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... Et chasser les nuages, Betty Neels.

Adorable, Samantha était adorable et elle travaillait à l'hôpital St

Clément quand elle rencontra le Dr Gilles ter Ossel... A sa demande,

elle part pour la Hollande afin d'accompagner sa petite malade, la

ravissante Antonia. Antonia est jolie, charmante et gracieuse...

Particulièrement avec Gilles qu'elle semble adorer. Alors pourquoi

celui-ci entoure-t-il Samantha de prévenances, d'attentions et

apparait-il sans cesse à chaque coin de sa vie ?

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : Enchanting Samantha.

© 1973, Betty Neels.

© 1981, France

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1.

Il était à peine cinq heures et demie, mais l'hôpital Saint-Clément bruissait déjà d'une agitation fébrile derrière son austère façade de briques rouges. Les lumières de ses fenêtres illuminaient faiblement les rues tristes du quartier, l'un des moins reluisants de Londres. C'était un froid matin de février.

Le service de chirurgie-femmes était particulièrement animé. Ce jour-là, le professeur Joshua White devait opérer et il fallait préparer ses patientes. Beaucoup d'entre elles étaient déjà éveillées malgré les somnifères qu'on leur avait donnés la veille; elles reçurent une tasse de thé avant d'être lavées et revêtues de la tunique stérile.

L'infirmière Samantha Fielding jeta un coup d'œil à la pendule. Il lui restait juste assez de temps pour rédiger le rapport destiné à la surveillante. Avant de s'y mettre, elle accorda un sourire chaleureux à l'une de ses malades, une femme d'un certain âge aux cheveux poivre et sel. Son visage terreux, qui portait encore la trace du choc qu'elle avait reçu, n'était pas beau. Elle n'avait certainement jamais été jolie. Mais c'était un visage avenant et Samantha ne pouvait s'empêcher de trouver sa patiente sympathique. La pauvre femme avait été admise juste avant minuit, les mains gravement brûlées. Malgré les calmants, elle avait passé une assez mauvaise nuit. Samantha avait régulièrement irrigué ses brûlures, regrettant que la vieille dame ne puisse ni parler ni comprendre l'anglais. La raison pour laquelle on l'avait amenée à Saint-Clément était simple : lorsqu'on l'avait découverte, gisant devant le poêle qui avait explosé, le nom de l'hôpital était la seule chose qu'elle avait pu murmurer. Les ambulanciers l'y avaient conduite, espérant qu'elle y connaîtrait quelqu'un. Mais ce n'était pas le cas, et personne n'avait pu comprendre les quelques mots que la pauvre marmonnait de temps

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à autre.

Elle était seule dans la maison lorsque l'accident s'était produit; la police avait été appelée par la gardienne de l'immeuble voisin, qui avait entendu l'explosion.

Samantha lui sourit de nouveau et lui adressa un signe de tête encourageant en lui glissant un thermomètre sous la langue. Elle avait de la fièvre, et son pouls était agité. La vieille femme se demandait certainement avec inquiétude ce qui allait lui arriver. La jeune fille lui tapota gentiment le bras avant d'aller rédiger son rapport.

Elle venait de terminer lorsque son assistante, l'élève-infirmière Brown, vint lui chuchoter :

— II y a un homme dehors, Miss.

— Qu'il y reste! marmonna Samantha d'un ton absent.

La jeune élève pouffa de rire.

— Il veut voir la vieille dame, celle qui a les mains brûlées, précisa-t-elle.

— Dites-lui d'attendre, voulez-vous? ordonna-t-elle, trop occupée à ôter un appareil de goutte à goutte. Il ne peut entrer avant que vous ayez terminé les toilettes.

De nouveau, elle regarda la pendule.

— Seigneur... Nous étions juste dans les temps... Elle était en train d'arranger le pansement d'une malade lorsque Dora Brown réapparut.

— Il dit qu'il serait heureux de ne pas attendre trop longtemps. Et il a l'air si romantique, Miss!

— Personne n'a l'air romantique à six heures du matin, répliqua Samantha d'un ton brusque. Il attendra que je me sois lavé les mains. Avez-vous fini les toilettes?

Dora Brown hocha la tête.

— Alors tirez les rideaux des alcôves. Elle soupira.

— Je suppose que je devrai le laisser, mais il a vraiment mal choisi son moment!

Elle rangea son chariot, se lava les mains, puis se dirigea d'un pas

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rapide vers la salle d'attente, petite silhouette rondelette, sa coiffe crânement perchée sur son chignon brun. Un froncement de sourcils crispait son visage; un visage qui n'était pas beau, mais agréable, avec de jolis yeux noisettes bordés de cils épais, un petit nez retroussé et une bouche un peu large, mais qui pouvait sourire d'une adorable façon.

Pour l'instant, elle ne souriait pas. Elle poussa d'une main ferme les portes battantes et vint se camper résolument devant l'homme assis sur un radiateur de la salle d'attente. Un homme très grand, constata-t-elle lorsqu'il se dressa, la dominant de toute sa hauteur. Il portait un trois-quart volumineux; des gants de cuir dépassaient d'une des poches. Il était brun. Son visage aux traits bien dessinés ne manquait pas de beauté et ses yeux gris brillaient avec une intensité particulière. Cet examen ne lui prit que quelques secondes; elle était habituée à observer rapidement, d'une façon précise et sans commentaires. Avant qu'il ait pu prononcer une parole, Samantha le prit sous une véritable avalanche de questions.

— Bonjour. Je suis heureuse que vous soyez venu. Vous connaissez la malade, n'est-ce pas? Nous ne savons rien d'elle et nous n'avons pas pu lui parler. Elle a dû trouver cela horrible, pauvre femme. Vous arrivez à un moment qui ne convient guère, mais puisque vous êtes ici... Venez avec moi jusqu'au bureau pour me donner quelques renseignements sur elle; ensuite vous pourrez la voir quelques minutes. Ce n'est pas l'heure des visites, mais pour une fois... Etes-vous son fils?

Il leva ses sourcils noirs.

— Ma belle enfant, quelle tirade! L'avez-vous apprise par cœur pendant que j'attendais?

Il la suivit jusqu'à son bureau et lui tint la porte pour lui permettre d'entrer. Non, je ne suis pas son fils. Juste un vieil ami.

Il avait une voix profonde, et son ton révélait un certain amusement. Samantha, vexée par sa première remarque, s'installa au bureau et lui désigna une chaise de la main. Puis elle expliqua, avec une brièveté professionnelle, la nature des brûlures et demanda :

— Pouvez-vous me dire si elle habite à l'adresse où on l'a trouvée? C'était au 26, Minterne Square, S.W.8.

La chaise grinça sous son poids lorsqu'il déplia ses longues jambes.

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— Oui, pour le moment. Samantha le nota.

— A-t-elle une occupation?

— Euh... gouvernante.

Elle lui jeta un coup d'œil dénué de douceur.

— Pourriez-vous vous montrer un peu plus coopératif? J'ai beaucoup à faire. Quel est son nom? A-t-elle de la famille ou des amis sur lesquels elle puisse compter? Vit-elle seule? Quel âge a-t-elle?

Il sourit paresseusement.

— Je crois qu'elle a soixante-neuf ans. Et vous?

— Cela me regarde! riposta-t-elle froidement. Je vous prie de...

— Ah oui. Son nom est Klara Boot. Il épela le nom.

— Elle est hollandaise et se trouve ici pour une brève période. Elle est gouvernante dans la maison où on l'a trouvée. Elle est arrivée hier soir, et un hasard malheureux a voulu que je ne sois pas là pour l'accueillir. Elle ne parle pas anglais.

Samantha s'arrêta d'écrire, le stylo levé.

— Oh, je vois. Elle loue des chambres, ou quelque chose dans ce genre?

Il eut un bref sourire.

— Quelque chose dans ce genre, admit-il. Elle n'a pas de famille, pour autant que je sache. Aussi veuillez m'appeler en cas de besoin.

Il se leva.

— A présent, si je pouvais la voir quelques minutes...

Samantha faillit prendre ombrage de son ton autoritaire. Mais elle songea qu'il n'avait pas dormi de la nuit, lui non plus, ce qui pouvait l'excuser. Elle le conduisit jusqu'à la salle. Devant la porte, elle ajouta :

— Reviendrez-vous? La surveillante de jour voudra vous voir. Avez-vous un numéro de téléphone?

Il sourit.

— Nous faisons de grands progrès! Pouvons-nous convenir d'un rendez-vous?

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La jeune fille en eut le souffle coupé.

— Vous alors!

A court de mots, elle le précéda dans la salle sous le regard curieux des autres malades. Comme elle se penchait pour tirer les rideaux de l'alcôve, elle sentit deux grandes mains fermes se poser sur sa taille et l'obliger à se ranger sur le côté. Il l'effleura pour se courber vers le lit et saluer la malade d'une voix douce, dans une langue inconnue. Samantha vit le visage de la vieille dame s'illuminer d'un sourire, puis se crisper en un long sanglot. Elle allait s'éloigner, mais le visiteur l'arrêta et dit :

— Merci, belle enfant. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.

Elle le gratifia d'un avertissement glacial :

— Dix minutes, pas une de plus!

Quel homme grossier, quelle arrogance! fulmina-t-elle en retournant au bureau. Mais elle était restée sensible à l'autorité indéniable qui perçait dans sa voix. Elle songea tout à coup qu'elle ignorait son identité. Tant pis. Il devait être un des locataires de la vieille dame...

Elle commença sa ronde, furieuse de la façon dont il l'avait traitée. Quel air protecteur, pour l'appeler « belle enfant »! Lorsque dix minutes plus tard, elle se rendit dans la salle pour lui demander de partir, il n'était plus là.

Quand la surveillante Grieves arriva pour prendre son service à huit heures, elle lui raconta tout. Puis elle se hâta vers la salle à manger. Son petit déjeuner ne fut guère copieux, on était à la fin du mois et il ne lui restait guère d'argent. Elle partageait un appartement à l'extérieur avec trois autres infirmières et elles devaient souvent faire des tours de force pour boucler leur mois. L'idée du ragoût qui l'attendrait le soir, lorsqu'elle se lèverait, la réconforta. En outre, elle prendrait un café et des biscuits chez elle avant de se coucher. Elle songea avec envie au congé qui l'attendait, trois jours plus tard. Comme ce serait le jour de sa paye elle pourrait se rendre chez ses grands-parents et manger à sa faim.

— Tu es bien calme, Sam, remarqua Pat Donovan, du service médical. La nuit a été difficile?

— Pas trop, répondit-elle en se beurrant une dernière tartine.

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— Avez-vous pu vous renseigner sur la vieille dame que nous vous avons envoyée? demanda Dorothy Sellars, du service des urgences.

Samantha hocha la tête et répondit, la bouche pleine :

— Elle a eu une visite à six heures, ce matin. Un homme. Elle est hollandaise. C'est une sorte de logeuse, et elle vient d'un de ces quartiers huppés de Knightsbridge.

— L'homme était-il huppé, lui aussi? interrogea Pat d'un ton léger.

Elle réfléchit.

— Oui... Mais cela ne l'empêche pas d'être grossier! Il a dit qu'il était un vieil ami. Il doit loger chez elle, sans doute. Il est resté assez vague.

Elle repoussa sa chaise.

— Bon, j'ai fini. A ce soir.

Son appartement se trouvait à cinq minutes à pied de l'hôpital, au dernier étage d'une maison bourgeoise transformée en meublé. Sept autres occupants y vivaient en plus de Samantha et de ses amies, qui logeaient dans des pièces mansardées sous les combles. Le propriétaire, M. Cockburn, demeurait au rez-de-chaussée et surveillait de ses fenêtres toutes les personnes qui entraient ou sortaient. C'était un vieil homme aimable; il avait un faible pour les quatre infirmières, se disant que s'il les traitait bien, elles en feraient autant à son égard le jour où — à Dieu ne plaise — il entrerait à Saint-Clément. Un pacte, en quelque sorte.

Samantha le salua de la main en grimpant les marches du perron. La matinée était grise et froide, et elle ne se sentait aucune envie de marcher, ni de prendre un bus pour aller flâner loin de ce quartier populaire, dans les rues élégantes de la capitale. Fatiguée, elle gravit les dernières marches en bâillant largement et déverrouilla la porte. Ses amies étaient de service de jour.

L'appartement surprenait par son aspect agréable, malgré ses petites dimensions et son mobilier modeste. Elles disposaient de trois chambres, d'un salon, d'une mini-cuisine et d'une salle de bains avec, selon les dires optimistes de M. Cockburn, « eau chaude à volonté ». Ce qui n'était pas toujours le cas.

Elle se dirigea vers sa chambre et ôta son manteau et ses gants. Les autres ne seraient de retour que vers cinq heures de l'après-midi,

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elle pourrait donc dormir tranquille toute la journée. Elle passa le tablier communautaire qui pendait derrière la porte de la cuisine, alluma la radio et se mit à ranger l'appartement, en chantonnant gaiement. Les diverses tâches étaient très bien partagées : celle qui était de service de nuit devait faire le ménage le matin en arrivant, laver la vaisselle du petit déjeuner et dresser la table pour le dîner. Celle qui était de repos l'après-midi préparait le repas et faisait le repassage. Elles se répartissaient les courses.

Samantha, ayant accompli ce qui lui revenait, se déshabilla et se rendit à la salle de bains. Il y avait suffisamment d'eau chaude pour prendre un bain. Elle se laissa flotter dans la baignoire, presque endormie, rêvassant à l'étranger qui était venu voir sa malade. Soudain, le souvenir de ses grandes mains sur sa taille lui revint, la piquant au vif. Furieuse, elle sortit de l'eau et se prépara à se coucher, refusant d'admettre que penser à cet homme la troublait.

— C'est probablement parce qu'il m'a profondément déplu! se dit-elle en rabattant les couvertures sur sa tête et en se laissant aller au sommeil.

Sue Blane vint l'éveiller avec une tasse de thé, lui annonçant que le dîner serait prêt dans une demi-heure. Involontairement, sa première pensée fut encore pour le visiteur matinal. Elle l'écarta impatiemment, se leva, refit son chignon, s'accorda un minimum de maquillage — elle trouvait que c'était bien inutile pour le service de nuit — et rejoignit ses compagnes autour de la table du dîner. Sue travaillait au service médical-hommes; les deux autres, Joan et Pam, «consacraient leur vie», comme elles disaient, aux enfants malades, sous la houlette d'une surveillante qui détestait les jeunes infirmières. Samantha dévora son ragoût de bon appétit, rit aux dernières plaisanteries de ses amies et oublia complètement le visiteur du matin.

Dès qu'elle regagna la salle, elle fut absorbée par son travail et n'eut pas non plus le loisir d'y songer. Il fallait s'occuper des nouvelles opérées, les calmer, les réconforter, leur expliquer pour la énième fois pourquoi elles ne se sentaient pas tout à fait bien.

Klara Boot requérait beaucoup de soins, elle aussi, mais ses mains s'étaient considérablement améliorées. Samantha les irrigua et les pansa soigneusement. Puis, tandis que Dora Brown faisait boire la patiente, elle alla préparer sa seringue : elle avait remarqué les traits

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tirés de la vieille dame, bien que son visage se soit illuminé d'un grand sourire lorsque Samantha avait exprimé son admiration devant les fleurs qui ornaient la table de nuit et le châle douillet qui protégeait ses épaules.

Le fait de ne pouvoir la comprendre désolait Samantha. La jeune fille bavardait gaiement tout en travaillant, pensant qu'une voix amicale, même si elle s'exprimait dans une langue étrangère, ferait du bien à la vieille dame. Elle mit son aiguille en place et injecta avec adresse un sédatif dans le bras de Mme Boot. Puis elle lui tapota l'épaule avec une douceur toute maternelle et s'éloigna.

Tout en aidant Dora Brown à s'occuper d'une malade impotente, elle songeait à la ferveur avec laquelle la surveillante Grieves lui avait raconté son entrevue avec le visiteur de Mme Boot. Si elle en jugeait à son sourire radieux quand elle parlait de lui, il ne s'était pas montré grossier avec elle! Au contraire, même... Samantha, qui mourait de curiosité, s'était pourtant retenue de poser des questions sur lui. La surveillante, visiblement encore sous l'emprise de son charme, ne lui apprit rien qu'elle ne savait déjà — ce qui était fort peu.

Après son repas, qu'elle prenait à minuit, elle s'installa au bureau de la surveillante et se plongea dans le registre des médicaments. Mais elle ne tarda pas à être dérangée : la porte de la salle s'ouvrit devant Sir Joshua White, accompagné de son visiteur matinal. Ils étaient tous deux vêtus de blanc, et Samantha, stupéfaite, bondit sur ses pieds, n'en croyant pas ses yeux. Ils devaient être en fonction, sans aucun doute, mais quel hasard les amenait là à cette heure de la nuit? Et pourquoi cet homme se trouvait-il en compagnie du chirurgien en chef de Saint-Clément? Mme Boot, le seul dénominateur commun aux deux hommes — allait parfaitement bien. Jack Mitchell, le chirurgien de service, le lui avait dit lors de sa dernière ronde. L'expression amusée qu'elle lut sur le visage de l'arrivant l'ennuya au plus haut point.

Sir Joshua se tenait près d'elle. Il la salua chaleureusement, puis demanda, en mettant une sourdine à sa voix d'ordinaire tonitruante :

— Mme Boot dort-elle, Miss?

— Je l'espère, monsieur.

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La voix de Samantha était polie, mais son regard le mettait au défi d'essayer d'éveiller sa malade. Il feignit d'ignorer ce regard.

— Nous ne ferons aucun bruit, assura-t-il.

Puis, remarquant le regard interrogatif qu'elle posait sur son compagnon, il expliqua :

— Ah oui! Je vous présente le docteur ter Ossel. Notre malade est sa gouvernante.

Le mystère était éclairci. Elle jeta un coup d’œil glacial au médecin hollandais.

— Enchantée, lança-t-elle froidement, comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés.

Puis elle les conduisit jusqu'au lit de Mme Boot. La vieille dame était endormie. Sur un signe de Sir Joshua, Samantha dirigea sa torche vers les pansements qui enveloppaient les mains brûlées; les deux hommes se penchèrent pour les examiner. Comme elle ne tenait pas la torche d'une façon satisfaisante à son gré, le Dr ter Ossel lui saisit le poignet pour rectifier la direction de la lampe. Rien ne justifiait que sa grande main s'attarde sur celle de la jeune fille; elle en fut agacée, d'autant plus que ce contact lui avait procuré un certain plaisir.

Ils retournèrent ensemble au bureau de la surveillante, où Sir Joshua demanda le dossier de la malade. Samantha attendit patiemment tandis que les deux hommes discutaient et murmuraient. Finalement, le professeur nota ses instructions et lui rendit le dossier. Ils ne s'attardèrent pas. Sir Joshua lui souhaita une bonne nuit d'un ton amical, le Dr ter Ossel d'un ton moqueur. Elle les regarda disparaître, impressionnée par le large dos du médecin étranger, et décida qu'elle le détestait.

La nuit fut agitée. Samantha accueillit avec soulagement l'heure du petit déjeuner. Elle le prit en compagnie de ses amies habituelles, puis se mit en chemin pour rentrer chez elle. Plus qu'une nuit et elle serait libre pendant quatre jours! Cette perspective réconfortante lui fit hâter le pas et mit une lueur de bonheur dans ses yeux noisette. Même la note laissée par ses amies, et lui demandant de faire les courses avant de se coucher, ne réussit pas à altérer sa bonne humeur.

Elle rangea l'appartement, puis fit une toilette sommaire, ne

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cherchant pas à embellir son visage fatigué. Il pleuvait — une bruine glaciale. Elle mettrait le capuchon de son imperméable et n'avait donc pas besoin d'accorder un soin spécial à sa coiffure. Elle brossa vivement ses cheveux, les attacha, prit son panier, la bourse qui se trouvait sur le manteau de la cheminée, relut pensivement la liste dressée par ses amies et dévala les trois volées d'escaliers. En passant devant la fenêtre de M. Cockburn, dont elle apercevait le visage curieux à travers la vitre, elle agita la main d'un geste automatique.

En fait, elle n'avait pas grand-chose à acheter. Du pain, un chou-fleur destiné à un gratin pour le soir, quatre yaourts, du thé, du beurre, quelques biscuits bon marché et un peu de lait pour le cas où un visiteur inattendu passerait prendre un café. Ayant terminé ces achats, elle s'arrêta un long moment devant la vitrine du fleuriste et admira avec envie les jonquilles et les tulipes qui y étaient exposées. Quelques bouquets égaieraient tant l'appartement! Elle ouvrit sa bourse et compta l'argent qui lui restait, puis la referma vivement. Impossible. Néanmoins, elle continua à admirer les fleurs. Elle était toujours là lorsque la voix du Dr ter Ossel retentit derrière elle.

— Bonjour, Miss Fielding. Avez-vous l'intention d'acheter des fleurs?

Elle se retourna vivement.

— Non, répondit-elle, oppressée. Non. Elles... elles se fanent trop vite, ce n'est pas la peine.

— Pas la peine de quoi? demanda-t-il d'une voix si douce qu'elle oublia un moment qu'elle le détestait. Elle ne songeait qu'à une chose : lui cacher qu'elle ne pouvait s'offrir ces fleurs.

— Je préfère les voir pousser, dit-elle au bout d'un moment.

— Laissez-moi prendre votre panier.

Avant qu'elle ait trouvé une bonne raison de l'empêcher, il l'avait saisi. Trop tard, elle murmura :

— Oh non, c'est inutile — je veux dire... je rentre chez moi et c'est tout près d'ici.

— Dans ce cas, je vous accompagne en voiture.

Elle regarda autour d'elle. Plusieurs voitures étaient garées près du

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petit centre commercial. Son regard revint se poser sur lui.

— C'est très aimable à vous, mais je préfère marcher.

Elle regretta aussitôt ses paroles, car il rétorqua :

— Ainsi vous repoussez mon offre?

Sa voix avait perdu sa douceur et il souriait d'un air légèrement moqueur.

— Permettez-moi d'insister. Je voudrais vous voir quelques minutes — au sujet de Klara.

Elle rougit sous l'insistance de ses yeux gris et répondit avec raideur :

— Dans ce cas...

Elle se retrouva marchant à ses côtés. Lorsqu'il s'arrêta près d'une Rolls Royce bleu marine, elle fit de son mieux pour ne pas paraître surprise; mais son visage naïf trahit si bien sa stupéfaction que le Dr ter Ossel expliqua d'un air désinvolte :

— Je voyage beaucoup.

Comme si c'était à ses yeux une explication suffisante! Il lui ouvrit la portière et la pria de se mettre à l'aise.

Samantha laissa son corps fatigué épouser les courbes moelleuses du cuir souple. Quelle sensation de bien-être! Si quelqu'un d'autre que lui avait été assis à son côté, elle se serait trouvée au paradis. Elle lui indiqua la direction à suivre d'une voix glaciale, puis lui demanda :

— Que voulez-vous savoir à propos de Mme Boot? Elle le vit lever les sourcils.

— Chère jeune fille, dois-je vous le dire tout de suite? Je pensais que vous m'accorderiez quelques instants dans un endroit tranquille, non? Votre appartement, peut-être?

Elle lui jeta un regard soupçonneux.

— Comment avez-vous appris que j'habite à l'extérieur de l'hôpital?

Il prit un air vague.

— A vrai dire... je ne m'en souviens plus. Est-ce dans cette rue?

— Oui.

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Morecombe Street ne méritait aucun commentaire; c'était une rue convenable, mais elle avait connu des jours meilleurs. Le docteur se gara devant la maison et sortit sans se hâter. Puis il ouvrit la portière de Samantha et lui prit son panier. Ensuite, sans qu'elle le lui permette, il gravit les marches du perron. Il poussa même la désinvolture jusqu'à adresser un signe de main à M. Cockburn, qui les observait avec le plus grand intérêt.

La clé dans la serrure, Samantha hésita. Elle allait lui demander ce qu'il voulait savoir, mais il l'en empêcha d'une voix suave :

— Maintenant que je suis ici, vous allez bien me laisser entrer?

Elle le guida dans le salon. Il posa le panier et regarda autour de lui avec curiosité.

— Nous préférons vivre hors de l'hôpital, dit-elle, sur la défensive, comme s'il s'apprêtait à faire une remarque désobligeante sur le décor qu'il dominait de sa stature.

Aussitôt elle regretta ses paroles, car il leva un sourcil surpris, se contentant de la regarder sans rien dire. Poussée par son sens inné de l'hospitalité, elle ne put s'empêcher de lui proposer :

— Aimeriez-vous une tasse de café?

Mais elle précisa immédiatement, comme pour atténuer l'amabilité de son offre :

— C'est du café instantané!

Il lui sourit et son cœur bondit dans sa poitrine, car ce sourire était celui qu'il avait adressé à la vieille dame à l'hôpital : tendre et rassurant.

— Ce serait très agréable, mais ne voulez-vous pas vous coucher?

— Si, mais je prends toujours du café avant de m'endormir.

Elle lui désigna d'un geste gracieux le seul fauteuil de la pièce.

— Asseyez-vous.

Ils étaient à la moitié de leur tasse lorsqu'il déclara abruptement :

— Je dois rentrer en Hollande pour un jour ou deux. Je vous serais très reconnaissant si vous vouliez acheter quelques douceurs pour Klara : des fruits, ou ce qu'elle préférera. Je laisserai sur sa table de nuit une liste de choses avec leur traduction; elle pourra vous indiquer ce qu'elle souhaite. Il sourit de nouveau avec un tel charme

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que Samantha se sentit obligée de lui répondre.

— Elle vous aime bien, vous savez, reprit-il. Elle dit que vous avez un visage merveilleux.

Le sourire de la jeune fille s'estompa, mais elle soutint son regard.

— Ce n'est pas vrai, murmura-t-elle.

— Effectivement, ce n'est pas vrai, mais je sais parfaitement ce que Klara a voulu dire.

Elle fut profondément mortifiée de la façon dont il avait confirmé sa remarque. Il se leva.

— Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps de dormir. Merci pour le café.

Il glissa une main dans sa poche et en retira quelques billets qu'il posa sur la table.

— J'espère que ceci sera suffisant. Samantha contempla l'argent, stupéfaite.

— C'est beaucoup trop! s'exclama-t-elle. Il sourit.

— Dépensez ce qu'il faudra. Dormez bien. Je trouverai la sortie tout seul.

Elle cherchait encore une phrase d'adieu quand elle entendit la porte d'entrée se refermer sur lui. Malgré sa fatigue, elle dormit mal, tourmentée par des rêves absurdes. Elle essaya de se persuader que le Dr ter Ossel ne figurait dans ces rêves que parce qu'il était la dernière personne qu'elle avait vue avant de s'endormir... Lorsqu'elle se leva, beaucoup plus tôt que d'habitude, elle découvrit dans le salon une énorme coupe remplie de jonquilles et de tulipes. A côté, une note griffonnée par Sue, qui avait été de repos dans l'après-midi :

— On a apporté ceci pour toi. Qui est l'admirateur inconnu?

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2.

Le train de 9 heures 30 pour Weymouth était à moitié vide. Samantha se cala avec un soupir de soulagement dans un coin-fenêtre. Arriver en temps voulu à la gare de Waterloo avait été une véritable course de vitesse, mais maintenant elle en était récompensée : elle avait devant elle quatre jours de repos et entendait bien en savourer chaque seconde.

Ses dernières nuits de travail avaient été très occupées, et elle avait sacrifié un peu de son précieux temps libre à faire des achats pour Mme Boot. La vieille dame avait pointé sur la liste laissée par le Dr ter Ossel ce dont elle avait besoin. Mais la jeune fille avait pris sur elle de lui rapporter quelques cajoleries supplémentaires : des bonbons, un flacon d'eau de toilette, et surtout un journal néerlandais. Aidée de Dora Brown, elle avait incliné la tablette du lit pour que Mme Boot puisse le lire; bien sûr, il fallait tourner les pages pour elle, mais cette lecture lui procurait un tel plaisir que cela en valait bien la peine!

Samantha se laissa aller contre le dossier et ferma les yeux. Elle venait d'être payée. Lorsqu'elle aurait donné un peu d'argent à ses grands-parents — ce qui n'était jamais facile — et payé sa part du loyer, sans oublier sa contribution aux frais du ménage et ie montant de ses repas à la cantine de l'hôpital, elle pourrait peut-être s'acheter la veste marron dont elle rêvait. Elle irait parfaitement avec son pantalon et la jupe en tweed dont elle raffolait. Elle était en train de se demander s'il lui resterait suffisamment d'argent pour s'offrir un pull de fin lainage lorsqu'elle sombra dans le sommeil. Elle s'éveilla quand le train s'arrêta en gare de Southampton. Mais elle ferma de nouveau les yeux, laissant vagabonder ses pensées. Très rapidement, le visage bien dessiné du Dr ter Ossel vint s'imposer à elle et elle ne put parvenir à écarter cette image. Un

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homme doté d'un affreux caractère, se dit-elle, et beaucoup trop libre dans ses paroles. Il n'avait pas dit combien de temps il devait s'absenter; il serait certainement reparti lorsqu'elle reviendrait prendre son poste. Elle éprouva un vague regret à cette idée, et s'endormit de nouveau.

A Bournemouth, beaucoup de gens montèrent. La jeune fille se força à rester éveillée et regarda par la fenêtre le paysage familier. Devant la gare de Weymouth, son grand-père l'attendait au volant de sa vieille Morris. Il tenait à venir la chercher, malgré les difficultés croissantes qu'il éprouvait pour conduire. Elle se précipita sur le siège à côté de lui, jeta sa valise à l'arrière de la voiture et lui passa les bras autour du cou, l'embrassant affectueusement. Ses grands-parents l'avaient élevée lorsqu'elle avait perdu ses parents, à douze ans. Ils lui avaient donné un foyer chaleureux, une excellente éducation — ce qui leur avait coûté maints sacrifices — et ne lui avaient jamais rien refusé. De toute façon, Samantha ne s'était jamais montrée exigeante, connaissant la modestie de leurs moyens. Et à présent qu'elle gagnait sa vie, elle insistait pour leur apporter une petite aide financière chaque mois.

— Je suis si heureuse de te revoir, grand-père! dit-elle au vieil homme alors qu'ils traversaient la ville.

Ils prirent une route de campagne, et elle lui décrivit quelques-uns des aspects les plus légers de sa vie à l'hôpital. Ensuite ils s'engagèrent dans un chemin qui serpentait au milieu des champs et des bosquets pour se rendre, au-delà du village, jusqu'à la mer et aux maisons des garde-côte. Le village en lui-même n'était constitué que de quelques cottages groupés autour de l'église. M. Fielding tourna au coin de l'église, passa devant le portail imposant du Manoir, la demeure du châtelain, et s'arrêta devant une mignonne petite maison donnant sur un minuscule jardin. La porte était ouverte. Samantha se précipita hors de la voiture pour aller se jeter dans les bras de sa grand-mère. Mme Fielding était un peu plus petite et beaucoup plus rondelette que sa petite-fille. Mais elles avaient le même visage et les mêmes yeux pétillants.

Elles se congratulèrent joyeusement, parlant toutes les deux à la fois. Puis M. Fielding revint avec la valise de Samantha et ils s'installèrent au salon où la jeune fille eut droit à plusieurs tasses d'un thé corsé, tout en écoutant sa grand-mère lui égrener les

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dernières nouvelles du village.

