"Et si le temps n existait pas ?"

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Auteur: Carlo rovelli

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Copyright Dunod, 20129782100579495

Ce texte est une version augmentée par l’auteur d’unouvrage paru en italien en 2004 aux éditions Di Renzo :

Che cos’è il tempo ? Che cos’è lo spazio ? 

Version française révisée par Elisa Brune.  

Réalisation de la couverture : Mister AtomicConception de la couverture : Raphaël Tardif

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PréfaceCarlo Rovelli est physicien théoricien et compte parmi les initiateurs de la théorie de lagravité quantique à boucles, un sujet d'une difficulté mathématique effrayante. Pourtant,lorsque je l'ai rencontré et entendu dans une réunion interdisciplinaire, il s'est montrécapable de parler de son travail de façon si claire qu'un adolescent de quinze ansl'aurait suivi de bout en bout. Et non seulement aurait-il suivi l'exposé, mais sans douteaurait-il suivi l'orateur à la fin de la séance pour lui demander comment devenirphysicien à son tour.Carlo Rovelli travaille à la pointe de la technique, mais il ne cède jamais au plaisir de lavoltige pour elle-même. Il garde à l'œil les questions qu'il cherche à résoudre. Cetteconscience des enjeux fait de lui un vulgarisateur magique. Schématiquement, demanière limpide, il brosse le tableau de la physique fondamentale pour en éclairer lesfailles – ces questions ouvertes qui engloutissent les physiciens d'aujourd'hui.Puis, au-delà de la physique, c'est la science dans son ensemble, ses rapports avec lesautres domaines de connaissance et son rôle dans la société, qu'il interroge. Lephysicien n'est pas, ne peut pas être, un technicien déconnecté des réalités – puisquec'est de la réalité qu'il prétend parler. Le monde qu'il interroge dans l'accélérateur departicules et le monde où il s'éveille chaque matin ne font qu'un. Mieux que tout autrescientifique, Carlo Rovelli nous fait sentir cette intense connexion de l'activité duchercheur avec le bourdonnement du monde.L'éditeur italien Sante Di Renzo a eu la clairvoyance de solliciter Carlo Rovelli pourconcevoir avec lui un texte destiné aux jeunes qui seraient curieux d'embrasser lacarrière scientifique. De plusieurs entretiens sur le parcours du physicien est nél'ouvrage Che cos'è il tempo ? Che cos'è lo spazio ?Lorsque j'eus moi-même l'idée de le publier, après l'avoir entendu en conférence, CarloRovelli me proposa de reprendre ce texte en le développant à la fois dans le sens ducontenu scientifique et dans sa réflexion sur la science. C'est donc un texte plus pointuet plus large, un véritable « cône de pensée » qui nous est donné à lire ici. On yapprend où va la physique de demain et pourquoi elle rejoint Aristote, à quoi ressembleun « grain » d'espace-temps et comment l'étude de ce genre de questions peut jouer unrôle important dans le chemin de la civilisation.Plus qu'un ouvrage de science, c'est une démonstration d'esprit scientifique, cettetournure d'esprit si naturelle aux enfants, si difficile à garder.

Elisa BruneJournaliste scientifique

Chapitre 1

Rébellion et rêvesBien que j'aie consacré une grande partie de ma vie à la recherche scientifique, lascience a été chez moi une passion tardive. Quand j'étais jeune, le monde entier mefascinait, mais pas la science en particulier.Je suis né et j'ai grandi en Italie, à Vérone, dans une famille tranquille. Mon père, unhomme d'une rare intelligence, discret et réservé, était ingénieur et dirigeait sa propreentreprise. Il m'a transmis le plaisir de regarder le monde avec curiosité. Ma mère, vraiemère italienne débordante d'un amour excessif pour son seul enfant, m'apportait sonaide dans les « recherches » que j'effectuais pour l'école primaire, et encourageait mongoût pour découvrir et apprendre en permanence.J'ai fréquenté le Lycée classique à Vérone. On y étudiait le grec et l'histoire beaucoupplus que les maths. C'était un établissement riche en stimulants culturels, maisprétentieux et provincial, campé sur sa mission de protection des privilèges et del'identité de la bourgeoisie locale. Plusieurs enseignants avaient été des fascistesardents avant de perdre la guerre, et l'étaient encore dans le secret de leur cœur.C'étaient les années soixante et soixante-dix, et le conflit entre les générations faisaitrage. Le monde changeait rapidement. La plupart des adultes autour de moi avaient dumal à accepter cette évolution ; ils se raidissaient dans des positions défensives etstériles. Je faisais peu confiance au monde des adultes, et encore moins à mesprofesseurs. J'entrais constamment en conflit avec eux et avec toute figure d'autorité.Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je ne me reconnaissaispas dans les valeurs exprimées autour de moi. La confusion était grande, et rien ne mesemblait certain. Une chose seule m'était claire : le monde que je voyais était trèsdifférent de celui qui m'aurait semblé juste et beau. Je rêvais de devenir vagabondbarbu et de rester à l'écart de ce monde qui ne me plaisait pas. Je lisais avec avidité.Les livres me parlaient d'autres mondes et d'idées différentes. Il me semblait qu'il devaity avoir de merveilleux trésors cachés dans chaque livre que je n'avais pas encore lu.Pendant mes études universitaires à Bologne, ma confusion et mon conflit avec lemonde adulte ont rejoint le parcours commun d'une grande partie de ma génération.Nous voulions changer le monde, le rendre meilleur, moins injuste ; trouver denouvelles façons de vivre et d'aimer ; expérimenter de nouvelles manières de vivreensemble ; bref, tout essayer. Nous tombions amoureux tout le temps et discutions àl'infini. Nous voulions apprendre à voir les choses sans a priori. Il y avait des momentsde désarroi, et d'autres qui laissaient entrevoir l'aube d'un monde merveilleusementneuf.C'était une époque où l'on vivait de rêves. On voyageait beaucoup : par la pensée, etpar la route en quête de nouveaux amis et de nouvelles idées. À l'âge de vingt ans, j'aidécidé de partir pour un long voyage en solitaire autour du globe. Je voulais aller àl'aventure et y chercher « la vérité ». Aujourd'hui, à l'approche de la cinquantaine, cettenaïveté me fait sourire. Mais il me semble quand même que le choix a été bon : d'unecertaine façon je poursuis toujours une aventure qui a commencé à cette époque. Lechemin n'a pas toujours été facile, mais les espoirs fous et les rêves sans limites nem'ont pas abandonné ; il fallait seulement avoir le courage de les suivre.Avec un groupe d'amis, nous avons animé une des premières « radios libres » de cetteépoque, radio Alice, à Bologne. Le micro était totalement ouvert à quiconque voulaits'exprimer à la radio, et radio Alice brassait les expériences et les rêves. Avec deux deces amis, nous avons rédigé un livre qui raconte cette rébellion étudiante italienne de lafin des années soixante-dix.

Mais rapidement les rêves de révolution ont été étouffés et l'ordre a repris le dessus.On ne change pas le monde si facilement.À mi-chemin de mes études universitaires, je me suis retrouvé encore plus perduqu'avant, avec le sentiment amer que ces rêves partagés par la moitié de la planèteétaient déjà en train de s'évanouir pour beaucoup de mes condisciples, et sans lamoindre idée de ce que j'allais faire de ma vie. Rejoindre la course à l'ascensionsociale, faire carrière, gagner de l'argent et grappiller des miettes de pouvoir, tout celame semblait bien trop triste. Je ne pouvais pas m'y résoudre. Heureusement, le mondeentier restait à explorer, et derrière les montagnes j'imaginais toujours des horizonssans borne.La recherche scientifique est alors venue à ma rencontre – j'ai vu en elle un espace deliberté illimité, ainsi qu'une aventure aussi ancienne qu'extraordinaire. Jusque-là,j'étudiais parce que je devais passer des examens, et surtout pour ne pas partir tout desuite au service militaire obligatoire ; mais bientôt les matières que j'étudiais ontcommencé à m'intéresser, et ensuite à me passionner, de plus en plus.En troisième année du programme de physique, on rencontre la « nouvelle » physique,celle du XXe siècle : la mécanique quantique et la théorie de la relativité d'Einstein. Cesont des idées fascinantes, des révolutions conceptuelles extraordinaires quitransforment notre vision du monde et bouleversent les vieilles idées, y compris cellesque l'on considérait comme les plus solides. À travers elles, on découvre que le monden'est pas du tout comme on le pensait. On apprend à voir les choses d'un œil toutdifférent. C'est un formidable voyage de pensée. Ainsi, j'ai glissé d'une révolutionculturelle avortée vers une révolution de pensée en cours.Avec la science, j'ai découvert un mode de pensée qui d'abord établit des règles pourcomprendre le monde, puis devient capable de modifier ces mêmes règles. Cetteliberté, dans la poursuite de la connaissance, me fascinait. Poussé par ma curiosité, etpeut-être par ce que Federico Cesi, ami de Galilée et visionnaire de la sciencemoderne, appelait « le désir naturel de savoir », je me suis retrouvé, presque sans m'enrendre compte, immergé dans des problèmes de physique théorique.Mon intérêt pour cette discipline est donc né par accident et par curiosité plus que parun choix conscient. Au Lycée, j'étais bon en mathématiques, mais je me sentais surtoutattiré par la philosophie. Si, à l'université, j'avais choisi d'étudier la physique et non laphilosophie, c'était surtout parce que, dans mon dédain naïf des institutions établies, jeconsidérais les problèmes philosophiques comme trop sérieux et trop importants pourqu'on en discute à l'école…Ainsi, au moment où mon rêve de bâtir un monde nouveau s'est heurté à la dure réalité,je suis tombé amoureux de la science, qui contient des mondes nouveaux en nombreinfini, tous encore à découvrir, et qui m'offrait la possibilité de suivre un chemin libre etlumineux dans l'exploration de ce qui nous entoure. La science a été pour moi uncompromis qui me permettait de ne pas renoncer à mon désir de changement etd'aventure, de maintenir ma liberté de penser et d'être qui je suis, tout en minimisant lesconflits que cela impliquait avec le monde autour de moi. Au contraire, je faisaisquelque chose que le monde appréciait.Je crois qu'une grande partie du travail intellectuel ou artistique s'enracine dans ceconflit. Il y a là une sorte de refuge pour les déviants potentiels. En même temps, lasociété a besoin de ce genre de personnes, car elle vit dans un état d'équilibre : d'uncôté, des forces assurent sa stabilité et sa permanence, et empêchent le désordre deruiner ce qui a déjà été construit ; de l'autre, le désir irrépressible de changement et dejustice tend à la modifier petit à petit, à la faire progresser et évoluer. Sans ce désir dechangement, la civilisation n'aurait pas grandi et n'aurait pas atteint le point où elle setrouve aujourd'hui ; nous adorerions toujours les pharaons.

Je pense que la curiosité et la soif de changement propres à la jeunesse, présentes àchaque génération même si parfois moins affirmée, sont la première source d'évolutionde la société. À côté des figures d'ordre, qui maintiennent sa stabilité, mais freinentl'histoire, il faut des gens qui vivent de rêves et se lancent dans la découverte denouveaux mondes, d'idées originales, de façons inattendues de voir et de comprendrela réalité. Notre monde a été pensé et construit par des gens qui, dans le passé, furentcapables de rêver. Seuls de nouveaux et nombreux rêves pourront donner naissance ànotre futur.Ce livre rassemble quelques images du chemin parcouru au gré de ma curiosité et demes rêves, de la fascination des idées et des amis que j'ai rencontrés, ainsi quequelques réflexions sur la valeur et le sens de ce parcours.

Chapitre 2

Un problème extraordinaire : lagravité quantiquePendant ma quatrième année à l'université, je suis tombé sur un article écrit par unphysicien anglais, Chris Isham, dans lequel il était question de gravitation quantique.L'article expliquait qu'à la base de la physique contemporaine se trouve un problèmefondamental non résolu, lié à la définition du temps et de l'espace, c'est-à-dire à lastructure de base du monde. J'ai lu cet article avec avidité. Je n'y ai pas compris grand-chose, mais le problème que l'article illustrait m'a ensorcelé. Ce problème, le voici.L'état lamentable de la physique fondamentale

La grande révolution scientifique du XXe siècle se compose de deux épisodes majeurs.D'un côté, il y a la mécanique quantique, de l'autre il y a la relativité générale d'Einstein.La mécanique quantique, qui décrit très bien les choses microscopiques, a bouleverséprofondément ce que nous savons de la matière. La relativité générale, qui expliquetrès bien la force de gravité, a transformé radicalement ce que nous savons du Tempset de l'Espace. Les deux théories sont très bien vérifiées, et sont à la base d'une grandepartie de la technologie contemporaine.Or, ces deux théories mènent à deux manières très différentes de décrire le monde, quiapparaissent incompatibles. Chacune des deux semble écrite comme si l'autre n'existaitpas. Ce qu'un professeur de relativité générale explique à longueur de journées enclasse est un non-sens pour son collègue qui enseigne la mécanique quantique auxmêmes étudiants dans l'amphi d'à côté, et vice-versa. La mécanique quantique utiliseles anciennes notions de temps et d'espace, qui sont contredites par la théorie de larelativité générale. Et la relativité générale utilise les anciennes notions de matière etd'énergie, qui sont contredites par la mécanique quantique.Par bonheur, il n'y a pas de situation physique courante dans laquelle les deux théoriess'appliquent simultanément. Selon l'échelle des phénomènes, c'est soit l'une, soitl'autre. Et les situations physiques dans lesquelles les deux théories s'appliquent,comme les très petites distances, la fin de la vie d'un trou noir ou les premiers momentsde la vie de l'Univers, ne sont pas accessibles à nos instruments, pour le moment. Iln'empêche que tant que nous ne savons pas comment articuler ces deux grandesdécouvertes, nous n'avons pas de cadre global pour penser le monde. Nous sommesdans une situation de schizophrénie, avec des explications morcelées etintrinsèquement inconsistantes. Au point que nous ne savons plus ce que sontl'Espace, le Temps et la Matière. La physique fondamentale d'aujourd'hui est donc dansun état lamentable.Cette situation s'est déjà produite dans l'histoire, par exemple avant l'œuvre unificatricede Newton. Pour Kepler, qui observait les planètes et les étoiles, les objets décrivaientdes ellipses. Pour Galilée, qui étudiait les mouvements des objets qui tombent, cesderniers suivaient des paraboles. Mais, ainsi que Copernic venait de le comprendre, laTerre est un endroit comme les autres dans l'Univers. Donc il n'était pas raisonnabled'avoir une théorie qui fonctionne sur la Terre et une autre qui fonctionne dans le ciel.Newton est parvenu à réconcilier les deux visions dans une seule théorie, et cette trèsbelle unité a prévalu pendant trois siècles. Jusqu'au début du XXe siècle, la physique aété un ensemble de lois assez cohérent, fondé sur un petit nombre de notions clécomme le Temps, l'Espace, la Causalité et la Matière. Malgré des évolutionsimportantes, ces notions restaient plutôt stables. Mais vers la fin du XIXe siècle des

tensions internes ont commencé à s'accumuler, et pendant le premier quart duXXe siècle la mécanique quantique et la relativité générale ont pulvérisé ces fondations.La belle unité newtonienne était perdue.Les deux théories, mécanique quantique et relativité générale, ont obtenu d'énormessuccès et une vérification expérimentale constante ; elles font maintenant partie de nosconnaissances établies. Chacune des deux théories modifie la base conceptuelle de laphysique classique d'une façon qui est cohérente pour sa part, mais nous ne disposonspas d'un cadre conceptuel capable d'englober les deux théories. En conséquence, nousn'avons aucun moyen de prédire ce qui se passe dans le domaine où les deux théoriess'appliquent simultanément. Ce domaine est celui des échelles inférieures à 10-33 cm[1].Des dimensions si petites sont extrêmes, mais il faut bien pouvoir les décrire. Le mondene peut pas être incohérent au point d'être décrit par deux théories incompatibles. Deplus, des phénomènes à des échelles si petites se passent dans la Nature près du BigBang ou bien à la fin de la vie d'un trou noir. Si nous voulons comprendre cesphénomènes, nous devons être capables de calculer ce qui se passe à cette échelle. Ilfaut, d'une façon ou d'une autre, réconcilier les deux théories. Cette mission est leproblème central de la gravitation quantique.De toute évidence, c'est un problème difficile. Mais avec la témérité d'un jeune hommede vingt ans, j'ai décidé, vers la dernière année de mes études universitaires, que c'étaitle défi auquel je voulais consacrer ma vie professionnelle. J'étais séduit par l'idéed'étudier des concepts aussi fondamentaux que le temps et l'espace, et par le faitmême que la situation semblait tellement compliquée.Presque personne ne travaillait là-dessus en Italie. Mes professeurs, de façon unanime,m'ont vivement déconseillé d'aller dans cette direction. Ils me disaient : « C'est uneroute qui ne mène nulle part », « Tu ne trouveras jamais de boulot », ou bien : « Tudevrais rejoindre une équipe forte et déjà bien établie ». Mais heureusement, le seulrésultat des conseils de prudence dispensés par les adultes est souvent de renforcer lejoyeux entêtement de la jeunesse.Enfant, je lisais les fables d'un écrivain italien pour enfants, Gianni Rodari. L'une d'elleraconte l'histoire de Giovannino et de la route qui ne mène nulle part. Giovannino vivaitdans un village où il y avait une route qui, d'après tout le monde, ne menait nullepart. Mais Giovannino était curieux et têtu et, malgré tout ce que tout le monde disait, ilvoulait aller voir. Il y alla, et bien sûr il trouva un château et une princesse, qui le couvritde pierres précieuses. Quand il rentra au village, ainsi nanti, tout le monde se précipitavers la route, mais personne n'y trouva plus le moindre trésor. Cette histoire m'étaitrestée dans l'esprit. Avec la gravité quantique, j'avais trouvé ma route qui, selon tout lemonde, ne mènerait nulle part. Et pourtant, j'y ai trouvé ma princesse et nombre depierres précieuses scintillantes.Espace, particules et champs

Je vais tâcher de décrire l'origine et la difficulté du problème de la gravité quantique unpeu plus en détail, en commençant par une notion clé : celle d'espace.La notion d'espace à la base de la vision du monde qui nous est la plus familière estcelle d'un grand « conteneur » du monde. Une espèce de grande boîte, d'étagère,régulière, plate, sans aucune direction privilégiée, dans laquelle se déroulent lesévénements du monde. Tous les objets que nous connaissons se trouvent dans cetteespace-boîte, et s'y déplacent. Telle est la vision du monde développée et utilisée parNewton : un espace-boîte dans lequel se déplacent des particules solides. C'est sur labase de cette simple image que Newton a construit sa puissante théorie, qui est encoreaujourd'hui à la base d'innombrables applications dans tous les domaines de latechnologie et de l'ingénierie.

Deux cents ans après Newton, à la fin du XIXe siècle, James Clerk Maxwell et MichaelFaraday étudient la force électrique entre des objets chargés, et cela les conduit à unepetite modification de cette vision du monde : ils y ajoutent un troisième ingrédient. Cenouvel ingrédient est le « champ » électromagnétique, un nouvel « objet », qui aura unegrande importance dans toute la physique qui va suivre.Le champ électromagnétique est le porteur des forces électrique et magnétique. Unchamp est une sorte d'entité diffuse qui remplit tout l'espace. Faraday l'imagine commeun ensemble de lignes issues des charges électriques positives et aboutissant auxcharges électriques négatives. Ces lignes occupent tout l'espace. Dans la figure 1, on atracé quelques-unes de ces lignes, mais en réalité elles sont en nombre infini etremplissent tout l'espace de façon continue.En chaque point de l'espace il passe une ligne de Faraday. La direction de cette ligne,en ce point, est donnée par un vecteur (une petite flèche), tangent à la ligne. Le champexerce une force électrique sur une charge électrique placée à cet endroit, dans ladirection de ce vecteur.

Fig. 2.1  Le champ électrique autour de deux charges ; le champ est composé de lignes, les lignes de Faraday. La direction duchamp en un point est indiquée par la flèche.

La grande découverte de Faraday et de Maxwell est de comprendre que ce champ estune entité autonome qui existe indépendamment des charges électriques. En l'absencede charges, les « lignes de Faraday » existent aussi. S'il n'y a pas de chargesauxquelles les lignes peuvent aboutir, les lignes se referment sur elles-mêmes, etforment donc des courbes fermées dans l'espace, appelées boucles. L'une de ceslignes de Faraday est représentée dans la figure 2.

Fig. 2.2  Une ligne de Faraday fermée, c'est-à-dire une boucle. Les flèches représentent le champ électrique qui en chaqueendroit est tangent à la ligne de Faraday. Ces lignes emplissent tout l'espace et constituent le champ électromagnétique.

Faraday était un expérimentateur de génie et surtout un très grand visionnaire ; mais ilmanquait complètement de technique mathématique. Maxwell a su traduire lesintuitions de Faraday en formules mathématiques et il en a tiré toutes lesconséquences. Les équations de Maxwell décrivent le champ électromagnétiqueenvisagé par Faraday, et donc les lignes de Faraday. Le champ électrique de Maxwellen un point, par exemple, est justement la petite flèche tangente à la ligne de Faradayqui passe par ce point.Le champ se comporte comme une mer de lignes mouvantes. Chaque mouvement sepropage de proche en proche. La forme de chaque ligne n'est ni fixe ni arbitraire, maisgouvernée par les équations de Maxwell. Les lignes bougent continuellement, commeles vagues de la mer. Elles se déforment sous l'action des lignes voisines et descharges électriques. Lorsqu'il y a des charges, celles-ci ouvrent les boucles et donnentau champ électromagnétique l'aspect illustré dans la figure 1.Un coup de génie de Maxwell est d'avoir compris que la lumière n'est rien d'autre qu'undes mouvements ondulatoires rapides des lignes de champ. On dit souvent que leschamps sont « invisibles », alors qu'en réalité nous ne « voyons » que le champ ! Nousvoyons la lumière réfléchie par les objets, et non pas les objets eux-mêmesdirectement.Il existe une grande variété d'ondes électromagnétiques, ayant différentes longueursd'onde. Hertz, le premier, a utilisé les ondes radio, qui oscillent plus lentement quecelles de lumière, pour envoyer des informations à distance. De là, des centainesd'autres applications ont peu à peu enrichi notre technologie moderne, et changé laface du monde.Au total, les travaux de Faraday et de Maxwell ont modifié la vision du monde laisséepar Newton, mais pas fondamentalement. On imagine toujours qu'il y a un espace-boîteet que les choses bougent dans cet espace. Simplement, en plus de l'espace-boîte etdes particules, il y a maintenant aussi le champ électromagnétique. Une troisième entités'est ajoutée aux deux autres.

