Essais Sur La Sensibilité Contemporaine. Nietzsche, Bergson, Debussy (R. Cor)

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  • ESSAISSUR

    LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

  • DU MEME AUTEUR

    M. Anatole France et la Pense Contemporaine.

    Etude dcore de quatorze compositions, dont huitportraits, dessines par Bellerv-Desfontaines, Carri-re, A. Leroux, Henri Martin et Steinlen, gravespar E. Florian. Paris, Ed. Pelletan, Editeur. 5 fr.

  • P^-

    RAPHAL COR

    ESSAISSIR

    La Sensibilit(Contemporaine

    Nietzsche

    De M. Bergson M. Bazaillas

    M. Claude Debussy

    ^L^LJBItMtlES J^

    PARISHENRI FALQUE, DITEUR

    76, Rue de Rennes, 76

    1912v.^,r.tvefSi:a,

    BiBuiOTHECA'- faviens \*,

  • AVERTISSEMENT

    Le chapitre qui figure en tte de ce livrene vise pas prsenter un expos de ladoctrine nietzschenne. Aussi bien, il s'esttrouv, ces temps derniers, un si grandnombre d'explorateurs pour nous guider,de science sre, travers cette philoso-phie, que nous n'aurions vraiment plusqualit pour prtendre la dcouvrir. Tellen'est point notre ambition. Estimant que,si l'uvre de Nietzsche est intressante,sa personnalit l'est davantage encore,nous avons fait effort pour comprendrel'homme, avec ses petitesses et ses gran-

  • 6 AVERTISSEMENT

    deurs, en dgageant ce que M. Faguetappelle le systme derrire le systme etqui pourrait bien tre le vrai Nietzsche,beaucoup plus digne d'admiration que lepersonnage de faade devant qui s'indi-gne ou se pme la foule. Quel a donc tnotre dessein ? Simplement, la jugeantremarquablement riche et curieuse, deprendre la sensibilit de Nietzsche pourobjet d'analyse, et de tenter d'en dmon-ter en quelque sorte les rouages, sans

    nous interdire, titre de plaisir person-nel, de prluder quelques variations surles thmes et motifs principaux qu'ellepouvait nous fournir.

    " Au reste, il semble qu' l'heure actuelle,l'tude de la sensibilit bnficie d'un re-gain de faveur. Cela est d un mouve-ment gnral de raction contre la philo-sophie intellectualiste, mouvement dontnous aurons nous demander s'il n'a past pouss un peu l'extrme. La ten-dance est d'attribuer M. Bergson, aumoins autant qu' William James, tout

  • AVERTISSEMENT 7

    l'honneur de ce mouvement. C'est oublierla part que divers philosophes y ont pri-se : avant lui, Genve, M. Gourd ; enmme temps que lui, M. Blondel et M.Rauh ; aprs lui et actuellement, M. Ba-izaillas.

    La philosophie de ce dernier n'est passans offrir des analogies avec celle deM. Bergson. Considrant l'entendementcomme radicalement incapable de penserla vie et le devenir, tous deux font effortpour rejeter les concepts et retrouver laralit psychologique travers les sym-boles de la pense abstraite qui la dgui-sent. On peut y voir le rsultat d'unecommune influence exerce sur ces psy-chologues par les doctrines de Berkeleyet de Schopenhauer. Si Ton ajoute qu'envue d'aboutir cette intuition du rel,M. Bazaillas et M. Bergson ont une mmetendance faire ordinairement conciderles problmes psychologiques avec desproblmes mtaph3'siques, on aura suffi-sarnment indiqu par o leurs mthodes

  • y AVERTISSEMENT

    se rapprochent. Mais il resterait mon-trer ce qui les spare et, sans anticipersur les analyses qui suivront, noter

    l'effort de M. Bazaillas pour raliser undynamisme formant la structure fonda-mentale du moi vivant et retrouver ennous tout un systme de forces jeunes,frustes et hroques, constituant une ani-malit d'ailleurs bien spciale, puisquel'intellectualit lui est immanente. A cetitre et sans confusion possible avec ladoctrine bergsonienne, l'essai originaltent par M. Bazaillas pourrait bien mar-

    quer une direction de la pense contem-poraine.

    L'intrt de. cette philosophie mritaitd'tre signal, l'heure o la popularitde M. Bergson, dpassant les milieuxspciaux, commence prendre un carac-tre trangement envahissant. A direvrai, ce n'est pas sans un peu de tristessequ'il arrive que nous avons parfois nous

    dtromper d'un talent. Avant subi la s-duction des livres de M. Bergson, ayant

  • AVERTISSEMENT Q

    SU nous y intresser et nous y plaire, l'orcenous est de confesser que notre enchan-tement s'est vanoui la lecture de sonrcent ouvrage (ij. Il semble pourtant,chose singulire, que ce volume ait plusfait pour son renom que tous ceux quil'avaient prcd. Ce ne furent qu'loges,dithyrambes dnus de critique (2) et Tonvit quantit de beaux-esprits sans mandat,formant essaim autour du matre, se cons-tituer les administrateurs mondains de sarenomme. Compromettants admirateurs,vads de la philosophie, faisant pendantaux debussystes, ces vads de la musi-que. Voil comment, l'art s'tant perdude prendre mesure des gens, notre admi-

    1. L'Evolution cratrice.

    2. Lire, titre de curiosit, l'extraordinaire tudeintitule : les Sexes, par une Bergsonienne. La Revuedes Ides, 15 Octobre 1910. Il n'est pas jusqu'auxthoriciens du syndicalisme dont M. Bergson n'aittourn la tte : en croire M. Lagardelle, la ruinedu marxisme ne serait rien moins qu'une victoire dela philosophie de l'intuition.

  • 10 AVERTISSEMENT

    ration affecte tous coups la forme d'unepanique (i).

    Il y aurait bien des lments dmler,dans cette ambitieuse cosmogonie quen'a pas craint d'chafauder l'auteur, jadismieux avis, des Donnes immdiates dela conscience. J'y vois des traces de la

    pense de Schopenhauer, une transposi-tion ingnieuse, sous forme d'Elan vitalede l'Ame du monde des Anciens, un m-lange assez dconcertant de bon senscossais et de rveries alexandrines, le

    tout revu, compliqu et surcharg descience

    ;quelque chose, tout prendre,

    comme l'uvre d'un Wells de la philo-sophie, inventeur quelque peu aventu-

    reux d'une nouvelle machine explorerle monde. Voil, certes, une mthode

    1. Songez au bruit fait autour du Vieil homme,l'uvre la moins russie de M. de Porto-Riche, toutcomme nagure autour de Colette Baudoche, le plusdiscutable des romans de M. Barrs, qu'on proclama

    son chef-d'uvre.

  • AVERTISSEMENT 1

    1

    merveilleuse pour utiliser la pense d'au-trui en vue d'un parti personnel ; mais,avec son mlange de ralisme adroit etde chimres, cet art, si sduisant qu'ilsoit, o l'esprit Isralite excelle, passerasomme toute malaisment pour marqued'originalit profonde.

    Pourquoi faut-il que M. Bergson, cetanalyste incomparable, se soit avis tout-d'un-coup de faire uvre de synthse ? Il

    y a en lui du bel-esprit philosophique, etsa mthode, un peu faonnire, dploietoute sa grce coquette dans les tudeset aperus de dtail. Au sein mme decette cosmogonie diffuse, d'une si contes-table porte, telle page suffit rvler lepsychologue et en consacrer le mrite.Ce sont des nuances chat03'antes etcomme des irisations de pense, qui peut-tre appelleraient une comparaison avecTart debussyste. Mais, pour faire un sort ces analyses, tait-il besoin d"un sicompact ouvrage ? Vouloir reconstruirele monde coup de dtails ingnieux et

  • 12 AVERTISSEMENT

    d'observations de finesse, quelle erreurde mthode et quelle vise singulire 1C'tait se condamner srement faireuvre dcevante. Telle m'apparat cettephilosophie,.qui n'a pas laiss que d'exer-cer une influence strilisante sur beaucoupd'esprits, dont je dirais qu'elle chatouillel'intelligence plutt qu'elle ne l'excite et

    qui, malgr son clat, sa valeur incon-testable et qui reste hors de cause, pour-rait bien marquer, en somme, le dbutd'une dcadence.Au fond, pour M. Bergson, qui est un

    philosophe du continu, l'tre est d'essencepsychique, et l'intelligence, dtached'une ralit infiniment plus vaste, serait

    comparable une sorte de noyau solidifi,ne diffrant pas radicalement du milieufluide qui l'enveloppe. Telle un peu, aux

    yeux de certains savants, la matire vul-gaire ne serait que de l'ther condens. Lechef-d'uvre de l'intelligence consisterads lors, pour celle-ci, se fondre dansle tout comme dans son principe et

  • AVERTISSEMENT I3

    russir se librer, la laveur de cettersorbtion, grce laquelle elle essaierade revivre rebours sa propre gense.Ce narcissisme de la pense n'est certes

    pas sans grce: ce n"estrien moins qu'unethorie de la liqufaction de l'intelligence,et il a fallu M. Bergson toutes les res-sources de la sienne pour aboutir aupiquant rsultat de nous la faire admettre.Ces ressources sont d'ailleurs fort subtiles,ce psychologue tant pass matre dans lemaniement des ides glissantes. Son artcaressant et souple, d'un charme vague-ment fminin, ferait de lui quelque chose, nos veux, comme la sirne ou l'ondine

    de la moderne philosophie.Mais cet effort, si ingnieux qu'il soit,

    pour pousser l'intelligence hors de chezelle, quoi peut-il en fin de compte pr-tendre, sinon, tout au plus, nous donnerde la ralit une vision vanouissante?Et. d'autre part, que signifie cette faon

    d'opposer sans relche les beauts del'intuition aux mfaits de la pense

  • 14 AVERTISSEMENT

    raisonnante ? L'intuition n "a de valeur quedans la mesure o elle saisit les chosesen leur appliquant un ordre esthtiqueconfusment pressenti. Mais ds lors,loin d'tre en opposition profonde avecl'intelligence, il serait plus juste de voiren elle la fleur brillante de celle-ci.En somme, toute cette doctrine nous

    apparat comme un effort infructueux

    pour dpasser le Kantisme; elle n'a d'ail-leurs qu'en apparence le caractre d'un

    idalisme et c'est bien par l'opration laplus artificielle et la plus inattendue que

    l'auteur, cdant au dsir distingu de re-trouver Dieu et l'me, a cru devoir enfaire le couronnement orthodoxe de saphilosophie.

    Tout autre est celle de M. Bazaillas,

    que l'on peut regarder bon droit, noncertes comme un spiritualisme, maiscomme un idalisme vritable, puisqu'elleest essentiellement une philosophie dudiscontinu et ne tend rien moins qu'retrouver dans la personne humaine une

  • AVERTISSEMENT 1 5

    srie d'units vivantes et de libres syn-

    thses. D'une part, ses yeux, l'incon-

    scient, qui est la base du moi, constitueun monde de forces dynamiques quis'agitent confusment, soumis d'ailleurs des degrs variables de relchement etde tension. Et d'autre part, au sommetde l'tre, l'existence individuelle s'ajouteelle-mriie, par synthse, l'essence ind-termine ; elle n'est pas simplement, elleest libre, en sorte que la ralit person-

    nelle est faite de pense pure et que c'est la partie la plus noble de nous-mmesqu'il appartient de capter les forces del'inconscient, pour en faire jaillir l'acte dela personne. Notre tre vritable est bien

    compos d'images et de pures sensations;

    mais, si l'individualit est une synthseprogressive, une forme vivante capablede persvrer en elle, tout en se modi-fiant, autrement dit, si nous passons dupossible l'tre, ce n'e^t que par un acte

    tout volontaire de libert. La seule unitpossible du moi est donc une unit mo-

  • l6. AVERTISSEMENT

    raie, la suprme diffrence de laconscience se confondant avec sa vrita-ble autonomie et se ralisant grce l'at-trait du principe universel, quand 41 arrive la pntrer. Chaque moi ne devient letype dune causalit idale que grce un redoublement d'activit spirituelle etd'nergie morale. Pour tout dire, la per-sonnalit humaine est le summum de lapense (i).

