Être la vérité

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Être la vérité Jad HATEM (Université Saint-Joseph, Beyrouth) Abstract: e discourse on truth rarely takes into account the claim made by a few minds of being themselves not only in truth, or ex- pressing the truth, but of being also truth itself. We seek first to dem- onstrate the phenomenological significance of this proposition. We then examine the divergent meanings this claim undertakes in three prominent figures: Jesus, Çankara and Hallâj. At this occasion, an investigation is conducted on the meaning of the copula in the for- mula: I am the truth, in dogmatic, philosophical and mystical realms. Keywords: truth, phenomenology, Jesus, Çankara, Hallâj. On peut être dans le vrai sans être la vérité. Lorsque Nietzsche fait dire au philosophe grec : « Moi, Platon, je suis la vérité », il n’entend pas seulement dire que le philosophe grec prétend avoir atteint ou touché la vérité 1 ou même qu’elle lui est apparue comme à Parménide en déesse éclatante. Il suggère une sorte de connaturalité entre eux : « Le monde vrai, accessible à l’homme sage, pieux, vertueux — il vit en lui, il est ce monde » 2 . Observons la gradation : Au premier stade, l’accessibilité, ce qui revient à dire que les choses sont dévoilables dans leur plénitude et profondeur à partir de leur principe apparitionnel; non pas telle ou telle chose mais toutes. Or, ce principe est à l’œuvre toujours et partout. Il suf- fit donc pour que l’on y parvienne qu’on sache s’orienter adéquatement ou, ce qui revient au même, se convertir. Le monde vrai n’est pas quelque lieu paradisiaque quine vous reçoit qu’à la faveur de la mort. C’est dans sa 1 Sur cette expression chez Platon, cf. Phédon, 65b, Timée 71d. 2 Crépuscule des idoles Comment, pour finir, le «monde vrai» devint une fable Delivered by http://zetabooks.metapress.com Universite Laval (989-90-309) Thursday, June 12, 2014 10:21:23 AM

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Être la vérité

Jad HATEM(Université Saint-Joseph, Beyrouth)

Abstract: The discourse on truth rarely takes into account the claim made by a few minds of being themselves not only in truth, or ex-pressing the truth, but of being also truth itself. We seek first to dem-onstrate the phenomenological significance of this proposition. We then examine the divergent meanings this claim undertakes in three prominent figures: Jesus, Çankara and Hallâj. At this occasion, an investigation is conducted on the meaning of the copula in the for-mula: I am the truth, in dogmatic, philosophical and mystical realms. Keywords: truth, phenomenology, Jesus, Çankara, Hallâj.

On peut être dans le vrai sans être la vérité. Lorsque Nietzsche fait dire au philosophe grec : « Moi, Platon, je suis la vérité », il n’entend pas seulement dire que le philosophe grec prétend avoir atteint ou touché la vérité1 ou même qu’elle lui est apparue comme à Parménide en déesse éclatante. Il suggère une sorte de connaturalité entre eux : « Le monde vrai, accessible à l’homme sage, pieux, vertueux — il vit en lui, il est ce monde »2. Observons la gradation  : Au premier stade, l’accessibilité, ce qui revient à dire que les choses sont dévoilables dans leur plénitude et profondeur à partir de leur principe apparitionnel; non pas telle ou telle chose mais toutes. Or, ce principe est à l’œuvre toujours et partout. Il suf-fit donc pour que l’on y parvienne qu’on sache s’orienter adéquatement ou, ce qui revient au même, se convertir. Le monde vrai n’est pas quelque lieu paradisiaque quine vous reçoit qu’à la faveur de la mort. C’est dans sa

1 Sur cette expression chez Platon, cf. Phédon, 65b, Timée 71d.2 Crépuscule des idoles . Comment, pour finir, le «monde vrai» devint une fable .

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condition charnelle que le sage aborde et devient une vérité qui n’est pas l’hypostase d’un ensemble de choses fluentes, mais un royaume consis-tant, l’être phénoménologique de tous les étants (si la vérité est, comme dit saint Augustin, ce par quoi est montré ce qui est3). Au deuxième stade, le sage est dans une correspondance parfaite avec le monde vrai si bien qu’il y évolue avec aisance et une certaine liberté. Il accomplit le programme que Fichte prescrit à la philosophie d’exposer la vérité en re-conduisant tout le divers à l’unité absolue4. Sans qu’il ait eu à abandonner son site terrestre, il vit dans cette vérité suprasensible qui est la vérité du terrestre en sorte qu’il pourrait dire, avec Hegel, que la Logique, en tant que royaume de la pensée pure assurée d’être toute vérité, expose l’essence éternelle de Dieu avant la création du monde5. D’où procède le troisième stade. Le sage devient lui-même le monde vrai, autant dire qu’il est la vérité. Certes il ne dit pas qu’il l’est devenu, mais qu’il l’est, ce qui peut s’entendre absolument comme d’une réalité éternelle qui se découvre à lui ici et maintenant6. Est-ce à dire qu’il contredit l’attitude frileuse d’un Jaspers clamant : « Je ne suis pas tout »7 ? Il y a pourtant à apporter une nuance. Pas plus que tout connaître, être le monde vrai n’est pas exacte-ment être la vérité. Le premier est un domaine ontique (les étants y sont manifestes), le second un principe ontologique, l’essence de la manifes-tation par quoi tout se vérifie. D’être vrai le domaine le tient de la vérité. Au troisième stade, le sage est immergé dans l’immense champ des idées, sans passer à ses yeux, en tant que pure raison, pour leur principe d’émer-gence. Mais ceci, il ne le prétend pas non plus. Platon n’aurait pu dire plus que : compte tenu du fait que je vis dans le monde vrai, je détiens la

3 De la vraie religion, 36, 66. 4 Exposer ou déployer : Darstellen . Doctrine de la science (1804), 1° conférence. 5 Science de la Logique, I, L’Etre, Introduction. A noter que savoir Dieu n’est pas

être Dieu. 6 Ici et maintenant, signifiant qu’il n’y a pas lieu d’attendre un paradis quelconque pour

y jouir de la libération (Çankara, Commentaire aux Brahma-sûtras (BsBh) III, iii, 32). 7 « Il y a une vérité dans l’existence religieuse, même si elle n’est pas appropriable par

moi; je ne suis pas tout » (Philosophie, Berlin, Springer, 1932, I, p. 300). On ne s’étonnera pas de lire sous la plume de l’auteur qu’il trouve absurde la conception chrétienne d’un Dieu-Homme qui proclame être la voie, la vérité et la vie (Von der Wahrheit, München, Piper, 1957, p. 851–852).

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vérité et eu égard aux hommes vers lesquels je me penche à partir de cette position, je suis la vérité — à moins qu’on vienne à souligner que sont le pur savoir les idées en tant que modèles du monde réel. Mais le savoir absolu à la manière de Fichte, laquelle est vie bienheureuse, permet de proclamer que son possesseur est l’existence (Dasein) de Dieu, c’est-à-dire l’être manifesté de ce dernier, puisque le savoir est cette existence8.

Y a-t-il quelque chance que Nietzsche fût disposé à comprendre la proclamation mise dans la bouche de Platon dans une acception franche-ment subjective ? Notons d’abord que le brouillon révèle que Nietzsche avait d’abord pensé à Spinoza, c’est-à-dire à une pensée caractérisée de-puis Kant comme dogmatique, et située par là aux antipodes d’un Fichte dont le Moi aurait pu, mais sur un tout autre registre, proférer Je suis la vérité. D’autre part, le texte de Nietzsche entend développer his-toriquement (ou encore  : époqualement) les déclinaisons du monde vrai. Celui-ci aboli, un perspectivisme nietzschéen ne se sentira-t-il pas autorisé de proférer, avec Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes choses, autrement dit que chacun est la vérité, soit par relativisme indivi-duel soit par convention sociale ?

Considérons enfin que Stirner crédite Luther du mérite d’avoir intro-duit la nécessité d’un devenir-vérité de l’homme : « Luther fut le premier à comprendre que si l’homme veut concevoir la vérité, il doit commen-cer par devenir autre qu’il n’est et par devenir aussi vrai que la vérité »9. Admettons que « devenir aussi vrai que la vérité », ce n’est pas encore « de-venir la vérité », expression que le Réformateur aurait eu scrupule à profé-rer, en l’absence chez lui d’une mystique conséquente. Mais il s’agit bien néanmoins d’une participation à la vérité par la foi. C’est avec Stirner lui-même que l’homme pensant, l’Unique, est la vérité, et lui seul l’est pour autant qu’elle n’est pas une vérité supérieure, auquel cas, il serait plus encore que la vérité!10

De Platon (selon Nietzsche) à Stirner, la formule « Je suis la vérité » a gagné en extension, puisque ce n’est plus tel philosophe, le Hegel du

8 Die Anwesung zum seligen Leben, IV. 9 Der Einzige und sein Eigentum, Suttgart, Reclam, 2003, p. 90. 10 « Du allein bist die Wahrheit, oder vielmehr, Du bist mehr als die Wahrheit, die

vor Dir gar nichts ist » (Ibid., p. 397).

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savoir absolu par exemple, qui la peut proférer, mais tout être doté d’un pouvoir de représentation (ou mieux : pour tout ego transcendantal dans la mesure où il a un pouvoir de constitution). Qu’est-ce donc pour un homme être la vérité ?

La vérité se révèle, indice de soi. C’est dans le pur acte de se montrer impliqué en tout ce qui se montre que consiste ce que Michel Henry ap-pelle la Vérité phénoménologique absolue11. Ceci revient à dire que tout ce qui est réel pour une subjectivité fait son apparition dans l’auto-révélation de la Vie, auto-révélation identifiée par Henry au Logos12 et désigné par le titre de Premier Vivant ou d’Archi-Fils à qui précisément il revient de prononcer la grande parole évangélique : Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. La Vie est Vérité au sens où elle est communication de soi. Et inversement la Vérité est Vie dans la mesure où elle se manifeste dans une pulsation, une étreinte qui, elle, suppose une auto-affection, à savoir une identité de l’éprouvant et de l’éprouvé, ce qui ne se peut sans ipséité. Cela revient à dire que l’auto-manifestant est un qui et non un quoi . Ce n’est donc pas par inadvertance qu’Henry modifie le texte de l’Evangile en faisant énoncer par Pilate la phrase : « Qu’est-ce qui est vérité ? » (Jean 18,38)13, au lieu de « Qu’est-ce que la vérité ? ». Ainsi, pas de Vérité sans Moi, si bien qu’Henry reformule la grande parole dans une équation : Moi = la Voie = la Vérité = la Vie. Sans un Moi, pas de Voie laquelle consiste en l’auto-révélation qui est le propre de la Vie (et non du monde)14.

