Esprit 2 - 19321101 - Gaubert, Léo - Prélude au Calvaire

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PRÉLUDE AU CALVAIRE TROIS ACTES par Léo GAUBERT « Une seule parole peut être entendue désor- mais sur la terre, la parole du miracle. » Ernest HELLO. AD MATREM IGNOTAM DEODATI L'ACTION EN DES TEMPS BARBARES PERSONNAGES : CHRISTIANE ; AUGUSTIN ; Albert SCHOOL ,- La mère GARDETTE ; MARC ; BISOULETTE ; CAMUSET ; Évan LéENNE ; DOMINGO ; Une femme ; DIAZ ; ROSITA ; CARMEN ; CON- CEPTION ; Le Docteur ANCOME ; Le PÈLERIN ; L'HOMME ; MARC (enfant) ; Deux enfants ; Deux femmes ; Une pia- niste ; Une chanteuse ; Un crieur de journaux ; Un gar- çon de café ; Deux danseurs acrobates ; Danseurs et dan- seuses ; La Foule. PRéFACE PRÉLUDE AU CALVAIRE est un mystère chrétien non pas tant au sens historique et dramatique, qu'au sens habituel du mot. C'est dire que le sujet réel qu'il traite dépasse de beaucoup le sujet exposé sur la scène. Toute- fois l'auteur se défend d'avoir fait du symbole ou, s'il en a fait, c'est en donnant au jeu de ses personnages la signi- fication la plus générale. Ceci expliquera peut-être que certains d'entre eux à de certains moments ne paraissent pas obéir à des motifs humains. En fait, tous dessinent leurs ESPRIT - Novembre 1932 - Page 1 sur 20

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PRÉLUDE AU CALVAIRE TROIS ACTES

par Léo GAUBERT

« Une seule parole peut être entendue désor­mais sur la terre, la parole du miracle. »

Ernest HELLO.

AD MATREM IGNOTAM DEODATI

L'ACTION EN DES TEMPS BARBARES

PERSONNAGES :

CHRISTIANE ; AUGUSTIN ; Albert SCHOOL ,- La mère GARDETTE ; MARC ; BISOULETTE ; CAMUSET ; Évan LéENNE ; DOMINGO ; Une femme ; DIAZ ; ROSITA ; CARMEN ; CON­CEPTION ; Le Docteur ANCOME ; Le PÈLERIN ; L'HOMME ; MARC (enfant) ; Deux enfants ; Deux femmes ; Une pia­niste ; Une chanteuse ; Un crieur de journaux ; Un gar­çon de café ; Deux danseurs acrobates ; Danseurs et dan­seuses ; La Foule.

PRéFACE

PRÉLUDE AU CALVAIRE est un mystère chrétien non pas tant au sens historique et dramatique, qu'au sens habituel du mot. C'est dire que le sujet réel qu'il traite dépasse de beaucoup le sujet exposé sur la scène. Toute­fois l'auteur se défend d'avoir fait du symbole ou, s'il en a fait, c'est en donnant au jeu de ses personnages la signi­fication la plus générale. Ceci expliquera peut-être que certains d'entre eux à de certains moments ne paraissent pas obéir à des motifs humains. En fait, tous dessinent leurs

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gestes dans la lumière du miracle, laquelle est comme un faisceau ou mieux comme un cône lumineux qui, à l'inverse des lois ordinaires, présente une section d autant plus claire qu'elle est plus étendue et par conséquent plus éloignée de sa source. Il est donc logique de dire que la compréhension de ce drame variera suivant le spectateur et que, si l'auteur n'a pas su tracer avec assez de soin la trajectoire du faisceau, ses héros sembleront des ombres à peine indiquées se mou­vant confusément sur un fond d'ombre.

Il n'y a pas de morale dans « Prélude au Calvaire », le lieu où on s'est efforcé de se placer ne comportant que des réa­lités en lutte les unes avec les autres, chacune ayant ses lois et ses morales propres. On n'y peut constater que des défai­tes ou des victoires, mais on en pourra dégager peut-être une conviction — à savoir que la certitude la moins rela­tive que l'expérience nous apporte peut se formuler ainsi : Dans l'hypothèse du « Non-Miracle », la situation de l'homme est telle qu'il ne suffit pas de reconnaître qu'elle est lamen­table ni tragique ; il faut se rendre à l'évidence et admettre qu'elle est désespérée.

Ou la Splendeur retrouvera et reconnaîtra l'Abandonné — et toute douleur, même celle du Fils de Dieu, devra se consumer dans cette fournaise de joie — ou la Splendeur n'a rien à voir avec la chose humaine et le mot » abandon » qui comporte encore un peu d'espoir et comme une chance de retrouvailles doit être à jamais rayé du langage, étant trop grand pour l'homme. ' PRÉLUDE AU CALVAIRE n'est qu'un prélude ; il comporte le Calvaire, il est incompréhensible sans le Calvaire, mais, étant féminin, il ne peut que chanter comme harpes et cors la divine beauté du Dieu immolé qui s'appro­che.

