Espèces d'espaces_Georges Perec_Galilée_1992

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GEORGES, Perec. Espèces d'espaces. Galilée: 1992

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    , no 2817 (1982 UJ) La petite planete d C' eorges Perec . 1984 1e nom e porte depms . .

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  • 1 ,'1 p.Ipdons quotidiennet n'est pas

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    'lcIIH'ttlair s que s'est dvelopp '1 li t'l', journal d'un usager de l' t "P.tl'l'.

    G.P.

    LIVRARIA FRANCESA Centro: Rua Barfio da ltapetlnlnga N.o 2 7 5 Telefone: PBX 231-4555 Jardins: Rua Professor Atlllo lnnocentl N.o 920 - Tetefone: 8297956 -S A 0 P A U L 0

  • COLLECTION L'ESPA E CRIIIQUI DIRIGE PAR PAUL VJRILIO

  • ESPCES D'ESPACES

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    GEORGES PEREC

    oi:.. DEDALUS - Acervo - FFLCH-LE 843 Especes d'espaces.

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    ESPCES D'ESPACES "

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    GALILE

  • pour Pierre Getzler

    ditions Galile, 197 4 ISBN 2-7186-0014-4 ISSN 0335-3095

  • Figure 1. Carte de l'ocan (extrait de Lewis Ca"oll, La chaJse au mark).

    ESPACE ESPACE LIBRE ESPACE CLOS ESPACE FORCLOS

    MANQUE D'ESPACE ESPACE COMPT ESPACE VERT ESPACE VITAL ESPACE CRITIQUE

    POSITION DANS L'ESPACE ESPACE DCOUVERT

    DCOUVERTE DE L'ESPACE ESPACE OBLIQUE ESPACE VIERGE ESPACE EUCLIDIEN ESPACE ARIEN ESPACE GRIS ESPACE TORDU ESPACE DU RVE

    BARRE D'ESPACE PROMENADES DANS L'ESPACE

    GOMTRIE DANS L'ESPACE REGARD BALAYANT L'ESPACE

    ESPACE TEMPS ESPACE MESUR

    LA CONQUTE DE L'ESPACE ESPACE MORT ESPACE D'UN INSTANT ESPACE CLESTE ESPACE IMAGINAIRE ESPACE NUISIBLE ESPACE BLANC ESPACE DU DEDANS

    LE PITON DE L'ESPACE ESPACE BRIS ESPAC.E ORDONN ESPACE VCU ESPACE MOU ESPACE DISPONIBLE ESPACE PARCOURU ESPACE PLAN ESPACE TYPE ESPACE ALENTOUR

    TOUR DE L'ESPACE AUX BORDS DE L'ESPACE

    ESPACE D'UN MATIN REGARD PERDU DANS L'ESPACE

    LES GRANDS ESPACES L'VOLUTION DES ESPACES

    ESPACE SONORE ESPACE LITTRAIRE

    L'ODYSSE DE L'ESPACE

  • avant-propos

    L'objet de ce livre n'est pas exactement le vide, ce serait plutt ce qu'il y a autour, ou dedans (cf. fig. 1). Mais enfin, au dpare, il n'ya pas grand-chose : du rien, de J'impalpable, du 2ratiquemenc immatriel : de l'tendue, de J'extrieur, ce qui est l'extrieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous dplaons, le milieu ambiant, J'espace alentour.

    L' eSPJlce. Pas tellement les eaces infinis ceux dont le mutisme, force de se prolonger, finit par dclencher quelque chose qui ressemble de la peur, ni mme les dj presque domestiqus espaces interplantaires, intersidraux ou intergalactiques, mais des espaces beaucoup plus proches, du moins en principe : les villes, par exemple, ou bien les campagnes ou bien les couloirs du mtropolitain, ou bien un jardin public.

    Nous vivons dans J'espace, dans ces espaces, dans ces villes, dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces jardins. Cela nou semble vident. Peut-tre cela devrait-il tre effectivement vident. Mais cela n'est pas vident, cela ne va pas de soi. C'est rel, videmment, et par consquent, c'est vraisemblablement rationnel. On peut toucher. On peut mme se laisser aller rver. Rien, par exemple, ne nous empche de concevoir des choses qui ne seraient ni des villes ni des campagnes (ni des banlieues), ou bien des couloirs de mtropolitain qui seraient en mme temps des jardins. Rien ne nous interdit non plus d'imaginer un mtro en pleine campagne (j'ai mme dj vu une publicit sur ce thme mais - comment dire ? -c'tait une campagne publicitaire) . Ce qui est sr, en tout cas, c'est qu' une poque sans douce trop lointaine pour qu'aucun d'entre nous en ait gard un souvenir un tant soit peu prcis, il n'y

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  • Espces d'espaces

    1tvuic rien de tout a : ni couloirs, ni jardins, ni villes, ni uun pagnes. Le problme n'est pas tellement de savoir comment on en est arriv l, mais simplement de reconnatre qu'on en est arriv l, qu'on en est l : il n'y a pas un espace, un bel espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de nous, il y a plein de petits bouts d'espaces, et l'un de ces bouts est un couloir de mtropolitain, et un autre de ces bouts est un jardin public ; un autre (ici, tout de suite, on entre dans des espaces beaucoup plus particulariss), de taille plutt modeste l'origine, a atteint des dimensions assez colossales et est devenu Paris, cependant qu'un espace voisin, pas forcment moins dou au dpart, s'est content de rester Pontoise. Un autre encore, beaucoup plus gros, et vaguement hexagonal, a t entour d'un gros pointill (d'innombrables vnements, dont certains particulirement graves, ont eu pour seule raison d'tre le trac de ce pointill) et il a t dcid que tout ce qui se trouvait l'intrieur du pointill serait colori en violet er s'appellerait France, alors que tout ce qui se trouvait l'extrieur du pointill serait colori d'une faon diffrente (mais, l'extrieur dudit hexagone, on ne tenait pas du tout tre uniformment colori : tel morceau d'espace voulait sa couleur, et tel autre en voulait une autre, d'o le fameux problme topologique des quatre couleurs, non encore rsolu ce jour) et s'appellerait autrement (en fair, pendant pas mal d'annes, on a beaucoup insist pour colorier en violet - et du mme coup appeler France -des morceaux d'espace gui n'appartenaient pas au susdit hexagone, et souvent mme en taient fort loigns, mais, en gnral, a a beau-

    \ coup moins bien tenu). \ Bref, les espaces se sont multiplis, morcels et cliver- sifis. Il y en a aujourd'hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c'est passer d'un espa ' un autre, en essayant le plus possible de ne pas se' cogn.