L’équation ne vaut que pour le Premier Vivant, à savoir le Christ. Lui seul est la Vie du fait qu’il la communique à tous les vivants. Lui seul est la Voie du fait qu’il faut passer par lui pour obtenir une ipséité. Toutefois, est-il avéré que lui seul soit la Vérité ? Telle est bien la position d’Henry dans C’est Moi la Vérité car s’il y a une auto-affection (et donc une auto-révélation) dans le vivant, elle n’a lieu que par l’auto-affection de la Vie absolue, moyen qui n’est pas de pure médiation, mais qui opère par causalité immanente : « Le Soi ne s’auto-affecte que pour autant que s’auto-affecte en lui la Vie absolue »15. Ce pour quoi Henry distingue un

11 C’est Moi la Vérité, Paris, Seuil, 1996, p. 23.12 Ibid., p. 107. 13 Ibid., p. 19.14 Ibid., p. 159–160. 15 Ibid., p. 136.

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concept fort d’un concept faible d’auto-affection. La première est produi-te par la Vie elle-même et ne convient qu’à Dieu; La seconde également produite par la Vie, constitue l’individu.

Il ne suffit pourtant pas d’avoir repéré une tonalité en mineur de l’auto-affection pour que l’homme ne soit pas la Vérité, pour que l’on puisse dire, avec le dernier Henry, que « seul le Christ est la vérité »16. L’Essence de la manifestation enseigne que tout un chacun possède le sa-voir absolu  : «  Ce qui est au début n’est pas la modestie d’un Grund obscur, c’est le Verbe. La réalité de l’absolu est présupposée comme la condition de toute réalité possible en général, comme la condition d’une histoire »17. Le terme de Verbe ne désigne pas ici le Premier vivant, caté-gorie absente de l’opus magnum, mais bien l’auto-révélation de la monade elle-même. Que la réalité de l’absolu détermine tout autre signifie que l’auto-affection fonde les autres types de vérité. Parmi ces derniers, celui du monde qu’est l’ego dans la mesure où il le constitue. Il ne suffit pas que le sujet soit la mesure de ce qui est pour qu’il en paraisse la vérité. Il faut encore qu’il recèle le principe de sa manifestation. Avant d’être la lumière du monde, l’être doit pouvoir être pour soi-même principe de manifes-tation. Comme la vérité est ce qui rend possibles les phénomènes, l’être de l’ego est la vérité originaire. Ce n’est donc pas sans raison que la belle étude que Xavier Tilliette consacre à Henry sous le titre d’Une nouvelle monadologie : la philosophie de Michel Henry18, recourt, pour présenter ce qu’elle appelle une philosophie johannique à une scansion quadripartite épousant le rythme de la fameuse sentence : 1/ Je suis, 2/ la voie, 3/ la vérité, et 4/ la vie. Or, l’étude précède de beaucoup la trilogie chrétienne d’Henry. Le paragraphe qui suit ramasse tous les éléments du johannisme du premier Henry :

Si le fondement est lui-même un phénomène, et cela en un sens origi-naire, il apparaît que la voie d’accès au fondement n’est autre que le fon-dement lui-même. Ce qui se maintient toutefois, dans cette identité fonda-mentale de sa réalité et d’un « parvenir » à cette réalité, c’est la vie elle-même . C’est la vie transcendantale de l’ego absolu en tant qu’elle est l’ultime

16 Henry, Phénoménologie de la vie, IV, Paris, PUF, 2004, p. 122. 17 L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, p. 203. 18 Gregorianum, 1980, p. 633–651.

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fondement. Le fondement n’est pas quelque chose d’obscur, il n’est ni la lumière, qui ne devient perceptible que sur la chose qui brille en elle, ni la chose elle-même, en tant que « phénomène transcendant », mais une révélation immanente qui est une présence à soi-même, quoiqu’une telle présence demeure « invisible ». Une révélation immanente est une ex-périence interne, elle revêt nécessairement une forme monadique . C’est dans la structure eidétique de la vérité originaire que s’enracine l’ipséité de l’ego . Une expérience interne entendue au sens d’une révélation originaire qui s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale, existe par elle-même, sans aucun contexte, sans le support d’aucun être extérieur et «  réel  », elle est elle-même précisément une «  existence  » ou, pour mieux dire, l’existence même, celle qu’il convient de penser sous le titre de « réalité humaine ».19

La première phrase trace la voie, la seconde l’identifie à la vie. Les suivantes ajoutent la vérité à l’équation. Les deux dernières soulignent le Je suis.

Le philosophe confie qu’il avait songé donner à son essai de 1996 le titre La Vérité du christianisme, mais qu’il avait dû y renoncer parce que déjà pris. Au lieu de quoi il a choisi de contracter la sentence johannique. C’est ainsi qu’on lit sur la couverture : Michel Henry, C’est Moi la vérité . Avant que le sous-titre (Pour une philosophie du christianisme) ne suggère l’identité de celui qui prononça cette parole, l’esprit lui attribue un autre auteur, celui du livre. Nous savons que pour celui de L’Essence de la mani-festation, tout homme est la vérité.

Or, avec Jésus, Çankara et Hallâj ont émis une prétention, qui n’a pas paru moins outrecuidante, d’être la vérité (formellement identifiée au Créateur, chez Hallâj). Outrecuidante ou fausse, comme le disait du christique « Je suis la vérité » le nietzschéen meurtrier de Dieu20. Je tente dans cet essai de repérer le noyau à partir duquel elle est également signi-fiante, j’entends : dans l’exercice de la comparaison. Dire vrai, c’est énon-cer ce qui est, mais au régime ontique de la vérification échappe l’énoncé par laquelle un homme dit qu’il est la vérité. Nul besoin pour cela qu’il balance entre la folie et l’inflation psychique.

19 L’Essence de la manifestation, p. 52–53. 20 Ainsi parlait Zarathoustra, IV, ch. 7.

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§ 1 . Modalités humaines de l’être Dieu

Pour un chrétien, Celui qui dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14:6) ou le « Père et moi sommes un » (Jn 10:30), entend marquer fortement sa condition et sa filiation divines, filiation de nature et guè-re d’adoption, condition innée et non acquise. Certes, il se dit la vérité parce qu’il révèle la volonté salvifique du Père, mais un simple homme le peut également pour peu que Dieu la lui communique ainsi que pour les choses cachées depuis la fondation du monde puisque Matthieu (13:35) met dans la bouche de Jésus ce que le psalmiste (LXX, 78:2) déclarait ac-complir lui-même. Non content de révéler la volonté divine, le Christ la réalise et dans son enseignement et par sa vie et cela dans la mesure même où il vient de Dieu, dans la mesure donc où il exprime la vérité comme il se reçoit lui-même du Père. Il n’est l’exégète du Père que parce qu’il est lui-même Dieu explicité, Dieu agissant en homme. Ce qui traduit la parole johannique : « Nul n’a jamais vu Dieu, un Dieu le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (Jn 1:18).

Mais ces formules éminentes rendent un autre son pour peu qu’on les croise ou mette en contraste avec la sentence upanishadique telle qu’in-terprétée par Çankara : « Je suis Brahman » (Aham brahmâsmi)21, lequel Brahman, le Réel, est défini comme vérité, savoir et infinité22, ou avec le coup d’éclat hallâjien : « Je suis Dieu » (Anâ al-Haqq)23, littéralement : la Vérité, Haqq étant l’un des noms d’Allâh24, celui qui marque son accessi-bilité et son rapport aux créatures, voire, comme chez Ibn ‘Arabî, sa mani-festation sous leur forme25. Serait-ce qu’on transgresserait la limite tracée par Kierkegaard clamant : « Nul, Christ excepté, n’est la vérité » ?26

21 Brihadâranyaka Upanishad, I, iv, 10. 22 “ Satyam jñanam anantam brahma ” (Taittirîya Upanishad, II, i, 1). 23 Dîwân, édité, traduit et annoté par Louis Massignon, Paris, Geuthner, 1955,

p. 75. Je propose une traduction personnelle des poèmes. Voir aussi Kitâb al-Tawâsîn, éd. Paul Nwyia, in Mélanges de l’Université Saint-Joseph, tome 47, 1972, p. 208 (Massignon, La Passion de Hallâj, Paris, Gallimard, 1975, III, p. 375).

24 “ Allâh huwâ al-haqq (est le vrai) ” (Coran 22:62). Il appartiendra aux mystiques de répandre ce nom.

25 Cf. Al-Futûhât al-Makkiyya, Le Caire, 1329h, IV, p. 184. 26 L’Ecole du Christianisme, tr. Tisseau, OC, 17 (Paris, Orante, 1982), p. 180.

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On s’empresse trop vite de marquer les différences  : ce sont des hommes qui parlent ici; c’est un Dieu incarné qui s’exprime là27. Empressement qui laisse à croire qu’un certain air de famille n’a pas man-qué de troubler les esprits en dépit de la diversité des sites. Pour la science des religions, cet air de famille peut recouvrir une réelle consanguinité. Même sang, mais non pour autant même cœur.

Simnânî a mis en contraste les deux tentations opposées que sont, à ses yeux, le dogme chrétien du devenir homme de Dieu et la sentence hallâjienne pour autant qu’elle implique un devenir Dieu de l’homme.

