Ethnicité en Afrique

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CU UDIO MOFFA L‘ethnicité en Afrique : l’implosion de la << question nationale )) après la décolonisation (( J’ignore combien d’entre-nous résisteraient à cette épreuve de I‘autodéteiuliiizatial? telle qu’elle a été décrite p a r notre collègue, représentant de la France. Devons-nous lais- ser appliquer le principe de l’autodétemiination à l’échelon du village, du distiict, de la province, laisser chacun libre de choisir ce qu’il veut faire ? Je l’igriore. Au lieu de 146 Etats- membres des Nations unies, il y en aurait peu,t-être 1 000, et j’ose prédire que bien des membres de ce conseil ne résis- teraient pas non plus à cette épreuve. Y Salim Ahmed Salim, Tanzanie, candidat battu à l’élection au secrétariat général de l’ONU, discours aux Nations unies, 1973. OUR appréhender correctement le problème de l’ethnicité en Afri- P que - problème soulevé par les intéressants articles de Lonsdale et Fardon (1) - je pense qu’il est nécessaire d’une part de distinguer les dif- férentes phases de l’histoire du continent - mêm’e si la catégorie de (( phase )) n’est pas applicable de manière rigide à ces structures ethniques et sociales changeantes et historiquement transversales - et d’autre part, et surtout, de ne pas confondre les faits avec leur interprétation. ethnique dans l’Afrique ancienne et, plus généralement parlant, pré-mo- derne - que le lecteur m’excuse de le renvoyer à mes précédents tra- vaux (2) : je me contenterai de livrer sur ce sujet quelques considérations à la fin de cet article. En revanche, je voudrais résumer dans ces quelques pages le parcours d’une réflexion, que je mène depuis dix ans, sur le se- cond ordre de problème, c’est-à-dire l’évaluation politico-idéologique de l’ethnicité en Afrique de nos jours. A ce propos, je pense que la distinction faite par Lonsdale entre (( eth- nicité morale et tribalisme politique D est très efficace d’un point de vue heuristique. Mais le problème réside selon moi en ce qu’il est très rare de trouver, dans le monde actuel - dans les nombreuses crises qui constellent l’ordre mondial post-bipolaire - des manifestations d’authentique (( ethni- cité morale o, alors qu’au contraire sont très répandus ces tribalismes qui, dans toute l’Afrique (mais pas seulement en Afrique), sont en train de détruire, ou ont déjà détruit, toute possibilité de vie civile en commun, semant la haine et la guerre entre les peuples en question, sous le signe de l’identitarisme ethnique le plus féroce. Pour ce qui relève du premier ordre de problème - l’examen du (( fait 101

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Analyse de la question de l'importance de l'ethnie dans l'Afrique post-coloniale.

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    Lethnicit en Afrique : limplosion de la

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    Cest ce caractre de plus en plus barbare de la (( question nationale B notre poque, limplosion des principes considrs comme (( positifs o par la politologie tiers-mondiste mais de plus en plus revendiqus par des mouvements racistes et intransigeants (le (( principe dautodtermination des peuples, la (( libration nationale n, etc.), qui contraignent selon moi une rvision de lanalyse de la (( question nationale aprs la dcolonisa- tion (3) )) et la fin du systme bipolaire. Jessaierai ici den rsumer les aspects principaux.

    Le changement de signification de la question nationale aprs la dcolonisation et la fin du systme bipolaire

    La (( question nationale )), au sens large, a chang de signification par rapport celle qui tait la sienne lpoque de la dcolonisation ; il est vrai que, dj dans les annes 60 (premire scession du Katanga-Shaba en 1960, crise du Biafra en 1967-1970), lAfrique avait connu, en avance, quelques pFoblmes ethniques, sociaux et institutionnels (scession c o m e unit de 1Etat (4)) aujourdhui rpandus dans la plupart des crises actuel- les. I1 est galement vrai qu la mme priode des gurillas ractionnai- res (5) taient dj actives, ternissant le mythe maoste et soixante-huitard de la gurilla comme forme de lutte porteuse en soi de dmocratie (6). Mais il est tout aussi vrai quau mme moment, dans les annes 60 et 70, existait une large (( concidence D entre (( libration nationale o et perspec- tive (( anti-imprialiste o et (( socialiste )) (Algrie, Vietnam, Mozambique, Guine-Bissau, etc.), et pas du seul point de vue des politologues. Cette concidence tait seulement stratgique, cest--dire quelle devait tre en- gage travers la grille diachronique des diffrentes (( phases B de lutte thorisables (dabord la (( libration nationale D, ensuite la construction du (( socialisme o), puis travers lappareil analytique et conceptuel corres- pondant (rle des (( bourgeoisies nationales )), thorie des pays dvelop- pement de type (( non capitaliste o, etc.). Cest prcisment pour cette rai- son quelle avait comme premire Fse (( tactique R la scession tatique : le sparatisme, ldification dun Etat politiquement indpendant de la mre-patrie constituaient le dbouch institutionnel (( naturel B (dans une

    (1) J. Lonsdale, (1 Ethnicit morale et tribalisme politique o ; R. Fardon, (I Des- tins croiss, histoire des identits ethniques et nationales en Afrique de lOuest IO, Poli- tique africaine, 61, mars 1996.

    (2) C. Moffa, LAfrique la priphrie de lhistoire, LHarmattan, Paris, 1995.

    (3) (( La questione nazionale dopo la decolonizzazione. Per una rilettura del principio di autodecisione dei popoli r) (dir. C. Moffa), Quaderni Internazionali, no 2-3, 1988.

    (4) Voir P. Brandt, E. Tokyo, I. Ta- bata et autres, Perch ? Biafra : guerra di li- berazione o secessioiie inzperialista ? Un contri-

    buto di teorici e militanti della sinistra afica7za, Rome, Samoni e Savelli, 1969. Le titre ((1 guerre de libration ou scession imprialiste ? ))) tait significatif des probl- mes et de lambigut inhrents au sces- sionnisme de lpoque postcoloniale.

    (5) Comme IEOKA de Gheorghios Grivas Chypre dans les annes 50 et 60, allie aprs 1967 avec le rgime des colo- nels grecs contre Makarios; comme les Kurdes de Mustafi Barzani soutenus par la CIA et par lIran de Reza Pahlevi.

    (6) G. Chaliand, Mythes rvoliitiotz- naires du Tiers-moiide, Gurillas et socia- lismes, Paris, Seuil, 1976.

