État, représentation, démocratie. Que faire de la philosophie politique ?

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ÉTAT, REPRÉSENTATION, DÉMOCRATIE. QUE FAIRE DE LAPHILOSOPHIE POLITIQUE ? Michaël F?ssel et Édouard Jourdain Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 185 à 199

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------F?ssel Michaël et Jourdain Édouard, « État, représentation, démocratie. Que faire de la philosophie politique ? »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 185-199. DOI : 10.3917/espri.1203.0185

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Table ronde avec Bruno Bernardi, Philippe Raynaud etMyriam Revault d’Allonnes*

ESPRIT – Le problème de la démocratie semble aujourd’hui au cœurdes préoccupations intellectuelles. Alors même que la notion crée unconsensus sans doute sans précédent, les doutes surgissent dès lors qu’ils’agit de la définir (mode de désignation des gouvernants, forme desociété, promotion du sujet de droit, etc.). Pourtant, la démocratie n’apas toujours intéressé les philosophes français. Si nous partons de l’horizon de la fin des années 1960 ou du début des années 1970, ya-t-il selon vous une spécificité française dans la manière dont, enFrance, la philosophie politique s’est emparée de cette notion ? Cettespécificité s’explique-t-elle par des aspects historiques ou par uneconjoncture théorique plus autonome ?

Myriam REVAULT D’ALLONNES – Avant d’aborder la question de ladémocratie, je me placerai en amont en parlant de la difficulté à fairede la philosophie politique dans les années que vous évoquez. Enraison notamment du poids du marxisme, pour lequel les détermi-nations étaient avant tout économiques et sociales, la philosophiepolitique était renvoyée à des lectures spécifiques, « régionales »,partielles, ou recouverte entièrement par la « science politique » etelle était très souvent connotée à droite. Le politique comme objetautonome et consistant en soi était suspect.

Mars-avril 2012185

* Respectivement philosophe, professeur en classe préparatoire ; professeur de sciencespolitiques à l’université Panthéon-Assas ; philosophe, professeur à l’École pratique des hautesétudes (EPHE).

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Cependant, dans les années 1970, quelques voix discordantessont parvenues à se faire entendre plus distinctement, notammentcelle de Claude Lefort, dont l’intention était de redonner à la philo-sophie politique le sens qui devait être le sien, de réhabiliter lanotion même de « politique » qui ne devait pas désigner un secteurparticulier de la vie sociale mais une expérience beaucoup pluslarge. De même, Hannah Arendt (mais elle était encore peu audible)entendait redonner à la pensée politique le rôle qui était le sien :s’interroger sur l’événement, penser ce qui nous arrive.

L’éclipse de la philosophie politique en France

Bruno BERNARDI – De façon plus globale, je crois que l’histoirede la philosophie politique est pour ainsi dire lacunaire. À côté depériodes durant lesquelles la politique traverse le champ philoso-phique de part en part (le moment platonicien par excellence), il enest d’autres où elle semble pour la philosophie comme un corpsétranger : des moments vides, d’épuisement pour la philosophie poli-tique. Ainsi, la réception dominante du marxisme a eu pour consé-quence une sorte d’effacement de la philosophie politique parce queson objet même, la politique, se trouvait écartelé entre d’un côté sarésorption dans une philosophie de l’histoire, d’un autre côté samutation en une technique, celle de « la prise et la conservation dupouvoir », de l’État, cristallisée autour de la notion de dictature. Orce mouvement coïncidait paradoxalement avec une tendance propreà la pensée politique française qui faisait de la République son objetcentral (indexé également sur l’État) bien davantage que de ladémocratie qui y demeure un objet obscur. On a dit que l’idée démo-cratique, enfouie depuis l’Antiquité, était née une seconde foisavec la modernité. Mais cette seconde naissance s’est faite sous unparrainage bien différent de la cité antique, celui de l’État souve-rain. Si, comme on peut le penser, le tournant auquel nous assistonspeut se caractériser comme une désindexation du politique surl’étatique, la question est de savoir si nous allons connaître une dé -composition de la notion de démocratie ou plutôt sa redynamisation.