    OU, SI L'ON PRFRE

    ACTE UN

    Une voix (off) : Au nord, rien. Au sud, rien. A l'est, rien. A l'ouest, rien. Au centre, rien.

    Le rideau tombe. Fin de l'acte un.

    ACTE DEUX

    Une voix (off) : Au nord, rien. Au sud, rien. A l'est, rien. A l'ouest, rien. Au centre, une tente.

    Le rideau tombe. Fin de l'acte deux.

    ACTE TROIS ET DERNIER

    Une voix (off) : Au nord, rien. Au sud, rien. A l'est, rien. A l'ouest, rien. Au centre, une tente, et, devant la tente, une ordonnance en train de cirer une paire de bottes AVEC DU CIRAGE LION NOIR >> !

    Le rideau tombe. Fin de l'acte trois et dernier.

    (Auteur inconnu. Appris vers 1947, remmor en 1973.)

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  • OU BIEN, ENCORE :

    1 6

    Dans Paris, il y a une rue; dans cette rue, il y a une maison ; dans cette maison, il y a un escalier; dans cet escalier, il y a une chambre ; dans cette chambre, il y a une table ; sur cette table, il y a un tapis; sur ce tapis, il y a une cage ; dans cette cage, il y a un nid ; dans ce nid, il y a un uf ; dans cet uf, il y a tm oiseau.

    L'oiseau renversa l'uf; l'ttf renversa le nid; le nid renversa la cage; la cage renversa le tapis; le tapis renversa la table ; la table renversa la chambre; la chambre renversa l'escalier; l'escalier renversa la maison; la maison renversa la rue ; la rue renversa la ville de Paris.

    Chanson enfantine des Deux-Svres (Paul Eluard, Posie involontaire

    et posie intentionnelle.)

    la page

    J'cris ...

    1

    ]'cris pour me parcourir Henri Michaux

    ]'cris : j'cris ... ]'cris : j'cris ... ]'cris que j'cris .. . etc.

    ]'cris : je trace des mots sur une page. Lettre lettre, un texte se forme, s'affirme, s'affermit, se fixe, se fige : une ligne assez strictement h

    0

    z 0 n

    a 1 e

    se dpose sur la

    17

  • Espces d'espaces

    1 uille blanche, noircit l'espace vierge, lui donne un sens, Je vectorise de gauche droite

    d e

    h a u

    e n

    b a

    Avant, il n'y avait rien, ou presque rien; aprs, il n'y a pas grand-chose, quelques signes, mais qui suffisent pour qu'il y ait un haut et un bas, un commencement et une fin, une droite et une gauche, un recto et un verso.

    L'espace d'une feuille de papier (modle rglementaire international, en usage dans les Administrations, en vente dans toutes les papeteries) mesure 623,7 cm'. Il faut crire un peu plus de seize pages pour occuper un mtre carr. En supposant que le format moyen d'un livre soit de 21 X 29,7 cm, on pourrait, en dpiautant tous les ouvrages imprims conservs la Bibliothque nationale et en talant soigneusement les pages les unes ct des autres, couvrir entirement, soit l'le de Sainte-Hlne, soit le lac de Trasimne.

    18

    La page

    On pourrait calculer aussi le nombre d'hectares de forts qu'il a fallu abattre pour produire le papier ncessaire l'impression des oeuvres d'Alexandre Dumas (Pre) qui, rappelons-le, s'est fait construire une tour dont chaque pierre portait, grav, le titre d'un de ses livres.

    3

    J'cris : j'habite ma feuille de papier, je l'investis, je la parcours.

    Je suscite des blancs, des espaces (sauts dans le sens discontinuits, passages, transitions).

    Je vais la ligne. Je renvoie une note en bas de page '

    Je change de feuille.

    1. J'aime beaucoup les renvois en bas de page, mme si je n'ai rien de particulier y prciser.

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    ]'cris dans la marge ...

  • Espces d'espaces

    4

    Il y a peu d'vnements qui ne laissent au moins une trace crite. Presque tout, un moment ou un autre, passe par une feuille de papier, une page de carnet, un feuillet d'agenda ou n'importe quel autre support de fortune (un ticket de mtro, une marge de journal, un paquet de cigarettes, le dos d'une enveloppe, etc.) sur lequel vient s'inscrire, une vitesse variable et selon des techniques diffrentes selon le lieu, l'heure ou l'humeur, l'un ou l'autre des divers lments qui composent l'ordinaire de la vie : cela va, en ce qui me concerne (mais sans doute suis-je un exem pie trop bien choisi, puisque l'une de mes activits principales est prcisment d'crire), d'une adresse prise au vol, d'un rendez-vous not la hre, du libell d'un chque, d'une enveloppe ou d'un paquet, la rdaction laborieuse d'une lettre administrative, du remplissage fastidieux d'un formulaire (dclaration-d'impts, feuille-de-maladie, demande-de-prlvement-automatique-des-quittances-de-gaz-etd'lectricit, bulletin-d'abonnement, contrat, bail, avenant, rcpiss, etc.) la Este des emplettes faire de toute urgence (caf, sucre, sciure chat, livre Baudrillard, ampoule 75 watts, piles, linge, etc.), de la rsolution parfois plutt coton des mots croiss de Robert Scipion la copie d'un texte enfin mis au net, de notes prises une quelconque confrence au gribouillage instantan d'un truc pouvant servir (un jeu de mots, un jet de mots, un jeu de lettres, ou ce que l'on appelle communment une ide ), d'un travail littraire (crire, oui, se mettre sa table et crire, se mettre devant sa machine crire et crire, crire pendant toute une journe, ou pendant toute une nuit, esquisser un plan, mettre des grands I et des petits a, faire des bauches, mettre un mot ct d'un autre, regarder

    20

    La page

    dans un dictionnaire, recopier, relire, raturer, jeter, rcrire, classer, retrouver, attendre que a vienne, essayer d'arracher quelque chose qui aura tou jours l'air d'tre un barbouillis inconsistant quelque chose qui ressemblera un rexte, y arriver, ne pas y arriver, sourire (parfois), etc.) un travail tout court (lmentaire, alimentaire) : cocher, dans une revue donnant, dans le domaine des sciences de la vie (!ife sciences), le sommaire de quasiment toutes les autres, les titres susceptibles d'intresser les chercheurs dont je suis cens assurer la documentation bibliographique, rdiger des fiches, rassembler des rfrences, corriger des preuves, etc.

    Et coetera.

    5

    L'espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracs sur la page blanche. Dcrire l'espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les ctes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu' ce que la rerre finisse par ne plus tre spare de la mer que par un ruban continu de rexte. L'aleph, ce lieu borgsien o le monde entier est simultanment visible, est-il autre chose qu'un alphabet ?