Il y a une symétrie des périls — explique Corbin —: d’un côté le soufî, en éprouvant le fanâ’ fi Allâh [l’extinction en Dieu] le confond avec une résorption actuelle et matérielle de la réalité humaine dans la divinité; d’un autre côté, le chrétien opère un fanâ’ de Dieu dans la réalité hu-maine. C’est pourquoi, de part et d’autre, Simnânî discerne la même menace imminente d’un dérèglement de la conscience.28

Mais avant de pousser plus loin, l’argument de la différence doit lui-même être nuancé. En rejetant de part et d’autre d’une ligne imagi-naire la parole christique et les énoncés simplement humains, on oblitère. Dans le cadre de leurs métaphysiques respectives, védântine et sémite, les deux formules d’identification ne mettent pas en équation le même hu-main et le même divin. Lorsque Çankara reprend à son compte « Je suis Brahman », il estime que le tréfonds de l’homme est par nature consubs-tantiel à l’Absolu29, Aham désignant alors l’âtman (le Soi)30 qui est « une vérité éternelle »31 parce que spécifiée comme pure conscience inséparée

27 Je laisse pour le moment de côté le fait que Je suis Brahman fait son apparition dans un texte révélé, sensé être produit éternellement par le Brahman lui-même (cf. BrBh II, iv, 10).

28 Henry Corbin, L’Homme de lumière dans le soufisme iranien, éd. Présence, 1971, p. 187–188.

29 Deux hymnes sont attribués à Çankara (Advaitanubhûtih et Atmashaktam) où il profère : Je suis Çiva, qui est à proprement parler le Brahman qualifié, mais qu’il prend pour une simple métaphore du Brahman non-qualifié.

30 Cf. Taittirîya Upanishad, I, x, 1.31 Commentaire de la Brihadâranyaka Upanishad (BrBh), IV, v, 15. C’est dans la

Chandogya Upanishad (VI, viii, 7) que se lit l’équivalence entre le Soi et la vérité (satyam).

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de lui32. La différence étant pure ignorance, s’estompe lorsque se lève le soleil de la connaissance (cf. BsBh III, ii, 26). C’est que le jîvâtman — l’âme vivante (ou incarnée) —, possède, à l’instar du Brahman qu’il est au fond, la nature de la conscience. Brahman est cit, le jîvâtman est cidâbhâsa. Ce n’est guère ce que, du fait de la créaturalité, pense Hallâj. Dans un cas, l’identité est innée, point de départ; dans l’autre, l’union est acquise, point d’arrivée. Là parle l’ontologie; ici l’amour. Ce n’est donc pas, ultimement, l’humain en tant que tel (lequel relève de l’ignorance cosmique) qui, selon le penseur hindou, est Brahman, alors que c’est bien l’humain, chez Hallâj, qui franchit la distance qui le sépare du divin (Al-Haqq comme substance créatrice de Dieu par opposition au khalq, le créaturel). Même là, il faut encore nuancer. La conscience d’être au fond Brahman ne se lève pas dans l’âtman qui n’en a nul besoin, mais dans l’intellect qui, lui, n’est pas Brahman, en sorte que l’humain participe en quelque manière de l’Absolu et qu’à ce titre le terme d’union ne paraît pas totalement incongru. En contrepartie, l’union de Hallâj avec Dieu se profile sur un horizon identitaire puisque Dieu possède une hominité (nâsût) qui s’épiphanise dans l’humanité et devient, suite à l’ascension mystique, le site du dialogue entre Dieu et le saint, site également du « Je suis la Vérité »33. D’où le poème souvent mal compris :

Gloire à Celui dont l’Hominité (nâsût) manifestaLe mystère de la grandeur de sa radieuse Divinité, Puis est paru en ses créatures dans la guise De qui mange et boit; Si bien que ses créatures ont pu Le voir Comme le clin d’œil va de la paupière à la paupière.34

On n’a certes pas manqué de reprocher à Hallâj de christianiser encore ici. Il semble donner prise à l’accusation par son vocabulaire emprunté à la christologie syriaque. Pourtant, l’éventuel christianisme n’est pas là

32 TaBh, II, i, 1. 33 Cf. Akhbâr al-Hallâj, éd. Massignon et Kraus, Paris, Vrin, 1957, p. 1134 Dîwân, p.  41. J’analyse également ce poème dans Hallâj et le Christ, Paris,

L’Harmattan, 2005, ch.  III, §  4 et Dieu en guise d’ homme dans le druzisme, Paris, Librairie de l’Orient, 2006, ch. II, § 10.

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où l’on croit35. C’est qu’il ne s’agit pas ici de Jésus dont l’hominité aurait manifesté la divinité. L’hominité primordiale procède, selon Hallâj, de l’assomption d’une forme par la parole divine antérieurement à toute la création36. Celui qui mange et qui boit, c’est Adam ou Jésus37 ou Mahomet ou Hallâj même. L’Incarnation dans le sens chrétien est ab-sente du propos. S’il y a un rapprochement, il est à faire avec la doctrine johannique du Logos en qui tout est préformé et qui donc s’épiphanise dans la nature, ou mieux avec la variation qu’en propose Charles Secrétan pour qui l’hominité de Jésus est divine en réciprocité de l’hominité de sa divinité (l’humanité étant l’expression de Dieu)38, ce qui l’amenait à dire que « Jésus-Christ ne diffère pas essentiellement et primitivement d’un autre homme; tout autre aurait pu devenir le Christ »39. Hallâj conjugue-rait le verbe à l’indicatif : tout autre peut devenir le Christ puisqu’il peut revêtir le nâsût divin et le porter à incandescence.

En première approximation, la parole christique se rattache au grand énoncé védântin. N’ai-je pas avancé qu’elle traduisait une condition et une filiation divines ? Et pourtant, là aussi il convient de préciser : est-ce uniquement à titre de Fils éternel que Jésus, selon la dogmatique, énonce qu’Il est la Vérité et qu’Il est un avec le Père ? Certes non, mais différem-ment  : Jésus est aussi un avec le Père en Lui obéissant jusqu’à la mort tout comme Il est la Vérité pour autant qu’Il s’en est nourri et qu’il lui est loisible de la donner eucharistiquement en partage. A quoi il convient d’ajouter l’expérience de communion avec la divinité de la conscience humaine de Jésus translucide à elle-même. Autrement dit, c’est dans ses deux natures et en tant qu’hypostase que le Christ, la Voie, la Vérité et la

35 Je laisse de côté la question de la christianité de Hallâj, non qu’elle soit superflue, mais j’en traite dans mon Hallâj et le Christ, ch. III.

36 Cf. Passion, III, p. 112. 37 Hallâj rapporte un propos du Fils de Marie où se lit une formule plus forte en-

core : « Dieu voulant contempler Son Essence sainte, créa Adam de sa propre Lumière et en fit comme un miroir dans lequel Il contempla Son Essence sainte. Je suis moi-même cette Lumière et Adam est ce miroir » (Cité in Massignon, Recueil, Paris, 1929, p. 228–229).

38 Philosophie de la liberté, 2° éd., II, L’Histoire, Paris-Neuchâtel, 1872, p. 324. 39 Ibid., p. 326.

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Vie, est un avec le Père, sans l’être de la même façon. Les modalités du « Je suis Dieu » de Jésus peuvent être déclinées de la façon suivante :

1. Identité ontologique de par la consubstantialité et de la connatu-ralité (impliquant l’identité de volonté) du Père et de la nature divine du Christ, qui destine le Verbe de Dieu à la relation filiale.

2. Union périchorétique de par la vie trinitaire des trois hypostases.3.  Union hypostatique du Verbe et de l’humanité impliquant la

transparence mutuelle et la vision béatifique : « Le Père est en moi et je suis dans le Père » (Jn 10:38).

4. Union d’amour de Jésus, moyennant l’union hypostatique, lui per-mettant, en l’amour filial, d’appeler Dieu Abba (Mc 14:36) et d’en être l’exégète (Jn 1:18), ou si l’on préfère : le révélateur auprès des hommes et l’exécuteur à leur profit du dessein salvifique de Dieu.

5. Union de volontés de par l’obéissance de Jésus en sa nature hu-maine (vérifiant la foi de Jésus et sa détermination à sauver l’humanité).

C’est dans la solidarité de ces cinq points que la proclamation d’être la Vérité échappe, selon Tillich, au risque de verser dans le démonique40. Il n’en reste pas moins que la sentence n’est signifiante, dans le cadre de l’Evangile de Jean, que prononcée par un homme. Ce n’est pas un ange sorti des nuées, ni même Dieu tonnant dans l’azur qui communique une information Le concernant. Pour être encore plus précis : ce n’est pas non plus le Fils éternel en tant que tel qui cherche à expliciter son rapport avec le Père41. La parole n’a de sens que proférée par quelqu’un qui passe pour un simple homme et qui entend dire qu’il est, outre cela, bien davantage en sorte qu’il détient les mystères et les clefs, ceux de la création et de l’his-toire, celles de la victoire et du salut. S’il y a une gradation phénoménolo-gique (plutôt que théologique) entre les cinq points, le quatrième obtient l’antécédence. En disant qu’il est la Vérité, ce n’est pas l’équivalence du Logos divin et de la Vérité que le Christ considère, mais ceci que lui, Jésus de Nazareth, est le Logos et par conséquent la Voie et la Vérité et la Vie qui permettent d’accéder au Père et à la Vie, autrement dit, pour ceux qui

40 Sur ce point, voir Dogmatik, § 9.41 C’est Origène qui rapporte Je suis la vérité au Logos éternel plutôt qu’au Logos

incarné. Cette attribution joue un rôle important dans la polémique anti-arienne. Pour l’Aquinate, la vérité se dit de l’essence divine, tout en étant attribuée en propre à la per-sonne du Fils (Questions disputées sur la Vérité, q. I, a. 7, Rép.)

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l’interrogent, le médiateur par excellence. En correspondance de quoi, du côté des autres, ce qui doit faire l’objet d’une profession de foi c’est la re-connaissance que cet homme est le Sauveur et que sa parole humaine est la parole de Dieu. On voit que la question qu’est-ce que pour un homme être la vérité ? garde une pertinence même dans une christologie descendante, laquelle insiste fortement sur l’Incarnation du Fils éternel. Pourtant, bien que l’Evangile johannique n’applique pas au Père, ni même au Fils en soi, l’attribut de vérité42, il ne fait pas de doute que le Christ est la vérité de par l’autocommunication du Père. D’audible qu’elle était, voici la révéla-tion devenue également visible et palpable, quoique ironiquement pour une part, et cela non par complaisance dans la dissimulation, mais pour les modalités mêmes d’une communication de soi à l’humanité43. Etre la vérité enveloppe nécessairement un dire la vérité44.