La relativité générale

Une vraie révolution dans notre compréhension de l'Espace a lieu en 1915, avecEinstein. Einstein est fasciné par les travaux de Maxwell. Il cherche pour sa part àexpliquer la force gravitationnelle (cette force qui nous tire vers le sol, qui maintient laTerre dans le voisinage du Soleil, et la Lune dans le voisinage de la Terre). Il comprendqu'il faut introduire un champ gravitationnel, similaire au champ électromagnétique. Dela même façon que la force électrique entre des charges est portée par le champélectromagnétique qui occupe l'espace entre elles, la force gravitationnelle entre deuxmasses doit être portée par un champ gravitationnel. Il doit donc y avoir aussi des« lignes de Faraday » gravitationnelles qui relient les masses entre elles, formant unchamp gravitationnel qui occupe tout l'espace, et qui peuvent bouger, vibrer, faire desvagues. On peut donc penser qu'en plus des lignes de Faraday du champélectromagnétique, il y a aussi, dans l'espace, des lignes de Faraday du champgravitationnel. Einstein introduit le champ gravitationnel, et écrit ses équations —appelées aujourd'hui les équations d'Einstein — sur le modèle des équations deMaxwell.S'il avait simplement introduit le champ gravitationnel, et écrit ses équations, Einsteinaurait été un grand scientifique, mais pas un génie. Sa découverte alla beaucoup plusloin. En cherchant à comprendre la forme et les équations qui décrivent ce champ,Einstein fait une découverte étonnante : il comprend que le champ gravitationnel etl'espace-boîte de Newton sont en réalité une seule et même chose. Voilà probablementla plus grande découverte d'Einstein.Si vous découvrez que Monsieur A et Monsieur B sont en réalité la même personne, il ya deux façons de voir la chose : vous pouvez dire qu'il n'y a pas de Monsieur B, car enréalité c'était Monsieur A ; ou bien vous pouvez également dire qu'il n'y a pas deMonsieur A, car en réalité c'était Monsieur B. Ainsi, la découverte d'Einstein peuts'énoncer de deux façons. La première : il n'y a pas de champ gravitationnel et c'estl'espace lui-même qui bouge et vibre et se déforme comme les vagues de la mer. C'estune façon fréquente de présenter les choses, mais elle est problématique car elleconduit à penser que l'espace serait quelque chose qui a une essence totalementdifférente du champ électromagnétique. Or, le champ électromagnétique et le champgravitationnel ne sont pas d'un genre si différent. Donc, la meilleure façon de décrire lagrande découverte d'Einstein est de dire que l'espace de Newton n'existe pas : c'est enréalité le champ gravitationnel. Newton avait pris le champ gravitationnel pour uneentité spéciale, un espace absolu, qui en fait n'existe pas.C'est une découverte inattendue et spectaculaire. L'espace, que Newton avait décritcomme une boîte fixe et rigide, en réalité n'existe pas. Ce qui existe, c'est le champgravitationnel : un objet physique élastique et dynamique, du même genre que lechamp électromagnétique.Du coup, le monde n'est plus fait de particules et de champs qui vivent dans l'espace,mais uniquement de particules et de champs. De champs qui vivent pour ainsi dire l'undans l'autre. Nous vivons sur le champ gravitationnel, ou dans le champ gravitationnel,mais pas dans un espace-boîte rigide.Imaginez une île dans l'océan. Beaucoup d'animaux y vivent ; nous dirons que nousvoyons des « animaux sur une île ». Mais un jeune biologiste marin nommé Einstaniummène une enquête serrée et découvre que l'île n'est pas une île : en réalité c'est uneénorme baleine. Donc, les animaux ne vivent pas sur une île, mais sur un autre animal.On ne peut plus parler d'« animaux sur une île », mais d'« animaux sur un animal ». Ladécouverte que l'île est en fait une baleine nous révèle qu'il s'agit d'un animal commeles autres et donc qu'il n'existe pas deux entités de nature différente, des animaux et

des îles, mais seulement des entités de la même nature, des animaux, qui vivent« empilés l'un sur l'autre », et sans faire appel à aucune terre émergée.De la même façon, Einstein a compris que les champs n'ont pas besoin de vivre dansun espace-boîte fixe, car ils peuvent vivre « empilés les uns sur les autres ». Le mondede Newton était comme l'île qui abrite des animaux, c'est-à-dire constitué d'une basefixe, statique, immobile. Einstein a établi qu'en fait Newton s'est trompé : l'espace n'estpas quelque chose de très différent des champs et des particules qui s'y déplacent. Aucontraire, il est lui-même un champ comme les autres. Il peut bouger, onduler et secourber, et son comportement est régi par des équations (les équations d'Einstein),exactement comme le champ électromagnétique.Bien sûr, les modifications du champ gravitationnel sont tellement faibles, à notreéchelle, que l'espace nous paraît parfaitement homogène et lisse, tout comme le dos dela baleine dans l'île aux animaux. Sa structure échappe à nos perceptions de la mêmefaçon que les aspérités d'une feuille de papier échappent à nos doigts. Mais avec desinstruments assez précis nous verrions les « ondulations » de l'espace-temps. Bref, iln'y a pas de « champs dans l'espace », mais des « champs sur des champs ».Telle est la théorie d'Einstein dénommée théorie de la relativité générale. Il s'agit de« relativité » parce qu'il n'est plus possible de donner une localisation des objets dansl'espace, mais seulement une localisation relative de ceux-ci les uns par rapport auxautres, c'est-à-dire « relativement » aux autres. Et il s'agit de relativité « générale » car,bien que la théorie ait vu le jour en tant que théorie de la force de gravité, sonimportance est « générale » dans la mesure où elle modifie la notion d'espace et doncchange notre compréhension du monde physique dans sa globalité.Cette théorie est très belle, mais peu accessible. Des mathématiques compliquées sontnécessaires à sa formulation exacte (il faut des mathématiques qui décrivent deschamps vivant sur d'autres champs et non dans un espace-boîte). Mais quand on lacomprend bien, on ne peut qu'être fasciné par sa simplicité et sa clarté conceptuelle.Des concepts au départ complètement déconnectés – l'espace, la force de gravité, leschamps – deviennent autant d'aspects d'une seule entité simple : le champgravitationnel.Comment Einstein a-t-il trouvé cette théorie ? Je voudrais dissiper l'idée répandue quel'expérience a joué un faible rôle dans le travail d'Einstein, et que ses découvertes sontle résultat de la pensée pure. La relativité générale semble une création pure du génied'Einstein : en raisonnant sur la nature de l'espace, le génie comprend que l'espace estcourbe, calcule le déplacement apparent des étoiles durant une éclipse, et voilà, il araison. Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Einstein n'a pas créé sesthéories à partir de rien. Sa façon de travailler était de prendre très au sérieux lesthéories établies à son époque et de se focaliser sur les contradictions apparentes entreces théories bien établies, à savoir entre la théorie de Maxwell et la mécanique deGalilée-Newton, pour sa découverte de la relativité restreinte en 1905 (dont je parleraiplus en détail dans le chapitre 6) ; et entre la théorie de la gravité de Newton et larelativité restreinte pour la relativité générale de 1915. Einstein utilise ces théoriescomme base pour trouver une conceptualisation nouvelle qui les englobe. Les théoriesexistantes jouent, pour Einstein, le rôle de données d'expérience qu'il s'attache àstructurer, tout comme les théories de Kepler et de Galilée ont constitué le matériau debase pour Newton. Loin d'être des spéculations pures, les découvertes d'Einstein,comme celles de Newton, sont très fortement ancrées dans l'empirisme, même si lesdonnées d'expérience sont déjà structurées en théories préexistantes.Il y a vingt ans encore, la relativité générale était considérée comme une théorie trèsbelle mais exotique, connaissant peu d'applications et peu de confirmationsexpérimentales. Depuis lors, cependant, on a assisté à une explosion des confirmations

expérimentales et des applications de la relativité générale. Les applications se trouventdans les domaines les plus divers : de l'astrophysique à la cosmologie et auxexpériences qui mettent en évidence les ondes gravitationnelles (les vibrations deslignes de Faraday gravitationnelles, prédites par la théorie).Parmi les nombreuses prédictions de la théorie maintenant confirmées de façonspectaculaire, je mentionnerai seulement l'existence des trous noirs qui ont récemmentété assez bien identifiés dans l'univers. Et parmi les applications, le GPS (le Systèmede Positionnement Global, en anglais Global Positioning System) que chacun connaîtaujourd'hui. Ce petit appareil, qu'on trouve dans les magasins de sport ou dansl'équipement des voitures et qui fournit votre positionnement exact sur la planète, nepourrait pas fonctionner sans prendre en compte la relativité générale.Mais cette révolution Einsteinienne n'est pas la seule qui a bouleversé la physique duXXe siècle. L'autre grande révolution est la mécanique quantique. Elle a changé notrefaçon de penser les objets et la matière, qui elle aussi s'enracinait dans la théorie deNewton.La mécanique quantique

La notion d'objet avait déjà changé un peu avec Faraday et Maxwell. Le monde n'étaitplus seulement constitué de particules, c'est-à-dire de minuscules « cailloux » solides,mais aussi de champs, impalpables et diffus. Mais la révolution de la notion d'objet quisurvient avec la mécanique quantique est beaucoup plus radicale. Grâce à un longtravail de recherche expérimentale sur les atomes, les radiations, la lumière et autres,et à une lutte théorique quasiment épique (dont les héros sont nombreux : Max Planck,Albert Einstein – encore lui ! –, Niels Bohr, Louis de Broglie, Erwin Schrödinger, WernerHeisenberg, Paul Dirac…), on découvre que la vision Newtonienne de la matière nes'applique pas du tout aux objets microscopiques. Il faut la remplacer par une« mécanique quantique ».La mécanique quantique nous apprend essentiellement deux choses. Tout d'abord, ondécouvre qu'à petite échelle il y a toujours une certaine « granularité ». Par exemple unobjet du monde microscopique qui se déplace dans un espace limité ne peut pas avoirune vitesse quelconque ; il ne peut avoir que certaines vitesses particulières – on ditque sa vitesse est « quantifiée ». Beaucoup de grandeurs physiques ont cette structuregranulaire, quantifiée. L'énergie d'un atome, par exemple, dont on pourrait aussi penserqu'elle peut prendre n'importe quelle valeur, ne peut en réalité avoir que certainesvaleurs (les « niveaux d'énergie » de l'atome), que l'on peut calculer à partir de lathéorie. Tout se passe comme si cette énergie était granulaire : il y a des petits paquetsd'énergie, ou des « quanta » d'énergie. De même pour les champs. Le champélectromagnétique, cet ensemble de lignes mouvantes dont nous avons parlé, lorsqu'onl'observe à très petite échelle, est fait de grains ou de « quanta » qu'on appelle desphotons.L'autre nouveauté de la mécanique quantique est que dans le mouvement de toutechose il y a une composante de hasard. Il y a une indétermination intrinsèque dans lemouvement. L'état présent d'une particule ne détermine pas exactement ce qui va seproduire ensuite, comme Newton l'avait supposé. La façon dont les choses bougent, àl'échelle microscopique, est régie par des lois probabilistes : on peut calculer trèsprécisément la probabilité que quelque chose arrive (le nombre de fois où cela arriverasi nous répétons l'expérience un grand nombre de fois), mais non pas prédire le futuravec certitude. La dynamique n'est donc plus déterministe mais probabiliste. Dès lors,une particule ne peut plus être décrite par sa position, mais plutôt par un « nuage » deprobabilités qui représente les probabilités de chaque position dans laquelle la particulepourrait se trouver : là où le nuage est plus dense, il est plus probable de trouver la

particule. À toute particule ou photon est donc désormais associé ce nuage deprobabilités. On ne décrit plus le mouvement d'une particule, mais « l'évolution dans letemps de la probabilité de présence de la particule ».Le déterminisme et le continu, deux structures de base de la pensée classique sur lamatière, sont désormais caducs. Quand on regarde le monde de très près, il estdiscontinu et probabiliste.Voilà ce que nous ont appris les deux grandes révolutions conceptuelles du début duXXe siècle, qui, je le rappelle, ont été vérifiées de façon extrêmement précise et qui sontà la base de toute notre technologie actuelle.Gravité quantique

Enfin, nous arrivons au cœur du problème de la gravité quantique. Que se passe-t-il sion essaie de combiner ce que nous avons appris avec la mécanique quantique et ceque nous avons appris avec la relativité générale ?D'une part, Einstein a découvert que l'Espace est un champ, comme le champélectromagnétique. D'autre part, la mécanique quantique nous apprend que tout champest formé de quanta, et qu'on ne peut décrire que le « nuage de probabilité » de cesquanta. Si l'on met ensemble ces deux idées, il s'ensuit immédiatement que l'Espace,c'est-à-dire le champ gravitationnel, doit lui aussi présenter une structure granulaire,exactement comme le champ électromagnétique. Il doit donc y avoir des « grainsd'espace ». De plus, la dynamique de ces grains doit être probabiliste. Donc, l'espacedoit être décrit comme un « nuage de probabilités de grains d'espace »… C'est uneconception qui donne un peu le vertige, tant elle est éloignée de notre intuition usuelle,mais c'est pourtant cette vision qui découle de nos meilleures théories. L'espace-boîtefixe de Newton n'existe plus. L'espace est un champ qui ondule et fait des vagues, et sastructure est faite de grains obéissant à des lois probabilistes.Mais qu'est-ce que cela peut signifier, des « grains d'espace » ? Comment les décrire ?Par quelles mathématiques ? Quelles sont les équations qui les gouvernent ? Quesignifie l'expression « nuages de probabilités de grains d'espace » ? Quellesconséquences cela aura-t-il sur ce que nous observons et mesurons ? Voilà tout leproblème de la gravitation quantique : construire une théorie mathématique décrivantces nuages de probabilités de grains d'espace, et comprendre ce qu'ils signifient.Mais le problème ne s'arrête pas encore là. En 1905, dix ans avant la découverte de larelativité générale, Einstein a également découvert que l'espace et le temps ne peuventêtre décrits qu'ensemble : ils sont strictement liés l'un à l'autre et forment un toutindissociable, l'espace-temps. Donc, quand j'ai dit que la notion d'espace devait êtreremplacée par le champ gravitationnel, ce n'était pas précis : c'est en fait la notiond'espace-temps qui doit être remplacée par celle de champ gravitationnel. Et donc c'estl'espace-temps qui doit devenir granulaire et probabiliste, pas seulement l'espace. Maisqu'est-ce qu'un temps probabiliste ?Pour arriver là, nous devons construire un schéma conceptuel qui n'a plus rien à voiravec notre conception usuelle de l'espace et du temps. Il faut penser un monde danslequel le temps n'est plus une variable continue qui s'écoule, mais devient quelquechose d'autre, fondé sur ce nuage de probabilités de grains d'espace-temps.Tel est cet extraordinaire problème non résolu dont j'ai découvert l'existence durant maquatrième année d'université.Tandis que j'écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que lapolice n'a pas aimé et qui m'a valu un passage à tabac dans le commissariat de policede Vérone : « Dis-nous les noms de tes amis communistes ! »), je m'immergeais deplus en plus dans l'étude de l'espace et du temps, essayant de comprendre les

solutions au problème qui avaient été proposées jusque-là.J'ai réussi, non sans mal, à entrer dans un programme de doctorat à Padoue, et j'aichoisi comme directeur un professeur qui ne s'occupait pas trop de moi, maism'autorisait à continuer dans la voie que je voulais suivre. J'ai consacré mes années dethèse à étudier de façon systématique tout ce qui était connu sur le problème de lagravitation quantique et toutes les tentatives existant à l'époque pour résoudre leproblème. Les autres doctorants publiaient déjà leurs premiers articles, tandis que jetraversais mes trois premières années de thèse sans produire une seule publication. Cequi m'intéressait, ce n'était pas la carrière : c'était d'étudier, de comprendre.À cette époque, il y avait peu d'idées pour résoudre ce problème, et elles n'étaientqu'embryonnaires. La voie qui semblait la plus prometteuse était liée à une équation,appelée équation de Wheeler-DeWitt. Cette équation était, en principe, « l'équationquantique complète du champ gravitationnel ». C'est l'équation qu'on obtient si oncombine, tout simplement, les équations d'Einstein de la relativité générale avec cellesde la mécanique quantique. Mais l'équation de Wheeler-DeWitt présentait toutes sortesde difficultés : elle était mal définie d'un point de vue mathématique, sa significationphysique restait des plus obscures et elle ne permettait même pas de calculer grand-chose. La situation que j'ai découverte pendant mes années de thèse était donc trèsconfuse.Un quart de siècle plus tard, les choses ont beaucoup changé. On connaît aujourd'huides solutions possibles au problème de la gravitation quantique, même si aucune deces solutions n'est complète et que nous ne savons pas encore laquelle est la bonne.Ma grande chance et mon grand bonheur ont été de participer à la construction de l'unede ces solutions : la loop quantum gravity, ou « théorie des boucles ».

Notes[1]  En notation scientifique, 1 000 s'écrit 10³, un million 106, un milliard 109 etc. Lesigne moins indique l'inverse, soit 10-3 pour un millième, 10-6 pour un millionième, etc.10-33 cm représente donc un centimètre divisé par 1 000 000 000 000 000 000 000 000000 000 000.

Chapitre 3

La théorie des bouclesPendant ma thèse, je me suis remis à voyager comme avant, à la recherche denouvelles idées et de nouveaux amis, mais avec un objectif beaucoup plus précis cettefois : rencontrer des gens intéressés par la gravitation quantique et les problèmes dutemps et de l'espace. Je suis parti rendre visite aux plus grandes figures mondiales dela gravitation quantique, avec des budgets provenant de différentes sources : les fondsaccordés par la loi italienne aux doctorants pour partir étudier à l'étranger, une boursed'étude allouée par une fondation privée, dont j'ai appris l'existence incidemment parune note affichée au Département de Physique à Trente, ou encore mes propreséconomies. J'annonçais ma visite par lettre (le courrier électronique n'existait pasencore) et je partais.Londres et Syracuse

La première personne que j'ai voulu voir est Chris Isham, l'auteur de l'article qui avaitsuscité mon enthousiasme sur le sujet. Je suis resté deux mois avec lui à l'ImperialCollege de Londres. Là, j'ai rencontré pour la première fois le monde coloré etinternational des chercheurs de physique théorique : des jeunes en costume cravate semêlaient avec le plus grand naturel à des chercheurs aux pieds nus et aux longscheveux sortant de bandeaux colorés ; toutes les langues et toutes les physionomies dumonde se croisaient, et l'on y percevait une espèce de joie de la différence, dans lepartage d'un même respect de l'intelligence. J'y retrouvais beaucoup de l'esprit libre etjoyeux des communautés hippies que j'avais rencontrées, et aimées, dans mesvoyages d'une époque précédente.Chris était le gourou de la gravité quantique. Il connaissait tout ce qu'on pouvaitconnaître sur le problème. Il connaissait aussi la psychanalyse jungienne, la théologie,et toutes sortes d'autres sujets, qui se mélangeaient naturellement dans son discours. Ilavait un naturel gentil et doux, moitié grand sage capable de donner le conseil juste àchacun, et moitié éternel jeune homme toujours émerveillé par le mystère du monde. Jelui ai exposé mes premières idées, très floues, et je l'ai écouté. Il m'a fait voir,gentiment, les erreurs et l'imprécision de mes considérations. Je méditais sur sesparoles durant de longues promenades à proximité de l'Imperial College, dans lesjardins de Kensington. Ce sont des jardins magiques où rôde Peter Pan, le garçon quine voulait pas grandir… J'ai photocopié tout ce qui existait sur le sujet au College, et j'ailu énormément.Un jour, Chris m'a dit qu'aux États-Unis un jeune chercheur indien nommé AbhayAshtekar avait réussi à réécrire la théorie de la relativité générale d'Einstein sous uneforme légèrement différente, qui pourrait bien simplifier le problème. Selon Chris, ilserait probablement plus aisé d'approcher la gravitation quantique en partant de lanouvelle formulation d'Ashtekar.Je suis donc parti aux États-Unis pour rencontrer Abhay Ashtekar. Il travaillait àl'Université de Syracuse. C'était Syracuse aux États-Unis, pas en Sicile, mais quandmême, l'idée d'aller dans une ville du même nom que celle où avait vécu l'un des plusgrands scientifiques de tous les temps, Archimède, me paraissait de bonne augure.Je suis resté là deux mois pour étudier cette nouvelle formulation qui n'était pas encorepubliée. Abhay était rayonnant d'énergie, il avait déjà un petit groupe autour de lui, qu'ildirigeait avec le charme de sa personnalité méticuleuse et courageuse en même temps.Il réunissait ses collaborateurs dans une salle et remplissait les tableaux noirs d'uneécriture fine et précise, pour faire, mille fois de suite, « le point de la situation »,

énumérer et débattre des questions ouvertes. Sa façon de penser était analytique : iln'arrêtait pas de revenir sur le raisonnement déjà fait, de le corriger, de le réviser,jusqu'au moment où une faille commençait à émerger – et où une autre directionpossible, restée cachée, se dévoilait. Il n'acceptait pas d'erreur, de zone d'ombre, danssa propre pensée. Il semblait représenter une sorte d'équilibre magique entre Orient etOccident, l'une de ces formes d'intelligence nouvelle qui naissent quand descivilisations différentes ont le courage de se mêler. Je participais à ces réunions, avided'apprendre.Parallèlement, je rédigeais mes premiers articles de physique, et je me rendais, sansinvitation ni soutien financier, dans les colloques où le sujet était débattu. Dans l'un deces colloques, à Santa Barbara en Californie, j'ai appris l'existence d'un autre jeunechercheur, américain, nommé Lee Smolin. Il utilisait la nouvelle formulation de larelativité générale trouvée par Ashtekar et, en travaillant avec son ami Ted Jacobson, ilétait parvenu à trouver d'étranges solutions à l'équation de Wheeler-DeWitt. Je suisdonc allé voir Smolin à l'université de Yale pour savoir à quoi ressemblaient cessolutions, et c'est ainsi qu'une grande amitié est née.Yale