Dans l'esprit de l'auteur il n'est d'ailleurs que la première partie d'une trilogie où on essaiera d'évoquer ce que sera peut-être l'activité d'amour au déclin des époques barbares, dans l'attente de l'Esprit ineffable.

L. G.

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PREMIER ACTE

Où l'étoile brille dans la nuit obscure

OUVERTURE : ORGUES, VIOLONS ET CORS

Une chambre mansardée. A gauche une fenêtre ouvrant sur des toits laisse voir un ciel d'hiver criblé d'étoiles. On entr'aperçoit, on devine plutôt, face au spectateur, lentrée d'un réduit qu'indique une faible lueur. Tout le côté droit de la scène est insuffisamment éclairé par une lampe posée sur la cheminée et par les restes d'un feu de charbon. A droite, en pan coupé, une porte entrouverte bat, jouet du vent, sur la pénombre d'un long corridor. Ameuble­ment banal : une table, une armoire, des chaises sans couleur, sans personnalité, mangées d'une ombre triste. Tout est inquiétant, instable, hostile, de ce que ne revêt pas le grand rectangle blanc chu de la lune par la fenêtre et qui ressemble à une nappe qui séche­rait sur un pré, la nuit.

Au lever du rideau on découvre CHRISTIANE, seule, pros­trée au coin de l'âtre. Le courant d'air ouvre et ferme la porte. Un silence.

SCèNE I. - CHRISTIANE (seule).

(Llle parlera sans bouger, dans une immobilité de cire).

CHRISTIANE. — (avec cette voix qu'on aurait si on était appelé à parler haut dans une église). — La porte... Augustin... ferme la porte... cette porte... il fait froid. Elle bat continuellement à grands coups... (D'une voix plaintive) : Laisse le, va, le petit, maintenant... il n'a besoin de rien... Qu'est ce que tu fais, tout seul avec lui ">... Qu est ce que tu as à lui dire que je ne peux entendre ?... Viens me trouver, moi. (Elle pleure).

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SCèNE II. - CHRISTIANE, AUGUSTIN.

(AUGUSTIN sort du réduit au fond. — // est jeune encore, mais son visage est marqué par la douleur et la misère, bien que ses yeux soient demeurés ceux d'un enfant.)

AUGUSTIN (Il sourit). — Je lui parlais doucement comme autrefois, le soir... Des bêtises... tu te souviens ?... En frottant ma joue contre la sienne... L'histoire du loup. II écoutait d'abord, les yeux grands ouverts... il ne voulait pas dormir... mais il s'endormait tout de suite... Tu sais, Christiane, on ne dirait pas qu'il est mort.

CHRISTIANE. — Je ne veux pas le voir. Pourquoi me ais-tu tout cela ?

(Un silence).

AUGUSTIN. — Sais-tu si la mère Gardette est revenue ?

CHRISTIANE. — Elle n'est pas revenue.

AUGUSTIN. — Il m'avait semblé entendre ouvrir la porte.

CHRISTIANE. — Elle s'ouvre et se ferme tout le temps, cette porte maudite. On dirait que nous ne sommes pas chez nous, que des gens entrent et sortent... Je les sens derrière mon dos, ils sont toute une foule... Il faudra changer la serrure... j'ai peur.

AUGUSTIN (après avoir essayé vainement de fermer la porte). — C'est l'humidité qui a gonflé le bois. Alors, lu es sûre que la mère Gardette...

CHRISTIANE. — A moins qu'elle ne soit entrée et puis ressortie sur la pointe des pieds. Elle marche douce­ment... et il fait noir... I. a mort... on ne I a pas entendue non plus, tu sais bien...

AUGUSTIN, (timidement). — Il faudrait habiller l'en­fant.

(A ce rappel des nécessités immédiates CHRISTIANE se lève et s'abat en pleurant sur la poitrine d'AUGUSTIN).

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CHRIST1ANE. — Non, non, pas encore... nous avons le temps, mon chéri... Non, non,... sa petite tête qui cha­virerait de tous les côtés... non, mon amour... demain... (SUT un geste d'AUGUSTIN) Il a bien assez souffert avant de mourir ; il a bien le droit de se reposer, tout de même... Oh ! toute la nuit dernière... et puis toute la journée... Sa pauvre tête où il y avait de l'eau... Il y avait de l'eau, hein ? Pourquoi ?... (se tordant les mains). Enfin, pourquoi ? pourquoi ?

AUGUSTIN — Tais-toi, je t'en prie ; on nous entend dans la maison...

CHRISTIANE. — Je te dis que je ne veux pas... Viens là, assieds-toi, berce moi... comme au temps où j'étais ta Promise et où tu m'étendais si doucement sur les mousses... Nous l'habillerons tous les deux... demain... veux-tu ?.. — Marc ! mon petit Marc ! mon tout petit Marc ! (Sa voix s'éteint. Elle s'est laissée glisser à terre et appuie son front, les deux bras tendus, sur les genoux de l'homme. A ce moment la porte s'ouvre sans bruit. SCHOOL est debout dans l'embra­sure. — Costume de soirée ; pelisse ouverte ; visage glabre, sans âge.)