    Espace inventaire, espace invent : l'espace commence avec cette carte modle qui, dans les anciennes ditions du Petit Larousse Illustr, reprsentait, sur 60 cm', quelque chose comme 65 termes gographiques, miraculeusement rassembls, dlibrment abstraits : voici le dsert, avec son oasis, son oued et son chott, voici la source et le ruisseau, le torrent, la rivire, le canal, le confluent, le fleuve, J'estuaire, l'embouchure et le delta, voici la mer et ses les son archipel, ses lots, ses rcifs, ses cueils, ses brisants, so

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  • Espces d'espaces

    1 111don littoral, et voici le dtroit, er J'isthme, er la pninsule, er J'anse er le goulee, et le golfe et la baie, er Je cap er la crique, er le bec, et Je promontoire, er la presqu'le, voici la lagune er la falaise, voici les dunes, voici la plage, er les tangs, er les marais, voici le lac, er voici les montagnes, le pic, le glacier, le volcan, le contrefort, Je versant, le col, le dfil, voici la plaine, et Je plateau, er le coteau, er la colline; voici la ville er sa rade, et son port, er son phare ...

    Simulacre d'espace, simple prtexte nomenclature : mais il n'est mme pas ncessaire de fermer les yeux pour que cet espace suscit par les mors, ce seul espace de dictionnaire, ce seul espace de papier, s'anime, se peuple, se remplisse : un long train de marchandises tir par une locomotive vapeur passe sur un viaduc ; des pniches charges de gravier sillonnent les canaux ; des petits voiliers manuvrent sur le lac ; un grand transatlantique escort par des remorqueurs pntre dans la rade ; des enfants jouent au ballon sur la plage ; dans les alles ombreuses de J'oasis, un Arabe coiff d'un grand chapeau de paille trottine sur son ne ...

    Les rues de la ville som pleines d'automobiles. Une mnagre enturbanne bar un tapis sa fentre. Dans des jardinees de banlieue, des dizaines de ppiniristes mondent des arbres fruitiers. Un dtachement militaire prsente les armes tandis qu'un officiel ceint d'une charpe tricolore inaugure en la dvoilant la statue d'un gnral.

    Il y a des vaches dans les prs, des vignerons dans les vignes, des bcherons dans les forts, des cordes d'alpinistes dans les montagnes. Il y a un facteur bicyclette qui grimpe pniblement une petite route en lacets. Il y a des lavandires au bord de la rivire, et des cantonniers au bord des chemins, et des fermires qui donnent manger aux poules. Il y a des enfants qui sortent en rangs par deux dans

    22

    La page

    la cour de l'cole. Il y a une villa fin-de-sicle toute seule a milieu de grands buildings de verre. Il y a des petits ndeaux de viChy aux fentres, des consommateurs aux terrasses des cafs, un chat qui se chauffe au soleil une dame pleine de paquets qui hle un taxi, un facrionaire qui monte la garde devant un btiment public. Il y a des boueux qui remplissent des voitures-bennes, des ravaleurs de faades qui installent un chafaudage. Il y a des nounous dans les squares, des bouquinistes le long des quais ; il y a la queue devm la boulangerie, il y a un monsieur qui promne son chten, un autre qui lit son journal assis sur un banc, un autre qui regarde des ouvriers qui dmolissent un pt de maisons. Il y a un agent qui rgle la circulation. Il Y a ds oiseaux dans les arbres, des mariniers sur le fleuve, des, pechers au bord des berges. Il y a une mercire qui releve le ndeau de fer de sa boutique. Il y a des marchands de marrons, des goutiers, des vendeurs de journaux. Il y a des gens qu1 font leur march.

    Les lecteurs studieux lisent dans les bibliothques. Les professeurs foot leurs cours. Les tudiants prennent des noces. s comptables alignent des colonnes de chiffres. Les apprentis patissiers fourrent de crme au beurre des ranges de petits choux. Les pianistes fom leurs gammes. Assis leur table, mditatifs et concentrs, les crivains alignent des mors.

    Image d'Epinal. Espace rassurant.

  • le lit

    Lougtemps je me suis cottch par crit Parce! Mroust

    1

    On utilise gnralement la page dans le sens de sa plus grande dimension. Il en va de mme pour le lit. Le lit (ou, si l'on prfre, le page) est un espace rectangulaire, plus long que large, dans lequel, ou sur lequel, on se couche communment dans le sens de la longueur. On ne rencontre de lit l'italienne que dans les contes de fe (le petit Poucet et ses frres, et '!es sept filles de l'Ogre, par exemple) ou dans des conditions tout fait inhabituelles et gnralement graves (exode, suites d'un bombardement, etc.). Mme quand on utilise le lit dans son sens le plus frquent, c'est presque toujours un signe de catastrophe que de devoir y dormir plusieurs : le lit est un instrument conu pour le repos nocturne d'une ou de deux personnes, mais pas plus.

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  • Espces d'espaces

    Le lit est donc l'espace individuel par excellence, J'espace lmentaire du corps (le lit-monade), celui que mme l'homme le plus cribl de dettes a Je droit de conserver : les huissiers n'ont pas Je pouvoir de saisir votre lit ; cela veut dire aussi - et on le vrifie aisment dans la pratique - que nous n'avons qu'un lit, qui est notre lit ; quand il y a d'autres lits dans la maison ou dans l'appartement, on dit que ce sont des lits d'amis, ou des lits d'appoint. On ne dort bien, parat-il, que dans son lit.

    2

    Lit= iJe Michel Leiris

    C'est couch plat ventre sur mon lit que j'ai lu Vingt ans aprs, L'Ile mystrieuse et ferry dans l'Ile. Le lit devenait cabane de trappeurs, ou canot de sauvetage sur l'Ocan en furie, ou baobab menac par l'incendie, tente dresse dans le dsert, anfractuosit propice quelques centimtres de laquelle passaient des ennemis bredouilles.

    J'ai beaucoup voyag au fond de mon lit. J'emportais pour survivre des sucres que j'allais voler dans la cuisine et que je cachais sous mon traversin (a grattait ... ). La peur - la terreur, mme - tait toujours prsente, malgr la protection des couvertures et de l'oreiller.

    Le lit : lieu de la menace informule, lieu des contraires, espace du corps solitaire encombr de ses harems phmres, espace forclos du dsir, lieu improbable de l'enracinement, espace du rve et de la nostalgie dipienne :

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    Le lit

    Heureux qui peut dormir smu peur et sans remords Dans le lit paternel, massif et vnrable O tous leJ sien.r so11t ns aussi bien, qu,ils sont morts.