Que recouvre ici la catégorie de vérité ? Une mise en évidence du réel (quand bien même parfois sous le contraire), l’être qui se détache des di-verses opinions, le multilatéral contredistingué des points de vue opposés. La phénoménalisation présuppose un effort, voire une lutte qui donnent raison à l’étymologie heideggérienne d’Alèthéia comme expression pri-vative (non-Léthé)45. Il a toutefois manqué à Heidegger de comparer le voilement actif à la grecque (qui est occasionnellement opinion) au voile-ment actif selon l’Evangile de Jean. Au retrait fait pendant le mensonge46,

42 Contrairement à ce que pense Bultmann qui voit dans la Vérité johannique la ré-alité (Wirklichkeit) de Dieu (Die Johannes-Briefe, Göttingen, Vandenboeck & Ruprecht, 1967, p. 25) et dans Je suis la Vérité la proclamation de la réalité de Dieu se manifestant en Jésus (Theologie des Neuen Testaments, Tübingen, Mohr, 1968, p. 371; Das Evangelium des Johannes, Göttingen, Vandenboeck & Ruprecht, 1964, p. 468).

43 Sur les questions relatives à ce point précis, cf. J. Hatem, Dieu en guise d’ homme dans le druzisme, Paris, Librairie de l’Orient, 2006.

44 « Etant la Vérité, notre Seigneur ne mentait pas », clamait Irénée de Lyon (Contre les Hérésies, III, 5, 2).

45 Sur le lien entre lutte et vérité, cf. Heidegger, Parmenides (Gesamtausgabe 54), Frankfurt am Main, Klostermann, 1982, p. 25–26.

46 Il n’est pas vrai, en outre, que pour Schelling l’essence de la vérité ne soit jamais aléthéia, mais certitudo (Parmenides, p. 27). Heidegger semble avoir moins fréquenté les Conférences de Stuttgart dans lesquelles l’erreur n’est pas définie comme une privation de vérité, mais comme de l’esprit perverti (SW VII, p. 468), en sorte que la vérité se doit de redresser l’être et d’affronter un mal pour s’imposer. Schelling aurait pu consigner l’idée de Heidegger qui veut que la vérité ne peut être comprise adéquatement que dans la non-vérité, son anti-thèse

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voilement qui est plus qu’une dissimulation, mais proprement perversion, présentation du vrai comme faux et inversement, du réel comme irréel et inversement47. Or eu égard à l’équivalence entre vérité et vie, le choix du mensonge s’avère choix de la mort, comme le souligne Bultmann48. Et eu égard à l’équivalence entre vérité et lumière, le choix des ténèbres (qui séduisent par cela qu’elles réussissent à briller comme fausse lumière) aboutit à corrompre l’être de l’homme49.

Ceci appliqué à la sentence de Jean fournit l’indication que non seu-lement le Christ est le réel qui doit triompher, dans l’esprit des créa-tures, de toutes les erreurs le concernant, des surimpositions dirait-on avec Çankara, mais aussi qu’il doit vaincre l’ignorance ou le scepticisme induits par l’Incarnation. C’est pourquoi la vérité apporte avec elle le ju-gement (cf. Jn 3:19). Tillich admet qu’Aléthéia signifie, dans le quatrième l’Evangile, la manifestation du caché, mais pour ajouter qu’elle-même est cachée et doit être découverte en sorte qu’elle tient de l’événementiel, d’une vie personnelle, ce qui n’était pas le cas pour le concept grec50. Karl Barth souligne de même le caractère dynamique de la vérité qu’est le Christ, se révélant au dehors, et qui le rend indistinguable de ses ac-tions51. C’est sans doute cette identification de l’essence de la manifesta-tion à une personne unique qui faisait dire à Heidegger au sujet de Je suis la voie, la vérité et la vie que seul le son en est grec52, signifiant par là une incompatibilité de contenu (et de sensibilité) avec la grande tradition qui va d’Homère à Aristote.

(ou plutôt contre-essence, Gegenwesen) (Parmenides, p. 29). A moins qu’elle relève, en réalité, d’une proposition de base de Schelling lui-même que Heidegger a lue dans les Recherches sur la liberté humaine, suivant laquelle chaque chose se révèle dans son contraire (SW VII, p. 373; cf. Heidegger, Schellings Abhandlung über das Wesen der menschlichen Freiheit (1809), Tübingen, Niemeyer, p. 143). Il reste à comparer ce que Heidegger dit de la distorsion (dans Vom Wesen der Wahrheit, § 18) avec la perversion au sens de Schelling.

47 On se souvient de la définition de Xénophon : dire la vérité, c’est donner ce qui est pour vrai et ce qui ne l’est pas pour faux (Anabase, IV, IV, 15).

48 Theologie des Neuen Testaments, p. 371–372.49 Il est à noter que l’être de l’homme a pour comment (Wie) la lumière et la vérité

(Bultmann, Die Johannes-Briefe, p. 25).50 The Shaking of the Foundations, XIV. 51 Dogmatique, III, ii, 1, tr. F. Ryser, Genève, Labor et Fides, 1961, p. 62. 52 Parmenides, p. 68. L’auteur avait soutenu (p. 63) que les idées chrétiennes, entre

autres, échouent misérablement à saisir l’essence inaugurale de la Grèce ancienne.

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Le tableau des cinq points me permet de situer la position complexe du Christ entre Çankara et Hallâj. La première forme, d’identité, se rap-proche le plus de Je suis Brahman, et les deux dernières formes, de l’ex-périence de Hallâj. Reste à se demander, si de part et d’autre, ce n’est pas l’union hypostatique qui est visée par l’homme qui, éprouvant le besoin de se consubstantier à l’être absolu, se met en frais pour atteindre Dieu; mais visée à vide puisque seul le Christ la remplit.

Pour s’en tenir encore un moment à la théologie, force est de consta-ter que l’air de famille que l’on constatait entre les diverses sentences s’est largement dissipé, ou mieux, qu’il s’est dispersé au point d’échapper dès lors à une saisie unitive. Et c’est justice, car la théologie renvoie chaque formulation à son cadre dogmatique. Que dirait ici la phénoménologie des religions ? Ne lui appartient-il pas en priorité de considérer les spécificités historiques afin de prévenir un amalgame indu ? Et alors, elle devra mieux encore accuser les divergences et mesurer des sentences comparables à des aunes différentes. Néanmoins, cette même science s’attache à mettre en évi-dence un dénominateur commun sous-jacent à des expressions différentes, voire opposées. C’est ici que l’air de famille est susceptible de recouvrir une consanguinité. En ce même lieu, les explications risquent de laisser fuir en-tre leurs mailles l’expérience délicate qu’il s’agit d’isoler. Il convient, en cette matière, de prévenir tout rabattement d’un sens sur un autre. Tout comme on a cru pouvoir comprendre la sentence de Hallâj dans un sens christique, les formulations johanniques ont perdu leur pointe acérée par leur compa-raison à l’intempérance de Hallâj préalablement vidée de sa substance et de son nerf pour se voir réduite à l’expression métaphorique (majâz). C’est ce à quoi s’emploie l’auteur de la Réfutation excellente de la divinité de Jésus-Christ d’après les Évangiles, attribuée à Ghazâlî53.

53 Paris, Ernest Leroux, 1939. Allâh autorise Jésus à user de la métaphore et donc lui permet de formuler la sentence de type johannique : « Moi et le Père sommes Un » (p. 25). La sentence de Hallâj peut donc être également prise dans une autre acception que la littérale (p.  38). Voir aussi de Ghazâli, Al-Maqsad al-asnâ, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1982, p. 162, 166.

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§ 2 . Dialectique de la sentence d’identification

En première approximation, la question de savoir ce qu’est pour un homme être la vérité paraît totalement dépourvue de pertinence puisque l’homme ne saurait, par définition, être la vérité. Le sage Abdallah disait :

La jalousie d’Al-Haqq est telle qu’il ne permet à personne de l’atteindre sans toutefois l’en décourager, plongeant la créature dans la perplexité et le doute. Se croit-elle près de Lui ? Elle l’en détourne. S’en croit-il éloigné ? Elle lui donne de l’espoir. On ne peut Le fuir et pourtant Il est inaccessible et indispensable.54

Si on ne peut l’atteindre, on peut encore moins la devenir, à moins de l’être déjà. Alors oui, on ne peut l’atteindre, mais pour une autre raison. Et pourtant, même en dehors de la dogmatique, la question se laisse po-ser, car la mystique, dans ses hauts faits, est fondée sur l’expérience de cet être-la-vérité.

Par Homme parfait j’entends l’individu qui, ayant stabilisé en lui l’épreuve de l’Inconditionné, compose avec cette dernière la vie authen-tique. Il ne conjure pas la transcendance en l’inscrivant dans les limites d’un contour. Il donne en lui figure, visible à tous et à personne, à l’incir-conscriptible. Expression singulière de la plurivocité de l’Inconditionné, il est la vérité dans la mesure où il est d’abord une voie de Dieu vers l’homme, et ensuite, éventuellement, une voie de l’homme vers Dieu.