SCèNE III. — Les mêmes, SCHOOL

SCHOOL (d'une voix sourde). — Eh ! bien ?

AUGUSTIN (il se lève. CHRISTIANE reste à genoux). — Eh bien, voilà... c'est fait.

SCHOOL. — Il est...

AUGUSTIN. — Oui. Il est...

CHRISTIANE. (toujours à genoux). — Nous n'avons plus d'enfant.

SCHOOL. — Il y a longtemps ?

AUGUSTIN. — Une demie-heure.On ne s'en est pas aperçu. C'est Christiane. Elle m'a dit...

SCHOOL. — Pas la peine de me raconter ça.

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AUGUSTIN. — Si, si... Elle m'a dit tout-à-coup: Regarde ...

SCHOOL. — Oui. Enfin, c'est fini. (Il prend une chaise, s'assied, étend ses longues mains fines couvertes de bagues vers le feu. CHRISTIANE se lève). J'ai eu l'idée de passer chez vous... Tout d'un coup... Vous savez, les pressentiments... J'arrive de... oui... vous voyez... (il désigne sa tenue). Quel sacré froid ! Le médecin, qu'a-t-il dit ?

AUGUSTIN. — Méningite.

SCHOOL. — Ah ! parbleu... Quand l'avez vous vu ?

AUGUSTIN. — Ce matin. Et puis, tout-à-1'heure, comme ça allait plus mal, la mère Gardette est partie le chercher encore. Au fait, elle ne revientpas, la mère Gardette.

CHRISTIANE. — Non.

AUGUSTIN. — Quand elle reviendra, tu lui remettras les vingt francs. Elle payera le médecin devant la loge. Pas la peine de lui laisser grimper les sept étages.

CHRISTIANE. - Oui.

SCHOOL. — Vous pouvez vous attendre à des frais qui n'étaient certainement pas prévus dans votre budget. C'est onéreux de mourir, pour ceux qui restent. Si vous le permettez... (il prend son portefeuille et compte des billets.)

CHRISTIANE. — Merci, School. Vraiment nous y suffirons. Nous ne sommes pas si pauvres.

AUGUSTIN. — Tout au moins ne l'accepterions-nous qu'à titre de prêt... A titre de prêt, Christiane...

SCHOOL. — C'est cela. Vous me rendrez cette somme quand la chance aura tourné.

AUGUSTIN. — Nous traversons un fichu moment.

SCHOOL. — La mauvaise passe...

AUGUSTIN. - Qui dure...

CHRISTIANE. — Non, School, gardez cet argent pour d'autres. Il n'est jamais bon d'emprunter.

SCHOOL. — Je pensais pouvoir sans vous fâcher... Je 4 ESPRIT

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suis un vieil ami et un compatriote ; je vous connais depuis toujours... N'en parlons p'us. (il remet le portefeuille dans sa poche). (A CHRISTIANE): Vous êtes dure, Christiane. Un jour, peut-être...

CHRISTIANE. — Je sais que vous serez là.

SCHOOL. — Mon Dieu, je ne suis pas un mauvais homme. Je serai là, oui, j'espère.

CHRISTIANE. —Ah ! vous l'espérez.

SCHOOL. — J'attends mon heure.

CHRISTIANE. — Vous êtes sûr de vous.

SCHOOL. — Je suis sûr de moi comme de vous-même.

CHRISTIANE. — Vous vous trompez.

SCHOOL. — Non. (A voix basse, désignant AUGUS­TIN) Déjà, vous ne croyez plus en lui.

CHRISTIANE. — (Après un court silence). — Il était trop grand pour réussir.

SCHOOL. — Vous voyez bien !

CHRISTIANE. — Ceux qui réussissent n'ont pas de destinée.

SCHOOL (ironique). — Il a une destinée, lui ?

CHRISTIANE. - Oui.

SCHOOL. — Laquelle ?

CHRISTIANE. — Moi. AUGUSTIN (Il est allé chercher un costume de velours

dans Varmoire. A CHRISTIANE) : Voilà. Et puis son col blanc, veux-tu ? Il ne faudra pas oublier sa montre, non plus. (A SCHOOL) Une petite montre de quatre sous qu'on lui avait achetée l'année dernière, à la foire du Trône... (désignant CHRISTIANE) Il faut la gronder, School, elle n'a plus de courage du tout... du tout... peut-être même...

SCHOOL. — Quoi ?

AUGUSTIN (souriant). — Peut-être même qu'elle ne croit plus très bien en moi. Qu'est ce qu'elle vous disait ?

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CHRISTIANE. — Ceux qui réussissent n'ont pas de destinée.