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    vision (I progressive D de lhistoire) de la (( lutte de libration nationale )) et du (( principe dautodtermination des peuples )) (7).

    Ce paradigme - sparatisme progressif soit parce quanti-imprialiste ( lextrieur), soit parce que li une perspective socialiste ( lintrieur) - est aujourdhui compltement clat. De nos jours, en fait, les mouve- ments nationalistes et ethniques se prsentent presque toujours comme des micro-nationalismes et des micro-ethnicismes non pas contradictoires mais au contraire fonctionnels pour limprialisme et le nocolonialisme post-bipolaire, vecteurs en particuljer de lenfoncement par limprialisme des souverainets nationales des Etats indpendants ns de la Seconde Guerre mondiale et de la dcolonisation.

    Mme quand ils ne sont pas anims dune vritable haine raciste et exclusiviste (comme dans le conflit Tutsi-Hutu), ils se prsentent presque toujours en tant que tels, sans aucune rfrence au socialisme et au (( mar- xisme-lninisme )) et, dans le cas contraire, adoptent mme sans vergogne la route du transfopnisme le plus,dsinvolte (ainsi des gurillas (( marxis- tes-lninistes B en Ethiopie et en Erythre).

    Lagonie de 1tat postcolonial : le modle scessionniste

    Le processus de dsagrgation et dagonie de 1tat postcolonial peut revtir, en Afrique, des formes diffrentes, mais elles sinscrivent toutes dans le mme processus de revanche imprialiste sur le (( bon temps de la dcolonisation, et de balkanisation progressive de lordre intertatique postcolonial. En premier lieu, on trouve le classique modle scession- niste, pour lequel le micro-nationalisme en question revt des formes et des objectifs formels et institutionnels dfinis et (( directs s. Cest le cas de situations gangrenes dans lesquelles le sparatisme apparat ou est apparu comme le seul dbouch possible pour des conflits de longue dure (1Ery- thre ; IALP soudanaise, qui se consacre dsormais la cause scession- niste avec le soutien manifeste dun Occident occup combattre (( lin- tgrisme )) islamique (8)). Mais cest aussi le cas de pays o, il y a peu encore, (( rien D ne pouvait faire penser lclatement dune guerre civile : le dmocratique )) Sngal, fleur . la boutonnire du nocolonialisme franais, drapeau de lInternationale socialiste dans lAfrique (( marxi- sante )) des annes 70 et 80 est aujourdhui menac, dans son intgrit nationale, par les indpendantistes de Casamance (9) ; de mme en So- malie, (( la seule nation )) dAfrique, selon une longue tradition politologi- que et ethnologique, o le tribalisme (( ogadnique B foment par Siyad Barre dans un but anti-thiopien en 1977-1978 a provoqu une raction en chane qui a amen non la runification, mais la fragmentation

    (7) Exception probablement unique (9) Sur les ambiguts de la dmocra- dans les publications de lpoque de la d- tie sngalaise, (I Les rats de la dmocratie colonisation : lAlgrie voisine du PCF, op- au Sngal )), Le Moizde diplomatique, fvrier pos, au dbut, lindpendance de la CO- 1993, p. 12 ; sur la Casamance, voir lonie franaise. M.-C. Cormier-Salem, (I Dsarroi et r-

    (8) P. Leymarie, (i LAfrique toujours volte en terre de Casamance )), Le Monde plus pauvre dans la spirale des conflits j), diplonzatique, fvrier 1993, p. 19. Le Monde diplomatique, avril 1988, p. 9.

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    ultrieure du pays. En effet, nous assistons aujourdhui ((lindpen- dance o du Somaliland linitiative dun leadership issak qui nhsite pas soutenir son scessionnisme par la positivation absurde de la tragdie yougoslave (et sovitique) (10). Dans tous ces cas, il est trs difficile de trouver un exemple de scessionnisme qui ait provoqu des changements positifs dans les rapports NordSud, entre ces pays et le bloc occidental industrialis.

    Autres modles : guerres civiles nationales. )) et zones utiles ))

    Mais il ny a pas que le classique modle scessionniste. Dautres rou- tes conduisent au mme rattachement des rapports entre pays africains et imprialisme. Mme lorsque la guerre civile ne remet pas en cause lint- grit formelle de 1Etat en question (le reste de la Somalie en proie aux (( seigneurs de la guerre H ; la guerre entre chefs de bandes au Tchad ; le Liberia), le contrle substantiel des richesses du pays peut perdre ses ca- ractristiques (( nationales i ) : ainsi, pendant la guerre civile au Liberia, on a appris que le leader du NPLF, Charles Taylor, a trait directement avec le Luxembourg le commerce du fer du mont Nimba (1 1) en labsence de tout gouvernement national rellement enracin sur lensemble du terri- toire. Lappropriation de ces richesses minires peut avoir comme objectif les formations militaires adverses ; dans les faits, et dans la ralit de la guerre civile, elle constitue aussi une expropriation des ethnies du Liberia autres que celles qui constituent la base ethnique du NPLF (Gy0 et Ya- cuba). Ici, comme dans dautres situations similaires (la guerre pour le contrle des aides ou des denres alimentaires, etc.), nous sommes en prsence dune combinaison vidente des intrts du particularisme eth- nique et de ceux de limprialisme.

    Du reste, cette combinaison na pas beqoin dune guerre pour se concrtiser. Si on laisse de ct la situation en Ethiopie dont on parle dans une certaine presse Oromo (12), prenons le cas du Nigeria : on y a assist ces dernires annes dune part un retour chelle rkduite du conflit des annes 60 (il sagissait alors des Ibo, aujourdhui de la petite minorit ogoni, et sur le fond, du problme du contrle et de lexploitation du ptrole) et dautre part, Q un niveau beaucoup plus structurel et dangereux, la polarisation du pays en deux (( rgions H : dun ct, la plus grande partie du territoire national, de lautre, le Q Nigeria utile 1) des puits de ptrole. L, dans ltroite rgion du delta du Niger, ((les multinationales acquirent grands coups dinvestissements sociaux une paix relative avec les popzilntions locales )) (13). Le Nigeria ne connat pas aujourdhui de vraie pousse sparatiste, mais la polarisation structurelle du pays pourra, dans

    (IO) (i Pourquoi devrait-on refuser ce qui a dj t accept par lUnion soviu- que ? 1) (P. Leymarie, (i La Somalie, nation clate D, Le Monde diplomatique), janvier 1993, p. 5.

