ET LA PHILOSOPHIE HERMÉTIQUE EN PROVENCE...

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ROBERT FLUDD ET LA PHILOSOPHIE HERMÉTIQUE EN PROVENCE ET AVIGNON (1600-1617) 1617 : Gassendi , nanti de son doctorat, commence d' enseigner la phi - losophie à l'université d'Aix-co-Provence. 1617 : commence de paraître cn Allemagne, aux presses rosicruciennes de De Bry, le monumental ouvrage du philosophe hcrmétiste-kabbaliste anglais Robert Fludd, l'Utriusque Cosmi ... Historia '. Pourquoi juxtaposer alnsi ces deux évènements apparemment étrangers? Ce n'est pas seulement parce que le provençal Gassendi aura à contred ire publiquement certains aspects théosophiques de l'oeuvre de Fludd ', avec une impartialité qui, selon R. Lenable, est « parfois plus terrible que les empor- tements de MersennJ. C'est surtout parce que la maturation de }' Utriusque 1. Vtr"jusque Cosmi, majoris seilicet et mÎnoris, metaphysica, physÎca atque technica historia .. . Oppcnhcim ct Francfort, 1617- 1624 (Histoire métaphysique, physique et tcchnique de l'un ct l'a utre monde, à savoir du grand et du peli t. .. ). Le to me r est en 2 volets: 1) De MacrOCQsmi historÎtz ... Oppenheim, 1617; 2) TractatlfS secundlts Naturae simÎtz seu techt/ica macro- cosmi historia ... (Second Trait é du Si nge de la Nat ure, o u histoire du Macrocos me ... ), 1618. 2. PETRI GASSENDI t heologi : Epistolica Exercitatio. in qua Principia Phifosophiae Robert; f1uddi Medici receguntur, Paris, 1630 (reprodui t in GASSENDI, Opera, Lyon, 1658, tome III, sous le titre: "Examen Philosophiae Roberti Fludi"). 3. R. L ENOBLE, Mersenne ou fa naissance du mécanisme, Paris, 1943, p. 26-29 ct passim. Voir aussi M ERSENNE, Questions sur la Genèse (col. 202, 214, 569, 714-717) ct son Supplémen t (Prob/. XXVII I, col. 40, 222-223) ainsi que la Correspondance de M. M ERSENNE, éd. par M"'" P. TalUlcry, C. de Waard et R. Pinta rd, Paris, 1945, t. l, passim. Sur cette polémique avec Fludd, voir encore: G. SOR TAIS. LA philosophie moderne depuis Bacon jusqu'à Leibniz, Paris, 1922, t. Il, p. 41 -5 1 et R. PI NTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié dIt XVI' siècle, Paris, 1943, LOme I. Provence Hi slOrique-Fasc icul c 177 - 1994

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ROBERT FLUDD ET LA PHILOSOPHIE HERMÉTIQUE

EN PROVENCE ET AVIGNON (1600-1617)

1617 : Gassendi, nanti de son doctorat, commence d ' enseigner la phi ­losoph ie à l' université d'Aix-co-Provence.

1617 : commence de paraître cn Allemagne, aux presses rosicruciennes de De Bry, le monumental ouvrage du philosophe hcrmétiste-kabbaliste anglais Robert Fludd, l'Utriusque Cosmi ... Historia '.

Pourquoi juxtaposer alnsi ces deux évènements apparemment étrangers? Ce n 'est pas seulement parce que le provençal Gassendi aura à contred ire publiquement certains aspects théosophiques de l'œuvre de Fludd ', avec une impartialité qui, selon R. Lenable, est « parfois plus terrible que les empor­tements de Mersenne» J. C'est surtout parce que la maturation de }' Utriusque

1. Vtr"jusque Cosmi, majoris seilicet et mÎnoris, metaphysica, physÎca atque techn ica historia .. . Oppcnhcim ct Francfort, 1617- 1624 (Histoire métaphysique, ph ysique et tcchnique de l' un ct l'autre monde, à savo ir du grand et du peli t. .. ). Le to me r est en 2 volets: 1) De MacrOCQsmi historÎtz ... Oppenheim, 1617; 2) TractatlfS secundlts Naturae simÎtz seu techt/ica macro­cosmi historia ... (Second Traité du Singe de la Nature, ou histoire du Macrocos me ... ), 1618.

2. PETRI GASSENDI theologi : Epistolica Exercitatio. in qua Principia Phifosophiae Robert; f1uddi Medici receguntur, Paris, 1630 (reproduit in GASSENDI, Opera, Lyon, 1658, tome III , sous le titre: "Examen Philosophiae Roberti Fludi ").

3. R. L ENOBLE, Mersenne ou fa naissance du mécanisme, Paris, 1943, p. 26-29 ct passim. Voir auss i M ERSENNE, Questions sur la Genèse (col. 202, 214 , 569, 7 14-717) ct so n Supplémen t (Prob/. XXVII I, col. 40, 222-223) ainsi que la Correspondance de M. M ERSENNE, éd. par M "'" P. TalUlcry, C. de Waard et R. Pinta rd, Paris, 1945, t. l , passim. Sur cette polémique avec Fludd, voir encore: G. SORTAIS. LA philosophie moderne depuis Bacon jusqu'à Leibniz, Paris, 1922, t. Il, p. 41 -5 1 et

R. PI NTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié dIt XVI' siècle, Paris, 1943, LOme I.

Provence Hi slO rique-Fasc icul c 177 - 1994

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Cosmi ... et l'identité des dédicataires de cc grand œuvre inte ll ec tuel typi q ue de la tardive renaissance éli sabcrhaine s'ancrent en partie - qui l'eût cru ?

- en Avignon et en P ro ve nce . Afin que nul ne l' igno re, Fludd le c lame haut ct fort dans le préambule

déd icatoire intitu lé « lectori benev% » d e son Traclatus secundus : La par­t ie co nsacrée à l'a rit hmétique est dédiée à Charles de Lorrai ne, IV" d uc de Guise ct gouverneur de Provence do nt Fludd fut le précepteur et l'i nit iateur il Marsei lle; ce lle consac rée à la géométrie, à la perspective et aux sec re ts de l'a rt milit a ire es t r éd igée à l'intention de Franço is d e Lorraine, le bo uillant chevalier de Guise qui , visib le ment, ne se co ntentait pas de jouer du couteau comme la c hro niqu e du temps le rapporte, mais sc mêlait aussi de « pyrhagoriser » ~ . C es deux traités étant dédiés com me de d roit à ses « patrons» et néa nmo ins ami s, vo ire discip les , R. Flud d cO lHj ­

nu e a insi ses déd icaces :

« Je dédi e e n o utre la Musi q ue e t l'Art de la M é mo ire , traitée assez co pi eusement da ns le second volume. au Marquis de Orizon Vicomte de Cadenet, qui brû lait d 'u n a mour merve ille ux p o ur ces scie nces qu ' il faut apprendre à co nnaître. J'ai rédigé le Traité de Géomancie l'avant-der­n iè re an née du règne d ' Eli sa beth à l'inten ti on d u très no ble Vice-léga t d 'Avignon , ho mme de haute noblesse ct d c sang papal, ct si nguli è reme nt ve rsé dans les sc iences math ématiq ues; ensu ite j ' ai composé l'A n astro­

logique - son mécanism e et so n usage - en hommage à mo n très cher ami d'Avignon Reinaud, auss i jeun e qu e savant, de mœ urs douces ct remar ­qu able d e bonté » , '

Dans le Journal of the Warburg and Courtauld I nstitutes' , C. H, Josten s'es t penché sur « Robe rt Flu dd's theory of geomancy an d his expe­,"iences at Avignon in the winter of 1601 to 1602 }} mais s'est limité à repro­duire la narrati on de F lu dd sans commentaires. H. H uffm<ln 1 a écl a iré que lqu e peu les liens e ntre Fludd e t ses cé lèbres di sc ipl es les G ui se, mais a déclaré « avo ir été incapab le d'en savo ir d avantage s u r le Vi comte Caden ct » c t les autres re lat io ns avignon na iscs ct pro ve nçal es qu ' il nomme d'ailleurs e rronément. J. Godwin se con tente de reciter cc (( mar-

4. H. FURNt.RON, Lcs Dues de Guise et leltr époque. Ewde historique sur le XVI" sil:dc, Paris, 1877, 1. Il , p. 392-426

5. R. Fl.UD!>, TractacusSeClflldllsc it é, p. 3-4 6. C.H.J OSTE:'\i, "Robert Fludd 's th eo ry of gco l11 ancy and his ex pcr iencc at Avi~ l1on in

the win ter of 1601 to 1602".Journalofthe Warburg and COllI"tauld I nstitutes, vol. XXV II , 1964, p.327-33S.