    Voil des traits par o cette philoso-phie prend une singulire consistance et,du mme coup, se rvle diffrente decelle de M. Bergson. 11 se pourrait d'ail-leurs que le caractre ondoyant qu'on luiprte et qui peut faire illusion provntsurtout de la manire d'crire propre M. Bazaillas, de son style miroitant, del'extrme fluidit de ses phrases et decette habitude, un tant soit peu coquette,

    I. Lii Vil' personnelle, par Albert Bazaillas. Al-

    can, diteur.

  • AVERTISSEMENT I7

    consistant revtir sa pense de mille etune formes de rechange.Mais il reste qu'tudiant la sensibilit,

    M. Bazaillas ne craint pas d'insister surson caractre dynamique et voit en elletout autre chose qu'un acheminementvers la dliquescence. C'est justement cequi nous permet d'envisager sa tentativeavec sympathie, tout en demeurant, parailleurs, insensible celle de M. ClaudeDebussy ainsi qu'aux dfaillantes beautsde l'art qu'il a mis la mode. Ses admi-rateurs croient avoir tout dit quand ilsnous reprsentent sa musique comme unretour candide la sensibilit primitive.Mais le propre de la sensibilit est d'treriche et active, et la musique, par o elles'exprime, doit instituer au plus profondde nous-mmes une exprience passion-ne. C'est quoi l'art de M. Debussv se-rait bien empch de prtendre. Sa muse,couronne de pavots, s'y rvle fort im-puissante. C'est tout au plus s'il arrive

    nous plonger dans une vague songerie,

  • l8 AVERTISSEMENT

    une sorte demi-mort moelleuse et savou-reuse... Ses uvres o manquent la pas-sion, la vie, le battement d'ailes, relventmoins de la musique que de l'art, moinsde Tart que du sortilge.

    Si porte que soit d'ailleurs notre po-que goter la philosophie d'un Bergsonou la musique d'un Debussy, et s'exta-sier devant les formes raffines de ladliquescence, il s'est trouv un certainnombre d'esprits pour ragir contre cemouvement et dnoncer ce que ce cultede la sensibilit pourrait bien avoir d'ex-cessif. Mais la manire dont ces dfen-seurs de la raison entendent leur tche

    n'est gure propre faciliter la ntre,avouons-le, et nous interdit, en toute

    bonne foi, de nous ranger leurs cots.On sait avec quel brillant et quelle fougueM. P. Lasserre est rcemment parti enguerre contre le romantisme (i). Tout ar-tiste qui cherche le pur sentir est,

    I. Le Romantisme franais, par Pierre Lasserre.

  • AVERTISSEMENT IC)

    pour lui, digne danathmes. C'est le pro-pre des romantiques et il ne se fait pasfaute d'accumuler sur eux les maldictionsretentissantes. A l'en croire, chez cesgrands potes, le beau ne serait que lasplendeur du faux. Il dfinit le roman-tisme : une corruption intgrale des hau-tes parties de la nature humaine, un sen-sualisme envahissant tout l'tre et setransportant jusque dans l'esprit, o ildonne lieu un dlire mortel, un enfan-tement frntique d'ides fausses. Et,

    que l'idologie romantique soit par biendes cts artificielle et purile, c'est ce

    qu'il est difficile de nier; mais quelleerreur de partir de l pour ruiner ce mou-vement potique, en mconnatre lasplendeur et s'en aller le proclamer factice

    et misrable !M. Lasserre, qui ne cesse de dnoncer

    le vertige romantique, pourrait bien trelui-mme une victime du vertige verbal.Son talent a quelque chose de torrentiel.Il part en guerre contre le romantisme

  • 20 AVERTISSEMENT

    avec mille fanfares. Sa phrasologie en-diable tmoigne certes de brillantes res-sources,, mais nous force le ranger regret au nombre de ces crivains queprcisment il abhorre. Procdant coupd'images agressives et quelque peuidsor-donnes, sa mimique indiscrte et pou-vant nos classiques. Il v a en lui duMichelet, ml d'un peu de Gaudissart.J'avoue qu'il nous fait songer, par instants,

    ces jouvenceaux de la politique, quicroient servir la monarchie en se livrant des gestes tapageurs, incongrus et vo-lontairement dnus d'lgance. Ne sau-rait-on vraiment, pour dfendre Racine,user d'une mthode un peu moinsbruyante ? M. Lasserre a au surplus bientrop d'esprit et de talent pour ne pasaspirer lui-mme attnuer sa manireet, si j'ose dire, tre quelque chose demieux que le camelot du classicisme.Ce mme besoin de s'embrigader, de

    prendre parti pour ou contre une doctrine,se manifeste dans l'uvre de Nietzsche

  • AVERTISSEMENT 2 1

    avec une force singulire. Mais la person-nalit de Nietzsche tant une des plus

    riches qui se puissent concevoir, il se

    trouve que ses plus violents parti-pris

    stimulent la pense et comportent, parsurcrot, un magnifique enseignement. Etd'abord, en dpit du prjug courant, uneleon de tolrance. Elle se dgage de ceprcepte, dont la porte est si profonde :" Que te dit ta conscience ? Tu dois de-venir qui tu es. // Nietzsche a mis certesbien de la vhmence lutter contre laMorale, " cette Circ de l'humanit //, qui,de nos jours, trouble et hallucin encoretant de consciences religieusement lib-res. Qu'il soit lou d'avoir os partir enguerre contre ce despotique fantme 1Mais, s'il attaque la morale en soi. c'estau fond pour permettre chaque hommede devenir le propre inventeur de l'artmoral qui lui convient. Cette justificationde la diversit, c'est tout le libralisme.Et d'autre part, en exaltant, comme il l'a

    fait, les vertus de l'homme bien n : hon-

  • 22 AVERTISSEMENT

    neur, fidlit, courage, horreur de tout cequi est dloyal et douteux, cet immora-liste a Su rendre la morale du Beau, laseule aprs tout qui importe, le plus sou-verain des hommages.

    Il nous appparat comme le joyeuxmessager d'une culture aristocratiquedont il semble qu'il y ait de jour en jourplus d'urgence dfendre les droits. De-vant l'enlaidissement de notre Europe,domine par un humanitarisme sansforce ni beaut, sorte de dchet du chris-tianisme, qui en runit tous les incon-vnients sans mme en avoir la grandeur,au milieu de la cohue des satisfaits et desmdiocres, plats marchands de bonheuret de culture au rabais, Nietzsche n a pascraint d'lever la voix, une voix dunegniale loquence, pour protester contrecette domestication du type humain etproclamer l'ternelle lgitimit du rgnedes lites.

    Puissent ses leons hautaines n'tre

    point perdues pour la dmocratie. Puisse-

  • AVERTISSEMENT-^J)

    t-elle comprendre que de tous les mauxqui la guettent et qui auraient tt fait delui tre mortels, le plus grave gt en elle-

    mme, dans sa jalouse dfiance Tgardde ce qui est noble, dsintress, hroqueet vritablement suprieur.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE

  • A PROPOS DE NIETZSCHE

    Une intelligence souveraine, faussepar une sensibilit malade, un cerveau

    admirable affol par ses nerfs ; un esprittonnamment lucide, gris par le partipris et la violence au point de perdretoute mesure, intressant jusque dansses crises les plus dlirantes par je nesais quelle exaspration de la pense oiile gnie clate, tel nous parat le cas deNietzsche, de ce grand passionn dontlame tumultueuse ne cessa de vibrerd'amour ou de haine et qui fut, cause

  • 28 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    de cela, admir et dtest plus qu'aucunautre, suscitant lui-mme cette haine etcet amour qu'il avait prodigus, enfi-vrant de sa pense tous les hommes quipensent, digne, en un mot, du premierrang comme l'un des plus prodigieuxexcitateurs intellectuels que l'poqueactuelle ait produits.

    Histoire, religions, morales, musique,art, philologie, tout captivait cette pensesi vive, ce gnie, quoi qu'on en ait dit, sihumain, que l'homme intressait pardessus tout, mais qui avait compris qu'onne le connat pas avant d'avoir sympa-thiquement tudi les produits de sonactivit multiple. Et c'est ainsi qu'il allait,

    demandant chaque manifestation hu-maine de nous renseigner sur nous-mmes, mettant ses facults de psycho-logue et de moraliste au service de cestudes si varies, dont chacune le rendaitplus fin moraliste, psvchologue plusavis, jouissant enfin de ce plaisir, quiest le plaisir suprme de l'intelligence,

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 2q

    de discerner en toute chose Tlmentoriginal, diffrentiel, irrductible, d'op-rer, dans la masse obscure des faits quinous entourent, de singulires slectionset d'arriver ainsi, par ce travail de dcou-pure personnelle, qui est la fonction

    mme de l'esprit, distinguer ce que levulgaire confond, mettre en relief lesides et les systmes et mieux jouir dechacun d'eux dans la mesure oii ils s'op-posent et, en s'opposant, se compltent.

    Si Nietzsche avait t une pure intelli-gence, peut-tre en serait-il demeur l.Les possibles contradictoires qui four-

    millent en lui et y frmissent se seraientlibrement dvelopps en des directionsdiverses. Mais il tait dou, comme onle sait, d'une sensibilit extraordinaire.Cette sensibilit, qu'il portait en lui, toute

    frissonnante, et qu'un temprament mala-dif, joint au culte qu'il eut, de bonneheure, pour la musique, ne pouvait qu'af-fmer, lui commandait une autre attitude,et de prendre parti.

  • 30 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    Faut-il s'en plaindre, regretter qu'au

    feu des passions, sa pense ait perdu deson calme, son jugement, de sa tol-rance ? Que Nietzsche, pour tout dired'un mot, au lieu d'une manire de Re-nan, soit devenu lui-mme ? Quand onsonge tant de pages qui n'auraient pas

    t crites, les plus pathtiques du matre,toutes frmissantes de colre indompte,d'une verve audacieuse, d'un lyrisme

    perdu de prophte, les regrets dispa-raissent. Mais la vrit, dira-t-on, nerisque-t-elle pas de disparatre, elle

    aussi ? Si c'est craindre, tant pis pour la

    vrit.

    Quoi qu'il en soit, rien n'est plus cu-rieux que le besoin de ce vaste esprit,

    qui tait fait pour tout explorer et tout

    comprendre, de se limiter, en quelque

    sorte, lui-mme, en limitant ses sympa-thies, et de s'acharner mconnatre cer-taines formes de l'art et de la sagesse

    humaines, comme pour mieux en pouvoirglorifier toutes les formes opposes.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 3I

    Son volution l'gard de Wagner estbien significative de cette tendance et dece que j'appellerais ce besoin maladif deprendre parti tout prix. Sensitif et vi-brant comme il l'tait, Nietzsche devait,

    plus qu'aucun autre, tre branl par lamusique du Matre et saluer en lui legnie des temps modernes qui a su lemieux exprimer la douloureuse angoissede notre me trouble par les antinomies,imprgne des vaines notions de bien etde mal, de vertu et de pch, y croyantencore, tout en les sentant funestes et

    dsesprment ballotte entre elles. Tan-dis, en effet, que des musiciens infrieursen somme, bien que d'un charme trsgrand, ne nous font pas sortir du domainede la chair et du rve dont leur musiqueest comme la fleur exquise

    ; tandis qu'a-

    vec d'autres, nous sommes de plain-pieddans l'idalit la plus haute, Wagnernous fait continuellement passer du do-maine de l'gosme et de l'animalit celui de l'esprit, nous jetant brusquement

  • 32 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    de l'un l'autre, nous donnant ainsi l'im-pression si dramatique du duel qui sepoursuit au fond de nous, et ne nousfaisant, semble-t-il, entrevoir l'idal quepour mieux faire, sa lueur, constaternotre misre, condamns que noussommes y tendre sans pouvoir y pr-tendre et en tre troubls juste assezpour y aspirer et pour comprendre, aprschacune de nos aspirations, qu'elles nouslaisseront jamais incapables de noushausser jusqu' lui, impuissants l'at-teindre.