    (11) M. Galy, (i Liberia, una guerra dimenticata D, Le Moiide diplomatique, di-

    (12) Voir Sue Pollock, in Oromo -tion italienne, septembre 1994, p . 9.

    Coinnienta y, Birlleti~i for Critical analysis of Cutrents affairs in the Hom of Afnca, VI, 1, automne-hivor 1996. La journaliste d- nonce (( le processus de dveloppement du Tigr aux dpens du dveloppement du sud et du centre du pays D, p. 5.

    (13) M. Maringwes, (r Le Nigeria utile chappe la crise conomique. Les multinationales ptrolires investissent

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    le futur, tre lorigine de sa dsintgration, selon un modle dj prouv dans dautres crises internationales extra-africaines (la (( riche Q Slovnie face au reste de la Yougoslavie) ou en cours dexprimentation (la Ligue du Nord italienne dont loption scessionniste salimente de la diversifi- cation de fait de lconomie italienne entre le Nord et le Mezzo- giorno) (14). Par ailleurs, mme sans cet ventuel dbouch, cest dores et dj un fait que le contrle de 1Etat (( national o sur lensemble du ter- ritoire tend diminuer : aujourdhui, le cas nigrian apparat comme lar- ticulation particulire et originale dune ralit contjnentale, celle de 1Afri- que des (( zones franches o, de laffaiblissement des Etats indpendants face limprialisme post-bipolaire (15). A cause de cet affaiblissement, le re- tour de ces mmes mots dordre progressistes qui servaient chasser les multinationales ptrolires 1:poque de la dcolonisation, appliqus au- jourdhui aux minorits de 1Etat multi-ethnique, fait office de cheval de Troie de limprialisme dans lactualit nigriane.

    La rgion des Grands Lacs : le nettoyage ethnique et la N chute libre )> du mvthe de la gurilla

    Vient enfin le cas limite, dont il nest pas exagr de dire quil est terrifiant, de la rgion des Grands Lacs. L aussi, les belles formules de (( libration nationale n, de (( dmocratie o, de (( lutte contre la dictature ont servi dalibi lexpulsion en masse de la majorit de la population de son territoire. On a cr un dsert, et on a appel a une guerre de libration D, pourrait-on dire en paraphrasant Tacite, et en modifiant un slogan dj utilis dans les annes 60 en Italie propos du Vietnam (1 6). Au Rwanda en effet, le FPR tutsi a russi, en peu de mois, ce que les sionistes les plus extrmistes nont pas russi faire en Palestine en trente ans : vider le territoire disput des ennemis hutu et se lapproprier pour leur (( tribu O, en ce qui apparat comme un dsir de revanche pour avoir subi un exil de masse sous le rgime prcdent. Mme voir dans cet exode une (( man- vre o - qui na que partiellement chou - du leadership adverse, la respon- sabilit du FPR reste pour le moins indirecte. Ce dernier na pas su prvoir son incapacit dpasser sa limite ethnique de fait.

    Symbole extrme de la chute libre du mythe de la gurilla comme forme de lutte porteuse en soi de dmocratie (mythe qui avait dj connu une crise mme dans des situations avances comme au Mozambique) la prtention de la minorit tutsi de confisquer 1Etat et ses instruments dans

    dans la rgion du delta au dtriment du reste du pays I), Le Monde, 13 juin 1996,

    (1 4) Selon le rapport Censis - Institut de Vienne - Centre dtudes du nord-est, avril 1995, quelques donnes conomiques (par exemple le taux dintrt bancaire, plus -lev dans le Mezzogiomo) divisent dj le pays, et dans le mme temps les industries du nord-est italien sont dsor- mais bien intgres dans laire du mark al- lemand.

    pp. 14-15.

    (15) Voir A. Mbembe, (( Afrique des comptoirs, ou Afrique du dveloppe- ment ? I), Le Monde diplomatique, mars

    (16) La phrase de Tacite contenait (1 paix i) la place de (( guerre de libration D. Ctait le slogan dun manifeste de la F- dration des jeunes communistes italiens de 1966-1967.

    1996, pp. 14-15.

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    toute la rgion des Grands Lacs va de pair dabord avec un projet expan- sionniste visant (( tutsiser o et annexer y compris des territoires za- rois (17), et ensuite avec une appropriation et une rorganisation gnrale des modalits dexploitation des richesses de la rgion (18). De toute fa- on, ces richesses ont t dtournes du contrle de 1Etat postcolonial en tant quexpression de toute la population multi-ethnique du pays.

    Mais avec le Rwanda et le Burundi, nous touchons au second aspect de la crise du paradigme de lpoque de la dcolonisation, dont on a dj parl : la question de la porte non plus socialiste, mais seulement (( na- tionaliste B ou ethniciste des diffrents mouvements de gurilla. Le cas du (( mouvement de libration B tutsi qui nhsite pas se livrer avec la plus grande dsinvolture aux trafics les plus juteux de la rgion (or, diamants, drogue, armes, etc.), et qui na pas entrepris la moindre rforme socialiste ou rellement dmocratique lintrieur du pays, nest pas isol en un continent soumis, partir des annes 80, aux programmes dajustements structurels du FMI. Si en Angola et au Mozambique le MPLA et le Fre- limo ont d abandonner le marxisme-lninisme sous le poids dune guerre civile sanglante, dans la corne de lAfrique, les parcours apparemment semblables du FPLE (Front populaire de la libration de 1Erythre) et du FDRPE (Front dmocratique et rvolutionnaire du peuple thiopien) sinscrivent plutt dans un phnomne politique quon pourrait, paraphra- sant (( lafro-marxisme H de Keller et Rothchild (19), dfinir comme un (( afro-transformisme )).

    a Lafro-transformisme )) et les dceptions du a fdralisme ethnique ))

    Depuis quen 199 1 Menguistu a.abandonn le pays et que les guril- leros tigrens de Meles Zenawi ont conquis la capitale, la (( transition vers la dmocratie D de 1Ethiopie se rvle de plus en plus comme un bluff, peu dnonc par la presse internationale pour la simple raison quaprs la disparition de lURSS (et aprs leffondrement des non-aligns) lappareil mdiatique mondial est devenu pratiquement monolithique. Dans le pays tout semble aller dans un sens oppos au socialisme 1) et au (( marxisme- lninisme )) revendiqus par le FPLT des annes 80 : sur le plan cono- mique, dbut de dmantlement des rformes rvolutionnaires et des na- tionalisations des annes 70 (20) ; sur le plan politique, multiplication des

    (17) (I Un pezzo di Zare nostro. U1- timatum del presidente ruandese I), La Stampa, 30 octobre 1996, p. 9 ; (i I ribelli Tutsi : lo Zare sar nostro I), Corriere deZla Sera, 12 novembre 1996.