7. Will iam H . H u H M AN. R. F/udd and the End of the Renaissance, London, New York, 1988,p. 30sq.

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quis de Orizon et Reinaud d'Avignon » 8, tout comme Mark Curtis ou Joan Simon q

Face à ces lacunes ct erreurs, je crois donc utile d'éclairer ces aspects méconnus, d 'autant qu ' ils se révèlent riches d'implications pour J'histoire des idées de la Renaissance tardive, française et anglaise. Mais il est néces­saire auparavant de rééditer les extraits significatifs de la longue préface où Robert F ludd narre en détailles circonstances de son séjour avignonnais, le profil de l'intelligentsia néo-platonicienne ainsi fréquentée, ainsi que la dénonciation jésuite dont il fit l'objet: en effet, J'o riginal,. deven u rare, est en latin. Une seu le traduction en anglais en a été donnée dans l'article ci té de C. H . Josten. Quant à la seu le traduction fra nçaise, par P. Piobb ­que je reproduis ici -, elle date de 1903 et ne fi gure que dans le Traité de Géomancie 10 , distrait de l'Utriusque Cosmi Historia avec le Traité d'Astrologie, lequel, réservé a priori aux marabouts modernes, figure rarement dans les bibliothèques universitaires!

Ecoutons donc les aveux du philosophe anglais, réduits faute de place aux seu les allusions avignonnaises, avant d'en venir aux éclaircissements et co mmentai res :

~< Dans l'avant-dernière année de la vie et du règne d'Elisabeth, la glo rieuse et à jamais célèbre reine cl ' Angleterre, la rigueur de l'hiver, qui ense­velissait le Mont Saint-Bernard sous une épaisse couche de neige ct obstruait complètement la route d'italie, m'obligea à séjourner dans la ville d'Avignon pendant tout ce temps hivernal. C'est là que, reçu dans la maison d'un cer­t ain capitaine avec beaucoup d'autres jeunes gentilshommes de bo nne éducation et instruits par les Jés uites eux-mêmes, un soir, parmi les coupes du festin, je me mis à parler philosophie avec eux. Je discernai dans leur esprit des opinions différentes sur l'Astrologie géomantique, car quelques-uns en niaient complètement la valeur, tandis que les autres, au nombre des­quels, je me trouvais, défendaient vivement la force de cet art. Or, j'appo r­tai en sa faveur de nombreux arguments, par lesquels je prouvai que j'étais assez versé dans cette science. Donc, le repas terminé, au moment où je me dirigeais vers ma chambre, l'un d 'entre eux me suivit dans ma demeure, et

8. Joscelyn GODWI N, Robert Fludd, Philosophe hermétique et A rpenteur de Deux Mondes, Paris, 1980,p. 7-8.

9. Mark CURTIS, Oxford and Cambridge in Transition. /558-/642, Oxford, 1959, p. 70-72 et Joan SIMON, Education and Society in Tudor England, Cambridge, t 966, p. 353. Voir aussi Serge HUTI N, Robert Fludd (I574-/637). Alchimiste et philosophe rosicrucien, Paris, 1971, p. 44n.l3.

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me manda, au nom de notre amitié, de tenter par mon art, qu' il considérait comme grand, de le tirer d'un doute, ct non des moindres, sur la solution duquel il se disait fortement angoissé. Après m'être beaucoup excusé, je me laissai cependant vaincre enfin par ses prières. C'est pourquoi je projetai sur le champ la fi gure géo mantique pour la question qu'il m'avait posée ( ... ) Je répondis enfin à la question posée ( ... ) Il sortit alors de ma chambre d'un pas rapide et rapporta à ses compagnons, avec une certa ine ad miration, la vérité de mon art et sa vertu ( ... ) De là donc, plus que je ne le désirais, je devins connu, au point que le brui t cn parvint jusqu'aux oreilles des Jésuites. Deux d 'entre eux, se hâtant d'aller en cachette au palais, racontèrent tout cela au Vice-légat et, excités par l' indignation, lui dirent qu'il y avait un certain étran­ger, Anglais de nation qui, par une science réprouvée par l'Eglise catholique, à savoir la Géomancie, prédisait l'avenir. Ces choses me furent rapportées le lendemain matin par le Capitaine du Palais, nommé Jean, qui me découvrit la réponse donnée par le Vice-légat à ces choses, laquelle réponse il m'affirma avoir été la suivante : Quoi, dit-il, ce n'est pas là une abomination s i grande que vous vous efforcez de la fai re: car quel es t celui d'entre tous les cardinaux d'Italie qui n'ait fait faire son horoscope su ivant le procédé as tro logique ou géomantique ?

« Peu de jo urs après, en effet, le vice-légat lui-même désirait me parler et m'invitait gracieusement à son déjeuner. Avec mon très cher ami, le se i­gneur Malceau, apothicaire du pape, je me rendis au Palais. Là, la révérence obligatoire faite à la manière accoutumée, le Vice-légat co mmença ainsi le dialogue avec moi: J e comprends , dit-il, que vous êtes très versé dans l'art de la Géomancie. Quel est votre sentiment intime sur cette science? Je lui répondis que j'avais démontré par mes expériences que cette science était ce rtaine et reposait sur des bases occultes » . Suivent de longues considéra­tions techniques et philosophiques sur cette science divinatoire, après quoi: « ayant entendu tout cela, le vice- légat m'appela, au milieu d'évêques et de diacres; près d'une table qui se trouvait là, prenant une plume et de Fencre, il composa une figure géoman tique et discourut sur elle tout à fai t savamment, de telle sorte que je vis qu'il était de beaucoup plus savant et expé­ri menté que moi dans cette science, au sujet de laquelle les Jésui tes m'avaient accusé devant lu i. Et, le repas fini , je le remerciai de sa bonne grâce et je le visi tai assez souvent; car j'éprouvais que c'était un Prince avide d'apprendre, instruit dans les sciences, bienveillant aux étrangers et nulle ment enclin à la tyrannie.

" Ces choses ayant été divu lguées parmi les Jésuites, un professeur de philosophie de chez eux désira beaucoup conférer avec moi. Cédant aux prières de mon très cher Reinaud, grand par l'esprit et jeune par la modestie, j'allai chez lui et en fus gracieuse ment accueilli. Là, après une co nve rsation sur quelques suj ets philosophiques, il en ar riva aussitôt à la science géo-

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mantique, pensant peut-être que je voudrais le réfuter très facilement » . Suivent alors 4 pages de nouveaux approfondissements sur cette mantique : « Nous discutâmes, conclut-il, et devisâmes ainsi sur ce sujet. A la fin il m'embrassa, en jurant qu'i l me considérait dorénavant comme son frère et me priant de l'autoriser à venir me voir souvent avec ses collègues. Je ne pus accéder à ce désir, car je quittai précipitamment la ville pour aller à Marseille rejoindre le Duc de Guise qui s'y trouvait et m'envoyait prévenir par son propre frère le chevalier de Malte, un mathématicien très éminent ( ... )>> Il .