    Ce qu'une telle lutte a de profondmenthumain, de propre faire rflchir lephilosophe, tout en troublant les mesles plus simples, Nietzsche le sentit mieuxque personne. Mais, en esprit avis qu'il

    tait, il ne s'en est pas tenu l. Wagnerne le fascina pas au' point de lui masquer

    des gnies moindres, et c'est ainsi qu a-vec cette exagration dans le vrai qui lecaractrise, il alla chercher, pour le lui

    opposer, l'auteur de Carmen, Bizet, en

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 33

    qui il s'ingnie dcouvrir tous les l-ments d'un idal inverse : la srnit

    oppose au trouble, la perfection ache-ve, finie, oppose l'art de Wagnercomme l'art classique l'art moderne,tout ce qui fait enfin de Bizet ses yeuxle radieux reprsentant de la grce latineet du gnie mditerranen.Que Nietzsche ne s'en est-il tenu l !

    Mais point. Non content d'opposer entreelles deux formes d'art, ce qui est toutprofit pour chacune des formes ainsiopposes comme c'est toute joie pourl'intelligence qui les oppose, il lui faut,

    toute force, prendre parti. Or, Wagnerinquite en lui le nvros, le malademaladivement pris de sant et de force.Puisqu'il lui faut absolument choisir,c'est donc l'art wagnrien qui va tresacrifi. Et ce sont alors ces pages si

    emportes, si fulgurantes, o, sous lespithtes haineuses, on ne peut s'emp-cher de reconnatre que les procdswagnriens ont t saisis merveille par

  • 34 ', LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    ce terrible adversaire fi), et Ton ne s'-

    tonne que d'une chose, c'est qu'une telle

    comprhension soit accompagne dehaine au lieu d'aboutir l'admiration et

    de s'panouir en amour.Mais cette haine de l'art w^agnrien

    considr comme une production de d-cadence, une sorte de floraison maladivedont il faut se dfier d'autant plus que soncharme est plus fort et sa sduction plusirrsistible, cette haine n'est point un cas

    isol dans la pense de Nietzsche ; toutnaturellement elle se rattache une ques-

    tion autrement gnrale, la grande que-relle du paganisme et du christianisme,o Nietzsche prit parti d'une faon si d-cisive qu'il suffira, tout en dveloppantnos vues, d'examiner son attitude dans laquestion pour saisir, comme sur le vif, sa

    manire de procder et ce que j'appelle-

    (i) Du moins par leur ct romantique, car ce qu'il

    y a de profondment humain dans cet art lui chappe.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 35

    rais le fonctionnement antithtique decette pense belliqueuse.

    Tous les hommes ont un but brillantqui les attire : le bonheur. Mais, commela diversit est la loi des tres, comme il

    n'existe point deux hommes absolumentidentiques, mais que chacun de nousforme un tout complexe et infinimentnuanc qui chappe la ressemblance,c'est par les chemins les plus divers, pourne pas dire les plus opposs, que sepoursuit cette course incessante de tousvers le bonheur.

    Cependant, si Ton voulait tenter declasser en deux catgories ces aspirants la joie qu'au fond nous sommes tous,il faudrait distinguer ceux qui pour-suivent, grce un dveloppement har-monieux de leurs facults, un bonheurnaturel, et ceux qui, faisant intervenir

  • 30 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    dans la recherche du bonheur une notionmtaph3'sique de loi et d'idal, sou-mettent, comme pour l'purer, leur bon-heur cette loi librement tablie pareux.

    Et ces deux sortes de sagesses, toutesdeux suspendues l'ide de bonheur (carsi l'une commande de le raliser ici-bas,l'autre n'ose pas aller jusqu' en nier lancessit et se contente de l'ajourner)sont celles, en somme, que le paganismeet le christianisme ont successivementoffertes au monde.Au sens naturel le plus large, on pour-

    rait dfinir le bonheur : le sentiment d'uneactivit harmonieuse et durable. Le bon-heur serait donc une rsultante, celle dudveloppement normal et conscient denos facults. C'est ce que les Anciensavaient si bien compris. L'homme quiveut atteindre la flicit essaiera donc dese raliser selon sa loi, de s'panouir, des'exprimer d'aprs son essence, et cetpanouissement de l'me correspondra

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 37

    ncessairement pour elle une plnituded'existence. Mais, se sentir tre pleine-

    ment, n'est-ce pas par l mme ouvrirlargement en soi les sources du bonheur ?Cette scurit dans l'tre, cette eurythmieralise par laquelle les lments qui nouscomposent se distribuent avec sagessene sont-elles pas autant de conditionsd'une flicit infiniment haute et durable ?

    Cependant, il ne faudrait pas croireque, pour parvenir cet tat de joie,l'effort ft inutile ; chacun de nous doitveiller, en effet, assigner aux divers

    lments de sa nature le rle exact quileur convient, accorder entre elles,harmonieusement, toutes les parties deson me.Par exemple, nous ne serions plus dans

    les conditions du parfait bonheur si nouslaissions prendre notre sensibilit unetrop grande place : celle-ci toufferait ennous l'intelligence, qui doit garder sonrang. C'est d'ailleurs l'idal de l'espritclassique, cher Nietzsche, qui consiste

  • 38 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    fixer l'harmonie des sentiments et de laraison et, selon une formule de M. Las-serre, composer Vordre avec l'anar-chie^ par la hirarchie.On voit comment la recherche de Ttat

    joveux repose sur un effort, tout intellec-tuel d'ailleurs, pour donner chacun denos lments la valeur qu'ils mritent, lesdisposer dans Tordre et difier ainsi denos mains la cit de notre bonheur. Onvoit galement comment l'lment moral,qui semblait absent de nos proccupa-tions, se retrouve malgr tout sous laforme de l'effort : nous devons lutterpour tablir en nous l'quilibre intrieur,et l'tat de flicit qui rsulte de ceteffort se confond lui-mme avec un tatde moralit, .tat paisible qui nous gardeloigns de tout excs. Ainsi, pourrait-on dire, cherchant le bonheur, nousavons trouv la vertu, et cette gratuitde la vertu ajoute son charme, enmme temps qu'elle augmente le caractredsintress de notre recherche.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 39

    C'est l le fruit de notre dlicatesse

    morale : nous n'avons pas rclam lavertu grands cris ; nous n'avons montr son gard nulle exigence, et, commepour nous rcompenser de notre exquisediscrtion, elle se dcouvre nous etse donne au moment o nous nous yattendions le moins.

    Si tel est bien, comme il semble, ce

    qu'on pourrait appeler l'esthtique moraledes Grecs, en son essence, si telle est la

    note fondamentale et comme le son moralque rendent toutes ces doctrines, nuln'hsitera reconnatre le caractre haute-

    ment intellectuel et aristocratique, haute-ment aristocratique parce qu'intellectuel,de cette sagesse. Et, cet gard, il nousparat difficile de suivre Jusqu'au bout M.Victor Brochard (i), lorsque, non contentde distinguer au sein de la philosophiegrecque deux grands courants forms par

    (1) Nietzsche apprciait d'ailleurs l'auteur des Scep-tiques grecs. Voir Ecce homo, trad, H. Albert, p. 51.

  • 40 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    la morale de Platon, d'Aristote, des Cy-rnaques d'une part, de l'autre par lesCyniques, les ^Stociens et Epicure, il vajusqu' opposer ces deux groupes, de lafaon la plus formelle, non sans exagrer,dans ce but, le caractre populaire etanti-aristocratique des doctrines du der-nier groupe, relativement aux premires.Et sans doute, une chose est certaine,c'est que Platon, comme Aristote et Aris-tippe, n'hsitent pas compter parmi lesconditions du bonheur et par consquentde la sagesse (conditions secondaires, ilest vrai, mais nanmoins, leur sens,fort utiles) la sant, la beaut, l'aisance,

    bref, une certaine somme juge ncessairede biens extrieurs, de ces mmes biensdont les Epicuriens, d'accord avec lesStociens et les Cyniques, prtendent aucontraire se passer, et qu'avec ddain ilsrejettent. Sans doute encore, il rsulte deces diffrences que l'idal de ces derniers,dpendant davantage de chacun de nous,dans la mesure o il dpend moins des

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 41

    choses, prsente par l mme un carac-tre moins contingent, plus gnral et,si l'on y tient, plus dmocratique. Mais, vouloir riger cette distinction en ab-solu, ne risquerait-on point de fausser lesfaits en leur imposant une rigueur qu'ilsne comportent pas ? N'oublions point quela caractristique de tous les systmes demorale grecque, sans exception, est d'treprofondment imprgns d'intellectualit.Pour un Stocien comme pour un Plato-nicien, pour un Epicurien comme pourun disciple d'Aristote, la vie du sage estune uvre d'art, la plus dlicate de touteset la plus rare. Il y faut un zle de tousles instants, command par une penseingnieuse et prise d'harmonie, par uneintelligence alerte et toujours en veil.Et du moment que la pense ordonna-trice, que l'intelligence reste ainsi au pre-mier plan, on conviendra que la questiondu rejet des biens extrieurs ou de leurutilisation en vue de la sagesse perd sin-gulirement de son importance. Qu'on les

  • 42 LA SENSIBILITH CONTEMPORAINE

    regarde en effet, ou non, comme un des

    lments constitutifs de la vertu morale,celle-ci n'en gardera pas moins son carac-tre nettement aristocratique de vertuconditionne par l'intelligence^ et parconsquent, accessible une lite et elle seule.

    Morale intellectuelle, morale aristocra-tique, voil bien, selon nous, les traits

    essentiels de la sagesse antique. Morale,

    ajoutons, profondment humaine, en tantqu'elle se refuse carter de son sein au-cune des tendances primordiales del'homme, s'efforant, au contraire, em-ployer toutes ses nergies, tous ses d-sirs, toutes ses passions pour les sublimeren quelque sorte et les faire collaborer,ainsi transposs, la grande uvre dela sagesse.

    C'est ce que Nietzsche comprit mer-veille et a rendu avec beaucoup d'clatdans une page qu'il faut citer tout en-tire :

    Ce qui est vraiment paen : Peut-tre

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 43

    n'y a-t-il rien de plus trange pour celuiqui regarde le monde grec que de d-couvrir que les Grecs offraient de tempsen temps quelque chose comme desftes toutes leurs passions et tous leursmauvais penchants, et qu'ils avaientmme institu, par voie d'Etat, unesorte de rglementation pour clbrerce qui tait, che\ eux, trop humain.C'est l ce qu'il y a de vraiment paendans leur monde, quelque chose qui, aupoint de vue du Christianisme, nepourra jamais tre compris et seratoujours combattu violemment. Ilsconsidraient leur trop humain commequelque chose d'invitable, et prf-raient, au lieu de le calomnier, lui ac-corder une espce de droit de secondordre, en l'introduisant dans l'usagedel Socit et du Culte; ils allaientmme jusqiL appeler divin tout ce quiavait de la puissance dans l'homme, etils l'inscrivaient aux parois de leurciel. Ils ne nient pas l'instinct naturel

  • 44 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    qui se manifeste dans les mauvaisesqualits, mais ils le mettent sa placeet le restreignent certainsjours, aprsavoir invent asse:[ de prcautions pourpouvoir donner ce fleuve imptueuxun coulement aussi peu dangereuxque possible. C'est l la racine de toutle libralisme moral de Vantiquit. Onpermettait une dcharge inoffensive ce qui persistait encore de mauvais,d'inquitant, d'animal et de rtrogradedans la nature grecque, ce qui y de-meurait de baroque, de pr-grec etd'asiatique ; on naspirait pas lacomplte destruction de tout cela (i ).