Après le déjeuner, ils firent la vaisselle tous ensemble, puis Samantha laissa ses grands-parents à leur sieste devant la cheminée. Elle monta dans sa chambre, une petite pièce mansardée dont la fenêtre donnait sur le jardin et un sentier. Elle rangea ses affaires, défit son chignon pour coiffer ses longs cheveux bruns en une queue de cheval plus riante, puis s'assit sur son lit pour regarder autour d'elle. Le mobilier ancien, le papier peint aux guirlandes de roses, la petite étagère chargée de ses livres favoris... Comme c'était bon, de se retrouver chez soi! Avec un soupir de bonheur, elle redescendit doucement au rez-de-chaussée, posa sur la table un paquet de tabac pour son grand-père et des chocolats pour sa grand-mère, puis sortit se promener dans ta campagne mouillée. La jeune fille alla jusqu'au bord de mer; l'eau était sombre et froide et le petit vent glacial qui soufflait sur la plage n'était guère engageant. Les mains dans les poches de son vieux manteau, elle rentra, les sourcils froncés : sans raison aucune, ses pensées la ramenaient sans cesse au Dr ter Ossel.

Le lendemain matin, au petit déjeuner, sa grand-mère lui apprit qu'ils étaient invités à dîner au Manoir, chez M. et Mme Humphries Potter.

— Mais, grand-mère, d'ordinaire nous n'y allons que pour Noël et le jour de l'An! s'écria la jeune fille, étonnée.

— Je sais, répondit la vieille dame, mais Mme Humphries Potter a insisté, disant qu'elle ne t'avait pas vue depuis longtemps.

— Seigneur! Je n'ai rien à me mettre!

— Voyons, chérie, ce n'est pas une réception! Nous serons les seuls invités, je pense. La petite robe que tu portais hier fera très bien l'affaire.

Samantha jeta à sa grand-mère un regard affectueux. Cette robe était un vêtement bon marché, qu'elle portait depuis plus d'un an... Mais elle se dit qu'elle pourrait l'enjoliver un peu grâce à une jolie ceinture qu'on lui avait offerte. Et elle devait avoir dans un placard une paire de chaussures convenables.

— D'accord, dit-elle gaiement, je la mettrai.

Le Manoir n'était pas loin, mais ils sortirent la voiture pour s'y rendre, car M. Fielding ne pouvait guère marcher. Cette fois-ci,

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Samantha conduisit. Dès qu'ils se garèrent devant le perron, Mme Mabb, la gouvernante, ouvrit la porte et M. Humphries-Potter vint à leur rencontre. C'était un homme d'un certain âge, à la forte stature. Il était suivi de sa femme, une dame à l'aspect majestueux mais au cœur le plus tendre du district. Les deux châtelains embrassèrent affectueusement la jeune fille, qu'ils connaissaient depuis l'enfance. Puis, devisant joyeusement, ils traversèrent le grand hall pour se rendre au salon, où ils s'installèrent en rond devant la grande cheminée. Samantha écoutait la châtelaine lui exposer ses plans pour la kermesse paroissiale, lorsque tout à coup la vieille dame dressa l'oreille.

— Je crois que le voilà, dit-elle.

Avant que Samantha ait pu demander de qui il s'agissait, Mme Mabb ouvrit la porte dans un geste large et introduisit... le Dr ter Ossel! Sous les yeux de la jeune fille ébahie, il salua ses hôtes et fut présenté à M. et Mme Fielding. Lorsqu'il arriva devant Samantha, il la gratifia d'un regard amusé.

— Nous nous connaissons déjà, expliqua-t-il à Mme Humphries-Potter. Nous nous sommes rencontrés à Saint-Clément.

La châtelaine sourit gracieusement.

— Ce cher professeur Joshua... C'est grâce à lui que nous avons le plaisir de vous connaître.

— Un plaisir réciproque, madame, répondit le docteur en lançant un bref regard à Samantha.

La jeune fille, qui se tenait entre eux, aurait souhaité se trouver à mille lieues de là. Le docteur reprit :

— Et quelle étrange coïncidence de retrouver ici euh... Samantha!

Mme Humphries-Potter posa une main affectueuse sur l'épaule de la jeune fille.

— Chère enfant! Nous la connaissons depuis toujours. M. et Mme Fielding sont nos voisins.

Sur ces entrefaites, le châtelain arriva avec un verre d'apéritif pour le docteur et Samantha en profita pour s'esquiver et rejoindre sa grand-mère. Tandis que les trois hommes entamaient une conversation animée, la jeune fille, tendant une oreille distraite au papotage des deux vieilles dames, put examiner le nouvel arrivant.

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Malgré le peu d'attirance qu'elle éprouvait pour lui, elle devait reconnaître qu'il ne manquait pas de charme; c'était un bel homme, apparemment très sûr de lui, il devait plaire. Mais il ne lui plaisait pas, à elle, et elle était à peu près sûre qu'elle ne lui plaisait pas non plus.

Au long de la soirée, il ne s'intéressa pas particulièrement à elle. Il se montra amical, sans plus, et consacra le plus clair de son temps à bavarder avec Mme Fielding, dont le rire cristallin prouvait le plaisir qu'elle prenait à cette conversation. La jeune fille en voulut un peu à sa grand-mère de s'amuser autant; à son âge, se dit-elle, il est vraiment ridicule de succomber aussi facilement au charme d'un homme!

— Tu fronces les sourcils, Sam, remarqua le châtelain. N'es-tu pas d'accord avec mes théories sur l'élevage?

Malgré son visage placide, Samantha avait l'esprit vif.

— Avec le Marché commun... glissa-t-elle, espérant que cela aurait un sens pour son interlocuteur.

— Quelle fille intelligente! s'exclama-t-il. Tu veux parler du prix du bœuf, sans doute.

Et il se lança dans une longue explication que la jeune fille se contenta de ponctuer de « oui », « en effet », sans trop s'engager. Elle tournait le dos au docteur et à sa grand-mère, mais elle entendait toujours le rire ravi de la vieille dame.

Ils prirent congé peu après dix heures. Samantha, qui avait repris le volant, fut mortifiée lorsqu'elle confondit les vitesses sous les yeux du docteur et du châtelain sortis pour les accompagner, et partit en marche arrière! Du fait de l'obscurité elle ne put voir son expression, mais elle aurait parié qu'il se moquait d'elle.

Ses grands-parents avaient de toute évidence passé une soirée délicieuse. Assise devant le chocolat chaud qu'ils prenaient avant de se coucher, Mme Fielding remarqua :

— Ce jeune docteur est vraiment charmant. Comment se nomme-t-il, déjà? Ah oui, Gilles. Quel homme exquis! Tu ne trouves pas, Sam?

Samantha était en train de remplir des bouillottes d'eau chaude.

— Je ne sais pas, grand-mère, répondit-elle d'un ton détaché.

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La vieille dame jeta un regard entendu à son mari et lui adressa même un clin d'œil malicieux. M. Fielding continua :

— Oui, un jeune homme brillant. Humphries-Potter m'a dit qu'il était un médecin plein de promesses. II a déjà une clientèle importante, malgré son jeune âge.

Samantha mordit à l'hameçon.

— Quel âge a-t-il? demanda-t-elle.

— Trente-cinq ans, répondit son grand-père d'un air qu'il voulait indifférent. Il a un cabinet à Haarlem. Et il possède des diplômes anglais et hollandais. Un sujet très intelligent.

Samantha, qui lavait les tasses et les soucoupes, brûlait d'envie de poser quelques questions supplémentaires. Mais son grand-père la prit de vitesse en montant se coucher, laissant sa curiosité suffisamment en éveil pour l'empêcher de dormir un long moment...

Pourtant elle se leva tôt. Elle prépara le petit-déjeuner, fit le ménage et les lits. Lorsque tout fut prêt, et du café chaud préparé sur le coin du poêle, elle monta faire un brin de toilette dans sa chambre. Assise devant sa coiffeuse, ce n'était pas son reflet qu'elle contemplait, mais les traits de Gilles ter Ossel. Agacée, elle ferma les yeux et entreprit de brosser longuement ses. longs cheveux. Elle démêlait ses boucles lorsqu'un coup retentit à la porte. Elle bondit sur ses pieds et passa la tête par la fenêtre.

Deux personnes se tenaient devant la porte : Mme Humphries-Potter et le Dr ter Ossel. La châtelaine aperçut la jeune fille, et celle-ci fut bien obligée de se manifester.

— Je descends! cria-t-elle.

Dans la cuisine, elle ajouta deux tasses sur le plateau du café et le porta au salon où les deux visiteurs se tenaient.

— Gilles aimerait tant voir la plage! s'exclama Mme Humphries-Potter. Mais je suis mauvaise marcheuse et j'ai pensé que Samantha pourrait être un guide merveilleux.

Elle tourna la tête vers la jeune fille en lui souriant, mais celle-ci garda un air buté.

— J'ai beaucoup de choses à faire, prétexta-t-elle. Préparer le déjeuner, faire des gâteaux...

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Sa grand-mère ne vint pas à son aide.

— Voyons, Sam! Les gâteaux pourront bien attendre cet après-midi! Profite donc de cette promenade, chérie.

— Je peux très bien y aller tout seul, proposa le docteur d'un ton résigné qui cachait mal sa déception. Après tout, il existe des livres qui me renseigneront...

Il tourna vers Samantha des yeux qui pétillaient de malice.

— Je ne veux pas m'imposer!

Elle ne put se retenir de grincer des dents,

— Je vais mettre un manteau, dit-elle sans sourire. Elle se précipita à l'étage, enfila son vieux manteau, cacha ses cheveux bruns sous son capuchon et redescendit, les joues roses de colère... et d'un autre sentiment qu'elle se refusa à prendre en compte.

Ce n'était pas une matinée enchanteresse; le ciel était bas, couvert de nuages gris, et un vent capricieux leur fouettait le visage. Mais le docteur, tête nue, emmitouflé dans un pardessus qui accentuait encore sa large carrure, ne semblait pas prendre garde à la médiocrité du temps. Il devisait gaiement de choses et d'autres, tandis que Samantha se contentait de lui répondre poliment, mais froidement. Elle n'avait pas la moindre intention de succomber à son charme. Sans aucun doute, se dit-elle, furieuse, s'il y avait eu dans le village une autre jeune fille dotée de la beauté qu'elle n'avait pas, il ne serait pas venu la trouver!

Ils marchèrent jusqu'à la plage, et Samantha se mit à expliquer avec une précision méticuleuse quelles roches on y trouvait.

— La plage change tous les jours, expliqua-t-elle. Les marées...

— Pourquoi ne m'aimez-vous pas? l'interrompit-il soudain, la laissant bouche bée. Ou plutôt, pourquoi ne voulez-vous pas vous laisser aller à m'aimer?

Elle commença par refermer sa bouche, et elle chercha ses mots.

— Je...

Puis, soudain, elle explosa, ses yeux noisette brillant de fureur.

— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire? Je ne sais rien de vous. Et je ne vous reverrai sans doute jamais...

Il eut un léger sourire.

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— Vous n'appréciez pas ma compagnie, n'est-ce pas? Allez, soyez honnête.

Elle riposta sauvagement :

— Je n'ai pratiquement jamais été en votre compagnie. Je ne vous connais pas!

— Vous vous répétez, Samantha. Et peut-être aurez-vous l'occasion de me connaître mieux!

Il paraissait si sûr de lui qu'elle répliqua instantanément :

— Je n'en ai aucune envie! Rentrons, vous allez être en retard pour le déjeuner.

Il ne sembla pas le moins du monde affecté par cette sortie virulente. Ils gravirent le sentier escarpé, le docteur lui faisant un exposé sur des roches dont elle n'avait jamais entendu parler. Lorsqu'ils se séparèrent devant le portail du jardin, elle lui dit maladroitement :

— Eh bien au revoir, docteur ter Ossel.

— Au revoir! lança-t-il avec un entrain qui la vexa. Je rentre à Londres demain matin. Dommage que je ne puisse vous raccompagner. Vous restez un jour de plus, n'est-ce pas? Et de toute façon, je suis sûr que vous n'auriez pas accepté.

Il ajouta d'une voix suave:

— Il ne faut jamais se forcer à fréquenter des gens que l'on n'aime pas!

Puis il s'éloigna d'un pas nonchalant, la laissant en proie à des sentiments divers mais peu agréables. Elle passa le reste de la journée enfermée chez elle, voulant éviter une rencontre fortuite.

Lorsqu'il passa, le lendemain matin, elle était en haut, en train de faire les lits. En le reconnaissant devant la porte, elle rentra précipitamment la tête de peur qu'il ne la voie. Puis elle mit un temps infini à terminer son travail, essayant de se convaincre qu'elle ne voulait pas le revoir. Pourtant, elle fut étrangement irritée lorsqu'il repartit sans que personne ne lui ait demandé de descendre. Lorsqu'elle se montra au rez-de-chaussée, après un laps de temps convenable, sa grand-mère lui expliqua d'un ton placide qu'il était simplement venu dire au revoir et qu'elle n'avait pas voulu la déranger, sachant qu'ils avaient déjà pris congé l'un de l'autre la

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veille.

— Quel homme! s'exclama la vieille dame. Imagine-toi qu'il rentre en Hollande ce soir, et qu'auparavant il va encore voir Mme Boot à Saint-Clément!

C'est parfait, se dit Samantha. Était-ce le soulagement d'apprendre qu'elle n'aurait pas à le revoir qui l'emplit de cette curieuse sensation de vide? Comme si elle avait perdu quelque chose...

Mais elle n'avait rien perdu. Lorsqu'elle reprit son service deux nuits plus tard, il était dans la salle, bavardant gaiement avec la surveillante Grieves; celle-ci, qui arborait d'habitude un air revêche, était tout sourire et avait les joues roses d'émotion. Samantha les gratifia d'un austère bonsoir et s'installa au bureau, impeccable dans son uniforme blanc, les cheveux soigneusement tirés. Soudain, elle sursauta :

— Eh bien, Samantha, j'espère que vous avez laissé vos grands-parents en bonne forme?

Elle frémit : l'appeler Samantha devant la surveillante, quelle audace!

— Ils vont très bien, merci, répondit-elle d'un ton pincé.

Il se tourna vers Miss Grieves avec un demi-sourire. Celle-ci, quelques instants plus tard, vint trouver la jeune fille, l'air accusateur.

— J'ignorais que vous étiez en termes amicaux avec le Dr ter Ossel?

Samantha marmonna une vague explication à propos de Mme Boot, ce qui laissa la surveillante sur sa faim.

La salle était pleine. La jeune fille fut fort occupée jusqu'à 11 heures. A ce moment-là un certain calme s'installa et elle se plongea dans l'étude des registres. Dora Brown était allée faire du café à la cuisine. Soudain, Samantha entendit la porte s'ouvrir derrière elle.

— Enfin! murmura-t-elle. J'ai cru que vous n'alliez jamais revenir.

— C'est bien la chose la plus aimable que vous m'ayez jamais dite! chuchota le Dr ter Ossel à son oreille.

Interdite, elle se retourna vivement; comme il s'était penché, ses yeux gris étaient à dix centimètres à peine de ceux de la jeune fille. Le souffle court, elle parvint à balbutier :

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— Je... je croyais que vous étiez retourné en Hollande!

— C'est exact, mais je suis revenu. Pour voir quelqu'un.

Samantha se leva avec autant de dignité que le lui permettait la situation, car il n'avait pas bougé d'un pouce.

— Si vous venez voir Mme Boot, il est un peu tard, elle dort.

— Je l'ai vue cet après-midi.

— Alors qui cherchez-vous?

— Ah... la personne que je suis venu voir, justement.

— Oh!

Puisqu'elle le détestait, elle n'avait aucune raison d'être troublée par cet aveu. Toutefois, elle le dévisagea, anxieuse de savoir de qui il s'agissait. Il y avait une foule de jeunes et jolies femmes à l'hôpital. Elle se demandait comment elle pourrait bien s'y prendre pour trouver l'inconnue lorsque Dora Brown arriva avec le café. Surprise de rencontrer le docteur, elle en renversa sur son tablier.

— Oh... vous en voulez aussi?

Il lui prit les tasses des mains et les posa sur le bureau.

— Non, merci, mon enfant. Je partais. Gardez un œil sur votre infirmière, voulez-vous? Je crois qu'elle fait partie des gens qui. ne pensent qu'au travail et jamais à l'amusement...

Il leur adressa un bref signe de tête et sortit sans bruit.

— Qu'est-ce qu'il a voulu dire? demanda Dora.

— Je n'en ai pas la moindre idée, répondit Samantha d'un ton sec.

Elles burent leur café et se replongèrent dans la rédaction du rapport, oubliant leur visiteur. Mais lorsqu'elles eurent terminé, Dora Brown murmura :

— Il est charmant, n'est-ce pas, Miss? J'avoue qu'il me fait un certain effet!

Samantha prit sa torche, se rendant brusquement compte qu'il lui faisait « un certain effet », à elle aussi. Mais elle se refusa à l'admettre. D'un ton détaché, elle répondit :

— Oui, il n'est pas mal...

Elle surprit le regard plein de pitié de sa compagne. La jeune fille la

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prenait certainement pour une vieille fille endurcie, avec ses vingt-quatre ans!

La semaine suivante, les aide-soignants et le personnel d'entretien de l'hôpital se mirent en grève, demandant une augmentation de salaire. Les choses ne se passèrent pas trop mal, les infirmières se répartissant le travail supplémentaire. Chaque équipe arrivait un peu plus tôt et repartait un peu plus tard, se partageant la vaisselle, le balayage et le ménage. Le matin du troisième jour de grève, le professeur Joshua fit sa ronde un peu plus tôt que de coutume et trouva Samantha en train de laver les tasses du petit-déjeuner. La jeune fille aurait dû quitter l'hôpital depuis deux heures déjà.

— Vous ne devriez plus être là! s'exclama-t-il en pointant sur elle un doigt accusateur. Vous allez vous épuiser, jeune fille. Il faut que je trouve une solution.

Le soir-même, lorsque Samantha arriva un peu plus tôt pour aider à laver la vaisselle du dîner, elle trouva... le Dr ter Ossel à l'évier et le professeur Joshua essuyant les assiettes, et maniant le torchon avec la même dextérité que son scalpel. Ils étaient tous deux en bras de chemise et fumaient la pipe. L'atmosphère de la cuisine, déjà lourde d'odeurs de toasts, de haricots et de lessive, était saturé de fumée.

— Je vous avais promis de trouver une solution, dit Sir Joshua en guise de salutation. Avez-vous pris votre petit déjeuner, au moins, ce matin?

— Oh... j'ai mangé quelque chose en arrivant chez moi.

Le Dr ter Ossel posa sa pipe sur une étagère qui surplombait l'évier et demanda :

— Qu'avez-vous mangé?

— Du thé et des toasts.

— Ce n'est pas suffisant. Vous allez perdre du poids.

Il lui sourit et elle se sentit rougir. Son léger embonpoint était une chose à laquelle elle était sensible. Peut-être la trouvait-il trop grosse?

Elle commença à préparer un chariot avec les boissons du soir.

— Puis-je vous remplacer, maintenant? demanda-t-elle aux deux hommes.

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— Pas question, rétorqua le professeur. En tant qu'homme marié, j'ai l'habitude d'essuyer la vaisselle le soir. Quant à Gilles, qui est célibataire, c'est pour lui une excellente façon de s'initier aux aspects pratiques du mariage!

Il lança son torchon trempé dans un coin de la cuisine et prit celui que Samantha lui tendait.

— Nous serons de nouveau là demain, Miss. Je me suis arrangé avec Miss Grieves.

La jeune fille murmura un remerciement et se rendit dans la salle.

La nuit aurait dû être de tout repos, car il n'y avait pas eu d'opération et six lits étaient vides. Mais il fallut faire bouillir les torchons et nettoyer la cuisine. Elle avait à peine cru Sir Joshua quand il lui avait dit qu'ils seraient de nouveau là le lendemain matin. Mais lorsqu'elle pénétra dans la cuisine pour aider Dora Brown à préparer les thés du petit déjeuner, les deux hommes étaient déjà arrivés. Les chariots étaient prêts, les bouilloires sur le feu, le thé dans les théières. Le Dr ter Ossel beurrait des tartines à une vitesse qui laissa Samantha rêveuse! Ainsi, aidée de Dora Brown, elle put aller refaire les lits, négligés depuis plusieurs jours. Elles furent même en mesure de quitter l'hôpital à l'heure, ayant accompli une partie du travail de l'équipe de jour.

Samantha bâilla, descendit au vestiaire pour prendre son manteau et noua négligemment un foulard sur ses cheveux décoiffés sans même jeter un regard dans le miroir. Elle était fatiguée et surtout affamée. Elle décida d'acheter un peu de bacon en rentrant à l'appartement et de se faire un bon repas avant de laver son uniforme et d'en repasser un autre pour le soir. Elle bâilla de nouveau et faillit s'étrangler de surprise en constatant que le Dr ter Ossel l'attendait sur le trottoir.

— Petit déjeuner! annonça-t-il d'un ton ferme en la poussant dans sa voiture.

Il était déjà monté à ses côtés et avait mis la voiture en marche lorsqu'elle parvint à dire :

— Vous êtes fou! Je veux dire... je rentre à l'appartement, mais il faut que j'achète du bacon. Je...

— Vous êtes trop fatiguée pour faire de la cuisine, trancha-t-il. Et j'aime mon bacon à point. Nous allons prendre notre petit déjeuner

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quelque part, et ensuite vous pourrez rentrer vous coucher.

— C'est impossible! Je ne peux pas sortir comme ça! J'ai encore mon uniforme sous mon manteau, je ne suis pas maquillée, je suis hirsute... et j'ai un tas de lavage et de repassage à faire!

— Le petit déjeuner d'abord! ordonna-t-il de la voix d'un adulte qui essaie de raisonner un enfant capricieux. Nous discuterons du lavage après!

Il se tourna vers elle et la regarda.

— Je vous trouve tout à fait à mon goût telle que vous êtes.

Il avait pris Kingsway, puis l'Aldwych Avenue et s'arrêta soudain devant la façade impressionnante de l'hôtel Waldorf. Il fallut quelques secondes à Samantha pour comprendre qu'il avait bien l'intention de l'emmener déjeuner là.

— Je ne peux entrer dans cette tenue! explosa-t-elle. Vous êtes complètement fou!

Il secoua la tête.

— Je suis seulement affamé, comme vous, je suppose. Ils savent que nous devons venir; vous pourrez entrer sans problème.

Il sourit d'un air très tendre.

— Il se peut que vous ne m'aimiez pas, Samantha, mais cela ne vous empêche pas de me faire confiance, j'espère. Je vous promets que vous ne vous sentirez pas gênée.

Il sortit, et fit le tour de la voiture pour venir lui ouvrir sa portière. Puis il plaça sa main sous son coude et la guida à l'intérieur de l'hôtel.

Elle découvrit qu'il avait raison. Il lui proposa d'aller se recoiffer au vestiaire. Là, avec l'aide de la jeune fille qui s'occupait des lavabos, elle parvint à améliorer considérablement son apparence. Réconfortée, elle rejoignit le docteur le cœur plus léger. Ils prirent leur repas seuls dans un petit salon, sous l'œil paternel d'un maître d'hôtel qui leur servit un petit déjeuner substantiel. Contrairement à ses appréhensions, Samantha se sentit parfaitement à l'aise. En fait, il s'arrangea sans mot dire pour lui donner l'impression qu'elle était séduisante. Elle fit honneur au porridge, aux œufs au bacon et aux toasts à la confiture, tandis que le docteur, mangeant lui aussi à belles dents, entretenait une conversation légère, lui demandant un

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minimum de réponses.

Ils ne se hâtèrent pas; Samantha lui assura qu'elle se sentait maintenant parfaitement réveillée. Mais à peine fut-elle installée dans la confortable voiture qu'elle s'endormit, en marmonnant des remerciements.

Il l'éveilla doucement lorsqu'ils arrivèrent devant l'appartement. Sa première réaction fut de lui demander d'une voix endormie :

— Vous ne m'en voudrez pas, si je ne vous offre pas un café?

— Pas le moins du monde, mais je vous accompagne quand même.

Abrutie par le sommeil, elle comprit à peine ce qu'il dit et le suivit docilement vers le perron. A mi-chemin, le docteur aperçut le vieux M. Cockburn qui les regardait; il s'arrêta, poussant Samantha devant lui avec gentillesse :

— Passez devant, je vous rejoins dans une seconde. Elle hocha la tête. Mais lorsqu'elle atteignit la première marche des escaliers, elle s'assit et se rendormit.

Le docteur pencha sa haute silhouette vers la porte de M. Cockburn et frappa. Aussitôt, le vieil homme ouvrit :

— Monsieur?

Le docteur lui sourit.

— J'espère que vous ne voyez pas d'objection à ce que j'accompagne Miss Fielding jusqu'à son appartement? Elle est épuisée.

— Vous êtes médecin? C'est bien ce que je pensais. Bien sûr, que je n'y vois pas d'objection. Pauvre petite. Je suppose qu'elle n'en peut plus, avec tout ce travail supplémentaire! Vous pouvez monter avec ma bénédiction, docteur.

Samantha ouvrit à peine les yeux lorsqu'il la saisit dans ses bras et commença à gravir les étages. Toutefois, lorsqu'il s'arrêta sur le palier du second pour reprendre sa respiration, elle murmura :

— Je suis trop lourde pour vous...

Il eut un rire rassurant et elle se sentit autorisée à fermer de nouveau les yeux. Arrivé à l'appartement, il la remit sur ses pieds.

— Réveillez-vous, jeune fille! Allez prendre un bain, et au lit!

Samantha cligna des yeux.

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— Non... je dois repasser un uniforme pour ce soir. Elle passa devant lui pour se rendre à la cuisine, mais il lui barra le passage de son long bras et la força à faire demi-tour.

— Un bain et au lit! répéta-t-il. C'est un ordre! Je m'occuperai du repassage.

Même à moitié endormie, elle trouva l'idée si drôle qu'elle éclata de rire.

— Vous ne saurez jamais... Et puis j'ai un tas d'autres choses à faire!

— Oubliez-les. Au lit, Samantha.

Il l'attira vers lui et l'embrassa tendrement sur la joue.

— Dormez bien.

Elle n'avait pas du tout l'intention de lui obéir, mais, sans savoir comment, elle se retrouva en train de se déshabiller, de prendre un bain et de s'enfouir dans son lit. La dernière chose dont elle fut consciente, ce fut l'odeur agréable du coton fraîchement repassé. Le docteur devait s'essayer au repassage! Si elle n'avait pas eu aussi sommeil, elle en aurait ri de nouveau.

Lorsqu'elle se leva, parfaitement reposée, elle découvrit qu'il n'avait pas seulement fait le repassage! La pièce était rangée, la table mise pour le dîner, les pommes de terre pelées et placées dans une casserole sur le feu. Le plateau du thé était également prêt.

Quand ses amies arrivèrent, très tard et épuisées, elles n'en crurent pas leurs yeux. Et lorsque Samantha tenta de leur expliquer ce qui s'était passé, elles n'en crurent pas non plus leurs oreilles! La jeune fille se dit qu'elle aurait dû se sentir flattée de leur étonnement et de leur curiosité. Elles la chargèrent d'un flot de messages de gratitude à transmettre au docteur quand elle le reverrait — ce qui, elles en étaient absolument sûres, ne saurait tarder...

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3.

Ce soir-là, lorsque Samantha reprit son service, le Dr ter Ossel n'était pas là. Sir Joshua se trouvait à la cuisine, mais il était aidé cette fois-ci de son assistant, le chirurgien Jack Mitchell. Celui-ci lavait les plats avec une telle mauvaise grâce que la jeune fille se sentit obligée d'offrir son aide.

— Il n'a pas pris le coup, expliqua le professeur. Il a besoin de faire de gros progrès, s'il veut faire un mari convenable! A côté de lui, Gilles fait figure d'expert en vaisselle!

Il se mit à sécher une poignée de fourchettes.

— Avez-vous pris un bon petit déjeuner?

— Oui, merci. Mais j'étais si fatiguée que je ne l'ai pas apprécié à sa juste valeur. Le Dr ter Ossel a été d'une gentillesse extraordinaire... Je ne l'ai même pas remercié correctement. Je pensais...

Sir Joshua saisit la perche qu'elle lui tendait.

— Il est à Birmingham ou à Manchester, je ne sais plus. Pour un congrès ou quelque chose dans ce genre.

Se comportant comme en salle d'opération, il jeta son torchon mouillé dans un coin de la cuisine et tendit la main pour en avoir un propre. Samantha le lui donna, finit de préparer son chariot et alla chercher le rapport. La surveillante était de repos; c'était Margaret, une amie à elle, qui devait le lui donner. Margaret était une fille tranquille dont la seule ambition était de devenir infirmière-chef. Samantha la découvrit en train de remplir scrupuleusement des formulaires. Elle s'assit de l'autre côté du bureau et demanda :

— Margaret, tu ne penses pas à te marier? La jeune fille leva la tête, surprise.

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— Moi? Pas particulièrement. Pourquoi? Tu y penses, toi?

— Eh bien... je trouve que ça ne serait pas mal... répondit lentement Samantha.

Comme une jeune fille peut perdre facilement la tête, simplement parce qu'un homme agréable l'a invitée à prendre son petit déjeuner en sa compagnie dans un hôtel de luxe... Et pourtant il ne lui plaisait pas. Elle contempla rêveusement ses mains sans les voir. Mais ne lui plaisait-il vraiment pas? Après tout...

— Écoute, mon petit canard, commenta Margaret en refermant vivement un tiroir sur ses dossiers, si tu en es là, n'hésite pas, parce que tu n'as rien d'une séductrice, mais tu es plutôt pas mal!

Samantha lui jeta un bref coup d'œil et reprit, d'un ton qu'elle voulait désinvolte :

— Oh, je ne pense à personne en particulier. Je me posais simplement la question. Je ne suis pas dévorée d'ambition comme toi, Margaret!

Son amie la regarda avec une certaine considération.

— Pourtant, tu fais très bien ton travail.

Elle ouvrit les registres contenant les observations sur les malades.

— Quand nous en aurons terminé avec le rapport, je resterai encore un peu. Il y a un tas de paperasses à faire, je t'en déchargerai. Il paraît que la grève doit se terminer dans quelques jours. Heureusement, je ne peux plus supporter d'avoir à laver et à repasser mes uniformes, et je n'ai plus un seul tablier propre.

Elle décocha à Samantha, impeccable dans son uniforme fraîchement repassé, un regard admiratif.

— Toi, par contre, tu as l'air de bien t'en sortir. C'est presque du travail de professionnel!

La jeune fille baissa les yeux sur sa blouse, légèrement rougissante. Le docteur s'était très bien débrouillé. Il avait dû se donner un mal terrible!

— Hé! s'exclama Margaret. Redescends de tes nuages! Le rapport est dense, ce soir : on a eu une urgence, une femme qui a été frappée à coups de poignard. La police a passé la journée ici pour prendre sa déclaration. La fille s'en sortira, mais elle a besoin de sédatifs. C'est

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un numéro! Ensuite, dans la salle A, Mme Jeffs...