Dans ses dédicaces et ce préambule circonstancié, Robert Fludd cite donc en plus des deux Guise, Provençaux d'adoption, et du vice-légat d'Avignon, pas moins de 5 amis avignonnais. Parmi les personnages identifiables, je n'ai pu en savoir davantage, pour l'instant, sur l'apothicaire « Malceau » ,

patronyme inconnu des registres paroissiaux, mais peut-être écorché par l'Anglais : mais il y avait un Michel Marscau marié le 19 juin 1600 " et un Jean­André MaIso n qui baptise son fils le 19 octobre 1600 " . Quoi qu'il en soit, so n accointance avec Fludd découlait de ses connaissances pharma­ceutiques : Fludd était un renommé chimiste paracelsiste qui aura plus tard, à demeure, jardin de simples et laboratoire, avec un préparateur appoin té. Reçu docteur en médecine à Oxford (16 mai 1605)14, il liera aussi amitié avec sir W. Paddy, le médecin du roi Jacques 1", à qui il dédiera sa Medicina ratho­lira.

Le « Capitaine» qui tient table ouverte, et qui ne semble pas être le même que ce « capitaine du Palais nommé Jean» qui lui rapporta les propos indu l­gents du vice-légat, pourrait bien être le fameux Pompée Catilina, personnage haut en couleurs, « un des plus braves capitaines de son temps» selon Barjavel, colonel de l'infanterie papale, « capitaine d 'une compagnie de gens de pied pour nostre Sainct Père» IS : co-fondateur de la confrérie des pé nitents noirs de la Miséricorde en 1586, il est en effet également connu dans la chro­nique locale comme « propriétaire d'établissements de jeux autour de la place Crillon. C hez lui on joue aux dés, au brelan, aux cartes» et même aux jeux de mail et de paume 16 .

Le « marquis de Orizon », lui, est en fait François d'Oraison, vicomte

Il. Pages 718-720 du Tractatus secundlts cité (Oppenheim, 1618). Les passages en ca ractères gras sont sou lignés par moi P.F.

12. Archives Communales d'Avignon, GG 167 f047 (paroisse St Pierre). 13. A.C., La Principale, 7/37 fo 35 (mic rofil m). 14. W. MUNK, The Roll of the Royal Coliege of Physicians of London, 1878, c. 1 p. 150-

153 et S. HUTIN, R. PLUDD, op. cit., p. 43, 45-46 et pass im. 15 . J oseph GIRARD, Evocation du vieil Avignon, Paris, 1958, p. 155- 156,24 1 et

BARJ AVEL, Dictionnaire historique, biographique et bibliographique du département de Vaue/use, 184 1,t. Il ,p. 348.

16. H . AUQUOT, La chronique d'A vignon, Avignon, 1990, p. 107

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de Cadenet, marquis d'Oraison depuis 1588. C'était un des plus grands sei­gneurs de la Provence, dont la fille épousera le baron d'Oppède, premier pré­sident du Parlement de Provence 17 ,

Qua nt à son« très cher ami )~ Reinaud d'Avignon , il me paraît être François de Renaud - écrit également Raynaud, Rainaud , Reinaud ou Rey naud -, seigne ur cl ' Alleins. Lamanon et Aurons, genti lhomme de la Chambre du Roi, élu plus tard premier consul d'Aix, procureur du Pays en 1623 et viguier royal de Marseille en 1617 ct 1632". Plusieurs indices m'y conduisent: R. Fludd, contrairement au marquis d'Oraison qui devait avoir alo rs 57 ans, parle du « juvenis » Reinaud. Or ce Fra nçois de Rcinaud pouvait avoir alors moins de 25 ans, ses parents s'étant mariés le 29 septembre 1575 (Fludd quant à lui en avait 26). Il résidait sans doute, même temporairement, à Avignon. Son grand-onc le, Jacques Nini­C laret, était primicier de J'Université et fit partie du consei l extraordi­naire de l'Hôtel de Ville durant les guerres de Religion. Par ailleurs, en avril 141 0, son ancêtre est cité comme faisant partie des « Nobles Avignonnais »qui échappèrent à l'attentat fomenté, dit-on, par l'antipape P. de Luna » (Benoît XIII). Si ce n'est lui, c'est en tout cas un de ses parents, mais François a ma préférence car, autre indice possible, je remarque qu'il a cho isi de se marier le 17 janvier de 1607. Or ce 17 janvier est une date symboliqu e pour les alchimistes et rose-croix du genre de Robert Fludd : c'est en effet la date où Nicolas Flamel dit avoir réalisé le Grand Œuvre ph il osophai, ct FJu dd sc fera le défenseur des Noces (A I) chimiques de Christian Rosenkreutz du Rose-Croix Valentin Andreae ... Un ami hermétiste de R. Fludd Ile pouvait qu'être attaché aux dates et détails symboliques, surtout quand ce grand alchimiste-kabbaliste juge bon de lui dédier publiquement son Traité d'Astrologie.

Je livrerai en fin d'article mon soupçon sur l'identité de cc professeur jésuite au collège d'Avignon, plus ouvert que ses confrères, prompts alors à la chasse au sorcier. Quant au vice- légat protecteur de Fludd en dépit des dénonciations jésu ites et lui -même féru de géomancie, il s'agit de Charles de Comti (de Comitibus) de Poli, d'une famille illustre qui a donné plusieurs papes et pas moins de 40 cardinaux . Evêque d'Ancône et d'Umano, il fut nommé vice-légat en 1599. Installé au Palais avignonnais le 23 mars 1600 1

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il repartit pour l'Italie 4 ans plus tard après avoir reçu la barrette de cardinal ( Il juillet 1604)".

L'épisode hermétique avignonnais du philosophe anglais et l'intercession bienveillante d ' un vice -légat initié ont lieu en un moment de l' histoire des idées et de l'histoire politico-rcligieuse particulièrement crucial, tant sur le plan local que sur le plan européen : Frances A. Yates a bien souligné« la date tardive à laq uelle apparut la Renaissance élisabethaine » dont Fludd est issu. « Ell e commence à s'épanouir à l'époque où, sur le continent, la réaction de la Contre-Réfo rme contre le néo-platonisme de la Renaissance et ses divers occu ltismes sc développait intensément» et, ap rès les années 1590, il ne faisait pas bon paraître« adhérent de la philosophie occulte, que la réaction catholique puissamment aidée par les Jésu ites, s'efforçait d'écra­ser »21: Robert Fludd, anglican de surcroît, était donc bien mal inspiré d'éta­ler ainsi sa science jugée sulfureuse dans l'enclave pontificale, qui plus est, et précisément en cet hiver 160 1 !

L'année précédente, Giordano Bruno venait d'être brûlé à Rome et, mal­gré sa réputation de précurseur,« martyr de la science moderne »21, Yates comme Lenoble ou P.-H. Michel ont montré que « Bruno était un magicien, convaincu, un « Egyptien », hermétiste irréductible »2.1 . D'ailleurs n'avait­il pas publié en 1582 un livre sur la mémoire magique, avec des incantations tirées du De occulta philosophia d'H.C. Agrippa?

1600, c'est encore l'année où le jésuite Martin dei Rio lance à Louvain ses Disquisitionum magicorum,« offensive contre la Renaissance magique »H.

Sur le plan local et politico-religieux, l'année 1600 est également capi­tale.

D epuis la déplorable affaire de l'attentat C hastel contre Henri IV (27 décembre 1594), les Jésuites, bannis de France pour credo régicide, sont en Avignon co mme dans un bastion, un refuge po ntifical. Et, en cet hiver 160 1, le moment leur était particulièrement favorable: ils étaient alors en passe d'obtenir leur rétablissement en France. Le roi le laissait entendre depuis quelque temps, tout en les fa isant lanterner - il ne signera qu 'cn 1603 (édit de Rouen). H enri IV venait en effet d 'avoir grand besoin du Saint-Siège

20. G. VA N GULIK et C. EUEEL> Hierarchia calho/t'ca mediiaevi, Muns ter, 19 10, [II p. 120 et L. CARDELLA, Memorie storiche de' cardinali della Santa Romana Chiesa, Vl, 1793, p. 97.