La veille de mon départ de Syracuse pour Yale, ma fiancée m'a téléphoné d'Italie pourme signifier la fin de notre histoire. Je me suis senti précipité dans le plus noirdésespoir. Mon humeur était si sombre que je voulais annuler mon départ. Mais il étaittrop tard pour me désister, et je suis parti quand même. Quand je suis arrivé chezSmolin, assez intimidé, j'ai commencé à lui parler de mes études puis, brusquement,mon amour anéanti m'est revenu à l'esprit, et les larmes me sont montées aux yeux.Lee était stupéfait. Mais quand j'ai expliqué – en le priant de m'excuser – les raisons demon comportement bizarre, il a commencé à me parler de sa fiancée récemmentperdue… Nous avons laissé la physique de côté et nous avons passé l'après-midi ànaviguer sur un petit bateau à voile, parlant de nos vies et de nos rêves.Le lendemain, Lee a commencé à me parler des difficultés qu'il rencontrait à essayer decomprendre les nouvelles solutions de l'équation de Wheeler-DeWitt qu'il avait trouvéavec Ted Jacobson. La façon de penser de Lee était à l'opposé de celle d'Ashtekar :Lee ne regardait qu'en avant, il cherchait à voir à travers l'obscurité de tout ce que nousne savions pas, à deviner ce qu'il pouvait y avoir derrière l'écran de notre ignorance. Iln'avait aucune crainte de dire des bêtises : il pensait qu'une seule intuition qui marchevaut bien mille suggestions à jeter. Lee est un visionnaire, de l'espèce d'un GiordanoBruno, qui, le premier, a parlé d'un espace infini empli d'une infinité de mondes, ou d'unKepler, qui le premier a libéré les planètes des sphères cristallines des ciels, et les alaissées libres de suivre de pures trajectoires mathématiques dans l'espace – deshommes qui ont su rêver de nouvelles façons de concevoir le monde.L'étrangeté des solutions trouvées par Lee et Ted tenait au fait que chacune d'elle étaitassociée à une courbe fermée dans l'espace, un anneau, une boucle. Que signifiaientces boucles ? Durant les longues discussions nocturnes sur le campus de Yale, alorsque nous remâchions inlassablement le problème, une solution nous est apparue : cesboucles constituent les lignes de Faraday du champ gravitationnel quantique. On avaitdes lignes individuelles au lieu de l'ensemble continu de lignes du champ classique,parce qu'il s'agissait ici de la théorie quantique : dans la théorie quantique, le champgravitationnel se brise en lignes de champs séparées les unes des autres, comme lechamp électromagnétique se brise en photons.Mais, puisque le champ gravitationnel est l'espace, nous ne pouvons pas dire que cesboucles sont immergées dans l'espace : elles sont l'espace elles-mêmes ! L'espace estconstitué de ces boucles. Voilà ce que les équations nous disaient. Ainsi, c'est lors de

ces conversations qu'est née l'idée qui devait déboucher sur ce qu'on appelleaujourd'hui la gravitation quantique à boucles.Pendant plusieurs semaines, nous avons travaillé frénétiquement à réécrire entièrementla théorie de Wheeler-DeWitt en termes de boucles. Nous avons ainsi réussi à obtenirune nouvelle version de l'équation de Wheeler-DeWitt beaucoup mieux définie quel'équation originale, et nous y avons trouvé de nombreuses solutions tout encommençant à comprendre leur signification.La solution déterminée par une seule boucle représente, grosso modo, un universconsistant seulement en un mince « filament d'espace » et rien d'autre. L'existence deces univers constitués d'une seule boucle était le premier indice concret de la naturegranulaire, ou quantique, de l'espace. Pour représenter notre monde, il suffisait desuperposer un grand nombre de solutions constituées d'une seule boucle chacune. Onobtenait ainsi un « tissu » formé d'un nombre fini de boucles. Contrairement au champclassique, où les lignes de Faraday sont en nombre infini, on peut compter le nombrede boucles dans le champ gravitationnel quantique. L'espace est tissé de ces objets àune dimension, les boucles, dont les mailles s'enchaînent dans les trois dimensionspour former un tissu 3D. Et de la même façon qu'un T-shirt paraît lisse de loin, tandisqu'avec une loupe on peut en compter les fils, l'espace paraît continu pour nous, alorsqu'à très petite échelle, on peut en compter les boucles.En l'absence de masses, les boucles restent fermées sur elles-mêmes. Au voisinaged'une masse, les boucles s'ouvrent, tout comme les boucles du champélectromagnétique s'ouvrent sous l'action de charges. Bien sûr, il ne s'agit pas ici demasses au sens macroscopique. Les boucles du champ gravitationnel ont une taille del'ordre de 10-33 cm (l'échelle de Planck), c'est-à-dire qu'elles sont des milliards de foisplus petites que les noyaux des atomes eux-mêmes. Le « tissu » formé par les bouclesest beaucoup plus serré que les assemblages d'atomes qui « vivent » dessus. Onpourrait voir ceux-ci comme des grosses perles brodées sur le fin tissu d'une chemise.C'est donc au niveau des particules élémentaires et de l'échelle de Planck que seproduisent les interactions élémentaires entre masses et boucles. Un électron aura poureffet d'ouvrir les boucles de son voisinage. L'électron, ou toute autre particule à l'échellede Planck, se trouve ainsi être l'extrémité d'un certain nombre de lignes du champgravitationnel.On pourrait dire que cette théorie réussit à quantifier l'espace, que celui-ci est devenugranulaire. Je préfère dire qu'il n'y a plus d'espace. Il n'y a que des particules, deschamps et des boucles de champ gravitationnel, le tout en interaction.La figure 3 présente un modèle schématique de la structure fine de l'espace : unenchevêtrement de boucles. J'ai construit un modèle destiné à illustrer l'idée, à cetteépoque, en faisant le tour des serruriers de Vérone pour acheter tous les anneaux deporte-clés que je pouvais trouver.

Fig. 3.1  La première image de l'espace suggérée par la théorie des boucles. À l'échelle la plus petite, l'espace est un ensemblede petits anneaux.

Fig. 3.2  Moi-même, jeune, en train de monter les anneaux.

Ce fut bien sûr une époque merveilleusement excitante. Dans les semaines suivantes,nous nous sommes rendus à Syracuse, voir Ashtekar, puis à Londres, voir Chris Isham,puis dans un grand colloque de physique à Goa, en Inde, où nous avons annoncé nosrésultats publiquement pour la première fois. La naissance « officielle » de la théoriedes boucles peut ainsi être datée de ce colloque en 1987. Nos résultats ont bientôtattiré l'attention et nous avons commencé à récolter des réactions positives de la partde la communauté scientifique.Honnêteté intellectuelle

Le travail réalisé avec Lee Smolin à Yale a transformé ma vie, comme il a transformé lasienne. L'article que nous avons publié ensemble est toujours l'un des articles les pluscités en gravité quantique et il est à la source de nos carrières respectives dans lesinstitutions scientifiques. L'amitié qui m'attache à Lee depuis lors ne s'est jamaisdémentie, et s'est nourrie de cette belle collaboration inaugurale, en particulier d'unépisode inoubliable, qui m'a beaucoup marqué, et qui explique mon respect immensepour Lee.Le jour où nous avons décidé que nos résultats étaient assez développés pour écrire unarticle, Lee est venu me voir dans mon studio à Yale, l'air sérieux. Nous étions tous lesdeux conscients que nos résultats étaient significatifs. Lee m'a rappelé qu'au début denotre travail commun, l'un des premiers jours de mon séjour à Yale, c'était moi qui étaisarrivé dans son studio avec un premier brouillon de l'idée d'une représentation de lagravité quantique sous forme de boucles, et il me proposa d'écrire d'abord moi-mêmeun premier article court, afin de pouvoir garder la paternité de l'idée, après quoi nousferions un article à deux, présentant tous les développements élaborés ensemble.Sa proposition m'a semblé absurde : mon idée initiale était complètement vague, etsans sa contribution elle serait restée une hypothèse fumeuse et sans valeur ; mais Lee

s'inquiétait pour moi, un peu plus jeune que lui, encore sans poste et totalementinconnu dans le monde scientifique. Il ne voulait pas me priver de la reconnaissance dema contribution. Évidemment, j'ai refusé, et je m'en félicite : il aurait été totalementinjuste de retirer son nom de la première annonce de notre idée. Mais cette offregénéreuse de Lee a eu sur moi un effet énorme, non seulement sur notre amitié, maisaussi sur ma façon de concevoir la science.Le monde de la science, comme j'ai pu le découvrir ensuite avec tristesse, y compris àmes dépens, n'a rien à voir avec un conte de fée. Les cas de vol d'idées d'autrui sontpermanents. Beaucoup de chercheurs sont extrêmement soucieux d'arriver à être lespremiers à formuler des idées, quitte à les souffler aux autres avant que ceux-ci neparviennent à les publier, ou à réécrire l'histoire de manière à s'attribuer les étapes lesplus importantes. Cela génère un climat de méfiance et de suspicion qui rend la vieamère et entrave gravement les progrès de la recherche. J'en connais beaucoup quirefuseront de parler à qui que ce soit des idées sur lesquelles ils sont en train detravailler avant de les avoir publiées.En une minute, Lee Smolin m'a montré que tout cela est inutile. Il m'a offert son intégritéscientifique absolue, au point de frôler l'excès. Il m'a montré qu'il y a une façon bienplus belle de faire de la science, dans laquelle ce qui compte, c'est d'abord de découvriret d'explorer ensemble, et ensuite de se montrer parfaitement honnête et généreuxdans le partage des mérites, si jamais l'on trouve quelque chose.C'est une leçon qui m'a profondément marqué, et que j'ai essayé de suivre toute mavie. Je parle librement de mes idées à qui veut les entendre, sans rien cacher, etj'essaie de convaincre mes étudiants d'en faire autant, même si ce n'est pas toujoursentendu. Ce qui n'empêche pas que des accidents se produisent, évidemment. Commetous ceux qui sont impliqués dans la science, j'ai souffert que des idées me soientsoustraites, volontairement ou même involontairement. Cela s'est passé de même avecLee. Et j'ai moi aussi été accusé d'avoir publié des résultats qui s'inspiraient de quelqueconversation avec d'autres. Dans un monde où les idées s'échangent continuellement,il est facile de perdre la trace des sources, et de prendre pour une idée à soi quelquechose qu'on a entendu et transformé légèrement. Mais presque toujours, un appeltéléphonique permettra de préciser : « Tu ne te souviens pas que c'est moi qui t'enavais parlé ? » « Oh, si, c'est vrai, c'est un accident, je suis désolé, je vais corriger ça ».Et la sérénité revient. Toutefois, je connais plus d'un collègue avec qui un coup de fil nesuffira pas… Hé bien ! le monde n'est pas parfait et il faut vivre avec les choses commeelles sont. Mais toute ma vie j'ai essayé de vivre à la hauteur de la leçon de clarté etd'honnêteté que m'a donnée Lee. À lui je sais qu'on peut faire totalement confiance, etc'est l'une des raisons de l'estime et de l'amitié profonde que j'ai pour lui.Rome

J'ai consacré les longues années suivantes à développer la théorie. J'avais fini mathèse. J'ai obtenu une bourse d'études de l'INFN (Istituto Nazionale di Fisica Nucleare).N'étant pas lié à un groupe de recherche, je pouvais utiliser cette bourse pour aller où jele souhaitais. J'ai décidé de rejoindre l'Université de Rome, La Sapienza (La« Sagesse »), qui me semblait être l'endroit le plus intéressant en Italie sur le planscientifique, en plus d'avoir un nom irrésistible. C'est à Rome que se trouvaient les plusgrands physiciens théoriciens italiens, comme Gianni Jona-Lasinio, Giorgio Parisi,Nicola Cabibbo, Luciano Maiani et beaucoup d'autres. Le directeur du départementm'attribua une table dans les sous-sols, où j'ai passé quelques années, absorbé dans ledéveloppement de la nouvelle théorie, ignoré par tout le monde. Quand l'argent de mabourse fut épuisé, je n'ai pas réussi à trouver un autre financement. Nicola Cabibbo, ledirecteur de l'INFN, avait entendu parler de mes résultats aux États-Unis et me proposa

de m'obtenir un contrat à l'INFN. Mais il y eut un changement de situation politique dansl'INFN et rien n'en sortit.J'économisais sur tout pour continuer à vivre, et j'ai dû demander de l'aide à mon pèrequi, malgré les obstacles, croyait en ma passion scientifique, me soutenait, et de tempsen temps m'envoyait un petit chèque. C'étaient les temps difficiles de l'apprentissage.Je voulais devenir physicien, mais mon parcours professionnel semblait coincé dansune impasse. L'espoir de décrocher un poste à l'université était très mince, d'autantplus mince que je travaillais sur un sujet qui n'intéressait presque personne en Italie. Jetraversais des moments d'angoisse.Mais lorsque la nuit est la plus sombre et la plus froide, vient le moment où la lumièreva apparaître. Un jour, le téléphone a sonné. C'était le directeur du département dephysique d'une université américaine qui me demandait si je serais intéressé par unposte de professeur. Il s'agissait de l'université de Pittsburgh, où travaillait TedNewman, l'un des plus grands spécialistes de la relativité générale.À première vue, l'idée d'aller vivre dans une grande ville américaine peu charmantecomme Pittsburgh ne m'emballait pas. Mais un de mes proches amis à Rome, EnzoMarinari, un soir qu'on se promenait ensemble le long de la fontaine de Trevi, m'a faitcomprendre qu'il n'était pas très sage de préférer devenir chômeur en Italie plutôt queprofesseur aux États-Unis. Si je voulais acquérir la liberté de travailler sur ce quim'intéressait, c'était bien là l'occasion à saisir.J'ai passé dix ans à Pittsburgh, à travailler avec Ted et beaucoup d'autres collègues, àm'intéresser à de nombreux problèmes différents, de gravité quantique, de relativitégénérale, et d'autres sujets, mais surtout à développer la théorie des boucles.

Chapitre 4

La science ou l'explorationpermanente de nouvelles façonsde penser le mondeL'une des meilleures surprises que j'ai trouvées à Pittsburgh a été le Center for theHistory and Philosophy of Science, peut être le plus important centre de philosophie dessciences aux États-Unis. C'est une institution extraordinaire où se croisent tous lesgenres de visiteurs, et où l'on peut rencontrer tous les types d'idées. Toujours curieux etfasciné par la philosophie, j'ai assisté aux séminaires et aux conférences du Centre. J'aipu côtoyer des philosophes éminents et spécialisés dans la philosophie de la physique,comme Adolf Grünbaum et John Earman. Ils étaient intéressés par les problèmesd'espace-temps, et tout disposés à discuter avec un physicien. Pour moi, c'était unélargissement formidable de mon horizon, ainsi qu'un retour aux intérêts de mes jeunesannées. Un dialogue très actif s'est engagé, qui m'a fourni des idées et desperspectives essentielles pour mon travail de physicien.Le dialogue entre science et philosophie

Je suis convaincu qu'aujourd'hui le dialogue entre la physique et la philosophie est vital.Dans le passé, ce dialogue a eu un rôle très important dans le développement de lascience, particulièrement dans les moments d'évolution conceptuelle majeure de laphysique théorique. Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Bohr, Heisenberg, Dirac etEinstein, pour ne mentionner que les exemples les plus importants, se sont nourris dephilosophie, et n'auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu'ilsont accomplis s'ils n'avaient eu aussi une éducation philosophique. Cela ressort defaçon évidente de leurs écrits, dans lesquels les problèmes conceptuels etphilosophiques jouent un rôle essentiel, en leur suggérant des questions et en leurouvrant de nouvelles perspectives. L'influence directe d'idées philosophiques est trèsclaire dans la naissance de la mécanique Newtonienne, de la théorie de la relativité etde la mécanique quantique par exemple.Mais durant la seconde moitié du XXe siècle, la physique fondamentale s'est tenue àdistance de ce dialogue avec la philosophie. La raison majeure en est que lesproblèmes qu'elle traitait avaient un caractère beaucoup plus technique que conceptuel.La mécanique quantique et la relativité générale venaient d'ouvrir de nouveauxterritoires. Il était prioritaire d'en étudier les conséquences et les applications possibles.La physique atomique, la physique nucléaire, la physique des particules, la physique dela matière condensée et bien d'autres disciplines ont pu être développées sur la baseconceptuelle bien établie de la mécanique quantique ; quant à l'astrophysique, lacosmologie, l'étude des trous noirs, ou des ondes gravitationnelles, c'est sur la baseconceptuelle bien établie de la relativité générale qu'elles s'échafaudèrent. Seulement,aujourd'hui, en cherchant à combiner les deux théories de base, la physique seretrouve à nouveau confrontée à des problèmes fondamentaux. Je pense qu'uneconscience philosophique développée s'avère à nouveau nécessaire.Cela reste vrai aussi d'un point de vue méthodologique : un scientifique oriente toujourssa recherche en fonction d'idées à caractère épistémologique dont il est plus ou moinsconscient. Et il vaut bien mieux en être conscient que de se laisser guider par des apriori méthodologiques dont on ignore la force.La philosophie des sciences anglo-saxonne accorde beaucoup plus d'intérêt à la

science contemporaine que la philosophie des sciences en Europe continentale. Parmon éducation italienne, je me sens souvent plus proche de la philosophie continentaleeuropéenne que de son pendant anglo-saxon, mais depuis que je me suis réinstallé enEurope, j'ai du mal à retrouver le dialogue que j'avais aux États-Unis avec toutes sortesde philosophes des sciences. Ce n'est pas impossible : par exemple, j'ai rencontré despartenaires de discussion très intéressants dans le groupe de Marisa Dalla Chiara etFederico Laudisa à Florence, et des interlocuteurs de choix à l'Ecole Polytechnique deParis, comme Michel Petitot et Michel Bitbol, qui animent le CREA, le Centre deRecherches en Épistémologie Appliquée.La pensée scientifique, qui est à la base de la modernité, soulève des problèmesfondamentaux. La pensée philosophique européenne de ce siècle ne devrait pas s'entenir si éloignée, je pense. Mais le fossé entre la culture humaniste et la culturescientifique est encore loin d'être comblé. Dans la philosophie de la connaissancecontinentale, par exemple, l'idée diffuse que la vérité est seulement interne au discoursa beaucoup de mal à se mettre en relation avec le discours scientifique.Cette défiance réciproque entre le monde humaniste et le monde des sciences pèseaussi sur l'image que la société entière se fait de la science. Cette image s'estdégradée au long des dernières décennies.D'un côté, la science est encore souvent considérée comme un ensemble de « véritésétablies », à consulter selon les besoins, ou à vénérer, ou bien comme un ensemble derecettes techniques pour résoudre des problèmes.De l'autre, et à l'inverse, la science est aussi dénoncée comme une négation desvaleurs spirituelles, même une menace pour notre société, ou comme la base de lafroide domination technologique, le lieu de l'arrogance myope des experts, ou mêmeune source d'horreurs à la Frankenstein, quand les nouveautés apportées par lascience font peur.Ces visions déformées de la science ont pour conséquence une diminution de sonaura, et la pensée irrationnelle gagne du terrain. Elles sont même en train de nourrirune sorte d'alliance diabolique entre multiculturalisme et anti-scientisme qui risqued'envahir notre société. Aux États-Unis, par exemple, dans plusieurs États (le Kansas« rural », mais aussi la « très civilisée » Californie), les enseignants n'ont pas le droit deparler correctement de l'Évolution à l'école. Les lois qui interdisent d'enseigner lesrésultats de Darwin sont justifiées par le relativisme culturel : on sait bien que la sciencese trompe, et donc une connaissance scientifique n'est pas plus défendable qu'unevérité biblique. Interrogé récemment sur ce sujet, un candidat à la présidence des États-Unis a déclaré qu'il « ne savait pas » si les êtres vivants ont vraiment des ancêtrescommuns. Sait-il seulement si c'est la Terre qui tourne autour du Soleil ou le Soleil quitourne autour de la Terre ?En Europe, nous n'en sommes heureusement pas là. Mais les tensions sont quandmême fortes. Récemment, le gouvernement Italien a lui aussi cherché à introduire lecréationnisme à l'école.Les progrès de la médecine ont recommencé à faire peur, comme au XVIIe siècle, etavec le même genre de confusions. On pense par exemple que l'âme et l'identité sontdans l'ADN, et donc qu'un enfant cloné posséderait un double de l'âme de l'original ! Çame rappelle, quand j'étais jeune, l'époque où le docteur Christiaan Barnard faisait lestoutes premières transplantations cardiaques. Les journaux et les prêtres, terrorisés, sedemandaient si Monsieur A, avec le cœur du pauvre Monsieur B, allait continuer àaimer sa femme, ou bien s'il allait aimer la veuve de Monsieur B… (puisque, commetout le monde sait : c'est le cœur qui aime). Pour autant, dans les années soixante, onn'arrêta pas les transplantations cardiaques à cause de ces bêtises. Tandisqu'aujourd'hui l'animisme et la peur prennent souvent le dessus. Il est à craindre qu'on

ne déclare bientôt diaboliques les vrais jumeaux, vu qu'ils partagent le même ADN etqu'ils sont donc le clone l'un de l'autre…Les investissements dans la science fondamentale, la science qui fait « culture », quicherche la connaissance de base, sont en chute libre. La société demande de moins enmoins aux scientifiques d'être en quête « de connaissance ». Elle leur demande dedévelopper des produits à vendre, et des armes.J'espère fortement que toute cette confusion n'arrivera pas à mettre en danger notreconfiance dans la force de la pensée rationnelle. Les représentations caricaturales de lascience sont certainement liées à des fautes et des erreurs des scientifiques, mais ellessont aussi les résidus de traditions intellectuelles qui ont depuis longtemps montré leurslimites. Les emballements pour la « Science triomphante » du positivisme dix-neuviémiste, et de ses épigones plus récents, ont depuis longtemps disparu, enparticulier depuis la chute du Newtonisme et la réflexion douloureuse qui s'en est suiviesur la durée de vie limitée des théories scientifiques.Par ailleurs, la réaction d'abord anti-technologique, puis également anti-scientifique,d'une certaine philosophie continentale n'a contribué qu'à accentuer la séparationstupide des « deux cultures » (humaniste et scientifique) : une séparation qui rendaveugle à la complexité et à la richesse de notre compréhension du monde.La science est bien autre chose que toutes ces caricatures.Qu'est-ce donc que la Science ?