    Jos-Maria de Heredia (Trophes)

    3

    ]'aime mon lit. Je l'ai depuis un petit peu plus ?e deux ans. Auparavant, il appartenait une de mes armes qui, venant d'emmnager dans un appartement tellemet minuscule que son lit, de dimensions pourtant tout fait orthodoxes, entrait peine dans la pice prvue pour le recevoir, l'a chang contre celui que j'avais alors et qui tait lgrement plus troit.

    G'crirai un jour - voir le chapitre suivant - l'histoire, entre autres, de mes lits.)

    J'aime mon lit. J'aime rester tendu sur mon lit et regarder le plafond d'un il placide. J'y consacrerais volontiers J'essentiel de mon temps (et principalement de mes matines) si des occupations rputes plus urgentes (la liste en serait fastidieuse dresser) ne m'en empchaient si souvent. J'aime les plafonds, j'aime les moulures et les rosaces : elles me tiennent souvent lieu de muse et l'enchevtrement des fioritures de stuc me renvoie sans peine ces autres labyrinthes que tissent les fantasmes, les ides et les mots. Mais on ne s'occupe plus des plafonds. On les fait dsesprment rectilignes ou, pire encore, on les affuble de poutres soi-disant apparentes.

    Une vaste planche m'a longtemps servi de chevet. A J'exception de nourriture solide (je n'ai gnralement pas faim quand je reste au lit) , il s'y trouvait rassembl tout ce qui m'tait indispensable, aussi bien dans le domaine du

    27

  • Espces d'espaces

    n"Cessaire que dans le domaine du futile : une bouteille d'eau minrale, un verre, une paire de ciseaux ongles (malheureusement brchs), un recueil de mots croiss du dj cit Robert Scipion (je profite de l'occasion pour lui faire un minuscule reproche : dans la 43' grille dudit recueil, au demeurant excellent, il a - implicitement -crit nanmoins avec 2 M , ce qui, videmment, faussait compltement l'horizontal correspondant (que l'on ne pouvait dcemment pas crire assomnoir ) et compromettait sensiblement la solution du problme), un paquet de mouchoirs en papier, une brosse poils durs qui me permettait de donner au pelage de mon chat (qui tait d'ailleurs une chatte) un lustre qui faisait l'admiration de tous, un tlphone, grce auquel je pouvais, non seulement donner mes amis des nouvelles de ma sant, mais rpondre d'innombrables correspondants que je n'tais pas la Socit Michelin, un poste de radio entirement transistoris diffusant longueur de journe, si le cur m'en disait, diverses musiques de genre entrecoupes d'informations sussures concernant les embouteillages, quelques dizaines de livres (certains que je me proposais de lire et que je ne lisais pas, d'autres que je relisais sans cesse), des albums de bandes dessines, des piles de journaux, tout un attirail de fumeur, divers agendas, carnets, cahiers et feuilles volantes, un rveil, videmment, un tube d'Alka-Seltzer (vide), un autre d'aspirine ( moiti plein, ou, si l'on prfre, moiti vide), un autre, encore, de cequinyl (mdication ami-grippe : peu prs intact), une lampe, bien sr, de nombreux p rospectus que je ngligeais de jeter, des lettres, des stylos-feutre, des stylos-bille (les uns et les autres souvent taris ... ), des crayons, un taille-crayon, une gomme (ces trois derniers articles prcisment destins la rsolution desdits mots croiss), un galet ramass sur la plage de Dieppe, quelques autres menus souvenirs et un calendrier des postes.

    28

    Le lit

    4

    Encore quelques banalits :

    On passe plus du tiers de sa vie dans un lit.

    Le lit est un des rares endroits o l'on se tienne dans une position grosso modo horizontale. Les autres sont d'un emploi beaucoup plus spcialis : table d'opration, banquette de sauna, chaise longue, plage, divan de psychanalyste ...

    Techniques du sommeil : La notion que le coucher est quelque chose de naturel est compltement inexacte (Marcel Mauss, les techniques du corps, in Sociologie et Anthropologie, p. 378 ; la totalit du paragraphe, hlas ! trop succinct, serait citer.)

    Lire : FLUSSER, V. Du lit. Cause commune 2, n 5, 2 1-27 (1973) Et le hamac ? Et la paillasse ? Et les chlits ? Et les litsarmoires ? Et les divans profonds comme les tombeaux ? Et les grabats ? Et les couchettes de chemin de fer ? Et les lits de camp ? Et les sacs de couchages poss sur des matelas pneumatiques eux-mmes poss sur un tapis de sol ?

  • la chambre

    1

    Fragments d'un travail en cours

    Je garde une mmoire exceptionnelle, je la crois mme assez prodigieuse, de tous les Eeux o j'ai dormi, l' exception de ceux de ma premire enfance - jusque vers la fin de la guerre - qui se confondent tous dans la grisaille indiffrencie d'un dortoir de collge. Pour les autres, il me suffit simplement, lorsque je suis couch, de fermer les yeux et de penser avec un minimum d'application un lieu donn pour que presque instantanment tous les dtails de la chambre, l'emplacement des portes et des fentres, la disposition des meubles, me reviennent en mmoire, pour que, plus prcisment encore, je ressente la sensation presque physique d'tre nouveau couch dans cette chambre.

    Ainsi :

    31

  • EJpces d'espaces

    ROCK (Cornouailles) Et 1954.

    Lorsque l'on ouvre la porte, le lit est presque tout de suite gauche. C'est un lit trs troit, et la chambre aussi est trs troite ( quelques centimtres prs, la largeur du lit plus la largeur de la porte, soit gure plus d'un mtre cinquante) et elle n'est pas beaucoup plus longue que large. Dans le prolongement du lit, il y a une petite armoirependerie. Tout au fond une fentre guillotine. A droite, une table de toilette dessus de marbre, avec une cuvette et un pot eau, dont je ne crois pas m'tre beaucoup servis.

    Je suis presque sr qu'il y avait une reproduction encadre sur le mur de gauche, en face du lit : non pas n'importe quel chromo, mais peut-tre un Renoir ou un Sisley.

    Il y avait du linolum sur le sol. Il n'y avait ni table, ni fauteuil, mais peut-tre une chaise, sur le mur de gauche : j'y jetais mes vtements avant de me coucher ; je ne pense pas m'y tre assis : je ne venais dans cette chambre que pour dormir. Elle tait au troisime er dernier tage de la maison, je devais faire attention en montant les escaliers quand je rentrais tard pour ne pas rveiller ma logeuse er sa famille.

    J'tais en vacances, je venais de passer mon bac; je devais, en principe, habiter dans une pension qui rassemblait des lycens franais dont les parents souhaitaient qu'ils se perfectionnent dans le maniement de la langue anglaise. Mais, la pension tant pleine, j'avais t log chez l'habitant.