21. Frances A. YATES, La philosophie occulte à l'époque élisabethaine (trad. fr. L. de Lestrange), Paris, 1987, p. 113. Voir aussi YATES, Giordano Bruno et la Tradition hermétique, Paris, 1988, et L'Art de la Mémoire, Paris, 1975, p. 344 sq.

22. Etce depuis sa biographie par D. BERTI, La Vila diG. Bruno da Nota, Florence, 1867. 23. YATES, G. Bruno and the hermelic Tradition, cité, p. 450-451. Voir aussi P.H.

M ICHEL, La cosmologie de G. Bruno, Paris, 1962 et R . LENOBLE, Mersenne, cité. 24. YATES, Philosophie occulte à l'époque élisabethaine, op. cil., p. l OS, 167.

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afin d 'annu ler so n mariage avec Marguerite de Valois. Et C lément VIII ne se fit pas faute de saisi r l'occasion de monnayer ce service (15 décembre 1599) contre la promesse du retour des Jésuites en France. Les premiers mois avaient été à cet égard décevants, pour cause de Parl ement hosti le ct de guerre de Savo ie. Toutefois , grâce au réce nt remariage du roi avec Marie de Médicis, dévote ct dévouée à leur cause, les Jésuites se sentaient en mesure d 'empor­ter la signature royale, ct d 'autant mieux qu 'Avignon avait été une étape capi­tale d e la promise ava nt les épousa illes célébrées à Lyon. Po ur l'entrée de Marie de Médicis dans la cité des papes le 19 novembre 1600, ct afin de fo r­tifier encore le désir d'intercession de la nouvelle rcine, Avignon et les Jésuites avaient donc fait les choses en grand. En très grand! Il y allait du retour de la Société de Jésus en Fra n ccl~ .

Ce fut bien sûr un jésuite, le père Valladier, déjà organisateur deu x ans plu s tôt des fê tes de l'entrée du vice-légat Mgr Bordini ( 1598), qui fut chargé par « notre» vice-légat géo mancien d'orchestrer au mieu x - un an avant l'arrivée de Fludd - l'entrée triomphale de Marie de Médicis. Il en publia un so mptu eux compte re ndu 110 fin ancé par les co nsuls 27, intÎtulé « le Labyrinthe royal de l'Hercule Cau/ois Triomphant... » qu'on diffusa largement en France, six mo is avant J'arrivée de F ludd en Av ignon. Margaret M, McGowan, dan s le r ec u eil d 'E tudes HumanÎstes sur Les Fêtes de la Renaissance a bie n étudié cette E ntrée avignonnaise « co mme faisant par­t ie d'un débat poli tique et re ligieux » et comme un modèle des « fêtes au ser­vice de la propagande po litique et religieuse ~~2H. Les appels et rappels en faveur des Jésuites y son t en effet insistants : on y évoque « leur déportatio n » (dépor­temens) « depuis la dernière bourrasque qu 'emporta le reste de leurs bris, e t le reliqu at de leur naufrage en nostre vi lle )~ ) ainsi que les « roya les promesses e ll leu r endro it ( ... ) Toute la C hrétienté, Sire, a receu cette joyc de vos solen nell es promesses et ca resses si remarqu ables en vers cette Compagnie ... » (Préambu le: A u Ro i).

25. Vo ir par exemple F. RIBt\Of.AU -Dut-.I AS, Grandeur et misère des Jésuite s, Paris. 1963, p. 220-221; RP M. CHOSSAT, Les Jésu ites et leurs oeuvres à Avignon, /553- /768, Av igno n, 1896, p. 114 - 122; L. H . LABAN DE, Entrée de Marie de Médicis à Avignon ( 19 novembre 1600), Av igno n, 1893.

26.Le Labyrinthe royal de tHermie Gaulois triomphant ( ... ) Rep rése nté à l'entrée triomphante de la Reyne en la cité d'Avignon le 19 novembre MDC j où sont contenues les magni ­ficences et tri o mphes dressées à cC t effet par laditt e vill e, par le P. André V,\I.I .AIHJ-: K, Avignon (160 1). Le Service Educatif des A. O. Vaucluse Cl ic COOP lu i ont consac ré leur recueil nO 10( 1985).

27. A.O. Vauc luse, CC, Comptes . Pièces justificati ves, 1600- 160 1, nO J02 et 313; BB 26 (ratifi cation ) f 073 . Il en coût a 1396 écus 57 s 9 d

28. Marga ret M. McGOWAN, "Les Jés uites à Avignon. Les fêles au service de la propa­ga nd e poli tique et re ligieuse", 15" Colloque inte rn atio nal d'Etudes Human istes, Tou rs, 10-22/7/ 1972: Les Fêtes de fa RenaiHance, 1975, t. III , p. 153 sq.

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Le P. Coton - qui, d'ailleurs, avait été naguère professeur de rhétorique au collège d'Avignon - venait en effet d'obtenir, en juin 1600, l'engagement ferme et définitif du roi à cet égard, tandis que l'archevêque d'Arles Maggio enjoignait la nouvelle reine d'accélérer le processus. Les anti­jésuites français désespéraient donc: « Rien d'étrange si on ne nous écoute pas, le roi a du coton plein les oreilles» !

Bref la Compagnie de Jésus reprenait, si j'ose dire, du poil de ... la Bête ct redoublait d'action à l'égard de tous ceux qu'elle considérait comme sup­pôts de Satan, mages et Réformés: et Robert Fludd, qui était les deux à la fois, avait choisi ce moment pour faire étalage de sa science hermétique-kab­balistique au sein même de leur bastion! Courage ou inconscience? On ne s'étonne guère en tout cas qu'il fût si promptement dénoncé au vicc­légat: Marc Venard démontre que c'est précisément de l'année 1601 que le « nouvel inquisiteur, le P. Etienne Marius, tient son pouvoir directement du Saint-Office» et que désormais « la répression de l'hérésie ( ... ) obéit aux direc­tives romaines », laissant craindre les excès d'une Inquisition à l'Espagnole. De plus, M. Venard montre « à suffisance qu'elle sévit moins contre le pro­testantisme que contre la sorcellerie et la supersti tion » et les séances d 'exorcisme semblent alors devenues si courantes à Carpentras ct à Pernes­les-Fontaines qu 'elles sont. .. évoquées pour la première fois dans les Statuts Synodaux de 1600 précisément " ! C'est dire la grande chance de Robert Fludd en un tel contexte ...

J'aimerais à présent apporter quelques observations supplémentaires sur cette Entrée triomphale de Marie de Médicis en Avignon, peinte dans le Labyrinthe royal ... grâce à plusieurs coïncidences inaperçues.

Même s'ils utilisent tous les poncifs allégoriques des Entrées royaJes lO,

les fastes chorégraphiques et scé niques orchestrés pour l'entrée et les épo usai lles de Marie de Médicis et d'Henri IV, héroïsés comme jamais, ne sont pas sans préfigurer par le style et la thématique, ceux qui seront mis en scène plus tard par Inigo Jones, Campion et, dit-on, Francis Bacon, à Whitehall, Oppenheim et Heidelberg lors du mariage messianisé de l'Electeur palatin Frédéric V et d 'Elisabeth d'Angleterre, fille de Jacques 1" Stuart (févr.- juin 1613). A l'instar de l'ouvrage avignonnais du P. Valladier, des comptes rendus luxueux, ornés de planches magnifiques, furent publiés

29. Marc VENARD, L'Eglise d'A vignon au XVI' siècle, thèse Paris IV, 1977, Serv. Reprod. Lille 111, 1980, vol. Ill, chap. V, p. 1280- 1285, 1388sq (Récemment éditée, Paris, Cerf, 1993).

