gromatique. p. 135 - Document 13 - La jurisprudence de Cassius Longinus et la controverse sur l’alluvion d’après Hygin. p. 142 - Document 14 - La restitution des vectigalia de la colonie d’Orange en 77 apr. J.-C. p. 150 - Document 15 - L’assignation coloniale et les catégories de terres dans la centuriation B d’Orange. p. 162 - Bibliographie p. 169 - Table des matières

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Travaux de l’auteur sur les questions foncières antiques

Ouvrages parus Cadastres et fiscalité dans l’Antiquité tardive, Presses Universitaires François Rabelais, Tours 2014, 456 p. La terre dans le monde romain. Anthropologie, droit, géographie, collection d’archéogéographie de l’Université de Coimbra, vol. 1, ed. Errance Actes-Sud, Paris 2010, 352 p. (avec François FAVORY), L'arpentage romain. Histoire des textes, Droit, Techniques, ed. Errance, Paris 2001, 494 p. (avec Monique CLAVEL-LEVEQUE, François FAVORY, Jean-Pierre VALLAT), Structures agraires en Italie centro-méridionale. Cadastres et paysages ruraux, collection de l’Ecole Française de Rome n° 100, Paris-Rome 1987, 424 p. Articles parus « Les transformations récentes de la centuriation. Une autre lecture de l’arpentage romain », dans Annales HSS, juillet-août 2008, n° 4, p. 847-874. « La liaison cadastrale et fiscale des domaines d’après les Tables alimentaires et les textes gromatiques aux Ier et IIe siècles », dans Histoire et Sociétés Rurales, 2013/2, vol. 40, p. 7-33. « Les fleuves et la centuriation : l’apport des catégories gromatiques », dans Jus, Rivista di scienze giuridiche, 2 (2014), édition Vita e pensiero ; pagination en cours.

Autres travaux sur les questions foncières Terres porteuses. Entre faim de terres et appétit d’espace, ed. Actes-Sud/errance, Paris septembre 2012, 248 p. Les acquisitions massives de terres. Bulle foncière ou opportunité de développement ?, Entretiens avec Charlotte Castan, ed. Publitopex, Paris mai 2012, 68 p. Ouvrage à paraître Posséder. Domanialité, communauté et propriété de la terre, de l'Antiquité à nos jours, à paraître chez Errance en 2015

Divers

(avec Magali WATTEAUX), L’archéologie des disciplines géohistoriques, Traité d’archéogéographie tome 2, Errance-Actes Sud, avril 2013. ISBN-10: 2877725391

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France International pour l’Expertise Foncière (FIEF)

L’association FIEF conduit, à la demande de l’Ordre des Géomètres-Experts, des réflexions sur les questions foncières en France et dans le monde.

Elle contribue, en ce moment,

à la genèse d’un nouveau concept de parcellisation, et à la mise en place d’un portail littoral et marin.

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L’association FIEF propose un portail d’informations et d’études des questions foncières dans le monde :

l’ Observatoire des formes du foncier dans le monde

http://www.formesdufoncier.org

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En lien avec la question mise aux concours des agrégations et du Capes d’Histoire et de Géographie en 2015 et 2016 : « Le monde romain, 70 av. - 73 apr. J.-C. », l’auteur présente dans cet ouvrage une thématique institutionnelle, à la charnière du droit, de l’histoire et de l’anthropologie du droit : les formes de la propriété foncière dans le monde romain. Sept fiches permettent de faire le tour des connaissances et des interrogations, en insistant sur la pluralité des droits et la méconnaissance du droit agraire. Ensuite, quinze documents sont présentés et commentés. Ils ont trait au dominium, à l’ager publicus, aux formes de la propriété, aux rapports entre la citoyenneté et la propriété, et datent du Ier s. av. et du Ier s. apr. J.-C.

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ Gérard Chouquer, agrégé d’histoire, ancien directeur de recherches au CNRS, est aujourd’hui expert foncier pour l’ordre des Géomètres-Experts, et secrétaire de l’association France International pour l’Expertise Foncière. Auteur de plus de 500 contributions, dont 20 livres, il axe ses travaux sur la propriété, le cadastre, le parcellaire et la colonisation.

Etude juridique et historique

du dominium et de la propriété foncière dans le monde romain (Ier s. av. - Ier s. ap. J.-C.)

  

France International pour l’Expertise Foncière (Ordre des Géomètres-Experts, Paris)

Observatoire des formes du foncier dans le monde