    (18) VoirJeune Afrique, 1873, 27 no- vembre-3 dcembre 1996 : (( Les Etats- Unis apportent un soutien rsolu aux rgi- mes de Kigali et de Kampala : la perspec- tive de lexploitation des fabuleuses rser- ves minrales (gaz, ptrole, manganse en particulier) dans la rgion des Grands Lacs ny est pas trangre D. Sur le contrle du march de lor, voir R. Cavalieri-

    Aluisi-Tosolini, Bujumbura, citt dellodio, d. Alfazeta, 1995. Sur le commerce de la drogue et des armes contrl par le vieux prsident hum Habyarimana : Q Ruanda, paradiso per droga e armi D, voir linterview Jean Birara, Corriere della Sera, 27 juillet 1995.

    (19) Keller et Rotchild, Afro-matxist reginm, Boulder, Londres, 1987.

    (20) Cf. I. Jogan-D. Patassini, ((Nuovo regime dei suoli urbani in Etio- pias, in A j k a (Rome), L, 4, 1995, pp. 463-495. Le premier fvrier 1995 ont t privatiss 425 O00 appartements dj

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    cas de violations des droits civils (21) et des droits de lhomme ; sur le plan institutionnel, exceptionnelle concentration de pouvoir dans les mains de Zenawi (22) et marginalisation du Front de libration Oromo (23) . Quant au soi-disant (I fdralisme ethnique n, les dceptions quil a causes sont dsormais connues (24). Impos par les leaders du FPLT, ce systme apparat en effet de plus en plus comme un expdient pour garantir et stabiliser le renversement des rapports de force ethniques et rgionaux conscutifs la chute de Menguistu ; dans 1Ethiopie rvolutionnaire, aux rformes qui avaient libr les paysans Oromo sans terre opprims par le systme foncier gult, correspondait une gographie de la guerre civile qui laissait le Sud Oromo comme la seule rgion (( sre 1) pour le pouvoir de Menguistu qui se prsentait donc comme mdiateur entre le vieil (( esta- blishment P amhara (o rform )) par leffet du tournant rvolutionnaire) et les populatio,ns Oromo leves (fit-ce de manire bureaucratique) la di- rection de 1Etat postfodal (25). Au contraire, dans 1Ethiopie de Zenawi, ce sont les Tigrens du Nord - ennemis historiques des Amhara, mais aussi opposants la rforme agraire socialiste de 1974 qui menaait le systme foncie: (( communautaire o i s t de la rgion - qui sont dsormais la tte de lEtat, tandis que les Oromo sont trs nettement passs lopposition, presque toujours sous les couleurs du FLO (26) (bien plus consistant que le pro-gouvernemental OPODO). La mise lcart de fait de la principale force ethnique du pays constitue le vrai nud de la fai- blesse structurelle de la (( dmocratie )) de laprs-Menguistu, et du soi- disant (( fdralisme ethnique n, dont le vrai but, au-del de la rhtorique officielle, est de garantir la minorit tigrenne un pouvoir de contrlg. (27) par rapport aux d e u plus grandes et plus importantes eth- nies dEthiopie, les Amhara et les Oromo. Ces dernires, quant elles, taient mieux protges par la vieille Constitution ((jacobine de 1987, approuve par 89 % de la pppulation.

    Si, cette situation en Ethiopie, on ajoute la dsagrgation de la So-

    nationalises par le Derg. A propos du tournant conomique en gnral, voir (en- tre autres) Oromo Commenta y, Bulletin for ci-itical Analysis of Currem Affairs in the Horn ofAfrzca, en particulier les volumes 1 et 2, 1995.

    (21) Arrestations par milliers, cas de torture, expulsions de professeurs de luni- versit dAddis-Abeba, rpression san- glante de manifestations tudiantes, etc., ont t dnoncs non seulement par la presse dopposition thiopienne, mais aussi par dautres publications africanistes.

    (22) Zenawi est aujourdhui prsi- dent du FDRPE, prsident du FPLT (la principale organisation du FDRPE), chef des forces armes, et, videmment, prsi- dent de la ligue (I marxiste-lniniste i) du Tigr.

    (23) Dans le premier gouvemement provisoire, le FLO dtenait douze siges sur 87 (le FDRPE 32). Aux demires lec- tions, auxquelles le FLO na pas particip, le FDRPE a remport 483 siges sur 547.

    (24) Cf. L. Ollivier, (( Les Somalis du Harar et la dmocratie ethnique thio- pienne I), Politique africaiiie, 59, 1995, pp. 153-163. Voir aussi B. Thomas- Wolley et Edmond Keller, (< Majority Rule and Minority Rights : American Federa- lism and African Experience i), T h e Journal ofAfncaii Affairs, 32, 3, 1994.

    (25) Cf. C. Moffa, (( Conflitti sociali e conflitti etnici nella rivoluzione etiopica (1974-1978). Per una lettura totale della questione nazionale nellEtiopia post- feudale e nel como dAfrica i), Saggi di sto- ria africana, Milan, Unicopli, 1996.

    (26) Voir New Afrzcan, avril 1992, p. 39, o lon parle de villages squestrs et de milliers de personnes assassines, en particulier dans le Sud.

    (27) Cf. entre autres New Afncan, novembre 1995, p. 23 ; Nizia, mai 1994, p. 18.

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    malie et les lourdes ambiguts de la ((nouvelle rythre o indpen- dante (28), ainsi que lmergence dun islamisme fourvoy comme fausse rponse aux problmes sociaux du pays, on peut en conclure que le pa- norama de la Corne na rien dexaltant : cest u n panorama qui fait mer- ger en un contre-jour positif la proposition faite par Castro il y a presque vingt ans dune confdration entre les pays de la rgion, ou encore cer- taines dclarations dintellectuels thiopiens contemporains (29).