    Cette morale, plus optative qu'impra-tive, si conome des forces humaines, siingnieuse les grouper en une vivantehirarchie, toute de noblesse souriante,de raison et d'humanit nous sembledigne, aujourd'hui encore, de passionnerde nobles esprits. Ce n'est pas nous qui

    (i) Humain trop humain, p. 132.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 4=,

    reprocherons Nietzsche l'ardeur qu'il

    met la dfendre !Mais pourquoi faut-il qu'ici encore,

    ddaigneux du pur plaisir qu'il y a saisir la vrit, disons mieux, toutes lesvrits contradictoires dont celle-ci estfaite, et comprendre chacune d'elles enles refltant tour tour, Nietzsche ait

    prouv le singulier besoin de prendreparti et d'agir, rigeant ses prfrencesen systme, semblant faire de la hainedu christianisme la condition mme detout culte de l'antiquit, condamnantcelui-l au nom de celle-ci et s'exposant

    ainsi ne rien comprendre cette sa-gesse chrtienne riche en sublime qui,sans doute, n'est gure compatible avecl'autre, mais qui tire de cette incompati-bilit mme sa distinctive beaut, sa rai-son d'tre et sa grandeur ? (i).

    (1) Et puis, si peu chrtien que l'on soit, peut-on

    oublier que c'est l'esprit religieux qui a inspir, en musi-que, les trois suprmes chefs-d'uvre : la Messe en side Bach, la Messe en r de Beethoven et Parsifal?

  • 46 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    C'est l pourtant ce que fait Nietzschequand, se lanant avec sa fougue de grandcombatif au milieu des systmes, il semet dresser contre l'idal chrtien leplus furieux des rquisitoires, le condam-nant en bloc au nom de je ne sais quelidal de sant et de force, sans se douterque certaines maladies de l'humanit sontplus intressantes que l'tat normal, etde la vanit qu'il y a d'ailleurs, aprsavoir proclam que religions et moralessont l'uvre humaine par excellence etcomme la scrtion naturelle de l'huma-nit cratrice, qui met ainsi ses facultsd'invention au service de ses besoins dumoment, venir ensuite s'irriter contrece travail naturel et s'insurger contre

    l'invitable.

    Or, rien n'tait moins vitable, sonheure, que l'apparition du christianisme.On a assez dit, depuis Renan, que ce quile caractrise, c'est d'avoir t une grandepousse de l'ide de justice, une victoire dela plbe prise d'galit et c'est prcis-

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 47

    ment ce que Nietzsche lui reproche, ainsiqu'au sociahsme sur l'idal aristocra-tique de l'ancien monde. (Du mme coupcela fut d'ailleurs une revanche de l'espritromantique sur l'esprit classique).Tandis que la morale d'Aristote s'adres-

    sait une lite et que la morale d'picureet celle des Stociens, plus dmocratiques,n'en conservaient pas moins un caractrede haute intellectualit qui, toutes deux,les rendait, sinon inaccessibles, du moinssingulirement impropres la vulgarisa-tion, le christianisme prsenta, d'emble,tous les caractres opposs ceux-l.galitaire, asctique, contempteur de l'in-telligence et de la beaut, commentn'et-il pas t accept avec enthousiasmepar le peuple, qui il offrait un idal tout

    la fois si lev et, en un sens, si accessi-ble ?

    Telle parat bien tre, en effet, la grandenouveaut du christianisme, comme aussila raison de son prodigieux succs popu-laire. Plaant dans la bonne volont pure

  • 48 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    et simple, en mme temps que l'essencedu devoir. Tunique condition de la vertu,il mettait du mme coup celle-ci la por-te de tout le monde. Sorte de Kantismeavant la lettre, allant du pouvoir au de-voir (i), partant de ce que chaque per-sonne morale peut faire pour l'riger en

    idal, d'une universalit qui est en raison

    directe de la simplicit de ses exigences,

    comment une telle doctrine ne se ft-ellepas impose aux masses et n'et-elle past embrasse par elles avec ferveur ?Pour elles, le christianisme ralisa ce

    tour de force d'riger la souffrance en

    mrite et de la faire entrer dans la tramemme de la sagesse, en lui donnant un

    i. On n'ignore point que Kant se sert d'une formuletoute contraire, puisqu'il prtend poser d'abord ledevoir pour en dduire ensuite la libert. Mais il neserait pas difficile de prouver qu'il suit en ralit une

    marche inverse et que sa revendication hroque dudevoir ne s'expliquerait pas sans la singulire estime

    en laquelle il tient la libert, considre comme unpostulat moral et comme le plus illimit des pouvoirs.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 49

    sens ici-bas. l-haut une rcompense. Parl, ne s'assurait-il pas d'avance la clien-tle de tous ceux qui souffrent et nesavent pas souffrir, autrement dit, du plusgrand nombre?Mais une autre raison du triomphe de

    cette doctrine peut tre cherche ailleurs :dans le retour cet tat d'innocence pri-mitive, de pure ingnuit et de candeur,dont l'humanit garde en elle le souvenirconfus et comme le regret effac et que

    le christianisme sut venir lui rappeler au

    moment propice. Toute doctrine, qu'ils'agisse des exhortations morales d'unLuther, d'un Rousseau ou d'un Tolsto,

    qui voque l'humanit la mystrieusefracheur de ses dbuts (i) et qui sait faire

    I. Est-il besoin de faire observer que cette ex-pression n'est pas prise ici la lettre et qu'ellecorrespond, non une vrit absolue, mais cetteespce d'illusion d'optique intrieure qui fait quel'humanit rapporte un paradis perdu, plus ou moinschimrique, ce qu'elle sent d'innocence et de bonten elle, rigeant ce sentiment en rminiscence, en

  • 30 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    appel ses forces intimes pour rveiller

    en elle ce grand besoin de rajeunisse-ment, cette fivre de renaissance, est srede russir auprs des hommes, d'entra-ner leur adhsion, de susciter leur amour.Le christianisme primitif, qui prsentaitavec tant de force chacun de ces caract-res, ne pouvait, grce eux, que s'impo-ser au monde.Enn, il ne faut pas oublier que la

    morale antique tait plutt une rgle devie heureuse qu'une morale, au sens im-pratif et douloureux o nous sommeshabitus depuis des sicles entendre cemot. Ds lors, ne faut-il pas tenir comptede ce curieux besoin de drame qui est aufond de l'humanit et qui lui fait, ns heures, prfrer l'agitation au repos,l'inquitude d'une vie trouble la paix

    raison de son obscurit, et symbolisant par un reculdans le pass la difficult qu'elle prouve retrouverce sentiment au fond d'elle-mme, sous la masse desprjugs sociaux qui le recouvrent?

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 5I

    d'une joie sans mlange? A la veille del'entre en scne de Jsus, elle tait tra-vaille d'un grand besoin d'motions,d'un trange dsir d'tre trouble (i) : lechristianisme vint et n'eut pas de peine la satisfaire.

    Ce qui nous dplat le plus, en effet,c'est une vie terne, ennuyeuse et morne.Or, c'est une pareille vie que l'humanitaurait sans doute t condamne, si ellen'avait imagin temps l'heureux exp-dient de la moralit. Cette moralit exis-tait bien dans le monde grec, mais si att-nue, si imprgne de raison et d'esthti-que, si diffrente, en un mot, qu'il faudrait,

    pour la dsigner, se dcider, sous peine...eb ils graves contre-sens, employerun autre terme. Le christianisme vint et,

    I. Songez au culte d'Isis, o l'on usait et abusait dela flagellation (laquelle tait d'ailleurs un plaisir enmme temps qu'une expiation) et d'une faon gn-rale, la vogue, cette poque, des religions mys-tres.

  • 52 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    renouant la grande tradition juive, enprcisa la notion, sut en comprendre nouveau le grand rle et la porte. Cerle, en effet, est immense. La morale(Nietzsche appelle ddaigneusement sonaliment, la inoraline) ne range-t-elle pastoutes nos intentions et tous nos actes en

    deux catgories : les actes bons et lesactes mauvais, nous commandant d'accom-plir les uns et d'viter les autres ? Tous

    nos actes tombent, ds lors, sous sa juri-diction. Elle les contrle et les sanctionne,

    et le prix qu'elle y attache les revt, auxyeux de l'agent, d'un attrait tout spcial.S'il fait le bien, il en jouit dans la mesureo il en sait l'excellence. S'il fait le mal,il en jouit encore comme on savoure unfruit dfendu et un pch commis enpleine connaissance de cause. Qui donc,aprs cela, s'insurgerait contre la morale?N'est-elle pas la condition vidente desplus dlicates volupts, formant, en quel-que sorte, le sel de la vie et lui prtant

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 33

    ce charme inquiet que nous aimons enelle ?

    Ainsi, grce nu christianisme, les no-tions du bien et du mal se sont gravesavec une force nouvelle au fond desconsciences ; le sentiment de la respon-sabilit se trouva accentu dans les mes

    ;

    la femme, relgue du monde antique,devint l'objet d'un culte nouveau, mer-veilleusement aveugle, et l'amour, dcordu nom de pch, perdit son caractrebanal pour devenir chose plus complexeet, du mme coup, plus troublante fi).

    Voil, certes, un premier avantage in-contestable de la morale : s'attachant lavie entire, donnant chacun de nosactes un retentissement qui nous flatte,elle les empreint de je ne sais quelcharme anxieux et quelle saveur spcialequi satisfait, en mme temps que notre

    I. Le Christianisme a donn du poison boire Eres : il n'est pas mort, mais il a dgnr en vice, y,(Par del le Bien et le Mal).

  • 54 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    amour-propre, ce got intime pour l'mo-tion dramatique que nous portons au fondde nous.Mais il est un dernier avantage qu'il

    convient de signaler : la morale, peut-ondire, rpond Tun des principaux besoinsde l'homme, en tant qu'elle fixe un butprcis et unique ses efforts. Ce but, quiest le Bien, tout le monde y peut tendre.Peu d'hommes y arrivent, mais qu'im-porte? Ce qui les intresse, c'est moins,comme on sait, le but o ils tendent quela course elle-mme. C'est cette coursevers un objet brillant et insaisissable quisatisfait leur besoin d'motions et lesamuse. La morale ne serait-elle pas quel-que chose comme la monomanie du Bien ?Toutes ces vues pourraient, d'ailleurs,

    tre confirmes d'une faon indirecte,pour peu que l'on rflcht ce que j'ap-pellerais la. rversibilit de l'art et de lamorale et, sous leur htrognit appa-rente, l'intime accord de leurs fins.Deux principes, en apparence contra-

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 55

    dictoires, mais s'expliquant fort bien l'unpar l'autre, se retrouvent, d'une faon

    gnrale, au fond de la nature humaine ;c'est, d'une part, le besoin de se replier

    sur soi-mme et de jouir (ce fut le tour deforce de La Rochefoucauld de tout rame-ner lui seul), d'autre part, le besoin de

    communiquer avec les autres hommes parla sympathie et de collaborer leursjouissances; pour tout dire en deux mots,c'est l'gosme et l'altruisme. La coexis-tence de ces deux instincts n'a d'ailleursrien qui doive nous tonner, s'il est vrai

    que la jouissance solitaire nous dplat etque nous sommes naturellement ports

    la partager avec d'autres, ne ft-ce que

    pour rendre ceux-ci tmoins de la ntre.Or, c'est ce double lment qui, sous

    forme de perfectionnement intrieur et decharit, fait le fond de la morale chr-tienne, qu'on retrouverait galement sanstrop de peine au fond de l'art. La pre-mire tendance de l'artiste est de s'carterdes hommes et de jouir de son isolement.