Peut-être la plus grande découverte scientifique du XXe siècle est-elle le fait que lascience « se trompe ». Que les représentations du monde développées par la sciencepeuvent être, dans un sens précis et vérifiable, fausses. Et donc que l'on peut avoirplusieurs lectures du monde et que chacune ne peut être considérée comme vraie quejusqu'à un certain point.On découvrit au début du XXe siècle que le schéma conceptuel Newtonien, qui était LEmodèle absolu de la science efficace, ne marche pas toujours. Il doit être révisé enprofondeur pour comprendre les phénomènes physiques nouveaux auxquels nousaccédons désormais. Cette découverte étonnante a provoqué une onde de choc quis'est propagée dans la communauté scientifique. Son effet sur la philosophie dessciences fut encore plus fort. On peut dire que, pour une large partie, la philosophie dessciences a passé le dernier demi-siècle à tenter de s'accommoder de cette découverte.Or, je pense que c'est précisément dans la découverte des limites des représentationsscientifiques du monde que se révèle la force de la pensée scientifique. Celle-ci n'estpas dans les « expériences », ni dans les « mathématiques », ni dans une « méthode ».Elle est dans la capacité propre de la pensée scientifique à se remettre toujours encause. Douter de ses propres affirmations. N'avoir pas peur de nier ses proprescroyances, même les plus certaines. Le cœur de la science est le changement.La démarche scientifique est une poursuite continue de la meilleure façon de penser lemonde. C'est une exploration de formes de pensée. C'est là qu'elle puise son efficacité.Cela ne veut pas dire que les réponses scientifiques sont toujours justes. Mais que,dans les domaines où la pensée scientifique fonctionne, les réponses scientifiques sont,par définition, les meilleures qu'on a trouvées jusque-là.Cette image d'une science fluide, en révolution permanente, toujours suspendue entrela connaissance et le doute, toujours en quête et jamais bêtement satisfaite de sesrésultats, est profondément différente de celle que nous avait laissée le XIXe siècle.Celle-ci est encore très répandue dans la société et, à bien regarder, c'est elle la vraiecible des critiques de l'anti-scientisme et du relativisme culturel. Dans un certain sens,rien n'est plus au fait du caractère relatif de notre culture que la science elle-même. La

science évolue en continu précisément parce qu'elle a une pleine conscience deslimites de toutes les connaissances. Sa force réside dans son manque de confiance enses propres concepts. Elle ne croit jamais complètement en ses résultats. Elle sait quenous ne pouvons penser le monde que sur la base fragile de nos connaissances, maiscette base est en évolution constante.On pourrait comparer toute science à une entreprise de cartographie. La carte n'est pasle territoire, mais c'est la meilleure représentation qu'on puisse en faire – en particuliersi l'on veut y voyager. Avec peu de signes, on encode la plus grande partie du mondepossible. Quelques symboles, et il prend sens. Mais il s'agit bien d'une carte. Et il y ad'autres cartes.Donc, ce qui me semble vraiment intéressant, ce sont moins les représentationsscientifiques du monde que leur évolution continue. Ce sont moins les merveilles que lascience a découvertes, que la magie d'une forme de pensée capable de mettre endoute ses propres affirmations et de nous apprendre, décennie après décennie, àchanger notre façon de regarder le monde.Histoire de l'espace : Anaximandre

Le changement des notions d'espace et de temps, dont je parle dans ce livre, n'estqu'un exemple de cette évolution continue qu'est la science. Ces deux notions,fondamentales dans notre vision du monde, ont été récemment modifiées par la penséed'Einstein et sont encore en train de changer aujourd'hui.C'est une démarche qui n'est pas du tout propre à la science moderne. Einstein n'estpas le premier à avoir changé en profondeur notre vision du monde. Beaucoup l'ont faitavant lui, et de manière plus révolutionnaire encore : Copernic et Galilée ont convaincutout le monde que la Terre sous nos pieds voyage à 30 kilomètres par seconde,Faraday et Maxwell ont rempli l'espace de champs électriques et magnétiques, Darwinnous a convaincus que nous avions des ancêtres communs avec les coccinelles…La démarche est en fait beaucoup plus ancienne que cela. Et je pense qu'on ne peutpas vraiment comprendre ce que ces changements modernes de la notion d'espacesignifient, si on ne les resitue pas dans leur contexte historique. Permettez-moi, donc,de raconter le début de cette très belle histoire.Toutes les civilisations anciennes ont pensé que le monde était structuré en deuxparties : la Terre en bas et le Ciel en haut. Cette conception du monde était la mêmepour les Égyptiens, les Hébreux, les Mésopotamiens, les Chinois, les premièrescivilisations de la vallée de l'Indus, aussi bien que pour les Mayas, les Aztèques ou lesIndiens d'Amérique du Nord. Pour toute l'humanité ancienne, donc, l'espace avaitnaturellement un « haut » et un « bas ». Les choses tombent vers le bas. En haut, il y ale ciel, et en bas la terre. Et en dessous de la terre, il y a encore de la terre, ou bienpeut-être une grande tortue, ou bien de grands piliers – en tout cas quelque chose surquoi la terre s'appuie, qui la soutient et l'empêche de tomber.Nous connaissons le nom de l'homme qui, le premier, a changé cette image anciennedu monde : Anaximandre, scientifique et philosophe qui vécut six siècles avant Jésus-Christ à Millet, ville grecque sur la côte de la Turquie d'aujourd'hui. C'est lui qui asuggéré, et est arrivé à imposer à tous, une nouvelle lecture du monde : la Terre est ungros caillou qui flotte dans l'espace. Le ciel n'est pas seulement au-dessus de la Terre :il est tout autour de la Terre, y compris au-dessous.Comment a-t-il fait pour comprendre que la Terre est un caillou de dimension finie quiflotte dans l'espace ? Eh bien, les indices étaient nombreux. Pensons par exemple auSoleil, à la Lune, et à toutes les étoiles qui se couchent à l'ouest et qui réapparaissent àl'est. N'indiquent-ils pas assez clairement qu'ils doivent passer sous la Terre pouraccomplir leur cercle ? Et que donc il doit y avoir de l'espace ouvert là-dessous ? En

fait, Anaximandre n'a fait qu'appliquer la même intuition qui nous dit que lorsque nousvoyons quelqu'un disparaître derrière une maison et réapparaître de l'autre côté, celasignifie qu'il doit y avoir un passage derrière la maison. Il y a aussi d'autres indices, plussubtils, mais très convaincants. Par exemple, l'ombre de la Terre qui se projette sur laLune durant une éclipse fait bien voir que la Terre est un objet fini.Alors, est-ce que c'était facile ? Non, ce ne l'était pas, puisque des millions d'hommespendant des siècles de civilisation n'y avaient pas pensé. Pourquoi était-il si difficile detrouver cette idée ? Parce qu'elle révolutionnait profondément l'image du monde.Les hommes sont attachés à leurs idées, et ils n'en changent pas facilement. Ilspensent toujours qu'ils savent déjà tout. Les idées neuves font peur parce qu'ellesdéconcertent. N'est-elle pas déconcertante, quand on y pense bien, cette idée que laTerre ne s'appuie sur rien ? Pourquoi ne tombe-t-elle pas ? La question, évidemment, aété posée tout de suite à Anaximandre, et nous connaissons sa réponse : parce que leschoses ne tombent pas « vers le bas », les choses tombent « vers la Terre » ; et donc laTerre n'a aucune direction particulière vers laquelle tomber, si ce n'est vers elle-même.Encore une fois, à la lumière de notre compréhension du monde d'aujourd'hui, laréponse d'Anaximandre est correcte. Mais elle est déconcertante : Anaximandreredessine complètement le cadre conceptuel de notre compréhension humaine del'espace, de la Terre, de la gravité qui fait tomber les corps. Sur la base desobservations, et pour mieux expliquer ces observations, il propose une nouvelle cartedu monde, une carte conceptuelle différente. Une idée profondément neuve de la façondont est organisé l'espace. Non plus un espace scindé en deux, un « en haut » et un« en bas », mais un seul espace fait du ciel à l'intérieur duquel flotte la Terre et danslequel les choses tombent vers la Terre. C'est une image du monde meilleure et plusgénérale que la précédente.Anaximandre écrivit un livre, dans lequel il proposa, parmi d'autres, cette idée, etprésenta ses arguments pour la défendre. L'idée, lentement, prit pied. À la générationsuivante, dans l'école pythagoricienne des villes grecques de l'Italie du Sud, on parledéjà communément d'une terre sphérique entourée par les cieux. Le texte le plusancien qui nous est parvenu parlant de la Terre sphérique est le Phédon de Platon, oùcette idée est présentée comme crédible mais pas complètement démontrée. Mais déjàà la génération suivante, un peu plus d'un siècle après Anaximandre, Aristote considèrel'idée de la Terre sphérique qui flotte dans l'espace comme acquise, et il fait la liste desnombreux arguments, très convaincants, qui l'appuient. En quelques générations, l'idéetrès audacieuse d'Anaximandre est donc devenue opinion commune. À partir du mondegrec, cette idée se répandra ensuite à toute l'humanité.Je pense qu'Anaximandre est non seulement l'un des premiers scientifiques dont nousavons connaissance, mais aussi l'un des plus grands que l'humanité ait jamais eu. Sadécouverte du fait que la Terre flotte dans l'espace sans tomber est peut-être lapremière, et certainement l'une des plus belles illustrations de ce qu'est la Science : lacapacité de changer en profondeur notre image du monde, sur la base desobservations et de la pensée rationnelle. La capacité de mettre en discussion des idéeset des représentations du monde acquises, et d'en trouver d'autres, plus efficaces. Telleest la grande force visionnaire de la science qui m'a toujours fasciné.Quand les nouvelles images du monde sont bien vérifiées, elles deviennent lentementla nouvelle lecture commune du monde. Le fait que la structure de l'espace est modifiéeà proximité d'un corps massif deviendra un jour connaissance commune, et l'idée d'unespace rigide et homogène partout deviendra risible, comme il est niais de penser quela Terre doit s'appuyer sur quelque chose pour ne pas tomber.Dans cette démarche de reconstruction continue de l'image du monde, la substancemême du monde ou, pour mieux dire, notre façon de la concevoir, se modifie

continuellement. Là aussi, Anaximandre est à l'origine de cette extraordinaire aventure :il introduit, pour expliquer tous les phénomènes, une entité qu'il dénomme l'apeiron(traduit par certains auteurs comme « ce qui n'a pas de distinctions, indéfini », et pard'autres comme « l'illimité »). C'est le premier objet théorique, le grand-père desatomes, des particules élémentaires, des champs physiques, de l'espace-tempscourbe, des quarks, des cordes, des boucles, grâce auxquels nous repensons lemonde.Ce cheminement révolutionnaire, qui déboucha sur des visions du monde radicalementnouvelles, n'a donc pas été inventé par Einstein : il est caractéristique de la GrandeScience. Le rôle particulier d'Einstein a « seulement » été, en exagérant un peu, deréveiller la science fondamentale d'une certaine léthargie, résultat de l'immense succèsdes théories de Newton.Histoire de l'espace : L'espace comme relation ou comme entité ?

L'image de l'espace qui a été dominante depuis Aristote jusqu'à Newton, est celle d'unespace structuré, formé par les objets mêmes du monde. L'espace était surtout vucomme l'ordre dans lequel les objets se touchent. Dans la tradition scientifique etphilosophique occidentale, donc, l'idée de Newton, selon laquelle l'espace est uneentité qui peut exister même quand rien d'autre n'existe, n'était pas du tout le point devue dominant sur la nature de l'espace.Newton a imposé l'image de l'espace-boîte, une entité indépendante des objets qui sedéplacent en elle, non sans effort et non sans rencontrer une résistance féroce dans lapensée de son temps. Cette opposition ne venait pas tant des savants de la vielle écolearistotélicienne que des champions de la Scientia Nova, la Nouvelle Science, quicroyaient à la récente révolution copernicienne, et qui voyaient en René Descartes leurmaître à penser. La représentation que Descartes se faisait de l'espace était en effettrès différente de celle de Newton, et se plaçait dans la droite ligne de la traditionoccidentale depuis Aristote. Pour Descartes, en effet, comme pour Aristote, il n'y a pasd'entité « espace ». Il n'y a pas, par exemple, d'espace vide. Il n'y a que des objets (descailloux, des murs, des chaises, de l'air, de l'eau…). Ces objets peuvent être dans unerelation les uns avec les autres, une relation de « contiguïté ». C'est-à-dire : ils peuventse toucher, ou pas. L'espace, alors, n'est rien d'autre que l'ordre que cette relation decontiguïté détermine entre les objets. Par exemple, Aristote définit la position d'un objetcomme n'étant rien d'autre que la frontière interne de l'ensemble des autres objets quil'entourent – une sorte de position « en creux » définie par les voisins immédiats. PourDescartes, le mouvement d'un objet A est défini comme le passage de la contiguïtéd'un objet B à la contiguïté d'un autre objet C. D'un objet seul, il est donc impossible dedire s'il est en mouvement ou non.Pour Newton, au contraire, les objets se trouvent dans l'espace. Celui-ci a une structurequi lui est propre, et qui n'a rien à voir avec les objets qui peuvent s'y trouver ou non.Un objet bouge lorsqu'il passe d'un point de l'espace à un autre point de l'espace. Dansla première interprétation de l'espace, aristotélicienne-cartésienne, l'espace n'est pasune entité, c'est une relation entre des choses. Dans la deuxième, newtonienne,l'espace est une entité qui existe et a une structure, même en l'absence de tout objet.Est-ce que le choix entre ces deux possibilités est un problème scientifique, ou bien est-ce un problème seulement philosophique ? C'est un problème scientifique, mais pasdans le sens où la science donnerait la vision « juste » de l'espace. Le rôle de lascience est de comprendre laquelle de ces deux visions de l'espace sera la meilleurepour penser le monde de la façon la plus efficace. On est ici au cœur du problème de lavérité des énoncés scientifiques. Newton affronte le problème de la nature de l'espacedans son œuvre majeure, les Principia Mathematica, dont la première partie est

consacrée à la nature de l'espace. Son point fort, la raison pour laquelle sa solution estfinalement la meilleure, c'est qu'il construit une façon de penser le monde, fondée sursa vision de l'espace, qui fonctionne incroyablement bien.Souvenez-vous de l'équation que vous avez apprise au Lycée : F = ma, où F est laforce, m la masse et a l'accélération. Cette équation est la base de toute la mécaniquenewtonienne. Or, il faut bien que nous soyons capables de mesurer l'accélération. Maisl'accélération est une mesure du mouvement. Mouvement par rapport à quoi ? Parrapport à l'espace absolu dans lequel il se trouve. Pour que la théorie fonctionne, il fautque l'on puisse dire si un objet accélère ou n'accélère pas, dans l'absolu. Pour Newton,l'accélération se comprend par rapport à l'entité « espace », alors que pour unaristotélicien-cartésien, cette notion d'accélération absolue n'a pas de sens, puisqu'onne peut pas dire si un objet bouge sans le comparer à un autre objet.La construction de Newton fonctionne tellement bien que nous continuons à l'utiliseraujourd'hui pour construire des maisons et des ponts, faire voler des avions, et encoredans bien d'autres applications technologiques. Mais la vieille idée aristotélicienne etcartésienne de l'espace comme relation, et les critiques de l'idée d'un espace entité, ontcontinué à être défendues par des penseurs comme Leibniz, Berkeley et Mach. Àtravers eux, cette idée est arrivée à Einstein, qui en a fait la base profonde de sa théoriede la relativité générale.Le débat philosophique autour du concept d'espace comme entité ou comme relation atraversé les siècles, fournissant à des scientifiques comme Newton et Einstein dessujets de réflexion et d'inspiration, et il n'a toujours pas épuisé son potentiel.Aujourd'hui, je pense, il faut réfléchir à nouveau à ce problème si l'on veut comprendreles propriétés quantiques de la gravitation. Une théorie complète de la gravitationquantique ne sera probablement construite qu'en abandonnant complètement l'idéenewtonienne de l'espace comme entité. L'espace n'est pas une entité dans laquelle lesobjets sont localisés : l'entité « espace » n'existe pas. Seul le champ gravitationnelexiste, au même titre que les autres champs. En gravitation quantique, les boucles sontles quanta de champ gravitationnel et ce sont leurs relations qui constituent l'espace.Mais que savons-nous donc vraiment ?

La base même de la science est donc la pensée critique : la conscience forte que nosvisions du monde sont toujours partielles, subjectives, imprécises, provinciales etsimplistes. Il faut sans cesse chercher à comprendre mieux. À ouvrir les horizons. Àtrouver un point de vue plus large. Cela n'est ni commode ni naturel car, d'une certainefaçon, nous sommes prisonniers de nos pensées. Il est par définition impossible desortir de notre propre pensée. On ne peut pas la regarder de dehors et la modifier. C'estde l'intérieur de nos erreurs qu'il faut travailler pour découvrir où nous sommes en trainde nous tromper. Cela revient, pour utiliser une belle et célèbre image, à reconstruireson bateau tout en naviguant. La science, c'est cela : un effort continu pour reconstruireet restructurer notre propre pensée alors même que nous sommes en train de penser.Aucune forme de connaissance humaine ne permet de faire des prédictions fiablescomme celles de la science. Si les astronomes nous affirment que le mois prochain il yaura une éclipse de Soleil, nous pouvons parier qu'ils ont raison. Bien sûr, une étoile àneutrons pourrait arriver sur nous à une vitesse proche de celle de la lumière, etarracher la Lune, mais ce n'est vraiment pas probable.Toutefois, toutes les théories scientifiques ont été, un jour ou l'autre, remplacées pardes théories meilleures. Même les plus efficaces. L'efficacité du modèle de Ptolémée,par exemple, est stupéfiante : nous pouvons, aujourd'hui encore, ouvrir son livre, écrit ily a dix-neuf siècles, et utiliser ses tables et sa géométrie pour prédire avec exactitude laposition de Vénus dans le ciel le mois prochain. Néanmoins, nous savons que le monde

n'est pas bien décrit par les « épicycles » et les « déférents » utilisés par Ptolémée.Encore plus impressionnant est le succès de la théorie de Newton, que nos ingénieursutilisent chaque jour pour construire ponts et avions. Néanmoins, même la théorienewtonienne, si bien établie, s'est révélée fausse.Pouvons-nous vivre avec cette incertitude ? À quelle connaissance pouvons-nous nousfier ? Pourrons-nous jamais être certains que ce que la science nous dit du monde estvrai ? On peut rêver qu'un jour une théorie « finale » sera trouvée. Mais ce rêve mesemble futile : ce que nous ne savons pas de la Nature est immense et les problèmesouverts en physique théorique sont tellement fondamentaux que je ne nous crois pasproches de la fin du chemin.Alors, pourquoi la science est-elle crédible ? Pas parce qu'elle nous dit des chosescertainement vraies, mais parce que ses réponses sont les meilleures que nous ayonspour le moment. Et ce presque par définition : si une réponse meilleure apparaît, c'estcette réponse qui sera « scientifique ». Ainsi, la physique de Newton était synonyme descience jusqu'à Einstein ; mais quand Einstein a trouvé une meilleure image du monde,où l'espace est courbe, le temps pas le même pour tout le monde, et la lumière faite dephotons, la sortie du « newtonianisme » n'a pas été saluée comme la fin de l'èrescientifique. Bien au contraire, nous pensons qu'Einstein est un scientifiqueremarquable.Si la médecine Tibétaine nous apprend qu'une certaine plante, ou une certainetechnique, ou un certain comportement du médecin, aident la guérison, et si l'efficacitéde ce soin devient bien vérifiée empiriquement, le soin tibétain n'est pas « anti-scientifique » : il devient partie intégrante de la médecine « scientifique ». Plusieurs denos médicaments ont une origine de ce genre, d'ailleurs.La pensée scientifique est consciente de notre ignorance. Je dirais même que lapensée scientifique est la conscience même de notre grande ignorance et donc de lanature dynamique de la connaissance. C'est le doute, et non pas la certitude, qui nousfait avancer. C'est là, bien sûr, l'héritage profond de Descartes. Nous devons faireconfiance à la science non parce qu'elle offre des certitudes, mais parce qu'elle n'en apas.Je ne sais pas si l'espace est « vraiment » courbe, comme le veut la relativité générale,mais je ne connais pas, aujourd'hui, une façon d'envisager le monde physique plusefficace que de penser l'espace comme courbe. Les autres visions du monde nerendent pas aussi bien compte de la complexité du monde.L'obsession scientifique de remettre toute vérité en question ne mène pas auscepticisme, ni au nihilisme, ni à un relativisme radical. La science est une pratique dela chute des Absolus qui ne tombe pas dans le relativisme total ou le nihilisme. Elle estl'acceptation intellectuelle du fait que les connaissances évoluent. Le fait que la véritépuisse toujours être interrogée n'implique pas qu'on ne puisse pas se mettre d'accord.En fait, la science est le processus même par lequel on arrive à se mettre d'accord.Cette aventure ne se base pas uniquement sur la froide rationalité. La rationalité, c'estce qui est nécessaire pour formaliser la démarche. Mais au départ, toutes les grandesdécouvertes ont été des intuitions. La science est ce qui sort d'un rêve, qui s'avère plusefficace que d'autres rêves dominants, et qui devient le rêve commun de tout le monde.Quand j'étais petit et que je posais des questions sur les nuages, mon père me lesdécrivait comme des bateaux navigant dans le ciel. Plus tard, il m'a expliqué qu'en faitc'était des gouttelettes d'eau en suspension dans l'air et cela a transformécomplètement ma façon de voir les nuages. Mais peut-on dire qu'une vision a effacél'autre ? Non, je dirais plutôt qu'elles coexistent et s'enrichissent mutuellement. Voir lesnuages à la façon du météorologue n'empêche en rien de voir les nuages à la façon dupoète.

La science s'est construite comme un raffinement progressif de la façon de chercherdes réponses, mais elle n'existerait pas sans cette insatiable manie de poser desquestions, cette manie que l'on trouve déjà, et surtout, chez les enfants de quatre ans.La science ne commence pas à l'université – elle s'enracine dans cette curiosité et cetappétit de connaître qui nous caractérise dès la plus tendre enfance. À quatre ans,nous n'avons pas peur de laisser tomber nos préjugés et de changer notre vision dumonde, et nous apprenons donc beaucoup.La société entière peut continuer à apprendre pour autant qu'elle n'ait pas peur delaisser tomber ses innombrables préjugés. Cette recherche est une aventure quicontinue. C'est peut-être la plus grande aventure de l'histoire de l'humanité.