AUGUSTIN. — C'est vrai. Les grands poètes... Pour les autres, les médiocres, c'est tout de suite fini. Mais les grands artistes, les grands poètes... ils vont, ils vont... si vite et si loin qu'on finit par ne plus les apercevoir... et qu'on les oublie. (Il fait tourner dans sa main la petite montre au bout de sa chaîne).

SCHOOL. — Tu ne manquais pas de talent. Peut-être, si tu avais voulu m'écouter...

AUGUSTIN. — Tu aurais fai* de moi un écrivain riche ? Est-ce cela que tu veux dire ?

SCHOOL. —

AUGUSTIN. — Alors tu lui a répondu ça, Christiane ? Voilà qui est envoyé. Merci. (Il l'embrasse)

SCHOOL. — Elle a d'ailleurs ajouté que ta destinée c'était elle.

AUGUSTIN (à CHRISTIANE, un peu déçu). — Tu as dit cela aussi ?... (On frappe timidement à la porte, bien que celle-ci soit restée ouverte).

SCèNE IV — Les mêmes — la Mère GARDETTE.

La Mère GARDETTE. — Chien de froid ! J'ai vu le médecin. Il a dit qu'il arrivait tout de suite.

CHRISTIANE. — Voilà ses vingt francs, mère Gardctte. Attendez-le devant la loge. Ce n'est pas la peine qu'il monte.

La Mère GARDETTE. — Pourquoi ?

AUGUSTIN. — Parce que l'enfant est mort.

La Mère GARDETTE. — Si c'est pas malheureux ! Alors... (elle prend les vingt francs, puis se ravisant) : — C'est que ce n'est pas le même.

AUGUSTIN. — Le même quoi ?

La Mère GARDETTE. — Le même médecin, m'sieur Augustin.

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AUGUSTIN. - Ah !

La Mère GARDETTE. — C'est un type que j'connais pas. Peut-être qu'il prend plus cher.

AUGUSTIN. — Un grand médecin ?

La Mère GARDETTE. — J'sais pas. Est-ce qu'ils se valent point tous ? Celui-là, je l'ai rencontré dans la rue par hasard. Votre docteur n'était pas chez lui. L'autre a vu tout de suite que j'étais en peine. Il rentrait d'une visite probablement. Ça m'a l'air d'un brave homme.

CHRISTIANE. — Vous pouvez aller vous coucher, madame Gardette.

La Mère GARDETTE. — Pas sans l'avoir vu dormir, ce chéti du Bon Dieu (elle fait un pas vers le réduit et joint les mains) : Oh. l'amour.... (à la mère qui l'a suivie) : C'est un ange, m'ame Christiane, c'est un ange, qu'est-ce que vous voulez.... C'est un ange à présent devant le Bon Dieu... (elle s'en va à reculons).

ScÈNE V — Les mêmes, moins la mère GARDETTE.

CHRISTIANE. — Oui, un ange devant le Bon Dieu. Je le crois. Mais, tout de même, hier, c'était un ange devant nous, (âprement) J'envie la part du Bon Dieu.

AUGUSTIN. — Il ne faut pas, Christiane ; le Bon Dieu le voyait par dessus nos deux têtes. Il l'a voulu pour Lui. Il l'aimait...

CHRISTIANE. — Trop. (Un silence).

SCHOOL. — Qu'allez-vous faire maintenant ?

CHRISTIANE. -

AUGUSTIN. — Quand le chemin est dur, School, c'est qu'on monte.

CHRISTIANE. — Je suis lasse.

SCHOOL. — Je pense que là-bas, au pays, il y a une belle et grande maison au large perron de pierre, aux fenê-

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très ouvertes sur la montagne, une maison entourée d'un verger que le printemps fleurit comme une chapelle et que vous y seriez bien, Christiane, pour vous y refaire une vie.

CHRISTIANE. — Pour oublier ?

SCHOOL. — Oui, pour oublier.

CHRISTIANE. — C'est la maison d'où on m'a chassée. Je n'y reviendrai jamais. Non, non, School, jamais. Et quant à oublier... Je courrai ma chance avec celui-ci (elle désigne AUGUSTIN) jusqu'au bout. Ils n'auront pas la peine de pardonner.

SCHOOL. — Diaz se fait vieux. Il s'ennuie avec tes tantes.

CHRISTIANE. — J'étais là comme une pestiférée depuis que maman et papa sont morts. Les serpents qui habitent les murs avaient pour moi plus de tendresse que mon grand-père... Et quant à mes tantes, le jour où je suis partie je les entendais rire et chuchotter derrière les persien-nes. Elles souhaitaient bon voyage à la fille perdue. Eh ! bien, oui, j'étais une fille perdue... Je crânais derrière l'école, une fleur aux lèvres, et je méprisais les œillades des garçons. Vous avez lieu de vous en souvenir, School.

SCHOOL. - Oui.

CHRISTIANE. — Une fille perdue, je vous dis.... Perdue pour eux, en tous cas.