Cette notion recoupe, sans les recouvrir totalement, les catégories de saint, de délivré vivant, d’être illuminé, etc. Dès lors que l’Homme par-fait énonce la sentence d’identification, il pose son auto-transcendance comme remplie dans le cadre d’une personnalité intégralement dévelop-pée. C’est bien lui, l’homme en tant que liberté finie, qui vit désormais au rythme de l’Inconditionné, car c’est seulement dans un homme que se noue quelque chose comme un auto-dépassement qui joint les deux cen-tres. Mais quel sens cela a-t-il de parler du rythme de l’Inconditionné ? Ce serait seulement pour autant que l’Inconditionné est déterminé comme Dieu qu’il acquerrait une vie. Rythme, certes, dit un peu moins que vie. Reste que l’Inconditionné est ici arraché à sa pure dimensionalité d’ho-

54 Najîb Mahfouz, Layâlî alf layla, Le Caire, 1982, p. 293.

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rizon de visée pour se donner dans la guise d’un être. Guère l’être brut : pour être sat, Brahman n’en est pas moins cit (conscience55) et ananda (béatitude). L’Homme parfait ne se contente donc pas de rejoindre le fond de l’existence, il se veut rayonnement solaire et dépassement du tragique de la distance et de la dualité. La rythmicité de l’Inconditionné conjoint une appropriation progressive et l’euphorie d’une synergie, cet accord qui faisait dire à Jésus qu’il n’agissait guère sinon par imitation du Père (Jn 5:19). Dès lors que l’Inconditionné est vie d’un vivant en la personne d’un Dieu personnel, la rythmicité se fait complicité, recueille-ment de deux dans un même pli, ou compréhension, lesquelles se décli-nent comme étreinte d’amour ou inter-immanence : « Le Père est en moi et je suis dans le Père »56.

L’exercice inhabituel de porter sur Jésus un regard hallâjien vise à dé-placer le centre de gravité de la catégorie théologique de Verbe incarné à l’existential naturel d’Homme parfait57. C’est en tant qu’uni à Dieu en une communion si intime qu’il l’appelle Père, que Jésus peut prétendre au titre d’exégète divin. Autrement dit, la sentence publique « le Père et moi som-mes un » qui a failli valoir à Jésus une lapidation parce qu’elle l’identifiait à Dieu (Jn 11:31, 33) se laisse traduire par la sentence privée : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ». Je suis la Voie établit le rayonnement de l’exem-plarité, car Jésus fait tout converger vers l’Inconditionné. Je suis la Vérité formule la manifestation car c’est l’être même de l’homme qui se présente comme ouverture de l’Inconditionné. Je suis la Vie dit la nouvelle modalité existentielle de celui qui a suspendu son esprit à l’Inconditionné.

« Me vois-Tu Tu Le vois », disait Hallâj relayé par Rûzbehân58, com-me lavés ensemble à la source divine. Et Jésus : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14:9).

55 Ou Pure intelligence (caitanya) suivant la Brihadâranyka Upanishad (IV, v, 13) 56 Il est à noter que la formule de l’inter-immanence est également un bien de

l’amour profane, particulièrement au XVI° siècle (cf. J. Hatem, La Poésie de l’extase amoureuse . Shakespeare et Louise Labé, Paris, Orizons, 2007).

57 Ce regard ne préjuge pas d’un autre, thérésien, qui s’appuyerait sur une autre sentence : « Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jn 10:38). On sait que Renan ne se contentait pas de voir en Jésus un sage. Il use à son propos du terme de mystique (Vie de Jésus, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 98).

58 Le Dévoilement des secrets, tr. P. Ballanfat, Paris, Seuil, 1996, p. 288. Il est remar-

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L’union des deux centres (le conditionné et l’Inconditionné) devient le rythme primordial de l’Homme parfait et le vecteur de la sentence d’identification. Dans le tableau des modalités de l’être Dieu, on trouve tantôt union, tantôt identité. Laquelle se trouve désormais privilégiée ? Aucune, puisque la pensée se situe ici à la racine de la profération des deux. C’est pourquoi je dis sentence d’identification, non d’identité ou d’union; identification impliquant un mouvement, non pas l’être-un (identité ou union), mais son énoncé comme vecteur.

En cette origine, l’essentiel réside dans la signification que prend la copule dans la proposition catégorique qu’elle soit articulée ou implici-te59 (ou éludée comme dans la strophe de Jean de la Croix qui débute par « Mon Aimé les montagnes »60). La copule pose l’identité objective d’un substrat particulier, cela dont on parle (hypokeimenon) et d’un attribut universel, cela qui est dit (katègorouménon) en même temps qu’elle expose la différence. Qu’en est-il lorsque le prédicat est lui aussi un particulier ? Que signifie : je suis l’Autre ? Est-ce sur l’échelle des rapports d’altérité, le simple échelon supérieur à un : je suis avec l’Autre ? ou à un Je suis à l’Autre ? ou même un Je suis par l’Autre ?61, voire même à un Je suis en l’Autre. A moins que ce ne soit intempérance de langage sans référent qui en réponde dans le réel ou simple confusion, due à l’ivresse mystique, en-tre deux termes incommensurables62. Ce n’était pas l’opinion de Çankara lequel insistait sur l’idée que l’unité de l’âtman et du Brahman ne saurait passer pour une équivalence63. Pourtant lorsque Majnoun s’écrie qu’il est Laylâ et que Catherine Earnshaw, lui emboîtant le pas, déclare être

quable que la parole attribuée au Prophète Muhammad, « Qui me voit voit Dieu » (cf. Rûzbehân, Charh-e chathiyât, Téhéran, 1966, p. 106), soit étendue aux saints.

59 Selon le génie des langues. C’est le cas en arabe, encore que Suhrawardî note qu’un pronom peut remplir l’office d’une copule (Kitâb Hikmat al-ishrâq, § 18, in Opera metaphysica et mystica, II, éd. H. Corbin, Téhéran-Paris, 1952).

60 Cantique spirituel, XIII. 61 « Mon âme existerait-elle sans toi ? » demande Julie à Saint-Preux (Rousseau, La

Nouvelle Héloïse, VI, XII). 62 Conception de Ghazâlî dans Mishkât al-anwâr, Le Caire, Al-Dâr al-qawmiyyat,

1964, p. 57.63 Brahma sûtra bhashya I, i, 4; Brihadâranyaka Upanishad, I, iv, 10. Là contre

Madhva soutiendra, en son Anû-Vyâkhyana, une simple similarité.

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Heathcliff64, nul ne songe qu’une identité préalable à leurs amours leur serait soudain révélée65. C’est bien l’amour qui, désir de jonction, unifie, en dépit de la différence, et le plus souvent, de l’absence. Il le peut soit dans le réel (inter-possession ou, si l’on préfère, mariage), soit dans le fan-tasme (comme c’est le cas ici), mais un fantasme qui se redouble dans le réel, non pas le réel de l’extériorité, mais bien celui de l’intime du cœur : l’un est l’autre en dépit de la séparation, en dépit même de la mort (cette séparation qui ne connaît pas de recours66) car l’un s’identifie à l’autre en soi (son image ou sa morsure) et s’identifie en l’autre. L’un est donc l’autre par l’amour de passion comme son réceptacle hanté, l’homme charnel pouvant être déchiré. On peut remercier le mystique Ibn Ghânim de la précision qu’il apporte dans un vers :

Je suis Dieu en ma passion (Anâ l-Haqq fî ‘ishqî).67

Je est un autre, créé ou incréé, et se reçoit en son affect par la grâce de l’ac-cueil fait au fini ou à l’infini. Dans ces conditions, « Je suis qui j’aime » est susceptible de multiples flexions. « Je t’aime, tu es le cœur de mon cœur, tue-moi, je ne vis plus qu’en toi  »68 en est une, avec valeur transitive. Pour être plus précis, seul dira je suis moi celui qui s’aime, et seul dira je suis autrui qui aime autrui, car on est ce qu’on aime. Sainte Catherine de Gênes suggère ce théorème lorsqu’elle avoue : « Le vrai amour ne peut supporter de ressembler aux autres créatures, mais avec un grand élan d’amour, il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre. »69

64 « Mon amour pour Heathcliff ressemble à l’éternel rocher qui est en dessous : une source de peu de joie visible, mais nécessaire. Nelly, Je suis Heathcliff! » (Emily Brontë, Wuthering Heights, ch. IX).

65 Encore que la mythologie amoureuse de l’androgynéité originelle puisse vouloir s’en mêler.

66 « Je suis Jacob et Rachel. Je suis elle qui si difficilement se sépara de moi pour aller au pays où elle était appelée » (Thomas Mann, Joseph et ses frères, IV, Joseph le nourricier, tr. L. Servicen, Paris, Gallimard, 1980, p. 463).

67 Dîwân, Damas, IFEAD, 2001, p. 76.68 Marthe à Pascual dans La Servante . Une histoire sans fin (Ouverture, I) d’Olivier Py. 69 Vie, ch. XIV.

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En bref, l’union transformante admet l’expression de la sentence d’identification sans que le mystique puisse être soupçonné de se prendre pour le Créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible. En tout cas, rien n’est plus éloigné de cette hybris que Madame Guyon qui trace pourtant ces mots :

La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouis-sance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui man-que et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en Lui, qui fait tellement une même chose avec Lui qu’elle ne peut Le distinguer, ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu, puisqu’Il est sa vie et son mouvement; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être, ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressort.70

L’âme est Dieu par l’union des volontés et la purification extrême qui l’a dé-sappropriée. Ce qu’elle découvre alors, c’est que Dieu est elle puisqu’elle ne peut plus justifier qu’elle subsiste en soi. Tout rêve d’autarcie de la créature est aboli, si bien qu’elle sent que signifie avoir en Dieu « la vie, le mouve-ment et l’être » (Actes 17:28). Quant à l’automatisation, le cas de Madame Guyon montre qu’elle reflète la spontanéité totale de l’existence déifiée. Ghazâlî est donc tout à fait fondé à interpréter le Je suis Dieu de Hallâj et le Tu es Dieu des chrétiens au sens d’une comparaison et non d’une véritable identification : Je suis comme (pour ainsi dire) Dieu71.

Tout en accordant que la métaphore aquatique est dominante dans la mystique d’union de Madame Guyon, une autre ne laisse pas d’apporter une précieuse élucidation. Considérant le verset du Cantique des canti-ques (6:9) qui tient l’Epouse pour belle comme la lune et pure et brillante comme le soleil, Madame Guyon explique la première comparaison de la manière suivante : « Elle est belle comme la lune parce qu’elle tire toute sa

70 De la vie intérieure, Paris, Phénix-édition, 2000, p. 385–386. 71 Al-Maqsad al-asnâ, p. 166.

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beauté de son soleil » Et pour quoi le soleil est-il le sien ? Tout simplement parce qu’elle lui est unie, si bien que la deuxième comparaison trouve son explication : « Elle est pure et brillante, comme le soleil, à cause qu’elle est unie à Jésus-Christ, pour être participante de sa gloire et pour être perdue avec lui en Dieu ». Or la métaphore spéculaire, bien mieux que l’aquati-que, garantit le maintien de la différence au sein de l’union.