Elles s'absorbèrent dans la lecture du rapport. Effectivement, la nuit ne fut pas facile. Les malades étaient agitées. Dora Brown renversa une poubelle dans les escaliers, ce qui fit un bruit du tonnerre et réveilla tout le monde. Il fallut distribuer du thé ou du lait chaud, tapoter les oreillers... Juste au moment où tout le monde commençait à se rendormir, la jeune victime de l'agression s'éveilla et se mit à crier qu'elle voulait rentrer chez elle. Samantha lui administra un sédatif, mais il fallut de nouveau calmer les autres. La jeune infirmière ne put même pas prendre son repas tranquille : elle fut interrompue au beau milieu par un coup de téléphone de Dora Brown, qui l'appelait pour une urgence. Mme Jeffs ne se sentait pas bien. Samantha revint en courant à la salle et diagnostiqua une embolie pulmonaire. Elle fit appeler le médecin de garde et donna de l'oxygène à la malade. Dora dut la veiller le restant de la nuit, tricotant à son chevet, tandis que Samantha se chargeait de tout le reste.

Très tôt, à l'aube, elle commença les toilettes. Comme elle lavait le visage de Klara Boot, la vieille dame murmura :

— Nuit... pas bonne.

— Épouvantable! confirma la jeune fille, oubliant que l'anglais de sa malade était très rudimentaire. Mais vous avez fait semblant de dormir pour ne pas nous déranger! Vous êtes un amour, Klara!

Et, avant de s'éloigner, elle lui adressa un sourire chaleureux.

Lorsqu'elle revint à la cuisine, elle fut stupéfaite d'y trouver le Dr ter Ossel, en compagnie du professeur Joshua. Elle lui adressa un bonjour interrogatif, comme si elle doutait de le voir là. Mettant un peu de lait à chauffer pour Klara Boot, elle balbutia :

— Je ne pensais pas... ou plutôt, je croyais que vous étiez à Birmingham!

— J'y étais, jeune fille. Mais c'est à moins de deux heures d'ici et je ne voulais pas manquer mon petit déjeuner.

Il avait dit cela avec un tel sérieux qu'elle ne sut que répondre. Par bonheur, le lait était chaud et elle put s'esquiver. Par la suite, elle fit en sorte de ne pas revenir à la cuisine. Quelle horreur, s'il pensait qu'elle cherchait à être invitée de nouveau!

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Le rapport lui prit un peu plus de temps que d'habitude, à cause de l'embolie de Mme Jeffs. Elle salua Margaret, fit un signe de la main aux malades qui la regardaient partir et descendit l'escalier pour sortir. Elle atteignait la dernière marche lorsque Gilles ter Ossel surgit devant elle.

— Je serai devant l'entrée, Samantha. Dépêchez-vous, je meurs de faim, dit-il calmement.

— Mais... vous ne voulez tout de même pas que je retourne prendre mon petit déjeuner avec vous? demanda-t-elle, consciente du ridicule de sa question.

Il fut assez aimable pour ne pas le relever.

— J'ai besoin de votre avis, expliqua-t-il. Elle répéta platement :

— De mon avis?

— Oui, au sujet de Klara. Nous en parlerons en mangeant.

— Euh... à vrai dire...

Elle hésita, cherchant des mots pour exprimer clairement sa pensée.

— ... Vous pourriez me le demander maintenant. Vous n'êtes pas obligé pour cela de m'emmener au restaurant!

— Je ne m'y sens pas obligé. Je m'accorde un plaisir, c'est tout.

Il n'y avait rien à répliquer à un tel argument.

Samantha avait souvent entendu dire que lorsqu'une chose se répétait, elle n'était jamais aussi agréable que la première fois. Le petit déjeuner avec le Dr ter Ossel était donc une exception à la règle. Elle se sentait moins fatiguée que la veille, et l'aimable maître d'hôtel la mit à l'aise. En outre, son compagnon la distrayait agréablement par une discussion légère qui ne la forçait pas à se concentrer.

Elle avala tout avec un solide appétit. Le docteur n'aborda la question de Klara Boot qu'au moment de leur dernière tasse de café.

— Au fait, votre avis, Samantha. Klara a besoin d'un manteau neuf, et aussi d'un chapeau. Elle doit quitter Saint-Clément dans un jour ou deux; ce sera l'occasion rêvée pour les lui offrir. Il lui faudrait peut-être une robe, également. Qu'en pensez-vous?

— C'est une idée magnifique. Connaissez-vous sa taille?

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— Non, c'est précisément pour cela que j'ai besoin de votre aide.

— Vous voulez dire que je dois prendre ses mesures? Oui, je le ferai volontiers.

Elle posa sa tasse.

— Seriez-vous assez aimable pour acheter ces vêtements pour moi?

Elle hocha la tête.

— J'en serai très heureuse. Vous n'aurez qu'à me dire quelle somme vous voulez mettre. Je serai de repos après-demain soir. Je m'en occuperai à ce moment-là.

— Splendide. Je vous prendrai devant l'appartement?

Elle éprouva une sensation délicieuse, cette proposition l'enchantait; néanmoins, elle rétorqua avec une certaine raideur :

— Ce n'est pas la peine. Je peux très bien... Il lui tendit sa tasse et elle la lui emplit.

— Vous êtes vraiment très indépendante, n'est-ce pas? Je comprends tout à fait que vous ne m'aimiez pas. Mais ce que je vous propose est une expédition dans les magasins, rien de plus. Un complément à vos devoirs d'infirmière, en quelque sorte. Soudain, Samantha comprit qu'une mise au point devenait indispensable. Elle prit une profonde inspiration et se lança, parlant très vite de peur de revenir sur sa décision :

— Vous ne me déplaisez plus du tout, je vous l'assure. Vous êtes arrogant, un peu cavalier et... vous vous moquez de moi, mais vous vous êtes montré particulièrement aimable.

Elle leva les yeux du dessin qu'elle traçait sur la nappe du bout de sa fourchette; il la regardait avec, dans les yeux, un éclat qui la déconcerta. Mais elle continua d'une voix ferme :

— Vous avez été merveilleux, en nous aidant à Saint-Clément alors que vous n'y travaillez même pas. Et vous avez fait tout le ménage de l'appartement, vous avez repassé mon uniforme...

— Vous allez me faire rougir, Samantha. Cela m'a amusé. Et je suis heureux de savoir qu'une belle amitié peut enfin s'établir entre nous. Donc vous êtes libre après-demain?

Elle ne lui répondit pas tout de suite, tracassée par cette « belle amitié » dont il avait parlé. Peut-être plaisantait-il...

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— Oui, je suis libre après-demain.

— Bien. Est-ce que 10 heures vous conviennent? Vous viendrez avec toutes les « informations » nécessaires concernant Klara, naturellement.

Elle acquiesça et se sentit transportée de joie lorsqu'il ajouta :

— Vous savez, je pensais vraiment ce que je vous ai dit à propos de notre amitié. Après tout, un homme peut toujours avoir besoin d'une bonne infirmière!

Elle rit de sa plaisanterie et lui suggéra d'une voix timide qu'il était grand temps pour elle de rentrer à l'appartement. Cette fois-ci, il ne monta pas avec elle. Malgré sa fatigue, Samantha ne s'endormit pas tout de suite. Elle se posait mille questions à propos de Gilles : il ne semblait pas beaucoup travailler. Elle savait qu'il retournait fréquemment en Hollande, mais pourquoi passait-il la plus grande partie de son temps à Londres? Et pourquoi Klara était-elle avec lui?

Le surlendemain, lorsqu'ils se retrouvèrent, le temps était morne et gris. Pourtant Samantha se sentait pleine d'entrain, malgré une nuit difficile et la précipitation avec laquelle elle avait dû passer à l'appartement pour prendre un bain et se changer. Elle avait dû mettre son imperméable, mais l'avait égayé avec un joli foulard coloré qui rehaussait son teint. Elle portait ses meilleurs gants et son sac le plus élégant, ainsi que de hautes bottes de cuir. Elle avait également choisi sa robe de laine la plus habillée, celle qu'elle réservait aux grandes occasions, dans le secret espoir que le Dr ter Ossel l'inviterait à déjeuner.

— Oxford Street? Bond Street? lui demanda-t-il dès qu'elle fut installée dans sa voiture. A vous de décider.

Il ne lui avait toujours pas dit quelle somme il comptait dépenser et elle lui proposa timidement un magasin situé dans un quartier moins chic. Mais il insista.

— Je préférerais Fortnum et Mason's. Allons-y tout de suite. Si nous ne trouvons rien nous pourrons toujours nous rabattre sur Harrods.

— Ce sont des magasins beaucoup plus chers. J'ignorais...

— Excusez-moi, j'ai oublié de vous donner des précisions. Klara n'a

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rien d'un mannequin, mais je voudrais tout de même lui offrir quelque chose de qualité. Disons autour de cent livres...

Elle se tourna vers lui, les yeux écarquillés. Mais il présentait un profil imperturbable.

— C'est une somme très importante! s'exclama-t-elle. Beaucoup de femmes dépensent moins en une année!

Elle constata avec amusement qu'il semblait sincèrement surpris. Peut-être était-il très riche et ne se souciait-il pas de pareils détails... Elle n'y avait pas beaucoup réfléchi jusqu'alors et cette idée la mit mal à l'aise. Elle n'avait rien contre les gens aisés, cela devait être une condition bien agréable. Mais il risquait de penser qu'elle avait changé d'attitude envers lui à cause de sa fortune! Il fallait mettre les choses au point sans plus tarder.

— Je voudrais vous dire...

Elle hésita, regrettant de s'être lancée dans une entreprise aussi difficile. Il lui jeta un coup d’œil amusé.

— Je me doute de ce que vous voulez me dire, jeune fille.

Elle n'osa pas le regarder.

— Cela ne m'étonne pas. D'autres femmes ont déjà dû vous faire la même remarque.

II éclata de rire.

— Non, jamais! Vous me direz si je me trompe : vous venez de vous rendre compte que je dispose d'une certaine fortune, et vous craignez que je mette votre revirement de l'autre jour sur le compte de cette découverte. Est-ce exact?

— Comment le savez-vous? demanda Samantha, déconcertée.

— Je suis très observateur, petite Sam. En outre, vos sentiments se lisent sur votre visage. Croyez-vous vraiment que je puisse vous prendre pour une... croqueuse de diamants? Voyons, c'est ridicule!

Elle s'énerva aussitôt.

— Inutile d'insister! Je sais très bien que je ne suis pas assez jolie pour jouer ce rôle!

Elle étouffait de rage. Dans un pareil moment, elle aurait tant voulu être merveilleusement belle, élégante et amusante... Il se contenta de lui lancer un regard moqueur et se gara sans mot dire.

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Elle le suivit au premier étage de Fortnum and Mason's, et, un court instant, oublia le but de sa visite, choisissant mentalement les vêtements qui lui plaisaient le plus. Mais une vendeuse extrêmement chic s'approcha d'eux et demanda au docteur ce que son épouse souhaitait, ce qui la ramena sur terre. Un peu rouge, elle expliqua pourquoi ils se trouvaient là. Le docteur s'installa sur une chaise, fort à l'aise, tandis qu'elle passait en revue les articles que la vendeuse lui présentait. Elle fixa son choix sur un manteau de tweed confortable, et une robe assortie. Ensuite elle vint montrer ses trouvailles au docteur et lui en indiqua le prix, qui lui semblait exorbitant, mais qu'il accepta sans sourciller.

— Voulez-vous compléter l'ensemble par un chapeau? lui demanda-t-elle froidement, n'oubliant pas sa remarque vexante ni son regard moqueur à propos des croqueuses de diamants.

— Bien sûr, belle enfant. Choisissons-le ensemble.

Ils flânèrent dans le rayon, escortés par une autre vendeuse. Soudain, il s'arrêta devant une petite toque de plumes à l'air espiègle.

— Celui-ci me plaît beaucoup...

— Voyons, pas pour Klara! s'exclama-t-elle.

Il la regarda fixement, une lueur d'amusement dans les yeux.

— Pour vous, Sam!

Elle se sentit de nouveau blessée, souffrant de ne pas se sentir assez belle pour porter une telle coiffure. Mais il ajouta gentiment :

— Il irait bien avec vos longs cheveux...

Elle se ressaisit, se disant qu'elle ferait mieux de penser aux emplettes qu'elle devait faire pour Klara. Finalement, elle choisit un modèle convenant à une femme d'un certain âge, en velours.

Ils prirent un café. Puis, son compagnon, oubliant vraisemblablement qu'elle n'avait pas dormi, lui proposa de marcher un peu dans le quartier.

— Peut-être trouverons-nous un autre petit cadeau pour Klara...

II avait dit cela avec une telle douceur qu'elle n'eut pas le cœur de refuser. Ils rangèrent leurs achats dans le coffre de la Rolls, puis se mirent à flâner sous la bruine, sans but précis. Le docteur

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commença à parler de lui, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Samantha apprit avec un intérêt croissant qu'il avait une grand-mère charmante, qu'il l'aimait beaucoup, et que ses deux jeunes frères vivaient au Canada. II lui expliqua encore qu'il avait une clientèle importante, clientèle qu'il avait laissée entre les mains d'un vieil ami pour pouvoir régler des affaires à Londres.

— Une maison, précisa-t-il. Celle où Klara a été accidentée. Une de mes tantes, ma marraine, était anglaise. Elle me l'a laissée à sa mort, récemment. Il m'a paru amusant d'amener Klara avec moi : elle n'avait jamais quitté la Hollande et rêvait de voir l'intérieur d'une maison anglaise. Mais je n'aurais jamais dû la laisser seule, même dix minutes. Je m'en veux énormément.

— Il ne faut pas, répliqua-t-elle avec chaleur. Vous l'aviez bien prévenue qu'elle ne devait toucher à rien. Où étiez-vous?

— Oh, c'est une histoire complètement loufoque. Nous étions arrivés depuis une demi-heure à peine lorsqu'on m'a téléphoné. Un de mes bons amis venait d'avoir un accident et insistait pour que je vienne à son chevet. Il se trouvait à l'hôpital Saint-Clément, dans les Midlands. J'en ai parlé à Klara et je suis parti. Je suis resté quelques heures près de lui. Lorsque je suis rentré, elle avait disparu. On m'a prévenu qu'elle se trouvait à l'hôpital Saint-Clément, mais celui de Londres! Elle s'était souvenu du nom, ignorant que l'hôpital où je m'étais rendu ne se trouvait pas dans la même région! Il s'interrompit et la regarda.

— Mais comment savez-vous que je lui avais dit de ne toucher à rien? Elle ne parle pas anglais et je doute qu'elle vous ait déjà appris le néerlandais!

Samantha sourit.

— Vous seriez surpris des conversations que nous arrivons à tenir ensemble. Je passe beaucoup de temps avec elle, vous savez : pour soigner ses mains, et une foule d'autres choses. Il faut tout faire pour elle. J'ai réussi à saisir quelques mots et elle en a appris certains. Voilà...

Elle se demanda pourquoi il avait l'air si heureux. Ils arrivaient à l'angle de Piccadilly Circus. Elle frissonna : la fatigue la rendait sensible au froid. Si elle avait été raisonnable, elle lui aurait rappelé qu'elle n'avait pas dormi et qu'elle devait rentrer. Mais pour une fois

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elle n'avait aucune envie de se montrer raisonnable : elle voulait apprendre le plus de choses possibles sur lui, pendant qu'il était de si bonne humeur. Elle se dit qu'il devait se sentir un peu seul à Londres et qu'il éprouvait le besoin de parler à quelqu'un.

Elle soupira de bonheur, sans même s'en rendre compte, et il baissa les yeux vers elle, lui proposant d'une voix tendre :

— Que diriez-vous d'aller déjeuner? Je...

II s'interrompit brusquement, les yeux fixés sur la place, fronçant les sourcils.

— Que signifie toute cette agitation?

Samantha regarda à son tour, un peu déçue de le voir si vite oublier leur déjeuner. Mais effectivement un vent de panique semblait souffler de l'autre côté de Piccadilly : on entendait des cris, des gens agitaient les bras, les sifflets de la police dominaient le vacarme. La circulation était arrêtée et un monstrueux embouteillage commençait à se former. Certaines personnes se mirent à courir. Des cars de police arrivaient de tous côtés. Samantha, debout sur la pointe des pieds, s'exclama :

— Regardez, les gens descendent des bus!

Dans un geste impulsif, elle saisit le bras de son compagnon et il posa sa main sur la sienne dans un mouvement rassurant.

— Ils quittent les taxis, aussi! ajouta-t-elle, intriguée. Le docteur grommela quelque chose. Il arrêta un petit homme qui passait près d'eux au pas de course,

— Que se passe-t-il? L'homme essaya de se dégager.

— Une bombe! s'écria-t-il. Là-bas! Elle va exploser d'une minute à l'autre! Laissez-moi partir!

Le docteur le relâcha immédiatement et passa un bras autour de sa compagne.

— Repartons d'où nous venons, ordonna-t-il d'un ton calme.

Ils firent demi-tour. Ils avaient à peine franchi cent mètres lorsque le monde sembla exploser derrière eux. Samantha eut une envie folle de crier, mais le docteur ne lui en laissa pas le temps. Il la poussa avec rudesse contre un mur et se plaqua sur elle de tout son poids, lui coupant la respiration mais la protégeant complètement.

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Pendant quelques secondes elle resta immobile, trop effrayée pour bouger, le visage caché dans son manteau. Elle entendait battre son cœur. Son oreille entraînée nota que ses battements étaient à peine plus rapides que la normale. Mais bientôt le vacarme environnant fut tel, qu'elle oublia le cœur du Dr ter Ossel pour prêter attention aux cris, au bruit des murs qui s'effondraient, aux vitres cassées. A l'arrière-plan, elle distingua le klaxon d'ambulances et de voitures de pompiers.

Elle découvrit qu'elle avait la bouche sèche. Toujours serrée contre lui, elle parvint à murmurer faiblement :

— Oh, Gilles...

En prononçant, son prénom, elle se rendit compte trop tard de son audace. La pression de ses bras se fit imperceptiblement plus forte.

— Ça va, Sam? Désolé de vous écraser ainsi!

Il s'écarta un peu, la tenant toujours dans ses bras et la regarda avec attention. Elle songea qu'elle devait avoir l'air terrorisé, mais il ne fit aucune remarque.

— Et vous, ça va? demanda-t-elle. Il hocha la tête.

— Si vous vous sentez encore assez de force pour cela, nous pourrions peut-être donner un coup de main. Venez.

Il lui prit la main et l'entraîna avec difficulté vers Piccadilly. Des gens affolés couraient en tous sens, dans une véritable débandade. D'autres restaient, immobiles, contemplant le désastre, trop choqués pour bouger. L'explosion avait soufflé toutes les vitres du quartier, mais les plus gros dégâts se situaient incontestablement de l'autre côté de la place, près de la statue. Ils longèrent des magasins éventrés et se faufilèrent à travers les voitures immobilisées en direction de Coventry Street. Par bonheur, les plus grands immeubles n'avaient pas bougés. Par contre, de nombreuses voitures avaient été endommagées et un bus gisait, renversé sur te côté. Il était plein au moment de l'explosion et les passagers n'avaient pas pu sortir à temps. La police se trouvait déjà sur les lieux, aidant les blessés à se dégager. Ne perdant pas un instant, le Dr ter Ossel tapa sur l'épaule d'un officier.

— Cette jeune femme est infirmière et je suis médecin. Pouvons-nous vous aider?

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L'homme hocha la tête et désigna du menton la demi-douzaine de victimes déjà alignées contre un mur. Le docteur pressa la main de Samantha pour l'encourager.

— Allons-y, dit-il.

Les blessés étaient nombreux. Au bout d'un moment, la jeune fille ne sut plus combien de visages elle avait nettoyés, combien de bras ou de jambes cassés elle avait immobilisés, tandis que le docteur improvisait des attelles avec des moyens de fortune. Les ambulances ne pouvaient avancer, gênées par les embouteillages. Samantha n'avait aucune idée de l'heure lorsque le docteur lui dit enfin :

— Voilà. Les ambulanciers sont ici, ils n'ont plus besoin de nous. Partons.

La jeune fille avait conscience d'une seule chose : elle avait mal partout, ses yeux ta brûlaient et elle souffrait d'une atroce migraine. A genoux près d'un petit garçon à l'épaule déboîtée, elle se mit péniblement debout et reprit la main de son compagnon, comme une enfant. Il l'entraîna de nouveau parmi la foule. Le chemin lui parut très long jusqu'à la voiture. C'était mieux ainsi, se dit-elle dans un brouillard, de cette façon elle n'a pas été endommagée. Il l'installa sur son siège et se mit au volant.

— Nous étions sur le point d'aller déjeuner, dit-il d'un ton lugubre, mais je pense qu'à présent vous avez surtout besoin de dormir.

Samantha hocha la tête sans rien dire. Il avait raison. Mais malgré son épuisement elle se sentait une faim de loup. En arrivant à l'appartement elle se ferait du thé et mangerait quelques biscuits. Jetant un coup d'œil à sa montre, elle constata, stupéfaite, qu'il était plus de 2 heures de l'après-midi. L'incident lui avait semblé durer quelques minutes...

Il leur fallut un certain temps pour regagner l'appartement, car ils durent faire un large détour. Elle batailla un moment avec sa ceinture de sécurité, jusqu'à ce que le docteur la lui défasse lui-même. Puis il lui ordonna :

— Ne bougez pas.

Il alla frapper à la vitre de M. Cockburn, à qui il parla quelques secondes. Puis il revint et passa un bras autour d'elle pour l'aider à gravir les escaliers. Elle en fut heureuse, car elle se sentait incapable de monter.

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Arrivé devant la porte il lui prit son sac, en sortit la clé, ouvrit, puis la poussa gentiment dans le vestibule.

— Je reviens dans dix minutes, dit-il avec une calme autorité. Je veux qu'à mon retour vous soyez déshabillée et au lit, compris? Ordre du médecin!

Elle hocha faiblement la tête, se sentant trop épuisée pour discuter. Elle avait tellement rêvé de son lit quelques heures plus tôt! Lorsqu'il fut sorti, elle se déshabilla lentement, rangeant ses vêtements avec plus de soin que d'habitude. Elle venait de se coucher lorsqu'elle l'entendit revenir. Il alla droit à la cuisine. Elle l'entendit remplir la bouilloire, et remuer des casseroles sur la cuisinière. Il semblait destiné à tenir la maison pour elle! se dit-elle rêveusement avant de fermer les yeux.

— Non, ne vous endormez pas! commanda-t-il d'un ton brusque. Buvez d'abord ceci.

C'était un grand bol de thé parfumé, juste assez fort, doux et sucré. Elle le but lentement et venait de terminer quand il revint, portant une assiette remplie d'un potage fumant et une cuillère.

— Maintenant, ceci!

Le potage était délicieux. Samantha n'en laissa pas une goutte, remarquant qu'elle n'avait jamais rien mangé d'aussi savoureux.

— Je n'en suis pas surpris, expliqua-t-il d'une voix laconique. Je l'ai corsé au brandy!

Elle le regarda, ébahie.

— Du brandy? Mais nous n'en avons pas!

— Moi, j'en ai.

Il lui prit l'assiette des mains, s'assit sur le bord du lit et lui saisit le pouls, scrutant son visage d'un air professionnel.

— Voilà qui est mieux. Vous ressemblez de nouveau à l'indomptable infirmière Fielding! Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je ne vous trouvais pas séduisante, tout à l'heure, avec votre visage défait, tombant de sommeil, mais travaillant comme une Troyenne au milieu des décombres!

Il se pencha vers elle et l'embrassa avec douceur.

— Vous me plaisez beaucoup, avec vos cheveux sur les épaules. A

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présent, dormez.

Elle ne l'entendit pas quitter la pièce, dormit d'un trait et ne s'éveilla même pas lorsque ses amies, tour à tour, puis toutes ensembles, vinrent voir comment elle allait. Constatant que rien ne pouvait la tirer de son sommeil, elles retournèrent au salon admirer de nouveau la bouteille de brandy, plusieurs boîtes d'un coûteux potage, le poulet frit, les sacs débordant de pommes, d'oranges et de raisin qui se trouvaient sur la table. Des dons du ciel, probablement!

Le docteur passa à l'appartement le lendemain matin, alors que Samantha errait encore dans le salon, ne parvenant à se décider à s'habiller. Il l'examina attentivement et déclara :

— J'ai pensé qu'il valait mieux que je vienne prendre de vos nouvelles. Je me sens responsable de ce qui s'est passé hier. Vous ne vous seriez jamais trouvée dans ce quartier si je ne vous y avais entraînée...

Elle se sentit piquée au vif par cette remarque : de toute évidence, il jugeait impossible qu'elle fasse d'elle-même des courses dans les magasins chics... Mais elle ne répondit pas, et se contenta de le remercier pour tout ce qu'il avait fait.

Il plongea ses yeux gris dans les siens.

— Vous m'avez appelé Gilles, vous en souvenez-vous?

Si elle s'en souvenait! Elle hocha la tête.

— Oui... Tout était si inattendu. J'ai prononcé votre prénom sans y penser.

— Quel dommage! commenta-t-il. Moi qui croyais que vous l'avez fait sciemment! Mais ne pouvez-vous m'appeler ainsi, maintenant que nous sommes amis?

Elle acquiesça. Il lui déclara alors d'un ton détaché qu'il rentrait en Hollande le lendemain.

— Vous partez? Et Mme Boot? Vous accompagne-t-elle? Vous avez donc réglé vos affaires à Londres? Vous ne reviendrez plus?

Il prit son temps pour répondre.

— Je vis en Hollande, et j'y travaille — la plupart du temps, du moins. En ce qui concerne mes affaires, cela prendra du temps. Je crois qu'il me faut attendre. La partie adverse n'est pas tout à fait de

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mon avis.

Il la regarda d'une manière étrangement fixe.

— Mais je ne doute pas qu'avec le temps, elle se rende à mes arguments.

Un lent sourire se dessina sur ses lèvres. Samantha n'avait aucune idée de ce qu'il voulait dire. En outre, la déception l'empêchait de répondre. « Ça t'apprendra, ma fille. Il ne fallait pas te faire des idées », se dit-elle. Elle continuait à le regarder. C'était comme si elle le voyait pour la première fois. Et soudain, elle découvrit qu'elle l'aimait... Cette révélation lui donna un choc, et elle tenta tant bien que mal d'endiguer ses sentiments.

— Eh bien j'espère que tout se terminera au mieux pour vous, déclara-t-elle d'une voix faible. Pardonnez-moi de ne pas vous retenir plus longtemps. J'ai une foule de choses à faire.

Elle lui tendit une main qui tremblait légèrement, et il la serra dans la sienne.

— Au revoir, Dr ter Ossel.

— Gilles, corrigea-t-il.

— Au revoir, Gilles.

Elle se força à sourire et l'accompagna jusqu'à la porte. Elle y resta appuyée un moment, écoutant le bruit de ses pas décroître dans l'escalier. Lorsqu'elle n'entendit plus rien elle alla s'habiller dans sa chambre, sanglotant de toute son âme.

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4.

Une semaine plus tard, la grève prit fin, et Samantha se vit accorder un congé imprévu. Néanmoins elle rendit visite à Klara Boot, espérant rencontrer Gilles ter Ossel. En vain. Elle fit essayer à la vieille dame les vêtements qu'ils avaient choisis pour elle; celle-ci, émue de tant de gentillesse, lui adressa un long sourire affectueux et serra ses mains dans les siennes, encore couvertes de pansements. Elle devait partir le lendemain, mais Samantha ne parvint pas à savoir si elle rentrait en Hollande ou si elle restait en Angleterre. De toute façon, se dit tristement la jeune fille, quelle importance? Cet épisode de sa vie était clos, et plus tôt elle se déciderait à l'admettre, mieux ce serait. Elle espérait pouvoir oublier Gilles le plus vite possible, mais elle en doutait; curieusement, il lui semblait tenir d'autant plus à lui qu'il lui avait déplu au premier abord. Le cœur lourd, elle embrassa la joue parcheminée de Klara, puis rentra à l'appartement où elle passa le reste de la journée à faire des rangements tout à fait superflus.

Lorsqu'elle reprit son travail, on l'avait affectée au service des clients privés. Elle fut loin d'être ravie de cette nomination, car les clients privés avaient chacun leur chambre, ce qui représentait un surcroît d'activité. Ils se montraient en outre très exigeants, appelant sans cesse les infirmières, souvent pour des futilités. Heureusement, ce poste était temporaire : on lui offrait une place d'infirmière-chef de nuit au service de chirurgie, elle n'avait plus qu'à confirmer sa candidature. Elle n'aimait pas travailler la nuit, mais le salaire d'une infirmière-chef était supérieur à celui d'une simple infirmière. Si elle acceptait, elle pourrait se rendre plus souvent chez ses grands-parents, et les aider d'une manière plus

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substantielle. Elle savait qu'elle aurait dû se montrer ravie de cette proposition d'avancement, mais ce n'était pas le cas : elle ne pensait qu'à Gilles, et rien d'autre ne comptait pour elle.

En attendant, et pour deux ou trois semaines, elle devait travailler de jour. Un après-midi, la surveillante l'appela :

— Une admission pour vous, Miss. Une hépatite infectieuse aiguë. Vous vous en occuperez personnellement. Le Dr Duggan, un des administrateurs de l'hôpital, comme vous le savez, est le médecin personnel de la famille dans laquelle cette jeune fille se trouvait. Elle prendra la chambre dix. Miss Manners vous aidera à préparer les lieux.

Samantha alla aussitôt rejoindre Liz Manners, qui était en train de faire le lit de l'arrivante.

— Je suis heureuse de te voir, mon petit canard, la salua celle-ci. En ce moment, nous avons les malades les plus difficiles de la terre. Ils sont couchés au milieu de leurs gerbes de fleurs, de leurs bouteilles de Champagne et de leurs chocolats fins et ne pensent qu'à se plaindre... J'espère pour toi que la nouvelle venue sera un peu plus aimable!

Tapotant de moelleux oreillers, elle jeta un coup d'œil à son amie.

— Qu'est-ce qui ne va pas, Sam? Tu as l'air fatiguée. C'est le travail de nuit?

La jeune fille fit non de la tête et contourna le lit pour aller border les draps de l'autre côté.

— J'ai entendu dire que tu allais être nommée infirmière-chef de nuit en chirurgie? reprit Liz. Ta carrière est bien amorcée!

— Tu sais, Liz, je n'ai pas l'intention de rester infirmière ma vie entière...

— Marie-toi, comme moi! Dans un mois ou deux, je dirai adieu à tout cela.

Samantha n'était pas d'une nature envieuse. Cependant, elle aurait aimé être, comme Liz, séduisante, fille de médecin et entourée de jeunes docteurs... Elle préféra changer de sujet.

— Sais-tu pourquoi on m'a affectée à ce service? Êtes-vous surchargés, en ce moment?

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Liz haussa les épaules.

— Pas particulièrement. Et je me demande pourquoi la vieille Perkins t'a attribué personnellement la nouvelle malade. Il doit y avoir une raison... Bien. Je vais faire le rapport. Nous prendrons une tasse de café un peu plus tard.