    Limplosion de la (( question nationale )) et (dautodtermination des peuples )I

    du principe

    Apportons une conclusion provisoire notre rflexion : les situations sont certes diffrencies. Mais au-del des distinctions possibles, dun point de vue gnral et en ayant prsente lesprit lhistoire globale de lAfrique indpendante et les situations propres chaque rgion, le pro- cessus est le mme : que lon parle de scession ou de nettoyage ethnique et territorial, de guerre civile entre (( seigneurs de la guerre R ou de dve- loppement pacifique de (( zones utiles D ou (( franches D, ou enFore de (( f- dralisme ethnique )), laffaiblissement ou la destruction de 1Etat unitaire postcolonial tend une balkanisation gneralise du continent ; elle est encore embryonnaire dans certains cas (Nigeria), plus avance dans dau- tres situations dj formalises (Erythre) ou explicite comme objectif dune lutte ethniciste (rgion des Grands Lacs, Casamance).

    Ce processus comprend deux aspects, lis entre eux : - au niveau interne, un discours politique ethnico-national sur les (( su-

    jets opprims )) qui sexprime travers de: program,mes vides de quelque relle perspective socialiste que ce soit (Erythre, Ethiopie, Soudan, S- ngal, Somaliland, Nigeria, Rwanda), au contraire du modle cuassique de lutte de libration nationale lpoque de la dcolonisation ; ou bien, plus cyniquement, travers lutilisation tactique du spectre scessionniste pour orienter droite le cours rformateur (cest le cas de 1Inkatha dans nAfrique du Sud de Mandela (30)) ;

    - sur le plan externe, le contrle plus direct des ressources minires et des richesses et des transactions conomiques par limprialisme, contraint traiter et ngocier non plus seulement avec la traditionnelle bourgeoisie compradore B nationale R (31) mais avec des secteurs ethniques partiels de la population par l mme moins coteux (ainsi du fer des Mnti Nmba pour Taylor ou de lor et des diamants pour les Tutsi, etc.).

    Voil donc ce que lon pourrait appeler B limplosion de la question

    (28) Cf. MHamed Cherif, ((Laide sans la dpendance I), Jeune Afnque, 1840, 10-16 avril 1996, p. 20 et Afnca intenzutio- nul, mars-avril 1992.

    (29) M.Rebede dans New Afncan, avril 1992, p. 44, accuse le rgime de Ze- nawi et le FLO-mme de (( dtruire un pays lorgueilleuse histoire millnaire I), en provoquant une situation dans laquelle M presque chaque village rclame son ind- pendance o. Sur le sentiment panthiopien

    dans le pays, voir aussi B. Thomas-Wolley et E. Keller, op. cit., p. 147.

    (30) Cf. H. Marais et P. Beaudet, (( Lf ique du Sud au bord de la balkani- sation )), Le Monde diplomatique, mai 1992, p. 23.

    (31) Q Nationale I) dans le sens dap- partenant tout le pays multi-ethnique : par dfinition, la bourgeoisie compradore ne peut jouer un rle Q national I> par rap- port limprialisme.

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    nationale en Afrique de nos jours : arme idologique et juridique des pays en lutte pour leur indpendance lpoque de la dcolonisation, la ques- tion nationale est devenue dsormais un motif (ou un prtexte) de viola- tion systmatique des souverainets tatiques existantes, menaces par les ethnicismes et les guerres civiles. (( Zones de scurit i), nouveaux interven- tionnismes, embargos (( pour dfendre ) les (I minorits opprimes ), pdn- cipe (( dingrence humanitaire ), augmentation de la (( conditionnalit P pour les financements du FMI : toutes institutions politiques et juridiques qui, au-del dun jugement de valeur, tmoignent dans les faits de la ten- tative de nier les indpendances existantes, sous le signe de ce processus de (( recolonisation ) de la plante parfois exalt, parfois condamn et craint (32). Comme on la dj remarqu, la crise atteint aussi les principes juridiques considrs en soi (33), en particulier le (( principe dautodter- mination ) qui sest aujourdhui transform - de manire gnrale - dins- trument de lutte anti-imprialiste en arme politique dventuelles tentati- ves nocolonialistes ; de vecteur de dmocratie, de paix et de progrs - selon les acquisitions les plus diffuses de la politologie et de lhistoriogra- phie s u lpoque de la dcolonisation - en facteur de guerre et de des- truction ; de crateur dun (( ordre nouveau ) en initiateur de chaos.

    La politologie tiers-mondiste la drive

    Face cette situation nouvelle et trs complexe, la politologie tiers- mondiste est aujourdhui compltement la drive. Selon moi, les obsta- cles culturels sont au nombre de trois.

    Le premier obstacle culturel surmonter pour sortir de la crise

    I1 consiste en la non-considration du contexte gographique et d- mographique des diffrentes crises internationales : en dautres termes, la politologie tiers-mondiste occidentale continue de raisonner en termes abstraits (( dautodtermination nationale D, parce quelle ne prend pas en considration le fait quau contraire de lEurope occidentale - continent o le processus plurisculaire de formation des nations a gnr (au prix de massacres incroyables, de la guerre de Trent? A n s au second conflit mondial) une (( concidence ) approximative entre Etat et nation - les zones de lEurope orientale, de lAsie, du Moyen-Orient et de lAfrique oh ont clat ces dernires annes les crises les plus graves et les conflits intereth- niques les plus froces, sont presque toujours peuples en taches de lo-

    (32) Pour la rvaluation, voir lhomme trente ans de pactes I), univer- P. Johnson, New York Times, 33 avril 1993. sit de Teramo, 1996, pp. 117-130. Voir Pour la condamnation, Ali A. Manui, aussi M. Chemillier-Gendreau, (( Ing- ( I Afiica in search of self-pacification D, in rence, charit et droit intemational )), Le Afncan Affairs, 93, 370, janvier 1994, Monde diplomanpe, janvier 1993, qui p. 40. crit : Q La crise actuelle en Somalie, Bos-

    (33) Voir C. Moffa, 1966-1996 : nie et ailleurs montre de faon trs claire lAfrica dalla decolonizzazione allet post- que les catgories juridiques ont t faites coloniale. Limplosione del diritto di au- petits morceaux par les diffrentes rali- todecisione dei popoli i, intervention la ts internationales, I) confrence ((Nations unies et droits de