    Tous les matins, ma logeuse ouvrait ma porte et dposait au pied de mon lit un bol fumant de morning tea qu'invariablement je buvais froid. Je me levais toujours trop tard, et je n'ai russi qu'une ou deux fois arriver temps pour prendre le copieux breakfast qui tait servi la pension.

    32

    La chambre

    On se souvient sans doute que c'est cet t-l que, la suite des Accords de Genve et des ngociations avec la Tunisie et le Maroc, la plante entire, pour la premire fois depuis plusieurs dcennies, connut la paix : cette situation ne se prolongea pas plus de quelques jours et je ne crois pas qu'elle se soit retrouve depuis.

    Les souvenirs s'accrochent l'troitesse de ce lit, l'troitesse de cette chambre, l'cret tenace de ce th trop fort et trop froid : cet t-l, j'ai bu des pinks, rasades de gin agrmentes d'une goutte d'angustura, j'ai flirt, plutt infructueusement, avec la fille d'un filateur rcemment rentr d'Alexandrie, j'ai dcid de devenir crivain, je me suis acharn jouer, sur des harmoniums de campagne, le seul air que j'aie jamais russi apprendre : les 54 premires notes - la main droite, la gauche renonant le plus souvent suivre - d'un prlude de Jean-Sbastien Bach ...

    L'espace ressuscit de la chambre suffit ranimer, o ramener, raviver les souvenirs les plus fugaces, les plus anodins comme les plus essentiels. La seule certirucg: coenesthsique de mon corps dans Je lit, la seule certitude topographique du lit dans la chambre, ractive ma mmoire, lui donne une acuit, une prcision qu'elle n'a presque jamais autrement. Comme un mot ramen d'un rve restitue, peine crit, tout un souvenir de ce rve, ici, Je seul fait de savoir (sans presque mme avoir eu besoin de Je chercher, simplement en s'tant tendu quelques instants et en ayant ferm les yeux) que le mur tait ma droite, la porte ct de moi gauche (en levant le bras, je pouvais mucher la poigne), la fentre en face, fait surgir, instantanment et ple-mle, un flot de dtails dont la vivacit me laisse pantois : cette jeune fille aux manires de poupe, cet Anglais immensment long qui avait le nez lgrement de travers (je l'ai revu, Londres, lorsque je suis all y passer

    33

  • Espces d'espaces

    trois jours la fin de ce sjour pseudo-linguistique : il m'a emmen dans un pub noy de verdure que, malheureusement, je n'ai jamais russi retrouver depuis, et un concert promenade l'Albert Hall, o j'ai t rrs fier d'entendre, peut-tre bien sous la direction de Sir John Barbiroli, un concerto pour harmonica et orchestre spcialement crit pour Larry Adler ... ) , les marshmallows, les Rock rocks (sucres d'orge dcors, spcialits des stations balnaires ; le plus connu est le Brighton Rock qui est, outre un jeu de mots - il y a un Rocher Brighton comme il y a des Falaises Etretat -, le titre d'un roman de Graham Greene ; Rock mme, il tait difficile d'y chapper) , la plage grise, la mer froide, et les paysages de bocages, avec ses vieux ponts de pierre, propices l'apparition des lutins ou des feux follets ...

    C'est sans doute parce que l'espace de la chambre fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne (sous l'invocation de qui tout ce projet est videmment plac : il ne voudrait rien tre d'autre que le strict dveloppement des paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la premire partie (Combray) du premier volume (Du ct de chez Swann) de A la recherche dtt temps perdu, que j'ai entrepris, depuis plusieurs annes dj, de faire l'inventaire, aussi exhaustif et prcis que possible, de tous les Lieux o i' ai dormi. A l'heure actuelle, je n'ai pratiquement pas commenc les dcrire ; par contre, je crois les avoir peu prs tous recenss : il y en a peu prs deux cents (il ne s'en ajoute gure ]JluuJ'une demi-douzaine par an : je suis devenu plutt casani ne suis pas encore dfinitivement fix sur la on( je les classerai. Certainement pas par ordre chronologique. Sans doute pas par ordre alphabtique (encore que ce soit le seul ordre dont la pertinence n'a pas tre justifie) . Peut-tre selon leur disposition gographique, ce qui accentuerait le ct guide de cet ouvrage. Ou bien, plutt, selon une perspective thmatique

    34

    La chambre

    qui pourrait aboutir une sort de typologie des chambres coucher :

    1. Mes chambres 2. Dortoirs et chambres 3. Chambres amies 4. Chambres d'amis 5. Couchages de fortune (divan, moquette + cous-

    sins, tapis, chaise-longue, etc.) 6. Maisons de campagne 7. Villas de location 8. Chambres d'htel

    a) htels miteux, garnis, meubls b) palaces

    9. Conditions inhabituelles : nuits en train, en avion, en voiture ; nuits sur un bateau ; nuits de garde ; nuits au poste de police ; nuits sous la tente ; nuits d'hpital ; nuits blanches, etc.

    Dans un petit nombre de ces chambres, j'ai pass plusieurs mois, plusieurs annes ; dans la plupart, je n'ai pass que quelques jours ou quelques heures ; il est peut-tre tmraire de ma part de prtendre que je saurai me souvenir de chacune : quel tait le motif du papier peint de cette chambre de l'Htel du Lion d'Or, Saint-Chely-d'Apcher (le nom - beaucoup plus surprenant quand il est nonc que lorsqu'il est crit - de ce chef-lieu de canton de la Lozre s'tait, pour des raisons que j'ignore, ancr dans ma mmoire depuis ma classe de troisime et j'avais beaucoup insist pour que nous nous y arrtions) ? Mais c'est videmment des souvenirs resurgis de ces chambres phmres que j'attends les plus grandes rvlations.

    35

  • Espces d'espaces

    2

    Petit problme

    Lorsque, dans une chambre donne, on change la place du lit, peut-on dire que l'on change de chambre, ou bien quoi ?

    (Cf. topo-analyse.)