  • 50 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    Son originalit n'est-elle pas d'prouver l'occasion des mmes choses d'autressensations que les autres hommes? Untel isolement est, jusqu' un certainpoint, ncessaire l'artiste, dont il flattel'orgueil et accrot les puissances. Mais sil'artiste en demeure l et reste enfermdans son individualisme, s'il est incapa-ble, aprs avoir ressenti des impressionsrares, de les transformer par son art, demanire en faire jouir la plus grandesomme possible d'humanit (i), il estclair qu'il n'aura accompli qu'une moitide sa tche.

    L'art, cette activit fconde, ce grandprincipe d'union humaine, suppose n-cessairement chez l'artiste, jointe unesensibilit trs vive, une facult de largesvmpathie et d'universelle expansion.Tout artiste, l'heure o il cre, se trouvemomentanment libr de l'gosme o

    1. Et ce plus grand nombre possible ne sera tou-jours, bien entendu, qu'un trs petit nombre.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 57

    il s'tait d'abord ncessairement complu.Son me, peuple de merveilleux fant-mes, les aime et, sduite par leur grce,essaye de les raliser en beaut pour lesfaire aimer de ses semblables. A la sourcede toute cration d'art se retrouve doncce double lment : amour de l'idal etamour des hommes, qui se confond fina-lement en un seul dsir : celui de com-munier dans le beau avec l'humanit. Etqu'on n'objecte point le cas de ces subtilsartistes de dcadence qui, pleins d'unorgueil candide, prtendent non seule-ment n'crire point pour le profane, maismettre volontiers leur gloire en rester

    incompris. Leur rve d'artiste n'en estpas moins le mme ; leur but ni leursprtentions ne diffrent des autres : c'esttoujours de faire part de leurs motionsintimes leurs semblables. Seulement legroupe de ces derniers est plus ou moinsrestreint et, par une sage prudence, ilsrpudient d'avance comme disciples ceux

  • S8 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    qu'ils jugent incapables de s'attachercomme admirateurs.

    Cependant, une difficult se prsente;l'art est malgr tout chose d'lite; trspeu d'hommes sont capables d'en jouir,encore moins d'en crer. L'art ne s'attachepas la vie humaine tout entire ; leshommes sentent bien que c'est un super-flu ; et peut-tre est-ce ce caractre aris-tocratique de l'art qui rendit prcismentl'avnement de la morale invitable.

    Elles sont rares, en effet, les poqueso l'humanit a prsent ce caractred'une lite se suffisant elle-mme, d'unevaste aristocratie. Cela s'est vu pourtantdeux fois, d'abord en Grce, Athnes;puis plus tard en Italie, aux jours bril-lants de la Renaissance. Et le spectaclequi, chaque fois, s'offrit, n'est-il pas signi-ficatif?^ La morale se dpouillant de sonasctisme, perdant son caractre impra-tif et ne consistant plus qu' raliser, ici,la vie la plus harmonieuse, et l la plusintense. On le vit surtout la Renais-

  • A PROPOS DE NIETZSCHE ^Q

    sance, o le mot vertu finit par n'avoirplus d'autre sens que celui de virtuosit.

    L'art s'tait empar de la vie, les actesles plus vulgaires en taient embellis.

    Ds lors, le but que les hommes poursui-vent et qui pourrait bien tre de donner chacune de leurs actions le plus possi-ble de saveur, et cela en admettant lemoins possible d'actes indiffrents, cebut, qu'ils atteignent d'ordinaire par la

    morale, ils l'atteignirent par l'art. On neparla plus d'actions bonnes ou mauvaises,mais d'actions belles ou laides, et cesdilettantes de l'exquise Italie en arrivaientpresque jouir de la laideur elle-mmepar la conscience affine qu'ils avaientde cette laideur, un peu comme le chr-tien austre jouit de la faute qu'il vientde commettre, dans la mesure o il pcheen pleine connaissance de cause. Ce sontdeux vues trs diffrentes et difficilementcompatibles, en raison mme de leurparalllisme, mais grce auxquelles, se-

  • 60 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    parement, les hommes arrivent au mmebut et satisfont un mme dsir.Mais si, comme on s'en aperoit, ce

    n'est qu' des poques trs rares, et l'onpeut dire exceptionnelles, que l'art se

    trouve assez universellement comprispour liminer la morale et se dresser dumme coup sa place, qui s'tonnera dusuccs du christianisme auprs des mas-ses, l'poque oii celles-ci, mprises etcrases par Rome, commenaient prci-sment prendre conscience d'elles-mmes, et o rhumanit infrieure,effraye de son incapacit de jouir parl'intelligence ou par l'art, prouvait lespremiers besoins, en comblant ce grandvide, de se donner enfm une raison des'affirmer et de vivre ? Le christianisme,ainsi appel par les vux des misrables,ne pouvait pas manquer de se propageren eux et, par eux, d'arriver au triomphe.Son triomphe fut, comme tous les mou-vements populaires, insolent et brutal.

    Violemment, il prit le contre-pied de la

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 6l

    vieille sagesse qu'il venait dtruire, fai-

    sant de la mfiance l'gard des ins-tincts une seconde nature >/, allant jusqu'riger en devoir tout ce qui est le plus

    dsagrable la nature humaine, faisantainsi de l'asctisme le plus sr moyend'atteindre le bonheur, et comme ce bon-heur ne nous sera pay que dans l'autremonde, faisant pratiquement de ce moyenune fm en soi, un absolu (i).

    Il est bon de remarquer, d'ailleurs, enpassant, que le christianisme a misbeaucoup plus de temps qu'on ne se lefigure communment et que Nietzschelui-mme semble le croire, supplanterle paganisme dans l'empire. Ce qui a

    I Le Gnie grec me fit descendre sur la terre, et jela quittai quand il expira. Les Barbares qui envahirentle inonde ordonn par mes lois, ignoraient la mesureet l'harmonie. La beaut leur faisait peur et leur sem-

    blait un mal. En voyant que j'tais belle, ils ne cru-rent pas que j'tais la Sagesse. Ils me chassrent.

    Anatole France. Rponse de Pallas Athn laPrire sur l'Acropole.

  • 62 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    contribu feusser les ides sur ce pcincest Incharnement avec lequel l'glis

    e le ,ne a fauss textes^t tradilonpour Aure croire que le succs du chris

    .anisine avait t immdiat et universel

    pamHrV^''''^"^"^^"'^^

    '"'-^^^e .:paratre fonde par un aptre ou un disci-'P>e direct des aptres contribua galementa propager ces falsifications. Pa^r exent

    i" '^^ '^^^"S^"-^ Paris par saintUenis1 Areopagite, disciple de saint Paul,

    '

    mar vrT" '"'''''" ''""' ^enismart3rau m' sicle, etc..

    D'une faon gnrale, le christianismepntra rapidement Rome, mais ailleursa d ff

    , ,^^^,,.

    ^^^

    orientales et les esclaves abandonnrent

    fu^d abord pour le mitrliraisme, les cultesdAt>s,dIsis, etc., et non pour le chris-tianisme, eauel ne fit dus f,/i ^"'^ '*'' substituerplus taid a ces cultes dOrient. Cestpourquoi, si au Heu de noter, commenous nous efforons de le faire laTuUe

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 63

    de Nietzsche, les raisons morales du suc-cs du christianisme, on s'attachait faireressortir les raisons historiques de ce

    succs, il faudrait parler tout d'abord dutriomphe de 1' " orientalisme // et des rai-sons de ce triomphe : l'introduction silarge des femmes dans le culte et les ini-tiations, la magie et les mystres de cesreligions, si propres satisfaire le besoin

    de religiosit des foules, l'avnement desempereurs syriens et africains. Enfin,

    parmi les faits qui concernent plus parti-culirement le christianisme, il ne fau-drait pas manquer de citer la destructionde Jrusalem, qui eut pour effet d'aug-menter la population juive des grandesvilles, Rome, Alexandrie ; le fait que lesfamilles vraiment autochtones, l'lite, estlie par le foyer aux religions anciennes,

    tandis que la masse de plus en plus

    nombreuse des esclaves, affranchis, tran-gers venus pour chercher fortune Rome,se soucient fort peu de ce culte ; l'idecourante dans les premiers temps du

  • b4 LA SEN'SIBIIIT CONTEMPORAINE

    -

    christianisme de la dpossession desriches au profit des pauvres, qui fit sonsuccs uu peu comme les ides de main-mise sur les biens des migrs et duclerg contribua celui de la Rvolution :enfin les banquets chrtiens o rgnait laplus grande fraternit, et d'une faongnrale, lattrait pour les pau\Tes de cesassociations qui flattaient leur amour-propre par l'galit qui y rgnait, tout enleur procurant d'ailleurs une foule deprofits matriels.

    Ce qu'une telle morale a d'esseatieUe-ment plbien, Nietzsche ne cesse de lednoncer avec vhmence.A rpoqiie o les couches du Tckan-

    dloy malades et perverties^ se dchris-tianisrent dans tout l'empire romain,le type contraire, la distinction existaitprcisment dans saforme la plus belleet la plus sre. Le grand nombre dtintmatre^ le dmocratisme des instinctschrtiens fut victorieux Le Chris-tianisme n'tait pas ^ national >, il

  • A PROPOS DE NIETZSCHE ^

    n'tait pas soumis aux conditions d'unerace, il s'adressait toutes les varits

    parmi les dshrits de la vie, il avaitpartout ses allis. Le Christianisme aincorpor la rancune instinctive desmalades contre les bien portants, contrela sant. Tout ce qui est droit, fier, su-perbe, la beaut avant tout, lui faitmal aux oreilles et aux yeux. Je rap-pelle encore unefois l'admirable parolede saint Paul : Dieu a choisi ce qui estfaible devant le monde, ce qui est ignobleet mpris ; c'est l ce qui fut la for-mule : in hoc signo, la dcadence futvictorieuse. Dieu sur la croix, ne com-prend-on toujours pas la terrible ar-rire-pense qu'il y a derrire ce sym-bole. Tout ce qui souffre, tout ce quiest suspendu la croix est divin...Nous tous, nous sommes suspendus la croix, donc, nous sommes divins...Le Christianismefut une victoire; uneopinion distingue prit par lui; le

  • 6b LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    Christianisme fut, jusqu' prsent^ leplus grand malheur de Vhumanit (i).

    Voil bien le grief de Nietzsche contrele Dieu chrtien, ce Dieu du grandnombre comme il l'appelle, ce dmo-crate, ce dcadent. Et cette vue sur lecaractre plbien de l'idal chrtien nousparat si vraie qu'on nous pardonnera d'yinsister encore et d'essayer, par une argu-

    mentation dtourne, d'en mieux faire, sipossible, ressortir la valeur.

    Bien peu d'hommes, si l'on y songe,en effet, ont une nature la fois assez

    riche et assez quilibre pour raliser cet

    harmonieux panouissement de leurs fa-cults que la morale antique prescritcomme idal. Chez presque tous, l'intel-ligence et la rflexion, rduites une

    part insignifiante, ne sauraient faire un

    contre-poids suffisant aux forces del'go'isme et de la sensibilit.