SCHOOL. — Hélas ! perdue pour tous.

CHRISTIANE. — Non, pas pour lui. (Suspendue au cou d'AUGUSTIN) Dis, mon amour, elle était lourde, la pierre qu'ils m'ont jetée.

AUGUSTIN. — Encore un peu de courage, Christiane, un peu de foi. Ma vie n'est pas finie.

CHRISTIANE. — (à SCHOOL, fièrement et comme dans un défi) : — Il écrit son chef-d'œuvre.

SCHOOL. — Qu'est-ce que c'est ?

CHRISTIANE. — Un poème.

AUGUSTIN. — Vous savez le dur métier que je fais.

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Vous savez que je travaille à l'usine, en bas, comme ma­nœuvre ?

SCHOOL. — Je l'ai entendu dire.

AUGUSTIN. — Alors, le soir... j'avance lentement comme un homme qui défriche une immense forêt. Je suis seul dans une forêt d'idées, de grandes idées sombres que les hommes, je crois, ne connaissent pas encore... de grandes idées vierges toutes remplies de bonheurs comme les hauts arbres sont emplis d'oiseaux gazouillants. J'explore, je découvre, je me hâte parmi des choses inextricables. Il s'agit de faire un don aux hommes... de leur faire aimer la douleur. (Il s'arrête pour fixer une pensée).

SCHOOL. — Personne ne te lira.

AUGUSTIN. — Est-ce qu'on sait ? . . Puis qu'importe ? Mes vers d'adolescent ont bien su toucher le cœur de Christiane. Je me dis quelquefois qu'un être merveilleux penché au-dessus de mon épaule pleure d'amour en lisant ce que ma main écrit. Ce qui importe, ce n'est pas de pour­suivre la gloire ou d'estimer ce que peut rapporter un livre, c'est de créer pour l'amour... pour rien. — Tu vois, Chris­tiane, tu vois, petite fille en blanc des grands jours de soleil, petite fille en blanc de nos premiers baisers, tu vois où t'a conduite la folle aventure. Plus haut que l'amour.

CHRISTIANE. — Non, pas plus haut. C'est moi qui pleure d'amour au-dessus de ton épaule.

AUGUSTIN (encore une fois déçu). — Peut-être en effet n'y a-t-il que toi.

SCHOOL (ironique). — Et que racontes-tu là dedans ?

AUGUSTIN. — Qu'un vrai visage d'homme sourit derrière le masque de nos misères. Un vrai visage, tu m'en­tends. Alors, moi, sur ce visage, School, je veux mettre un nom parce qu'il faut pouvoir nommer pour aimer.

SCHOOL. — Quel nom ? AUGUSTIN (comme illuminé). — Le Nom ineffable.

SCHOOL. — Tu rêves.

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AUGUSTIN. — Parce que, vois-tu, l'infinie douleur humaine est comme un prélude. Elle s'unifie lentement, elle se spiritualise, elle ressemble à un orchestre qui s'ac­corde crescendo jusqu'au suprême déchaînement, jusqu'au suprême déchirement des cuivres. Alors, elle se confond avec le Calvaire... Alors... après... après...

SCHOOL. — Et ton poème s'appellera ?

AUGUSTIN. - « PRÉLUDE AU CALVAIRE ». Je te le lirai, School.

SCHOOL. — II me semble que ce soir... (il désigne la chambre de Venfant mort).

AUGUSTIN. — J'en ai écrit une page avec mon sang.

SCHOOL (désignant Christiane) : — Avec le sien aussi. (A CHRISTIANE, de façon à ne pas être entendu d'AU­GUSTIN j . — Christiane, vous savez que je vous aime.

CHRISTIANE. — Oui, mais que m'importe ?

(AUGUSTIN passe dans la chambre de Venfant dont il referme la porte derrière lui).

SCèNE VI — CHRISTIANE — SCHOOL.

SCHOOL. — Vous l'avez entendu ?

CHRISTIANE. — Oui.

SCHOOL. — Vous voyez où vous allez, à quel gouffre de folie...

CHRISTIANE. — Tel il était quand je l'ai aimé, tel il est resté, School, un enfant douloureux...

SCHOOL. — On ne passe pas sa vie avec un enfant.

CHRISTIANE. — Pourquoi me dire cela ce soir ? Il habille l'autre enfant.

SCHOOL. — Vous auriez pu m'aimer. J'étais jeune alors, j'étais riche ; je ne vous aurais pas proposé, comme il l'a fait, la folle aventure.

CHRISTIANE. — Alors ce n'eût pas été l'Aventure.

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SCHOOL. — Tu me regardais avec plaisir quand tu passais devant ma porte.

CHRISTIANE. — Je ne vous regardais pas, je ne vous voyais seulement pas. J'attendais mon amoureux.

SCHOOL. — Ah ! Si tu savais comme je l'envie d'être aimé ainsi.

CHRISTIANE. — Vous avez raison.

SCHOOL. — C'est absurde.