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  • LETHNICIT EN AFRIQUE

    pard. Voil donc la raison de limpossibilit des scessions sans douleur et de la folle spirale de balkanisation qui a toujours rendu tous les nou- veaux pays indpendants dpendants des imprialismes plus forts. Le cas de la Yougoslavie est emblmatique : lAfrique nest autre quune norme (( Yougoslavie D dans laquelle la traduction automatique (( dautodtermi- nation R en (( scession R peut tre porteuse de crises et de dsastres de plus en plus graves, ce que savaient bien les rdacteurs ((bourgeois)) de la Charte de lOUA mais aussi les rvolutionnaires cubains aux prises avec la guerre du Shaba pendant la guerre civile angolaise (34). I1 est donc ncessaire mon avis de dpasser i( le mythe ngatif des frontires rion- natiirelles )), (( contestation apparemment anticolonialiste, mais en ralit, si on en fait dcouler la possibilit de changements unilatraux des frontires actuelles, eurocentrique, cest--dire typique dune culture forme dans des ralits histori- ques ozi Etat et nation concident )) (35).

    Deuxikme point : le dijjfdrentialisme et ses monstres

    (( Le monde modenie sombre-t-il dans am chaos sanglant ? On pourrait le croire considrer les afiontements, conflits, guerres actuelles ou possibles.. . Les classes ne saffrontent pas, mais les peuples, les nations, les tribus, les ethnies, les religions. Ce chaos prend lin sens si lon devine parmi les conflits et confron- tations le combat titanesque entre pouvoirs homognisants et capacits dzffren- tielles )) (36). En crivant ces mots en 1970, Henri Lefebvre anticipait (plus quil ne saisissait) une ralit internationale alors encore venir et au- jourdhui connue de tous, et il la positivait partir de la dichotomie (( pou- voirs homognisants )) versus (( capacits diffrentielles o.

    Cette positivation est absurde : elle se fonde dans les faits sur une lecture idalise et partiale des diffkrents mouvements nationalistes au- jourdhui en action dans le monde, considrs comme positifs - suivant le pire (( spontanisme mouvementiste - seulement parce quils (( soppo- sent 1) (( Itat de choses existant )) de mmoire marxienne (37). Dun au- tre ct, dautres mythes (38) contribuent cette id$alisation ; celui de (( la gurilla comme porteuse coup siir de socialisme )) (Erythre, Ethiopie), ou mme seulement de dmocratie (les Tutsi au Rwanda), mythe qui ne tient pas compte, entre autres choses, de la spcificit de la ((question agraire w en Afrique par rapport lAsie (39) ; ou encore le mythe du (( na- tionalisme propre )), ce qui quivaut une vision potique i( dun %amp des

    (34) Durant la crise du Shaba en 1977-1978, les Cubains, d$ prsents en Angola, et aux prises avec le FLNA de Hol- den Roberto appuy par le Zare, refs- rent de soutenir les tendances scessionnis- tes des gurilleros de la rgion.

    (35) Quaderni Intemazioirali, no 2-3, 1988, Lart. cit., p. 202.

    (36) H. Lefebvre, Le Manifeste dzT- reirtialiste, Paris, Gallimard, 1970, p. 49.

    (37) Marx, Lidologie allemande : ((Le communisme est le mouvement rel qui abolit ltat des choses existantes D.

    (38) Les citations qui suivent sont ex- traites de C. Moffa, (( La question arm-

    nienne des annes 70 nos jours : un na- tionalisme de lutopie rvolutionnaire la ralit )), in Qiiademi Internazionali, cit pp. 190-205 (en particulier les pp. 201- 204).

    (39) Comme le rappelle Grard Cha- liand, la plus profonde polarisation de clas- ses dans les socits asiatiques rurales tra- ditionnelles tait une garantie (con- trairement ce qui se passait en Afrique) dun lien plus facile, mme si purement po- tentiel, entre forme de lutte de la gurilla rurale, et programmes dinspiration socia- liste.

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  • C U UDIO MOFFA

    opprins sans dvisiom autres que celles cres artifiCiellement par loppres- seur )) selon laquelle < l fau t dbarrasser le nationalisme nhze de ses scories, en linziner les aspects ngatifs, palfois tyranniques, lidaliser (on pourrait dire Ci la manire de Bauer ou de Mazzini) , en un concert harmonieux o tous les nationalisines tyranniques seraient positifs, quilibrs, respectueux les uns des autres )) (40).

    I1 me semble que larticle de Lonsdale risque daller dans ce sens. Tandis que, sur le plan politique, lopposition (( dualiste s entre IGlmyu et pouvoir colonial anglais risque de ne pas mettre en vidence la question tout aussi cruciale du rapport entre les Kikuyu mmes et les autres ethnies soumises au joug colonial, sur le plan conomique, la dfinition dune (( conomie morale )) - (( qui attribue une rputation P aux moyens utiliss. par chacun pour poursuivre ses propres intrts - ne convainc pas. En soi, elle est inattaquable. Mais dans quelle mesure cette division du travail (( mazzinienne o, selon laquelle chaque groupe ethnique remplit un rle conomique dtermin en toute satisfaction et en mme temps avec lap- probation et le respect des autres, existe-t-elle dans la ralit ? De lusure pratique par les juifs (41) lobligation faite aux peuples masa africains de ne pas possder de la terre (42), aux mythes et lgendes de peuples agriculteurs et nomades - mythes qui sont lexpression de leurs idologies tribales respectives qui considrent toujours lautre, le (( diffrent D dun il ngatif - il est difficile de retrouver dans lhistoire des signes distinctifs dune (( conomie morale n. Soit lon est Abel, et on fait de Can un dmon, soit on est Mongol, Arabe ou Tutsi et lon mprise le travail agricole, nonobstant les liens commerciaux possibles (43). Est-il (( dmocratique u de laisser perdurer cette division tribale du travail ? Je ne le crois pas : (( progrs )) et a libration D sont en ralit synonymes dabolition de la di- vision du travail au sens marxien ; ils impliquent quil faut sortir de ces ghettos tribaux, de ltroitesse .(I des peuples-classes o, travers deux voies, le mtissage culturel et humain et, bien que le terme soit pass de mode, le socialisme. Ce qui ne revient pas aux (( Soviets, plus lethnicit D, comme la crit Michel Cahen (44), moins de lentendre comme objectif moyen terme, comme ncessit historique afin de mnager la transition la moins douloureuse possible vers le surpassement des ethnies spares, vers le libratoire mtissage culturel et humain.