    3

    Habiter une chambre, qu'est-ce que c'est ? Habiter un lieu, est-ce se l'approprier ? Qu'est-ce que s'approprier un lieu A partir de quand un lieu devient-il vraiment vtre ? Est-ce quand on a mis tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de matire plastique rose ? Est-ce quand on s'est fait rchauffer des spaghettis au-dessus d'un camping-gaz ? Est-ce quand on a utilis tous les cintres dpareills de l'armoire-penderie ? Est-ce quand on a P.un_:_' au mur une vieille carte postale reprsentant le Son de sasule de Carpaccio? Est-ce quand on y a

    ouv 1

  • l'appartement

    1

    Pendant deux ans, j'ai eu une trs vieille voisine. Elle habitait l'immeuble depuis soixante-dix ans, elle tait veuve depuis soixante ans. Pendant les dernires annes de sa vie, aprs qu'elle se fut casse le col du fmur, elle n'est jamais alle plus loin que sur le palier de son tage. La concierge, ou un jeune garon de l'immeuble, lui faisait ses commissions. Plusieurs fois, elle m'a arrt dans l'escalier pour me demander quel jour on tait. Un jour, je suis all lui chercher une tranche de jambon. Elle m'a offert une pomme et m'a invit entrer chez elle. Elle vivait au milieu de meubles .SXtJimement sombres qu'elle passait son temps meer.

    2

    Il y a quelques annes, un de mes amis a form le projet de vivre un mois entier dans un aroport international, sans jamais en sortir \Sin;;; tous les aroports inter-

    39

  • Espces d'espaces

    nationaux tant par dfinition identiques, pour prendre un avion qui l'aurait conduit dans un autre aroport international). A ma connaissance, il n'a jamais ralis ce projet, mais on ne voit gure ce qui pourrait objectivement l'en empcher : l'essentiel des activits vitales et la plupart des activits sociales peuvent sans peine s'accomplir dans le cadre d'un aroport international : on y trouve des fauteuils profonds et des banquettes pas trop inconfortables, et souvent, mme, des salles de repos o les voyageurs en transit peuvent faire un lger somme ; on y trouve des toilettes, des bains-douches, et, frquemment, des saunas et des hammams ; on y trouve des coiffeurs, des pdicures, des infirmires, des masseurs-kinsithrapeutes, des cireurs, des pressings-minute qui se font galement un plaisir de rparer les talons et de faire un double des cls, des horlogers et des opticiens ; on y trouve des restaurants, des bars et des caftrias, des maroquiniers et des parfumeurs, des fleuristes, des libraires, des disquaires, des marchands de tabacs et des confiseurs, des marchands de stylos et des photographes ; on y trouve des magasins d'alimentation, des cinmas, une poste, des services de secrtariat volant, et, videmment, une flope de banques (car il est pratiquement impossible, de nos jours, de vivre sans avoir affaire une banque).

    L'intrt d'une telle entreprise tiendrait surtout dans son exotisme : un dplacement, plus apparent que rel, des habitudes et des rythmes, de petits problmes d' adaptation. Cela deviendrait sans doute assez vite fastidieux ; en fin de compte, cela serait trop facile et par consquent, peu probant : un aroport, vu sous cet angle, n'est rien d'autre qu'une sorte de galerie marchande : un simulacre de quartier ; il offre, peu de choses prs, les mmes prestations qu'un htel. On ne pourrait donc tirer d'une telle entreprise aucune conclusion pratique, ni dans le sens de la subversion, ni dans le sens de l'acclimatation. Au mieux, on pourrait s'en servir comme sujet de reportage, ou comme point de dpart d'un nime scnario comique.

    40

    L'appartement

    3

    Une chambre, c'est une pice dans laquelle il y a n lit; une salle manger, c'est une pice dans laquelle

    il y a une table et des chaises, er souvent un buffet ; un salon, c'est une pice dans laquelle il y a des fauteuils et un divan ; une cuisine, c'est une pice dans laquelle il y a une cuisinire er une arrive d'eau ; une salle de bains, c'est une pice dans laquelle il y a .une arrive d'eau au-dessus d'une baignoire ; quand il y a seulement une douche, on l'appelle salle d'eau ; quand il y a seulement un lavabo, on l'appelle cabinet de toilette ; une entre, c'est une pice dont au moins une des portes conduit l'extrieur de l'appartement ; accessoirement, on peut y trouver un portemanteau ; une chambre d'enfant, c'est une pice dans laquelle on met un enfant ; un placard balais, c'est une pice dans laquelle on met les balais et l'aspirateur ; une hambre de bonne, c'est une pice que l'on loue un tudiant.

    De cette numration que l'on pourrait facilement continuer, on peut tirer ces deux conclusions lmentaires que je propose titre de dfinitions :

    ( 1. Tout appartement est compos d'un nombre variable, { mais fini, de pices ; ? haque pi_:: a une fonction particu.

    Il semble difficile, ou plutt il semble drisoire de questionner ces vidences. Les appartements sont construits par des architectes qui ont des ides bien prcises sur ce que doivent tre une entre, une salle de sjour (living-room, rception), une chambre de parents, une chambre d'enfant, une chambre de bonne, un dgagement,

    41

  • une cuisine et une salle de bains. Mais pourtant, au dpart, toutes les pices se ressemblent peu ou rou, ce n'est pas la peine d'essayer de nous impressionner avec des histoires de modules et autres fariboles : ce ne sont jamais que des espces de cubes, disons des paralllpipd rectangles ; a a toujours au moins une porte et, encore assez souvent, une fentre ; c'est chauff, mettons par un radiateur, et c'est quip d'une ou de deux prises de courant (trs rarement plus, mais si je commence parler de la mesquinerie des entrepreneurs, je n'en aurais jamais fini). En somme, une pice est un espace plutt mallable.

    Je ne sais pas, je ne veux pas savoir, o commence et o finit le fonctionnel. Ce qui m'apparat, en tout cas, c'est que dans la partition modle des appartements d'aujourd'hui, le fonctionnel fonctionne selon une procdure univoque, squentielle, et nycthmrale ' : les activits quotidiennes correspondent des tranches horaires, et chaque tranche horaire correspond une des pices de l' appartement. En voici un modle peine caricatural

    07.00 La mre se lve et va prparer le petit djeuner dans la CUISINE

    07.15 L'enfant se lve et va dans la SAllE DE BAINS

    07.30 Le pre se lve et va dans la SALLE DE BAINS

    07.45 Le pre er l'enfant prennent leur perir djeuner dans la CUISINE

    08.00 L'enfant prend son manteau dans l' ENTRE et s'en va l'cole

    08.15 Le pre prend son manteau dans l' ENTRE et s'en va au bureau

    1. Voil la plus belle phrase du livre !--

    42

    08.30

    08.45

    L'appartement

    La mre fait sa toilette dans la La mre prend l'aspirateur

    SAllE DE BAINS dans le PLACARD A BALAIS

    09.30

    10.30

    10.45

    12.15

    12.30

    et fait le mnage (eUe passe alors par coures les pices de l'appartement, mais je renonce les numrer) la mre prend son'-ca biS' dans la CUISINE et son manteau dans l' ENTRE er va faire le march La mre revient du march er remet son manteau dans l' ENTRE la mre prpare le djeuner dans la CUISINE Le pre revient de son bureau et accroche son manteau dans l' ENTRE Le pre et la mre djeunent dans la SALLE A MANGER (l'enfant est demi-pensionnaire)