Philippe RAYNAUD – Pour ma part, je reviendrai encore un peuen arrière en insistant sur la différence entre la période de laIIIe République et l’après-guerre. Avant 1945, tous les courants dela philosophie académique sont républicains, sans être antidémo-crates, et il existe alors une certaine harmonie entre la démocratie

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et l’idée républicaine, qui ne se focalise d’ailleurs pas uniquementsur l’État (pensons à l’importance accordée par Durkheim auxsyndicats, aux « corporations », etc.). C’est d’autant plus remar-quable que, si c’est le cas chez les philosophes, ce n’est pas vraichez les écrivains et les artistes : la littérature est majoritairement« à droite » et souvent peu républicaine, et les avant-gardes artis-tiques ou littéraires sont d’extrême droite ou d’extrême gauche et,en tout cas, rarement démocrates. Si l’on trace à grands traits leparcours de la philosophie française, nous avons, d’un côté, latradition idéaliste, de Renouvier à Brunschvicg, qui s’inscrit dansl’imaginaire de la IIIe République, et qui va se reconnaître largementdans la Société des Nations, et le courant sociologique durkheimien,qui est assez éloigné philosophiquement de l’idéalisme mais quipolitiquement en est très proche. Avant la Seconde Guerre mondiale,la démocratie n’est pas véritablement remise en question du pointde vue de la philosophie politique. Le grand tournant est sansdoute celui de la guerre et surtout de la défaite de 1940, pour uneraison que Vincent Descombes1 a très bien vue, à savoir que l’ef-fondrement de la IIIe République signe l’échec des Lumières fran-çaises.

Si l’on veut comprendre cette réaction, le mieux est sans doutede se souvenir des discussions qui se sont tenues lors de la soute-nance de thèse de Raymond Aron (1938) et, surtout, de sa confé-rence à la Société française de philosophie (1939) : les philosophesfrançais avaient eu de la peine à comprendre son intérêt pour despenseurs « irrationalistes » et ils arrivaient encore moins à prendrela mesure de ce que signifiait la révolution national-socialiste.Dans l’après-guerre, au contraire, nous rencontrons d’abord l’héri-tage de la philosophie de l’histoire de Kojève, mais aussi le poidsénorme de la domination assez précoce de la problématiquemarxiste, y compris chez des philosophes non marxistes : que l’onpense par exemple à un livre comme Humanisme et terreur, danslequel Merleau-Ponty met tout son talent à justifier « dialectique-ment » la terreur stalinienne, tout en reconnaissant que les accusésdes procès de Moscou n’étaient pas « subjectivement » coupables.Cette attitude reste à l’arrière-plan dans le progressisme ultérieurde Sartre et de ses amis, mais, avec les années 1970, nous allonsavoir quelque chose de nouveau, constitué par la rencontre entre la

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1. Vincent Descombes, le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française(1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, 1979.

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tradition marxiste et des avant-gardes anti-existentialistes, anti-humanistes qui, au départ, sont assez étrangères au marxisme. Ils’agit en somme de l’alliance entre Althusser, Derrida et Foucault,qui aurait dû paraître un peu étrange.

La stratégie de cette époque consistait à dire que le meilleurmoyen de faire la révolution était de faire de l’histoire de la philo-sophie en déconstruisant la métaphysique. On ne croyait pas auxniaiseries bourgeoises qu’étaient les droits de l’homme ou la démo-cratie, mais on pensait que d’une thèse sur Spinoza pouvait sortirla révolution et Derrida proposait finalement un dispositif du mêmegenre, où le commentaire de Husserl devait permettre de décons-truire le phallocentrisme, etc. Dans cet esprit, la philosophie poli-tique à l’époque n’était rien en elle-même dans la mesure où, d’unecertaine manière, toute la philosophie était vue comme politique.Notons cependant que la philosophie politique n’avait pas totale-ment disparu pour autant : la philosophie de Raymond Polin n’estpas ma tasse de thé, mais elle n’était pas sans intérêt, et un auteurcomme Julien Freund, tout aussi « réactionnaire » que Polin etsans doute plus profond, avait développé une réflexion de grandeampleur sur l’« essence du politique » (il est vrai qu’Aron et Freundétaient plutôt considérés comme des sociologues). Il reste que dansles courants principaux de la philosophie française, la démocratieest encore un non-objet philosophique, tout au plus constitue-t-elleun mot d’ordre pratique pour la démocratisation des institutions.

M. REVAULT D’ALLONNES – C’est à cause de l’oblitération de laphilosophie politique que la question de la démocratie n’a pas eulieu d’être. Ceux qui ont pensé alors la démocratie (Claude Lefortnotamment) l’ont fait en prenant en compte la question du totalita-risme, concept totalement récusé par la mouvance marxiste. Je suisd’accord avec le fait qu’il a existé une rencontre étonnante entre laprégnance de la pensée marxiste, qui a fait que la philosophie del’histoire tenait lieu de philosophie politique, et des pensées hété-rogènes comme celles d’Althusser, de Derrida ou de Foucault. Cesderniers, si « radicaux » soient-ils, se tenaient complètement àl’écart de la philosophie politique : pour certains, l’imprégnation dustructuralisme faisait qu’ils passaient complètement à côté de laquestion de l’agir politique ; pour d’autres, les positionnements« métaphysiques » commandaient les positionnements politiques oules renvoyaient à l’inessentiel.