    Que va-t-il donc arriver ? Cherchant

    (i) Le Crpuscule des Idoles, p. 321.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE b']

    naturellement le bonheur et le cherchant,comme tout tre, dans l'activit de leursfacults, ils dvelopperont les unes d-mesurment par rapport aux autres. Ceseront des monomanes involontaires qui,

    incapables de se raliser sous formed'unit parfaite, se seront arrts en che-

    min, rduisant leur part de bonheur auxseuls plaisirs dont ils soient capables dejouir, aux plaisirs sensibles. Faut-il s'entonner 'r Nullement. Leur reprocher leurconduite ? Encore moins. La prdomi-nance de l'lment sensible, critiquablepeut-tre chez d'autres, s'expliquant par-

    faitement chez ceux-ci en raison mmedu manque de facults rationnelles capa-bles de leur servir de contre-poids.

    D'ailleurs, il faut se dire que cet tat,bien qu'infrieur, n'en correspond pasmoins, pour ceux qui s'y trouvent, unbonheur relatif. Et d'abord, tant inca-pables de goter la flicit suprieure del'homme complet, il leur est difficiled'envier un bonheur qu'ils ignorent. Et

  • t)8 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    puis l'tat de monomanie n'est pas faitpour dplaire aux hommes en gnral.Ils aiment se sentir violemment tendusvers un but et, tandis que la plus grandepartie de leur tre sommeille dans la tor-peur, se donner ainsi, peu de frais,l'illusion de l'activit. Enfm on trouverait,un nouvel lment de plaisir dans celuide former un tout sinon harmonieux, dumoins original et rare. Et, par exemple,l'humanit n'aurait-elle pas perdu l'ab-sence de tels personnages monstrueux,tels monomanes grandioses, qui nous

    tonnent encore, nous captivent et fini-raient presque, force d'exciter notre

    curiosit, par nous arracher un rien d'in-

    dulgence ? (i) Cette curiosit, qu'ils nousinspirent, ils devaient en jouir paravance, et ce sentiment qu'ils dotaientl'humanit d'exemplaires fort rares, de-

    (i) M. Faguet s'tonne de n'avoir pas trouv dansles livres de Nietzsche un loge de Nron.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE bq

    vait, ce nous semble, les griser d'une

    griserie particulire.

    Il est vrai qu'un tel genre de bonheurne satisfait pas tout le monde. Parmiceux qui le partagent ou qui risquent de

    s'y laisser entraner, il est des mcontentsqui aspirent un bonheur plus haut, etce mcontentement, marque de leurnoblesse, constitue dj un lment mo-ral de la plus haute importance r. Inca-pables de s'lever un tat d'harmo-nieuse batitude, dsireux, d'autre part,

    (i) Reste savoir, il est vrai, si ce mcontentementlui-mme n'a pas une cause physiologique et si, parexemple, les scrupules de l'homme moral ne vien-draient pas d'une certaine timidit toute musculaire,

    son sens douloureux du devoir, d'un naturel maladifet sans joie, l'esprit ne faisant ainsi qu'interprter enson langage les dfaillances et l'appauvrissement d'untemprament malheureux. Les morales ne sont qu'unlangage figur des passions, a dit Nietzsche, et ailleursil remarque finement : La chose que nous faisons lemieux, notre vanit dsirerait qu'elle passt pour trela plus difficile. Ceci pour expliquer l'origine demainte morale.

  • 70 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    grce leur dlicatesse inne, d'viterl'tat misrable oia les tiendrait la pas-sion, que leur reste-t-il faire pourassurer le salut qu'ils dsirent ? Plus n'estpour eux qu' recourir aux pnibles no-tions de devoir et de sacrifice.On voit qu'ici la moralit, bien loin de

    suivre le bonheur, d'en tre comme l'heu-reux achvement, le prcde et ne lelaisse entrevoir que sous la forme d'unercompense infiniment lointaine. On voitaussi par l combien la moralit et lebonheur qui peut s'en suivre sont chosespeu naturelles : ce sont, pourrait-on dire^de sublimes pis-aller l'usage du grandnombre, des issues pniblement prati-ques pour donner essor des mes dli-cates, mais fragiles, trop faibles pours'lever d'elles-mmes la sagesse.Quoi qu'il en soit, plaons-nous un ins-

    tant au point de vue de ces mes et vo-yons comment l'ide d'un devoir libre-ment accept peut les mener un tat desagesse relative et de bonheur.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 7I

    Jetes dans la vie dont les douleurs lesfrappent d'autant plus qu'elles manquentde la force ncessaire pour 'les surmon-ter, comment vont-elles s'arracher cettevie qu'elles mprisent, comment vont-elles se librer ? Par un acte de loi.

    L'idal ne brille gure nos yeux ? EllesV croiront. Le devoir n'a aucune raisond'tre ? Elles le creront. La loi ne s'im-

    pose aucunement nous ? Elles s'y sou-mettront. Et c'est de cet acte de foi et de

    l'acceptation volontaire des devoirs qu'ilentrane que dcoulera tout leur mrite.Acceptant la loi, elles accepteront la

    souffrance, le sacrifice et la lutte pour lebien. Il n'y a pas, en effet, de vertu sansune coercition impose par la loi moraleaux instincts. Il faut donc que la volonts'acharne dtruire les penchants ou dumoins, leur faire contre-poids. Cet tatde guerre o, selon l'expression d'unjeune philosophe trop tt disparu i) :

    () Vallier. L'Intention morale.

  • 72 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    le Devoir trane, briss et chancelants,ses propres serviteurs, voil, spciale-ment sous sa forme de vertu souffrante,voil l'idal.

    Il est vrai que cet tat douloureux,presque toujours dfinitif en pratique, estthoriquement transitoire. Il doit nousamener combien rarement s'en charge-t-il, l'exprience le prouve un tatsuprieur qui lui, correspondrait uneforme libre et joyeuse de la vie humaine.

    C'est alors l'tat de la vertu triom-phante dont parle Pascal, tat de bon-heur et de paix achet au prix d'une p-riode infiniment longue de sacrifices.Ainsi, l'unit de l'me, la systmatisa-tion de nos dispositions intimes sous la

    loi efficace du bien, voil le point culmi-nant de la vertu, terme idal auquel il estentendu que nul ne saurait prtendreavant d'avoir travers une tape de com-bats plus ou moins longue et doulou-reuse.

    Qu'on ne se hte pas cependant de trai-

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 73

    ter d'goste une telle recherche du bon-heur, car ce bonheur, en somme, n'est

    rien moins que certain. Qui nous ditqu'aprs avoir souffert et pein la lutte,la rcompense tant dsire ne nous chap-pera point ? Sommes-nous jamais srs del'avoir entirement mrite ? Nous sa-vons bien que nous avons souffert, maissavons-nous si nous avons bien souffert,

    et assez ? Tmrairement, nous nous' en-gageons dans l'pre chemin du devoir.Sans doute, il aboutit, dit-on, au bonheur,

    mais qui sait si, avant d'y atteindre, nousne tomberons pas, meurtris, sur la route ?La tmrit ici confine l'hrosme, et

    cet hrosme est d'autant plus beau qu'ilest volontaire. N'est-ce pas nous qui

    avons affirm la ralit de ce devoir qui

    nous fait gmir ? Nous souffrons, parceque nous voulons bien souffrir : de lnotre dsintressement et notre mrite.

    Ainsi envisage, la recherche de cebonheur moral, achet au prix de lasouffrance, et d'ailleurs si rarement at-

  • 74 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    teint, prsente quelque chose d'hroque,et peut-tre pourrait-il sembler suprieur ce bonheur naturel que nous avonsanah^s d'abord, s'il n'tait, l'examinerd'un peu prs, artificiel au moins autantque sublime.

    Sur quoi repose-t-il, en effet ? sur une

    affirmation gratuite ; et cette affirmation,

    sur quoi est-elle fonde son tour, sinon,comme on l'a vu, sur la faiblesse de na-tures incompltes et leur incapacit s'lever d'elles-mmes un bonheur na-turel et complet ?

    Tel est, avec sa grandeur et sa fragilit,ce paradoxal difice du bonheur construitpar la morale chrtienne. Il ne reposeque sur un mirage, mais c'est celui de lasensibilit elle-mme, projetant son rveprofond sur les choses...Pour achever de comparer ce bonheur

    celui qui dcoule de la morale antique,un dernier point resterait envisager :c'est ce qu'on pourrait appeler le pouvoirrayonnant de chacun deux et le souci du

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 75

    bien gnral dont ils sont capables d'en-flammer, tour tour, les individus.

    Il semble bien que, de part et d'autre,ce souci soit le mme.L'homme qui est arriv au bonheur par

    un total panouissement de son tre souf-fre de voir auprs de lui d'autres tresmisrables et incomplets. Aussi se pen-chera-t-il vers eux pour aider leur rel-

    vement et faire revivre au profit de l'har-

    monie gnrale leurs facults mortes ouatrophies. C'est une tche ingrate et

    souvent inutile ; mais il la tente. Jouis-sant d'une flicit intime qui le fait bonet souriant, il rayonne naturellement,

    rpandant autour de lui la joie et la lu-mire.Quant l'homme qui n'est arriv au

    bonheur qu'aprs avoir combattu le durcombat, lui aussi, une fois qu'il y a got trop souvent mme avant 1 se hted'y convier tous ses semblables. Maisentre leurs deux charits il y a cette dif-frence que l'un la fait par devoir, l'autre

  • 7b LA SENSIBILIT CONTHMPORAINE

    au contraire, y tant pouss naturelle-ment, et comme par une sorte de dbor-dement de joie intrieure.

    Ici donc encore, c'est du ct de l'ef-fort que nous apparatraient la supriorit

    et le mrite, si une observation plus ap-

    profondie ne venait rformer notre juge-ment et nous signaler notre erreur. Touthomme, en effet, qui a un idal, se croittenu de l'imposer l'univers et, la diver-sit des natures lui chappant, prtendles soumettre toutes une mme loi. Del un proslytisme froce qui fait des per-sonnes les mieux intentionnes d'infati-gables racoleurs d'mes, vrais sergentsrecruteurs, la solde de l'Eternel Etnon seulement un tel zle est indiscret etimportun, mais trs souvent, il n'a aucuneraison d'tre. Car pourquoi imposer desnotions rigoureuses de devoir et de sacri-fice ces mes naturellement heureuses,qui n'en ont pas besoin ? Pourquoi fairegravir le dur chemin ceux qui, par unepente insensible, ont su s'lever aussi

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 77

    haut ? Mais c'est prcisment ce quel'homme du devoir comprend avec peine.Ayant lui-mme souffert et lutt, il envieet condamne la fois le bonheur del'homme qui n'a ni lutt ni souffert. Ce-lui-ci, au contraire, accepte l'homme dudevoir tel qu'il est, bien plus, le comprendet, jusqu' un certain point, l'admire. Del sa supriorit faite de sympathie, d'in-dulgence et de comprhension (i).

    (i) Saint-Evremond a crit, l-dessus, de jolieschoses :

    L'tat de vertu n'est pas un tat sans peine. On ysouffre une contestation ternelle de Vinclination et dudevoir. Tantt on reoit ce qui choque, tantt on s'op-pose ce qui plat : sentant presque toujours de lagne faire ce que l'on fait, et de la contrainte s'abstenir de ce que l'on ne fait pas. Celui de la sa-gesse est doux et tranquille. La sagesse rgne en paixsur nos mouvements, et n'a qu' bien gouvertier dessujets, au lieu que la vertu avait combattre des enne-mis.

    A M. le Marchal de Crqui, qui m'avait demanden quelle situation tait mon esprit.

  • 78 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    Ce n'est pas aprs avoir essay de ren-dre, avec toute l'impartialit dont noussommes capable, la valeur de ces deuxsagesses et les mrites respectifs de cha-cune qu'on peut s'attendre nous voirprendre parti la faon violente de Nietzs-che et pouser les antipathies de cettenature excessive.