Samantha était en train de faire le tour des chambres, demandant aux malades s'ils avaient apprécié leur dîner, lorsqu'on la prévint que sa patiente arrivait. C'était une jeune fille aux longs cheveux blonds, très jolie malgré le teint jaune que lui donnait sa maladie. Samantha l'installa dans son lit, pleine d'attentions, puis se tourna vers la personne qui l'avait accompagnée. Il s'agissait d'une dame d'un certain âge, aux cheveux gris, encore séduisante. Elle se présenta sous le nom de Mme Devenish.

— Je ne suis pas une parente d'Antonia, expliqua-t-elle.

Cette jeune fille est tombée malade alors qu'elle effectuait un séjour chez moi. Le Dr Duggan m'a conseillé de la faire hospitaliser.

Samantha s'installa au bureau de la surveillante et demanda quelques détails sur la nouvelle venue. Elle apprit qu'elle se nommait Antonia van Duyren, qu'elle était hollandaise, avait dix-huit ans et vivait normalement à Dokkum, dans la Frise, avec sa mère.

— C'est la sœur de mon gendre, expliqua Mme Devenish. Je lui ai téléphoné, il viendra dès que sa clientèle le lui permettra.

Lorsque Samantha eut tout noté de sa large écriture, la femme demanda si elle pouvait retourner dans la chambre d'Antonia pour ranger ses affaires.

— Je sais que les infirmières ont autre chose à faire, ajouta-t-elle. Pourrai-je revenir demain?

— Bien sûr, madame, répondit Samantha, séduite par cette femme agréable. Les clients privés peuvent recevoir des visites toute la journée.

Un peu plus tard, elle retourna à la chambre dix. Mme Devenish était partie, et sa patiente était en larmes.

— Qu'y a-t-il? demanda-t-elle gentiment.

— Je suis une véritable horreur! s'exclama la jeune fille dans un anglais excellent.

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Samantha la considéra longuement.

— Vous êtes si jolie que même une jaunisse ne peut vous enlaidir, dit-elle d'un ton encourageant. Je vais vous rafraîchir le visage et les mains et vous vous sentirez beaucoup mieux.

Elle s'affaira, armée d'une bassine d'eau et de serviettes de toilette.

— Là... Je vais vous coiffer et vous installer confortablement contre vos oreillers. Si vous vous sentez de mauvaise humeur, ne vous inquiétez pas pour moi. Cela fait partie de votre maladie et je n'y prendrai pas garde.

La jeune fille sourit.

— Vous êtes gentille, dit-elle. Comment vous appelez-vous?

— Miss Fielding. Antonia fronça les sourcils.

— Non! Je vous demande votre prénom.

— Samantha.

— Puis-je vous appeler ainsi? Vous m'appellerez Tonia.

— Pourquoi pas? décida Samantha qui éprouvait déjà un faible pour sa patiente. Mais surtout appelez-moi Miss Fielding devant la surveillante! Elle est très collet-monté.

Antonia pouffa de rire.

— Vous, vous ne l'êtes pas! Vous me rappelez ma chère Sappha, la femme de mon frère. Il l'adore. C'est une vraie beauté.

— J'aimerais en être une aussi, cela m'aiderait... murmura Samantha en songeant à Gilles tandis qu'elle bordait le lit.

A ce moment-là le médecin de service entra, suivi du Dr Duggan. Ce dernier mit à jour le dossier d'Antonia et lui conseilla gentiment de ne pas se regarder dans la glace pendant un jour ou deux. Puis il se tourna vers Samantha :

— Merci, Miss. Au fait, qu'ai-je entendu dire? Vous allez être nommée infirmière-chef?

Décidément, les nouvelles allaient vite!

— Eh bien... je ne sais pas, monsieur, répondit la jeune fille avec hésitation. On m'a simplement dit qu'il fallait que je pose ma candidature.

— Et vous avez l'intention de le faire? Elle haussa les épaules d'un

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air résigné.

— Je suppose qu'il le faut...

— Réfléchissez bien, conseilla le docteur. Il y a souvent plusieurs solutions...

Il lui tourna le dos et s'éloigna, la laissant en proie à l'incertitude. Qu'avait-il bien voulu dire? Pourquoi lui avait-il donné un si curieux conseil? Ne tenait-il pas à ce qu'elle ait ce poste? Fronçant les sourcils, Samantha reprit son travail. Sa raison lui dictait de ne pas laisser passer une telle occasion, mais son cœur lui commandait le contraire : si jamais elle devait de nouveau rencontrer Gilles, elle ne voulait pas lui faire l'effet d'une jeune fille uniquement préoccupée de sa carrière. Car dans ce cas, le peu d'intérêt qu'il manifestait à son égard pourrait bien disparaître... Et elle souhaitait secrètement qu'il tombe un jour amoureux d'elle, même si cela semblait ridicule.

La maladie d'Antonia la rendait irritable avec son entourage. Mais lorsqu'elle allait mieux, elle s'excusait avec une gentillesse désarmante, et Samantha s'entendait bien avec elle. Elle était infiniment préférable au vieux capitaine Trent, de la chambre neuf, qui se croyait toujours à l'armée, ou à la vieille Miss Winifred Good, de la chambre huit, qui sonnait à tout moment pour qu'on vienne lui mettre des rouleaux! Mais sa jaunisse était assez grave, et de temps à autre, elle avait des accès de fièvre inquiétants.

Elle était à l'hôpital depuis trois jours lorsqu'on frappa à sa porte, peu après le déjeuner. Samantha se hâta d'arranger ses cheveux sur ses épaules et de la caler contre ses coussins avant de dire aux visiteurs d'entrer.

Il s'agissait de deux personnes : une très belle jeune femme aux cheveux bouclés, dotée du petit nez droit que Samantha aurait tant aimé avoir, et vêtue d'un élégant manteau de tweed doublé de fourrure. L'homme était grand, brun; il était évident qu'il considérait la jeune femme comme la prunelle de ses yeux.

— Sappha! Rolf! s'écria Antonia tout excitée. Comme je suis heureuse de vous voir! Quelle merveilleuse surprise!

La jeune femme lui dit tendrement :

— Tonia, pauvre chérie! Comment as-tu fait ton compte pour attraper une chose pareille?

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Quant à son mari, il considérait sa sœur avec une horreur non dissimulée.

— Tu es jaune comme un citron! s'exclama-t-il. Puis il se tourna vers Samantha.

— Miss Fielding, je suppose? On m'a beaucoup parlé de vous... Voici ma femme, Sappha. Vous connaissez déjà sa mère, Mme Devenish.

Il sourit avec beaucoup de charme.

— Tonia ne se montre-t-elle pas trop capricieuse? Je crains qu'elle n'ait toujours été très gâtée...

Samantha répondit de son mieux et précisa que l'état de la jeune fille s'améliorait. Son frère hocha la tête.

— Dès que cela sera possible, nous la ramènerons à la maison. Lorsque la phase aiguë de la maladie sera passée. Elle bloquerait inutilement un lit.

La jeune malade protesta énergiquement.

— Tu n'y penses pas! A la maison, il n'y aura personne pour s'occuper de moi. Sappha doit surveiller votre fils et maman ne peut pas...

Le regard sombre de son frère s'attarda une seconde sur Samantha.

— Nous trouverons une solution quand le moment sera venu. Nous allons te laisser, maintenant, mais nous reviendrons ce soir.

Il sortit dans le couloir et revint aussitôt, les bras chargés de fleurs et de revues.

— J'allais oublier cela, Tonia.

Il posa le tout au pied du lit, embrassa sa sœur et attendit que sa femme ait pris congé de la jeune fille. Samantha les regarda partir. Quel beau couple ils formaient! Et ils avaient l'air tellement heureux. Ce doit être merveilleux d'être mariée à un homme comme lui, se dit Samantha en arrangeant les fleurs. Un homme qui ne parle pas beaucoup mais qui est toujours là, à vous aimer. Gilles, par exemple... Elle soupira, et Antonia demanda :

— Vous êtes fatiguée? Vous semblez triste. Samantha nia si énergiquement qu'elle réussit presque à se convaincre elle-même.

Lorsqu'elle reprit son service le lendemain matin, elle était presque décidée à poser sa candidature pour le poste proposé. Elle avait déjà

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écrit à ses grands-parents à ce sujet, mais n'avait pas mentionné Gilles, malgré les nombreuses questions de sa grand-mère à son propos.

Ce matin-là, Antonia était de fort mauvaise humeur.

— Je suis lasse des autres infirmières, décréta-t-elle. Je veux que vous soyez la seule à vous occuper de moi. Il faut que Rolf arrange ça.

— C'est impossible, voyons, la raisonna Samantha. Souriez, Tonia! Vous allez déjà beaucoup mieux. Et pourquoi ne mettez-vous pas la ravissante chemise de nuit que Mme van Duyren vous a apportée? Je vais nouer vos cheveux avec un joli ruban, vous allez vous asseoir dans votre lit et vous regarderez vos revues. Quand vous les aurez lues, je les feuilletterai volontiers.

— Vous aimez les magazines de mode? demanda la jeune fille qui oublia instantanément ses récriminations.

— Je ne suis pas toujours en uniforme! s'exclama Samantha en riant. J'adore les vêtements.

Elles passèrent une demi-heure passionnante à feuilleter des numéros de Vogue. La jeune Hollandaise ne semblait absolument pas troublée par les prix mirobolants des modèles présentés. Samantha en était secrètement horrifiée, mais elle ne le laissa pas voir. Elle aida sa malade à se choisir une myriade de vêtements que son frère, elle n'en doutait pas, se ferait un plaisir de lui offrir...

— Il achète toujours des tas de choses à Sappha, ajouta-t-elle. II est très riche, vous savez! Et il est baron. Donc Sappha n'est pas une simple dame, elle est baronne!

Samantha accueillit ces précisions avec détachement. Les deux jeunes gens en question lui étaient sympathiques, quel que soit leur titre. Certaines personnes ne se laissaient pas altérer par leur fortune. Gilles, par exemple... Elle avait beau essayer de le chasser de ses pensées, il était toujours là, prêt à refaire surface. Elle soupira, et Antonia remarqua aussitôt :

— Vous êtes malheureuse, Sam. Vous avez déjà soupiré comme ça hier. Je vais vous offrir un cadeau : que diriez-vous de ce magnifique chapeau grand comme une roue de charrette?

— Vous êtes adorable, Tonia, répondit impulsivement la jeune

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infirmière. Mais je n'aurais pas l'occasion de le porter. A moins que je ne le mette pour venir travailler, bien sûr!

Elle éclata de rire, et Antonia en fit autant. Elles étaient en train de s'amuser ainsi lorsqu'un coup retentit à la porte. Une élève-infirmière passa la tête par l'entrebâillement.

— Une visite, annonça-t-elle.

— Faites entrer, dit solennellement Samantha. Nous pouvons recevoir!

Elle était occupée à arranger la courtepointe, le dos tourné vers la porte, lorsque le cri de joie de sa malade la paralysa.

— Gilles!

Elle sentit le sang se retirer de son visage, et son cœur se mettre à battre violemment. L'espace d'une seconde, elle se laissa envahir par une joie démesurée : de telles coïncidences n'arrivaient donc pas que dans les romans? Mais cette joie fut de courte durée : elle aurait dû se douter qu'une fille aussi jolie qu'Antonia connaissait Gilles et l'avait déjà envoûté pour la vie... Tout à coup elle souhaita se trouver à mille lieues, au lieu de rester là, plantée comme une idiote, incapable de bouger, les yeux fixés sur le visage rayonnant de sa malade. Mais formuler un tel souhait ne servait à rien et elle dut se retourner pour répondre à son joyeux salut :

— Hello, Samantha!

Puis il se pencha vers le lit et embrassa gentiment Antonia. La jeune infirmière, soudain très occupée, attrapa les serviettes propres qu'elle venait de disposer près du lavabo :

— Excusez-moi, dit-elle, le blanchissage.

Mais elle était sûre qu'aucun des deux ne faisait attention à elle. Dans le couloir elle rabroua une élève-infirmière d'un ton hargneux. Arrivée à la lingerie elle jeta les serviettes dans un coin et allait entamer une discussion stérile avec une aide-soignante lorsque la surveillante passa et lui lança :

— Café, Miss!

Malgré sa mauvaise humeur, Samantha ne pouvait se soustraire à cette invitation : le privilège douteux de prendre son café de onze heures en compagnie de la surveillante Perkins faisait partie des obligations de l'infirmière de jour... Elle venait de terminer sa tasse

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lorsque l'élève-infirmière qu'elle avait rabrouée un instant auparavant passa prudemment la tête dans l'entre-bâillement de la porte :

— Pardonnez-moi, Madame, mais on demande Miss Fielding à la chambre dix.

La surveillante lui jeta un regard incisif.

— Allez-y, dit-elle.

Samantha s'exécuta de fort mauvais gré. Gilles ter Ossel était toujours là, bien sûr. Il dominait la pièce de sa haute stature et, comble du mauvais goût, souriait d'un air moqueur. Dès qu'elle franchit la porte, Antonia s'écria d'une voix perçante :

— Sam, vous ne m'aviez jamais dit que vous connaissiez Gilles!

— Je l'ai seulement rencontré une ou deux fois, déclara la jeune fille d'un ton glacial, faisant délibérément une croix sur deux petits déjeuners pris ensemble, une matinée de shopping, un bouquet de tulipes et de jonquilles, l'explosion de la bombe et... le repassage de son uniforme!

L'air pincé, elle ajouta :

— En outre, pourquoi vous l'aurais-je dit, puisque j'ignorais que vous le connaissiez?

Antonia rétorqua d'une voix câline :

— Vous semblez fâchée. Etiez-vous en train de faire quelque chose d'important?

— Je buvais un café.

— Alors prenez-vous en à Gilles, c'est lui qui m'a demandé de vous faire appeler.

Samantha l'entendît rire.

— Antonia chérie, n'insiste pas. Je crois que je ne suis pas dans les faveurs de Samantha.

La jeune fille décida de l'ignorer.

— Que vouliez-vous? demanda-t-elle à sa malade, tournant le dos au docteur.

— Savoir quand Gilles peut revenir me voir, répondit la jeune fille d'un ton suave. C'est quelqu'un de très proche, vous comprenez, et il

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souhaite me voir le plus souvent possible.

— Eh bien pas avant dix heures du matin, ni entre une heure et deux heures de l'après-midi. Il faut que vous fassiez une sieste. Autrement, il peut venir n'importe quand.

Elle fronça les sourcils, intriguée. Antonia devait savoir tout cela! On distribuait à tous les malades une petite carte contenant tous ces renseignements. Et Gilles avait suffisamment rendu visite à Klara Boot pour être au courant! Cette idée l'amena à lui poser une question :

— Comment va Mme Boot?

Elle s'était adressée à sa cravate et elle ne leva pas les yeux lorsqu'il lui répondit :

— Très bien. Elle vous envoie son affectueux souvenir. Elle n'est pas revenue en Angleterre avec moi, cette fois-ci. Et je le déplore, car j'ai désespérément besoin de l'avis d'une femme pour ma maison.

Sa voix enjôleuse la poussa à le regarder. Il lui décocha un sourire désinvolte, et elle rétorqua d'un ton également détaché :

— Vraiment?

Puis elle tourna les talons pour sien aller.

— Je suppose que vous ne voudriez pas me faire la faveur de me donner votre avis?

Son accent exprimait une telle résignation qu'elle se retourna et le regarda, indécise.

— Mon avis?

— Oui. Pour la maison, cette fois. Je ne connais rien aux draps, couvertures et objets de ce genre. Klara devait s'occuper de tout cela. Vous n'auriez certainement pas le temps de...

Elle ouvrait la bouche pour refuser, mais Antonia fut plus rapide.

— Mais si, elle aura le temps! Elle est toujours si aimable... Si je me portais bien, je serais ravie de t'aider, mais comme ce n'est pas le cas, je délègue Samantha à ma place.

Elle fixa son regard bleu vif sur la jeune infirmière, qui essaya de prendre un air indifférent.

— Je ne pense pas être en mesure de...

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Le docteur l'interrompit d'un ton chaleureux :

— Vous êtes trop modeste, Samantha. Je suis certain que vous saurez exactement ce qu'il faut acheter. Quand serez-vous libre?

Une nouvelle fois, Antonia répondit pour elle.

— Elle est de repos demain. N'est-ce pas, Sam? Et j'accepte volontiers qu'elle t'accompagne.

Samantha essaya d'ignorer le sourire qu'il adressa à la jeune Hollandaise.

— J'ai une foule de choses à faire... marmonna-t-elle.

— Quoi, par exemple? demanda-t-il d'une voix onctueuse.

— Eh bien...

— Vous n'avez pas de rendez-vous?

— Non.

Elle regretta aussitôt de ne pas avoir dit oui.

— Alors c'est entendu. Est-ce qu'onze heures vous conviendraient?

— Tu passeras me voir d'abord? intervint Antonia.

— Naturellement. Et je reviendrai dans la soirée.

— Alors embrasse-moi, Gilles chéri, et va-t-en. Samantha va m'obliger à prendre mon repas et cela me met toujours d'une humeur exécrable!

Il rit, se pencha pour l'embrasser, et salua l'infirmière d'un ton léger. Pendant le reste de la journée, Antonia ne cessa de parler de lui : elle le connaissait depuis toujours. C'était un ami de longue date de Rolf. Une bonne chose, car son frère était assez vieux jeu et il ne la laissait pas sortir avec n'importe quel boy-friend. Aucune de ces informations ne mit de baume sur le cœur de Samantha. Elle avait été surprise et heureuse de le revoir, mais ce bonheur n'avait pas duré : bien vite, elle en était arrivée à la conclusion qu'il aurait mieux valu que leurs chemins ne se rencontrent plus. Si seulement elle n'avait pas été nommée dans ce satané service... Si seulement il n'était pas revenu en Angleterre... Si seulement il n'avait pas été un ami intime de Rolf et un ami tout aussi proche d'Antonia... Elle écarta de son esprit ces regrets inutiles et, fort illogiquement, se réjouit de le revoir le lendemain. Puis, en réfléchissant un peu, elle conclut qu'il n'y avait pas là de quoi se réjouir : il l'avait invitée

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parce qu'elle lui était utile, rien de plus. Pourquoi n'avait-elle pas refusé carrément? Décidément, Gilles semblait toujours arriver à ses fins...

Le lendemain matin, à son réveil, elle fut heureuse de constater qu'il pleuvait : elle n'aurait pas à faire d'effort de toilette. Elle enfila son vieil imperméable et noua sévèrement un foulard sombre sous son menton déterminé. Ainsi, le docteur comprendrait qu'elle ne s'attendait pas à être invitée à déjeuner.

Il la salua joyeusement, l'installa dans la voiture et se mit à conduire sans un mot. Au bout de quelques longues minutes de silence, Samantha se sentit obligée de bavarder. Elle parla d'Antonia, du mauvais temps, des rues encombrées, et finit par demander dans quel magasin ils se rendaient.

— Nous passons d'abord à la maison, répondit-il. Rolf et Sappha nous y attendent.

— Alors pourquoi m'avez-vous fait venir? s'écria la jeune fille, indignée. La... baronne aurait pu vous conseiller!

— Naturellement, mais elle a insisté pour que vous veniez.

Samantha faillit demander pourquoi, mais elle se retint : de toutes manières, elle n'obtenait jamais de réponse satisfaisante. Elle resta donc silencieuse pendant qu'il tournait dans Knightbridge, un quartier résidentiel, et prenait une rue bordée de hautes maisons. Il s'arrêta tout au fond, devant la porte fraîchement repeinte d'une petite bâtisse d'un étage à la sobre élégance.

— Oh! s'exclama Samantha, séduite. C'est celle-ci?

— Oui. Elle est un peu petite pour moi, mais puisque je l'ai, autant que je l'utilise...

— Je pense bien! se récria Samantha, outrée. Elle est ravissante!

— Entrez.

Le vestibule était minuscule et paraissait encore plus étroit du fait de la haute stature du docteur, mais le salon était assez grand et confortablement meublé. Rolf van Duyren et sa femme se levèrent pour les accueillir.

— Bonjour! lança joyeusement Sappha. Je vais préparer le café, puis nous nous plongerons dans les problèmes de linge. Vous êtes un amour de nous consacrer votre jour de repos. Je ne pouvais guère

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compter sur ces deux hommes... Puis-je montrer la cuisine à Samantha, Gilles?

Il acquiesça. La pièce était petite, mais admirablement bien aménagée. Regardant autour d'elle, la jeune fille ne vit rien qui ne fût parfait. Le bois naturel de la table et des chaises, les tomettes brunes du sol, le papier peint jaune paille, le vaisselier garni de porcelaine d'un bleu profond : tout était en harmonie.

— C'est joli, n'est-ce pas? demanda Sappha, plaçant des tasses bleues sur un plateau. Gilles s'est amusé comme un petit fou à arranger tout cela, ce qui est un peu dommage avant qu'il se marie.

Samantha accueillit cette information sans plaisir.

— Doit-il vivre en Angleterre?

— Grands dieux, non! répondit Sappha qui versait de la crème dans un petit pot. Il a une clientèle importante à Haarlem. Mais il vient souvent ici. Cette maison sera sa résidence secondaire...

Ils parlèrent de tout et de rien en prenant leur café, puis les deux jeunes femmes gravirent l'étroit escalier en colimaçon qui fermait le vestibule et inspectèrent le premier étage. Il consistait en deux grandes chambres, une plus petite, et deux ravissantes salles de bains. Tout témoignait du même goût exquis que le rez-de-chaussée.

— La marraine de Gilles était une remarquable décoratrice, commenta Samantha.

— Pas du tout! se récria Sappha. Avant que Gilles ne prenne les choses en main, tout était dans le style Art Nouveau : du verre moulé, des décorations chargées. Une horreur. Il n'a gardé que quelques meubles.

— C'est donc lui qui a tout choisi? s'étonna la jeune fille. Tout seul?

Sappha hocha la tête.

— Les médecins ont souvent des dons artistiques, remarqua-t-elle. Ils jouent d'un instrument, font de la peinture... ou sont doués pour la décoration!

— Est-ce que votre mari... peint?

— Il joue merveilleusement du piano. Je ne l'ai découvert qu'après notre mariage!

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La jeune femme rit gaiement, puis adopta un ton professionnel :

— Voyons un peu ces serviettes de toilette. Que diriez-vous d'un marron foncé pour aller avec les carreaux et d'un blanc pour s'assortir aux peintures? On pourrait aussi contraster...

— Orange et vert vif, suggéra Samantha, très surprise de voir sa compagne accepter sur-le-champ.

— Très bien. Maintenant, les draps. Aimez-vous les draps de couleur? Non? Moi non plus. Des blancs, donc. Il faudra qu'ils soient en lin — Gilles est difficile. Avec des jours. Qu'en pensez-vous?

Samantha hocha la tête.

— Quant aux couvertures... du rose s'impose pour cette chambre, et du bleu pour celle-ci. Il ne reste que la plus petite...

— Un jaune pâle irait parfaitement avec le mobilier, dit Samantha.

Sappha acquiesça.

— En effet. Allons annoncer tout cela à Gilles.

— Ne veut-il rien choisir lui-même?

La baronne van Duyren eut un rire léger.

— Non. Il se passionne pour tout ce qui est meubles ou aménagements importants, mais le linge ne l'intéresse pas.

— Peut-être, insista la jeune fille, mais s'il se marie et si ce que nous avons choisi déplaît à sa femme?

— Je crois que ça lui plaira. Dans le cas contraire, il donnera tout cela et lui dira d'acheter ce qu'elle veut.

L'économe Samantha se révolta.

— C'est une véritable extravagance!

— Il peut se le permettre...

Sur ces mots, Sappha redescendit l'escalier. Les deux hommes étaient toujours assis au salon, nimbés de fumée. Tirant sur leur pipe, ils discutaient de la malnutrition chez les personnes âgées. Gilles accueillit leurs conclusions avec calme. Il les remercia de leur concours et proposa qu'ils aillent déjeuner ensemble. Cette proposition sembla enchanter Rolf et son épouse, mais Samantha se sentit gênée. Gilles ne l'invitait certainement que par pure politesse,

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souhaitant qu'elle refuse. Elle refusa donc, gentiment mais fermement, n'osant toutefois soutenir son regard. En se levant, elle déclara sur un ton qu'elle voulait nonchalant :

— J'ai quelques courses à faire.

— Balivernes! riposta Gilles. Et il ajouta d'une voix suave :

— A moins que vous ne puissiez supporter notre compagnie plus longtemps?

La calme Samantha se sentit bouillir intérieurement. Elle faisait un sacrifice en refusant, et tout ce qu'il trouvait à faire, c'était se moquer d'elle!

— Ne soyez pas ridicule, lui lança-t-elle d'une voix cinglante... qui tremblait tout de même un peu. Vous ne cherchez qu'à m'ennuyer!

Il leva ses épais sourcils.

— Bien sûr, que j'essaie de vous ennuyer! Si j'arrive à vous faire sortir de vos gonds, vous direz oui!

Il sourit d'un air si tendre qu'involontairement elle accepta. Il hocha la tête et déclara :

— Je connais un bon restaurant dans Sloane Street. Allons-y.

Ils dégustèrent un bœuf bourguignon, suivi de fraises Romanoff. Entre deux réparties, Samantha eut le temps de se demander comment on pouvait trouver des fraises en février. Puis, rendue insouciante par le délicieux vin blanc qu'elle avait bu, elle se contenta de les savourer. Ils en étaient au café lorsque Rolf van Duyren se pencha vers elle, lui annonçant qu'Antonia ne tarderait pas à rentrer chez elle.

— Vous l'accompagnerez, n'est-ce pas, Samantha? demanda-t-il brusquement.

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5.

Samantha, sur le point d'avaler une gorgée de café, reposa sa tasse, fixant le baron d'un air effaré. Elle se sentait comme un lapin hypnotisé par un serpent, à ceci près que le regard de Rolf était empreint de gentillesse et qu'elle ressentait une agréable excitation plutôt que de la crainte.

— Tonia est une malade exigeante, reprit le baron. Ma petite sœur, soyons honnête, est une enfant gâtée. Ma mère n'est pas très forte, et Sappha a trop à faire avec notre fils. Tonia vous aime beaucoup et se montrera plus docile avec vous.

Il sourit. Samantha comprenait pourquoi sa femme avait l'air si heureux. C'était un homme délicieux, presque aussi charmant que Gilles...

— Ce serait seulement pour une semaine ou deux, ajouta le baron.

Sappha n'avait rien dit, mais elle avait un sourire plein d'espoir. Quant à Gilles, adossé à sa chaise, il contemplait le mur en face de lui d'un air détaché, comme si cette conversation ne présentait aucun intérêt pour lui. Samantha en ressentit une certaine déception, mais elle se morigéna : après tout, pourquoi serait-il intéressé? Mais elle se trompait. Le regard du docteur se posa sur son visage.

— Antonia est peut-être trop gâtée, intervint-il, mais elle est délicieuse. En fait, il n'y a aucune raison pour que vous interrompiez votre carrière à l'hôpital, même pour une semaine ou deux. Mais nous vous serions infiniment reconnaissants si vous le faisiez.

Il eut un léger sourire et reprit :

— Le Dr Duggan pense que c'est une idée excellente. Si vous décidez de partir, il arrangera tout très facilement.

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Quel complot admirablement monté! se dit Samantha, trop malheureuse pour parler. Ainsi, tout avait été scrupuleusement combiné pour la mettre en condition : l'invitation à choisir le linge de maison alors que Sappha aurait pu s'en charger toute seule, ce merveilleux déjeuner, leurs efforts pour la mêler à la conversation pendant tout le repas, afin qu'elle se sente des leurs... Ils l'avaient mise dans l'impossibilité de refuser. En filigrane à toutes ces pensées, elle ressentait une sorte de brûlure : Gilles aimait Antonia. Au bout d'un moment, elle finit par dire :

— Puis-je réfléchir quelques jours?

— Non, répondit Gilles qui semblait prendre les choses en main. Vous allez peut-être penser que ceci ne me regarde pas, mais j'ai une raison bien précise pour intervenir. Sappha et Rolf ont trop de délicatesse pour vous l'avouer : ils doivent partir pour l'Ecosse ce soir, un voyage qui leur tient à cœur. Si vous leur faites attendre votre réponse, ils devront renoncer à leur projet.

— Je ne vois pas en quoi... commença Samantha. II l'interrompit fermement.

— Ils doivent voir votre surveillante. Une simple formalité, je le reconnais, mais c'est indispensable. Lorsque ce sera fait, je pourrai m'occuper du reste avec le Dr Duggan.

Tout était admirablement programmé. En vérité, la jeune fille était attirée par la perspective d'un voyage en Hollande, même si elle ne devait voir Gilles que lorsqu'il rendrait visite à Antonia. Elle soupira et répondit d'une voix égale :

— Merci de m'exposer les choses aussi clairement. Ma décision est prise : c'est oui.

En voyant la joie se peindre sur le visage de Sappha et de son mari, elle se félicita de sa réponse. Puis elle s'adressa de nouveau à Gilles, s'efforçant de garder un ton détaché.

— Dans combien de temps devrai-je partir? J'aimerais me rendre chez mes grands-parents auparavant.

Les deux hommes échangèrent un regard.

— Dans une semaine, peut-être dix jours, suggéra Rolf. Nous serons rentrés d'ici là. Vous ne voyez pas d'inconvénient à voyager seule avec Antonia?

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— Pas le moindre. Il hocha la tête.

— Alors nous laisserons Gilles s'occuper des derniers détails. If vous communiquera la date dès qu'il la saura.

Il sourit de nouveau. Sa femme lui glissa :

— Rolf, mon chéri...

— Oh, j'allais oublier — votre salaire. Me permettrez-vous de régler ce problème pour vous? Vous ne serez pas payée par l'hôpital pendant que vous soignerez Antonia. C'est donc moi qui vous verserai votre salaire — et vous rembourserai vos frais, bien entendu.

Samantha le remercia avec une certaine timidité, puis s'adressa à sa femme avec chaleur :

— Je serai si heureuse de vous revoir en Hollande, et de connaître votre fils.

— Il est adorable, dit Sappha. Savez-vous, l'autre jour...

Les deux jeunes femmes se plongèrent dans ce sujet captivant tandis que Rolf méditait, l'air content de lui, et que Gilles regardait le plafond, ne dévoilant rien de ses pensées. II leur suggéra néanmoins de passer le plus tôt possible à l'hôpital afin de voir la surveillante. Ensuite, après une courte visite à Antonia, Rolf et Sappha pourraient partir.

La surveillante, assiégée par les deux médecins, fut bientôt convaincue de la nécessité de faire accompagner Tonia par une infirmière, qui resterait auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle se sente parfaitement bien. Elle proposa de téléphoner aussitôt au Dr Duggan. Samantha et Sappha, qui faisaient les cent pas dans la cour tout en bavardant, virent revenir les deux hommes, l'air triomphant.

— Tout est arrangé, annonça Rolf. Vous partirez dans une dizaine de jours, Samantha, si Tonia n'a plus de température à ce moment-là. La surveillante a promis de vous laisser prendre quelques jours de congé avant votre départ. Vous êtes contente?

— Oui, merci. Je vous souhaite un bon voyage.

Elle leur serra la main, puis se tourna vers Gilles pour prendre congé.

— Au revoir, Gilles. Tenez-moi au courant.

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Le sourire poli qu'elle avait préparé s'évanouit sur ses lèvres et son regard se troubla : il retenait sa main dans la sienne, la fixant d'un air étrange.