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Revenons un instant à 1968 : à l’époque, l’existence des philosophesest très politisée, la politique est partout, même si le politique en tantqu’objet autonome est relativement absent. À propos de la démo-cratie, la date intéressante n’est peut-être pas tant mai 1968 que juin1968 qui marque, avec les élections, un retour à l’ordre dont certainsintellectuels tireront leur aversion pour la démocratie parlementairedésignée comme la fossoyeuse de la révolution. Quelle est l’influencede ces événements sur le rejet des aspects institutionnels de la démo-cratie ?

M. REVAULT D’ALLONNES – Là encore, le signifiant « démocratie »ne voulait absolument pas dire la même chose selon la personne àqui l’on s’adressait. Pour un certain nombre de gens, la démocratien’était pas autre chose que le système des élections, le suffrageuniversel et la démocratie « formelle ». Pour beaucoup d’entre eux,le slogan « élections, pièges à cons » continuait à marquer le clivageentre démocratie formelle et démocratie réelle. D’une manièregénérale, ceux qui essayaient de penser l’objet démocratiquetentaient de dépasser le cadre restrictif des élections et des formesstrictement « procédurales » qui désignaient les modes de partageou d’organisation du pouvoir. C’est à l’époque de Mai 68 que Lefortpar exemple (dans la Brèche) fait intervenir la notion de « démocratiesauvage ». La démocratie, dans le vécu des gens en 1968, c’étaientles assemblées générales, la spontanéité, un vécu qui ne corres-pondait pas du tout à l’analyse du concept. La difficulté, c’étaitprécisément de relier l’expérience et le concept : je ne suis pas loinde penser que cette difficulté est toujours présente.

Dans tous les textes où Foucault essaie de déconstruire ladimension juridico-politique du pouvoir, on s’aperçoit qu’il donneà la notion de pouvoir une acception très restrictive. Et d’autre part,lorsqu’il affirme que le pouvoir revêt une dimension relationnelle,beaucoup y voient une théorie tout à fait nouvelle alors qu’il s’agitd’une constante de la philosophie politique, depuis Aristote jusqu’àaujourd’hui, en passant par Hobbes ou Hegel. Dans ses textes, iln’est question de « démocratie » qu’à propos de la Grèce ancienne,le terme n’est jamais utilisé par lui à propos de la modernité. Ici, jesuis assez d’accord avec Philippe Raynaud pour dire qu’un certaintropisme révolutionnaire a contribué à une ignorance conceptuelleconduisant à des logiques binaires simplificatrices. Ce n’est pasétonnant que des gens comme Lefort ou Castoriadis aient été trèspeu entendus et lus à l’époque.

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B. BERNARDI – Comme je l’ai suggéré tout à l’heure, c’est saconception comme mode d’organisation de l’État qui a historique-ment inhibé la problématisation de la notion de démocratie. De cepoint de vue, il me paraît très frappant de constater que les penseursles plus novateurs de la fin du XXe siècle ont eu ce réflexe de sedétourner de l’objet État, mais du même coup aussi de l’objetdémocratie. Foucault, par exemple, ne va pas tant se préoccuper dela question de l’État que de la question de la polytopie des pouvoirset du déplacement des pouvoirs de l’État vers la société. C’estcomme si, à chaque étape, pour des raisons qui sont chaque foisdifférentes, la démocratie ne pouvait devenir un concept réellementopératoire ou, à tout le moins, un concept problème. Juste un opéra-teur axiologique : démocratique est la bonne politique, antidémo-cratique la mauvaise.

P. RAYNAUD – Pour ma part, j’estime que Mai 68 marque dansl’histoire de la pensée le début d’une régression qui va durer unedizaine d’années. Avant 1968, il existait tout de même, aux margesde la philosophie, une pensée politique intéressante ; je pensenotamment à la revue Arguments ou au groupe Socialisme oubarbarie qui faisaient un travail remarquable. L’héritage de cesgroupes s’efface curieusement après 1968, en raison de la manièredont tout va maintenant tourner autour d’une idée assez simpliste dela révolution, qui n’est pas celle qui inspirait Socialisme ou barbarie.Il suffit pour illustrer cela de comparer ce qu’écrit Deleuze à la finde son Nietzsche et la philosophie, paru en 1962, et ce qu’il écrirapar la suite avec Guattari, ou encore Les Temps modernes en 1967et en 1970 qui en appellent à la destruction de l’Université. On voitune évolution similaire chez Michel Foucault, qui, à partir de 1968,va aussi adopter une rhétorique révolutionnaire alors qu’avant cettedate il était relativement indifférent à la politique et qu’on nepouvait pas dire qu’il était fondamentalement un homme de gauche.