    Tout ce qu'on peut dire, et ce qu'il fautmme proclamer trs haut, c'est que, sil'on fait abstraction des injures superfluesdont il accable le christianisme, Nietzscheen a merveilleusement saisi la physiono-mie propre et le caractre. Sentimental,amollissant, morbide, tel il lui apparatdans son essence, et ces conclusions sinettes sont trop voisines des ntres pourque nous hsitions y adhrer.

    Et d'abord, il est certain que le sens du

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 79

    relatif et de l'phmre, autant dire lesens de la vie, chappe au christianisme.Celle-ci ne vaut-elle pas, en effet, par l'i-

    de de la mort qui, en la dominant, lalimite, et la revt de cette grce infinie

    des choses destines prir ? Avec quelleardeur n'extrait-on point de la vie toutesles joies qu'elle contient en puissance(joies du savoir, joies de l'art, de l'amitiou de l'amour) quand on sait que ces joiesn'ont qu'un temps et que leur intensitmme est en raison du caractre ph-mre, vraiment unique, de chacune d'el-les ! Mais c'est prcisment ce caractrefugitif et chatoyant, cette mobilit char-mante et pour tout dire, ce caractre in-

    dit de l'existence que le christianismemconnat dans la mesure o il dsesprede la vie, la dsenchante et la condamne n'tre qu'une phase de douleurs nces-saires, une sorte de mort lente et commel'humble prlude de cette vie, seule dfi-nitive et seule vraie o, joies et souffran-

  • 8o LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    ces, tout sera alors ternel, absolu, irr-

    vocable (i).Mais il y a plus, le christianisme, en un

    sens, a invent l'me humaine ou dumoins cette conception de l'me consi-dre non plus comme un simple principede mouvement, mais comme un dptsacr dont nous sommes responsables

    et, ce faisant, il a apport aux hommes lanotion la plus grosse de troubles qu'il soitpossible d'imaginer. Quoi de plus trou-blant, en effet, que cette notion, brusque-ment introduite au cur de l'humanit,d'une me dont chaque individu est com-me le sanctuaire, sorte de parcelle de ladivinit, d'un prix si inestimable que

    Dieu n'a pas hsit la racheter de sonsang et qu'ainsi rachete, elle a l'insigne

    (i) Est-il besoin de faire observer que la doctrinede l'Eternel Retour, chre Nietzsche, est aussi anti-chrtienne que possible puisque, bien loin de mcon-natre le caractre phmre de l'existence, elle rigecet phmre lui-mme en absolu ?

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 8l

    privilge d'mouvoir Dieu lui-mnie. deTattrister de chacune de ses fautes, de lerjouir de ses mrites, enfin, de contri-buer la vie divine par la plus insigni-fiante de ses actions ? Comment les hom-mes, brusquement placs sous une dpen-dance aussi glorieuse, n'eussent-ils pointsenti natre en eux, du mme coup, unsentiment dmesur de leur valeur ?Comment d'autre part, un Dieu aussi ten-drement pench sur chaque me. sensible chacune de ses penses, ses intentionsles plus secrtes, ne ft-il pas devenul'objet du culte le plus dlirant et le plustendre ? Or. c'est le propre de toute ten-

    dresse d'tre minemment subjective, dese ramener, en fm de compte, un acted'attendrissement sur soi propos d'unautre. (Si le peuple tait philosophe, il ya beau temps qu'il aurait fait aimerverbe neutre). On le voit bien tous lesjours dans cet trange besoin qu'prou-vent les amoureux d'avoir, certaines

    heures, quelques fautes se reprocher,

  • 82 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    pour s'attendrir un moment sur leur caset savourer ensuite les joies d'un pardonplus ou moins thtral et d'une rconci-liation mouvante. De mme, pourrait-ondire ici, il n'est pas de chrtien qui n'-prouve le secret besoin d'accentuer sespropres torts et d'exagrer sa faiblesse,pour se jeter dans le sein de l'amant di-vin avec un plus dlicieux abandon, go-tant dans ce don total une volupt sin-gulire et mettant dans l'appui de ceDieu-soutien toute sa confiance et sajoie (i).L'homme religieux, tel que le veut

    l'Eglise, est un dcadent-Zj'^^ ; l'poqueoit une crise religieuse s'empare d'unpeuple est chaque fois marque par unepidmie de maladie nerveuse ; le mon-de intrieur d'un homme religieux res-semble, s'y mprendre, au monde in-

    (i) Un humoriste prtend mme que beaucoup ai-meraient d'tre traits par Dieu comme Jean-Jacquesaimait de l'tre par Mademoiselle Lambercier.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE S}

    trieur d'un homme surmen et puis ;les tats suprieurs que le christianismea mis au-dessus de l'humanit^ commevaleur de toutes les valeurs^ sont desformes pileptodes. L'Eglise n'a cano-nis que les dments ou les grands im-posteurs in majorem dei honorem... Jeme suis une fois permis de regardertout le training de la batitude et du sa-lut chrtiens (qu'aujourd'hui on tudiele mieux en Angleterre) comme unefolie circulaire mthodiquement repro-duite sur un terrain foncirement mor-bide^ prpar d'avance. Personne n'a lelibre choix de devenir chrtien : onn'est pas converti au christianisme, ilfaut tre asse^ malade pour cela... Nousautres, qui avons le courage de la santet aussi du mpris, combien nous avonsle droit de mpriser une religion quienseigne se mprendre sur le corps,qui ne veut pas se dbarrasser de lasuperstition de l'me, quifait un mritede la nourriture insuffisante, qui com-

  • 84 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    hat dans la sant une sorte d'ennemi,de dmon, de tentation, qui s'tait per-suade que l'on peut porter une meparfaite dans un corps cadavreux etqui a encore besoin de se crer unenouvelle ide de la perfection, un treple, fanatique, idiotement maladif, lasaintet, qui n est elle-mme que le symp-tme d'un corps appauvri, nerv, cor-rompu... Le mouvement chrtien, entant que mouvement europen, est crds l'abord par l'accumulation des l-ments de rebut et de dchet de toutesespces (ce sont eux qui cherchent lapuissance dans le christianisme). Iln'exprimepoint la dgnrescence d'unerace, mais il est un conglomrat et uneagrgation des forces de dcadencevenant de partout, accumules et secherchant rciproquement (i).

    Tel est bien le christianisme pourNietzsche et tel, mais sarcasmes en moins,

    (i) Le Crpuscule des Idoles, p. 320.

    i

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 83

    nous le jugeons aussi. Cette sagesse, d'uncharme malgr tout si troublant, sorte dephiltre l'usage de ceux qui souffrent, il

    serait tout aussi puril, croyons-nous,

    d'en nier l'intrt que d'en mconnatrel'efficacit apaiser un grand nombred'mes et les gurir. Ces mss sont, ilest vrai, au double sens du mot, les pluscommunes. Mais qui ne voit que cetteapplication au commun est la conditionmme des religions et ce qui, en face dessystmes philosophiques, leur constitueune raison d'tre et une enseigne ? Il estvrai galement que, pour gurir les mes,le christianisme a commenc par les d-clarer malades et qu' force de parler auxhommes de leurs misres, il n'a pas man-qu de les affaiblir, leur inoculant enquelque sorte, par suggestion, ces mmesmaladies qu'il s'offrait gurir. Mais,comme le dit Renan, les mots de sainet de malade sont tout relatifs et quin'aimerait mieux tre malade comme

  • 8t) LA SENSIBILIT CONTEMPORAIXE

    Pascal que bien portant comme le vul-gaire ? >/

    De plus, n'oublions pas que toute clo-sion suppose ncessairement un milieufavorable et qu' ce titre, le christia-

    nisme n'a pu russir son heure que dansla mesure o il rpondait des besoinsvraiment profonds (il. Ds lors, n'est-ilpas singulirement enfantin de le regar-der comme une sorte de mal venantfondre du dehors sur l'humanit, alorsqu'il en fut, au contraire, le fruit mi-nemment naturel et comme l'closioninvitable ?

    Enfin, on ne se dit pas assez que tout

    systme de sagesse est un tout organiquedont les diffrents lments se compltent

    (i) Nietzsche s'en rend compte (Voir : Pjr del leBien et le Mal, p. io8 et suivantes). Il le pense, il

    rcrit, mais aussitt l'oublie. Renan a pourtant crit

    quelque part : Prenons-y garde ; les grands airs

    d'abstention et de sacrifice ne sont souvent qu'un

    raffinement d'instincts qui se contentent par leur

    contraire *.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 87

    et O vertus et dfauts, grandeurs et fai-blesses s'impliquent rigoureusement etrciproquement se supposent : toute foivraiment ardente tant, par exemple,insparable d'un certain fanatisme, toutrenoncement et toute chastet, d'une

    tendance l'asctisme, toute piti, d'unesorte de faiblesse d'me chronique, etc..Ds lors, l'attitude qui s'impose au phi-losophe n'est-elle pas, tout en dcompo-sant hardiment ces systmes de sagesse,d'en considrer l'ensemble avec sympa-thie ? Cette sympathie, toute religion,toute uvre d'art, toute morale la m-rite, l'exige mme, puisque toute uvrea t le fruit de l'amour d'un artiste pourelle. Le meilleur moyen d'entrer pleine-ment dans l'intelligence de cette uvre,c'est donc de se replacer par la sympathiedans l'tat d'me exact de celui qui enfut l'auteur. En critique comme en toutechose, la seule loi fconde est celle del'amour.

    Nietzsche ne l'a pas cru. Sa sensibilit

  • 88 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    malade faussa sur ce point son intelli-gence, qui tait saine. Cette sensibilit

    surexcite est si bien le moteur essentielde la pense de Nietzsche que, aprs avoirinspir et chauff toute sa critique, c'estelle encore que Ton retrouve la sourcede sa doctrine positive. Visiblement, eneffet, la morale du surhomme a t cons-truite en antithse avec la morale chr-tienne. C'est une leon d"orgueil et

    d'athltisme moral l'usage d'une lite,triomphalement oppose aux leons d'hu-milit et de piti que le christianismeprche tous.

    Nietzsche se sert du christianismecomme d'une sorte de tremplin destin donner sa pense l'lan ncessaire pourconstituer un systme rival qui n'est quela contre-partie hautaine du premier.C'est donc, ici encore, par une ractionde sa sensibilit que procde la pensede Nietzsche et que sa conviction s'la-bore. Nietzsche contre Nietzsche, tel

  • A PROPOS DE NIETZSCHE 8q

    pourrait tre le titre d'une tude qui reste l'aire.

    Son intelligence, d'un dli si remar-quable, le disposait merveilleusement sympathiser avec tout, autrement dit, tout comprendre, se complaire au spec-tacle charmant de la bigarrure des sys-tmes et extraire de chacun d'euxl'essence, en se gardant d'en proscrire

    aucun. Et de fait, il excelle, en opposant

    les ides entre elles, les mettre en relief

    de la faon la plus heureuse ; mais, au

    cours mme de ce travail et comme pourse prouver lui-mme la force de cesoppositions, on le voit prendre parti tout-

    -coup, s'irritant contre certaines tendan-

    ces (judo-christianisme, socialisme, w^ag-nrisme) comme pour mieux s'prendredes autres, et s'prenant, avec une affec-

    tation virile qui fait sourire, de tout ce

    qui lui parat reprsenter la sant, la vi-rilit et la puissance (i).

    (i) De ma volont d'tre en bonne sant, de mavolont de vivre, j'ai fait ma philosophie , Ecce liotiio.