    En effet, la Weltanschaung diffrentialiste, dont la fortune provenait et provient des contradictions auxquelles la politologie traditionnelle tait incapable de rpondre, a gnr des monstres qui sont exactement le contraire de ceux que lon voulait exorciser. (( Monstres r) qui consistent,

    (40) Quaderni Internazionali, no 2-3, 1998, an. cit., p. 202.

    (41) Voir A. Lon, Le marxisme et la questioiz juive, prface de Nathan Weins- tock, Rome, Samon et Savelli, 1968.

    (42) Hormis le cas des Fuga en thiopie. Ce nest pas un hasard si laube de la rvolution thiopienne, dans un nu- mro de 1975 du Ethiopian Herald ( loc- casion de la promulgation de la rforme agraire de la mme anne) on publiait une photo, o ?pparaissaient justement un Fuga et un Ethiopien dune autre ethnie,

    dont la lgende soulignait combien, dans la Q nouvelle Ethiopie 0 , les diffrences eth- niques et sociales devaient tre surmon- tes.

    (43) Voir quelques sourates du Co- ran, cites dans C . Moffa, LAfrique d la priphrie de lhistoire, cit p. 148, et le my- the de la fondation du Rwanda qui hirar- chise les trois ethnies, Tutsi, Hutu, Twa.

    (44) M. Cahen, B Le socialisme, cest les soviets plus lethnicit o, Politique afri- caine, 42, juin 1991, pp. 87-108.

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  • L~ETHNICIT EN AFHQUE

    dun point de vue analytique, ne plus comprendre la totalit B des ph- nomnes tudier, en isolant la question nationale de son contexte his- torique, social, etc., et en niant la (( vieille prtention moniste du mat- rialisme historique B (45). (( Monstres )) surtout dun point de vue pratique et opratoire, parce que, si, sur le plan interne, (( la diffrence est un pige. Elle a servi aux antiracistes contre lhomologation, et la droite pour y enfermer les migrants )) (46) (cf. en Afrique le rle jou par quelques anthropologues sud-africains dans la construction de lapartheid (47)), on pourrait ajouter que, sur le plan, des relations internationales, elle a servi la gauche pour combattre les Etats bureaucratiques, et B la bourgeoisie et limprialisme pour dtruire lunit des classes opprimes et lind- pendance des Etats du Sud de la plante.

    Mais nous arrivons ici lultime obstacle culturel qui rend difficile la dfinition et linterprtation des conflits internationaux de lpoque post- coloniale : la mystification et la vulgarisation de la pense marxiste sur la (( question nationale B.

    Troisime point : une lecture rductrice de la tradition marxiste sur la question nationale

    Contrairement une certaine conception fossilise et dogmatique du principe dautodtermination des peuples, le marxisme offre une vision beaucoup plus complexe et fconde de la question nationale que les slo- gans grossiers et les petites phrases auxquels on voudrait le rduire.

    Dune part, la pense marxiste donn lieu un dbat parfois trs vif, caractris par des positions pratiques et politiques des plus diff- remes ; mais par ailleurs, comme la rappel Georges Haupt dans sa PO- lmique contre les (( nomarxistes nationalitaires D de son (et de notre) temps, toute la tradition marxiste a toujours mis en contextle le (( principe dautodtermination des peuples R lintrieur dune stratgie rvolution- naire fonde sur la (( primaut de la classe sur toutes les autres catgories historiques )) (48), y compris celle de nation, et dans une vision (( progres- sive o de lhistoire o naturellement o favorable aux grandes entits tatiques comme lieux de dveloppement et de progrs.

    La complexit de la question nationale dans la pense m.arxiste ressort dune lecture attentive de toutes ses sources: les anathmes de Rosa Luxembourg contre la (I phrasologie petite-bourgeoise vide o de (( lauto- dtermination H de Lnine ; (( le marxisme et la question nationale D de Staline (des pages auxquelles la dnonciation de linvasion des nationa- lismes dans le reflux de laprs-1905 confrent une grande actualit), les

    (45) Cf. C. Preve, propos dautres courants (I post-marxistes I), comme le f- minisme, lcologie, le pacifisme, dans (1 Per lunit del marxismo critico I), La si- nistra, mars 1989, p. 59.

    (46) R. Gallissot, entrevue au Mani- festo, 14 mai 1995.

    (47) A. Bres, B Larchipel des ban- toustans i), dans Hrodote, no 41, 1986, p. 14, nous rappelle que ce sont les anthro- pologues ((I proto-diffrentialistes o, pour- rait-on dire) qui ont cr, dans

    laprs-guerre, les bases thoriques et culturelles de lapartheid. En effet, les fron- tires entre le bantoustanisme (de droite) et la dfense des (( racines I) ethniques des Noirs ((I de gauche i ) ) sont trs faibles.

    (48) G. Haupt, (I Les marxistes face la question nationale : lhistoire du pro- blme o, in G. Haupt, Nl. Lowy, C. Weill, Les mamistes et la question nationale, 1848-1914. Etudes et textes,, Paris, Maspero, 1974, traduit et publi dans Quaderni In- ternazionali, no 2-3, 1988, art. cit., p. 11.

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  • CLAUDIO MOFFA

    argumentations de Marx sur la question irlandaise, dont la relation la rvolution en Angleterre est vidente ((( la question irlandaise est la cl de vote de la question anglaise o). Mais encore le principe dautodtermi- nation proltaire o de Boukharine, les rflexions du rengat Kautsky o et des (( austromamistes D thoriciens de (( lautonomie nationale culturelle sur la ralit balkanique, les considrations go-dmographiques attentives de Engels sur les rgions de lEurope orientale peuples en ((taches de lopard D. Edin, levidente relation, chez Lnine mme, du principe dau- todtermination nationale une stratgie rvolutionnaire dans laquelle, du reste, la thorie menchvique, pltchovlanienne et gradualiste de la (( phase bourgeoise u qui merge des crits du leader bolchevique saccorde mal, comme le rappelle Edward Carr (49), avec la pratique paradoxale- ment (( luxembourgienne D des interventions de larme rouge en Gorgie et dans dautres rgions de lex-empire tsariste aprs 1917. En somme, le principe dautodtermination des peuples nest pas un tabou, et surtout son dbouch invitable nest pas la scession, moins de vouloir siden- tifier, comme tonnaient Marx et Engels, avec les (( Philistins qui senflam- men; pour la nationalit P (50).