L’occasion se présente d’expliquer par la même occasion la parole qui identifie l’âme à Dieu. Suhrawardî qui s’est élevé à maintes reprises contre toute idée de mélange de Dieu et de l’homme, cherche à donner sens à l’outrance de Hallâj proclamant : Je suis Dieu, en recourant au sentiment d’être solaire qui saisirait la lune gorgée de lumière :

Lorsque l’opposition des deux astres est proche, les rayons du Soleil se réfléchissent sur son être. Voici que son être tout entier resplendit des lumières du Soleil, après avoir été enténébré. […] Alors la Lune se contemple soi-même. Il n’y a plus rien en elle qui soit vide des lumières du Soleil. Alors elle s’écrie : « Je suis le Soleil ».72

Il y a donc du vrai dans l’hyperbolation hallâjienne (ce pour quoi il faut l’excuser73), mais également du faux. En termes de théologie mystique, on dira qu’il est avéré que la créature se trouve déifiée de par son union, sans que pour autant elle soit devenue Dieu effectivement ni puisse le devenir. Le Je suis Dieu, lequel vaut comme indice de l’union, marque l’il-lusion s’il ne se conçoit pas selon la métaphore spéculaire. Ainsi compris, Je suis Dieu, signifie également Je ne suis pas Dieu . Il est bien entendu, spécifie Suhrawardî, que la surface de l’astre nocturne est susceptible, tel un miroir, de réfléchir la lumière74. Toutefois les choses ne sont pas aussi simples. Tout de même que chez Madame Guyon, l’union s’appuie sur la conspiritualité du Créateur et de la créature, l’humain, chez Suhrawardî se laisse difficilement réduire à quelque masse nocturne, car déjà lumi-nescent. Raison pour laquelle, l’illusion de se prendre pour le Soleil doit être élevée d’un cran.

72 L’Archange empourpré, tr. H. Corbin, Paris, Fayard, 1976, p. 352. 73 Ibid., p. 431.74 Ibid., p. 373. .

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Voici ce qu’il en est dans les termes de la métaphysique suhrawar-dienne :

Lorsque les Lumières régentes [autrement dit  : les âmes] se séparent [de leur corps], voici qu’à cause de l’intensification de leur approche des Lumières archangéliques supérieures et de la Lumière des Lumières, ainsi que de l’ampleur de leur attache d’amour avec elles, elles s’imagi-nent qu’elles sont ces Lumières archangéliques. Si bien que ces Lumières archangéliques deviennent des formes épiphaniques pour les lumières régentes, de même que ces corps étaient leur lieu d’apparition.75

La situation n’est pas celle de l’absence de lumière qui se croit lumière, c’est une lumière d’un statut inférieur qui s’imagine être une lumière de premier rang, le soleil étant lui-même la production expressive de l’ar-change Shahrîvar.

Que si l’âme suhrwardienne ne se laisse pas comparer très exactement à la lune qui est un corps noir76, s’ensuit-il qu’elle se reçoit d’elle-même au point de faire fi de la lumière de suprême magnitude ? Suhrawardî répond par la négative. Voici en effet que l’âme préfère se comparer à une luciole, insecte phosphorique. Comme elle ne circule pas de jour, elle se justifie : « Je possède moi-même la lumière de par ma propre âme. Pourquoi fau-drait-il que j’aille en me soumettant à la bonne grâce du soleil, et que je contemple le monde par l’éclat de sa lumière ? » Et Suhrawardî de la juger sévèrement  : « La pauvre créature manque d’envergure d’esprit. Elle ne sait pas que cette lumière de son âme provient elle-même du Soleil  »77. Comment concilier les deux métaphores ? Notons d’abord que l’expression lumière de son âme n’est pas très fidèle à l’anthropologie de Suhrawardî. Mieux vaudrait : la lumière qu’est son âme dérive du Soleil. C’est cette prove-nance qui alors explique tout. Est essentielle à la métaphore de la lune l’idée de dépendance ontologique, non celle de fausseté ou de réflexivité. Le tort de la luciole n’est pas qu’elle croit posséder une lumière alors qu’elle n’est qu’empruntée, c’est de penser qu’elle la sécrète. La lumière n’est pas pour autant prêtée puisqu’elle est constitutive de son être.

75 Le Livre de la Sagesse orientale, § 242, tr. H. Corbin.76 L’Archange empourpré, p. 430.77 Ibid., p. 396, 430.

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Inspiré par Suhrawardî, Mulla Sadra compare le soleil au Créateur et la lune à la créature78. Si Dieu est par et en lui-même lumière, le hadîth qudsî du trésor caché (suivant lequel Allâh aurait dit avoir été un trésor caché qui créa le monde parce qu’il avait voulu être connu) doit être réin-terprété en fonction de la créature. L’éclat radiolaire de l’Un est tel que les perceptions et intellects s’en trouvent voilés79.

Si la lumière du soleil lui est intrinsèque, celle de la lune lui est ad-venante. Le premier déverse sa lumière sur l’autre qui disparaît lorsque règnent la Lumière plus puissante et la Majesté plus éclatante. La lune n’apparaît que lorsque le soleil s’estompe des sens. Elle grandit en lumi-nosité à proportion de son éloignement du soleil. Inversement, plus elle s’en rapproche, plus elle s’affaiblit et ce jusqu’à l’épuisement total, de sorte qu’elle est comparable au mystique qui, parvenu à son but, s’éteint (al-fânî) de par la proximité et du voilé (mahjûb) qui se maintient, avec son âme, à la faveur de l’altérité et de l’éloignement. Dans ce réseau mé-taphorique, la nuit est synonyme d’égoïté et de néant (du possible et de l’événement), tandis que le jour signifie l’existence que répand sur l’âme le soleil de vérité. Le voilé, chassé du seuil de Dieu, s’imagine que son ipséité (huwiyyat) a une existence autonome dont le sentiment de soi précède l’existence de Dieu.

La cosmologie mystique de Mulla Sadra veut que toutes choses soient éprises de Dieu, leur origine et fin. Il en va donc de même de l’astre nocturne qui accélère son mouvement vers son aimé, parcourant toute la distance qui sépare l’éloignement de la proximité, jusqu’à atteindre la jonction où il s’éteint (fanâ ‘an dhâtihî) pour s’illuminer de la lumière de son aimé. Revenu à lui-même, à la sobriété et à la multiplicité, il assume le poste de lieu-tenant (khilâfat) et de messager au dessein de guider ceux qui cheminent et d’enseigner les ignorants.

Comme les rayons solaires se concentrent sur lui et éclairent sa subs-tance, il dira : « Qui me voit a vu le soleil ». Il se regarde et ne voyant rien qui soit vide des lumières et des présents du soleil, il dit au comble de l’ivresse : « Je suis le soleil » (anâ l-shams).

78 Mais aussi, respectivement, à l’Intellect et à l’âme (Tafsîr al-Qur’ ân al-karîm, Beyrouth, Dâr al-Ta’âruf, 1998-1999, VI, p. 114).

79 Tafsîr al-Qur’ ân al-karîm, VIII, p. 179; cf. p. 202.

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Mullâ Sadrâ identifie alors Bistâmi et Hallâj, ces personnes «  ivres du breuvage de l’amour et de l’unification  », comme les lunes du ciel de l’esseulement et les miroirs du soleil de la vérité et de la glorifica-tion. Lorsque leur cœur et leur visage furent éclairés par la lumière du Seigneur, ils divulguèrent le secret enfoui soit en raison de l’ivresse et de l’extase, soit par confusion entre le miroir et le miré, thèse qui exclut l’inhabitation et l’union (ittihâd) au profit de la théophanie80.

Mais il est une passion d’amour qui, dans l’ordre de l’éthique, se charge d’autrui et qui, bien que ne cherchant pas la fusion, pourrait à son tour dire l’un est l’autre si l’on a été sensible à la fonction fondatrice de la copule : l’un répond de soi vis-à-vis de l’autre, autrement dit, dans la relation affective celui qui se consacre à autrui s’en charge. « Le monde n’est plus, il faut que je te porte », disait Paul Celan. Ce l’un est l’autre peut même se proposer comme une variation sur la formule rimbaldien-ne détournée de son sens premier de simple altérité de l’être qui entend dissocier le locuteur et la réalité (je ne suis pas celui que tu crois car je ne suis pas cela qui te parle, corps ou cri) ou d’individualité qui se prend pour un autre81 et où se jouent « altération, aliénation, trahison de soi, étrangeté à soi et asservissement à cet étranger »82, mais selon son sens « le plus éminent », comme le cerne Lévinas, où « l’on s’accuse du mal et de la douleur de l’autre ».83 « Je est un autre » désigne l’otage, le déjà substitué aux autres84. Comme un écho de l’admirable échange qu’opère la grâce au terme duquel le Christ est pécheur et le pécheur justifié85.

Le Je suis Brahman çankarien comporte son versant négatif au sens où l’affirmation implique une série de négations : Je ne suis pas corps, mental ou intellect. Il s’en faut pourtant que la copule, compte tenu de la nature de Brahman, opère pour lui de même façon. En effet, Je suis Brahman peut

80 Tafsîr al-Qur’ ân al-karîm, VI, p. 119-121.81 Cf. E. Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 7. 82 E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972,

p. 91, 83 Ibid. 84 Cf. E. Lévinas, Autrement qu’ être ou au delà de l’essence, La Haye, Nijhoff,

1974, p. 151. 85 Cf. M. Luther, La Liberté du chrétien, § 12.