B. BERNARDI – Ici encore, je suis un peu en décalage avec cerepérage historique. Deux questions me semblent fondamentales :d’une part, la période dont vous parlez, et qui serait marquée par lesignifiant révolutionnaire, est, en ce qui concerne la France, plusbrève et moins homogène qu’il n’y paraît. J’ajouterai qu’en ce quiconcerne Foucault ou Deleuze, l’idée d’une transformation radicaleexiste, mais elle n’est pas pensée en termes de révolution : il y a déjàchez eux l’idée d’une sortie de la révolution. En revanche, le seulpenseur de l’époque à penser à la fois la démocratie et la révolutionest Cornelius Castoriadis.

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Antitotalitarisme et démocratie

Comment définir l’apport de la pensée antitotalitaire dans l’approchedu phénomène démocratique ? Je pense particulièrement à la manièredont la question des « droits de l’homme » va s’imposer en France àla fin des années 1970, et pas seulement (ni d’abord) à travers lafigure des « nouveaux philosophes », plutôt par la réflexion de ClaudeLefort.

M. REVAULT D’ALLONNES – Ici, nous sommes confrontés autropisme de la radicalité qui vient se substituer au tropisme de larévolution, et qui va occulter la question de l’institution en théori-sant une relation binaire et simpliste entre dominants et dominés,exploitants et exploités. La question de l’institution (qui ne met passeulement en avant ce qui relève de l’« institué » mais aussi la capa-cité « instituante ») est fondamentale quand on veut élaborer laquestion de la démocratie et y voir autre chose qu’un mode d’orga-nisation juridico-politique. La question de la servitude volontairen’est pas non plus tellement analysée par les penseurs radicaux : iln’y a guère par exemple que Clastres et Lefort qui vont y réfléchir,notamment à partir du texte de La Boétie. La démocratie est alorsréduite, avec la pensée radicale, à une forme d’organisation poli-tique, et le spectre de la « démocratie formelle » plane encore surses analyses. Chez Foucault encore une fois, le mot de démocratien’est jamais prononcé, à part concernant la démocratie grecque,mais dès que l’on rentre dans la modernité, il est question du libé-ralisme et plus de démocratie.

P. RAYNAUD – Je suis un peu sceptique sur cette question del’anti totalitarisme, car, quels que fussent leurs mérites, Castoriadiset Lefort ne sont quand même pas les inventeurs de cette problé-matique. De grands travaux sur l’antitotalitarisme les précèdent :nous avons notamment d’un côté ceux de Hannah Arendt, et del’autre ceux de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. Leur grandmérite reste toutefois d’avoir brillamment analysé le régime sovié-tique, en critiquant par ailleurs ce qu’il était convenu d’appeler àl’époque le camp « progressiste », terme qui, chez Lefort, esttoujours péjoratif. Quant au rapport de leurs analyses sur le totali-tarisme avec la démocratie, il est très différent chez Lefort etCastoriadis, alors que Lefort oppose la démocratie au totalitarisme,Castoriadis distingue trois régimes : les totalitarismes, la (pseudo)démocratie libérale ou oligarchique, et la démocratie entendue

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comme régime autonome. L’opposition centrale chez Castoriadis estdonc entre domination et antidomination, et non entre démocratieet totalitarisme.

B. BERNARDI – En effet, le mérite essentiel de Castoriadis estd’avoir fondé un principe proprement moderne de la démocratie.Pour lui, la démocratie est un concept d’auto-institution de lasociété et non simplement une forme d’organisation politique. Celame paraît important parce qu’il donne l’indication d’une voie àpartir de laquelle peut se reformer une philosophie où le politiquen’est ni une technique ni une technologie.

M. REVAULT D’ALLONNES – Je pense qu’il n’est pas nécessaired’opposer Lefort et Castoriadis ici, notamment en ce qui concernel’auto-institution de la société. Mais je voudrais revenir à la lecturede Hannah Arendt, qui a eu un impact considérable en France2. Leproblème d’Arendt n’est pas tant celui de la démocratie que de celuide la modernité. Sa réflexion a ébranlé très fortement et a égalementinfléchi la réflexion des anciens althussériens, notamment JacquesRancière puis Étienne Balibar. La puissance de sa pensée, notam-ment l’idée que le pouvoir ne se réduit pas à la domination, aamené à repenser la modernité, le politique, l’événement… C’estnotamment elle qui a insisté sur l’idée qu’avec la modernité, laphilosophie de l’histoire s’était substituée à la philosophie politique.