    Evidemment, cela ne veut pas dire idaliser 1tat postcolonial, la contrepartie des (( minorits opprimes R : un appareil presque toujours op- pressif, centre de corruption, de discrimination de classe, et dont lethni- cisation typique du continent africain ((( signes ethniques des armes, des bureaucraties, etc.) reprsente lautre face, et souvent le facteur dclen- chant de lethnicisation exaspre des minorits priphriques o. Cela si- gnifie, au contraire, engager toute la complexit de la question nationale dans la nouvelle phase historique, par laquelle dune part chaque cas doit tre valu en soi (sans petites phrases ni slogans idologiques), et dautre part toutefois, le rapport entre option scessionniste et option unitaire est coup sr renvers par rapport lpoque de la dcolonisation. Jadis, la scession (en tant que scession de la mre-patrie europenne), tait une solution juridique et politique progressiste ; aujourdhui, mises part de possibles exceptions, cest le contraire qui est vrai. Ce qui veut dire, pour ouvrir une perspective sur un thme quil serait trop long de dvelopper ici, que la solution de la question nationale doit se fonder non pas sur labstraite et monolithique (( libert nationale D (donc la traduction prati- que habituelle est la scession), mais sur les (( liberts nationales )) multiples et concrtes, dans les domaines linguistique, religieux, culturel, etc. Une recherche trs difficile et complexe, surtout en Afrique (quon pense au problme de la langue), mais la seule qui puisse tre entreprise.

    Lhorloge de lhistoire va rebours

    On pourrait ds lors se demander comment concilier ce qui a t dit jusquici - la ngation (( jacobine )) de lethnicit en faveur dune vision de classe - avec le discours sur les conflits interethniques comme clefs dex- plication matrialiste et dialectique de lhistoire de lAfrique que jai pro-

    (49) E. Carr, Storia della Russia sovie- (50) G. Haupt, Quadenzi Intenaazio- tica, vol. l, La rivoluzione bolscevica, nali, art. cit., p. 13. 1917-1923, Turin, Einaudi, 1964.

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  • L~ETHNIGIT EN AFRIQUE

    pos dans mes travaux passs (51). Je reviens donc aux deux distinctions initiales, entre (( phases D historiques et interprtation et faits. En premier lieu, je ne comprends pas comment, dans la foule de ce quont pu crire avec une extrme duret Marx et Engels et de ce qua produit une longue tradition marxiste (52), on peut nier que lethnie ait t la cellule socio- conomique fondamentale des populations du continent, et comment nier donc que la (1 lutte entre les ethnies (qui en tant que ralits fluctuantes fondes essentiellement sur le contrle du territoire, nont videmment rien voir avec les a races v ) ait t le (( moteur u matriel dynamisant lhis- toire africaine : cest certes une banalit, mais elle est souvent nie par un certain (1 progressisme R africaniste (53) mal compris.

    En second lieu, en me rfrant lAfrique daujourdhui, je pense que loption idologique est une chose, et que les faits en sont une autre : et il faut les assumer de manire objective (ou du moins en tendant lob- jectivit) mme sils ne nous plaisent pas. Dans un monde comme le ntre, comment peut-on nier lexistence du fait ethnique, et ne pas tre daccord avec Michel Cahen quand il dnonce les risques rducteurs de la thse de (1 linvention du tribalisme )) (54) en Afrique par limprialisme ? En effet, lethnicit existe, mais elle ne doit et ne peut tre exalte comme un ph- nomne positif. Au contraire, elle reprsente en Afrique et dans le monde un (( rsidu r) du pass sur les bords de la route du mtissage et du socia- lisme : mme sil existe des phases historiques entires, et la ntre en est un exemple, dans lesquelles lhorloge de lhistoire va rebours.

    Cluicdio Moffu Universit de Teramo

    Traduction de Valentine Drevet-Benatti

    (51) C. Moffa, LAfrzque Li la priph- rie de lhistoire, op. cit.

    (52) A propos des considrations de Marx et dEngels sur les conflits lpoque primitive, je renvoie aux citations de mon Afrique lapriphrie de lhistoire. Mais pour saisir lauthenticit dune telle approche dans la tradition manriste, voir aussi la clas- sique Histoire universelle de lAcadmie des sciences de lURSS, Milan, Teti, et par exemple le volume VI, p. 188 : (1 Les guer- res entre tribus constituaient un phno- mne constant. Dans ces circonstances, lAfrique devint une proie facile pour les colonisateurs. B

    (53) Je souligne cet aspect pour r- pondre au compte rendu fait par Jean Co- pans sur (i LAfrique la priphrie de lhis- toire v, Politique africaine, 64, pp. 150-1 5 1. Copans, outre quil ne comprend pas mes thses sur les origines du sous-dveloppe- ment africain (je ne nie pas du tout le cipa- radie du soirs-dveloppement par linipria- lisine Y, mais spar le sed irnprialisne n), crit que ma mise en vidence des conflits ethniques dans lAfrique prcoloniale nest pas une (i dcouverte o : il a raison,,p,arce que les (i dcouvertes )) du mtier d histo-

    rien touchent aux documentsdarchives, et pas la proposition dun nouveau para- digme interprtatif. Mais il est cependant vrai que ce (i banal )) paradigme a t sou- vent ni par de nombreuses tudes africa- nistes des annes passes, quil a presque toujours offert une image idyllique du pass precolonial africain (cf. Ruanda et Burundi), et quil utilise un langage miro- bolant et crpitant [en fianais dans le texte, ndt], mais peu digne de foi dun point de vue scientifique (cf. Copans lui- mme, dans son livre La longue inarche de la modemit afrzcaixe : (i lAfrique noire nexiste pas )), (i le marxisme africain nexiste pas 0, (i les socits afncaines exis- tent-elles ? o, etc.

    (54) M. Cahen, cit p. 103. Pour une lecture quilibre et (i raliste o du rle de lethnicit en Afrique, voir aussi J.-F. Bayart, cit, en particulier la premire partie du chapitre premier, ciLe thtre dombres de lethnicit )), et les pages 66 et 86 : dun ct, (i on ne peut nier lexistence, voire lirrductibilit des consciences eth- niques o, de lautre, il faut (i viter de re- chercher du ct de lethnicit le ssame du politique contemporain )).

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