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se transcrire par Je suis86 . Inversion du sujet et du prédicat : partir du Je suis existant pour établir que l’être me fonde. L’être est la basse continue (cf. BGBh II, 16). Le Brahman n’est pas l’objet d’une transitivité. Par cela qu’il est à la fois l’étant unique et l’être, celui qui est un Je suis est néces-sairement Brahman. Ceci revient à dire que le sujet de la proposition Je suis l’intellect n’est pas exactement le même que le sujet de la proposition Je suis Brahman . Ici, c’est le Soi, là l’ego (issu de l’identification fallacieuse du Soi au non-Soi, et donc individualisé). Mais comme c’est le Soi qui assure à l’ego sa fondation ontologique, la suspension de la transitivité est de nature à assurer la conscience de l’être pur. Pour le dire autrement, il y a un Je suis implicite dans Je suis l’intellect qui, par sa seule présence éternelle (nitya), auto-luminescente (svayamprakaça) et transparente à elle-même sans réflexivité, conditionne tout acte de connaissance à titre de support. C’est d’ailleurs en raison de leur proximité immédiate que l’intellect en qui se réfléchit la lumière du Soi (grâce à quoi il intellige) est pris pour lui (BrBh IV, iii, 7). Le Soi ne peut être perçu dans la mesure où la percep-tion s’attache aux objets. Il ne peut être connu par autre chose que lui car c’est de lui que procède toute connaissance. Il peut seulement être conçu comme ce qui est impliqué dans l’activité de la perception.

Il ne suffit pas de reconnaître que le Soi est le Soi de toutes choses (et qu’il est la cause du monde et de ses modifications87). Encore faut-il admettre que c’est ce même Soi qui, « lumière des lumières »88, permet de connaître toutes choses (BsBh I, iv, 23) en sorte qu’il pourrait énoncer : Je suis la vérité. Ce qui est donc dit de Çankara, qu’il est « soleil lumineux de la connaissance »89, devrait valoir pour tout homme ayant réalisé le Soi, voire pour chacun, selon son tréfonds.

Çankara faisait demander, dans le court dialogue Vâkyavritti, le sens des mots Je suis Brahman . Le disciple obtint la réponse de la parfaite réciprocité entre le Soi individuel et le Soi absolu (§ 39), comme si Je suis Brahman

86 De même, l’autre grand énoncé védantin : Tattvamasi (Tu es Cela), à savoir le Brahman, (répété avec insistance dans la Chândogya Upanishad VI, viii, 7), peut se spécifier en Sadasi (Tu es l’être).

87 Cf. Iça Upanishad Bhashya, IV. 88 BsBh I, i, 24. La formule signifie que c’est par sa lumière que brille tout l’univers

(Mundaka Upanishad, II, ii, 9-10). 89 Madhava-Vidyaranya, Çankara-dig-vijaha, XVI.

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était équivalent à Brahman est moi. Et de fait cette réciprocité se lit dans le commentaire çankarien des Brahma sûtra : « Je suis Toi et Tu es moi »90. Obnubilé par l’identité, Çankara n’accorde pas une attention soutenue au sens de la copule dans le jugement prédicatif91, confondant ainsi l’identité dialectique avec la pareilleté. Or la logique distingue sujet et prédicat à titre d’antécédent et de conséquent, d’enveloppé et de déployé. Autrement dit le principe d’identité tire sa validité du principe de fondement lequel, assurant une assise, est principe de manifestation. Le principe d’identité semble se contenter de marquer l’accord de la pensée avec elle-même. Mais toute pensée est mouvement (ou transfert dynamique) et mise en rapport, si bien que même la proposition tautologique se décline en sujet (support) et prédicat (qualité) et annonce quelque chose de positif au sujet de l’être (ou de la pensée elle-même), et guère simplement ce négatif qui consiste à dire par A=A que A diffère de B à l’exemple d’Osée 11:9 : Dieu est Dieu, et non homme. En réalité A=A s’avère déjà A=B (l’essence est forme, le jugement processus)92. La copule concentre la pensée sur un point. D’être telle n’exclut donc pas, pour la chose visée, d’être autre chose par ailleurs. Ainsi, d’être la Vérité ne signifie pas a priori qu’on ne soit que la Vérité. On peut être à cet égard également homme ou Dieu sans préjudice pour des prédications présupposées (moi, homme, je suis la Vérité) ou nouvelles.

Dire avec Leibniz que l’homme est âme et corps ou que le Christ est Dieu et homme93 exclut toute pareilleté entre le sujet et les deux prédicats. Dieu peut être à la fois Père, Fils et Esprit dès lors qu’on ne confond pas la copule avec la pure identité. Il est d’ailleurs remarquable que Schelling, à qui l’on doit d’avoir ranimé la notion d’identité dialectique en vue d’un examen à nouveaux frais du panthéisme, propose un exemple qu’on aura pu lire chez des adversaires avisés de Çankara : « La proposition : “ce corps est bleu”, ne signifie pas que le corps en cela en quoi et par quoi il est

90 « Tvam vâ aham asmi, aham vai tvam asi ».(BsBh, IV, i, 3).91 Par cela qu’il relie sujet et prédicat, le jugement présuppose les concepts (lesquels

renferment les caractéristiques de la chose).92 Après avoir mis en évidence le caractère dialectique de la prédication du type A est

B, Santayana souligne que la copule peut prendre l’acception d’une provenance (A est B signifiant A vient de B) (Obiter Scripta, New York-London, Scribner, 1936, p. 200, 210).

93 Responsio ad objectiones Wissowatii contra Trinitatem et Incarnationem Dei altissi-mi, in Die Philosophische Schriften, ed. Gerhardt, 1880, IV, p. 121.

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corps, est également bleu, mais signifie seulement que le même, qui est ce corps, est aussi, mais dans une autre perspective, bleu. »94 Or Vâdirâjâ, disciple du dvaïtin Madhva, aboutit au même résultat (Brahman comme fondement) par l’analyse de la proposition «  le lotus est bleu »95. C’est que l’essentiel, pour un dualiste comme Madhva, est que l’homme re-connaisse qu’il est dépendant du Brahman plutôt qu’identique à lui. Les sentences d’identification dont sont émaillés les Upanishads sont inter-prétées par lui en un sens allégorique et restrictif dans la mesure où elles contredisent l’évidence perceptive et l’inférence. En donnant la priorité aux propositions affirmant la différence (bheda-çruti) au détriment de celles qui clament l’identité (abheda-çruti), il procède à l’exercice inverse de celui de Çankara : Seules les premières doivent être interprétées litté-ralement car rien ne doit pas compromettre la souveraineté de la déité. En optant pour l’option difficile, Çankara procède comme Luther qui dans la querelle qui l’oppose à Zwingli se déclare obligé de prendre à la lettre la profération : « Ceci est mon corps » en lui conférant toute la force de l’unio sacramentalis96. En métaphoriser la teneur (par la théorie de l’alloeosis) serait nier la parole du Christ. Sureçvara distingue les proposi-tions à prendre à la lettre (mukhya vritti) et celles à prendre au sens figuré (lakshana vritti) à l’exemple de : cet homme (courageux) est un lion, pour affirmer que la sentence d’identification telle que la conçoit l’Advaïta re-lève strictement du premier type.

Toutefois, la sentence chez Çankara exprime un jugement analytique. Si âtman est Brahman, cela tient à ce qu’il est déjà contenu en lui. On pourrait dire : Je suis au fond Brahman, si bien qu’on échappe à la pure et simple tautologie puisque Je ne m’apparais pas Brahman (en raison des limitations adventices) ou Je ne suis pas Brahman pour une conscience

94 Recherches sur la liberté humaine, SW VII, p. 342. En d’autres termes, A ne cesse d’être A quand on lui ajoute la détermination B (qui relève d’une autre classe). L’identité intègre la différence.

95 Cf. L. Stafford Betty, Vâdirâjâ’s Refutation of Sankara’s non-dualism, Delhi, Motilal Banarsidass, 1978, p.  17. N’est pas non plus tautologique la proposition de Gertrude Stein : « Une rose est une rose est une rose » (Sacred Emily).

96 Cf. Dass diese Wort Christi «  Das ist mein Leib  » noch fest stehen wider die Schwärmergeister, 1527. Le corps glorifié du Christ est présent partout, et se révèle au fidèle et se donne à lui dans les saintes espèces.

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empirique. Pour emprunter à Çankara l’exemple typique de la surimpo-sition, c’est comme si on disait à quelqu’un : ce serpent est une corde afin de le tirer de son erreur : l’objet n’a jamais cessé d’être une corde. Et dans ce cas, comme le signale Sureçvara, le Je de Je suis Brahman ne désigne pas l’organe ainsi dénommé habituellement (l’équivalent du serpent), mais le Soi tel qu’en réalité et sans lequel n’aurait jamais été formée la perception fallacieuse du serpent97. On voit que le gain ne suffit pas à faire que la proposition soit réellement prédicative car, si on en croit Schelling, il faut pour cela que dans la formule A est B où A est sujet de B, A soit quelque chose, même sans B en sorte qu’il pourrait être autre que B. Ainsi c’est dans la mesure où il est susceptible de n’être pas identique à B, qu’il peut être dit identique à lui98. Ce qui n’est évidemment pas le cas pour Çankara dont l’école va distinguer deux types de propositions prédicati-ves du genre Je suis cela (aham idam), celle qui affirme l’identique et celle qui associe le différent. Exemple du premier : Celui-là est ce Devadatta99. Et du second : Ce lotus est bleu. C’est seulement ici qu’on trouve la rela-tion de la substance et de l’attribut, ou de la cause et de l’effet, ou encore la marque de la possession (Je suis Brahman ne saurait se résoudre en Je suis à Brahman)100. Mais si Je suis Brahman est une proposition prédica-tive qui énonce purement et simplement l’identité, comment dissocier la situation où c’est un homme qui en prononçant la parole opère une jonc-tion dans la pensée, de celle où c’est le Brahman lui-même qui dit qu’il est le Brahman comme dans la Brihadâranyaka Upanishad (I, iv, 10)101.