P. RAYNAUD – Les ouvrages d’Arendt qui paraissent en France audébut des années 1980 rencontrent à cette époque un certainsuccès, en raison d’une forme de crise de la pensée philosophique,mais aussi parce qu’elle a des liens avec Heidegger, notammentautour de la pensée de l’événement. Mais est-ce que cela entraîneune pensée de la démocratie ? Rien n’est moins sûr… Je voulaisrevenir à la pensée de Castoriadis : son projet de la société autonomeest très intéressant, mais il implique que tous les régimes existantssoient considérés comme oligarchiques. Il faudrait une démocratiedirecte combinée avec un État de droit et une autogestion généra-lisée, ce qui requiert des conditions très exigeantes. La société auto-nome n’est pas pour lui entendue en tant que régulateur kantienmais comme quelque chose d’actuel, et ici j’avoue que je manqued’imagination… Lefort, qui me paraît être un penseur moins consi-dérable, me semble développer une analyse de la démocratie plusproche des expériences modernes.

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2. Voir les textes de Hannah Arendt publiés dans Esprit, par exemple « Compréhensionet politique », juin 1980, p. 66-80.

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M. REVAULT D’ALLONNES – Les textes de Lefort dans les années19803 s’efforcent de réintégrer la question des droits de l’hommecomme une question politique, moyennant certaines conditions. Laperspective qui est la sienne d’une dynamique démocratique, d’unedémocratie constamment en travail (et vouée à des rechutes poten-tielles) rencontre, comme malgré elle, certaines réflexions deFoucault sur les nouvelles luttes qui ne sont pas des luttes pour lepouvoir, et qui ne sont pas centrées sur les questions classiques dela domination ou de l’exploitation, mais sur l’émancipation desubjectivités, les luttes contre « l’assujettissement de la subjecti-vité ». C’est ainsi qu’autour des droits de l’homme, Lefort va pouvoirarticuler la lutte des femmes, celle des homosexuels, dont il ditqu’elles deviennent, insérées dans la dynamique de la démocratie,un enjeu politique. Il ouvre ainsi la possibilité que des conflits apriori non politiques deviennent politiques, ce qui vient confirmerque la démocratie est avant tout une expérience qui ne se limite pasà l’organisation des pouvoirs.

B. BERNARDI – En effet, malgré les différences et les oppositionsentre ces auteurs, qu’il s’agisse de Foucault, Lefort, Castoriadis ouArendt, ce qui leur est commun est l’élargissement et la redéfinitionde ce qui est politique. Nous assistons alors à un réinvestissementdu politique dans l’épaisseur du social, mais cette ouverture a étérecouverte ou tout du moins réinterprétée par la restauration, vial’introduction en France des travaux de John Rawls et de JürgenHabermas, du procéduralisme et peut-être plus encore du coupleprémoderne morale et politique.

On assiste, toujours au tournant des années 1980, à l’introductiond’une nouvelle référence pour aborder la démocratie : Tocqueville etsa découverte de ce que la démocratie est aussi, sinon d’abord, uneforme de société fondée sur la promotion de l’idée d’égalité. Que faut-il en penser ?

B. BERNARDI – Cette remarque est tout à fait fondée. La mobili-sation qui a été faite de Tocqueville comme alternative à la référencemarxienne a bien caractérisé ce moment. Mais cela s’est fait enconfigurant une espèce d’attelage de Tocqueville avec BenjaminConstant dont je ne suis pas convaincu qu’il soit théoriquementconsistant. Avec le recul que nous commençons à voir, et notamment

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3. Voir « La communication démocratique » (entretien), Esprit, septembre-octobre 1979,p. 34-45, ou « Les droits de l’homme et l’État-providence », novembre 1985, p. 65-80.

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avec la dislocation de la vulgate marxiste alors encore dominante,il se pourrait bien que les résonances entre Tocqueville et Marxapparaissent plus pertinentes et fécondes.