    13.15 le pre prend son manceau dans l' ENTRE et repart son bureau

    13.30 La mre fait la vaisselle dans la CUISINE

    14.00 La mre prend son manteau dans l' ENTRE et sort se promener ou faire des courses avant d'aller chercher l'enfant la sortie de l'cole

    16.15 La mre et l'enfant

    16.30

    reviennent et remettent leurs manteaux dans l'

  • \

    1 6.45

    18.30

    18.45

    18.50

    19.00

    20.00

    20.15

    20.30

    2 1 .45

    Espces d'espaces

    L'enfant va faire ses devoirs dans sa CHAMBRE D'ENFANT La mre prpare Je dner dans la CUISINE Le pre revient de son bureau et remet son manteau dans J' ENTIE Le pre va se laver les mains dans la SALLE DE BAINS Toute la petite famille dne dans la SALLE A MANGER l'enfant va se laver les dents dans la SALLE DE BAINS L'enfant va se coucher dans sa CHAMBRE D'ENFANT Le pre et la mre vont au SALON ils regardent la tlvision, ou bien ils coutent la radio ou bien ils jouent aux carres, ou bien le pre lit Je journal tandis que la mre fait de la couture, bref ils vaquent Le pre et la mre vont se laver les dents dans la SALI.E DE BAINS

    22.00 Le pre et la mre vont se coucher dans leur CHAMBRE

    On remarquera, dans ce modle dont je tiens souligner le caractre la fois fictif et problmatique tout en restant persuad de sa justesse lmentaire (personne ne vit exactement comme a bien sr, mais c'est nanmoins comme a, et pas au;rement, que les architectes et les urbanistes nous voient vivre ou veulent que nous vivions), on remarquera, donc, d'une part que le salon et la chambre y ont peine plus d'importance que le p,lacard balais (dans le placard balais, on Jll3'aspir;;reur ; dans la chambre, on met les cots fourb : a renvoie aux mmes fonctions de rcupration 'entre-

    44

    L'appartement

    tien) et, d'autre part, que mon modle ne serait pratiquement pas modifi si au lieu d'avoir, comme ici, des espaces spars par des cloisons dlimitant une chambre, un salon, une salle manger, une cuisine, etc., on envisageait, comme cela se fait beaucoup aujourd'hui un espace prtendument unique et pseudo-rnodulable (viVO!, sjour, etc.) : on aurait alors, non pas une cU!sme, ma1s un coin-cuisine, non pas une chambre, ma1s un camrepos, non pas une salle manger, mais un coin-repas.

    On peut imaginer sans peine un appartement dont la disposition reposerait, non plus sur des activits quotidiennes, mais sur des fonctions de relations : ce n'est pas autrement, d'ailleurs, que s'oprait la rpartition modle des pices dites de rception dans les htels particuliers du xviii' sicle ou dans les grands appartements bouroeois fin-de-sicle : suite de salons en enfilade, commande par un grand vestibule, et dont la spcification s'appuie sur des variations minimes tournant routes autour de la nation de rception : grand salon, petit salon, bureau de Monsieur, boudoir de Madame, fumoir, bibliothque, billard, etc.

    Il faut sans doute un petit peu plus d'imagination pour se reprsenter un appartement dont la partition serait fonde sur des fonctions sensorielles : on conoit assez bien ce que pourraient tre un gto_rium ou un \'udiroir, mais on peut se demander quoi ressembleraient un visoir, un humoir, ou un palEQ!r . . . -, D'une manire peine plus transgressive, on peut penser un partage reposant, non plus sur des rythmes circadiens, mais sur des rythmes hepradiens ' : cela nous

    1. Un habitat fond sur un rythme circa-annuel existe chez quelques happy few qui disposent de suffisamment de rsidences pour pouvoir s'efforcer de concilier leur sens des valeurs, leur got

    45

  • Espces d'espaces

    donnerait des appartements de sept pices, respectivement appeles : le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir, et le dimanchoir. Ces deux dernires pices, il faut le remarquer, existent dj, abondamment commercialises sous le nom de rsidences secondaires , ou maisons de week-end . Il n'est pas plus stupide d'imaginer une pice qui serait exclusivement consacre au lundi que de construire des villas qui ne servent que soixante jours par an. Le lundoir pourrait parfaitement tre une buanderie (nos aeux ruraux faisaient leur lessive le 1 undi) et le mardoir un salon (nos aeux citadins recevaient volontiers chaque mardi). Cela, videmment, ne nous sortirait gure du fonctionnel. Il vaudrait mieux, tant qu' faire, imaginer une disposition thmatique, un peu analogue celle qui existait dans les bordels (aprs leur fermeture, er jusque dans les annes 50, on en a fair des maisons d'tudiants ; plusieurs de mes amis ont ainsi vcu dans une ancienne maison de la rue de l'Arcade : l'un d'eux habitait la chambre des tortures , un autre l'avion (!ir en forme de carlingue, faux hublots, etc.), un troisime la cabane du trappeur (murs tapisss de faux rondins, etc.) ; ces faits mritaient d'tre rappels, particulirement J'auteur de l'article Habiter l'inhabituel (Cause commune, 1, n 2, 13-16, 1972) qui est galement l'estimable directeur de la collection dans laquelle parat cet ouvrage) : le lundoir, par exemple, imiterait un bateau ; on dormirait dans des hamacs, on laverait le parquet grande eau, et l'on mangerate du potsson ; le mardoir, pourquoi pas, commmorerait l'une des grandes conqutes de l'homme sur la nature,

    des voyages, les conditions climatiques et les impratifs culturels. On le rencontrera, par exemple, en janvier au Mexique, en fvrier en Smsse, en mars Venise, en avril Marrakech en mai Paris en juin Chypre, en juillet Bayreuth, en aot n Dordogne, e septembre en Ecosse, en octobre Rome, en novembre sur la Cte d'Azur, et en dcembre Londre!'i ...

    46

    L'appartement

    la dcouverte du Ple (nord ou sud, au choix), ou l'ascension de l'Everest : la pice ne serait pas chauffe, on dormirait sous d'paisses fourrures, la nourriture serait base de pemmican (corned-beef les fins de mois, viande des Grisons les jours fastes) ; le mercredoir glorifierait videmment les enfants : c'est depuis quelque temps le jour o ils ne vont plus l'cole ; ce pourrait tre une espce de Palais de Dame Tartine : les murs seraient en pain d'pice et les meubles en pte modeler, etc., etc.