30. Marc-René JUNG, "Hercu le dans la Littérature française du XV I' siècle", Travaux d'Humanisme et de Renaissance, LXXIX, 1966 ; J. C HARTROU, Les Entrées solennelles et Triomphantes de la Renaissance (1484-15$$), Paris, 1928 ; J. JACQUOT, Les fêtes de la Renaissance, Paris, C.N.R.S., 1956, tome r et tome III de 1975; voir également Dramaturgie et société, XVI' et XVII' siècles, p.p. J. JACQUOT, Paris, 1968.

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à la suite " . Or les gravu res en taille douce des deux ouvrages se font miroir, les « chars, chariots et Arcs Triomphaux» ou navires ornés de cou­ronnes et d 'éto iles, les façades surchargées aux fronton s entrecoupés, sur­montés ou surbaissés et au symbolisme fouillé tiré de Vitruve, sc répondent sensiblement; à croire parfois que des maquettes du triomphe avigno nnais ont pu inspirer certains arcs de triomphe du mariage anglo-palatin. Par quel biais? Sans être concl usifs, certains indices fortifient u ne telle conjec­ture.

Dans ses travaux pionniers au Warburg Institute (Londres), récem ment salués par Antoine Faivre J ~ , Frances A. Yarcs a bien mis en évidence la matu­ration et la filiation du messianisme rosicrucien catalysé dans ces noces anglo­palatines jusqu 'a u désastre de Bohême à la Montagne Blanche (nov. 1620) ct évoqu e précisément ces grav ures signées De Bry : « Il s'agit, dit-e lle, du célèbre Johann Théodore D e Bry qui éta it récemment arrivé de Fra ncfort. Durant tout le règne de Frédéric et d'Elisabeth au Palatinat, c'est-à-dire de 161 J à 1619, un nombre considérable de publications sur des suj ets très obs­curs (d'esprit rosicrucien) mais toujours remarquables par la qualité de l'illus­tration, son t sonis des presses de J. T. De Bry à Oppenheim ( ... ). La plus importa nte des pub licatio ns de De Bry, ajoute- t-elle, à Oppenhei m, est l'Utriltsque Cosmi Historia de Robert Fludd »3\ où j'ai précisément relevé des dédicataires avignonnais. Or

1) R. Fludd arrive en Avignon au moment où le luxueux compte rendu du P. Va lladier vient de paraître et où ses interlocuteurs avigno nnais, qui ont assisté aux Fastes, en sont encore tout éblouis . Mieux, son protecteur le vice- légat en avait été l' initiateur, tandis que son patron ct « disciple » le duc de Guise, gouve rn eur de Provence qu ' il all ait retrouver à M arseille, en fut, avec son épouse, un acteur éminent: le P. Valladier relate en effet que « Messeigneurs le Duc de Guise et de Montmorency marchoient ensemble deva nt » Marie de Médicis durant la cérémoni e et, après la messe dite à N. D. des Doms, " la Reine fit respondre à Mgr le Duc de Guise » qui y alla d'un discours fort applaudi. Dès le lendemain, « Mgr le Duc de Guise eSlOit désjà party ( ... ) pour all er trouver le Royen diligence» mais Mme de Guise est présente à la coll at ion donnée au palais de Poitiers (collège de Roure) par

31. Frances A. VATES, La lumière des Rose-Croix (t rad. Fr. M.D. Delorme), Paris, 1978, p. 13 sq; compte rendu des cérémon ies de Londres in John NICII OI.S, Tbe Progress of

James!, 1826, L Il et de celles d'Heidelberg in Beschreibung der Reùe ... des Hern Frederick des V mit der hochgeboren Fürstin und koniglichen Princess Elizahethen, J"cob der Ersten Konigs in Cross Britanlliem einige Toclner, Heidelberg, 16 13 (extraits in YATES, LlImiëres des Rose­Croix, op. cit.).

32. Vo ir l'i ntroduct ion d'Antoine FAIVRE à la très ta rdi ve t raduction française de son Giordano Bruno el/a tradition hermétique,Paris, 1988.

33. YATF.S, Lumière des Rose-Croix, citée (trad . fr. M.D. Delorme) p. 22.

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le vicc-légar H• Une fois imprimé, le compte rendu intitu lé « le Labyrinthe

royal de l'Hercule Gaulois Triomphant » fut sans nul doute offert à son patron le duc de Guise, à Marseille, où Fludd, son précepteur, a pu le feui lleter, en admirer la mise en scène et les allégories, peut-être même l'acquérir et l'emporter en Angleterre.

2) Je remarque en Qutre que, pour illustrer le compte rendu des Fastes avignonnais pour l'entrée de Marie de Médicis, les consuls de la cité des papes s'étaient mis « en devoir de fournir aux despens des planches en taille douce et se servir fort à propos de la commodité qui s'estait présentée tout à point, d'un certain Allemand excellent graveur abbordé n'aguières en cette vi lle, à autre occasion », en l'occurrence « Maistre Mathieu Greuter » J~ que L.-H. Labande identifie à bon droit avec le talentueux Matthias Greuter, natif de Strasbourg en 1566 3

/' . Or, avant d'aller à Lyo n, Avignon et Rome (1604) où il est mort en 1638, Greuter trava illa initialement à Strasbourg, sa ville natale (jusqu'en 1586), où étaient alors installées les presses de Théodore De Bry et de son successeur Jean Théodore, ceux-là même qui employèrent des graveurs brillants pour leurs riches illustrations. Et le monde du li vre est petit à cette époque. S'i ls sc transportèrent à Francfort, puis cn Palatinat, à Oppenheim où ils publièrent précisément le Tractatus de R. Fludd, les De Bry conservèrent de forrs liens avec le milieu professionnel stras­bourgeois: l'ami et complice de Fludd, l'alchimiste Michel Maier par exemple, était édité tantôt à Strasbourg par LucaJennis, tantôt à Oppenhcim (comme Fludd) par De Bry. Or, la mère de Luca Jennis avait épousé Jean Israel De Bry, le frère de l'éditeur de Fludd " ... Observez encore que Greuter qui œuvra aux planches du Labyrinthe royal avignonnais ne s' ins­talla définitivement à Rome qu'en 1604, mais il y faisait auparavant de fré­quents aller et retour: s'i l est mentionné à Lyon en février 1602, si en 1603 il travailla de nouveau à Avignon à une image signée de lui pour la Confrérie du Pont St-Bénézet " , c'est à Rome dès 1600 que naquit son fils et succes­seur Jean Frédéric. C'est dire que Greuter, qui ne peut que connaître ses com­patriotes les imprimeurs De Bry et qui œuvra en Avignon en même temps que Fludd, se retrouve à Rome en même temps que ledit Fludd et que le pro­tecteur de ce dernier le Vice-légat Comti devenu card inal (1604), à qui Fludd

34. A. VALLADIER SJ., Le Labyrinthe royal de l 'Hercule Gaulois Triomphant, op. cit. p. 2\J-218.

35. VALLADIER, op. cil., préface; Arch. Comm. CC, 1600- 1601, nO 302 et 313 (comptes et pièces justificatives), transcrit in CDOP, recueil nO la (1985), doc. nO 39.

36. H.L. LABANDE, Entrée, citée; BENEZIT, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs el graveurs ... NUe édition, 195 1, t.lV, p. 419 ; HOEH' ER, Biographie générale; N. R ONDOT, Revue de l'Art, 1884, nO 1 p. 8 ct DUHAMEL, ibidem, n° 3, p. 42.

37. YATES, Lumière des Rose-Croix, op. cit. p. 95 ct W.K. ZULCH, Frankfürter Künstfer, Francfort, 1935, vide: LucaJennis

38. L. DUH AMEL, Revue de l'Art Français, 1884, nO 3 p. 42.

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va dédier son Traité de Géomancie imprimé à Oppenheim par ... De Bry. La boucle est ainsi bouclée.