P. RAYNAUD – Je crois que Tocqueville reste le meilleur guidepossible. La démocratie moderne repose sur des principes qui sontjustes et même vrais, mais elle présente des risques spécifiques liésà la puissance de la majorité, qui peut du reste conduire celle-ci àrenoncer « librement » à sa liberté et, surtout, à la dynamique indé-finie de l’égalité des conditions, qui peut mener à une vision appau-vrie de l’expérience humaine ; ce qui nous autorise et même nousinvite à continuer de méditer des œuvres antérieures à la démocratiemoderne pour nous éviter de tomber dans ce qu’on a appelé l’ethno -centrisme du présent.

L’influence de la pensée du droit

À partir des années 1980 s’impose en France une approche plusprocédurale du politique fondée, en particulier, sur une philosophiedu droit. Tout se passe comme si, sous une double influence anglo-saxonne et allemande, on passait sans trop de médiation du modèlerévolutionnaire à un modèle juridico-politique, peut-être encore unefois au détriment d’une réflexion sur la démocratie. Dans ce rapportentre démocratie et État de droit, quel est le contexte de la réceptionfrançaise d’auteurs comme Rawls ou Habermas ?

B. BERNARDI – Je suis frappé par la réception clivée dont lapensée de Habermas a été l’objet. Il y a un premier Habermas perçudans l’horizon de 1968, qui est lié à la théorie critique, puis il y ale tournant procédural qui va l’amalgamer avec la pensée de Rawls.L’horizon rawlsien en philosophie politique depuis vingt ans est trèsstructurant. Il existe une vraie réflexion sur la démocratie de la partde Habermas, précisément parce qu’il n’a jamais voulu désarticulerproblématiques politiques et problématiques sociales. Or, la dimen-sion démocratique, au sens fort du demos, dans la pensée deHabermas, a été largement occultée par le bloc Rawls-Habermas,marqué par la procédure et l’idée de société bien ordonnée. Lerenouveau de la philosophie politique de ces vingt dernières années,en France, en se focalisant sur la théorie de la justice de Rawls, apar la force des choses négligé le concept de démocratie. Aussi l’his-toire de la théorie de la démocratie contemporaine est-elle à monavis l’histoire d’une série d’occasions manquées.

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P. RAYNAUD – Je crois pour ma part que Rawls a eu le succèsqu’on lui connaît car il permettait de penser la question sociale horsdes cadres du marxisme, avec toutes les questions afférentes notam-ment à l’État-providence. Quant à Habermas, c’est un peu différent,et sa réception française est diverse. Pour faire simple, nous retrou-vons le courant habermassien de la théorie critique, très marqué parle marxisme, et un courant qui a utilisé Habermas pour critiquer laphilosophie française des années 1970. Mais en règle générale, jene pense pas que la philosophie politique française contemporainesoit si marquée par ce bloc Rawls-Habermas : les théoriciens dupolitique importants en France, qu’il s’agisse par exemple de MarcelGauchet, de Pierre Manent ou de Pierre Rosanvallon, ne sont pasliés à ce système de références.

M. REVAULT D’ALLONNES – J’ai l’impression pour ma part que nousassistons toujours à une histoire de « découvrements » et de « recou-vrements » de la notion de démocratie qui empêche véritablementde saisir son objet. Par exemple, nous avons eu la notion « dedémocratie sauvage » développée par Lefort, qui va par la suite êtrerecouverte par les perspectives procédurales dont la tendance estde réduire la part d’indétermination démocratique et même la partde l’irréductible. La rationalité procédurale est une tentative pourévacuer la part des affects, de la subjectivation, de la servitude, quisont autant de notions fondamentales pour penser la démocratie.Celle-ci est un objet obscur, et il faut essayer de la travailler, de laclarifier certes mais en admettant cette part d’obscurité liée à laquestion du désir.

P. RAYNAUD – Après avoir vécu sous l’autorité de l’idée révolu-tionnaire, nous vivons maintenant sous l’autorité de l’idée démo-cratique. J’ai toujours pensé que tous les penseurs politiques allaientdevenir démocrates, y compris Badiou. C’est que nous sommesdans une situation où la démocratie est devenue un régime naturel,ce qui est assez nouveau. Un certain nombre de penseurs prédémo -cratiques savaient très bien qu’il y avait quelque chose de vrai dansla démocratie, tout en redoutant que cela devienne visible ; c’est ceque, par exemple, Burke avait compris en 1789 : à partir de laRévolution française, le sentiment naturel que ce sont les hommesqui font l’histoire et que le peuple est « par nature » souverain vaacquérir une sorte d’évidence.