Avec Hallâj, la sentence se présente comme un jugement synthétique (impliquant par là une transfiguration ou brutale ou progressive). Le prédi-cat n’est pas inhérent au sujet comme devant soit s’exprimer nécessairement sitôt le sujet posé, soit en être tiré par déduction. On ne reconduit pas à l’identité, on conquiert l’union. Ainsi, en leurs énoncés respectifs, les deux

97 Naishkarmyasiddhi, III, 80. 98 Philosophie der Offenbarung, SW XIII, p. 228. 99 La déité a été aperçue par l’un sous une forme, par l’autre sous une autre. La sen-

tence entend les identifier comme étant le même. 100 Cf. Vivarana Prameya Sangraha, Andrhra University, p. 289–293. 101 Il est à noter que dans son commentaire, Çankara néglige l’arrière plan my-

thologique et rabat la deuxième situation sur la première. Les Védantins font prononcer la sentence par le jîvâtman.

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sentences ne relèveraient pas du même opérateur. C’est seulement dans le cas de la mêmeté que les termes pourraient être interchangeables (sans modification de sens), ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas. Sans cela Fichte n’aurait pu énoncer que le Jésus johannique, « n’était pas Dieu, car il n’ad-mettait pas l’existence d’un Jésus indépendant; mais que Dieu était Jésus et apparaissait comme (als) Jésus »102 Mais comme Çankara lui-même doit admettre que dans le vécu de celui qui entend Je suis Brahman demeure le sentiment qu’il ne l’est précisément pas, qu’il est ce Je singulier ou ce psy-chisme ou ce corps103. Et, partant, qu’aham ne peut se dire Brahman que parce qu’il est aham104 . Il tient donc à la relation synthétique, qui est révé-latrice. La copule signe une manifestation indépendamment de l’attribut Vérité dans la sentence : « Je suis la Vérité ». Heidegger a mis en lumière le caractère monstratif de la copule qui procède de l’idée d’être laquelle impli-que liaison105. « Je suis la Vérité » suggère donc un redoublement. Par dire qu’il est la Vérité un homme signifie que c’est par lui qu’elle advient dans la mesure même où il se vérifie par cet avènement, où il est mise-en-présence à partir d’une présence à soi.

La sentence entend articuler la vérification de l’homme qui, pour Çankara est de nature à assurer la libération. Je suis Brahaman est à même de détruire l’ignorance d’un seul coup. Or il n’y a de vérification que pour autant qu’il y a un être-vérifié et donc un être-à-vérification. Ce qui est le cas de l’homme et, pour Hallâj, également de l’ange. Mais il ap-partient aux signes de l’être (non à ceux du langage) de vérifier la sentence elle-même, signes qui sont charismes et sainteté et non de simples tours de bateleurs, signes qui sont des actes porteurs de la facture de l’intimité irradiée, signes qui sont la révélation et les stigmates de la Passion de la vérité. Il est donc permis de reformuler le jugement qualitatif Je suis l’Inconditionné en un syllogisme  : Je suis saint, or être saint, c’est être

102 Die Anwesung zum seligen Leben, VI, Beilage.103 La proposition : je suis seulement corps (ou le Soi dépend du corps et en est insé-

parable) exprime bien entendu la position des matérialistes (cf. BsBh III, iii, 53). 104 C’est dire que Sureçvara (Naishkarmyasiddhi, III, 40) va trop loin lorsqu’il af-

firme sans nuance que dans Je suis Brahman, le pronom désigne l’âtman, et nullement l’ego, car la sentence n’est signifiante que si elle est prononcée par le jîvâtman.

105 Cf. Die Grundprobleme der Phänomenologie, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1975, p. 298, 303.

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l’Inconditionné, donc je suis l’Inconditionné. Et voici dans le cadre de la kabbale : le Messie, disait Nathan de Ghaza, est autorisé à se dire Dieu, et c’est pourquoi Jésus n’est point blâmable à ce titre. En effet, en tant que réparateur du monde, le Messie deviendra le porteur de la lumière de la vie et méritera donc d’être revêtu du Saint Nom106.

Traduite dans le propos général de l’Homme parfait, la médiation de la sainteté n’induit donc une jonction entre le conditionné et l’In-conditionné que sur base de l’hospitalité, modalité du logos qui est re-lation. Nous sommes bien loin de la fusion de l’homme avec Dieu ou de l’anéantissement dans le divin que ces formules semblaient véhiculer. Anâ al-Haqq et Aham brahmâsmi signifient alors : Je porte témoignage de l’Inconditionné qui se lève en moi. Je suis cela plutôt qu’autre chose signe la destination, le choix que je fais de transformer ma puissance d’être autre chose, un négateur de l’Inconditionné, par exemple, en son attestation107. Lever solaire qui est une conception. L’âme comme mère, pathos comme logos, dénué de violence. Comparution de l’Incompara-ble dans « ce cœur où, dit Hallâj, seule pénètre la Présence du Seigneur pour y être conçue  »108. C’est la transformation de la puissance d’être autre que l’Inconditionné qui explique le fameux fanâ’. Il n’y a d’extinc-tion que comme négation d’être absolument un ego ou un simple être-pour-le-monde, négation qui n’est pas anéantissement de l’ipséité, mais position de ladite puissance en guise de fondement de l’Inconditionné. Les explications édulcorantes d’Anâ al-Haqq, recourant à la lune réflé-chissant le soleil ou au rapt mystique qui permet à Dieu de parler à la première personne par la bouche d’un homme109, ne valent pas beau-coup mieux que les condamnations des docteurs de la Loi bornés. On a manqué de constater l’effacement de la revendication propre au profit de l’Aimé. Loin de sombrer dans l’auto-divinisation et de se fourvoyer dans l’écarlate, Hallâj s’élève à la déification par l’amour dont l’une des prescriptions consiste à devenir celui qu’on aime, à s’en laisser imprégner

106 Cité in Moshe Idel, tr. fr., Messianisme et mystique, Paris, Cerf, 1994, p. 100. 107 « Si l’on présupposait pas dans le sujet une puissance opposée au prédicat, toutes

les propositions seraient de simples tautologies » (Schelling, Philosophie der Offenbarung, SW XIII, p. 229).

108 Cité in Massignon, Opera minora, II, Beyrouth, Dar al-Maaref, 1963, p. 430. 109 Cf. Ghazâlî, Al-Maqsad al-asnâ, p. 167.

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conformément au mode de ce qui le reçoit (secundum modum recipientis), ce qui se conçoit par la voie du crucial. Hallâj a si bien fait étalage de son désir d’être immolé110, qu’on ne saurait confondre l’abandon de soi avec l’absence de volonté. Sans la volonté rien ne se passerait. Mais c’est une volonté maintenue dans la négation, une volonté de soi surmontée, qui demeure donc à titre de fondement, Anâ dans Anâ al-Haqq .

« Je suis qui j’aime » dit l’hospitalité. « Qui j’aime est moi » certifie la transfiguration. Ce n’est pas l’amour de Dieu pour l’homme qui le change ou le constitue Moi111, mais bien l’amour humain porté à Dieu. Si Dieu me fonde, c’est ici112 en tant qu’aimé de moi. Que ce même Dieu soit Passion d’amour (‘ishq) n’intervient pas dans le distique lequel vise à composer en un unique mouvement d’amour sacré hospitalité et confor-mation. Même si, par ailleurs, Hallâj ne se prive pas de revendiquer pour Dieu la réciprocité : « Je suis Toi comme Tu es moi », il ajoute : « Tu es Celui à qui j’aspire (murâdî) »113, ou encore, il s’empresse de préciser qu’il y a illusion :

Tu m’as rapproché de Toi au point que J’ai cru que ton « c’est Moi » était mon « c’est moi ».114

La Proximation. Terme précieux car indice d’un tendanciel être la vé-rité par redoublement en soi de celui qui est la vérité. Pour Kierkegaard, le Christ est la vérité comme une vie et non comme une série de propo-sitions logiques. Mais que la vérité soit une réalité vécue et seulement

110 Par exemple : « Tuez-moi, compagnons! C’est dans mon meurtre qu’est ma vie » (Dîwân, p. 33).

111 C’est par exemple le cas chez le dernier Fichte : « Que veut dire Moi ici ? Réponse : l’immédiatement visible, aimé. Ce dernier, l’être-aimé pourrait en dernière instance le désigner le plus exactement, de sorte que le Moi au plus profond est un produit de l’amour » (Gesamtausgabe . Nachgelassene Schriften 1807-1810, Stuttgart, 1998, p. 215).

112 Il va sans dire que Dieu fonde également en tant que créateur. « C’est par Al-Haqq que tu es », répliquait Junayd à Hallâj qui venait de lui sortir son « Anâ al-Haqq » (Passion, I, p. 168).

113 Dîwân, p. 52. 114 Dîwân, p.  30. Ce vers est cité par Suhrawardî comme une preuve que, pour

Hallâj, il n’était pas question d’interpénétration de l’humain et du divin (Maqâmât al-çûfiyyat, Beyrouth, Dâr al-Machreq, 1993, p. 84).

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alors sue, cela s’applique à tous. En effet, en vue de déterminer l’être de la vérité, Kierkegaard commence par écarter la simple opération gnoséolo-gique qui ne cerne que l’être pensé et qu’il définit comme le redoublement direct de l’être rapporté à la pensée. « Non, l’être de la vérité est son redou-blement en toi, en moi, en lui, de sorte que ta vie, la mienne, la sienne, dans l’effort où elle s’en approche exprime la vérité, de sorte que ta vie, la mienne, la sienne, dans l’effort où elle s’en approche est l’être de la vérité, comme la vérité fut en Christ une vie, car il fut la vérité »115. Entre être la vérité et la contenir comme une vie le fossé s’est réduit. La différence est qu’on la reçoit sans l’être ontologiquement, fruit d’un processus existen-tiel, approximation par le moyen de la mise en pratique (qui est rédupli-cation dans la réalité), mais on ne la reçoit pas comme dans un contenant. Le redoublement est vie appropriative, transformation, moins par une imitation du Christ que par la répétition du Christ en tel. Répétition qui pourrait faire la lune scintiller de tous les feux de l’astre vivant et s’écrier : « Je suis le soleil » !

115 L’Ecole du Christianisme, p. 181–182.

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