Chapitre 5

Grains d'espace, réseaux despin, cosmologie primordiale etchaleur des trous noirsPendant les années où je résidais aux États-Unis, je suis retourné en Italie chaque été,et souvent Abhay Ashtekar, ou Lee Smolin, ou les deux, m'accompagnaient. Ils étaientdevenus mes amis et principaux collaborateurs. Nous profitions de ces vacances enItalie pour travailler ensemble.Plusieurs étapes dans le développement de notre théorie ont été atteintes en Italie,pendant ces visites. Par exemple, c'est à Trente, tous les trois, que nous avonscommencé à comprendre comment décrire l'espace macroscopique en mettantensemble un grand nombre de boucles. C'est aussi à Trente que nous avons compris,suite à un calcul qui ne marchait pas, que la taille des boucles n'était pas infinitésimale,comme nous le pensions au début : leur taille était très petite mais finie.Il y avait un aspect étrange de la théorie que nous n'arrivions pas à comprendre : d'unpoint de vue mathématique, on constatait que ces boucles qui constituent l'espaceprésentaient des intersections : elles passaient l'une dans l'autre à certains endroits.Nous ne parvenions pas à comprendre ce que représentaient ces intersections.Réseaux de spin

Vers le milieu des années quatre-vingt-dix, pendant que Lee était à Vérone, nous avonstravaillé à l'aide d'une méthode de calcul assez classique en mécanique quantique. Enmécanique quantique, comme on l'a vu, beaucoup de grandeurs sont « quantifiées ».Cela signifie qu'elles ne peuvent pas prendre n'importe quelle valeur, mais seulementcertaines valeurs discontinues. L'énergie d'un atome, par exemple, ne peut pas avoirune valeur arbitraire, mais seulement certaines valeurs particulières : les niveauxd'énergie de l'atome. Pour calculer les valeurs qu'une grandeur physique peut prendre,on utilise une technique qui s'appelle « calcul du spectre de l'opérateur ». En ce quinous concerne, nous étions intéressés par une grandeur physique particulière : levolume.Qu'est-ce qu'un volume ? C'est la mesure de la quantité d'espace. Le volume d'unepièce est la quantité d'espace qu'il y a dans cette pièce. Mais comme l'espace estdevenu le champ gravitationnel, le volume mesure le champ gravitationnel. Et commenous étions aux prises avec une théorie quantique, il y avait de fortes chances que levolume ait des valeurs discontinues, et donc qu'il puisse y avoir des « grains » devolume. Les calculs se sont avérés compliqués. Nous avons réussi à les résoudre,grâce aussi à l'aide d'un grand mathématicien anglais, Roger Penrose, que noussommes allés consulter lorsque nous nous sommes aperçus que nos calculsconduisaient à des objets mathématiques que Roger avait étudiés vingt ans plus tôt, etqu'il avait appelé spin networks, ou « réseaux de spin ».Résultat du calcul : le volume était en effet une variable non continue, et donc l'espaceest constitué de quanta de volume, ou de quanta d'espace. Or, nous avons découvertque ces quanta d'espace se trouvent exactement aux intersections des boucles.Autrement dit, le volume est composé de quanta, de grains d'espace, et lesintersections des boucles représentent justement ces grains d'espace. Elles sont lesgrains d'espace que nous cherchions.

Ces résultats ont quelque peu changé notre représentation initiale. Les intersectionssont devenues plus importantes que les lignes. Nous avons cessé de parler d'unensemble de boucles avec des points d'intersection, pour parler d'un ensemble depoints, les intersections, reliés entre eux par des liens, c'est-à-dire par un réseau. Surun même lien allant d'une intersection à l'autre on peut rencontrer plus qu'une seuleligne de Faraday. Le nombre de lignes de Faraday superposées sur le même lien estun nombre entier qu'on associe à chaque lien, et qui s'appelle le spin du lien. (Pour desraisons historiques, on utilise la moitié de ce nombre, qui est un nombre demi-entier,comme ½, 1, 3/2, 2, 5/2…). De là, le nom de réseau de spin.L'image qui résulte de l'espace quantique est surprenante : les nœuds du réseau despin sont les grains d'espace. Les lignes reliant les points les uns aux autresreprésentent les relations spatiales entre eux. Elles expriment quel grain se trouve encontact avec quel autre grain. C'est ce qu'illustre la figure 5.

Fig. 5.1  Un « réseau de spin » (à gauche) est formé des lignes de Faraday du champ gravitationnel ; les points d'intersection,indiqués par des points noirs, sont les « nœuds » du réseau. Ceux-ci représentent des « grains d'espace » (à droite). Les liensdu réseau représentent les relations de voisinage entre les grains d'espace.

Le calcul du « spectre de volume » fournit exactement les valeurs du volume quipeuvent être observées. Le même calcul peut être fait pour l'aire d'une surface. Dans cecas, on calcule le « spectre de l'aire ». La théorie prédit avec précision un ensemble denombres représentant les résultats possibles pour des mesures très précises du volumeet de la surface.Donc la théorie de la gravitation à boucles prédit que si nous mesurons une surface defaçon exacte, nous ne pouvons pas trouver n'importe quel nombre, mais seulement l'unde ces nombres qui sont sur la liste obtenue par le calcul du spectre.Quand nous disons que le volume d'une boîte est d'un mètre cube, nous comptons enréalité combien de grains d'espace, ou plutôt combien de « quanta du champgravitationnel » il y a dans la boîte. Les quanta sont évidemment très petits. Dans uneboîte d'un mètre cube, leur quantité est donnée par un nombre d'une centaine dechiffres.De la même façon, quand nous disons que la surface d'une page de ce livre est,disons, de deux cents centimètres carrés, nous comptons en réalité le nombre de liensdu réseau, ou mieux de boucles élémentaires, qui traversent la page. À travers unepage de ce livre, cette quantité est donnée par un nombre d'environ soixante-dixchiffres. C'est ce que montre la figure 6.

Fig. 5.2  Une surface Σ est traversée par une boucle (dont on n'a dessiné qu'un segment), au point P. La mesure de la surfaceest déterminée par le nombre de boucles qui la traversent. Une page de ce livre est traversée par environ 1070 boucles, c'est-à-dire un nombre à soixante-dix chiffres.

La technologie actuelle n'est pas suffisante pour vérifier ces prédictions. Mais il est trèsimportant que la théorie fournisse des prédictions précises et, au moins en principe,vérifiables. Si elle ne le faisait pas, ce ne serait pas une théorie scientifique. Jusqu'à cejour, la théorie de la gravitation à boucles est la seule théorie de gravitation quantiquequi fournit un ensemble de prédictions non ambiguës et articulées, en principevérifiables.Les réseaux de spin fournissent une description mathématiquement précise de lastructure quantique de l'espace. Plus précisément, du fait que nous avons affaire à lamécanique quantique – et donc aux probabilités – la théorie est formulée en termes denuages de probabilités associés à ces réseaux de spin. Il faut s'imaginer que cesréseaux de spin qui constituent le monde fluctuent, vibrent et fourmillent, un peu commeles points noirs et blancs d'une télévision analogique sans antenne, et lesmathématiques de la théorie décrivent cette agitation des réseaux spin. L'espacephysique peut donc être décrit par un nuage de probabilité de réseaux de spin.Un aspect assez surprenant de cette histoire est le fait que Roger Penrose avait« inventé » les réseaux de spin sur la base de sa seule imagination, comme unetentative de décrire l'espace quantique. Et voilà que nous avions retrouvé ces mêmesréseaux de spin comme une conséquence de la théorie de la relativité générale et de lamécanique quantique.John Wheeler

L'idée intuitive d'un espace qui n'est plus continu à très petite échelle avait déjà étésuggérée par John Wheeler, un des deux auteurs de l'équation de Wheeler-DeWitt,

dans les années soixante. La théorie des boucles est une concrétisation mathématiqueprécise de cette idée.Le jour où John Wheeler, ce grand homme et vétéran de la gravitation quantique, m'aenvoyé un mot plein d'affection et d'enthousiasme pour nos résultats et m'a invité àPrinceton pour exposer notre théorie, fut un jour de grande émotion pour moi.Dans sa jeunesse, John Wheeler avait été un collaborateur de Niels Bohr, l'un desgéants de la physique du début du XXe siècle. Il avait participé avec lui à la naissancede la mécanique quantique. Puis il s'était consacré à la physique nucléaire et il comptaitparmi les créateurs de l'un des premiers modèles du noyau atomique. Il avait passé laguerre aux États-Unis, où il a joué un rôle central dans les événements tragiques liés àla bombe atomique. C'est lors d'une discussion dans son bureau que la décision a étéprise d'écrire à Roosevelt pour l'inciter à fabriquer la bombe atomique parce qu'oncraignait que les Allemands ne la fabriquent les premiers – crainte qui s'est révéléeinfondée par la suite. Après la guerre, Wheeler a travaillé sur la gravitation et estdevenu le collaborateur principal d'Einstein. C'est lui qui a introduit le terme si populairede « trou noir ». Et c'est lui qui a eu une série d'intuitions et d'idées très importantes quisont à la base de la recherche en gravitation quantique. Il a suggéré que l'espace-temps, à l'échelle la plus petite, était une sorte de mousse fluctuante (une moussed'espace-temps). Avec Bryce DeWitt, un autre grand scientifique américain, il a formuléla fameuse équation qui allait devenir l'équation fondamentale de la gravitationquantique. Parmi ses étudiants se trouvait Richard Feynman, peut-être le plus grandphysicien de la seconde moitié du XXe siècle. Bref, ce fut un protagoniste de premierplan de tout le développement de la physique moderne. Vous pouvez donc imaginerquelle fut mon émotion en recevant sa lettre !Dès mon arrivée, Wheeler est venu me voir dans le Bed and Breakfeast où j'avaistrouvé à me loger. Nous avons pris le petit-déjeuner ensemble et puis il m'aaccompagné dans une longue promenade à travers le campus. Je lui ai expliqué lesrésultats de nos calculs, tandis que lui me racontait ses histoires extraordinaires : Bohr,la bombe atomique… « Tu vois, Carlo, me disait-il, quand Einstein est arrivé ici lapremière fois, fuyant l'Allemagne nazie, je suis allé le chercher au petit matin, comme jeviens de le faire avec toi, et nous nous sommes promenés le long du mêmeparcours… ». Pourquoi le voisinage, même indirect, des hommes qui ont laissé le plusde traces dans notre pensée nous donne-t-il tant d'émotion ? Ce sont des hommescomme les autres, bien sûr, avec leurs faiblesses et leur humanité comme tout lemonde, mais la fascination que nous avons éprouvée pour leurs idées leur confère uneaura qui nous enchante. Ils nous ont ouvert des chemins que nous avons le privilège depouvoir suivre, et de ce fait éveillent admiration, gratitude et affection.John me parlait à voix basse. Il était âgé, et faible, mais son énergie intérieure étaitencore là, intacte. Il défendait avec passion sa participation à l'horrible aventure de labombe atomique, contre mes objections de pacifiste radical. Quand je lui ai montré monimage de la structure de l'espace (la figure 3 de la page…), il a souri comme un enfantet il est allé chercher une image très similaire qu'il avait dessinée longtempsauparavant, et qui se trouve dans l'un de ses livres (figure 7)…

Fig. 5.3  L'image des « Dix milles boucles qui peuvent former l'espace temps », dans le livre « Gravitation » de Misner, Thorneet Wheeler, que John Wheeler m'a montré à Princeton, quand je lui ai parlé de mes boucles (figure 3)

Tester la théorie ?

Aujourd'hui, la gravitation quantique à boucles est étudiée par un grand nombre dechercheurs dans le monde entier, qui l'ont développée dans différentes directions. Lathéorie trouve des applications dans des champs variés, par exemple en cosmologie,pour étudier le Big Bang – les tout premiers moments de l'Univers –, et aussi pourétudier les propriétés des trous noirs, en particulier leurs propriétés thermiques.L'application de la théorie des boucles aux trous noirs rejoint une étrange découverte

faite dans les années soixante-dix par Stephen Hawking. Stephen est célèbre parcequ'il est parvenu à poursuivre son travail scientifique alors qu'une terrible maladie leforce à vivre en chaise roulante et à communiquer au moyen d'un ordinateur qu'ilcommande à la main. Un de ses résultats les plus importants est la découvertethéorique que les trous noirs sont « chauds », c'est-à-dire qu'ils se comportentexactement comme des corps chauds : ils émettent une radiation thermique d'unecertaine température.Or, nous savons qu'en général les objets sont chauds parce que leurs constituantsmicroscopiques sont en mouvement. Un morceau de fer chaud est un morceau de ferdans lequel les atomes de fer vibrent rapidement autour de leurs positions d'équilibre.Mais si un trou noir est chaud, que sont ces « atomes » élémentaires qui vibrent ?La théorie des boucles apporte une réponse. Les « atomes » élémentaires d'un trounoir, qui vibrent et sont responsables de sa température, sont précisément les bouclesindividuelles qui se trouvent à la surface du trou noir. En utilisant cette théorie, on estcapable de comprendre et de dériver le résultat de Hawking en termes des« vibrations » microscopiques des boucles. C'est un test important de la cohérence dela théorie des boucles, et donc un de ses succès. Mais ce n'est pas un vrai testexpérimental.Pendant longtemps, on a cru que toute possibilité de vérification expérimentale réelleresterait hors de notre portée. Mais récemment plusieurs idées ont surgi quipermettraient de tester la théorie en observant des conséquences indirectes de lagranularité de l'espace.Par exemple, si la structure de l'espace est granulaire, cela devrait avoir un effet sur lapropagation de la lumière. Des rayons de couleurs différentes qui traversent l'espacegranulaire devraient en principe se déplacer à des vitesses très légèrement différentes(exactement comme dans un cristal : la lumière est dispersée et le rouge avance plusvite que le bleu : on voit donc arriver l'image rouge un peu avant l'image bleue). L'effetest infime, mais il s'accumule tout au long du trajet. On pourrait donc pouvoir le détectersur les rayons de lumière venant de galaxies très lointaines. À l'heure actuelle, lesmesures ne sont pas assez précises pour détecter une granularité inférieure à 10-29 cm.Or la théorie prévoit que la taille des « grains » d'espace est de l'ordre de 10-33 cmseulement. Il faut donc attendre d'avoir des instruments de mesure encore dix mille foisplus précis que ceux d'aujourd'hui pour pouvoir mettre cette prédiction à l'épreuve. Cen'est pas hors de portée. Mais le vrai problème, c'est qu'il n'est pas du tout sûr que lathéorie des boucles produise un tel effet qui, en fait, violerait une symétrie importantede la nature, que l'on appelle la « symétrie de Lorentz locale ». Au contraire, denombreux arguments suggèrent que la théorie des boucles respecte cette symétrie, etles calculs plus récents tendent à confirmer ce résultat, éloignant la possibilité que lathéorie puisse être testée par cette voie.Les conséquences de la théorie qui ont le plus de chance de devenir observables setrouvent dans un autre domaine : la cosmologie.La cosmologie primordiale

La cosmologie a connu un développement impressionnant ces dernières décennies.Nous avons maintenant une connaissance considérable de l'histoire de l'Univers et deson expansion, et nous en apprenons toujours davantage. Ainsi, en 1998 nous avonsdécouvert que l'Univers n'est pas seulement en expansion, mais que cette expansionest accélérée : l'Univers grandit de plus en plus vite. Cette expansion accélérée estsouvent présentée sous les auspices d'une mystérieuse « énergie sombre », mais elleest très bien décrite par la théorie classique d'Einstein, si l'on tient compte d'un termeappelé « constante cosmologique ». Einstein avait déjà montré que ce terme entre dans

les équations de la théorie, mais il n'avait pas été pris au sérieux jusqu'à la découvertede l'expansion accélérée. Le futur de l'Univers semble donc être, dans l'état actuel denos connaissances, une expansion toujours accélérée et un éloignement perpétuel desgalaxies les unes des autres.C'est à l'autre extrémité de l'histoire que le mystère est le plus dense : au début. Et c'estlà que la gravité quantique à boucles a quelque chose à offrir. L'application de la théoriedes boucles à la cosmologie a connu un développement énorme ces dernières annéeset c'est l'un des domaines où la théorie engrange ses plus grands succès. Juste aprèsle Big Bang, l'Univers était très petit ; on peut dire qu'il était seulement fait d'un très petitnombre de grains d'espace. Ces grains originels pourraient avoir laissé des traces dansla structure actuelle de l'Univers, notamment dans le fond de radiation cosmique (lefameux « rayonnement fossile ») qui a été très précisément mesuré, et qui est en trainde nous dévoiler beaucoup de choses sur la structure de l'Univers. Il est impossible demodéliser l'évolution initiale de l'Univers par un espace continu, comme on le faitlorsque l'Univers est grand. Il faut prendre en compte la granularité de manièreexplicite, et, pour ce faire, on peut utiliser les équations de la théorie des boucles. Decette manière, on obtient une description des instants immédiatement postérieurs auBig Bang, et même du Big Bang lui-même.La théorie des boucles nous donne donc un instrument possible pour étudier lacosmologie primordiale, le début de la vie de notre Univers. Les résultats sont assezsurprenants. La relativité générale d'Einstein ne fonctionne plus quand on arrive au BigBang, et donc sans une théorie de la gravité quantique vous ne pouvez rien dire sur cequi s'est passé au moment du Big Bang. Même les tentatives d'appliquer la mécaniquequantique au problème n'ont pas donné de résultats satisfaisants. Par exemple, si vousessayez de calculer ce qui s'est passé dans l'Univers au moment du Big Bang enutilisant la vieille équation de Wheeler et DeWitt, vous retrouvez les mêmesincohérences que dans la théorie classique d'Einstein : l'évolution dans le tempss'arrête au Big Bang et les équations perdent tout leur sens. En revanche, si vousutilisez les équations qui viennent de la théorie des boucles, tout à coup les équationsfonctionnent également pour le Big Bang. La raison en est précisément la granularité del'espace. L'Univers se contracte de plus en plus à mesure qu'on se rapproche du BigBang, mais il ne peut pas devenir arbitrairement petit, parce que dans la théorie desboucles il n'existe pas de volume arbitrairement petit : l'espace est quantifié.Le premier qui a trouvé le moyen d'appliquer la théorie des boucles à la cosmologieétait un jeune chercheur allemand : Martin Bojowald. Ses idées ont ensuite étédéveloppées par beaucoup, en particulier par lui-même et Abhay Ashetar avec songroupe de recherche aux États-Unis.Les résultats assez surprenants de ce champ de recherche sont que, dans un certainsens, le Big Bang ne constitue pas un vrai début, mais pourrait être vu comme un« rebond » qui fait suite à une phase où l'Univers était en contraction.Ce résultat est solide : il a été dérivé de différentes façons et en utilisant des modèlesde complexité variable. Du point de vue théorique, la chose étonnante est que leséquations ne deviennent plus insensées à l'approche du Big Bang. Elles ne donnentplus comme résultats des quantités infinies absurdes, il devient ainsi possible decalculer ce qui se passe au-delà du Big Bang.Du point de vue de l'observation, ce résultat est de grande valeur, car les équations del'évolution de l'Univers modifiées par la gravité quantique sont légèrement différentes decelles de la théorie classique habituellement utilisées par les cosmologistes. Cettedifférence pourrait avoir des effets détectables, en particulier dans l'observation du fonddiffus cosmologique, cette faible lumière diffuse présente dans l'espace et étudiée pardes satellites comme COBE, WMAP, et Planck. Avec ces nouveaux outils, on observe

le fond de radiation cosmique avec une précision de plus en plus grande, et l'espoiraugmente de pouvoir observer des effets calculables de la théorie des boucles.Cependant, le travail de calcul qui relie les équations de base de la théorie à desobservations éventuelles est tout sauf facile. Il implique des approximations, une vasteconnaissance de la gravité quantique en même temps que de la cosmologie, dont peude gens disposent, et beaucoup d'intuition. Les meilleurs scientifiques du domaine quitravaillent dans cette direction se trouvent en France. Je pense en particulier à AurélienBarrau, à Grenoble, qui est aujourd'hui à la pointe de cet effort de recherche et mesemble extrêmement prometteur.Du point de vue conceptuel, cependant, je reste un peu perplexe quant à la possibilitéd'interpréter tous ces résultats simplement en termes d'un univers « avant » le BigBang. Les résultats théoriques sont justes, et les observations qui pourraient en êtredérivées sont concrètes, mais la signification physique précise de ces découvertes estencore, à mon avis, un grand mystère à élucider. En particulier, est-ce qu'il y a vraimentdu sens à se demander ce qui s'est passé « avant » le Big Bang ?Ce que la théorie nous dit, c'est qu'aux alentours du Big Bang, l'Univers se trouve dansun état quantique tel que le temps et l'espace ne sont pas bien définis, tout commedans la mécanique quantique la trajectoire d'une particule n'est pas bien définie. Mais sil'espace et le temps ne sont pas définis dans cette zone de l'espace-temps, que signifieencore l'expression « avant » ?Finalement, qu'est-ce que le temps dans une théorie où l'espace-temps lui-mêmedevient probabiliste ?