CHRISTIANE. — Peut-être. Je l'ai aimé tout de suite. D'un premier regard il m'a prise. Le Destin.

SCHOOL. — A seize ans il n'y a pas de destin. Ah ! j'ai rudement souffert. Je t'ai toujours aimée... Hein ! Quand vous vous cachiez dans la salle de l'auberge, la salle pour les couples Hein ! les soirs d'assemblée, quand il escaladait le mur de ton verger... J'ai rudement souffert.

CHRISTIANE. — C'est fini.

SCHOOL. — Parbleu non, ce n'est pas fini ! A présent que l'enfant est mort, n'es-tu pas libre ?

CHRISTIANE. — Rien ne me séparera jamais de lui.

SCHOOL. — En es-tu sûre ?

CHRISTIANE. — La mort, peut-être... et encore... Quand je suis partie de la maison, mon sacrifice était fait. Je suis entrée dans l'église, j'ai demandé pardon à la Vierge... j'ai engagé ma vie éternelle.

SCHOOL. — Quelle femme es-tu ?

CHRISTIANE. — (indifférente) : Une femme.

SCHOOL. — Qu'as-tu à faire avec ses rêves ?

CHRISTIANE. — J'ai à faire avec lui.

SCHOOL. — Mais regarde donc autour de toi. Cette mansarde, c'est ton foyer ; cet enfant mort, c'est ton fruit d'amour.

CHRISTIANE. — Chut ! Il habille l'enfant.

SCHOOL. — Tu fais comme autrefois, suivant ton expression, tu crânes encore une fleur aux lèvres.

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CHRISTIANE. — Oui.

SCHOOL. — Veux-tu que je te dise ? Tu es désespérée.

CHRISTIANE. — Non... non, non...

SCHOOL. — Je suis riche à te combler de délices et tu es belle à faire mourir. Est-ce que tu ne vois pas que nous étions faits l'un pour l'autre ?... Tu n'es même pas vêtue, Christiane... Christiane, tu as froid... (Silence de CHRIS­TIANE. lise penche au-dessus d'elle).

CHRISTIANE (touchant ses mains): — Oh ! Comme elles brillent, vos bagues! Moi, je n'ai pas de bagues... je n'ai même pas d'anneau.

SCHOOL. — Tu me déchires.

CHRISTIANE. - Bah ! Comme elles brillent, cette nuit Oh ! je n'avais jamais remarqué... Oh ! élevez vos mains... Il y en a là pour de l'or.

SCHOOL.—Pour des fortunes, tu veux dire. Que tu es peu de chose entre ces mains, Christiane ! Pourtant, si tu voulais...

CHRISTIANE. — Il habille l'enfant.

SCHOOL. — Moi, je ne poursuis pas des chimères. Je veux faire de toi un de ces grands rêves humains qui sortent de la nuit pour passer sur les foules au son des musi­ques. Et tu n'as qu'à vouloir... Oui, j'attendais mon heure... Depuis que je t'ai aimée, c'est-à-dire depuis que je t'ai connue, j ai vécu pour cette heure qui va sonner demain, si tu veux... Pour cette heure, je t'ai suivie patiemment, guettée comme une proie. Je t'aime...

CHRISTIANE. — Il faudrait pouvoir couper vos mains... (Elle se renverse, les yeux fixes. SCHOOL penché au-dessus d'elle épie son regard). Vous n'avez pas peur, School ? Augustin est fort, plus fort que vous... Et puis, à nous deux... (elle lui a pris les mains et fait mine d'arracher les bagues). Vous n'avez pas peur de venir tout seul chez nous dans cette nuit terrible, avec un pareil trésor ?

SCHOOL. — je n'ai peur de rien que de te perdre.

CHRISTIANE. — Couper vos mains...

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S C H O O L . - Ton baiser...

CHRISTIANE (lui griffant tout-à-coup, lui ensanglantant la figure). — Allez-vous en... Quelle horreur !

SCèNE VII - Les mêmes — AUGUSTIN.

AUGUSTIN (sortant du réduit). — Qu'est ce que vous avez ? Qu'est-ce que vous disiez ?.... (Comprenant tout-à-coup et marchant sur SCHOOL, les poings en avant) : Ah ! toi... toi.... Parbleu ! je comprends...

CHRISTIANE. — Qu'est-ce que tu comprends ?

AUGUSTIN. — Emmène-la, épouse-la, va. Moi, c'est fini....

CHRISTIANE. — Regarde sur ses joues la trace de mes ongles...

SCHOOL (à CHRISTIANE). — Quelque chose de toi. (Il tire de sa poche un foulard et l'enroule autour de son cou après avoir essuyé ses joues). Garde-la, Augustin. Moi, maintenant... (il fait un geste d'insouciance).

AUGUSTIN. — Tu l'aimais ?

SCHOOL. — Je l'ai toujours aimée... mais tu n'as jamais rien vu ni rien compris, songe-creux ! Tu sais, ces fleurs de chez nous, ces fleurs de soleil qui meurent à l'ombre... Tu as été l'ombre. Garde-la, flétris-la.