Lorsque je dis que pour nous la démocratie est naturelle, il s’agitici vraiment d’un constat, or ce que je réclame pour les philo-sophes est de pouvoir penser librement, fût-ce hors des cadres de

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la démocratie, comme c’est le cas pour quatre-vingt-quinze pourcent de l’histoire de la philosophie depuis Platon. Je pense que nousavons une tâche qui constitue à prendre en compte l’histoire de laphilosophie dans toute sa complexité sans ériger la démocratie ennorme absolue ni même en régime indiscutable. Cela permettrait defaire une critique civilisée de la démocratie moderne, dont je trouvepour ma part que, tout en étant le meilleur régime possible, elle està bien des égards insatisfaisante. Je suis démocrate comme citoyen,mais, comme philosophe, je n’ai pas à être nécessairement démo-crate pour comprendre la politique, ce qui me permet de faireappel à Montesquieu ou à Hume qui n’étaient pas démocrates.Comme citoyen, c’est une autre affaire, mais la disparition du philo-sophe militant devrait nous permettre d’élargir notre horizon, sansnous interdire de questionner notre monde.

Démocratie/république

En France, la question de la démocratie entre très souvent en tensionavec celle de la république : référence au pouvoir constituant dupeuple d’un côté, insistance sur l’État, la loi et les institutionspubliques de l’autre. Cette dualité vous semble-t-elle toujours perti-nente ? Est-elle une spécificité française ou reçoit-elle un sens nouveauavec l’opposition entre républicanisme et libéralisme mise en scène parles philosophes anglo-saxons comme Philip Pettit ?

M. REVAULT D’ALLONNES – Il me semble que cette tension est uneconstante ancienne car elle recouvre implicitement une oppositionentre une conception plus ou moins péjorative de la démocratie(habitée par la défiance à l’égard du demos, de son ignorance et deses virtualités dangereuses) et le contrôle qu’exerceraient sur elledes institutions éclairées. Malgré la validité des travaux anglo-saxons sur l’opposition entre républicanisme et libéralisme, cettenouvelle perspective ne se substitue pas à la dualité traditionnelleet n’abolit pas la tension qui lui est sous-jacente, comme on le voitavec les débats actuels autour du populisme. Quelle que soit la posi-tion que l’on adopte, il reste toujours quelque chose d’ininterrogé àpropos du « peuple », ou alors des approches qui ne sont jamaisunivoques. Sans doute le cadrage institutionnel et rationnel fournipar la République est-il plus rassurant à tous égards.

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B. BERNARDI – Il y a là, en effet, une question lancinante et trèsenchevêtrée parce qu’elle met en jeu toute l’histoire de la moder-nité politique, au moins depuis la Révolution. On ne saurait enrendre compte ici, même de façon schématique. Mais il est possiblede l’approcher sous un angle conceptuel. De ce point de vue, c’estau sein même du concept de démocratie qu’apparaissent non unmais deux types de tensions dont l’articulation est à penser. Ledemos, le peuple, on le sait depuis Aristote, s’entend de deuxmanières. Socialement, c’est l’ensemble de ceux qui n’ont rien enplus : ni la richesse, ni la naissance, ni les talents. Ce sont deshommes quelconques. Politiquement, c’est l’ensemble des citoyens,c’est-à-dire de ceux qui jouissent de droits politiques dans la cité.Le pouvoir dont le demos est crédité, quant à lui, peut s’entendrecomme celui de conférer le gouvernement à ceux que le peuplechoisit ou comme l’exercice par les citoyens eux-mêmes despouvoirs politiques (les magistratures). L’horizon de la pensée démo-cratique est travaillé par ces distinctions et l’impossibilité reconnuede leur évacuation.

Parce que le concept politique de peuple ne peut se délester deson substrat social, il n’y a de démocratie que sous un paradigmed’égalité. Parce que les droits politiques n’ont de consistance quedans leur exercice, il n’y a de démocratie que là où les citoyensparticipent aux pouvoirs politiques, où leur liberté est activité. Il estinutile de souligner les difficultés soulevées par ces énoncés. Ladémocratie se définit peut-être par le double refus de les éluder etde les traiter comme des apories : elle en fait la matrice même dela politique. L’idée de république, sous ce regard et dans son usagemoderne, est d’une remarquable ambivalence : elle a pu être à la foisune manière de répondre à ces difficultés, dans le cadre spécifiquedes États-nations, et le nom donné à leur déni (sous le modèle dela démocratie représentative et de l’abstraction de l’égalité en droit).Qui peut douter qu’elles se posent à nous avec une acuité nouvelle ?Toute la question est sans doute de savoir comment, pour les prendreen charge (et non les résoudre), nous saurons, ou non, les articuler.De là dépend la possibilité de penser la démocratie d’après lesÉtats-nations. Sans pouvoir aller au-delà de cette simple suggestion,ne peut-on discerner un tel effort d’invention dans les mouvementsqui, de façon dispersée et confuse, se disent sous le vocable desociété civile ?