Chapitre 6

Le Temps n'existe pasJusqu'ici, je n'ai parlé que de l'espace. Le moment est venu de parler plus sérieusementdu temps.Environ dix ans avant de découvrir la théorie de la relativité générale, Einstein avaitdéjà compris que le temps et l'espace ne sont pas deux entités séparées, mais plutôtdeux aspects d'une même entité. Cette découverte porte le nom de relativité restreinte.Plus précisément, la découverte d'Einstein est la suivante. Nous avons l'habitude depenser que deux événements (l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique et la mortde John Lennon par exemple) sont toujours ordonnés dans le temps, c'est-à-dire quel'un se produit avant et que l'autre se produit après. Nous avons l'habitude de penserque le temps est quelque chose d'universel, et que pour cette raison il y a un sens à sedemander ce qui se passe en ce moment précis dans un autre endroit de l'Univers.Mais Einstein a compris que ce n'était pas le cas.La relativité du Temps

L'illustration la plus frappante de la relativité du temps est appelée le paradoxe desjumeaux. Deux jumeaux voyagent à grande vitesse en s'éloignant l'un de l'autre, etlorsqu'ils se retrouvent ils ont des âges différents. On parle de paradoxe, mais il nes'agit pas d'un paradoxe. C'est simplement une conséquence de la façon dont le mondeest structuré. Le seul aspect paradoxal est que nous n'avons pas l'habitude d'observerces phénomènes et qu'ils nous paraissent donc étranges. Mais c'est ainsi. Desexpériences précises ont été réalisées (pas avec des jumeaux, mais avec des horlogesidentiques très précises embarquées dans des avions rapides) et il a été chaque foisvérifié que le monde fonctionne exactement comme Einstein l'a compris : les deuxhorloges affichent des heures différentes lorsqu'on les rassemble.(À ce propos, il y a eu récemment en France une polémique sur la paternité de larelativité restreinte : revient-elle à Einstein ou à Poincaré ? La contribution de Poincaréa été en effet trop négligée. Mais en lisant les articles originaux, il me semble clair quele fait fondamental que deux horloges identiques mesurent des temps différents quandelles sont en mouvement a été compris par Einstein, et non par Poincaré.)Le temps devient encore plus variable avec la théorie de la relativité générale. Unchamp gravitationnel plus fort (au voisinage de la Terre, ou du Soleil, par exemple) faitfonctionner les horloges plus lentement. C'est d'ailleurs là la raison des correctionsrelativistes qu'il faut introduire dans le fonctionnement du GPS. Le GPS est basé sur lamesure très précise du temps de parcours de signaux entre la Terre et des satellites enorbite. Ceux-ci se déplacent à grande vitesse, et en plus ils sont un peu plus àl'extérieur du champ de gravité terrestre que nous. Donc leur temps n'est pasexactement le même qu'au sol : il s'écoule un tout petit peu plus lentement. Si l'on necorrige pas les calculs des distances, en tenant compte de cette différence, le résultatsera totalement faux.Pour la petite histoire, la réalité de ces phénomènes est tellement contraire à notreintuition que lors du développement du système GPS, les généraux de l'arméeaméricaine ont eu du mal à y croire. Les physiciens leur avaient dit que les horlogesembarquées dans les satellites fonctionneraient moins vite que les horloges au sol,mais… pouvait-on prendre ça au sérieux ? Un général de l'armée peut-il vraiment croireque le temps s'écoule plus vite ou plus lentement ? Pour être sûre, l'armée américainea testé le système avec les deux options : une sans correction et une avec correction.Et que croyez-vous qu'il arriva ? Voilà un exemple précis du sens dans lequel la

relativité générale est une théorie établie. Ne pas croire à ce genre de prédictions estune idiotie.Revenons-en aux principes. Ce qu'il faut comprendre pour commencer, c'est quelorsque deux événements se déroulent en des endroits suffisamment éloignés, il n'y apas de sens, en général, à dire lequel des deux arrive le premier. Et il n'y a pas de sensnon plus à demander ce qui arrive en ce moment précis dans la galaxie d'Andromède,par exemple. La raison en est que le temps ne s'écoule pas partout de la mêmemanière. Nous avons notre temps, et la galaxie d'Andromède a le sien, et de manièregénérale ces deux temps ne peuvent pas être mis en relation.La seule chose qu'on puisse faire, c'est échanger des signaux, mais ceux-ci vontprendre des millions d'années pour faire l'aller-retour entre ici et Andromède. Imaginezun extraterrestre qui nous envoie un signal depuis Andromède. Nous recevons cemessage aujourd'hui et nous y répondons immédiatement. Nous pouvons dire que lemoment où l'extraterrestre a envoyé le signal se place avant aujourd'hui, et que lemoment où il recevra la réponse viendra après aujourd'hui. Mais pendant les millionsd'années qui s'écoulent entre l'envoi du signal par l'extraterrestre et sa réception denotre réponse, il n'existe pas de moment particulier sur Andromède qui corresponde àcet « aujourd'hui » sur la Terre.Tout cela pour dire que nous ne devons pas penser au temps comme s'il existait unehorloge cosmique rythmant la vie de l'univers. Nous devons y penser comme à quelquechose de local : chaque objet dans l'univers possède son propre temps. La façon dontles temps de chacun s'articulent lorsque des objets se rencontrent ou échangent dessignaux peut être décrite précisément. Mais pour le faire, dans la descriptionmathématique du monde, on ne parle pas de « temps » et d'« espace », mais d'uneunion des deux appelée « espace-temps ».Nous savons ces choses depuis plus d'un siècle (le texte d'Einstein qui a expliqué toutceci a été publié en 1905). Il n'est pas tellement étonnant que quelque chose que noussavons depuis un siècle ne soit pas encore devenu une connaissance répandue etconnue de tous. La même chose s'est produite pour beaucoup de révolutionsconceptuelles, comme la révolution copernicienne. Très longtemps après la découvertede Copernic, beaucoup de gens étaient toujours convaincus que le Soleil tournaitautour de la Terre et non l'inverse. Par ailleurs, la recherche continue et n'attend pas àchaque étape que tout le monde suive de près.L'absence du Temps

Aujourd'hui, la nouveauté qui nous vient de la gravitation quantique est que l'espacen'existe pas. Seul le champ gravitationnel existe qui, comme je l'ai dit, est fait denuages de probabilités de grains reliés en réseau. Mais en combinant cette idée avec larelativité restreinte, on doit conclure que la non-existence de l'espace implique aussi lanon-existence du temps. En effet, c'est exactement ce qui se passe en gravitéquantique : la variable t ne figure pas dans l'équation de Wheeler-DeWitt, ni ailleurs,dans la structure de base de la théorie.Le temps n'existe pas. Il faut apprendre à penser le monde en termes non temporels,bien que ce soit difficile au niveau intuitif, car nous sommes habitués à nousreprésenter le temps comme quelque chose en soi, qui s'écoule.Que signifie cette idée que le temps n'existe pas ?Le temps intervient dans toutes ou presque toutes les équations de la physiqueclassique. C'est la variable symbolisée par la lettre t. Les équations nous disentcomment les choses changent au cours du temps et nous permettent de prédire ce quiva se produire dans un moment à venir si nous connaissons ce qui s'est produit dans lepassé. Plus précisément, nous mesurons des variables, par exemple la position A d'un

objet, l'amplitude B d'un pendule oscillant, la température C d'un corps, etc., et leséquations nous disent comment les variables A, B et C changent au cours du temps.C'est-à-dire qu'elles expriment les fonctions A(t), B(t), C(t), etc., qui décrivent lechangement de ces variables au cours du temps (t).Galilée fut le premier à comprendre que le mouvement des objets sur la Terre pouvaitêtre décrit par des équations exprimées en fonction de la variable temps A(t), B(t), C(t)et à écrire ces équations. Son travail se plaçait dans le prolongement d'une réflexioninaugurée par les idées de Copernic. Il fut l'un des premiers à prendre très au sérieuxl'idée que la Terre bouge et à en tirer une intuition de génie. On savait, par l'astronomie,qu'il existait des lois exactes régissant le mouvement des corps dans le ciel. Mais si laTerre bougeait, elle était un objet parmi d'autres dans le ciel. Donc, il devait aussi yavoir des lois qui régissaient le mouvement des corps sur la Terre. Il les a cherchées. Etil les a trouvées.La première loi physique terrestre trouvée par Galilée décrit comment les chosestombent. C'est simple : la distance x parcourue par un objet qui tombe estproportionnelle au carré du temps « t ». C'est-à-dire : dans un temps double, un objetparcourt une distance quatre fois plus grande. Cela s'écrit en général sous la forme x= (1/2)at², où a est un nombre (l'accélération) et le « 1/2 » est là pour des raisonshistoriques. Galilée a trouvé cette loi empiriquement en étudiant comment une bille semeut lorsqu'elle descend le long d'un plan incliné. Pour découvrir et confirmer cette loi,Galilée avait besoin de deux mesures : celle de la position x de la bille le long du planincliné, et celle du temps t. Il avait donc besoin, en particulier, d'un instrument pourmesurer le temps t, c'est-à-dire d'une horloge.À l'époque où est né Galilée, il n'y avait pas d'horloges précises, mais Galilée lui-même,dans sa jeunesse, a découvert une façon d'en construire une. Il s'est aperçu que lesoscillations d'un même pendule, qu'elles soient grandes ou petites, ont toujours lamême durée. On pouvait donc mesurer le temps simplement en comptant lesoscillations d'un pendule. La variable « t » qui représente le temps, n'est rien d'autreque le nombre d'oscillations du pendule. L'idée semble évidente, et pourtant il a falluattendre Galilée. Personne n'y avait pensé avant lui. C'est cela, l'esprit scientifique.Mais les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. La légende dit que Galilée eutcette intuition dans la magnifique cathédrale de Pise, pendant qu'il observait les lentesoscillations d'un chandelier suspendu, qui s'y trouve d'ailleurs toujours aujourd'hui(l'histoire est fausse, puisque le chandelier n'a été suspendu que de nombreusesannées après la découverte de Galilée, mais c'est une belle histoire). Galilée observaitles oscillations du chandelier pendant un service religieux, qui ne devait pas l'intéresserbeaucoup, et il a compté le nombre de ses battements cardiaques. Il découvrit avecexcitation qu'il y avait un nombre égal de battements pendant chaque oscillation. Il enconclut donc que toutes les oscillations avaient la même durée.

Fig. 6.1  Galilée découvre que les oscillations d'un pendule ont la même durée, en comptant les battements de son poulsdurant les lentes oscillations du chandelier de la cathédrale de Pise.

Aujourd'hui, l'histoire paraît belle, mais si l'on y réfléchit un peu plus attentivement, onrestera perplexe, et cette perplexité est à la base même du problème du temps. Car

comment Galilée pouvait-il savoir que ses battements cardiaques avaient tous la mêmedurée ? Quelques années plus tard, les médecins ont commencé à mesurer le pouls deleurs patients en utilisant une horloge qui n'était rien d'autre qu'un pendule. On utilisedonc le pouls pour être sûr que le pendule est régulier, et le pendule pour être sûr quele pouls est régulier. N'est-ce pas un cercle vicieux ? Qu'est-ce que cela signifie ?Cela signifie que nous ne mesurons jamais le temps lui-même. Nous mesurons toujoursdes variables physiques A, B, C… (oscillations, battements, et bien d'autres choses), etnous comparons toujours une variable avec une autre. Donc, nous mesurons lesfonctions A(B), B(C), C(A), etc. Et pourtant, il est utile d'imaginer qu'il existe unevariable t, le « vrai temps », que nous ne pouvons jamais mesurer, mais qui se trouvederrière toute chose. Nous écrivons toutes les équations pour les variables physiquesen fonction de ce t inobservable. Ces équations nous disent comment les choseschangent en fonction de t (combien de temps les oscillations durent, et combien detemps prend chaque battement de cœur). De là, nous calculons comment les variableschangent l'une par rapport à l'autre (combien de battements de cœur dans uneoscillation) et nous comparons cette prédiction avec ce que nous observons. Si laprédiction est correcte, nous concluons que ce schéma compliqué est le bon, et enparticulier qu'il est utile d'utiliser la variable t, même si nous ne pouvons jamais lamesurer directement. En d'autres termes, l'existence de la variable temps est unesupposition plus que le résultat d'une observation.Newton a compris que c'était la chose à faire, et il a formalisé et institué cettedémarche. Newton affirme explicitement que nous ne pouvons pas mesurer le « vrai »temps t, mais que si nous supposons qu'il existe, cela nous permet de construire unschéma extrêmement efficace pour comprendre et décrire la nature.Revenons maintenant à notre époque, à la gravitation quantique, et à la signification decette assertion : « le temps n'existe pas ». La signification en est simplement que leschéma de Newton ne fonctionne plus quand nous parlons de l'infiniment petit. C'étaitun bon schéma, mais il est valable seulement pour les phénomènes macroscopiques,c'est-à-dire à notre échelle.Si nous voulons comprendre le monde de façon plus large, si nous voulons lecomprendre aussi dans des régimes qui nous sont moins familiers, il faut abandonnerce schéma, car il n'est plus valable. En particulier, l'idée d'un temps t qui s'écoule de lui-même, et par rapport auquel tout le reste évolue, n'est plus une idée efficace. Le mondene peut pas être décrit par des équations d'évolution dans le temps t.Quand un étudiant en physique est confronté pour la première fois à cette idée, ilcommence à paniquer. Des équations sans la variable temps ? Mais comment pourra-t-on décrire l'évolution du système ? Petit à petit il comprendra que la variable tempsn'est pas vraiment nécessaire. Plutôt que de tout rapporter au « temps », abstrait etabsolu, ce qui était un « truc » inventé par Newton, on peut décrire chaque variable enfonction de l'état des autres variables.Pour cela, nous devons nous restreindre à des listes de variables A, B, C… que nousobservons effectivement, et établir des relations entre ces variables, c'est-à-dire deséquations pour les fonctions A(B), B(C), C(A)… que nous observons, et non pour lesfonctions A(t), B(t), C(t), que nous n'observons pas. Dans l'exemple, nous n'aurons pasle pouls et le pendule qui tous les deux évoluent dans le temps, mais seulement deséquations qui nous disent comment l'un et l'autre évoluent par rapport à l'autre. Quellesvaleurs de l'un sont compatibles avec quelles valeurs de l'autre.Tout comme l'espace, le temps devient une notion relationnelle. Il n'exprime qu'unerelation entre les différents états des choses.Il s'agit d'un changement simple, mais sur le plan conceptuel c'est un pas de géant.Nous devons apprendre à penser le monde non comme quelque chose qui évolue dans

le temps, mais d'une autre façon. Au niveau fondamental, il n'y a pas de temps.La nouvelle image du monde qui est en train de se mettre en place dans la physique debase est celle d'un monde sans espace et sans temps. L'espace et le temps usuelsvont tout simplement disparaître du cadre de la physique de base, de la même façonque la notion de « centre de l'univers » a disparu de l'image scientifique du monde.Est-ce qu'on peut vraiment penser le monde d'une façon complètement atemporelle ?Est ce qu'on peut vraiment penser le monde, ce monde, d'une façon qui ne fait pasintervenir le temps ? Je pense que oui, mais c'est une révolution radicale dans lastructure de notre pensée.Alain Connes

Une partie importante de mon travail a consisté à étudier les problèmes techniques etconceptuels soulevés par la gravitation quantique, dans le but d'obtenir une théoriesans la variable temps et de comprendre ce que cela signifiait. L'un de ces problèmesest le suivant : si le temps n'existe pas au niveau fondamental, qu'en est-il du tempsque nous percevons, nous, comme du temps qui s'écoule ; qu'est-ce que cela peutêtre ? Vers la fin des années quatre-vingt-dix, j'ai travaillé sur une idée de solutionpossible à ce problème. Cette idée a eu un effet important sur ma vie : elle m'a ramenéen Europe, au terme du parcours intellectuel suivant.Le monde est compliqué : il y a des milliards de particules et encore plus de variablesqui décrivent les champs. Nous avons rarement la maîtrise de toutes les variables d'unproblème. Quand nous avons ce contrôle, nous pouvons vérifier que le système estgouverné par des équations dynamiques ; et au niveau fondamental, comme nousl'avons vu, le temps n'apparaît pas dans ces équations. Mais, dans la plupart des cas,nous ne mesurons qu'une toute petite partie des innombrables variables quicaractérisent un système. Par exemple, si nous étudions un morceau de métal à unecertaine température, nous pouvons mesurer sa température, sa longueur, sa position,mais pas les mouvements microscopiques de chacun de ses atomes qui, nous lesavons, sont à l'origine de la température. Dans de tels cas, nous utilisons nonseulement les équations de la dynamique pour décrire la physique du système, maiségalement celles de la mécanique statistique et de la thermodynamique. Celles-ci sontdes équations statistiques qui nous permettent de faire des prédictions, même si nousne connaissons pas les mouvements exacts de toutes les variables microscopiques.L'idée qui nous permet de retrouver un temps macroscopique à partir d'une théoriefondamentale atemporelle est que le temps apparaît seulement dans ce contextestatistique thermodynamique. Une autre façon de le dire est que le temps est un effetde notre ignorance des détails du monde. Si nous connaissions parfaitement tous lesdétails du monde, nous n'aurions pas la sensation de l'écoulement du temps. J'aibeaucoup travaillé sur cette idée et sur l'idée mathématique qui la soutient ; celle-ci doitmontrer comment des phénomènes typiques liés au passage du temps peuventémerger d'un monde atemporel, lorsque nous en avons une connaissance limitée. Lacommunauté scientifique a réagi à cette idée avec perplexité, et mon travail dans cettedirection a été pendant longtemps assez largement ignoré.Un jour, je me suis trouvé à l'Institut Newton de Cambridge, en Angleterre, l'une de cesinstitutions magnifiques où les scientifiques du monde entier sont invités dans le seulbut de rencontrer leurs collègues et d'échanger des idées. Mais l'atmosphèrelégèrement prétentieuse qui règne à Cambridge ne me plaisait pas plus que ça et jecommençais à trouver que je perdais mon temps, quand un soir je me suis retrouvé àtable à côté d'une personnalité extraordinaire : Alain Connes.Alain est l'un des plus grands mathématiciens vivants. Il a reçu les plus importantesrécompenses internationales dans sa discipline. Quand nous avons commencé à

discuter, j'ai découvert un homme avec l'enthousiasme et la passion d'un jeune garçon,avec une intelligence étonnante, et un volcan d'idées, non seulement enmathématiques mais aussi en physique, domaine dans lequel il a obtenu des résultatssurprenants.Nous étions assis côte à côte par hasard, pour un dîner, dans l'atmosphère un peurigide et ennuyeuse de Cambridge, et nous avons engagé une conversation sur cecipuis sur cela. Nous avons bu quelques verres de vin. En passant, Alain a lancé cettephrase : « J'ai une idée sur la façon dont le temps émerge, mais personne ne l'a priseau sérieux ». J'ai dressé l'oreille et je lui ai demandé des détails. J'ai dû insister, car iln'était pas trop d'humeur à entrer dans les questions techniques, mais finalement il acommencé à m'expliquer son idée, en dessinant des diagrammes sur une servietteavec sa fourchette et en lançant des miettes de pain en l'air pour illustrer son propos.Après un moment de flou, j'ai compris que l'idée qu'il m'expliquait était exactement cellesur laquelle j'avais travaillé. Je suis monté dans ma chambre, et je suis redescenduavec mes travaux publiés sur le sujet. Nous avions utilisé des mathématiques trèsdifférentes, mais Alain comprit rapidement que les miennes n'étaient qu'un casparticulier des siennes.Quand un scientifique formule une idée, il tend généralement à croire qu'elle estcorrecte. Si personne d'autre n'approuve, il continuera souvent à croire qu'il a raison etque les autres ont tort… mais il aura quelques doutes. S'il découvre que quelqu'und'autre a trouvé la même idée indépendamment de lui, la tentation de croire que« nous » avons raison et que les autres « ne comprennent rien » devient irrésistible…Donc, Alain et moi avons publié un article illustrant cette idée, en rassemblant lesaspects qu'il avait compris et ceux que j'avais compris. Et j'ai trouvé en Alain un nouvelami – un ami formidable, doté d'une passion intellectuelle et d'une intelligence uniques.Le monde scientifique fonctionne un peu comme la Cour du Roi Soleil : il suffit d'avoirété un moment près du Roi pour que beaucoup de portes s'ouvrent comme par miracle.J'avais vécu dix ans aux États-Unis, et je commençais à en avoir assez. J'avais trèsenvie de rentrer en Europe et je l'ai fait savoir. La collaboration avec Alain fut à cetégard providentielle. Alain est un roi un peu anarchique, mais un roi quand même.Quelques mois après la parution de notre travail, j'ai reçu un coup de téléphone duCentre de Physique Théorique de Luminy, à Marseille, me demandant si j'étais prêt àvenir travailler chez eux.Retour en Europe

Cette fois, j'ai hésité moins longtemps que, dix ans plus tôt, pour le voyage vers lesÉtats-Unis.Quitter l'Amérique avait son prix. Par-dessus tout, j'ai regretté la présence quotidiennede mes collègues de Pittsburgh, et en particulier celle de Ted Newman, un très grandscientifique (c'est lui qui a trouvé la description la plus générale des trous noirs, parexemple), mais surtout un caractère intensément humain, foncièrement honnête,capable d'observer et de comprendre les autres en profondeur, et de sourire en toutescirconstances. C'était Ted qui, lorsque j'étais irrité par le comportement de tel ou tel,venait dans mon bureau, se laissait tomber sur une chaise (il a le physique et lecomportement d'un gros ours) et me souriait d'une manière si douce et ironique quetoute ma colère s'évanouissait. Ted a représenté pour moi un modèle à suivre, uneaffection sûre et un point de référence.De plus, il fallait quitter les précieux abords du Center for the History and Philosophy ofScience. Et puis, il fallait quitter aussi la simplicité directe des Américains, leurconfiance en l'homme, leur volonté d'agir, bien différentes des pièges et des obstaclesqui rendent tout si lent et compliqué en Europe, où tout semble comme enlisé dans du

sirop. Il y a beaucoup à apprendre aux États-Unis pour un Européen, et l'on peut yréussir des choses qui seraient difficiles en Europe. Aux jeunes prometteurs, l'Amériqueoffre des ponts d'or, là où l'Europe leur dit d'attendre patiemment leur tour. Il estpossible que, sans les perspectives qui m'ont été offertes aux États-Unis, je n'auraispas réussi à rester actif dans le domaine de la science.Il n'empêche que, pour un Européen, vivre aux États-Unis est difficile. Les relationshumaines sont différentes. Les valeurs sont différentes. De trop nombreux aspects de laculture américaine sont intolérables : l'extrême violence urbaine, les tensions raciales,la peine de mort, l'absence d'assistance médicale et de sécurité sociale pour tous,l'abandon des plus faibles et des plus pauvres à leur sort, l'arrogance de l'argent et dupouvoir. L'idée même de justice sociale est presque opposée à celle que nousconnaissons en Europe. Aux États-Unis, la justice sociale signifie que chacun, s'il a descapacités, peut arriver au sommet, indépendamment de son origine. En Europe, aucontraire, la justice sociale suppose la défense des faibles, donc en particulier de ceuxqui n'ont pas de capacités particulières. Et la politique étrangère américaine estinsupportable. L'hypocrisie avec laquelle l'idéologie de la liberté et de la démocratiecouvre l'agressivité impériale et la certitude de la supériorité américaine esttransparente. Peut-être est-ce aussi l'envie pour le pouvoir que l'Europe a perdu, ouparce nous y voyons réfléchis les horreurs de nos crimes passés, mais la violencecontinue de l'agressivité extérieure américaine nous éloigne. La majorité desEuropéens qui vont vivre aux États-Unis ressentent fortement, après peut-être unepériode d'enthousiasme, la nostalgie pour l'âme aujourd'hui plus apaisée et généreusede l'Europe.De plus, les temps commençaient à changer, et déjà on voyait s'installer l'atmosphèrede peur, de pessimisme et de fanatisme qui aujourd'hui recouvre malheureusementcomme un voile noir plusieurs aspects de la vie civile aux États-Unis. Il était temps derepartir.Lors de ma première visite à Marseille, j'ai été ébloui par la lumière, le soleil, le vertcristallin de la mer, le charme méditerranéen, ancien mais intemporel, l'extraordinairemélange de peuples de cette vieille cité française, et j'en suis tombé amoureuximmédiatement. Le Centre de Physique Théorique de Luminy, à l'Université de laMéditerranée, où je travaille aujourd'hui, se trouve un peu en dehors de la ville, près dela mer, dans un environnement naturel rude et splendide. C'est un endroit idéal pourétudier. J'habite près de la mer. J'ai réparé un petit bateau de pêcheur en bois vieuxd'un siècle, un « pointu », j'ai fait reconstruire sa vieille voile latine, et lorsque je netravaille pas, je navigue sous les rochers blancs et sauvages où volent les goélands.