AUGUSTIN. — J'ai été l'ombre...

SCHOOL. — Tu me l'as volée, voleur.

AUGUSTIN. — Voleur...

SCHOOL. — Voleur de bonheur ! Voleur de soleil ! (il sort)

SCèNE VIII - CHRISTIANE - AUGUSTIN.

AUGUSTIN. — (Il répète) : Voleur de bonheur... vo­leur de soleil... (H est allé s'asseoir auprès du maigre

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PRÉLUDE DU CALVAIRE 259

feu, la tête dans ses mains). C'est vrai. Voleur de soleil... (il ouvre les bras. CHRISTIANE s'agenouille devant lui et pose sa tête sur ses genoux comme au début de l'acte. Alors, dans un grand cri QUI SERAIT COMME UNE INCANTATION) : Christiane. La Vérité ? La Vérité ?

CHRISTIANE. - Quelle vérité ?

AUGUSTIN. — Je suis comme un homme qui s'éveille. Il vient de m'éveiller rudement, tu sais. Christiane, la Vérité ?

CHRISTIANE. — Mais quelle vérité ?

AUGUSTIN. — La vérité qu'on dit quand on doit mou­rir.

CHRISTIANE. — Tu ne dois pas mourir, tu ne vas pas mourir.

AUGUSTIN. — La Vérité, dis ?

CHRISTIANE. — Je ne sais pas.

AUGUSTIN. — Est-ce que... Est-ce que je suis... Est-ce que tu crois en moi ?

CHRISTIANE. — Je croirai toujours en toi, mon amour.

AUGUSTIN. — Non, pas en ton amour... En moi... EN MOI.

CHRISTIANE. — C'est la même chose.

AUGUSTIN. — Non... Parce que, tu comprends, on ne sait plus très bien, ces nuits hallucinées... Il m'a dit : « Voleur de soleil »... C'est vrai que tu es belle... que tu pouvais être heureuse... que je me suis jeté sur toi comme un brigand... Pourquoi regardes-tu le feu avec ces yeux fous?

CHRISTIANE. — J'ai mal.

AUGUSTIN. — Tu ne dis pas la vérité. Réponds. Pré­lude au Calvaire...

CHRISTIANE. - Eh ! bien ?

AUGUSTIN. — Prélude au Calvaire... Ah ! voleur de soleil ! voleur de bonheur... (Il va prendre une liasse de papiers dans le tiroir de la table).

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260 ŒUVRES

CHRISTIANE. — Que vas-tu faire ?

AUGUSTIN. — (froissant les papiers dans ses mains crispées) : Je ne crois plus en moi.

CHRISTIANE (lui arrachant le cahier). — Je ne veux pas, je ne veux pas... Qu'est-ce qui te resterait ? Comment vivrais-tu ?

AUGUSTIN. — Tu vois bien... je n'ai plus que ta pitié. (Un silence. Il pleure, la tête dans ses mains et CHRIS­

TIANE n'a pas la force de le détromper).

CHRISTIANE. —Écoute... J'entends un pas dans l'es­calier.

AUGUSTIN. — Je n'entends rien. Et puis qu'importe ? C'est un voisin qui rentre. Celui qui travaille la nuit, tu sais, l'espagnol.

CHRISTIANE. — Non, non, celui-là ne rentre qu'à cinq heures.

AUGUSTIN. — En effet.

CHRISTIANE. — C'est le médecin.

AUGUSTIN. — Quel médecin ?

CHRISTIANE. — Eh bien, le médecin que la mère Gardette a prévenu.

AUGUSTIN. — Il n'aura pas trouvé la concierge en bas.

CHRISTIANE. — Il est au bout du couloir. Comme il vient lentement !

AUGUSTIN. — Il a monté sept étages. (La lampe qui baissait depuis un instant s'éteint après un

sursaut).

CHRISTIANE. — La lampe s'est éteinte... As-tu de l'argent pour payer la visite ?

AUGUSTIN. — (il retire de sa poche le calepin où il met ses billets). Oui... Combien faut-il ? Vingt francs ?

CHRISTIANE. — Dame !

(AUGUSTIN compte ses billets et CHRISTIANE se penche sur lui dans l'ombre).

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PRÉLUDE DU CALVAIRE 261

AUGUSTIN. — La mère Gardette nous remboursera demain. Tiens ! prends ce qui nous reste. Quatre vingt quinze francs et trois francs en petite monnaie. Il y a deux cents francs dans l'armoire. Si je venais à disparaître...

CHRISTI ANE. —Pourquoi dis-tu ça ?

AUGUSTIN. — Pour rien. Le loyer est payé jusqu'au... (L'Homme est entré).

SCèNE IX — U s Mêmes — L'HOMME.

CHRISTIANE. — Tais-toi.

AUGUSTIN. — Je vous demande pardon, monsieur le docteur...