  • go LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    Et rien n'est plus tonnant que cetteadoration de la force (i) chez un spcula-

    tif de cette trempe. Je lui compareraisvolontiers Stendhal, avec cette diffrence

    que, d'un temprament tout oppos ce-lui de Nietzsche, vigoureux, sanguin,pratiquant l'action en connaisseur con-vaincu de son excellence, son cas, moinsparadoxal, est aussi moins intressant.Tous deux, peut-on dire, s'prirent ga-lement de la force et furent des dvots del'ide de puissance ; mais ce fut besoind'action pure et simple chez Stendhal,chez Nietzsche, besoin de raction. En

    cela, il est lui-mme un cas, et des plussinguliers. Sorte d'intellectuel ivre, ge-

    noux devant les ''grandeurs de chair,immoraliste par excs de sincrit mo-rale, me trs tendre prise de duret.

    (i) De la force morale d'ailleurs autant que del'autre. L'essentiel et l'inapprciable dans toute

    morale, c'est qu'elle est une longue contrainte . Par

    JeLi le Bien et le Mal.

  • A PROPOS DE NIETZSCHE C)I

    bourgeois i'ou d'aristocratie, romantiqueamoureux du classique,' sceptique doubld'un croyant, tout est contraste en cethomme.Quant son style, si paradoxal, d'un

    romantisme effrn, plein de soubresautsinattendus et de contrastes, en mmetemps exalt et moqueur, dbraill etsomptueux, familier et superbe, il estcomme le reflet du penseur, l'cho vibrantde ses contradictions.Ce rveur arrogant fut un crivain de

    grande allure. Son uvre altire resteral'un des plus magnifiques recueils de blas-phmes de l'humanit. Fort et sincre,il le fut au plus haut point, et qu'est-ce

    que le gnie sinon une sincrit intense ?Mais qu'est-ce aussi que la force sinon,presque toujours, le privilge des incom-plets ? On est original, le plus souvent,par ce que l'on n'est pas. Avec toute sonoriginalit, cet idologue exaspr estloin de raliser pour nous le type idal

    du penseur. A la fois intellectuel et sen-

  • t)2 LA SENSIBILITH CONTEMPORAINE

    sitif l'excs, rarement plus de sensibi-lit dforma plus d'intelligence. Fanatiqued'indpendance, il fut l'esclave de sesantipathies

    ;grand ennemi des prjugs,

    il ne sut pas se librer de celui de har.Ce Pascal de la libre-pense en fut tropsouvent le Veuillot.

    Saluons en lui, non pas peut-tre unphilosophe (il ne mrite qu'imparfaite-ment ce titre), mais un pote aux vuesprofondes, un humoriste pathtique, unobservateur aigu et peut-tre, de tous lesfrancs-tireurs de la philosophie, le plusbrillant et le plus brave.

  • UNE PHILOSOPHIEDE LA SENSIBILIT

  • UNE PHILOSOPHIE

    DE LA SENSIBILIT

    Ceux qui suivent avec quelque atten-tion le mouvement de la pense philo-sophique, en France du moins, sontfrapps d'une transformation radicale quidepuis peu s'y opre. Au lieu de s'isolersystmatiquement des manifestations dela nature et de l'action, comme y tendaitrcemment encore la philosophie clas-sique, cette nouvelle philosophie estaccueillante et comprhensive. Elle n'est

  • qb LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    plus une mditation solitaire. Elle suitle sicle dans ses proccupations, mmeprofanes ; elle s'applique aux phnomnesde la croyance, de l'art, de l'histoire : elles'humanise, elle se modernise. Chez sesreprsentants les plus rcents, on vajusqu' retrouver, transposs bien enten-du sous forme d'analyse et de description,tel frmissement de pense, tel thmeartistique et romantique qui ont fait lafortune de M. Barrs, par exemple, ou deM. Loti.M. Bazaillas est justement du nom-

    bre. Il n'est pas de ces philosophespour qui le monde intrieur seul existe.L'exprience sensible, source de toutepense fconde, alimente la sienne etl'enrichit souhait. Il accorde la vie ledroit d'tre intressante. Celle-ci le lui

    rend. Elle imprgne ses livres, leur pr-tant je ne sais quelle grce flexible qu'ongote mieux qu'on ne l'exprime, car ellechappe l'analyse.Au surplus, la mthode analytique.

  • UNE PHILOSOPHIE DE LA SENSIBILITE 97

    propre rendre compte des ouvrages ola logique rgne, conviendrait bien mal ceux-ci. Ennemi de l'entendement, dontil dnonce les mirages, M. Bazaillas sedfie de ses clarts menteuses. Sa pensemet comme une pudeur demeurer dansla pnombre. Gardons-nous donc de l'ex-poser une lumire trop vive. L'intelli-gence intime de son uvre est ce prix.

    Si originale que soit, jusqu' prsent,cette uvre, elle ne s'en rattache pas

    moins un effort collectif, multipli enplus d'un point de la pense contempo-raine. Le dogmatisme, qui prtendaitramener l'tre aux lois thoriques del'esprit, se trouve, l'heure actuelle, tout-

    -fait dpass. Nous ne craignons pas defaire, dans nos recherches, une part gran-dissante au spontan, au contingent, l'irrationnel, ni d'aborder l'tude des

    tats de rarfaction intellectuelle lesplus malaiss dcrire. M. Bergson re-garde la conscience comme une criseaccidentelle n'exprimant qu'une organisa-

  • 98 LA SENSIBILIT CONTEMPORAINE

    tion provisoire de certains tats dominspar l'attention la vie. Pour cette philo-

    sophie, le sentiment, Tinstinct, seraient

    donns antrieurement l'intelligence etse dvelopperaient d'aprs les lois d'unelogique indpendante.

    Le maniement des faits de consciences'entendra ds lors d'une faon nouvelle.On recourra l'intuition, car commentatteindre autrement ces tats si mobiles,variables l'infini et qui traduisent, par

    leurs mtamorphoses, l'inpuisable fcon-dit de la vie intrieure ? Si dialectique il

    y a, elle sera en profondeur. 11 ne s'agiraplus de manipuler des concepts, tchetoujours un peu grossire, ni de remon-ter, par une chane de raisons, desprincipes clairement conus, mais, sui-vant une marche inverse, d'atteindre cesdonnes personnelles, les plus obscuresparce que les plus intimes, o se rvle,dans la singularit de l'tre, tout cequ'enferme la personne humaine de p-rissable et.de char-ma-nt.- . . - .

  • UNE PHILOSOPHIE DE LA SENSIBILIT 99

    Le moi rflchi n'tant plus le centrede l'optique intrieure, l'inconscient ac-querra du mme coup une valeur que nelui souponnait pas la philosophie desides claires. Il reprendra sa place dansla vie globale de l'esprit et n'apparatra

    rien moins que le corrlatif de la pense,son trs subtil et trs profond inspira-teur.

    De la sorte, c'est tout un procs enrvision qu'on s'apprte instruire :celui de la sensibilit et de la vie affec-tive, trop souvent sacrifies aux fonctions

    logiques de l'esprit, nos facults raison-nantes, raisonneuses et soi-disant sup-rieures.

    Le propre des procs de ce genre estde n'aller jamais sans conteste. Le dernierlivre de M. Bazaillas a d tonner de bonsesprits. De fait, si l'on reconnat auxpotes le droit de glorifier la passion, onattribue communment aux philosophesune fonction un peu diffrente. Inter-prtes attitrs .et dfenseurs, de la. raison,

  • 100 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    ce rle officiel leur confre comme unemajest. L'loge de la sensibilit semblepasser leur comptence. C'est du moinsl'opinion qui domine. Des livres commeceux de M. Bazaillas aideront beaucoup la dtruire.

    Le dernier traite de l'inconscient, maissans en aborder immdiatementl'tudeii).C'est que celle-ci veut toute une pr-paration subtile de l'esprit. La musique.art de l'inconscient, sera charge de cetoffice. M. Bazaillas commence donc parnous parler d'elle, et il y a bien de l'ing-nieux dans l'ide mme de ce dtour.Psychologue avant tout, il voit dans la

    musique le moyen de nous restituer letravail secret de la sensibilit humaine etde nous ramener insensiblement au seind'un monde intrieur dont elle nous rv-lera les dtours et les inflexions les plusfines.

    (i) Musique et Inconscience^ Introduction la phi-losophie de l'inconscient, par Albert Bazaillas. Alcan.

  • UNE PHILOSOPHIE DE LA SENSIBILITE lOI

    Aussi bien, cet art exerce-t-il sur nousune action merveilleuse. Etranges sont

    ses procds, et comparables ceux del'hypnose. M. Bergson avait dj signalson objet comme tant d'endormir lespuissances actives et rsistantes de lapersonnalit et de nous amener ainsi un tat de docilit parfaite o nous rali-sons l'ide qu'on nous suggre et sympa-thisons sans effort avec le sentiment es-quiss.

    Cette vue, jete en passant, est touteune thorie. Elle mriterait d'ailleurs malce titre si, rendant compte ingnieuse-ment de beaucoup de points du problme,elle n'en laissait dans l'ombre d'autres,fort importants. Ce qu'elle nglige, jel'appellerais, d'un mot, l'enthousiasmemusical, tat de Ivrisme ardent, inspa-rable d'une telle exprience et qui pour-rait bien, ce titre, servir la caract-

    riser.

    Il n'en reste pas moins que la musique,excitatrice de nos puissances rveuses, a

  • 102 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    pour premier effet d'oprer une suspen-sion brusque du moi rflchi. Et ce moi,ainsi dlaiss, l'est avec joie et sans idede retour. Il n'en va pas tout--fait demme dans l'exprience religieuse, quitend, presque toujours, se cristalliseren croyance. Aussi, mieux que celle-ci,la musique nous replonge-t-elle vraimentdans les profondeurs du sentir. Toutecharge d'motion, on peut dire qu'elleest la sensibilit mme se prenant vivrepleinement et jouir de la libert de sonrve, tout en devenant en quelque sorteextrieure et se renvoyant sa propreimage (i).

    (i) Oscar Wilde, dans une page peu cite, a ditsur la musique des choses profondes et charmantes : Aprs avoir jou du Chopin, il me semble que jeviens de pleurer sur des pchs que je n'ai jamaiscommis, et que des tragdies ne me concernant pointm'ont plong dans la dsolation. La musique me pro-duit toujours cet effet. Elle nous cre un pass quenous ne connaissions pas et nous donne le sentimentde chagrins qui ont t cachs nos larmes. J'imagineun homme ayant men toujours la vie la plus banale,

  • UNE PHILOSOPHIE DE LA SENSIBILITE IO3

    Bien peu de philosophes ont rflchiau miraculeux prestige de cet art. pour-tant le plus profond de tous, et quiaboutit, sa manire, l'intuition mou-N'ante de l'absolu. L'exprience la foissolennelle et joyeuse qu'il institue ennous n'est pas sans offrir quelque analo-gie avec rmotion mystique. C'est, depart et d'autre, un sentiment de radieuxcontentement, caractris par l'abolition

    des inhibitions infrieures et des dsirs

    vulgaires. Mme attitude initiale, aban-donne et souple, marque par le renon-cement la volont personnelle et auxexigences de l'entendement. Et il n'estpas jusqu' la dlicatesse d'une consciencereligieuse, aisment froisse par la lai-deur morale, qui n'ait son analogue dansce curieux sentiment de souffrance et

    et qui, entendant par hasard un intense morceau demusique, dcouvrirait que son me traversa de ter-ribles preuves, des joies effrayantes, des amourssauvages et de vastes sacrifices, son insu ,

  • 104 LA SENSIBILITE CONTEMPORAINE

    comme de honte lgre que nous faitprouver d'instinct l'audition d'une mu-sique un peu commune.

    D'ailleurs, l'motion musicale a, commel'motion religieuse, un caractre inef-fable. Il est singulirement malais detrouver des mots pour la dcrire. De lvient sans doute que les rfractaires , qui le paradis musical est ferm, onttant de peine se le figurer et ycro