Fig. 6.2  Sur mon grand navire.

Chapitre 7

Les boucles, les cordes et lesautresLa théorie des boucles aujourd'hui

Je travaille en France depuis plus de dix ans, et je suis très reconnaissant à ce pays dem'avoir donné l'occasion de poursuivre mes recherches. Pendant ces dix années, lacommunauté des chercheurs qui travaillent sur les boucles s'est beaucoup agrandie.Rien qu'en France, aujourd'hui des groupes travaillent sur cette théorie à Marseille,Orsay, Paris, Lyon, Tours, Montpellier et Grenoble. En 2004, Marc Knecht, le directeurde mon laboratoire de recherche, le CPT de Marseille, a réussi à me convaincre,malgré mes fortes réticences initiales, d'organiser une conférence entièrementconsacrée à la théorie des boucles. Ce que je fis, avec deux collègues français, LaurentFriedel, de Lyon, qui est ensuite parti au Canada, et Philippe Roche, de Montpellier, quis'est occupé des boucles pendant un temps, et travaille maintenant sur d'autres choses.La conférence a eu un succès que je n'espérais pas, et a donné lieu à une série deconférences internationales qui se sont tenues dans divers pays européens, et aussi auMexique et en Chine, événements qui ont attiré des centaines de chercheurs, la pluparttrès jeunes.Grâce à tous ces efforts, la théorie a continué à croître, à se clarifier, à devenir plussolide et plus simple. La version la plus ancienne de la théorie, qui est toujours étudiée,notamment en Allemagne, est basée sur une séparation stricte au départ entre lesaspects spatiaux et les aspects temporels de l'espace-temps. La version plus récente,développée principalement en France, au Canada et en Grande-Bretagne, est plutôtune version « covariante », où les aspects spatiaux et temporels sont traités sur unmode plus uniforme. La différence est la même que celle qui existe entre les deuxformulations standard de la mécanique quantique. : le « Hamiltonien » basé sur leséquations de Schrödinger, et la « covariance » développée par le grand physicienRichard Feynman dans les années cinquante. En ce moment, je travaille sur cetteversion covariante « à la Feynman » de la théorie.Dans cette version, pour calculer les effets physiques, il faut calculer la « probabilité detransition », c'est-à-dire la probabilité d'observer quelque chose si quelque chosed'autre a déjà été observé. Suivant la recette de Feynman, cette probabilité detransition se calcule dans la théorie en faisant la somme de toutes les « histoires »possibles. En gravité quantique, les « histoires » qu'il faut additionner sont les diversesconfigurations du champ gravitationnel, c'est-à-dire les diverses configurations del'espace-temps.Mais peut-on parler de l'espace-temps, si le temps n'existe pas ? Oui, c'est possibledans le champ des calculs « à la Feynman ». Tout d'abord, l'inexistence du temps dansles équations fondamentales de la théorie n'empêche pas que nous pussions faire desprédictions précises. Par exemple, au lieu de prédire la position d'un objet qui tombe« au bout de cinq secondes », nous pouvons prédire sa chute « après cinq oscillationsdu pendule ». La différence est faible en pratique, mais grande d'un point de vueconceptuel, car cette démarche nous libère de toute contrainte sur les formes possiblesde l'espace-temps.Comme on peut continuer à parler d'« espace », pour les réseaux de spin, même s'ils'agit de quelque chose de très éloigné de notre vielle idée d'espace, de la même façonnous pouvons continuer à parler d'« espace-temps » pour indiquer la façon dont les

réseaux de spin se transforment l'un en l'autre, c'est-à-dire pour décrire les « histoires »de l'évolution des réseaux de spin.Rappelez-vous qu'en mécanique quantique, on ne fait que des prédictionsprobabilistes. Par exemple, si nous avons vu une particule au point A, nous pouvonscalculer la probabilité de trouver la particule au point B. La façon efficace de faire cecalcul, développée par Feynman, est d'imaginer que toutes les trajectoires possibles deA à B pèsent sur la probabilité finale. C'est un peu comme si la particule suivait toutesles trajectoires à la fois. En fait, ce n'est qu'une autre façon de dire que la particule sedélocalise dans un nuage de probabilités.Or, cette même idée peut être utilisée pour calculer la dynamique du champgravitationnel quantique. Quelle est la probabilité de voir un réseau de spin B, si nousvenons de voir un réseau de spin A ? Toutes les histoires possibles de A à B pèserontdans la probabilité finale. Chacune de ces histoires peut être interprétée comme unmorceau d'espace-temps. C'est un peu comme si d'innombrables espaces-tempsdifférents étaient tous présents à la fois.Chaque « histoire de réseaux de spin » s'appelle une spinfoam ou « mousse de spin ».La raison de ce nom est la suivante. Imaginez une mousse. Imaginez que vous lacongelez et que vous la coupez avec un couteau très fin. Si vous réfléchissez unmoment vous voyez bien que la section de mousse coupée est en fait un réseau : lasection de chaque surface de la mousse donne un lien, et la section des lignes où lessurfaces s'unissent donne un nœud du réseau. Si vous coupez la mousse en tranchestrès fines, vous obtenez donc une suite de réseaux. En d'autres mots : une moussepeut être vue comme une succession, c'est-à-dire une histoire de réseaux. Lesespaces-temps formés par les « histoires de réseaux de spin » sont donc des moussesde spin.La description de la théorie des boucles faite en termes de ces mousses de spin estaujourd'hui une des directions de recherche les plus actives, poussée surtout par debrillants jeunes chercheurs travaillant en France, comme Etera Livine à Lyon, AlejandroPerez, Simone Speziale et Eugenio Bianchi à Marseille ou Karim Noui à Tours.Ces dernières années, une formulation très simple de l'« amplitude » d'une mousse despin, c'est-à-dire de sa contribution à la probabilité de transition totale, a été trouvée defaçon indépendante par des groupes de recherche différents en France et au Canada,tandis que des groupes de recherche anglais, à Nottingham, ont montré que cetteamplitude était bien cohérente avec la théorie de la relativité générale d'Einstein.Grâce à ces développements, la théorie n'est plus très loin d'être complète, et monenthousiasme à l'idée de tenir une théorie de gravité quantique dans les mains estdifficile à contenir.Cela dit, je ne sais pas si la théorie est vraiment complète, et surtout je ne sais pas sielle est correcte, c'est-à-dire si elle décrit réellement la nature.Les cordes et les autres

À côté de la théorie des boucles, en effet, il existe aujourd'hui au moins une autrethéorie bien développée de la gravitation quantique : la « théorie des cordes ». Celle-cisuppose que les particules élémentaires ne sont pas des particules, mais de petitescordes. Bien qu'il y ait un air de famille entre les cordes et les boucles, la différence esténorme : les cordes sont de petits segments qui bougent dans l'espace, tandis que lesboucles sont elles-mêmes l'espace.La théorie des cordes est beaucoup plus ambitieuse que la théorie des boucles : enplus de chercher une solution possible au problème de la gravitation quantique, c'estune théorie qui tente d'unifier toutes les forces et toutes les particules de la physique.

Elle se propose non seulement de réconcilier mécanique quantique et relativitégénérale, mais également d'unifier toutes les interactions fondamentales de laphysique. De trouver la « théorie finale du tout ». J'ai le sentiment que cet objectif estexcessif, ou prématuré, mais il est possible que je me trompe.Dans leur façon d'aborder le problème de la gravitation quantique proprement dit, lathéorie des cordes et la théorie des boucles ne diffèrent pas seulement parce qu'ellesexplorent des hypothèses physiques différentes, mais aussi parce qu'elles sont leproduit de deux communautés de scientifiques, qui ont des présupposés bien distincts,et qui voient le problème de la gravitation quantique sous des angles différents.La première de ces deux communautés est celle des physiciens des hautes énergies,ceux qui sont familiers de la théorie des champs quantiques (c'est-à-dire l'application dela mécanique quantique aux champs), et du « modèle standard » des particules, lathéorie actuelle qui décrit le mieux tous les événements du monde physique, àl'exception des phénomènes gravitationnels. C'est une théorie qui n'a jamais été priseen défaut par aucune expérience. Du point de vue d'un physicien des hautes énergies,la gravitation est simplement la dernière et la plus faible des interactions connues. Il estdonc naturel qu'il essaie de comprendre ses propriétés quantiques en utilisant lastratégie qui s'est montrée gagnante dans le reste de la microphysique. La recherched'une théorie de champ quantique conventionnelle, capable d'englober la gravitation,s'est développée pendant plusieurs décennies et, après de nombreux rebondissements,moments d'enthousiasme et déconvenues sévères, a conduit à la théorie des cordes.Les fondements de la théorie des cordes ne sont pas encore bien compris, mais elle estaujourd'hui la théorie candidate à la gravitation quantique la plus connue et la pluslargement étudiée.Dans la théorie des cordes, la gravitation réside simplement dans les excitations d'unecorde plongée dans un espace. La présence d'un tel espace de référence, sur lequel lathéorie est définie, est indispensable pour la formulation et l'interprétation de la théorie.Il s'agit d'un espace fixe, classique, newtonien – dont on sait qu'il ne correspond pas àla réalité. L'espace doit être quantique. Mais tout se passe dans la théorie comme si onoubliait que l'espace devait avoir des propriétés quantiques : on laisse ce problèmepour plus tard. En outre, pour fonctionner, la théorie des cordes a besoin d'un espace àdix dimensions ainsi que de particules supersymétriques, autant d'hypothèses trèsfortes et sans le moindre début de confirmation expérimentale à ce jour. On ne voit pastrès bien comment une théorie à dix dimensions avec des particules supersymétriquesinconnues pourra être utilisée concrètement pour déduire des prédictions univoques,compréhensibles et applicables au monde où nous vivons, sans supersymétrie, et dontles dimensions de l'espace sont au nombre de trois.La deuxième communauté est celle des spécialistes de la relativité générale. Pour unrelativiste, l'idée d'une description fondamentale de la gravitation en termesd'excitations physiques dans un espace de référence sonne « faux ». La leçon premièreque nous a enseignée la relativité générale est qu'il n'y a pas d'espace dans lequel laphysique puisse se dérouler (sauf, bien sûr, dans une approche approximative). Lemonde est plus compliqué. Pour un relativiste, la relativité générale est bien plus qu'unethéorie du champ pour une force particulière. C'est, plus fondamentalement, ladécouverte du fait que certaines notions classiques concernant le temps et l'espacesont complètement inadaptées au niveau fondamental ; elles demandent destransformations aussi profondes que celles que la mécanique quantique a introduites.L'une de ces notions caduques est précisément celle d'espace de référence, qu'il soiteuclidien ou courbe, dans lequel la physique prendrait place. C'est en y renonçant qu'ona pu comprendre la gravitation relativiste, découvrir les trous noirs, l'astrophysiquerelativiste et la cosmologie moderne.

Donc, pour un relativiste, le problème de la gravitation quantique réclame que la vasterévolution conceptuelle commencée avec la mécanique quantique et la relativitégénérale trouve sa conclusion dans une nouvelle synthèse. Dans celle-ci, les notionsd'espace et de temps doivent être entièrement refondues pour prendre en compte ceque nous avons appris de nos deux théories « fondamentales » actuelles.À l'inverse de la théorie des cordes, la théorie des boucles est formulée sans espace deréférence. Elle est donc une véritable tentative de saisir la nature de l'espace-tempsquantique au niveau fondamental. En conséquence, la notion d'espace-temps quiémerge de la théorie est radicalement différente de celle sur laquelle sont basées lamécanique quantique conventionnelle ou la théorie des cordes. Dans les équations dela gravitation quantique à boucles n'apparaissent nulle part la variable t (le temps) ni lavariable x (la position), et pourtant ces équations sont parfaitement capables de prédirel'évolution d'un système. En outre, elles ne supposent ni dimensions supplémentaires nitoutes les particules exotiques prévues par la théorie des cordes et jamais observées.Si la théorie des cordes est plus étudiée et plus connue que la théorie des boucles,c'est essentiellement pour des raisons historiques. Cette situation reflète la physique duXXe siècle, dans laquelle la relativité générale est restée marginale. Parce qu'elle étaittrès compliquée et, en pratique, ne servait à rien, cette théorie est restée confinée dansune petite communauté de physiciens, très considérée, mais dont les travaux restaientconfidentiels. En revanche, la mécanique quantique a connu un énorme développementgrâce au nombre de ses applications pratiques (les lasers, la matière condensée, lesparticules, la physique nucléaire, la bombe atomique…) Quand le problème de lagravitation quantique est venu sur la table, il y a donc eu deux points de vue différents :une petite communauté nourrie de relativité générale, et une grande communauténourrie de la théorie quantique des champs. Ce clivage culturel est toujours là. Lors desdiscussions, on trouve toujours des « cordistes » qui vous disent : « Vous necomprenez pas vraiment la théorie quantique des champs », et des « bouclistes » quirépondent : « Et vous ne comprenez rien à la relativité générale ! » Peut-être y a-t-ilquelque chose de vrai dans les deux accusations… L'avenir tranchera.Finalement, la théorie des cordes et la théorie des boucles pourraient s'avérercomplémentaires. Le mérite de la théorie des cordes est de fournir une unification trèsélégante des interactions de la physique. Son talon d'Achille est de ne pas encore avoirété capable de trouver une formulation générale claire à un niveau fondamental, sansqu'il y ait un espace de référence, extérieur à la théorie. La théorie des boucles maîtriseprécisément les outils qui permettent de définir la physique indépendamment de toutespace de référence – puisque l'espace émerge de sa structure même. Une sorte defusion des deux approches n'est pas inconcevable, même si elle se présenteaujourd'hui comme techniquement très compliquée. Malgré leur différence deperspectives, les deux théories ont indéniablement des points communs, en particulierl'idée centrale selon laquelle ce sont des objets à une dimension qui sont le support duchamp gravitationnel à l'échelle fondamentale, qu'on les appelle cordes ou boucles.Il y a d'autres idées et développements en cours, en dehors des cordes et des boucles.En particulier, Alain Connes a développé une autre description mathématique possiblede l'espace physique, la « géométrie non commutative », très fortement motivée par lastructure des forces qui agissent sur les particules élémentaires (le modèle standard).C'est un peu la même démarche que la découverte par Einstein de la relativitérestreinte, inspirée par la théorie de Maxwell sur la force électromagnétique. J'ai étudiéces idées d'Alain et j'y ai contribué par quelques articles très marginaux. Ma conclusionest que je ne serais pas du tout surpris si la géométrie non commutative faisait partie,d'une manière ou d'une autre, de la synthèse que nous cherchons.D'autres idées très intéressantes sur la gravité quantique ont été proposées par Roger

Penrose, l'inventeur des réseaux de spin. Je recommande très vivement son livre devulgarisation paru en français en 2007, À la découverte des lois de l'Univers, parfois unpeu difficile, mais qui constitue une fresque immense et pénétrante sur tout ce que noussavons du monde.Les relations entre le monde des cordes et celui des boucles sont parfois un peuorageuses et il n'est pas rare du tout d'assister à des volées d'accusations parfoisdémesurées (« Ils n'y comprennent rien ! », « Leurs calculs sont tout à fait faux ! »,« Leurs travaux sont truffés d'erreurs ! ») même, hélas, dans les comités scientifiqueschargés de répartir les financements et les postes pour les jeunes chercheurs. Mais ilest normal qu'il y ait de la confusion dans un domaine qui est à la pointe extrême de larecherche, et que d'âpres controverses se développent, parfois jusqu'à l'irrationalité,entre des gens qui ont consacré des années à leur passion de la recherche selon unevoie déterminée. Pour peu qu'on reste dans une exactitude scientifique, la polémique,même rude, est un ingrédient nécessaire à la fertilité et à l'avancement de laconnaissance.Théories établies et théories hypothétiques

En effet, il est très important de dire que toutes ces théories restent hypothétiques.Chacune court le risque de se révéler complètement fausse. Et je ne veux passeulement dire par là qu'elles pourraient être dépassées par une théorie plusperformante, mais, bien plus radicalement, que toutes leurs prédictions pourraient êtreinfirmées par l'expérience. La nature n'a que faire de nos jugements esthétiques.L'histoire de la physique théorique est pleine de flambées d'enthousiasme pour desthéories « très belles » qui ont tourné à l'échec. Le seul arbitre est l'expérience, et àl'heure actuelle, il n'existe pas le moindre résultat expérimental qui soutienne, mêmeindirectement, ni l'une ni l'autre des théories concurrentes pour prendre la place dumodèle standard et de la relativité générale. Au contraire, toutes les prédictions qui ontété formulées par des théories allant plus loin que le modèle standard et la relativitégénérale (désintégration du proton, particules supersymétriques, particules exotiques,corrections à la force gravitationnelle à courte distance…) sont pour l'instant démentiespar l'expérience. Lorsqu'on compare ces échecs avec l'immense succès expérimentalde la mécanique quantique, du modèle standard et de la relativité générale, il y a dequoi inciter à la prudence.C'est l'un des aspects les plus difficiles d'un travail comme le mien : il y a d'une partl'enthousiasme de formuler une nouvelle théorie, et l'excitation de se sentir sur le pointde comprendre un nouvel aspect du monde ; d'autre part, il y a la frustration detravailler toute sa vie sur des théories potentiellement fausses. Ou, pire encore, il y a lerisque de ne jamais savoir si elles sont vraies.Je pense qu'en ce qui concerne la science contemporaine, il est important d'établir unedistinction claire entre ce que nous savons et ce que nous conjecturons. Ce que noussavons aujourd'hui du monde physique tient à une poignée de théories fondamentalesqui sont établies et fonctionnent parfaitement dans leur domaine.La distinction quelquefois un peu floue entre théories établies et spéculatives, évoluecontinuellement, mais n'en reste pas moins essentielle. Une théorie n'est établiequ'après de nombreuses confirmations expérimentales de prédictions spécifiques. Lamécanique quantique (avec la théorie quantique des champs, qui en est l'applicationaux champs physiques), le modèle standard des particules élémentaires, la relativitégénérale d'Einstein sont des théories aujourd'hui établies. Nous pouvons ajouter à cetteliste les théories plus anciennes comme la mécanique classique oul'électromagnétisme. Ces théories ont fait leurs preuves, elles sont le fondement de latechnique contemporaine. Sur leurs prédictions (dans leur domaine de validité), vous

pouvez jouer votre argent ou votre vie avec confiance.Tout ce qui va au-delà, comme la gravité quantique, la théorie des cordes, la géométrienon commutative, les modèles d'unification des forces fondamentales, la supersymétrie,les univers avec dimensions supplémentaires, les multivers etc. (y compris la presquetotalité de mon propre travail de recherche), est et reste spéculatif. Rien ne nous assureque ces hypothèses décrivent correctement notre monde : elles n'ont aucuneconfirmation expérimentale, n'ont jamais été utilisées concrètement, et seul un fou serisquerait à parier quoi que ce soit sur la validité de leurs prédictions.Cela ne signifie pas que ces théories ne sont pas intéressantes : les théoriesaujourd'hui établies furent autrefois spéculatives et incertaines. Toutefois, nous nesavons pas si les théories qui sont aujourd'hui explorées seront les bonnes : ce neserait pas la première fois qu'une théorie adoptée par un grand nombre de scientifiqueset qui mobilise passions, loyauté et ressources, se révèle, à l'épreuve des faits, unefausse piste.Chaque chercheur a ses idées et convictions (j'ai les miennes) et chacun doit défendreses hypothèses avec passion et énergie : la discussion animée est la meilleure façonde chercher la connaissance. Mais la défense de son propre point de vue ne doit pasnous aveugler : nous pouvons avoir tort. C'est l'expérience, et non pas le nombre ou ladialectique, qui tranche.Les scientifiques communiquent souvent de façon erronée. Fascinés par leurs idées, ilsne distinguent pas, dans leur discours, une théorie établie d'une théorie spéculative. Ilsprésentent souvent leurs hypothèses comme si elles étaient des découvertes acquises.Cela n'est pas correct envers la société qui finance nos recherches. Un manque declarté sur le caractère hypothétique des théories présentées décrédibilise la science. Lathéorie des cordes, par exemple, est parfois présentée comme si elle était avérée.Je pense qu'un grand tort est fait à la science lorsque des vulgarisateurs présentent desthéories comme établies alors qu'elles sont seulement hypothétiques. Il faut que lepublic puisse faire confiance aux scientifiques, et ceux-ci doivent se montrer trèsprudents avant d'annoncer qu'ils « ont compris » quelque chose de nouveau.J'insiste aussi sur ce point parce que j'ai le sentiment que la confusion entre théoriesétablies et théories spéculatives se répand même à l'intérieur de la communautéscientifique. L'effet de cette grave dérive est particulièrement néfaste sur l'éducationdes jeunes chercheurs. Lors d'une récente conférence internationale, je parlais à unjeune chercheur techniquement brillant. La discussion concernait deux théories : larelativité générale et une certaine théorie « de Yang-Mills supersymétrique N = 4 ».Quand j'ai mentionné le fait qu'une des deux théories était vérifiée en tant que théoriephysique, le jeune chercheur m'a demandé, très candidement : « Laquelle ? » Il neplaisantait pas. Il ne comprenait pas la différence physique entre la relativité générale,qui a fourni un très grand nombre de prédictions nouvelles toutes vérifiées parl'expérience, et une théorie qui n'en a fourni aucune. Cette confusion introduit unmalaise en physique fondamentale.La clarté sur l'état hypothétique de la théorie des boucles, la théorie des cordes, ou surtout ce qui est appelé « au-delà du modèle standard », est essentielle pour une sciencesaine et une communication claire avec le public, car c'est la société qui finance lascience.Le soutien de la recherche fondamentale

Les programmes de financement de la science, partout dans le monde, sont de plus enplus axés sur le soutien de ce qui peut être utile au développement industriel et auxapplications technologiques. Le soutien de la science pure est en chute libre.