3) Plus tard, 12 ans plus tard, Fludd assistera aux noces quasi messia­niques anglo-palatines, sinon à Oppcnhcim (où lui-même sera imprimé 4 ans après) mais tout au moins dans sa prime séquence londonienne, à Whitehall, cn février 1613. Francis Bacon y aurait aidé à la mise en scène et certains J9 prétendent que Bacon« fut influencé par son ami Robert Fludd ct devint rosicrucien », Pourquoi Fludd, ou le graveur Greutcr qu'il a pu ren­contrer à Rome 40 et/ou en Avignon, n'auraient-ils pas relaté le schéma des Fastes avignonnais, ou même transmis le compte rendu du P. Valladier et ses magnifiques gravures à ses amis hermétistes d'Allemagne ct d'Angleterre qui purent s'en inspirer, pour certains tableaux du moins. L'hypothèse inat­tendue repose sur la grande similitude de certaines planches ct de leur symbolisme, ainsi que sur la présence en Avignon de 2 protagonistes - à des degrés divers- du mouvement rosicrucien. N'oublions pas que, lorsqu'il épouse Marie de Médicis, Henri IV passait en terre protestante pour le parangon de l'opposition anti-Habsbourg - Giordano Bruno s'en était déjà fait le chantre avant de monter sur le bûcher. Or après so n assassi nat, qui pourrait bien d'ailleurs être lié à cc rôle, cc fU( Frédéric de Palatinat qui endossa cette lourde responsabi lité, poussé par sa cour rosicrucienne jusqu'à accepter la couronne de Bohême pour le meilleur et surtout pour le pire, déclenchant ainsi la Guerre de Trente Ans 41

Par hypothèse de travail, on peut donc soupçonner un lien, même si on n'en peut dessiner tous les linéaments, entre l'Entrée de Marie de Médicis en Avignon, l'hiver avignonnais de R. Fludd et de M. Greuter, ct les noces du futur « Roi Hiver» Frédéric V de Palatinat.

En cet hiver 160 1, on trouve donc réunis dans la cité des papes en un même credo ésotérique un Anglais (Fludd), un Allemand (Greuter), un Italien (le Vice-légat), des Avignonnais (Reinaud, Maleeau, un Jésuite), des Franco-Lorrains (les Guise) et des Français de Provence (Marquis d'Oraison), le tout dans un contexte de va-et-vient international digne du cosmopoli ­tisme du cinquecento. Tout cela semble bien faire d'Avignon une sorte de discrète mais active plaque tournante dcs hommes et des idées, un bouillon

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de culture de cette Renaissance attardée dans ses derniers feux illumi­nÎsrcs élisabethains, ce qu'on n'aurait guère soupçonné dans cette enclave pontificale, surtout au pire moment de la réaction catholique.

Et ces adeptes de la« philosophie occulte» n'enjambent pas seulement les frontières nationales; ils transgressent même, sans grand cas de conscience, les barrières de leurs religions natales respectives: ainsi voit-on à l'unisson un marquis d'Oraison, issu d'une famille ardemment calviniste - son père était chef des Religionnaires de Provence avant l'édit de Nantes, et son grand-père fut le dédicataire de la toute première traduction française de Luther, réalisée par son neveu, un fils d'évêque 42 -; tandis que l'autre ami de Fludd, le duc de Guise, est le fils d'Henri le Balafré, chef vénéré de la Sainte­Ligue! Fludd quant à lui est anglican, et le vice-légat, il va de soi, catholique (mais tout n'est pas si simple !). Tous, ennemis ou fils d'ennemis jurés de la veille, communient alors dans cette parfaite connivence intellectuelle her­métisante,« opposée, dit Yates, aux forces de la réaction, qu'elles soient catho­liques ou protestantes. En tant que telle, elle fut violemment détestée et pour­chassée comme étant diabolique» H .

Remarquons bien également qu'Avignon n'est qu 'une étape - et encore, accidentelle, prétend Fludd- de son périple effectué durant 6 ans sur le continent, en Espagne, en France, en Italie et en Allemagne. Il y rencontra de nombreux grands esprits. En Angleterre, il est devenu célèbre: on le dit fort lié avec sir Francis Bacon, avec l'occultiste Michel Maier, avec sir W. Paddy, médecin en chef du roi Jacques 1", avec le célèbre promoteur du magné­tisme scientifique sir W. Gilbert, etc. Et après avoir rencontré tant de sommités, 15 ans après l'épisode de l'hiver 1601-1602, Fludd n'a pas trouvé mieux que ces obscurs Avignonnais et Provençaux comme dédica­taires de ses savants traités. Il a donc fallu que les liens tissés en cette occasion - qui dura au moins trois mois - fussent plus profonds que ne le laisserait supposer une rencontre de hasard; que ces liens fussent probablement entretenus par la suite par une correspondance, non retrouvée -les « mon très cher ami» répétés et appuyés tendent à le prouver - et surtout que Fludd trouvât en eux des interlocuteurs particulièrement compétents dans les sciences déjà mésestimées par l'esprit du XVIIe naissant. C'est dire qu'en Avignon, avant même son passage, des cénacles hermétistes existaient en marge de J'université, faisant ainsi de l'enclave des Papes un hâvre cosmopolite où les « Nobles voya­geurs }) savaient trouver fraternité: discrètement, ils y entretenaient ce glo­bus intellectualis pourtant déclinant issu de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et du moine franciscain de Venise, François Georges ou Giorgi.

42. Robert MARICHAL, "Antoine d'Oraison , premier traducteur français de Luther", Bibliothèque d'Humanisme et de Renaissance, t. IX, 1947, p. 78-108.

43. YATES, La Philosophie occulte ...• cité, p. 238.

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On sai t q ue l'œuvre d e Fran çois Geo rges (Georgius Venetus), le De H armonia Mundi (1522), qui eut « un très fort ascendant sur la Renaissance française », fut J'u n des ca naux par lequ el au XVIe siècl e, en France, le néo- plato ni sme, associé aux influences hermétiques ct kabbali stiqu es, afflu a dans la pensée. dans J'art, la science et la littérature »H . Mais F. A. Yatcs so uli gne éga lemen t qu e le D e Harmonia Mundi de Giorgi « a exercé une influence prépondérante durant la période élisabcrhainc et est ainsi susceptib le d'avoir été communiqué, peuL-être par des voies souterraines, à Robert Fludd ct à l'époque de Jacques l '·' » ~~. O r c'est peut-être en Avignon qu'aff leure le souterrain .. .

En 1578 en effet, un o uvrage des frères Le Fèvre de La Boderie " ava it remarquablement contribué à un regain d 'intérêt pour Giorgi » : il s'ag is­sait de la traduction fran çaise de l'H armonie du Monde, par Guy, couplée avec celle de Pic de La Mirandole -l'inspirateur de Giorgi -, l'Heptaple, pétri de kabbalisme ct t raduit par son frère N icolas. Or ces traductions do nt les préfaces sont, d'ap rès Yates, « révélat rices du renouveau de G io rgi du rant la R enaissance française tard ive »~~ parurent avec l'autori sation ecclés ias ­tique d u célèbre prélat hébraïsa nt G. Génébrard (1537-1594). E t j'observe q ue, par plus ieurs biais, Génébrard nous ramène en Avignon.

li app rit en effet l' hébreu avec le conve rti Abraham de Lunel, deve nu César Brancassius, abbé du monastère de Saint-André près d'Avigno n 11, ct, deven u lecteu r roya l d'hébreu puis archevêque d'Aix -e n-Provence, on sait qu e Génébrard , ligueur obstiné, tarda à reconnaître le Nava rrais ct que pour cela il fut banni d'Ai x. Il vint donc se réfugier en Avigno n, mais n 'y put retrou ver son maître Brancassius, accusé entre temps de « judaïser »et exilé à Venise. D 'Avignon, Génébrard « décocha des écrits pleins de har­diesse » que le Parlement d 'Aix fit brûler. Il fut malgré tout autorisé à rési­der en son pri euré bo urguignon de Semur où il finit ses jours en tradui sa nt d es ouv ra ges d ' hébre u ( 15 97). Certes il décla re, nota mm e nt dans sa Chronographie, désapprouver« l'art cabalistique vain et insa ne », mais F. Secret montre que « l'édition de la Chronologie de 1585 ( ... ) s'est grossie de no tes qu i prouvent au contraire une vive sy mpathie »~~ et son Traité de la liturgie, pub li é après sa mort, « utili se un passage de l' H armonie du Monde» de Giorgi ~' . O c plus, Blaise de Vigen ère, hermétiste-kabbaliste, son

44 ./bid. p. 53 et 97 45./bid. p. 58. Sou ligné pa r moi P.F.