— Que diriez-vous d'un thé? Ou d'un dîner ce soir?

— Je suis désolée, je ne suis pas libre. Et maintenant j'ai des choses à faire à l'appartement.

Il rétorqua d'un ton sec :

— Je vois, vous avez décidé de me rabrouer de nouveau! Je ne comprends pas votre attitude : il me semblait que nous nous trouvions assez bien ensemble...

Une lueur d'amusement brilla dans ses yeux gris et Samantha sentit la fureur monter en elle.

— J'ai une vie personnelle! s'exclama-t-elle. Et il n'était vraiment pas nécessaire de faire toute cette mise en scène pour m'amener à accepter de partir!

Elle s'arrêta pour reprendre sa respiration et il en profita pour lancer d'un ton suave :

— Eh bien, quelle tirade!

Il la prit par le bras et elle dut le suivre bon gré mal gré jusqu'à la grille de l'hôpital. Là, il héla un taxi, donna son adresse au chauffeur ainsi que l'argent de la course et l'installa dans la voiture. Quand elle fut assise, il passa la tête par la vitre, gardant son visage à quelques centimètres de celui de la jeune fille.

— Adorable Samantha, murmura-t-il. Vous n'êtes pas belle, même pas jolie, mais vous êtes adorable...

Elle chercha une riposte à son impertinence, mais il se recula et le taxi démarra. Une fois à l'appartement, elle se souvint que ses trois camarades ne devaient pas rentrer de la soirée : Sue était sortie avec le nouveau médecin chargé des urgences, Joan était en congé et Pam devait travailler jusqu'à 9 heures. La jeune fille se fit du thé et se promena dans l'appartement, sa tasse à la main, désœuvrée. Cette fin d'après-midi lui semblait interminable. Gilles en passerait sans doute la plus grande partie auprès d'Antonia. Il avait dû être soulagé qu'elle refuse son invitation. Elle regrettait à présent de ne pas voir accepté de prendre le thé avec lui. Il l'aurait sans doute emmenée dans un endroit élégant, avec des tas de petits fours et de

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gâteaux délicieux servis dans de la porcelaine de Chine...

Elle occupa l'heure qui suivit à se laver les cheveux et à prendre un bain. A 7 heures et demie, elle était en robe de chambre, ses cheveux brillants répandus sur les épaules. Elle inspecta le contenu du placard, se demandant ce qu'elle allait se faire pour dîner.

— Ensuite, dit-elle à haute voix, un bon bouquin et une bouillotte d'eau chaude, et au lit!

Le son de sa voix résonnant dans l'appartement désert lui parut lugubre et elle mit la radio. Soudain, on frappa à la porte et elle crut reconnaître la voix de M. Cockburn.

— Entrez! cria-t-elle. Je suppose que vous venez chercher le loyer!

— A vrai dire, non, répondit Gilles. Je viens chercher une compagne pour ne pas dîner seul. Vos raisons ne m'ont pas convaincu et je suis passé voir si vous aviez changé d'avis.

II se tenait devant elle, l'examinant des pieds à la tête. Samantha était en proie aux sentiments les plus divers. Elle fut complètement déconcertée lorsqu'il déclara :

— Je vous aime beaucoup ainsi, avec vos cheveux longs.

Ne parvenant pas à rassembler ses idées, elle ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, incapable d'émettre un son. Que pouvait-elle bien répondre?

— Fermez la bouche, belle enfant, ordonna-t-il avec amusement. Et allez vite vous habiller. Je vous emmène dans un endroit tranquille.

Samantha était une jeune fille douce, calme, aimable avec la plupart des gens; mais son caractère recelait aussi un fond d'entêtement qui ressortit à ce moment-là.

— Je n'ai pas l'intention d'aller dîner avec vous! déclara-t-elle d'un ton ferme.

Elle s'interrompit, car le docteur s'était faufilé dans la cuisine et contemplait avec dégoût la boîte de haricots et le toast qu'elle avait préparés.

— Vous n'allez pas dîner avec ça? Pouah...

Il frémit de répulsion et tourna le dos au menu méprisé.

— Je connais un endroit...

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— Non, coupa Samantha. Je n'irai pas. Il se laissa tomber sur une chaise.

— Eh bien dans ce cas je passerai la soirée ici.

Son air résigné l'attendrit, mais elle fit son possible pour endiguer son émotion.

— Non, vous ne passerez pas la soirée ici! Vous êtes ridicule. Vous avez certainement une quantité d'amis avec qui sortir, et la moitié des infirmières de Saint-Clément se hâteraient d'accourir si vous leviez le petit doigt!

— Mais pas vous, Sam...

— Non, pas moi.

Elle proféra cet énorme mensonge d'une voix forte, comme pour se convaincre elle-même.

— Alors je me contenterai d'un toast aux haricots. Elle serra sa robe de chambre sur sa poitrine. C'était un vêtement ample, raisonnable, que Mme Humphries-Potter lui avait offert pour Noël. Il était coupé d'une façon si avantageuse qu'elle ressemblait à une enfant drapée dans le peignoir de sa mère.

— Non! répéta-t-elle.

— Oh, vous avez quelque chose d'autre à me proposer? demanda-t-il d'un ton plein d'espoir.

— Non, répéta Samantha, furieuse du manque de variété de sa conversation.

Il prit un air résigné.

— Bon, alors les haricots. Je ferai le café.

— Je crois que vous m'avez mal comprise, lança-t-elle d'une voix claire.

— Oh si, je vous ai comprise. Vous n'êtes qu'une girouette : il y a quelque jours seulement, vous m'avez dit que je ne vous déplaisais plus. Et maintenant, vous vous conduisez d'une manière infâme avec moi.

— Ah vraiment? s'exclama-t-elle, indignée. Eh bien au lieu de perdre votre temps ici vous feriez mieux d'aller rendre visite à Antonia!

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Cette répartie lui avait échappé. Elle essaya de retrouver son calme.

— Je suis resté avec elle jusqu'à maintenant. Et quand on lui a apporté son dîner, elle ne m'a pas invité à le partager.

— Vous ne pensez donc qu'à manger! riposta la jeune fille.

— Que voulez-vous... Je suis d'une constitution robuste!

Il se leva et la prit par les épaules.

— Allez vous habiller, jeune fille. Je dois rentrer en Hollande demain matin et j'ai beaucoup de choses à vous confier avant de partir.

— Vous auriez pu le dire plus tôt!

— J'ai tant de choses en tête... Surtout quand je viens de voir Tonia.

Samantha répliqua d'un ton calme :

— Bien sûr... Je ne serai pas longue.

II lui avait parlé d'un endroit tranquille, mais il portait un très beau costume de flanelle grise. Qu'allait-elle mettre? Elle opta pour une robe de jersey grise et enfila par-dessus son manteau neuf et un foulard aux couleurs chatoyantes.

Il l'emmena chez Inigo Jones, et elle constata avec soulagement que si elle ne pouvait rivaliser d'élégance avec les autres convives, elle se fondait néanmoins dans le décor monacal : murs de pierre, vitraux, bois sculpté. Ils prirent des blinis au saumon et une entrecôte minute Odessa. Au cours du repas, Gilles aborda la question du voyage.

— Tout est arrangé avec l'hôpital, Duggan s'en est occupé. Ils voulaient savoir combien de temps vous resteriez à Dokkum, j'ai répondu deux à trois semaines. Si vous devez rester plus longtemps, Rolf les préviendra. Vous partirez en avion. Tonia sera certainement malade, mais vous avez l'habitude, n'est-ce pas? Vous vous rendrez à l'aéroport en ambulance, ainsi vous n'attendrez pas. Quelqu'un vous accueillera à Schipol, bien sûr. Avez-vous un uniforme pour l'extérieur?

Elle hocha la tête. L'hôpital Saint-Clément maintenait la tradition de la longue cape et de la petite coiffe.

— Alors vous le mettrez, Samantha. Un uniforme exerce autant d'attrait sur les hommes qu'un joli visage — on vous aidera plus

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volontiers.

Sa remarque la vexa, mais elle décida de ne pas y accorder d'importance.

— Très bien, répondit-elle d'un ton neutre. Comment aurai-je les billets?

— Ils vous seront envoyés, avec assez d'argent pour les nécessités du voyage.

Il saisit le menu.

— Un dessert? Ils ont un gâteau fourré aux noisettes et aux fruits confits que Tonia adore.

Il faudrait qu'elle s'habitue à l'irritation qu'elle ressentait chaque fois qu'il prononçait le nom d'Antonia. Une irritation et une violente douleur au cœur... Elle mangea le gâteau sans enthousiasme, lui trouvant un goût de cendres...

Ils quittèrent le restaurant assez tard. Minuit sonnait à Saint-Paul lorsqu'il la déposa devant l'appartement.

— Je vous offrirais bien un café, dit-elle, mais Pam et Joan doivent être couchées. En outre, M. Cockburn n'aime pas que nous recevions des visites après 11 heures.

Sans répondre, il fit le tour de la voiture pour venir lui ouvrir la portière. A mi-hauteur du perron, une main sous le coude de sa compagne, il leva l'autre pour saluer le vieux monsieur qui se trouvait encore derrière sa fenêtre, malgré l'heure tardive.

— Est-ce qu'il vous compte tous tes soirs? demanda-t-il d'un ton amusé.

Samantha, légèrement grisée par te vin qu'elle avait bu, éclata de rire.

— Non, il se contente de nous surveiller d'un œil paternel. Et puis, les allées et venues l'intéressent. Il n'a pas beaucoup de distractions, vous savez!

Pour toute réponse, le docteur la fit pivoter et l'amena face à lui :

— Eh bien, dit-il tendrement, nous allons lui donner de quoi illuminer ses rêves de cette nuit.

Il se pencha sur elle et l'embrassa longuement. Au mépris du bon sens et de ta sagesse, Samantha lui rendit son baiser avant de

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s'esquiver hâtivement et de grimper l'escalier quatre à quatre, murmurant un vague bonsoir.

Elle arriva à l'appartement hors d'haleine, pour trouver Pam et Joan l'attendant de pied ferme, toutes deux en robe de chambre et la tête hérissée de rouleaux.

— Où étais-tu donc? s'écrièrent-elles en chœur. Puis elles se reculèrent pour mieux la contempler.

— Quels yeux brillants! C'est encore ce docteur, n'est-ce pas? Celui à la Rolls! Le vieux Cocky nous en a parlé...

Samantha comprit qu'elle ne pourrait aller se coucher avant d'avoir satisfait leur curiosité.

— J'ai aidé le Dr ter Ossel à choisir du linge pour sa maison, expliqua-t-elle. Elle se trouve près de chez Harrods. Il y avait le frère d'Antonia et sa femme, et nous sommes allés déjeuner ensemble. Ensuite, je suis rentrée ici... et il est venu me demander de dîner avec lui.

— Certainement pas n'importe où! s'exclama Pam avec un sourire amusé.

— Euh, non...

Samantha décida de tout leur dire pour en finir avec leurs questions.

— Il m'a emmenée dans un restaurant appelé Inigo Jones.

Les deux jeunes filles poussèrent un sifflement admira-tif, et Pam s'écria;

— Eh bien dis donc! Non content d'être très bel homme et de rouler en Rolls, il t'emmène dans les endroits les plus chics! Je suppose que sa maison est l'une de ces fameuses résidences « bijou » qui valent au moins un demi-million de livres?

Samantha riposta, surprise :

— Comment le sais-tu? Mais je ne pense pas qu'elle vaille ce prix-là. Elle est toute petite : trois chambres seulement.

— Parce que tu l'as visitée? explosa Joan. Eh bien, il va vite en besogne!

Elle scruta attentivement le visage de son amie.

— Tu as les yeux pleins d'étoiles. Est-ce qu'il t'a demandé de

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l'épouser?

— Non, avoua Samantha à contre-cœur. Et il n'est pas près de le faire : si vous voulez tout savoir, il est amoureux d'Antonia.

Les effets du vin léger avaient cessé, et elle comprit ce que Cendrillon avait dû ressentir aux douze coups de minuit.

— Je vais me coucher, annonça-t-elle d'une voix dénuée d'expression.

Tout à coup, il lui était insupportable de continuer à jouer le jeu devant Pam et Joan. Elles trouvaient sans doute ses aventures très drôles, mais elles n'avaient rien d'amusant pour elle.

Elle dormit très mal et se leva tôt. Elle prépara le petit déjeuner pour tout le monde et, tout de suite après, offrit d'aller porter leur linge à la blanchisserie. Pam et Joan devaient prendre leur service à 11 heures, Sue avait commencé le sien à 7 heures et demie. Samantha n'avait rien de spécial à faire pour tuer cette morne journée, et la corvée du linge l'aiderait à passer la matinée. La jeune fille s'éloigna d'un pas vif, laissant ses amies hocher la tête en la regardant partir.

Elles aimaient beaucoup Samantha. Elle était toujours gaie, de bonne humeur, et ne semblait jamais envier leurs bonnes fortunes. Elle prêtait toujours une oreille attentive au récit de leurs aventures avec leurs nombreux petits amis; mais aucune d'elles ne se rendait compte qu'elle-même, bien que très populaire à Saint-Clément, n'avait jamais d'histoire d'amour à raconter... Et voilà, se disaient Pam et Joan inquiètes, qu'elle tombait amoureuse d'un séducteur qui ne souciait pas d'elle! Sans doute sortait-il avec elle parce qu'il avait du temps à perdre. Quiconque aurait entendu le dialogue entre les deux amies en aurait conclu que le Dr ter Ossel était le pire des aventuriers, un homme sans scrupules à éviter absolument.

Par un malheureux concours de circonstances, il passa à l'appartement une demi-heure à peine après le départ de Samantha. Le vieux Cockburn, qui n'avait pas vu passer la jeune fille, ne le prévint pas de son absence. Il frappa donc à la porte et, en réponse à ses questions, fut informé que Samantha était partie de très bonne heure.

Gilles n'était pas le genre d'hommes à laisser voir ses sentiments. D'un ton placide, il demanda où elle était.

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— Je retourne en Hollande dans une heure ou deux, expliqua-t-il, et j'espérais la voir avant de partir.

— Je ne crois pas qu'elle nous en voudrait de vous le dire, répondit Pam avec lenteur — elle est partie passer la journée hors de Londres avec Jack.

— Jack? répéta le docteur en essayant de cacher sa curiosité.

— Son fiancé, continua Pam. Il était libre aujourd'hui et Sam est allée le rejoindre à Epping, où il habite.

Elle lui jeta un regard plein d'innocence. De son côté, il ne se laissa pas départir de son calme.

— Vraiment? fit-il d'une voix traînante. Alors il semble inutile que je l'attende. Je vais me mettre en route.

Il sourit aux deux jeunes filles et s'en alla. Après son départ, Pam avoua ne pas se sentir très fière : il était vraiment très sympathique!

— Ça ne fait rien, conclut-elle d'un air féroce. Je ne veux pas que notre Sam ait le cœur brisé par un Don Juan qui se moque d'elle. Je lui ai donné de quoi alimenter ses réflexions pendant le voyage!

Elle ne se trompait pas. Gilles ter Ossel rentra en Hollande l'air sombre, les sourcils froncés. Samantha, quant à elle, fut heureuse de reprendre son travail le lendemain. Lorsqu'elle était rentrée de la blanchisserie, elle avait trouvé un message de ses amies, disant laconiquement que le docteur était passé à l'appartement. II était reparti; il aurait pu lui laisser un petit mot, mais il ne l'avait pas fait. Elle s'était préparé un café en guise de déjeuner et avait passé l'après-midi à inspecter sa garde-robe. Rien ne lui plaisait. Une nouvelle toilette lui aurait sans conteste remonté le moral. Au bout d'un moment, elle décida de s'acheter une robe. Pour sa propre satisfaction, se précisa-t-elle à elle-même. De toute manière, elle aurait beau s'acheter une demi-douzaines de tenues extravagantes, Gilles ne les remarquerait même pas... Quelle idiote elle était, de vouloir se rendre séduisante pour un homme qui ne se souciait pas d'elle! Ne lui avait-il pas déclaré froidement qu'elle n'était pas jolie? Cette remarque ne cessait de la tourmenter; pourtant, elle savait bien que c'était la vérité!

Ses amies ne lui avaient été d'aucun réconfort lorsqu'elles étaient rentrées, le soir. Elles insistèrent sur le fait que le docteur s'était montré parfaitement indifférent, et n'avait manifesté aucun désir de

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lui laisser un message. Bien sûr, elles se gardèrent bien de mentionner le fiancé fictif. Samantha avait donc péniblement essayé de chasser ce souvenir de son esprit.

Antonia se montra très heureuse de son retour. La jeune fille était tout excitée à l'idée de rentrer chez elle.

— Je suis si heureuse que vous veniez avec moi! déclara-t-elle d'un ton joyeux. Rolf en est très content, lui aussi. Il dit que vous êtes une gentille fille.

Ce compliment à double tranchant n'était pas pour réconforter Samantha. Gilles pensait probablement qu'elle était une « gentille fille », lui aussi. Une gentille fille sans intérêt, qui n'était d'aucun poids dans sa vie bien ordonnée.

Une semaine passa, puis une seconde au cours de laquelle la santé d'Antonia s'améliora nettement. Sa température s'était stabilisée depuis trois jours lorsque le Dr Duggan annonça qu'elle pouvait quitter l'hôpital. La surveillante ne fit aucune difficulté pour accorder deux jours de congé à Samantha, à condition qu'elle soit ensuite prête à partir avec sa malade.

— Il faut que vous soyez ici à 10 heures, précisa-t-elle. L'ambulance partira à 10 heures et quart. Bien entendu, vous aurez sur vous le dossier, les billets d'avion et l'argent.

Samantha avait donc pris le train après son dernier jour de travail. M. Humphries-Potter l'attendait à la gare de Weymouth.

— Votre grand-père devient un peu âgé pour conduire de nuit, expliqua-t-il. Et il m'a semblé ridicule que vous preniez un taxi alors que je n'ai qu'à sortir la voiture du garage.

La jeune fille apprécia ce geste, même si, en contrepartie, elle dut répondre aux questions de son compagnon tout au long du voyage. Ses grands-parents lui firent également subir un questionnaire, mais sa grand-mère ne se risqua à mentionner Gilles que le lendemain matin, au petit déjeuner.

— Et ce charmant docteur que nous avions rencontré? Tu le verras certainement en Hollande?

Samantha était occupée à se beurrer une tartine.

— Oui, je pense. Elle mordit dans son toast et se força à prendre un ton dégagé.

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— Tu sais, grand-mère, il est amoureux de ma malade.

Il y eut un silence, puis Mme Fielding reprit :

— Et elle — je veux dire ta malade — est-ce qu'elle l'aime aussi?

— Sans aucun doute! Elle est beaucoup plus jeune que lui, mais très mûre pour son âge. Et très intelligente. Sans parler de sa beauté.

Au bout d'un moment, elle ajouta, résolue à se montrer totalement impartiale :

— Lorsqu'elle aura retrouvé son teint normal, elle sera ravissante.

M. Fielding s'éclaircit la voix, tendit sa tasse pour avoir du thé, puis remarqua :

— Elle semble disposer de toutes les qualités pour être la femme du docteur.

Samantha mordit de nouveau dans sa tartine, bien qu'elle n'eût plus guère d'appétit.

— En effet. Son frère est le meilleur ami du Dr ter Ossel. Elle est donc l'épouse idéale.

— Sont-ils fiancés? s'enquit Mme Fielding.

— Je n'en sais rien. Je ne crois pas, mais de toute façon, je ne vois pourquoi ils me l'auraient dit. Je ne suis que l'infirmière, tu sais!

— Ce voyage est une occasion merveilleuse pour toi, Sam chérie. Ce seront presque des vacances, non?

Sa grand-mère lui sourit à travers la table.

— Je sais que tu auras du travail, mais au moins tu verras du pays...

Samantha sauta sur ce sujet, heureuse de pouvoir faire dévier la conversation. Et, tout le restant du repas, elle entretint ses grands-parents des beautés de la Frise... Et plus personne ne mentionna Gilles ter Ossel.

Le jour fixé pour le départ, elle arriva assez tôt à l'hôpital pour aider Antonia à se préparer. La jeune fille fit caprice sur caprice et, au dernier moment, refusa de s'asseoir dans le fauteuil roulant qu'on lui avait amené.

— Ou vous l'acceptez, ou vous restez ici! déclara Samantha d'un ton ferme. Vous êtes impossible, Tonia! Tout le monde essaie de vous

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aider et vous ne cherchez qu'à rendre les choses plus difficiles!

La jeune malade lui jeta un regard troublé.

— Oh, Sam, pardonnez-moi. Je ferai tout ce que vous me demanderez. Je veux me retrouver à la maison.

L'infirmière hocha la tête.

— C'est bon, approuva-t-elle.

Et elle appela l'ascenseur. Le voyage avait commencé.

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6.

Le trajet jusqu'à l'aéroport se passa bien. Après un minimum de formalités et un grand nombre de regards curieux, elles furent installées dans l'avion. Le baron van Duyren avait réservé deux rangées de sièges à l'arrière de l'appareil, si bien que Samantha put allonger confortablement sa malade. Mais ensuite les choses se gâtèrent : il y avait des turbulences, et Antonia nhe tarda pas à se sentir mal en point... Occupée à essayer de la soulager de son mieux, la jeune infirmière ne profita guère de son premier voyage aérien, dont elle s'était fait une si grande joie.

A l'arrivée comme au départ, on leur facilita grandement les démarches matérielles. Rolf van Duyren les attendait. Lorsqu'elle aperçut sa haute silhouette, Samantha éprouva un vif désappointement : elle était ridicule de s'être imaginée que Gilles serait là. Et même s'il les avait accueillies, il n'aurait eu d'yeux que pour Antonia...

Le voyage avait été très court, et l'on était en début d'après-midi. Pourtant Tonia était visiblement exténuée. Samantha l'installa commodément à l'arrière de la voiture, la tête sur son épaule. Au bout d'un moment, la jeune malade ferma les yeux.

— Je crois qu'elle dort, murmura Samantha au baron.

Aussitôt, Antonia se manifesta :

— Non, je ne dors pas. Je meurs de soif. Rolf, ne pourrions-nous pas nous arrêter quelque part pour prendre quelque chose?

Ils avaient quitté La Haye et approchaient de Leyde. Samantha prit le temps de regarder le paysage qui défilait, regrettant de ne pas pouvoir mieux en profiter.

— Nous ferons une halte à Haarlem, promit Rolf. Gilles nous attend

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pour le thé. Mais nous ne nous attarderons pas. Plus vite tu seras au lit, Tonia, mieux ce sera!

La jeune fille ouvrit de nouveau les yeux et regarda Samantha d'un air rayonnant.

— Quelle bonne nouvelle! s'exclama-t-elle.

Ils se trouvaient à présent sur l'autoroute entre Leyde et Haarlem et le baron roulait très vite. Mais pas assez vite au gré de Samantha : elle allait revoir Gilles! Soudain, un épisode de son enfance lui revint à l'esprit. Petite fille, elle avait désiré de toute son âme une magnifique poupée blonde aux toilettes extravagantes, extrêmement chère. Sa mère lui avait expliqué calmement qu'elle ne pouvait lui offrir cette poupée. Samantha avait explosé de colère. Alors sa mère, doucement, l'avait prise sur ses genoux pour essayer de la raisonner tendrement :

— Vois-tu, Samantha, lui avait-elle dit, tu ne pourras pas toujours avoir ce que tu désires. Alors, au lieu de pleurer, il vaut mieux que tu souries et que tu te contentes de ce que tu peux avoir.

Des années plus tard, la jeune fille se trouvait confrontée au même problème : aucun homme ne pourrait jamais lui plaire autant que Gilles. Pourtant, elle devrait se résigner à le chasser de ses pensées, et à garder le sourire...

Ils abordaient la banlieue de Haarlem. Une banlieue agréable, faite de petites maisonnettes environnées de jardins soignés. La ville elle-même était très ancienne, dominée par la haute silhouette de l'église Saint-Bavo. La Rolls traversa le Grand Marché, prit un petit pont sur un canal, emprunta une large artère animée et tourna dans une étroite rue pavée bordant un canal. A mi-chemin de cette rue, le baron pénétra par un fronton voûté dans une cour minuscule et s'arrêta devant une lourde porte cloutée.

— Attendez-moi ici, dit-il aux jeunes filles.

Il alla frapper à la porte et entra sans attendre de réponse. Quelques secondes plus tard, il était de retour avec Gilles. Ce dernier passa la tête dans la voiture, dont il salua gaiement les occupantes, puis saisit Antonia dans ses bras et la porta à l'intérieur. Samantha les suivit avec le baron.

— Nous entrons par derrière, expliqua-t-il. Par devant, la maison donne sur le canal et il est impossible de s'y garer.

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Il l'invita à pénétrer dans un vaste vestibule lambrissé dont les étroites fenêtres étaient ornées de vitraux. Un nombre impressionnant de portraits décoraient les murs. Le mobilier se composait de deux fauteuils aux dossiers imposants, d'une console et d'une grande horloge murale. Il se dégageait de cette pièce une atmosphère chaude et accueillante Ils suivirent Gilles dans une pièce plus petite, également ornée de lambris. Un grand feu brûlait dans l'âtre, et des fauteuils confortables étaient disposés en rond sur un tapis moelleux aux tons pastels. Les lourds rideaux qui encadraient les fenêtres offraient le même éventail de bleus, roses et verts fanés. Gilles avait déposé Antonia sans cérémonie sur un large sofa devant la cheminée. Il se tourna vers Rolf qui traversait la pièce pour le rejoindre :

— Vous prendrez du thé, je suppose? N'est-ce pas la raison de votre visite?

Il s'adressa à Antonia, l'air rieur :

— A moins que vous ne soyez venus pour l'amour de moi?

— Les deux, répondit-elle, toute trace de fatigue effacée sur son visage rayonnant de joie. Tu sais, j'ai été malade pendant tout le voyage! N'est-ce pas, Sam?

Les deux hommes se tournèrent vers la jeune infirmière, impeccable dans son uniforme, mais un peu pâle.

— Comment va ma chère Samantha? demanda Gilles.

La jeune fille fut certaine de déceler de l'ironie dans sa voix. Et le regard dont il la gratifia, la jaugeant lentement des pieds à la tête, était sans aucun doute moqueur.

— Adorable... murmura-t-il pourtant. Le baron confirma aussitôt.

— Oui, n'est-ce pas? Cet uniforme est délicieux, et j'adore cette petite coiffe. Sappha va être folle d'envie!

Le regard gris du Dr ter Ossel descendit de la coiffe de Samantha jusqu'à son visage; son expression était si intense qu'elle sentit le rose lui monter aux joues. Elle aurait aimé détourner les yeux, mais Gilles lui interdisait silencieusement de le faire, et son sourire n'avait plus rien de moqueur. Soudain, une porte s'ouvrit, rompant le sortilège — si sortilège il y avait.

— Voici le thé, annonça le docteur. Et quelqu'un que vous

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connaissez bien, Samantha!

Klara Boot pénétra dans la pièce, vêtue d'une stricte robe noire, son visage ridé illuminé d'un chaud sourire. Elle posa son plateau sur une table basse, salua tout le monde, puis s'adressa à la jeune Anglaise en particulier.

— Jolie... hasarda-t-elle, fronçant les sourcils sous l'effort. Gentille, infirmière Fielding.

Ayant épuisé toutes ses ressources en anglais, elle poursuivit en hollandais et Gilles se chargea de traduire.

— Klara dit qu'elle est très heureuse de vous voir ici. Ses mains vont mieux. Et elle vous trouve charmante, dans votre uniforme.

— Moi aussi, je suis très heureuse de vous revoir, dit Samantha.

Elles se serrèrent longuement la main, souriant et hochant la tête. La gouvernante quitta la pièce. Samantha ôta sa cape et se mit en devoir de servir le thé à la demande du docteur. Leur visite fut de courte durée et Gilles lui parla peu; ils échangèrent simplement quelques mots sur le voyage et sur Saint-Clément. La jeune fille s'efforça de garder un ton assez froid, de peur que le docteur ne décèle ses sentiments pour lui. Lorsqu'ils se levèrent pour partir, Gilles passa un bras autour de la taille d'Antonia pour l'aider à traverser la pièce. Mais, une fois dans le vestibule, son frère la souleva cavalièrement et l'emporta dans la voiture, laissant derrière eux Samantha et son hôte. Le docteur s'arrêta. Samantha, par pure politesse, en fit autant.

— Il faudra que vous reveniez me voir, dit-il aimablement.

— Ce serait avec plaisir, mais je ne pense pas rester en Hollande plus d'une semaine.

— Dans ce cas, il est indispensable d'organiser quelque chose sans délai.

Elle serrait et desserrait nerveusement ses mains, ne sachant quelle attitude adopter.

— Eh bien... oui, peut-être.

Comme il restait silencieux, elle ajouta :

— Vous viendrez certainement voir Antonia?

— Antonia?

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Il semblait surpris.

—Oui, bien sûr...

— II s'approcha d'elle.

— Je pense qu'il lui faudra au moins deux semaines pour se rétablir.

Il leva une main, lui prit le menton et leva son visage vers le sien.

— J'aimerais que vous acceptiez de rester un peu plus longtemps... Mais vous souhaitez sans doute rentrer le plus tôt possible. Ne dites-vous pas en Angleterre que l'absence renforce les sentiments?

Samantha perplexe, pensa qu'il faisait allusion à Saint-Clément, ou à ses grands-parents.

— Oh oui! s'exclama-t-elle avec beaucoup plus de ferveur qu'elle n'en ressentait véritablement.

Il ne répondit rien, mais se pencha vers elle et l'embrassa doucement sur les lèvres. Puis il lui décocha un sourire plein de malice.

— C'est la faute de votre coiffe.

Elle serra fermement ses lèvres tremblantes et se dirigea vers la porte. Là, sous les yeux du baron et d'Antonia, elle s'efforça de lancer à Gilles un « au revoir » détaché. Ce qui ne fut guère facile, car il avait gardé sa main dans les siennes et il la maintint prisonnière pendant toute la discussion qui suivit, une discussion portant sur sa visite probable à Dokkum. Il ne la lâcha que lorsqu'il eut terminé, lui prenant le coude pour la conduire jusqu'à la voiture. Elle ne leva pas les yeux sur lui lorsqu'ils s'éloignèrent, mais elle sentait encore son baiser sur sa bouche.

Antonia était de nouveau fatiguée. Elle ne tarda pas à s'endormir, laissant à son infirmière le loisir de contempler le paysage qui se noyait dans le crépuscule, tout en essayant de mettre de l'ordre dans ses idées fort perturbées : elle ressentait un étrange mélange de joie, d'excitation et de désespoir.

Un accueil chaleureux les attendait à Dokkum. La baronne van Duyren vivait dans une maison agréable, à la lisière de la petite ville. Le baron, portant sa sœur dans ses bras, précéda Samantha dans une pièce assez sombre, merveilleusement meublée et éclairée par de nombreuses appliques murales. Dès qu'ils entrèrent, deux

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personnes se levèrent pour les accueillir : Sappha, et une dame aux cheveux gris, encore très belle, la mère d'Antonia.

Le baron installa sa sœur dans un fauteuil et présenta Samantha à sa mère. Mais il ne leur laissa pas le temps de faire plus ample connaissance. Lorsque les premières effusions furent terminées, il déclara d'un ton ferme :

— Et maintenant, Tonia, au lit!