C'est une politique à très courte vue. Si les dirigeants d'Alexandrie, ou les Medicis deFlorence, s'étaient concentrés sur la recherche appliquée, ils auraient considéré lestravaux d'Euclide ou de Galilée comme inutiles, et nous serions aujourd'hui dans unesociété ignorante et pauvre.Des développements technologiques majeurs ont suivi tous les bonds en avant dans lacompréhension du monde. Les exemples sont légion. Les bases de l'ingénieriemoderne se trouvent dans les calculs de Newton concernant l'orbite de la Lune. LaRévolution Verte en agriculture est essentiellement la conséquence d'une curiositégratuite au sujet de la transmission héréditaire. La radio et la télévision ont émergéd'une manière inattendue des travaux de Maxwell sur la nature de la lumière. Latechnologie des ordinateurs n'existerait pas sans les recherches du XXe siècle surl'« inutile » atome. Le système de localisation géographique (GPS) ne fonctionneraitpas sans les résultats des interrogations d'Einstein sur la nature du temps. Chaquesecteur technologique de notre société moderne est le résultat de quelque recherchefondamentale dictée par la curiosité. L'histoire nous enseigne que la recherchefondamentale se développe seulement sous l'influence de dirigeants éclairés ayantcompris son importance.Mais, même indépendamment de l'utilité à long terme, l'Europe doit soutenir larecherche fondamentale si elle veut redevenir l'un des centres intellectuels du monde.L'Europe a hérité des Arabes la notion d'Université, et l'a magnifiquement développée,comme endroit où la connaissance est recherchée dans la liberté, et transmise degénération en génération. Les universités européennes d'aujourd'hui sont de pâlesreflets de leur passé, et souvent de pâles copies des meilleures universitésaméricaines. L'Europe devrait investir dans ses universités en tant que centres deculture.Beaucoup de systèmes académiques européens récompensent les carriéristes quiconnaissent bien les règles, bien plus que les jeunes chercheurs créatifs et originaux,qui les brisent.Dans ce qu'on appelle « l'Amérique matérialiste », l'excellence intellectuelle et larecherche poussée par la curiosité sont fortement valorisées. Les Prix Nobel sont deplus en plus Américains, et les États-Unis exercent une influence culturelle de plus enplus grande sur le monde, avec des conséquences politiques majeures à long terme.Il est bien possible que la force la plus puissante qui ait créé la civilisation, nous tiranthors des cavernes et nous libérant de l'adoration des pharaons, soit la curiosité. Il fautéviter que l'Europe perde sa curiosité vitale.

***Pour revenir aux cordes et aux boucles, l'état actuel de la recherche fondamentale estdonc la confusion. Nous avons de belles idées, et des théories bien développées, maisnous ignorons si elles sont justes.Peut-être la bonne solution aux grands problèmes ouverts aujourd'hui, comme laréconciliation de la relativité générale et de la mécanique quantique, est-elle déjàconnue ; il ne reste plus alors qu'à la vérifier. Peut-être, au contraire, un(e) jeuneEinstein encore inconnu(e), et qui n'arrive même pas à obtenir un poste de chercheur,trouvera-t-il demain la bonne solution ? Ou peut-être vous reviendra-t-il à vous, lecteurou lectrice de cet ouvrage, de trouver l'idée qui manque ?

Chapitre 8

La science dans le mondeAu printemps 2004, j'ai reçu une invitation qui m'a surpris. Le semestre de présidencedu Conseil de l'Europe revenait aux Pays-Bas. À cette occasion, le Premier Ministrehollandais avait décidé d'organiser un « Intellectual Summit », un forum articulé enquatre conférences, pour stimuler le dialogue entre le « monde des idées » et les« décideurs », sur le sens et la pertinence de l'idée européenne, au moment où l'Europes'élargissait. L'idée était de rassembler pour quelques jours des hommes de cultured'un côté avec des hommes du monde politique, diplomatique, des médias ou del'industrie de l'autre, pour un échange d'idées sur l'identité de l'Europe, ses ambitions, etla direction idéale que le continent veut prendre.J'ai participé, avec un très grand intérêt à deux de ces réunions, l'une à Varsovie etl'autre à Berlin. J'étais chargé, en particulier, de réfléchir et d'intervenir sur le rôle de lascience dans la civilisation européenne. Les considérations qui suivent sont en partie lerésultat de ces réflexions, et touchent à deux thèmes principaux. En premier lieu, le rôlede la pensée scientifique dans notre civilisation, au-delà des connaissances qu'elle aapportées et du développement technologique qu'elle a permis. En second lieu,l'Europe elle-même. Je les adapte ici comme chapitre final, sans aucune prétention deprofessionnalisme dans ces domaines, mais pour élargir et compléter le cadre de lascience que j'ai cherché à dessiner.La démocratie

Revenons au début de l'histoire, à Anaximandre, il y a vingt-six siècles en Turquie. Qu'yavait-il de particulier dans le monde grec, pour donner naissance à cette démarched'enquête rationnelle du monde et d'exploration de nouvelles façons de le concevoirqu'est la science ? Vingt-six siècles, c'est bien loin, mais ce n'est certainement pas ledébut de la civilisation : la civilisation égyptienne existait déjà depuis presque vingt-sixsiècles, par exemple. Pourquoi personne d'autre qu'Anaximandre de Milet n'avait-ilcompris qu'au-dessous de la Terre il n'y avait rien ? Qu'y avait-il de particulier, il y avingt-six siècles, dans les villes grecques de la côte turque ?Au septième siècle avant Jésus-Christ, la jeune civilisation grecque est en pleinecroissance. Elle arrive des millénaires après d'autres grandes civilisations qui lui sontproches, l'Égypte et la Mésopotamie, et elle en a beaucoup hérité. Mais elle en estprofondément différente aussi. Ces anciennes civilisations étaient ordonnées, stables ethiérarchiques. Le pouvoir était centralisé et la société se réglait sur la conservation d'unordre stable. C'étaient des civilisations fermées, qui entraient peu en contact avecl'extérieur, sinon en cas de conflit et de guerre.Le jeune monde grec, au contraire, est extrêmement dynamique, et en évolutioncontinue. Il n'a pas de pouvoir centralisé. Chaque cité est indépendante, et, au sein dechaque cité, le pouvoir se renégocie en permanence parmi les citoyens. Les lois nesont ni sacrées ni immuables : elles sont continuellement discutées, expérimentées etmises à l'épreuve. Les décisions sont prises en commun lors des assemblées.L'autorité revient avant tout à ceux qui sont en mesure de convaincre les autres par lemoyen du dialogue et de la discussion. C'est un monde ouvert et capable d'absorber lescivilisations voisines. Les Grecs, à la différence des Égyptiens et des Perses,voyageaient énormément.Dans ce climat culturel profondément neuf est née une nouvelle idée de laconnaissance : la connaissance rationnelle et critique. Une connaissance dynamique,qui évolue et qui ose remettre en question les idées traditionnelles, et qui se remet elle-

même en question. La nouvelle autorité du savoir ne vient pas de la tradition, ni dupouvoir, ni de la force, ni du recours à des vérités éternelles, mais de la capacité àconvaincre les autres de la justesse de son point de vue. La critique des idées acquisesn'est pas interdite, mais au contraire souhaitée, c'est la source vive du dynamisme et dela force de cette pensée, et la garantie qu'elle continue à s'améliorer. C'est l'aube d'unmonde nouveau.Les règles de base de la recherche scientifique sont simples : tout le monde a le droitde parler. Einstein était un obscur commis au bureau des brevets lorsqu'il a produit desidées qui ont changé notre vision de la réalité. Les désaccords sont bienvenus : ils sontla source du dynamisme de la pensée. Mais ils ne sont jamais réglés par la force,l'agression, l'argent, le pouvoir ou la tradition. La seule façon de gagner estd'argumenter, de défendre son idée dans un dialogue, et de convaincre les autres.Bien sûr, je ne suis pas en train de dépeindre ici la réalité concrète de la recherchescientifique dans sa complexité humaine, sociale et économique, mais plutôt les règlesidéales auxquelles la pratique doit se rapporter. Ces règles sont anciennes ; nous lestrouvons décrites avec passion dans la fameuse « Septième Lettre » de Platon, oùcelui-ci explique comment on peut chercher la vérité :« Or, après beaucoup d'efforts, lorsque sont frottés les uns contre les autres cesfacteurs pris un à un : noms et définitions, visions et sensations, lorsqu'ils sont mis àl'épreuve au cours de contrôles bienveillants et de discussions où ne s'immisce pasl'envie, vient tout à coup briller sur chaque chose la lumière de la sagesse et del'intelligence, avec l'intensité que peuvent supporter les forces humaines. »La compréhension est à rechercher par un processus intellectuel sincère, parl'apprentissage, l'écoute de la nature et des autres. Le point central est lareconnaissance honnête (« sans mauvaise volonté ») du fait que nos représentationspeuvent être fausses. Depuis Platon, nous avons parcouru un long chemin, mais noussommes toujours dans la voie qu'il décrit : une quête idéale de connaissance par ledialogue, par la recherche d'un accord dans le cadre d'une discussion rationnelle.Ses relations avec la démocratie, née dans le même lieu et au même siècle, sonévidentes. Idéalement, la démocratie est le processus par lequel la personne qui prendles décisions est celle qui a été capable d'argumenter ses idées et de convaincresuffisamment de gens.La démocratie est un idéal qui commande de ne pas écraser ses ennemis, mais de lesécouter, de discuter avec eux, de chercher un terrain commun et une compréhensioncommune. Le mot de Voltaire : « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, maisje me battrai pour que vous puissiez le dire », est au cœur à la fois de la démocratie etde la méthode scientifique.La science et la démocratie sont donc nées ensemble, exactement dans le mêmeesprit, dans les mêmes lieux et à la même époque. Dans l'esprit de la rationalitésereine, de l'intelligence et du dialogue. Cet esprit de critique, de dialogue et derationalité est l'un des piliers sur lesquels s'est construit notre monde.Évidemment, en politique comme en science, il y a un fossé entre l'idéal et la réalitéquotidienne. Mais ces idéaux sont liés : la façon la plus efficace que nous ayonstrouvée jusqu'ici pour comprendre le monde (la science) et la meilleure façon que nousayons trouvée d'organiser le processus de décision collective (la démocratie) ont denombreux points communs : la tolérance, le débat, la rationalité, l'écoute du point devue opposé, l'apprentissage, la recherche d'idées communes. Dans les deux cas, larègle centrale est d'avoir conscience que nous pouvons nous tromper, de conserver lapossibilité de changer d'avis lorsque nous sommes convaincus par un argument, et dereconnaître que des vues opposées aux nôtres pourraient l'emporter.

Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi unesubversion. La pensée scientifique a donc toujours quelque chose de subversif, derévolutionnaire. Chaque fois, nous redessinons le monde, nous changeons lagrammaire même de nos pensés, le cadre de notre image de la réalité. Le mot mêmede révolution, on le sait, a pris sa signification actuelle à partir du texte« révolutionnaire » de Copernic, qui s'intitulait Sur les révolutions, où le mot« révolutions » n'indiquait que les mouvements circulaires des planètes. Être ouvert à laconnaissance scientifique signifie donc être ouvert au révolutionnaire, au subversif.L'enseignement

À l'école, tout au contraire, la science est généralement enseignée comme une liste de« faits vrais » et de « lois vraies », ou comme un entraînement à la résolution deproblèmes. Cette façon d'enseigner la science trahit la nature même de la penséescientifique, l'esprit critique. Je pense que nous devrions enseigner l'esprit critique, etnon le respect des manuels. Nous devons apprendre aux étudiants à mettre en douteles idées reçues et les professeurs, et non à les croire aveuglément. C'est de cettefaçon qu'on aidera les jeunes à croire en l'avenir et que l'on contribuera à former unesociété vivante et dynamique qui va de l'avant.La science devrait être enseignée pour ce qu'elle est : une aventure humainefascinante, un enchaînement de périodes de grande confusion, d'exploration patientede nouvelles solutions, de sauts conceptuels vertigineux, d'éclairs de compréhensionoù les pièces du puzzle s'assemblent brusquement : la Terre bouge, l'information eststockée dans l'ADN, tous les êtres vivants ont des ancêtres communs, l'espace-tempsest courbe… c'est une longue histoire pleine de magie et de beauté. L'enseignement dela science devrait être l'enseignement du doute et de l'émerveillement.Le développement historique de la science n'a jamais été séparé du développementdes arts, de la littérature et de la philosophie. Chaque domaine a contribué, et a enretour été nourri, par la compréhension du monde qui traverse la civilisation durant unepériode et dans un temps donnés. J'aimerais voir une école qui pousse les élèves àcomprendre et apprécier l'aventure intellectuelle qui a conduit aux cathédralesgothiques et aux Principia de Newton, à la peinture siennoise du XIVe siècle et à labiologie moléculaire, aux pièces de Shakespeare et aux mathématiques pures. Il s'agitdu même héritage intellectuel et il n'a de sens que pris dans son ensemble.Il y a autant de beauté, d'intelligence, d'humanité et de mystère dans une page deSchubert et dans une page d'Einstein. Tous deux nous disent quelque chose sur lafaçon de comprendre la réalité, quelque chose de profond, et d'en même tempséphémère, fragile et léger. J'aimerais que les jeunes apprennent à apprécier les deux,et trouvent dans les deux des clés pour comprendre le monde et eux-mêmes.Werner Heisenberg : La science a-t-elle quelque chose à offrir ?

Dans un texte surprenant écrit pendant les années 1960, quand le mot « globalisation »était encore largement inconnu, Werner Heisenberg, probablement le vrai initiateur dela mécanique quantique et certainement l'un des plus grands physiciens du XXe siècle,écrit que ce qu'il voit se produire dans le monde est le rassemblement des peuples etdes cultures dans un mélange global. Il salue cela comme un merveilleuxdéveloppement, mais souligne immédiatement que les peuples vont craindrel'affaiblissement de leur identité, vont être troublés par la chute de leurs référencesculturelles, et que cela générera une instabilité mondiale. Il est remarquable qu'uneanalyse aussi lucide ait pu être écrite il y a quarante ans.Dans un tel contexte, écrit Heisenberg, la science pure comptera pour peu de chose. Etpourtant, elle a peut-être quelque chose à offrir : les idéaux d'une communauté qui a

reconnu depuis longtemps l'incomplétude de tous les points de vue et qui affronterégulièrement la chute des certitudes et des références culturelles. Les physiciens ontdû changer tellement souvent leurs idées de base qu'ils ont appris à vivre dans le douteet le manque de confiance absolue dans leur propre point de vue. C'est précisément ceque nous devrons être capables de faire dans un monde qui multiplie les points de vuelocaux sur une civilisation globale.Aujourd'hui, de sombres nuages recouvrent la planète. Le niveau des inégalités et desinjustices est plus grand que jamais, et continue d'augmenter. Les échos des certitudesreligieuses qui séparent les hommes les uns des autres se multiplient chaque jour parla voix des leaders politiques de tous bords. Les gens se raccrochent à leurs identitéslocales, ont peur et se méfient les uns des autres. Les conflits se radicalisent. Lesennemis sont de plus en plus considérés comme les représentants du mal, et diabolisésdes deux côtés. Les dépenses militaires augmentent fortement presque partout. Lanégociation est de plus en plus dépréciée.J'assiste à cette poussée d'irrationalité avec une inquiétude et une tristesse profondes.La science est la reconnaissance de notre ignorance, de nos limites, et du fait que chez« l'autre » il y a plus à apprendre qu'à redouter. Que la vérité est à rechercher dans unprocessus d'échange, et non dans les certitudes ou dans la conviction, si commune,que « nous sommes les meilleurs ».Sur les dix croisades parties d'Europe, neuf ont donné lieu à des guerres menées parles Croisés. La sixième croisade a été résolue par Frédéric II, grand Européen,simplement en négociant le contrôle de Jérusalem avec le sultan Malik al-Kamil. LePape, dépositaire d'une vérité qui n'admet pas de critique, était furieux.Je crois qu'aujourd'hui, malgré les tensions, une civilisation mondiale est en train deprendre forme. Les civilisations, comme les hommes, fleurissent dans le mélange, etstagnent quand elles se renferment. C'est pour cela que la globalisation d'aujourd'huiest une merveilleuse chance pour l'humanité. Même si elle fait très peur. La forcetranquille de la pensée scientifique, dynamique et rationnelle, qui est l'héritage profondde l'ancienne civilisation grecque, retrouvé et développé par l'Europe moderne, est,peut être encore plus que la littérature, les arts, ou la philosophie, le cœur de l'héritageculturel que l'Europe apporte au monde. Le dynamisme, la capacité à remettre encause ses propres fondements qui a rendu la pensée scientifique si puissante et sifiable, est peut-être aussi l'une des racines du succès historique européen.Bien sûr, les domaines dans lesquels l'approche scientifique s'applique directementsont limités. La science n'a qu'une pertinence marginale dans la plupart de nosproblèmes sociaux ou personnels les plus vitaux. Mais la pensée scientifique acontribué à former notre société et sa pensée, et elle possède une valeur de fondationculturelle. C'est l'une des meilleures méthodes que l'humanité a mise au point pour sedébarrasser des erreurs, et pour rassembler une connaissance qui peut être partagée.L'Europe

Dans ce contexte, je vois le processus de formation de l'Europe comme l'idée très belleque nos identités et intérêts locaux ne sont pas menacés, mais qu'au contraire ilspeuvent s'épanouir dans une communauté plus grande. Même si aujourd'hui cette idéeest en difficulté, souvent sous la poussée des égoïsmes particuliers, je pense etj'espère que ce rêve pourra grandir. Mais à condition que l'identité européenne ne soitpas formulée contre le reste du monde.L'Europe peut trouver son sens dans le monde futur, en donnant l'exemple et enpromouvant à l'extérieur ce qu'elle cherche à pratiquer à l'intérieur : l'idée que lespeuples peuvent vivre en paix malgré leurs différences et peuvent apprendre à réglerleurs conflits et atténuer les injustices par la politique, le dialogue et la négociation.

Dans la civilisation commune qui est en train de prendre forme sur la planète, l'Europeest une composante majeure. Pour cette raison, le monde a une dette importanteenvers l'Europe. Mais la civilisation n'est sûrement pas une affaire exclusivementeuropéenne. Le monde a produit de nombreuses civilisations, dont certaines ontprofondément affecté l'histoire de l'Europe et sa culture, et dont beaucoup ont étéprofondément affectées par la culture européenne. Certaines contribuenténergiquement à la civilisation mondiale en train de se former. D'autres non, parce quenous, Européens, les avons exterminées.Si le monde a une dette culturelle envers l'Europe, il a un crédit bien plus grand, suite àtrois siècles de prédation coloniale : de nombreux peuples exterminés en Amérique duNord et du Sud, des millions d'Africains réduits en esclavage, plusieurs nations d'Asiedétruites, des exploitations systématiques, des camps de travail, des viols, du racismeinstitutionnel commun à tous les pays européens avant la dernière grande guerre, et unsystème mondial d'inégalités économiques aiguës toujours en place. Les enfants nesont pas responsables des crimes de leurs parents, mais le reste du monde nousregarde avec les yeux des enfants des victimes de cet immense crime. Ils voient nosprivilèges actuels, dont les racines se trouvent aussi dans ce crime.J'ai entendu avec une grande émotion Gerhard Schröder dire à Varsovie : « Nousbaissons la tête de honte devant les crimes nazis ». L'Allemagne pose un jalon très forten faisant passer la valeur de la coexistence civilisée avant la fierté nationale.J'aimerais voir l'Europe se hisser à ce niveau. Mon rêve serait que le Présidenteuropéen soit capable de dire un jour que nous, Européens, nous baissons la tête dehonte devant les crimes coloniaux.Je suis italien, français, et européen. Je veux être européen, et citoyen du monde. Lesidentités ne sont pas antagonistes les unes aux autres : elles s'enrichissent les unes lesautres. Si l'Europe signifie : devenir plus fort et défendre nos privilèges européens, celane m'intéresse pas. En revanche, si l'Europe reconnaît ses crimes et est capable detravailler pour la paix et la justice mondiales, pour un monde où l'agression estremplacée par le dialogue, alors je crois que l'Europe pourrait rallier le cœur encorehésitant de ses citoyens.Dans ce cas, l'Europe pourrait peut-être constituer un pas vers notre rêve commun leplus ancien et le plus grand : un monde partagé où le dialogue l'emporte sur l'agressionet la force.

***Peut-être n'est-ce qu'un rêve, je le sais bien. Un fantasme de monde différent, qui n'estpas le monde réel. Mais ce que j'ai appris à travers la science, c'est qu'il n'y a pas unseul monde réel. Le monde n'est jamais ce que nous pensons, il change sous nos yeux.C'est la rébellion des générations précédentes face aux visions du monde acquises,leurs efforts à penser le neuf, qui ont bâti notre monde. Notre vision du monde, nosréalités, sont leurs rêves accomplis. Il n'y a pas de raison d'avoir peur du futur : nouspouvons continuer à nous rebeller, à rêver d'autres mondes possibles, et à leschercher.Aujourd'hui, je suis entouré par des jeunes gens fascinés, comme je l'étais il y a plus devingt ans, par la recherche fondamentale, et qui viennent me voir de tous les coins dumonde, comme je l'ai fait, à l'époque, avec d'autres. Je leur parle, je leur explique ceque je sais, espérant que parmi eux il y aura celle ou celui qui sera meilleur que moi etatteindra ce que nous n'avons pas été capables d'atteindre.Quand ils me demandent mon avis, je leur déconseille vivement d'entreprendre unecarrière de recherche dans ce domaine, tout comme mes professeurs l'avaient fait avecmoi. Je leur parle de la compétition acharnée pour les places, de la difficulté du sujet,

des risques énormes de cette profession exigeante. Je leur dis qu'il est dangereux dene suivre que ses passions. Mais, secrètement, j'espère qu'ils auront la passion et laforce d'ignorer toutes les mises en garde et de poursuivre leurs rêves.

RemerciementsÀ part les personnes mentionnées dans ce livre, je voudrais remercier les trèsnombreux amis avec lesquels j'ai eu la chance de travailler, et qui ont développé lesidées et les résultats décrits ici : John Baez, Julian Barbour, John Barrett, MauroCarfora, Louis Crane, Roberto DePietri, Hugo Morales-Tecotl, Giorgio Immirzi, TedJacobson, Gianni Landi, Jerzy Lewandowski, Renate Loll, Massimo Pauri, Jorge Pullin,Michael Reisenberger, Massimo Testa et Thomas Thiemann, et plus encore ceux avecqui j'ai la chance de travailler aujourd'hui : Emanuele Alesci, Eugenio Bianchi, You Ding,Bianca Dittrich, Jonathan Engle, Ed Wilson-Ewing, Winston Fairbairn, Muxin Han, FrankHellmann, Thomas Krajewski, Kirill Krasnov, Elena Magliaro, Antonino Marcianò,Daniele Oriti, Roberto Pereira, Claudio Perini, Matteo Smerlak, Francesca Vidotto,Wolfgang Wieland et Mingyi Zhang.