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élève autant que de Nicolas Le Fèvre de La Boderie, avoua dans son Traité des Chiffres (1586) « avoir esté assisté, secouru ct redressé par Maître Génébrard » 50 ! Bref il n'est pas sot de penser que Fludd a pu connaître et étudier l'Harmonie du Monde de François Georges de Venise lors de son séjour en Avignon, où l'on retrouve au moins trois racines de sa traduction, laquelle avait encore attisé le credo hermétiste du cénacle qu'il y fré­quenta. Oc plus P. J. Amman a montré par ailleurs que" the musical Theory and Philosophy of Rohert Fludd" devait beaucoup à Giorgi de Venise, et c'est au marquis d'Oraison, vicomte de Cadenet, qu'il dédia son Traité de musique précisément 51 •••

Remarquez encore que, dès 1554, je trouve dans J'érudit recensement de F. Secret l'ouvrage d'un certain Petrus Costus, Typus Messiae et Christi Domini dédié au ... « Vicomte de Cadenct baron d'Oraison )}, avec une épître hébraïque de P. Spectable Davantes, et François Secret relève que, malgré des railleries sur les interprétations et prétentions des kabbalistes, l'auteur « utilise volontiers la Cabale, et tout particulièrement la prophétie d'Elie» et mérite donc d'être cité comme témoin de la diffusion de la kabbale chrétienne ~2 . Par sa dédicace, il illustre topiquement son attrait en Provence un demi-siècle avant le passage de R. Fludd, et entre-temps, cet intérêt pour la kabbale n'avait fait que grandir, grâee notamment au changement d'atti­tude des «Juifs du Pape» dans les ghettos comtadins et grâce à quelques émi­nents Juifs convertis qui, sans être forcément kabbalistes, en firent décou ­vrir les textes aux hébraïsants. C'est l'universitaire toulousain Guillaume de La Perrière, un temps lecteur à la Faculté de droit d'Avignon, qui le révèle dans son Miroir politique S) :

« Les Juifs (comme le récite le très docte Picus Mirandola le vieil) esti­ment tant les secrets de leur cabale qu'ils ne les mettent jamais en escrit, ains les apprennent et revellent de bouche l'un à l'autre comme par suc­cession héréditaire ... laquelle superstition dominoit encore les Juifs de la Synagogue d'Avignon, du temps que je lisois en ladicte ville et université, ains que me affirmèrent Servo Deo, Benedicto et Balaam, qui pour lors estoient les principaux rabbins; mais depuys j'ay ouy dire à certains hommes doctes et dignes de foy, que au temps présent, ils monstrent la langue hébraïque et les secrets de la Cabale aux Chrestiens, mais qu'ils fournis ­sent argent à grand quantité: ce qu'ils n'osoient faire du temps que

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j'estois par-delà: car il leur estoit par les rabbins defendu sur leur vie de ne les reveller aux Chrestiens » 54 .

Avec le recul de l'historien, on sait qu'au XVIl" siècle ce courant de pen­sée illuministe fut, au bout du compte, le grand perdant, sous les coups conju­gués quoiqu'antagoniques, des Eglises triomphantes (catholique ou réfor­mée) et de l'esprit scientifique laïque naissant. Mais gardons-nous d'anticiper. En cet hiver 1601, malgré l'aube du xvw siècle qui rougeoit des braises du bûcher romain de Giordano Bruno, la philosophie occulte peut encore croire à son essor et, qui sait, à son succès, envisagé comme l'avènement du Saint-Esprit. D'ailleurs il est vrai que « la publication du livre de Del Rio contre la magie en 1600 montre l'inquiétude de la Contre-Réforme et la conscience qu'ellc eut du danger) nullement éclipsé s; . Malgré les mauvais coups redoublés, on constate en effet des adeptes au plus haut sommet de l' Etat et de l'Eglise catholique: le premier médecin d'Henri IV, Le Baillif, sieur de La Rivière, est paracelsiste et astrologue: le roi lui fera dresser l'horo­scope de Louis XII I - dont l'Entrée à Avignon (1622) sera non moins triomphale que celle de sa mère ~~ . Le prédicateur du roi Pierre Dinet pré­pare alo rs ses Cinq Livres de hiéroglyphes (1614), imbus de Blaise de Vigenère ~7 . L'entourage de Marie de Médicis et de sa Galigaï va protéger les mages - le Juif converti de Carpentras, hébraïsa nt de renom, Philippe d 'Aq uin, sera d'ailleurs comp ro mis dans une des affaires de kabbale et de «nigromancie» du couple Concini; cependant qu'en Avignon et Provence, les herl11étÎstes perpétueront la flamme occultiste avivée par le passage de Robert Fludd : c'est Polycarpe de La Rivière, prieur de la Chartreuse de Bonpas ct annaliste d'Avignon, dont F. Secret signale le goût prononcé pour la kab­baie; c'est l'aixois David Lagneau (c.1590- 1656) et son Harmonie mystique ou accord des philosophies chymiques (1611), ou même Scipion de Grammont, égale ment d' Aix-en-Provence, qui « copie Vigenère et les Cabalistes Et l'on sait que Fludd réussit même à fl éch ir et convaincre certains-des Jésu ites, des ennemis pourtant résolus et efficaces .

Quant au vice-légat géo mancien d'Avignon, bientôt cardinal (1604), il n'est pas, de son propre aveu public, très original à cet égard, puisque, dit­il, tout bon cardinal consulte dûment son horoscope! En outre, son successeur

p.178- IBS. 56. M. McGOWAN in Les Fêles de la Renaissance, op. cil. p. 153 sq.

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le vice-Légat d'Avignon Pierre Montorio o'a-t-il pas, en 1607, reçu Vincent Depaul, captif des Barbaresques alors échappé de Tunis, et ne l'a-t-il pas «fort aymmé et caressé, pour quelques secrets d'alchimie que (le futur saint) luy a appris, desquels il faict plus d'estat, dit-i l, que si (on) lui avait donné une montagne d'or, parce qu'il a travaillé tout le rems de sa vie et qu'il ne respire autre contentement »59? D'ailleurs, pour preuve que ce weltbild her­métiste est alors encore loin d'être érad iqu é, il n'est que de relire le Labyrinthe royal ... du père Valladier, professeur au collège jésuite d'Avignon. Même si elle s'est limitée à son aspect politico-religieux, Miss McGowan a bien fait de signaler l'Entrée royale comme « un document utile pour l'histoire des idées» 60 ,

o combien! Sans la signature et l'apologie liminaire de cette Compagnie de Jésus,

fer de lance de la Contre-Réforme qui vient juste de dénoncer auprès du Vice­légat Fludd l'occultiste, nul ne pourrait soupçonner que c'est à un des siens qu'on doit le symbolisme ésotérique fort élaboré des fastes avi­gnonnais pour l'entrée de Marie de Médicis: ce ne sont en effet qu'allégories ressortissant de la mythologie gréco-romaine et d'une cosmologie pytha­goricienne septénaire, anagrammes jugées significatives, interprétations numé­rologiques poussées jusqu'au délire, symbolisme vitruvicn des proportions archi tecturales idéales .. . On y a même droit à des aphorismes de physio­gnomon ie et, en prime, pour conclure, « ledict auteur - le p, Jésuite Valladier soi-même il y a lieu de le rappeler - a jugé devoir estre inséré icy ( ... ) l'horoscope du Roy tracé à son jour natal par un grand Astrophile de nostre temps », « un des plus doctes Astfologiens que la France aye porté de ce siècle »60, Le tout avec l'imprimatur de « F. Gay vicaire de Mons.l'inqui­siteur général de la Sainte Foy Catholique en la légation d'Avignon" et de quatre docteurs de théologie (10 avril 1601) ! Robert Fludd et le vice­légat durent bien rire ...