(Ils sont debouts tous les deux. l'HOMME est là, entre eux. On distingue à peine le groupe qu'ils font).

CHRISTIANE. — Nous avions bien recommandé à la concierge...

AUGUSTIN. — Oui, mais vous n'avez pas vu madame Gardette.

CHRISTIANE. — Cela vous a obligé à monter les étages...

AUGUSTIN. — Inutilement, monsieur, hélas ! Vous veniez pour le petit... En effet, nous avions un enfant très malade...

CHRISTIANE. — Mais c'est fini.

L'HOMME. — Je sais.

AUGUSTIN. — Ah 1 vous saviez ?... Alors, c'est pour le dérangement. Il est juste que pour le dérangement...

L'HOMME. — Je vous remercie.

AUGUSTIN. — (insistant) : C'est en toute justice...

L'HOMME. — Je ne viens pas pour la justice.

CHRISTIANE. - Comment ?

L'HOMME.— Je ne viens pas pour la justice, Christiane.

CHRISTIANE (confuse). — Oh ! vous savez mon nom.

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262 ŒUVRES

L'HOMME. — Je viens pour faire ce que vous attendez de moi.

AUGUSTIN. — Mais c'est inutile ; je vous répète, monsieur, que vous arrivez trop tard.

L'HOMME. — Si vous avez la foi, votre enfant peut vous être rendu.

AUGUSTIN. — Je n'ai plus la foi en rien.

CHRISTIANE. — (spontanément) : Mais moi, je crois, Seigneur.

AUGUSTIN. — Nous ne prions pas souvent. Nous sommes très pauvres. Nous nous aimons d'un amour que Dieu n'a pas béni.

L'HOMME. —Pourquoi me dites-vous cela ?

AUGUSTIN. — Je ne sais pas... Ce n'est pas en effet l'affaire d'un médecin. (Ils se tiennent humblement tous les deux, la tête basse).

L'HOMME. — Si Dieu vous rendait votre fils unique ?

AUGUSTIN. — Qui êtes-vous, monsieur, pour parler ainsi ?

L'HOMME. — Celui qui demande sans compter parce qu'il peut rendre sans mesure.

CHRISTIANE. — Moi, je dirais : Seigneur, faites-moi à votre gré mourir ou vivre.

L'HOMME (à AUGUSTIN). — Laisse tout et suis-moi.

AUGUSTIN. — J e suis prêt.

L'HOMME (à CHRISTIANE). — Mais toi, es-tu prête à me le donner ?

CHRISTIANE. — Est-ce que vous allez me prendre mon amour ? Çà, par exemple... Mais, qu'est-il pour vous, Seigneur ?... C'est un mauvais amour, une chose sans nom qui n'est bonne que pour moi... une misère dont je m'ac­commode. C'est un amour de péché. Qu'en ferez-vous ?

L'HOMME. — J'en ai besoin.

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PRÉLUDE DU CALVAIRE 263

CHRISTIANE. — (Elle va s'asseoir à l'écart). — Prenez-le, Seigneur, c'est tout ce que j'ai au monde.

(Pendant ce temps, avec une foi surhumaine ET COMME SI LE MIRACLE ÉTAIT DÉJÀ FAIT, AUGUSTIN a mis son chapeau et son pardessus).

L'HOMME. — (qui s'est avancé à l'entrée du réduit) : Marc !

(Un silence énorme. Pas un instant l'idée que le miracle pourrait ne pas se faire n'a effleuré AUGUSTIN ni CHRIS­TIANE. Celle-ci reste assise, mais de telle façon que son regard est dirigé vers le lit du mort).

L'HOMME. — Marc ! Reviens, mon petit, on a besoin de toi quelque temps encore... Allons, reviens, cela te sera compté.

(On ne voit pas le « Resurge » — Mais CHRISTIANE a vu et ses yeux reflètent l'ineffable. Elle pousse un cri de triomphe et s'élance dans le réduit où on cesse de Vapercevoir).

AUGUSTIN (grave, des larmes coulant le long de ses joues). — Je vous suis. Seigneur, où il vous plaira d'aller. (Il sort avec l'HOMME).

SCèNE X — CHRISTIANE — MARC.

(La scène reste vide. On entend sonner au loin l'heure du Miracle. Puis ce sont d'autres sonneries menues, chantantes, qui se répandent sur la Ville comme un bruit de clochettes grêles. Un peu de clarté touche les toits. Un coq chante très loin. CHRISTIANE rentre en scène, élevant l'Enfant qui rit dans ses beaux habits du Dimanche).

CHRISTIANE. — Augustin ! (Elle cherche AUGUSTIN des yeux, puis elle pose l'enfant et court à la porte) Augustin ! Augustin !... (Elle a fait quelques pas dans le couloir. Elle revient, s'assied et ouvre les bras à l'enfant qui se précipite).

LE RIDEAU DESCEND TRèS LENTEMENT .

(à suivre) LÉO GAUBERT.

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