Il l'emporta au premier étage, jusqu'à sa chambre : une pièce délicieuse, contenant tout ce dont une jeune fille pouvait rêver.

— Je pense que vous voulez vous occuper d'elle, dit-il à Samantha. Votre chambre se trouve à côté et vous avez une salle de bains sur le palier. Sappha vous fera visiter la maison. Veuillez excuser ma mère de ne pas le faire elle-même, elle n'est pas très forte.

Dès qu'elle fut seule avec sa patiente, Samantha quitta sa coiffe et sa cape, remonta ses manches et se mit en devoir de déshabiller la jeune fille, de lui donner un bain et de la coucher. Une demi-heure plus tard, Antonia était confortablement installée contre ses oreillers. Samantha alluma encore sa lampe de chevet, lui donna quelques revues à feuilleter et se rendit dans sa chambre.

C'était une pièce charmante, à l'aspect douillet Les rideaux roses repoussaient l'obscurité à l'extérieur, le chauffage marchait et une jeune fille au visage avenant défaisait les bagages de la voyageuse. Samantha fut déconcertée, car personne n'avait jamais fait cela pour elle. Mais la jeune fille sourit et continua à ranger ses bas, sous-vêtements et autres effets dans les tiroirs d'une commode. La jeune infirmière se débarrassa de sa cape, se recoiffa et retourna voir sa malade.

— Un dîner léger? suggéra-t-elle.

Elle allait ressortir lorsque Sappha arriva. Elle leur sourit, demanda des nouvelles de sa belle-sœur et pria Samantha de l'accompagner en bas.

— Nous allons sortir, expliqua-t-elle. Ma belle-mère espère que vous voudrez bien dîner avec elle.

Arrivées au rez-de-chaussée, elles se rendirent à la cuisine, où Samantha trouva un plateau déjà prêt pour Antonia. La jeune baronne, remarquant son regard surpris, lui dit en riant :

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— Vous n'aurez pas grand-chose à faire. Rolf et sa mère ont une petite équipe de domestiques qui sont chez eux depuis toujours. Vous n'aurez qu'à lever le petit doigt et vous serez obéie.

Elle jeta un regard de côté à sa compagne :

— Gilles est dans la même situation. Avez-vous aimé sa demeure?

— Je n'en ai vu qu'une partie, mais elle est délicieusement ancienne.

— Elle appartient à sa famille depuis très longtemps. Il déteste en être éloigné. Sa maison de Londres est merveilleuse aussi, mais je doute qu'il l'utilise beaucoup. Lorsqu'il se mariera, bien sûr, les choses seront différentes...

Samantha brûlait d'envie de lui demander pour quand était prévu ce mariage, mais elle n'osa pas. Et puis à quoi bon? Le savoir la ferait souffrir inutilement. Le Dr ter Ossel ne fut plus évoqué.

Une semaine passa sans que Samantha ne s'en rende compte. Elle avait très peu de soins à donner à sa malade, mais elle devait lui tenir compagnie et lui prodiguer sans cesse des encouragements. Au bout de deux jours, Antonia avait pu se lever. Elle avait montré la maison à Samantha et passé des heures à discuter avec sa mère ou à jouer avec Léo, son pékinois. Ce fut la jeune infirmière qui suggéra de lui faire faire une petite sortie en voiture chaque jour. Elles étaient allées rendre visite à Sappha. De Gilles, aucune nouvelle. Au bout d'une dizaine de jours, Antonia mentionna incidemment qu'il lui avait téléphoné quotidiennement.

— Pendant que vous sortiez vous promener, expliqua-t-elle à Samantha.

— C'est très gentil de sa part, répondit la jeune fille, ne trouvant rien d'autre à dire.

Mais elle ajouta, dans l'espoir d'apprendre quelque chose de plus :

— Le Dr ter Ossel vous trouvera très changée, lorsqu'il viendra.

— Gilles? Oh, il est très occupé! Mais je crois qu'il s'arrangera tout de même pour passer.

Elle en semblait très sûre, et Samantha éprouva une violente pointe d'envie, qu'elle chassa aussitôt. Pourquoi se rendre les choses plus difficiles qu'elles n'étaient? Si elle se répétait sans cesse que Gilles ne l'intéressait plus, elle finirait peut-être par s'en convaincre... En outre, elle s'attendait chaque jour à se voir notifier son congé. Elle

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remplit scrupuleusement le dossier qu'elle tenait à jour pour le médecin de famille, puis décida de sortir marcher un peu : l'air vif lui permettait de se clarifier les idées.

Mais elle n'y voyait pas plus clair lorsque Gilles arriva le lendemain matin. Antonia portait un ravissant ensemble de daim. Samantha, qui était restée en haut pour faire le lit de sa malade et ranger les innombrables flacons qui servaient à sa toilette, les trouva tous deux installés au salon devant une tasse de café.

Il bondit sur ses pieds dès qu'il l'aperçut dans le couloir. Elle se contenta de sourire timidement du seuil de la porte, lançant un faible :

— Oh, bonjour!

Puis elle eut une soudaine inspiration :

— Je suis heureuse que vous teniez compagnie à Antonia, car je pensais sortir, ce matin.

— Alors nous ne vous retiendrons pas.

Sa voix et son visage exprimaient une désarmante douceur; elle ressentit soudain l'envie irrésistible de traverser la pièce en courant pour aller se jeter dans ses bras, et lui avouer qu'elle ne souhaitait qu'une chose : rester près de lui, le plus longtemps possible. Mais elle se retira discrètement et monta prévenir la baronne de sa sortie. Il ne pleuvait pas, et elle désirait visiter la campagne au nord de la ville.

Mme van Duyren, qui était installée devant un élégant secrétaire, accepta aussitôt. Elle hocha sa tête aux cheveux argentés, scrutant le visage de la jeune fille.

— Je pense que Gilles emmènera Tonia à Haarlem pour la journée. Ne vous pressez pas. Je préviendrai la cuisine, afin qu'on vous garde quelque chose de chaud pour votre retour.

Samantha passa son manteau, noua énergiquement son foulard sous son menton et enfila ses bottes. Elle devait quitter la maison le plus vite possible, se dit-elle. Gilles avait semblé impatient de se débarrasser d'elle. Elle prit une profonde inspiration pour éviter de fondre en larmes, puis se précipita dans le jardin.

Il faisait froid. Le ciel était couvert et le vent soufflait : cette matinée était lugubre. Elle marcha d'un pas rapide le long du canal, traversa

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un pont et prit la première route qui se présentait à elle. Elle ignorait où elle menait, mais elle s'en souciait peu. Un panneau indicateur annonçait Oostrum, et la route cheminait à travers la platitude des champs déserts.

Lorsqu'elle atteignit Oostrum, elle constata qu'il s'agissait d'un village minuscule; il y avait une auberge, toutefois. Elle avait très envie d'un café, mais elle n'osa pas entrer : que ferait-elle sî quelqu'un voulait engager la conversation? Elle ne connaissait que quelques mots de hollandais. Elle laissa donc le village derrière elle et parvint à un croisement; elle se décida pour la route de droite, menant à Ee. Elle trouva ce nom si bizarre qu'elle eut envie de connaître le village qui le portait. Mais Ee la déçut : ce n'était qu'une grappe de fermes, serrées autour de l'église. Un panneau indicateur montrait la direction de Dokkum sans mentionner la distance. La jeune fille décida de le suivre : il était à peine midi et elle n'était pas pressée. Elle ne voulait surtout pas rentrer avant que Gilles ne soit parti avec Antonia.

La route était étroite et solitaire, mais de tous côtés l'horizon se déployait, immense. Elle continua à marcher d'un pas vif, si profondément plongée dans ses pensées qu'elle ne prit pas garde à la couleur menaçante du ciel. Les premières gouttes ne l'inquiétèrent pas outre mesure. Regardant derrière elle, elle vit alors arriver de lourds nuages poussés par le vent. Elle se trouvait loin de toute habitation, n'apercevant que quelques fermes disséminées dans le lointain. Elle accéléra son allure. Peut-être pourrait-elle s'abriter sous un arbre ou contre une haie. Mais elle n'apercevait à perte de vue que de mornes champs désespérément plats, et des canaux. Au bout d'un moment elle fut trempée jusqu'aux os et son humeur s'en ressentit; à présent il pleuvait à verse. La pluie s'infiltrait dans son cou, descendait le long de ses jambes et inondait ses bottes, glaciale. Elle s'essuya les yeux du revers de la main et consulta un panneau : il indiquait Oostwoud, mais elle ne se souvenait plus si c'était le nom du village qu'elle avait traversé en venant. Elle opta pour l'affirmative, se disant que si la pluie ne formait pas cet épais rideau gris elle pourrait certainement apercevoir Dokkum devant elle.

Le village qu'elle atteignit quelques minutes plus tard n'était pas celui qu'elle espérait. Elle ne chercha même pas à s'abriter près d'une maison, n'ayant depuis longtemps plus rien de sec sur elle.

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Au-dessus d'elle, le ciel était toujours aussi menaçant et lugubrement noir. Elle ne rencontra pas âme qui vive, personne ne se risquait dehors par un tel déluge. Au bout d'un kilomètre, elle découvrit une vieille borne portant le nom compliqué de Dantuma-woude, qu'elle n'avait jamais vue auparavant. Elle était complètement perdue et prit au hasard la première route à droite, car il lui semblait préférable d'aller n'importe où plutôt que vers ce village au nom imprononçable. Mais au bout d'un kilomètre supplémentaire des doutes commencèrent à l'assaillir : l'horizon s'était un peu éclairci, mais aussi loin que ses yeux pouvaient porter, il n'y avait pas trace de la moindre habitation... Elle se sentit soudain affreusement déprimée et pensa avec désespoir que Gilles devait maintenant se trouver chez lui, avec Antonia...

Elle se trompait. La Rolls s'approcha silencieusement d'elle par-derrière et la surprit totalement. La jeune fille s'immobilisa, son foulard trempé plaqué sur ses cheveux, le visage ruisselant de pluie, bouche bée. Gilles ter Ossel rangea la voiture à côté d'elle et pressa sur un bouton pour descendre une vitre. Lorsqu'elle fut ouverte, il lui lança d'une voix glaciale :

— Que diable faites-vous par ici?

Elle comprit qu'il était furieux, ce qui attisa sa propre colère.

— Je me promène, répondit-elle d'un ton hautain.

Il accueillit cette déclaration avec un grognement de dérision, et elle riposta aussitôt :

— J'avais envie d'explorer la campagne.

Les sourcils du docteur étaient noués en une ligne brune et sa bouche contractée lui donnait un air dur.

— Montez, ordonna-t-il d'un ton coupant. Je vais vous raccompagner.

Il ouvrit la portière. Samantha désirait plus que tout se réfugier à l'abri de la pluie, mais elle se recula, poussée par un entêtement ridicule.

— Je suis trempée, je vais abîmer vos coussins. En outre, vous êtes d'une humeur exécrable.

Elle le foudroya du regard.

— Je n'ai pas envie de rentrer avec vous.

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La bouche du docteur tressaillit et un rire muet éclata dans ses yeux gris.

— Le fait que vous soyez mouillée n'a aucune importance. Par ailleurs, je ne mords pas!

Il ouvrit la portière un peu plus largement.

— Avez-vous peur de monter?

Elle releva le menton d'un air indigné.

— Absolument pas!

Elle pénétra dans la voiture et il démarra aussitôt. Ils gardèrent un silence lourd de tension. Samantha tremblait de tous ses membres.

— Vous avez sans doute récolté un bon rhume, lança-t-il sans la regarder. Cela vous servira de leçon.

Tout à coup, les nerfs de la jeune fille lâchèrent. Des larmes se mirent à couler sur ses joues, se mêlant aux gouttes de pluie qui tombaient de ses cheveux.

— Pourquoi pleurez-vous? demanda-t-il d'une voix tranchante.

— Je ne pleure pas, c'est la pluie!

Pour lui démontrer qu'elle se sentait parfaitement décontractée, elle poursuivit d'un ton léger :

— Je croyais que vous étiez à Haarlem. Mme van Duyren m'avait dit...

— J'en reviens.

Sa voix tremblait de colère.

— La baronne était très inquiète à votre sujet. Heureusement pour vous, le pays est plat. J'ai pu vous apercevoir de loin!

D'une petite voix misérable, elle le remercia d'être venu la chercher. Il ne répondit pas, et elle garda le silence jusqu'à Dokkum. Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, il lui ordonna d'un ton sans réplique de monter prendre un bain chaud et de se changer. Puis il tourna les talons et entra au salon.

Elle redescendit une demi-heure plus tard, réconfortée, prête à lui présenter ses excuses pour le dérangement qu'elle lui avait causé. Mais il était parti.

— Il est retourné chercher Tonia, expliqua la baronne. Pauvre

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garçon! Que d'allées et venues! Nous dînerons en tête à tête, ce soir, car ils rentreront tard. Je ne me fais aucun souci. Avec Gilles, notre malade est sous bonne garde!

Samantha acquiesça, l'air lugubre. Cette journée avait été désastreuse.

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7.

Antonia ne rentra que vers minuit; elle était accompagnée de Gilles, et le docteur était apparemment d'une humeur charmante. Samantha, qui l'avait attendue, trouva la jeune fille rayonnante et merveilleusement jolie. Elle semblait tout à fait guérie. Mais, lorsqu'ils entrèrent au salon, elle bâilla gracieusement et se déclara épuisée.

— Vous n'auriez pas dû m'attendre, Sam chérie! Puis elle jeta ses bras autour de Gilles et l'embrassa impulsivement :

— Gilles chéri! Je me demande ce que je deviendrai sans toi! A présent, tout est parfait...

Il baissa les yeux et la regarda tendrement.

— J'en suis heureux, Tonia. Et maintenant au lit, sinon Samantha va aller chercher son martinet!

Antonia éclata de rire, soutenant que jamais sa douce infirmière ne pourrait se montrer aussi sévère.

— Détrompe-toi. La première fois que nous nous sommes rencontrés à Saint-Clément, elle m'a terrorisé!

Samantha fut exaspérée par sa remarque. Feignant d'ignorer le regard moqueur du docteur qui était allé s'asseoir sur le bras d'un fauteuil, elle déclara d'un ton détaché :

— Je suis heureuse de vous voir si gaie, Tonia.

Le docteur de Winter sera content de vous, demain.

La jeune fille porta sa petite main soignée à sa bouche.

— Oh, j'avais oublié qu'il devait venir! Je suis sûre qu'il me trouvera en pleine forme. N'est-ce pas Gilles?

— Je ne suis pas ton médecin. Mais il y a de fortes chances pour qu'il déclare ta maladie terminée.

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Antonia se laissa tomber sur une chaise.

— Je meurs d'impatience! Une seule chose m'attriste : si je suis guérie, Sam va partir...

— Effectivement, coupa Gilles. Et vous me devez une visite avant votre départ, Samantha. Il se leva et fit les cent pas dans le salon.

— Voyons. Nous sommes jeudi. Je suis libre dimanche, je viendrai donc vous chercher à neuf heures. Cela vous convient-il?

Le cœur de la jeune fille bondit de joie.

— Oui, mais...

Il ne la laissa pas poursuivre. Une bonne chose, car ses pensées étaient complètement incohérentes.

— Vous ne pouvez pas quitter la Hollande sans l'avoir visitée, au moins superficiellement.

— Bien sûr, renchérit Antonia. Gilles fera un guide épatant. Peut-être vous montrera-t-il aussi sa maison, elle est splendide.

Elle se leva.

— Eh bien, c'est parfait, tout est arrangé.

Elle leur sourit et quitta la pièce. Samantha s'apprêtait à la suivre, mais le docteur lui barra toute possibilité de retraite.

— Je... je dois aller voir si Tonia.. balbutia-t-elle.

Il ignora sa tentative de fuite et reprit, imperturbable :

— Souhaitez-vous voir quelque chose en particulier?

— Euh... non. Je vous laisse décider. Mais êtes-vous sûr de pouvoir vous libérer? Je veux dire... je pourrais très bien faire cette excursion toute seule.

Il rétorqua sèchement :

— Sans doute, mais vous ne semblez guère douée pour retrouver le chemin du retour!

Il souriait, maintenant, et déclara sans moquerie.

— Oui, je peux me libérer. J'aurai peut-être une visite ou deux à faire, mais nous nous arrangerons. Et il faudra accorder un peu de temps à Klara, elle espère bien vous voir!

Il ajouta lentement :

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— Votre séjour a été bien court...

— Oui, mais je m'y attendais. Pour moi, ces quelques jours ont été de vraies vacances.

Il leva les sourcils d'un air étonné.

— Vraiment? Vous n'avez pourtant pas eu beaucoup de temps à vous!

— J'en ai eu autant que j'ai voulu, riposta-t-elle d'un ton tranchant.

— Ce n'est pas la peine de monter sur vos grands chevaux! rétorqua-t-il avec douceur.

— Je ne monte pas sur mes grands chevaux! s'écria-t-elle d'une voix trop aiguë.

— Bien. Je m'en vais. Je serai de retour dimanche, et j'espère que vous serez de bonne humeur, Samantha.

Il lui prit le bras et la força à l'accompagner jusqu'à la porte d'entrée.

— Voulez-vous refermer après moi?

Il la lâcha, enfila son manteau et prit ses gants. Comme la jeune fille posait une main sur la lourde poignée de cuivre, il la saisit et l'attira doucement à lui.

Mais d'abord, souhaitons-nous bonne nuit... murmura-t-il.

Il l'embrassa et disparut aussitôt.

Samantha resta éveillée un long moment, pensant à lui. Son baiser était une marque de gratitude, se dit-elle. Il était heureux de retrouver Antonia en bonne santé et avait voulu la remercier de la part qu'elle avait prise à sa guérison. Par ailleurs, elle savait que les hommes cédaient souvent, impulsivement, à l'envie d'embrasser une jeune fille même sans éclat, comme elle. Si elle n'avait pas été amoureuse de lui, ce baiser aurait été sans importance.

Elle essaya de se raisonner et ses pensées prirent un autre tour. Il faudrait qu'elle écrive à Saint-Clément pour prévenir de son retour. A quel service serait-elle affectée? Probablement au service de nuit, puisqu'elle devait être nommée infirmière en chef de nuit dans quelques semaines. Elle tenta en vain de se réjouir à l'idée d'un meilleur salaire et d'un avancement certain. Peut-être se retrouverait-elle surveillante dans quelques années? Elle se

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retourna fiévreusement dans son lit confortable. Cette idée la rebutait. Et si, au lieu d'accepter le poste qu'on lui proposait, elle partait à l'étranger? Cela lui permettrait de rencontrer d'autres personnes, de voir d'autres aspects de son travail...

Mais cette idée ne la ravissait pas non plus. Elle ferma les yeux, résolue à dormir. Immédiatement, l'image de Gilles se forma sur l'écran de ses paupières. Avec un soupir, elle ralluma sa lampe, s'assit et prit un livre. Elle lut et relut indéfiniment la même page, incapable de lui trouver un sens, et finit par s'endormir le livre à la main.

Le lendemain matin, le docteur de Winter confirma la guérison d'Antonia.

— Seulement, il ne faudra pas abuser de vos forces. Pas de soirées trop prolongées! ajouta-t-il avec un clin d'œil à sa jolie cliente. Je demanderai à Rolf de vous surveiller!

Antonia prit la mouche.

— Je suis une adulte! riposta-t-elle. Je n'ai pas besoin de chaperon.

— Du moins, plus pour longtemps. Je gage que votre frère sera soulagé de vous voir mariée!

Il rit de sa plaisanterie, adressa un compliment aimable à Samantha et s'en alla. Aussitôt, la jeune fille se rendit chez la baronne pour lui demander quand elle devait partir. Quelque chose la poussait à éviter de revoir Gilles, malgré l'envie qu'elle en avait. Mais Mme van Duyren la dissuada de faire ses bagages sur-le-champ et de prendre le prochain train.

— Je comprends que vous ayez hâte de retrouver votre hôpital, dit-elle avec une désarmante gentillesse, mais je vous en prie, Samantha, restez encore quelques jours. Disons... jusqu'à mardi? Ainsi vous profiterez de votre dimanche avec Gilles et vous aurez encore une journée devant vous pour faire vos valises. Nous sommes vendredi. Demain vous pourriez nous emmener à Leewarden, Tonia et moi. Vous conduisez si bien la Mini! En outre, Sappha nous invite à dîner demain soir.

Ainsi, tout était arrangé. Ses derniers jours en Hollande étaient planifiés pour elle. L'idée de retourner chez Sappha l'enchantait, bien qu'elle craignît de ne pas avoir de toilette assez élégante. Et il serait très agréable d'aller faire les magasins de Leeuwarden. Elle

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préféra ne pas penser au dimanche ni aux jours qui suivraient...

Le lendemain soir, sa robe lui parut lamentable. Elle était toute simple, en jersey de soie crème, et lui allait pourtant parfaitement bien : la couleur du tissu mettait sa chevelure en valeur et la coupe affinait sa silhouette. Elle tourna et retourna devant le miroir de sa chambre, insatisfaite, et descendit l'escalier, morose. Elle se sentit encore plus découragée par sa propre apparence lorsqu'elle découvrit Antonia. La jeune fille était éblouissante dans une longue jupe de velours bleu saphir, une blouse blanche aux manches bouffantes et un boléro brodé. Samantha lui exprima son admiration de tout son cœur. Elles furent bientôt rejointes par la baronne, aussi ravissante que sa fille dans une longue robe de crêpe noir. La vieille dame accepta leurs compliments avec grâce et stupéfia Samantha en lui déclarant qu'elle était charmante et qu'elle attirerait certainement plus d'un regard masculin.

Cette remarque remonta le moral de la jeune fille. Aussi, lorsque le baron — qui était venu les chercher en voiture — la complimenta à son tour sur sa toilette, elle décida de le croire. Sappha les accueillit et la présenta aux nombreux invités. A ce moment-là seulement, Samantha s'avoua qu'elle espérait rencontrer Gilles au cours de la soirée, et ressentit une vive déception en constatant son absence. Mais elle surmonta son désappointement et décida de s'amuser. Son cavalier, judicieusement choisi par la maîtresse de maison, était un jeune homme agréable, célibataire, aux manières distinguées. Il s'exprimait dans un excellent anglais. Samantha paraissait lui plaire beaucoup, et elle regretta que son amour impossible pour Gilles l'empêchât de l'apprécier à sa juste valeur.

Un peu plus tard, au salon, on lui présenta un autre jeune homme très séduisant. C'était le cavalier d'Antonia au dîner et elle les avait souvent surpris en grande discussion. Elle se demandait pourquoi la jeune fille semblait prendre tant de plaisir à sa compagnie, mais elle comprît tout de suite en apprenant qu'il était l'assistant du docteur ter Ossel à l'hôpital d'Haarlem. Le jeune homme, visiblement très fier de ses fonctions, fit l'éloge de son patron. Il déclara très sérieusement à Samantha que Gilles était un médecin brillant, un homme supérieurement intelligent et un patron fantastique. La jeune fille découvrit avec amusement que le Dr ter Ossel était célèbre pour ses colères, des colères redoutables mais toujours justifiées...

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— Et figurez-vous qu'il joue au rugby, malgré son âge! ajouta le jeune homme pour terminer le portrait de son héros. Samantha ne cacha pas sa surprise et, anxieuse de maintenir la conversation sur un sujet qui lui tenait à cœur, avoua que l'absence du docteur ter Ossel l'avait étonnée. La réponse de son compagnon la laissa figée de stupeur.

— Oh, mais c'est très compréhensible! s'exclama-t-il. Il veut être libre demain, si bien qu'il a pris le tour de garde du docteur van Toren ce soir à l'hôpital. En échange, ce dernier le remplacera toute la journée de dimanche.

Samantha accueillit cette explication avec des sentiments mitigés. Elle allait poser d'autres questions lorsqu'Antonia les rejoignit.

— Vous me semblez bien sérieux! s'écria-t-elle en riant. De quoi parliez-vous?

Samantha le lui expliqua, ajoutant :

— Vous devez être déçue de l'absence de Gilles, Tonia. J'en suis désolée, car si Gilles ne m'avait pas invitée demain il aurait pu être là ce soir.

— Peuh! Qu'est-ce qu'un malheureux dîner à côté d'une journée entière de promenade? s'exclama la jeune fille d'un ton détaché. C'est votre seule chance de connaître un peu la Hollande. Je trouve cette idée formidable, je l'ai d'ailleurs dit à Gilles.

— Merci, fit Samantha, soulagée de voir que sa patiente ne lui en voulait pas.

Les invités partis, la jeune infirmière se retrouva assise près de la cheminée au milieu de la famille van Duyren.

— Nous avons passé une soirée délicieuse, déclara Rolf d'une voix paresseuse. Tu sais admirablement réunir les gens qui s'entendent bien, mon amour.

Il jeta à sa femme un regard empreint d'une telle dévotion que Samantha sentit son cœur se serrer. Jamais Gilles ne la regarderait ainsi... Ses sentiments durent se lire sur son visage, car Sappha se leva et vint s'asseoir près d'elle.

— Henk vous a plu, Samantha? C'est un jeune homme charmant. Et il a un métier tellement intéressant — chercheur en chimie. Vous lui avez beaucoup plu...

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La jeune fille répondit d'une façon assez obscure :

— Oui, je sais. Quel dommage... En effet, il est merveilleux.

Sappha lui lança un regard perçant et conclut d'un ton ferme :

— Mais ce n'est pas l'homme dont vous rêvez. Je crois que vous êtes comme moi : vous préférez ne rien avoir du tout si vous ne pouvez posséder ce que vous désirez...

Samantha la contempla, horrifiée.

— Oh, ai-je vraiment laissé entendre cela? Je suis désolée. Mais... oui, je pense que vous avez raison.

Puis, préférant quitter ce terrain dangereux, elle interrogea son hôtesse sur son passé : elle savait que Sappha avait également été infirmière. Elles étaient plongées dans une discussion passionnante lorsque Mme van Duyren fit remarquer qu'il était grand temps de rentrer.

— Venez nous dire au revoir avant de partir, pria son hôtesse. Vous pourriez prendre le thé avec nous lundi, mon mari essaie toujours de se libérer une heure à ce moment-là.

Rolf lui demanda si elle n'avait en rien modifié sa date de départ. Elle la confirma, souhaitant mentalement que ce jour fatidique n'arrive jamais. Mais, auparavant, il lui restait un long dimanche!

Le lendemain matin elle s'éveilla très tôt et fut prête bien avant l'heure indiquée par Gilles. Elle décida de remonter l'attendre dans sa chambre et fit nerveusement les cent pas dans la pièce jusqu'à ce que la femme de chambre vint la prévenir que le docteur l'attendait en bas.

La baronne et sa fille n'étaient pas encore levées. Samantha retrouva Gilles dans le vestibule et répondit d'un ton léger à son bonjour amical. Mais son cœur battait très fort dans sa poitrine.

— Je ne sais pas à quelle heure nous devons rentrer, dit-elle. Si vous me le disiez, je pourrais laisser un message à Mme van Duyren.

— Inutile, j'ai prévenu Jannie.

Il ne lui donna aucune précision et elle n'osa pas en demander. Elle sortit avec lui, goûtant la tranquillité de ce dimanche matin, et s'installa dans la Rolls.

— Vous êtes bien silencieuse! remarqua-t-il au bout d'un moment,

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alors qu'elle bataillait depuis cinq minutes pour trouver un sujet de conversation. Avez-vous apprécié votre soirée d'hier?

— Oui, merci, répondit-elle froidement. J'ai rencontré un jeune homme qui m'a appris pourquoi vous n'étiez pas là.

— Ah, maintenant je comprends vos manières glaciales! Vous êtes bourrelée de remords parce que j'ai renoncé à ce dîner pour pouvoir vous accompagner aujourd'hui, c'est cela?

— Oui, répondit-elle d'un ton sec. Je ne serais jamais venue si Tonia ne m'avait dit qu'elle trouvait cette idée excellente.

Il reprit d'une voix suave :

— Alors, selon vous, l'approbation d'Antonia arrange tout?

— Oui, bien sûr. Je lui en suis très reconnaissante. Et à vous aussi, naturellement.

— Naturellement, répéta-t-il en l'imitant avec une certaine malice. A présent que tous les malentendus sont éclaircis, je vous propose de profiter de cette journée. Avec la bénédiction d'Antonia.

Il lui jeta un regard de côté et elle vit qu'il souriait. Elle ne demandait rien de plus... Le soleil perçait timidement derrière les nuages et elle s'exclama avec entrain, prenant cela pour un bon présage :

— Regardez, il va faire beau!

— Il y a une carte dans la boîte à gants devant vous. Prenez-la.

Il lui expliqua leur itinéraire, qu'elle suivit attentivement sur la carte. Il lui proposait un véritable marathon!

— N'est-ce pas un voyage trop long? demanda-t-elle, inquiète.

— Non. La Hollande est petite et nous avons toute la journée devant nous.

Toute la journée... Cela lui semblait une éternité, et elle décida d'en apprécier chaque instant. La carte ouverte sur ses genoux, elle se cala confortablement dans son siège.

— Voilà qui est mieux, apprécia-t-il. La région que nous allons traverser...

Il se montra un guide passionnant et plein d'humour. Elle apprit une foule de choses alors qu'ils traversaient les vastes étendues de la

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Frise et les calmes marais boisés de la Drenthe. Gilles ralentit un peu lorsqu'ils traversèrent Meppel, pour lui laisser le loisir d'observer les gens en costume folklorique. Puis il l'emmena jusqu'à Rouveen, où les habitants portaient une tenue différente.

Ensuite il quitta la route principale pour prendre d'étroits chemins de campagne, roulant moins vite pour permettre à sa passagère d'admirer le paysage. Puis ils regagnèrent l'autoroute près d'Àmersfoort. Gilles lui désigna au loin la tour gothique de Notre-Dame. Mais ils ne s'arrêtèrent qu'un peu plus loin, devant un vieux château transformé en hôtel.

— Un café? proposa-t-il.

Samantha acquiesça. Les salons de l'hôtel étaient calmes et confortables. Sans savoir comment, la jeune fille se retrouva en train de parler de ses grands-parents, de son enfance, de Saint-Clément.

— Qu'est-ce qui vous attend à votre retour? demanda-t-il soudain.

— Je n'en sais rien.

Elle leva vers lui ses jolis yeux noisette et sourit.

— Le travail de nuit, je suppose...

— N'avez-vous pas le choix?

— Le choix n'est pas grand. On m'a offert...

Elle s'interrompit, ne voulant pas lui donner l'impression de se vanter de sa promotion. Il ajouta vivement :

— Je comprends tout à fait que vous ne recherchiez pas un travail à long terme.

Elle se méprit complètement sur ses pensées, ignorant le fameux Jack qui, s'il avait existé, l'aurait effectivement dispensée de rechercher un poste permanent. Aussi acquiesça-t-elle avec entrain, se demandant ce qu'il pouvait bien cacher derrière son visage imperturbable.

Ils reprirent leur route, traversant Hilversum, puis Amsterdam.

— Vous n'aurez qu'un faible aperçu de la ville, depuis la voiture, remarqua-t-il en lui montrant de loin les toits et les églises. Pour l'apprécier, il faut se promener à pied. On pourrait passer une journée entière à flâner dans les rues. Certains quartiers sont

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magnifiques.