P. RAYNAUD – D’une certaine manière, la distinction entre larépublique et la démocratie est presque aussi ancienne que la

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philosophie politique, puisqu’on la trouve déjà chez Aristote, quiréfléchit sur l’expérience athénienne : la république (politeia) est laforme légitime du gouvernement du peuple, dont la démocratie estla forme corrompue, dans laquelle la majorité gouverne sans soucidu bien commun, et sans vrai respect des lois et des magistrats,comme la tyrannie est la forme corrompue de la monarchie ou l’oli-garchie celle de l’aristocratie (le pouvoir des meilleurs). Dansl’usage contemporain, les choses sont un peu confuses : alors quecertains Français, comme Régis Debray, ont tendance de manièreassez « franco-centrée » à réserver le terme de république à desconstructions politiques fondées sur le primat de l’État souverain surla société civile et sur une conception militante des Lumières, lespenseurs de langue anglaise comme Skinner ou Petitt, dont lesuccès est grand aux États-Unis, opposent de manière un peu arti-ficielle une conception « républicaine » de la « liberté », fondée surla « non-domination » garantie par la loi à des « libéraux » quidéfiniraient la liberté par la levée des obstacles extérieurs posés àla liberté des individus. On voit bien, du reste, que ces manières devoir correspondent à des expériences distinctes : la religion civiqueaméricaine ne met pas autant l’accent sur les Lumières et sur l’ins-truction que le républicanisme français dont, en revanche, lesfastes pourraient souvent paraître monarchiques à des Américains.Mais il y a bien quelque chose d’invariant dans la distinction entrela république et la simple démocratie : la république fait appel à laraison, au-delà des passions et des intérêts, elle privilégie le longterme et elle affirme quelque chose comme une transcendance dudroit.

Comment la philosophie peut-elle se débrouiller des critiquesconstantes de la « médiocrité démocratique » ? Peut-on encore envi-sager la démocratie (ou la démocratisation) comme une instancecritique alors qu’elle semble nommer aujourd’hui simplement ce quiest ?

M. REVAULT D’ALLONNES – On en revient toujours au mêmeproblème : si l’on admet que la démocratie est d’abord une expé-rience, c’est-à-dire une manière de vivre ensemble, un horizon desens, il faut se demander comment les individus, les groupes, lescommunautés peuvent vivre leur rapport à cette forme de sociétémarquée par l’incertitude. En ce sens, on peut parler de l’expériencedémocratique moderne comme d’une expérience « déceptive »,habitée en permanence par le doute, le questionnement et l’insa-

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tisfaction. Telle est la condition de l’homme démocratique, condi-tion aujourd’hui portée à son paroxysme tant l’exercice de la « démo-cratie » contemporaine nous paraît problématique. Et dans cesconditions, la question de la démocratie comme instance critiquen’est pas un donné, elle ne va pas de soi : elle est le résultat d’uneélaboration, d’un travail de clarification à la fois sur la notion et sapolysémie et sur les difficultés actuelles dans l’exercice de lasociété démocratique. Pour que la démocratie ne soit pas un signi-fiant vide de sens, il faut la replacer dans l’horizon de sens quipermet d’en faire une instance critique.

B. BERNARDI – En effet, ce reproche fait à la démocratie est aussivieux qu’elle : on a cru, un peu simplement, le lire chez Platon. Eton pourrait dire qu’une sorte de réponse lui a été donnée aussitôt,parce que l’idée de médiocrité fait d’elle-même signe vers sonpossible renversement. Dans l’horizon aristotélicien, la sagessedémocratique ne viendrait-elle pas précisément de ce qu’étant lepropre des hommes quelconques, elle est source de prudence ? Plusradicale et plus moderne est la revendication pour le citoyen du titred’homme sans qualité, comme précisément le seul qui convienne àdes hommes égaux et libres. Il ne serait pas indéfendable de dire,en rapprochant cette question de la précédente, que l’idée démo-cratique a en elle-même cette puissance critique de remettre enquestion toutes les formes d’inégalités et de subordinations, ycompris celles qui parent les unes des lustres de l’élitisme, fût-ilrépublicain, et les autres de la légitimité du consentement. De cedouble point de vue, il n’est pas du tout évident que ce que l’onconnaît aujourd’hui puisse être qualifié de démocratie…

Propos recueillis par Michaël Fœsselet Édouard Jourdain

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