Même si l'on ne peut identifier à coup sûr le professeur jésuite d'Avignon qui vint en catimini consulter le géomancien Fludd et en repar­tit enthousiasmé, il y a même lieu de se demander, pour finir, si ce mystérieux interlocuteur ne fut pas ... le Père Valladier lui-même, aussi incroyable que cela puisse paraître a priori!

Le P. Valladier enseignait en effet audit collège lors du séjour de Fludd, et le Labyrinthe royal ... qu'il venait de publier démontre qu'il par­tageait les structures mentales hermétiques et néo-platoniciennes de ce der­nier. Miss McGowan s'étonne que le P. Valladier« nous offre des déve-

59. Voir Lettre à M. de Cornet (juin 1607) ct le P. D EFFRt:NNES, Revue d'Ascétique et de Mystique, 1932.

60. A. VALLADIER, Labyrinthe royal cité et McGowan, art. cité p. 154. 61. VALLADIER, op. cit. p. 232-233.

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Jappements érudits souvent à côté de son sujet, par exemple ses discours sur le symbolisme du nombre 7 ,) 1>2 , Certes, mais pourquoi taxer ceux-ci de digres­sions ? Selon son mode de pensée analogique, ses interprétations déterministes, exagérées jusqu'au délire, sur le nombre 7 - et dont Michelet aura beau jeu de ricancr ~ ·l - participaient à ses yeux pleinement de son sujet. Elles prou­vent aussi que le P. Valladier avait dû lire et relire un livre paru à Paris en 1585, intitulé « le Septénaire ou louange du nombre 7 ,> ~ 4. L'auteur M. de Caumont - où il est d'ailleurs raisonnable de reconnaître un Comtadin -s'y cachait sous le pseudonyme de « Georges l'Apôtre» qui pourrait bien être allusif du Franciscain de Venise. Ses considérations numéro logiques pytha­goriciennes ressortissent en effet à l'Harmonie du Monde de François Georges, inspirateur de l'harmonie macro-microcosmique de Robert Fludd, traduit en 1578 comme j'ai dit, avec la bénédiction de Génébrard d'Aix. Or lorsque ce dernier se réfugia en Avignon pour cause de Ligue, je relève que lors d'une fête organisée au collège des Jésuites par le légat en 1596, Génébrard figurait en bonne place parmi les prélats invités, ct c'est préci­sément le Père Valladier qui fit le prêche en grec '·' ...

Par ailleurs, la biographie du P. Valladier semble autoriser une si éton­nante conjecture: entré chez les Jésujccs en 1586, ce professeur cur, dès la paru­tion de son fameux Labyrinthe royal, maille à partir avec son Ordre à tel point qu'il dut quitter Avignon pour Moulins, Dijon puis Lyon. Appelé par Henri IV qui voulut le faire travailler aux annales de son règne, ct suite à d'autres tracasseries avec sa Compagnie, il se résolut alors à la quitter grâce à la pro ­tection à Rome de Paul V (juillet \608) : gageons que l'ancien vice-légat d'Avignon, son complice pour l'Entrée de la reine, devenu cardinal, y fut pour quelque chose ... Devenu prédicateur du roi (1608) et abbé de St-Arnoul de Metz, il y fut encore persécuté,« obligé d'errer et de se cacher)) comme il s'cn plaint dans sa Tyrannomanie étrangère.

Mais je ne fus pas autrement surpris de trouver ample confirmation de ma conjecture parmi les kabbalistes chrétiens répertoriés par François Secret (\(, : «Valladier, souligne cet historien, étale son goût pour la cabale dans la Sainete Philosophie de l'Ame, sermons pour l'advent presehez à Paris, à sain et Médrie l'an 1612" (Paris, 1613); sa préférence pour la Cabale pla­tonicienne de Georges de Venise est d'autant plus remarquable qu'il attaque plus vivement les arts occultes» !

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Une fois de plus, Robert Fludd dut bien rire et se féliciter: la philosophie occulte avait donc peut-être encore de beaux jours devant elle. Fludd y œuvra ardemment, achevant son Utriusque Cosmi Historia dédié à ses amis avi­gnonnais, et il put croire à son succès lors de la floraison des manifestes de la Rose-Croix (1614-1617) et de l'intronisation du Palatin en Bohême (1614). Las, ce ne fut qu'un chemin de croix et Frédéric V ne dura que ce que durent les roses, l'espace d'un ... hiver. De surcroît, Casaubon, au même moment, démystifia la pseudo-antiquité du corpus d'Hermès Trismégiste 67,

- même si Fludd fit la sourde oreille; et Galilée ct Descartes étaient à l'œuvre, tandis que le P. Mersenne se chargeait des démolitions nécessaires. Malgré l'activité de Fludd, qui poursuivît son œuvre et répondit violemment à toutes les attaques, de Mersenne à Képler ; malgré le « baroud d'honneur »

impromptu de l'hermétisme en la personne de Campanella qui « astrologise »

avec le pape Urbain VIl! (1629-1634), puis à la cour de Louis XIII et de Richelieu ~8 , il est vrai que, comme l'écrit Yates, Campanella « né vingt ans trop tard". faisait alors figure de dinosaure» et que, comme le dit Robert Lenoble, « les temps étaient révolus »69 .

Toutefois, face aux réquisitoires éreintants du P. Mersenne contre Fludd, je trouve significatif que c'est de Provence que s'élevât encore un avocat acquis à sa cause obsolète en la personne de Jacques GaHarel : né près de Forcalquier J'année même où Fludd séjourne en Avignon, GaHard est «aussi enclin, souligne F. Secret, à la kabbale chrétienne que Mersenne penchait vers le nouvel esprit scientifique» 70 . Ses « Secrets cachés de la divine cabale contre la logomachie des Sophistes» qui défendent l'imago mundi panpsychique de Fludd s'attirèrent évidemment un «Jugement de Gaffarel », courte mais féroce réplique de Mersenne dédiée à Peiresc (l'élève du P. Valladier au collège d'Avignon J). Peiresc était en effet, avec Gassendi, un des deux Provençaux qui avaient su prendre le vent de l'histoire des idées. Et ce vent était alors contraire au weltbild de Fludd, soufflant un esprit mécaniste. On passa ainsi, comme le dit Alexandre Koyré, « du monde clos à l'univers infini » 71. L'her­métisme-kabbalisme, « chassé par la pensée dominante» et réfugié cn Angleterre surtout, n'eut plus qu'à « rentrer sous terre »72 et tenter de survivre, notamment dans la clandestinité de certaines loges de la franc-maçonnerie spé­culative.

Patrick FERTÉ 67. YATES, G. Bruno and the hermetic tradition, ch. XXI -XXII. 68. Ibid. p. 455-457 et 463 ; voir aussi H. BUSSON, La pensée religieuse française de Charron

à Pascal, Paris, 1933, p. 324 ct passim, et Les sources et le développement du rationalisme dans la liuérature française de la Renaissance (1533- /601), Paris, 1930.