Haarlem lui sembla également être une très jolie ville, presque aussi grande qu'Amsterdam. Le docteur roula lentement dans les vieilles rues, lui désignant les maisons les plus pittoresques. Puis il franchit le porche voûté et s'arrêta dans la cour de sa propre demeure.

Lorsqu'ils descendirent de la voiture, il lui demanda :

— Me pardonnerez-vous si je vous abandonne quelques instants? J'ai une visite à faire tout près d'ici. Klara sera ravie de s'occuper de vous.

Il la fit entrer et la conduisit jusqu'au petit salon qu'elle connaissait déjà. Elle constata de nouveau que cette pièce était l'une des plus jolies qu'elle ait jamais vues, avec le soleil qui filtrait à travers les hautes fenêtres et l'immense cheminée où brûlait un feu de bois. Gilles tira une sonnette démodée. Dès que Klara apparut, il prit congé, laissant les deux femmes à une conversation animée, largement composée de sourires et de hochements de tête. Puis Samantha passa un moment à admirer les portraits qui ornaient les murs. Soudain elle saisit son propre reflet dans un lourd miroir encadré d'argent, et sa joie en fut un peu gâchée. Si seulement elle était plus jolie... Elle monta à l'étage se recoiffer, se poudrer le nez et se mettre un peu de rouge à lèvres. En redescendant le grand escalier, elle se mit à rêver tout éveillée, s'imaginant installée dans cette merveilleuse maison avec Gilles. Il la surprit ainsi et s'immobilisa pour la regarder. L'espace d'un instant, son rêve lui parut réalisé, et elle sourit avec une expression d'intense bonheur.

Alors qu'il la contemplait, le visage calme du docteur changea d'expression; une lueur intense s'alluma dans ses yeux gris.

— Samantha, chère Samantha, murmura-t-il d'une voix douce en s'avançant vers elle.

Il s'arrêta. Troublée, elle revint à la réalité, se demandant si la tendresse passionnée qu'elle avait lu sur son visage faisait ou non partie de son rêve. Elle décida que oui, et se dit que les rêves étaient du temps perdu; un passe-temps dangereux à éviter. Elle se hâta de descendre les dernières marches et déclara d'un ton enjoué :

— Klara et moi avons eu une conversation délicieuse sans nous dire grand-chose. C'était très drôle!

En arrivant près de lui, elle le regarda dans les yeux. Il lui rendit son

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regard, puis, d'un ton placide, se mit à parler de sa gouvernante et de ses blessures. Ce sujet les occupa tout le temps de l'apéritif et les mena jusqu'au potage. Le poulet Toque blanche les surprit en train d'évoquer les beautés de Haarlem. Gilles partit dans un long développement sur l'orgue de Saint-Bavo et l'invention de l'imprimerie. La jeune fille, captivée par le décor de la salle à manger où ils se trouvaient, essaya d'observer les lieux tout en ayant l'air de l'écouter. C'était une pièce magnifique, décorée de lourds meubles d'acajou de style Empire qui s'accordaient étonnamment bien avec le style de la vieille maison. Les vitrines regorgeaient d'argenterie et de nombreux portraits ornaient les murs. Tout à coup, Samantha sentit sur elle le regard de son compagnon.

— Vous ne m'écoutez pas! l'accusa-t-il, amusé,

— Oh si! répondit-elle très sérieusement. Mais il y a tant de belles choses à voir chez vous, et j'ai si peur de manquer de temps pour tout admirer!

Elle lui sourit d'un air d'excuse. Un autre homme aurait pu s'offenser de sa distraction; mais elle vit qu'il la comprenait et elle l'en aima d'autant plus. On venait de leur servir un soufflé. Comme la jeune fille s'extasiait sur sa délicatesse, le docteur expliqua en riant :

— J'ai une excellente cuisinière. Klara dirige la maison et s'occupe de l'intendance, mais Ria règne à la cuisine.

Il s'appuya contre le dossier de sa chaise, un sourire taquin sur les lèvres.

— J'ai aussi une femme de chambre qui s'occupe du ménage, et Mevrouw Plat qui vient l'aider chaque jour.

Samantha le contemplait, les yeux écarquillés.

— Vous avez autant de domestiques? La maison doit être immense!

— Oui, acquiesça-t-il. Nous allons prendre notre café au salon et ensuite, si vous le désirez, je vous la ferai visiter.

En effet, la maison était grande. Mais d'une façon surprenante, elle comportait un bon nombre de toutes petites pièces. Samantha, ravie, y jeta un coup d'œil curieux.

— Mais pourquoi tant de pièces? s'exclama-t-elle au bout d'un moment. Vous n'en utilisez certainement pas la moitié?

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— Je ne les utilise pas, mais j'en connais le moindre recoin et le moindre meuble. Klara veille à ce qu'elles soient régulièrement ouvertes, aérées, à ce que le mobilier soit ciré. Vous voyez, cette demeure n'a pas changé depuis des siècles, mis à part quelques aménagements. Et je souhaite la garder telle qu'elle est, même si elle est trop grande pour moi.

Il ajouta :

— Pour l'instant

Elle lui tournait le dos, feignant de s'absorber dans la contemplation d'un charmant secrétaire.

— Lorsque vous serez marié vous pourrez utiliser quelques pièces de plus...

— C'est mon intention. Cet endroit a été conçu à l'époque des familles nombreuses. Je n'envisage pas d'avoir une douzaine d'enfants, mais un certain nombre quand même.

Elle se tourna, s'exclamant impulsivement :

— Oh oui, c'est une maison faite pour les enfants, avec tous ces corridors, ces pièces minuscules...

Gilles était appuyé contre un mur et la regardait

— L'intérêt que vous montrez pour mon avenir me flatte, remarqua-t-il d'une voix douce. Quel dommage de penser que vous ne serez pas là pour en voir la réalisation...

De nouveau, elle se tourna vers le secrétaire, cherchant désespérément un autre sujet de conversation. Elle ne voulait pas savoir ce qui lui arriverait lorsqu'elle aurait quitté la Hollande, se dit-elle durement. Qu'il se marie, qu'il installe sa femme dans cette maison magnifique et qu'il ait une troupe de petits garçons aux sourcils bruns et aux yeux gris! Après tout, qu'est-ce que cela changeait pour elle?

Elle l'entendit déclarer, étouffant un rire :

— Si vous continuez à admirer ainsi ce secrétaire, je vais me sentir obligé de vous l'offrir! Venez voir le grand salon. Je l'ai gardé pour la fin, car il est surprenant

Ce salon se trouvait à l'arrière de la maison. Une immense baie allait du sol au plafond et donnait sur une petite cour pavée. C'était une

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pièce immense, pouvant facilement accueillir une cinquantaine de personnes. Pourtant, malgré ses dimensions, elle était confortable et merveilleusement aménagée. Un nombre impressionnant de fauteuils, de sofas et de petites tables était disséminés sur d'épais tapis. De lourds buffets sculptés s'adossaient aux murs couverts de tapisseries, et la grande cheminée était flanquée de deux canapés recouverts de velours lie-de-vin, assorti aux doubles rideaux. Samantha s'immobilisa sur le seuil, aussi surprise que son compagnon l'avait prévu. Puis, du regard, elle fit lentement le tour de la pièce.

— C'est splendide, dit-elle. Tout simplement splendide, et pourtant vivant. Organisez-vous des soirées ici?

— A l'occasion, et je l'utilise souvent lorsque j'ai des amis à dîner. Ce salon n'a jamais été modifié et je ne voudrais pas y changer le moindre détail.

— Je suis entièrement de votre avis, acquiesça-t-elle. En tout cas, il est d'une beauté et d'une noblesse à couper le souffle!

Par jeu, elle alla essayer un petit fauteuil capitonné. Au bout de quelques secondes, elle se leva à regret.

— Merci de m'avoir montré votre maison. Je comprends que vous l'aimiez tant. J'aurai une foule de choses à raconter à Grand-mère lorsque je la reverrai!

Ils revenaient côte à côte vers la porte.

— Comment repartez-vous? demanda-t-il.

— En avion. Le baron van Duyren m'a apporté mon billet hier. Il doit me conduire à Schipol. Je serai à Londres pour le thé.

Elle cherchait à se donner un ton gai. Elle dut y parvenir, car il lui dit simplement :

— Et vous reprendrez votre travail dès le lendemain, je suppose?

Elle rit.

— Bien sûr!

Mais l'évocation de ce sujet lui était désagréable et elle changea de conversation.

— J'ai vu votre chatte et ses petits, Klara me les a montrés. Mais n'avez-vous pas de chien?

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— Il est mort le mois dernier. Il était très âgé et il me manque énormément.

Elle ne put réprimer un élan de chaude sympathie.

— Oh, je comprends ce que vous devez ressentir. Je suis désolée pour vous. Vous devriez reprendre un chiot le plus tôt possible. Cela peut paraître sans cœur, mais en fait c'est un hommage au chien que vous avez perdu.

— Quel genre de chiot devrais-je prendre? Elle réfléchit.

— Un grand chien, doté d'une bonne nature. Un Labrador, peut-être. Ils aiment la vie de famille. De quelle race était le vôtre?

— C'était un Alsacien. Il se nommait King. Elle s'exclama d'une voix douce :

— Pauvre Gilles... Les chiens sont de si bons amis! Vous pourriez appeler votre nouveau chien Prince.

— Cela vous plairait? Alors ce sera un Labrador nommé Prince.

— C'est gentil à vous, mais de toute façon, je ne serai pas là pour le voir. Toutefois, je serai heureuse de penser que... que vous...

Elle s'arrêta, ne sachant comment finir sa phrase. II l'interrogea :

— Que je quoi?

— Que vous avez un nouveau chien.

Ils prirent le thé devant la cheminée, puis il lui montra son bureau et le petit cabinet de consultation attenant, où il recevait ses clients privés.

— J'ai un cabinet plus important en ville, bien sûr, mais il est parfois plus commode de recevoir mes clients ici.

—: Vous avez une clientèle importante?

— Oui, trop importante même. Je songe à prendre un associé pour être un peu plus libre.

Ce serait nécessaire s'il épousait Antonia, se dit Samantha. Elle lui demanda s'il pensait bientôt la reconduire à Dokkum, car l'après-midi était largement entamée. Il rétorqua d'une voix câline :

— Pourquoi? Vous vous ennuyez donc avec moi?

— Bien sûr que non! riposta-t-elle indignée. Quelle réflexion

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stupide! Mais vous avez peut-être des projets pour le dîner et je ne veux pas vous gêner.

— J'ai des projets, en effet, répondit-il en souriant. Nous allons dîner à Bolsward, juste de l'autre côté de la digue de l'Afsluit. Et vous me gênerez certainement si vous refusez.

Ce fut au tour de la jeune fille de sourire, et elle parut soudain très jolie dans la clarté tamisée de la lampe.

— Je serai très heureuse de dîner avec vous.

— Bien. Maintenant que ce point est réglé, asseyons-nous et parlons un peu. En espérant que vous ne partirez pas toutes les cinq minutes sur des idées fausses!

L'heure qui suivit fut absolument délicieuse. Ils ne parlèrent pas d'eux-mêmes, mais se découvrirent une foule de points communs. La jeune fille avait envie de discuter encore d'un tas de choses lorsque Gilles remarqua à regret :

— Je suis désolé que nous ne puissions continuer à parler ainsi pendant des heures. Mais il nous faut partir si nous voulons arriver à Bolsward pour le dîner.

Elle rassembla ses affaires et entama une dernière petite conversation avec Klara. Puis elle regagna avec Gilles la voiture qui les attendait dans la cour. Très vite, ils reprirent leur discussion chaleureuse.

Le restaurant était très agréable et le repas délicieux. Ils en profitèrent sans se presser. Soudain, jetant un coup d’œil à sa montre, Samantha constata avec horreur qu'il était plus de onze heures. Lorsqu'ils arrivèrent à Dokkum, tout le monde était couché. Mais la porte s'ouvrit sans effort sous la main de Gilles et il suivit la jeune fille dans le vestibule. Elle se lançait dans des remerciements confus lorsqu'il l'interrompit brusquement en la prenant dans ses bras. Il l'embrassa tendrement.

— Cette journée a été merveilleuse pour moi aussi, murmura-t-il. Bonne nuit, adorable Samantha.

Elle se dégagea de son étreinte.

— Adieu, Gilles.

Elle dut faire un effort considérable pour empêcher sa voix de trembler.

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— Je ne dis jamais « adieu », rétorqua-t-il en se rapprochant de la porte. Refermez derrière moi, jeune fille.

Elle obéit et verrouilla la porte, parvenant à peine à distinguer la serrure à travers le brouillard de ses larmes. N'était-elle pas en train de le chasser définitivement de sa vie?

Appuyée contre la porte, elle écouta le ronflement régulier de la Rolls disparaître dans la nuit. Puis ce fut le silence et elle monta se coucher.

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8.

Passer cette journée du lundi semblait à Samantha une épreuve insurmontable. Maintenant qu'elle avait vu Gilles pour la dernière fois, elle souhaitait de tout son cœur se retrouver loin de lui — à Londres, à l'hôpital où elle se jetterait à corps perdu dans son travail pour ne plus penser à lui.

Elle s'était levée fatiguée, après une nuit sans sommeil. Elle avait pris son petit déjeuner avec Antonia et bavardé quelques instants avec la baronne, avant de remonter dans sa chambre pour préparer ses bagages. Peu après leur café de la matinée, la jeune fille se souvint tout à coup d'un rendez-vous chez son dentiste. Samantha fut fort heureuse de cette distraction inattendue et sortit la voiture pour accompagner sa malade à Groningue. La matinée était froide et grise, et s'accordait parfaitement avec les sentiments de la jeune Anglaise. Elle dut faire un effort considérable pour se mettre à l'unisson de l'humeur joyeuse d'Antonia, surtout lorsque cette dernière aborda le sujet de sa sortie avec Gilles.

— C'est un tel amour, déclara-t-elle à Samantha comme si celle-ci pouvait en douter. Je le connais depuis toujours, vous savez? Il était même à mon baptême. Vous avez aimé sa maison, Sam? Celle de Rolf est très belle, mais je préfère nettement celle de Gilles.

Samantha, les nerfs à vif, marmonna une phrase insignifiante et s'appliqua à conduire.

— Il a une grand-mère charmante, continua Antonia. Elle ne veut pas vivre avec lui, car elle a une résidence magnifique au bord de la mer, à Zandvoort. Elle est entourée d'une armée de domestiques et d'un vieux dragon — son... ami, est-ce le mot exact? Les frères de Gilles sont au Canada, mais ils n'y demeureront pas toujours. Ce sont de jeunes scientifiques. Gilles va les voir de temps en temps. Il est beaucoup plus âgé qu'eux. Il a de nombreux amis, mais je crois que s'il n'était pas aussi occupé, il se sentirait un peu seul...

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Samantha ne put résister à l'envie de rétorquer :

— Il peut toujours se marier, non? Antonia hocha la tête.

— Effectivement. Et il fera un mari merveilleux, Sam. Il sait toujours ce qu'il faut faire, dans toutes les situations.

La jeune infirmière sourit à cet argument naïf qui lui parut touchant.

— Il est très riche, reprit sa compagne, intarissable. Moi aussi, d'ailleurs. Rolf s'occupe de mes intérêts.

— C'est charmant, répondit Samantha, tout à fait à côté.

Elle accéléra pour doubler un semi-remorque. Elle conduisait très bien, mais rouler sur la droite la rendait nerveuse. En outre, elle ne pouvait supporter d'entendre parler de Gilles plus longtemps. Elle glissa hâtivement, avant qu'Antonia ne puisse continuer :

— Avez-vous vu ce tailleur en peau de porc dans le dernier numéro de Vogue! Il doit être très agréable en cette période de l'année.

Antonia mordit aussitôt à l'hameçon.

— Oui, je crois que je vais le commander chez Simpson's. A moins que je n'aille l'acheter à Londres. Et vous, Sam? Vous avez aussi l'intention de vous l'offrir?

Un mois de salaire, calcula la jeune infirmière. Si elle faisait une telle folie, elle n'aurait plus de quoi payer son loyer, ni se nourrir! Elle expliqua avec douceur :

— Je ne crois pas. Je ne pourrais pas en profiter assez.

— Vous avez raison, acquiesça sa compagne. Vous portez presque tout le temps votre uniforme — qui est ravissant, d'ailleurs. Avec votre cape et votre coiffe de sortie, vous avez l'air très digne et respectable!

Samantha emprunta une rue étroite et traversa le canal qui entourait Dokkum. Etait-ce ainsi que Gilles la voyait? Mais cela n'avait plus d'importance... Une heure plus tard elle empruntait de nouveau l'allée qui conduisait à la maison, soulagée que ce voyage éprouvant soit enfin terminé.

Mais le reste de la journée fut presque aussi désagréable. Pendant le déjeuner, Antonia et sa mère eurent une discussion animée sur le fait de savoir si Gilles emmènerait la jeune fille à Haarlem ou non

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pour le prochain week-end.

— Il m'a dit qu'il devait aller quelque part, je ne me souviens plus où, déclara Antonia d'un ton ferme. Mais s'il n'est pas libre je peux très bien me rendre moi-même à l'hôpital en voiture.

— Il n'en est pas question! trancha Mme van Duyren d'un ton sec. Tu conduis trop mal.

Sa fille en appela à son infirmière. Elle avait pâli.

— Vous a-t-il dit où il allait, Sam?

La jeune fille répondit que non, réprimant une furieuse envie de préciser que le docteur ter Ossel ne la tenait pas au courant de sa vie privée. Elle fut soulagée lorsque la conversation dévia sur le prochain mariage d'une amie d'Antonia.

Elles se rendirent chez Rolf et Sappha pour le thé. Leurs hôtes leur avait préparé une collation très anglaise, avec un grand plateau chargé d'une théière en argent, d'une quantité de sandwiches minuscules et de fines languettes de pain beurré. Ils restèrent assis en rond près de la cheminée, Rolf junior trônant, important et potelé, sur les genoux de son père. La discussion, légère, porta sur les enfants, les petits problèmes domestiques et la future carrière de Samantha à Saint-Clément. Personne ne mentionna Gilles. La jeune fille, avec l'esprit de contradiction qui caractérise les gens amoureux, en fut très déçue. Lorsque les trois femmes se levèrent pour partir, Sappha déclara à la jeune Anglaise :

— Je ne vous dis pas adieu, Samantha, car je suis sûre que nous nous reverrons.

Elle l'embrassa avec chaleur. Puis Rolf lui prit la main et la garda longuement dans la sienne, la regardant d'un air déconcertant.

— Triste de nous quitter? demanda-t-il avec beaucoup de gentillesse.

La jeune fille hocha la tête.

— Oui, oh oui... Mais n'en parlons plus, c'est fini.

Elle s'arrêta, à court de mots, et il reprit la parole.

— Moi aussi, je pense que nous nous reverrons. Comme elle se penchait pour caresser Charlie, le chien de race alsacienne qui s'était faufilé entre eux, il en profita pour jeter à sa femme un regard

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de connivence. Elle lui sourit légèrement.

Le lendemain matin, le baron vint la chercher très tôt, juste après le petit déjeuner. Comme elle avait déjà fait ses adieux à tout le monde, elle ne s'attarda pas et monta aussitôt près de lui. Elle eut à peine le temps d'agiter la main en direction du petit groupe réuni sur le perron pour la voir partir.

— Vous êtes très raisonnable, constata-t-il. Il est difficile de partir, n'est-ce pas? Les adieux doivent toujours être écourtés. Dites-moi, vous rendez-vous directement à l'hôpital en arrivant à Londres?

La jeune fille lui exposa ses plans, et ils continuèrent une discussion agréablement futile qui eut le mérite de distraire Samantha de ses sombres pensées. Comme ils approchaient de la digne d'Afsluit, il déclara d'un ton désinvolte :

— Oh, j'ai oublié de vous le dire! Je ne vous emmène que jusqu'à Haarlem. C'est Gilles qui vous conduira à l'aéroport. Une réunion de dernière minute m'empêche de le faire. Il se trouve qu'il est libre, et il n'a vu aucune objection à l'idée de vous conduire à Schiphol.

Il lui jeta un bref regard.

— J'espère que vous ne m'en voulez pas? L'immense ciel gris devint soudain tout bleu pour Samantha. Elle dut attendre quelques instants pour répondre, craignant que sa voix ne trahisse la joie intense qui l'avait envahie.

— Je n'y vois pas le moindre inconvénient, dit-elle enfin d'un ton calme. Vous êtes déjà très gentil de m'accompagner jusqu'à Haarlem. Mais est-ce que cela ne dérangera pas Gilles?

— Non, en aucune façon.

Ils ralentirent pour traverser le centre animé d'Alkmaar, puis reprirent de la vitesse sur l'autoroute menant à Haarlem. Ils arrivèrent un peu plus tôt que prévu. Gilles était encore occupé avec un malade. Klara les introduisit dans le salon et revint quelques minutes plus tard, portant le plateau du café. Ils en avaient déjà pris une tasse, et Samantha s'apprêtait à leur en servir une seconde, lorsque Gilles apparut. La jeune fille, qui avait chéri le secret espoir qu'il serait ravi de la revoir, fut déçue : il la salua avec une aimable indifférence, ce qui l'amena à lui demander immédiatement s'il était ennuyé de devoir l'accompagner.

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— Ma chère Sam, rétorqua-t-il d'une voix suave, vous devez assez bien me connaître maintenant pour savoir que je ne fais que ce qui me plaît. Je suis ravi de vous accompagner.

Il lui jeta un regard railleur.

— Je ne savais pas que nous nous étions quittés en froid?

Elle rougit jusqu'aux oreilles, reconnaissante au baron d'avoir fermé les yeux pour se reposer dans son fauteuil.

— Ne soyez pas ridicule, riposta-t-elle sèchement. Nous nous sommes simplement dit adieu...

— Vous m'avez dit adieu. Je me souviens très bien de vous avoir dit que je n'employais jamais ce mot. Je ne connais rien de plus ridicule que des adieux mélodramatiques quand on doit se revoir quelques heures plus tard.

Samantha garda le silence, se demandant s'il l'accusait de s'être montrée excessive. Gilles annonça bientôt qu'il était temps pour eux de partir. Elle bondit aussitôt sur ses pieds, imitée par le baron qui prit congé et s'en alla. Le docteur mit les valises de Samantha dans le coffre de la Rolls, enfila son manteau et la fit monter en voiture.

Comme il franchissait le porche voûté pour pénétrer dans la rue, elle consulta sa montre. Ils étaient très en avance, constata-t-elle. Mais il craignait peut-être des encombrements. Il savait certainement à quelle heure son avion décollait.

Il gardait un silence obstiné. Pour dire quelque chose, elle exprima la première idée qui lui vint à l'esprit :

— C'est très aimable à vous de faire tout ce chemin pour moi.

— L'aéroport n'est qu'à vingt kilomètres. Et je suis aimable!

Ils se replongèrent dans le silence, alors que la puissante voiture dévorait les kilomètres en douceur. Bientôt, Samantha se sentit incapable de le supporter plus longtemps.

— Il ne fait pas très beau... dit-elle platement. Je suppose qu'après mon départ vous allez reprendre vos consultations?

— Non, j'ai terminé pour ce matin.

Elle se torturait l'esprit pour trouver un nouveau sujet de conversation lorsqu'il quitta l'autoroute pour prendre une petite route de campagne serpentant au milieu des champs.

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— Est-ce le chemin de l'aéroport? demanda-t-elle.

— Non, mais nous sommes en avance.

Il stoppa la voiture sur le bord de la route et se tourna vers elle.

— Voulez-vous vraiment rentrer en Angleterre, Samantha?

Elle répondit sans hésiter :

— Bien sûr!

Elle se demanda aussitôt ce qui l'obligeait à lui mentir, alors qu'elle désirait tant rester près de lui. Mais il y avait Antonia... La jeune fille était maintenant sûre, profondément sûre que Gilles éprouvait une vive sympathie pour elle. Si elle avait été intelligente, très belle et dénuée de scrupules, elle aurait su comment faire. Malheureusement, elle n'était rien de tout cela. Et Gilles connaissait Antonia depuis des années, alors que leur rencontre ne datait que de quelques semaines.

— Avez-vous des projets pour l'avenir?

Il lui posa cette question d'une voix aimable, mais impersonnelle.

— Oh oui! Tout est arrangé. Et le fait d'être partie quelques jours m'a encore confortée dans ma décision.

— Ainsi, c'est bien ce que je vous disais : « L'absence consolide les sentiments »...

— En quelque sorte.

Elle trouvait cette expression curieuse pour parler du poste qu'elle avait décidé d'accepter, mais après tout... Elle confirma :

— Il est très agréable de savoir que son avenir est tracé.

— Vous êtes tout à fait décidée?

— Oui, tout à fait.

Elle tâcha de répondre avec enthousiasme, repoussant les mots qu'elle brûlait de dire. Gilles hocha sa belle tête.

— Très bien. Laissons cela pour l'instant. Je suis un homme patient, j'ai appris à savoir attendre ce que je désire.

Il parlait sans doute d'Antonia, et elle pensa qu'il devrait attendre pour l'épouser qu'elle soit un peu plus âgée. La jeune fille l'aimait certainement, mais elle ne souhaitait peut-être pas se marier tout de suite...

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— Je vous souhaite de l'obtenir, dit-elle d'un ton poli.

Puis, souhaitant tout à coup fuir le plus loin possible de lui, elle ajouta vivement :

— Partons-nous?

Il remit aussitôt la voiture en marche; quelques minutes plus tard, ils se trouvaient de nouveau sur l'autoroute. Ils atteignirent Schiphol encore très en avance et prirent un café, discutant de tout et de rien jusqu'à ce que l'avion de Samantha soit annoncé. Il accompagna la jeune fille aussi loin qu'il put et prit ses mains dans les siennes.

— Je dois m'absenter quelques jours, dit-il. J'espère avoir une lettre de vous à mon retour.

Il se pencha et l'embrassa lentement. D'une voix brisée par les larmes, elle murmura :

— Oh, Gilles... Adieu.

Il la laissa partir.

— Souvenez-vous : je ne dis jamais adieu.

Elle avait lu dans un livre que les grandes émotions agissaient comme une sorte d'anesthésie, et elle découvrit que c'était exact. Elle resta assise sans bouger, se contentant d'observer les nuages gris à travers le hublot, ne ressentant strictement rien. C'était une sorte d'état de grâce. Mais la vie laborieuse qu'elle allait retrouver l'en ferait rapidement sortir, elle n'en doutait pas. En tout cas, pour l'instant, elle .ne pouvait croire qu'elle ne reverrait plus jamais Gilles, ni concevoir l'avenir sans lui.

Elle avait encore l'esprit engourdi lorsqu'elle arriva à Saint-Clément. Elle se rendit immédiatement au bureau du personnel, répondit poliment aux questions de la surveillante et apprit sans plaisir qu'elle devrait passer les prochains jours à faire des remplacements dans tout l'hôpital. Ensuite, elle se rendit à l'appartement pour défaire ses bagages. Il n'y avait personne, ses trois amies travaillaient. Il lui sembla froid, inaccueillant, la vaisselle du petit déjeuner s'entassait dans l'évier. Elle posa ses valises dans sa chambre, lava les tasses, les soucoupes et les assiettes puis mit la bouilloire sur le feu pour se faire du thé. Elle se dit qu'elle devait préparer quelque chose pour le dîner, oubliant qu'elle n'avait rien

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absorbé depuis son petit déjeuner du matin. Dans l'avion, on lui avait servi un plateau avec du café et des sandwiches, mais elle n'y avait pas touché. Elle n'avait pas faim. Néanmoins, sa boisson corsée la réconforta.

Elle se contraignit à défaire ses bagages, à préparer son uniforme pour le lendemain et à confectionner une quiche lorraine pour le dîner. Lorsque ses amies arrivèrent, elles la saluèrent avec des cris de joie et des questions à n'en plus finir. Elles lui apprirent toutes les trois à la fois que Sue allait se marier, et que Joan allait partir à la campagne dans un hôpital pour enfants. Quant à Samantha, elles étaient persuadées qu'elle allait accepter le poste qu'on lui proposait.

— C'est sans doute la voie de la raison, dit-elle sans enthousiasme.

Pam s'écria aussitôt :

— Ne nous dis pas que ce voyage t'a mis des idées folles en tête? Est-ce encore la faute de ce séducteur qui est passé te voir le jour où tu étais à la laverie? Il voulait savoir où tu étais, parce qu'il avait quelque chose à te dire avant de repartir pour la Hollande. Tout cela d'un ton très autoritaire. Sais-tu ce que nous lui avons répondu? ajouta-t-elle en riant. Que tu étais partie passer la journée avec Jack, ton fiancé.

Samantha sentit le sang se retirer de son visage. Immédiatement, quelques réflexions de Gilles lui revinrent à l'esprit. Elle comprenait, à présent! Il ne lui parlait pas de son métier, mais de son avenir avec ce Jack inventé de toutes pièces! Avec difficulté, elle demanda :

— A-t-il semblé surpris?

— Tu sais, ma douce, répondit Pam sans ambages, ce n'est pas le genre d'homme à montrer ses sentiments! Il a marmonné quelque chose de poli et s'en est allé. Une bonne chose. Car nous étions convaincues qu'il te faisait marcher. Tu es d'une telle naïveté!

Au prix d'un terrible effort, Samantha sourit. Joan, remarquant sa pâleur, en conclut que le voyage l'avait fatiguée et l'envoya au lit avec deux cachets d'aspirine et une boisson chaude. Mais elle ne put s'endormir. Pendant de longues heures, elle composa la lettre qu'elle aurait voulu écrire à Gilles. Pourtant elle savait que c'était impossible, à cause d'Antonia. Il allait épouser la jeune Hollandaise.

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Quant à elle, croyant son avenir tout tracé, il l'oublierait... Si seulement elle avait pu lui dire qu'il n'y avait jamais eu de Jack, qu'il n'y avait jamais eu personne... Elle se trouvait dans une situation inextricable, mais il lui fallait l'accepter de bonne grâce. Sur cette résolution, elle s'endormit.

La journée du lendemain fut horrible. Elle avait été affectée au service médical hommes pour remplacer une infirmière malade. L'infirmière-chef était une femme insupportable; contrairement au règlement, elle lui demanda de couper sa journée de travail en deux, et de revenir à 5 heures. Elle rentra à l'appartement et n'eut pas le courage de déjeuner. Elle se prépara un café, fit le ménage, puis écrivit à Antonia, à la baronne et à Sappha. Elle ne s'attendait pas à recevoir de réponse : son séjour à Dokkum avait été très court et elle savait très bien qu'une fois guéris, les malades oubliaient leur infirmière. Ensuite elle décida de téléphoner à ses grands-parents. Elle mourait d'envie de retourner à Langton Herring, malgré les souvenirs de Gilles qui l'y attendaient. Elle savait qu'il lui serait difficile d'échapper au docteur ter Ossel, mais elle y parviendrait. Elle se le promit fermement.

Trois jours plus tard, elle reçut une lettre de Tonia. Elle profita d'un instant de répit pour la lire. Elle n'était pas longue. Après un court paragraphe déplorant le départ de Samantha, la jeune fille lui apprenait son mariage imminent. Elle regrettait de ne pas lui en avoir parlé lors de son séjour à Dokkum, mais à ce moment-là, ce n'était pas encore officiel. De toute façon, la jeune infirmière s'en était certainement doutée... La jeune fille ajoutait qu'elle était très heureuse que Samantha se soit si bien entendue avec son futur mari. Et, bien sûr, elle comptait absolument sur sa présence au mariage.

Samantha eut du mal à retrouver sa respiration. Elle relut la lettre. La vérité était là, noir sur blanc. Elle avait beau la connaître depuis longtemps, ce fut pour elle un choc terrible. Les yeux brouillés par les larmes, elle parcourut avec difficulté les dernières lignes où Antonia parlait de sa robe de mariée et l'assurait de sa profonde affection.

La jeune fille replia soigneusement la lettre, comme si c'était d'une importance capitale, la remit dans la poche de sa blouse et alla trouver l'infirmière-chef d'un pas assuré. Elle venait de prendre une

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décision. Elle annonça d'un ton ferme :

— Pardonnez-moi, mais je dois me rendre immédiatement au bureau de la surveillante générale J'ai un problème urgent à régler avec elle.

L'infirmière-chef fronça les sourcils.

— Le docteur Duggan sera là dans une demi-heure. Revenez tout de suite après.

La secrétaire de la surveillante générale la reçut très froidement.

— Vous devez prendre rendez-vous, Miss, comme tout le monde. Demain matin?

— Sur-le-champ. Je vous en supplie, madame.

La secrétaire la regarda curieusement et, de mauvaise grâce, décrocha le téléphone intérieur. Elle semblait encore plus furieuse lorsqu'elle le reposa.

— Vous pouvez entrer, lança-t-elle d'un ton aigre. Samantha, une fois dans le bureau, ne perdit pas de temps. Elle demanda aussitôt l'autorisation de quitter l'hôpital dans les plus brefs délais. La surveillante générale haussa les sourcils, lui demandant pourquoi elle prenait une telle décision au moment où on lui offrait un poste intéressant.

— Pour une raison personnelle, madame, répondit Samantha qui se sentait soudain plus lucide qu'elle ne l'avait été depuis bien des jours. Vous me devez trois semaines de vacances. Si on les décompte de mon préavis, je peux quitter l'hôpital dans trois jours.

La surveillante la considéra d'un air songeur.

— Et si je repoussais votre demande?

— Je partirais quand même. J'ignore quelles seraient les conséquences de mon geste, mais cela m'est égal.

— Vous n'avez pas de problèmes, au moins?

— Non.

— Puisque vous êtes aussi déterminée, je vous autorise à partir. Mais j'en suis désolée et j'espère que vous ne le regretterez pas.

Elle hocha la tête.

— Vous pouvez quitter Saint-Clément dans trois jours, Miss

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Fielding. Je préviendrai le service administratif pour qu'on vous remette votre salaire et vos certificats. Au revoir.

Elle se pencha sur ses dossiers et Samantha quitta son bureau. Elle annonça la nouvelle à ses amies le soir-même, au dîner. Ce fut un concert de récriminations.

— Voyons, Sam, tu ne peux faire une chose pareille! Tu laisses passer une occasion unique!

— J'ai besoin d'un changement, expliqua la jeune fille avec le calme du désespoir. Il y a un poste formidable disponible au Brésil, dans une mine. Ils offrent un salaire élevé, un appartement de fonction...

Les trois autres la contemplaient d'un air incrédule, bouche bée.

— Sam! s'exclama enfin Joan. Tu seras malheureuse, loin de tous les gens que tu aimes!

Samantha contempla ses ongles soignés. N'était-ce pas précisément ce qu'elle souhaitait? Etre le plus loin possible...

— Cela m'est égal. J'ai déjà posé ma candidature. Elle leva les yeux sur le visage anxieux de ses trois camarades.

— Cela ne posera pas de problème pour l'appartement, n'est-ce pas? Après tout nous partons toutes, sauf Pam.

Celle-ci sourit.

— Je ne vous l'avais pas dit, mais je pars aussi. Je me marie dans trois mois. Je peux très bien donner mon préavis tout de suite.

— Pauvre surveillante générale! s'exclama Joan. Elle n'est pas près de retrouver quatre infirmières de notre trempe!

Pam suivit Samantha à la cuisine.

— Sam, demanda-t-elle, as-tu revu ton séducteur, en Hollande?

Miraculeusement, la jeune fille parvint à lui répondre d'un ton léger, malgré son cœur de plomb.

— Oh, de temps en temps, quand il venait voir Antonia...

— Je suppose qu'il vit dans un manoir fantastique?

— Oui. Dis-donc, ne devrions-nous pas prévenir le vieux Cocky de notre départ? Nous avons payé le loyer jusqu'à la fin du mois.

Pam saisit la perche qu'elle lui tendait et oublia le séduisant Gilles ter Ossel. Elle descendit trouver le propriétaire, accompagnée de

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Sue. Quelques minutes plus tard, elles étaient de retour, annonçant qu'il regrettait leur départ mais qu'il n'aurait aucun mal à relouer l'appartement.

La question de leurs avenirs respectifs ayant été réglée, elles s'installèrent confortablement devant une tasse de café. Au bout d'un moment, elles se disputèrent gentiment pour savoir qui prendrait son bain la première. Elles finirent par tirer au sort, et Samantha fut désignée. Pam, scrutant le visage de son amie à la lueur de la lampe, conclut :

— Tu sembles en avoir vraiment besoin, Sam. Tu es toute contractée, et je jurerais que tu as maigri. Est-ce qu'on ne te donnait pas à manger, là-bas?

Sa question anodine replongea Samantha dans le monde merveilleux qu'elle ne trouverait jamais.

— Si, répondit-elle avec nostalgie. La nourriture était absolument fantastique.

Joan, qui se rendait dans sa chambre, s'arrêta pour demander :

— Est-ce que tu as eu droit à quelques sorties?

— Oui.

— Raconte! Où et avec qui?

— Eh bien je suis allée dîner chez le baron van Duyren, dans l'une de ces grandes maisons...

— Oui, oui, nous savons. Où es-tu allée, encore? Elle retournait le couteau dans la plaie.

— Je suis allée chez le docteur ter Ossel, pour rendre visite à Mme Boot.

Pam prit la parole.

— Bien sûr. Tu as passé la journée avec elle?

— Non. Je... Nous avons visité la maison.

— Nous? Qui ça, « nous »? s'exclamèrent les trois jeunes filles en chœur. Tu es rentrée depuis des jours et tu nous as caché une chose pareille?

Samantha ignora la plaisanterie et se contraignit à garder sur les lèvres un sourire factice.

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— Eh bien... le docteur ter Ossel et moi.

Elle aurait embrassé Sue lorsque cette dernière mit fin à cette cruelle conversation en s'exclamant :

— Au lit, les filles! Nous n'allons jamais pouvoir nous lever demain matin. Tu es encore au service médical hommes, Sam?

— Oui, pour la punition de mes péchés! Je pense que j'y resterai jusqu'à mon départ.

Elle ne se trompait pas. Mais cela n'avait pas d'importance. Plus rien ne pouvait l'affecter. Elle passa ses trois derniers jours à Saint-Clément à s'abrutir de travail, cherchant à se fatiguer au maximum pour pouvoir enfin dormir. Mais malgré tous ses efforts, le sommeil la fuyait. Allongée dans son lit, elle repensait à Gilles. Elle évoquait toutes leurs conversations et se demandait pour la centième fois si le fait qu'il l'ait crue fiancée avait changé quelque chose. Chaque soir, elle tentait de se raisonner, mais chaque nuit la trouvait éveillée. Lorsqu'elle quitta Saint-Clément, elle avait de grands cernes violets sous les yeux et son petit visage pâli semblait plus ordinaire que jamais.

Elle prit congé de tout le monde, remerciant chaleureusement les amis qui lui avaient offert des cadeaux d'adieu. Puis elle rassembla toutes ses affaires et s'engouffra dans un taxi à destination de la gare de Waterloo. Assise dans le train de Weymouth, elle songea à ses grands-parents. Elle leur avait écrit pour les informer de ses projets et ils lui avaient répondu aussitôt. Leur lettre lui avait arraché des larmes, car ils se montraient respectueux de ses décisions malgré le chagrin qu'elle leur causait. Son départ pour le Brésil leur semblait sans doute très égoïste, et elle devrait le leur expliquer de son mieux...

Elle ouvrit le journal qu'elle avait emporté, mais le laissa aussitôt retomber sur ses genoux et regarda par la fenêtre. A cette heure-ci, Gilles devait être chez lui, recevant ses malades.

— Idiote! se morigéna-t-elle à haute voix, ce qui lui attira un regard critique de la part des deux dames collet-monté qui lui faisaient face.

Elle leur adressa un sourire d'excuse, mais elles gardèrent leur air glacial. Samantha se retourna vers la fenêtre, reprenant le fil de ses pensées. Elle se demanda bêtement si Gilles avait interrompu ses

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consultations pour prendre un café. Elle ferma les yeux pour mieux pouvoir l'imaginer.

Le docteur ter Ossel n'était pas en train de prendre un café. Il se trouvait dans le salon de la baronne van Duyren, parlant à Antonia et à sa mère.

— Tu dis que tu lui as écrit, Tonia? Il y a combien de jours?

— Cinq ou six... Je lui ai appris que j'allais me marier, et je l'ai invitée à mon mariage. Je ne comprends pas son silence. Peut-être est-elle fâchée parce que je ne lui en ai pas parlé quand elle était ici? Je vais lui téléphoner.

Gilles riposta vivement :

— Non, je m'en occupe. Il fronça les sourcils.

— Cela me semble étrange...

— Qu'est-ce qui te semble étrange? demanda Sappha qui arrivait.

— Je parlais de Sam à Gilles, expliqua Antonia. Elle ne peut pas se montrer dure au point de ne pas me répondre?

Sappha secoua la tête.

— Grands dieux non! C'est la créature la plus douce qui soit. Elle n'a certainement pas l'intention de te blesser. Mais elle doit avoir beaucoup de travail. Souviens-toi qu'elle devait prendre de nouvelles responsabilités en rentrant.

— De nouvelles responsabilités? questionna Gilles d'un ton calme.

La jeune baronne eut l'air troublé.

— Tu n'es pas au courant? On lui a offert un poste d'infirmière-chef de nuit avant qu'elle vienne ici. Elle n'était pas encore déterminée quand elle est arrivée, mais quelque chose l'a ensuite décidée à accepter.

Gilles se leva et alla se poster près de la fenêtre.

— Je pensais qu'elle allait se marier. Son fiancé se nomme Jack.

— Quelqu'un a dû te faire marcher! s'exclama rondement Sappha. Quand elle m'a parlé de son travail, elle m'a dit qu'un jour elle pourrait peut-être devenir surveillante. Je lui ai demandé si ce projet lui plaisait, et elle m'a répondu qu'elle n'avait pas le choix. Je lui ai même demandé si elle ne pensait pas se marier. Elle a

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rétorqué que cela lui semblait fort improbable. Elle s'imagine qu'elle manque totalement de charme.

Sappha traversa la pièce d'un pas vif et s'approcha de Gilles.

— Tu l'ignorais... constata-t-elle doucement.

— Oui, mais maintenant je suis au courant. Il lui sourit, le visage tiré.

— Je me demande pourquoi elle m'a laissé persister dans mon erreur?

— Je n'en sais rien, mais à présent je comprends que tu n'aies pas...

Elle s'interrompit, souriante.

— Si Rolf était là, il me dirait de m'occuper de mes affaires, mais elle te convient si parfaitement, Gilles...

Elle s'interrompit, les sourcils froncés.

— Est-ce qu'elle ne se serait pas imaginé... Tonia, lui as-tu dit qui tu épousais?

Antonia traversa à son tour la pièce pour les rejoindre.

— Non, mais elle aura certainement compris. Elle a rencontré Henk chez toi.

— Comment pourrait-elle comprendre, si personne ne lui a rien dit? Gilles et toi... Il t'a emmenée passer une journée à Haarlem, il est venu te voir tous les jours à Saint-Clément...

Pour une fois, ce fut Gilles qui parut troublé.

— Comment aurait-elle pu penser... C'est ridicule! Tonia est deux fois plus jeune que moi! Je la connais depuis le berceau. Pour moi, c'est une sorte de petite sœur!

Il s'interrompit un instant.

— Si tu avais été à sa place, Sappha, qu'aurais-tu imaginé?

Elle le couva d'un regard presque maternel.

— La même chose que Samantha. Ce qu'elle a cru, et qu'elle croit toujours...

Il eut soudain un sourire de triomphe, puis consulta sa montre.

— Me permettez-vous de vous quitter?

Il arriva à Londres le soir-même, très tard, ayant pu avoir de

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justesse le dernier ferry-boat. Il gara sa voiture devant l'appartement et monta quatre à quatre les marches du perron, sans oublier de faire un signe de la main au vieux M. Cockburn toujours à son poste malgré l'heure tardive. De la lumière filtrait sous la porte et il sonna. Mais il aurait sonné de la même façon si l'appartement avait été plongé dans l'obscurité. Il attendit impatiemment, prêtant l'oreille aux bruits de pas et aux murmures étouffés qui s'élevaient derrière la porte. Enfin Joan ouvrit, en robe de chambre, les inévitables rouleaux sur la tête. Elle le contempla un instant bouche bée, muette de stupéfaction.

— C'est vous? Je suis heureuse de vous voir, mais Sam n'est pas ici.

Elle ouvrit la porte plus largement.

— Entrez.

Le salon était vide, mais Joan appela ses amies et elles apparurent aussitôt, serrant leur robe de chambre autour d'elles, également coiffées de rouleaux. Gilles, apparemment indifférent à leur tenue, les salua.

— Pardonnez-moi de venir si tard, s'excusa-t-il aimablement, je ne vous retiendrai pas longtemps. C'est vous que je voulais voir, dit-il à Pam. Samantha va-t-elle vraiment épouser ce... Jack?

— En quoi cela vous regarde-t-il?

— Je veux l'épouser, moi. Il sourit.

— Vous comprendrez que les choses seraient plus faciles si je connaissais la vérité!

Pam prit un air piteux!

— Euh... Il n'y a pas de Jack. Je suis désolée de vous avoir raconté cette histoire, mais nous étions inquiètes pour Sam. Nous pensions que vous la laissiez souffrir. Elle est si naïve... Elle ne connaît rien aux hommes. Nous avons inventé cela pour son bien.

Il déclara sans raillerie :

— Je veux bien vous croire. Où est-elle?

— Elle a quitté Saint-Clément. Elle se trouve à Langton Herring.

Il se dirigea vers la porte.

— Merci. Je vous souhaite une bonne nuit.

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— Vous savez, elle s'est.mis de drôles d'idées dans la tête! l'avertit Pam.

Arrivé sur le seuil, il se retourna :

— Eh bien, je me chargerai de les lui enlever...

Il leur décocha un chaud sourire et s'en alla avant qu'elles n'aient eu le temps de lui demander ce qu'il pensait faire. De toute façon, il ne le leur aurait certainement pas dit. Pourtant, il savait précisément ce qu'il voulait obtenir avant de partir pour le Dorset chercher sa Samantha. Il lui était pénible de retarder son voyage, même de quelques heures, mais, comme il l'avait dit, il était patient. Ses démarches lui prendraient la journée, et il pourrait partir le surlendemain matin.

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9.

Samantha eut plus de mal qu'elle ne le pensait à expliquer à sa grand-mère les raisons de son départ; elle avait d'autant plus de scrupules à lui cacher la vérité que la vieille dame était prête à tout accepter de sa part. Il lui fut aussi très difficile d'éviter de parler de Gilles. Le lendemain de son arrivée elles étaient assises toutes les deux au salon. Mme Fielding aborda de nouveau le sujet.

— Je suppose que ce poste au Brésil va être extraordinaire pour toi. Je comprends que tu aies envie d'un changement, après tant d'années à Saint-Clément. Combien de temps penses-tu y rester?

— Un an, grand-mère. Mais le salaire est mirifique, et lorsque j'aurai terminé, j'aurai droit à deux mois de congés payés.

Samantha caressait le chat Stubbs blotti sur ses genoux. Mme Fielding fit un rang de tricot sans rien dire. Comme le silence devenait pesant, la vieille dame reprit :

— Tu ne penses pas que tu pourrais nous avouer la vraie raison de ton départ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec ce charmant docteur ter Ossel?

— Oui, répondit Samantha d'un ton piteux.

La vieille dame laissa échapper un soupir de soulagement.

— Alors je suis sûre qu'il va rétablir la situation.

— Non, déclara lentement Samantha. C'est impossible, grand-mère. Il va épouser Antonia. J'ai reçu une lettre d'elle m'invitant à leur mariage.

— Il ne faut pas désespérer, ma chérie. Dieu sait combien de ces erreurs se produisent, et sont réparées avant qu'il ne soit trop tard...

Samantha ne répondit rien à cette hypothèse chimérique de sa grand-mère. Elle pensa avec indulgence qu'elle n'était plus toute jeune, et les vieillards ont parfois des idées bizarres. Elle chassa de

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ses genoux Stubb, indigné, et se leva pour préparer le thé.

Peu après, Mme Humphries-Potter vint leur faire « une petite visite », c'est-à-dire qu'elle s'installa devant un verre de liqueur de groseille et commença à prendre Samantha sous le feu de ses questions. Ayant épuisé le sujet du départ de la jeune fille pour le Brésil, elle passa à un autre thème.

— Et la Hollande? demanda-t-elle. As-tu aimé ton séjour là-bas?

Samantha, désirant éviter de parler de Gilles, se lança dans de grands développements sur la beauté de là campagne hollandaise, des costumes et des villes. Elle conclut en disant que les Hollandais étaient charmants. Grave erreur, car la châtelaine en profita aussitôt pour lui demander si elle avait reçu le docteur.

— Oui, quelquefois.

Mme Humphries-Potter se comportait comme un chien affamé devant un os tout frais. Elle frétillait sur sa chaise.

— Parle-moi de lui, mon enfant. Je veux tout savoir. La jeune fille lança un regard désespéré à sa grand-mère qui, très habilement, détourna l'attention de la visiteuse:

— Oui, parle-nous de sa merveilleuse maison, Sam. Il paraît qu'il possède des trésors...

La jeune fille, reconnaissante à sa grand-mère, parvint à occuper Mme Humphries-Potter jusqu'à son départ avec la description détaillée des meubles de Gilles, de ses tapisseries, de ses tableaux...

Le lendemain matin, il faisait mauvais temps. Le ciel bas correspondait à l'humeur de Samantha. Après avoir rangé la maison et préparé le repas de midi, elle annonça son intention d'aller se promener. Drapée dans son vieux duffle-coat, le capuchon enfoncé sur ses cheveux, elle prit le chemin de Chesil Beach. Elle se souvint que la dernière fois où elle avait emprunté le sentier accidenté, c'était avec Gilles. Elle ne l'aimait pas, à l'époque. Ou plutôt, elle ne voulait pas s'avouer qu'il lui plaisait. Creusant les épaules pour affronter le vent, elle descendit la colline jusqu'au bord de l'eau et s'arrêta pour regarder autour d'elle. Le paysage était sauvage et solitaire, mais certainement mille fois plus beau qu'une mine au Brésil... Elle avait regardé sur une carte l'endroit où elle devait se rendre : il se trouvait à plus de cinq cents kilomètres de Rio de Janeiro, en pleine montagne. En temps normal, cette idée aurait

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suffi à la rendre malade. Mais à présent, tout lui était indifférent. Elle tourna les talons et reprit le chemin du village, composant mentalement une réponse à la lettre d'Antonia. C'était bien la lettre la plus délicate qu'elle ait jamais eue à écrire.

Arrivée au sommet de la côte, elle contempla le petit village niché au creux de sa vallée. Il lui manquerait horriblement. Et soudain, elle comprit son erreur : elle pouvait bien aller n'importe où, la distance ne changerait rien. Gilles serait toujours là. Sa première pensée au réveil, et la dernière, au moment de s'endormir, seraient toujours pour lui. Elle faisait malheureusement partie de ces gens ennuyeux capables d'un seul amour dans leur vie. Il fallait qu'elle en prenne son parti et qu'elle essaie simplement de ne pas devenir une vieille fille aigrie.

Elle eut soudain envie de verser des torrents de larmes pour se libérer de son chagrin. Mais l'arrivée du pasteur l'en empêcha. Elle essaya tant bien que mal de se composer un visage heureux, mais resta sans voix à la première question qu'il lui posa :

— Comment va ce brillant jeune médecin que nous avons eu ici? On m'a dit que tu l'as vu, pendant ton séjour en Hollande.

Une vague colère la submergea. La vie était bien assez cruelle comme ça sans que des gens bien intentionnés viennent encore raviver ses blessures... Mais sa fureur disparut aussi vite qu'elle était venue. Le pasteur était un brave homme, et pour rien au monde elle n'aurait voulu le fâcher. Elle commença donc à lui raconter son-séjour à Dokkum tandis qu'ils rentraient ensemble au village.

Elle passa l'après-midi à désherber le jardin, avec une ardeur qui fit des ravages dans les jeunes semis que M. Fielding venait de faire. Mais le vieil homme, compréhensif, laissa sa petite-fille détruire son travail sans mot dire. Le soir venu, espérant s'être assez fatiguée pour dormir, Samantha monta se coucher très tôt. Mais dès qu'elle fut étendue dans l'obscurité, ses nerfs lâchèrent et elle pleura toutes les larmes de son corps, ces larmes qu'elle avait retenues trop longtemps. Cette explosion de chagrin lui fit du bien et elle s'endormit comme une enfant.

Le lendemain matin, elle s'éveilla avec les yeux bouffis. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle décida de s'activer à la cuisine. Mme Humphries-Potter avait apporté des rhubarbes et elle allait en faire de la confiture.

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En pantalon et en pull-over, un large tablier de sa grand-mère noué autour de la taille, elle se mit en devoir de trier les tiges roses. Puis elle les versa dans un grand chaudron de cuivre avec le sucre, les zestes de citron et le gingembre. Elle remua le tout avec une grande cuillère de bois et posa le chaudron sur le poêle. La cuisine, chaude et confortable, s'emplit bientôt d'une délicieuse odeur de confiture. Samantha surveillait la cuisson, prête à intervenir avec sa cuillère s'il le fallait. Mais sans cesse, ses pensées lui échappaient. Elle fit un effort pour les ramener à la réalité. Elle avait rédigé sa lettre de candidature pour la mine brésilienne, première étape vers un salaire mirobolant. Une chance extraordinaire de voir le monde, se dit-elle pour s'encourager. Elle se remit à remuer la confiture avec une ardeur inutile et ne prit pas garde au fait que la porte de la cuisine s'était ouverte et refermée.

— Samantha, fit la voix de Gilles.

Tout lui sembla vaciller autour d'elle. Elle laissa tomber sa cuillère dans le récipient et se retourna, l'air égaré, le souffle coupé.

Il était appuyé contre la porte, dominant la pièce de sa haute stature et lui souriant d'une façon qui lui transperça le cœur. Incapable de dire un mot, elle laissa échapper un pauvre « Oh... ». II vint à son secours.

— Antonia aimerait savoir pourquoi vous ne voulez pas venir à son mariage.

Elle le regardait d'un air hébété, comme si elle ne comprenait rien à ce qu'il disait. Comme elle restait muette, pâle d'émotion, il continua :

— Nous étions tous inquiets de votre silence. Un petit billet, et puis plus rien... Tonia m'a téléphoné à mon retour et je suis allé à Dokkum.

Elle l'interrompit d'une voix rauque et mal assurée.

— Je pars pour le Brésil.

— C'est un long voyage!

Gilles semblait indifférent à cette nouvelle. Adossé à la porte, il incarnait l'insouciance. Samantha décida d'ignorer son attitude, déterminée à le convaincre — et à se convaincre elle-même.

— C'est un poste splendide. Dans une mine.

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Ses lèvres frémirent, comme s'il retenait un sourire.

— N'est-ce pas un peu austère?

Il traversa la cuisine pour venir prendre ses mains collantes de confiture dans les siennes.

— Ma chérie, je ne vous laisserai pas passer votre vie dans une mine.

Un peu de couleur revint sur le visage de la jeune fille.

— Vous n'avez pas le droit de me parler ainsi. Pensez à Antonia.

Il haussa ses sourcils noirs.

— Antonia? Pourquoi devrais-je penser à elle? Henk est là pour ça!

— Henk?

Elle le dévisageait, effarée. Il la contempla avec amour.

— Oui, dit-il lentement. C'est Henk, ma chérie, qui doit épouser Antonia. Ils sont amoureux l'un de l'autre depuis plus d'un an.

Il leva ses mains jusqu'à ses lèvres et les embrassa.

— Je colle! l'avertit Samantha.

— Vous êtes adorable, ma petite chérie. C'est la troisième fois que je vous le dis, et vous n'avez jamais voulu me croire. Me croyez-vous, à présent?

— Je... Je pensais que vous deviez épouser Tonia.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi, mon âme. Je ne me souviens pas d'avoir dit quelque chose de semblable, et je ne pense pas qu'Antonia l'ait fait. Elle me considère comme un grand frère, et je l'aime comme une petite sœur.

— Mais vous l'avez emmenée à Haarlem, et vous y avez passé la journée ensemble!

— Henk, que vous connaissez, travaillait ce jour-là à l'hôpital. J'avais promis à Tonia que je l'emmènerais le voir. Ce n'est pas autorisé, mais nous avons tourné le règlement.

— Elle aurait pu prendre la Mini, pour y aller. Il éclata de rire.

— Mon amour, avez-vous jamais vu Tonia au volant? C'est un danger public!

Samantha se défendit.

— Vous vous moquez de moi. Il la serra dans ses bras.

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— Non, je ne me moque pas de vous. Je ris de bonheur. Du bonheur de vous voir, de vous parler, d'être avec vous.

Elle objecta d'une toute petite voix :

— Vous auriez pu le dire plus tôt...

— Je l'aurais fait, si votre amie Pam ne m'en avait empêché. Un jour — oh, il y a longtemps — elle m'a dit que vous deviez épouser un certain Jack. Et elle m'a avoué avant-hier seulement, quand je suis passé chez vous en venant ici, que ce Jack n'était qu'une pure invention pour me remettre à ma place.

Samantha leva les yeux vers son calme visage

— Oui, elles m'ont raconté. Mais pourquoi...

Il termina sa phrase pour elle.

— ... ne suis-je pas venu plus tôt? J'étais en voyage, vous vous en souvenez? Après avoir vu Tonia et Sappha, à mon retour, j'ai pris le chemin de l'Angleterre. Je me suis arrêté un jour à Londres pour régler quelques affaires. Avez-vous oublié que je ne dis jamais adieu?

— Je croyais que vous ne le pensiez pas vraiment.

— Non? Et ça, vous le croyez?

Il l'enlaça avec fougue et l'embrassa d'une façon qui ne pouvait lui laisser de doute sur son amour.

— Croyez-vous que je le pense? répéta-t-il.

Elle était devenue écarlate, et ses yeux brillaient d'un tel éclat qu'elle en paraissait presque jolie.

— Oh oui, Gilles... Oui...

— Il y a autre chose que vous devez croire, mon cœur : je vous aime. Je vous aime depuis le moment où, à Saint-Clément, je vous ai vue venir vers moi comme une furie, me foudroyant de questions. Il m'a fallu du temps et beaucoup d'imagination pour parvenir à vous revoir. La maladie de Tonia fut un cadeau du ciel. Grâce au docteur Doggan, je me suis arrangé pour que vous soyez son infirmière, et ensuite pour que vous veniez en Hollande. Rolf et Sappha m'y ont aidé, bien sûr. Vous voyez, il fallait à tout prix que je vous amène à m'aimer, malgré cet ennuyeux Jack. Mais vous persistiez à me traiter avec froideur, et j'en ai conclu que vous ne vous souciiez pas

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de moi. Alors j'ai décidé d'être patient et d'attendre, peut-être très longtemps. Je vous aurais attendue toute ma vie, Sam, s'il l'avait fallu.

— Mais si j'étais partie au Brésil?

— Je vous y aurais suivie.

La jeune fille eut un soupir de bonheur, puis tout à coup se mit à renifler, ramenée aux réalités par une odeur de brûlé.

— La confiture! s'exclama-t-elle. Je l'ai oubliée, elle est gâchée!

Gilles ne la lâcha pas tandis qu'elle constatait les dégâts, et elle éprouva l'agréable sensation qu'il ne voulait plus la laisser partir.

— Mon âme, dit-il doucement, vous conviendrez qu'il vaut mieux gâcher un chaudron de confiture plutôt que ma vie...

Il n'y avait qu'une seule réponse possible. Le visage contre son épaule, ses mains collantes caressant le tissu de sa veste, elle déclara fermement:

— Je n'aurais pu supporter de gâcher votre vie, Gilles chéri.

Il embrassa doucement ses cheveux et pendant une fraction de seconde, saisissant l'expression passionnée de son visage, elle entrevit l'avenir, un avenir merveilleux : la vie avec lui dans la vieille maison de Haarlem et bientôt, autour d'eux, une troupe de petits Gilles aux yeux gris, et de petites filles qui ne seraient pas insignifiantes comme leur mère, mais auraient la beauté de leur père... Elle exprima ses pensées à haute voix :

— Je ne suis même pas jolie, vous me l'avez dit.

Il l'écarta un peu de lui et la contempla longuement, scrutant son visage avec un tendre sourire.

— Vous êtes charmante, murmura-t-il. Et vous n'avez pas besoin d'être jolie pour être charmante.

Elle réfléchit à cette démonstration séduisante et décida que c'était une réponse satisfaisante. Elle le lui avoua, et il chuchota :

— Je retrouve ma Samantha! Voulez-vous m'épouser demain?

Elle en eut le souffle coupé.

— Demain? Mais c'est impossible! Ce travail, mes grands-parents, et je n'ai pas de robe!

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Elle s'interrompit une seconde, et reprit:

— D'ailleurs, il y a des formalités à faire!

— Elles sont faites. C'est la raison de la journée que j'ai passée à Londres.

Il lui sourit doucement.

— Pour le travail, ce sera vite réglé : un coup de téléphone suffira. Quant à vos grands-parents, ils attendent au salon que nous leur annoncions notre mariage.

— Mais ils ne sont pas au courant!

— Je leur ai expliqué le but de ma visite quand je suis arrivé. Et je suis certain que votre grand-mère n'a pas été étonnée le moins du monde.

Samantha lui sourit à son tour et se haussa sur la pointe des pieds pour l'embrasser.

— Vous pensez à tout, murmura-t-elle avec admiration. Mais je n'ai toujours pas de robe!

— Nous irons à Neymouth ou à Dorchester cet après-midi. Nous trouverons bien quelque chose qui vous ira.

Voilà bien les hommes..., se dit Samantha avec une indulgence toute féminine. Pense-t-il vraiment qu'une jeune fille achète la première robe venue, à fortiori quand il s'agit de sa robe de mariée? Mais elle répondit avec docilité :

— C'est entendu, mon amour.

La confiture était devenue depuis longtemps un magma inutilisable, qui emplissait la cuisine d'une terrible odeur de caramel brûlé. Il fallait vraiment l'ôter du feu... L'esprit pratique de Samantha enregistra ce fait mais elle n'y donna pas suite, car de nouveau Gilles l'embrassait...