    4

    D'un espace inutile

    ]'ai plusieurs fois essay de penser un appartement dans lequel il y aurait une pice inutile, absolument et dlibrment inutile. a n'aurait pas t un dbarras, a n'aurait pas t une chambre supplmentaire, ni un couloir, ni un cagibi;) ni un recoin. 'aurait t un espace sans fonction. a n'aurait servi rien, a n'aurait renvoy rien. 1

    Il m'a t impossible, en dpit de mes efforts, de suivre cette pense, cette image, jusqu'au bout. Le langage lui-mme, me semble-t-il, s'est avr inapte dcrire ce rien, ce vide, comme si J'on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile, et fonctionnel.

    Un espace sans fonction. Non pas sans fonction prcise , mais prcisment sans fonction ; non pas pluri-fonctionnel (cela, tout le monde sait le faire), mais a-fonctionnel. a n'aurait videmment pas t un espace uniquement destin librer les autres (fourre-tour, placard, penderie, rangement, etc.) mais un espace, je le rpte, qui n'aurait servi rien.

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  • Espces d'espaces

    J'arrive quelquefois ne penser rien, er mme pas comme l'Ami Pierrot, la mort de Louis XVI : d'un seul coup, je me rends compte que je suis l, que le mtro vient de s'arrter et qu'ayant quitt Dugommier quelque quatre-vingt-dix secondes auparavant, je suis maintenant bel et bien Daumesnil. Mais, en l'occurrence, je ne suis pas arriv penser le rien. Comment penser le rien ? Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait _:;_n troJJ, dans lequel on va s'empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus ... ?

    J'ai essay de suivre avec docilit cette ide molle. J'ai rencontr beaucoup d'espaces inutilisables, et beaucoup d'espaces inutiliss. Mais je ne voulais ni de l'inutilisable, ni de l'inutilis, mais de l'inutile. Comment chasser les fonctions, chasser les rythmes, les habitudes, comment chasser la ncessit ? Je me suis imagin que j'habitais un appartement immense, tellement immense que je ne parvenais jamais me rappeler combien il y avait de pices (je l'avais su, jadis, mais je l'avais oubli, et je savais que j'tais dj trop vieux pour recommencer un dnombrement aussi compliqu) : toutes les pices, sauf une, serviraient quelque chose. Le tout tait de trouver la dernire. Ce n'tait pas plus difficile, en somme, que pour les lecteurs de La Bibliothque de Babel de trouver le livre donnant la cl des autres. Il y avait effectivement quelque chose d'assez proche du vertige borgsien vouloir se reprsenter une salle rserve l'audition de la Symphonie n 48 en do, dite Maria-Theresa, de Joseph Haydn, une autre consacre la lecture du baromtre ou au nettoyage de mon gros orteil droit ...

    J'ai pens au vieux Prince Bolkonski qui, lorsque le sort de son fils l'inquite, cherche en vain pendant

    48

    1

    L'appartement

    toute la nuit, de chambre en chambre, un flambeau la main, suivi de son serviteur Tikhone portant des couvertures de fourrure, le lit o il trouvera enfin le sommeil. J'ai pens un roman de science-fiction dans lequel la notion mme d'habitat aurait disparu ; j'ai pens une autre nouvelle de Borgs (L'Immortel) dans laquelle des hommes que la ncessit de vivre et de mourir n'habite plus ont construit des palais en ruine et des escaliers inutilisables ; j'ai pens des gravures d'Escher et des tableaux de Magritte ; j'ai pens une gigantesque bote de Skinner : une chambre entirement tendue de noir, un unique bouton sur un des murs : en appuyant sur le bouton, on fait apparatre, pendant un bref instant, quelque chose comme une croix de Malte grise, sur fond blanc. .. ; j'ai pens aux grandes Pyramides et aux intrieurs d'glise de Saenredam ; j'ai pens quelque chose de japonais ; j'ai pens au vague souvenir que j'avais d'un texte d'Heissenbttel dans lequel le narrateur dcouvre une ,g_ice sans portes ni J_ ntres ; j'ai pens des rves que j'avais faits sur ce mme thme, dcouvrant dans mon propre appartement une pice que je ne connaissais pas . . .

    Je ne suis jamais arriv quelque chose de vraiment satisfaisant. Mais je ne pense pas avoir compltement perdu mon temps en essayant de franchir cette limite improbable : travers cet effort, il me semble qu'il transparat quelque chose qui pourrait tre un statut de l'habitable ...

    5

    Dmnager

    Quitter un appartement. Vider les lieux. Dcamper. Faire place nette. Dbarrasser le plancher.

    49

  • cher

    Espces d'espaces

    Inventorier ranger classer trier Eliminer jeter fourguer Casser Brler Descendre desceller dclouer dcoller dvisser dcro-

    Dbrancher dtacher couper tirer dmonter plier couper

    Rouler Empaqueter emballer sangler nouer empiler rassem

    bler entasser ficeler envelopper protger recouvrir entourer serrer

    Enlever porter soulever Balayer Fermer

    ,_..- Partir

    Emmnager

    nettoyer vrifier essayer changer amnager signer attendre imaginer inventer investir dcider ployer plier courber gainer quiper dnuder fendre tourner retourner battre marmonner foncer ptrir axer protger bcher gcher arracher trancher brancher cacher dclencher actionner installer bricoler encoller casser lacer passer tasser entasser repasser polir consolider enfoncer cheviller accrocher ranger scier fixer punaiser marquer noter calculer grimper mtrer matriser voir arpenter peser de tout son poids enduire poncer peindre frotter gratter connecter grimper trbucher enjamber garer retrouver farfouiller peigner la girafe brosser mastiquer dgarnir camoufler mastiquer ajuster aller et venir lustrer laisser scher admirer s'tonner s'nerver s'impatienter surseoir apprcier additionner intercaler sceller clouer visser boulonner coudre s'accroupir se jucher

    50

    J

    L'appartement

    se morfondre centrer accder laver lessiver valuer compter sourire soutenir soustraire multiplier croquer le marmot esquisser acheter acqurir recevoir ramener dballer dfaire border encadrer sertir observer considrer rver fixer creuser essuyer les pltres camper approfondir hausser se procurer s'asseoir s'adosser s'arc-bouter rincer dboucher complter classer balayer soupirer siffler en travaillant humecter s'enticher arracher afficher coller jurer insister tracer poncer brosser peindre creuser brancher allumer amorcer souder se courber dclouer aiguiser viser musarder diminuer soutenir agiter avant de s'en servir affter s'extasier fignoler bcler rcler dpoussirer manuvrer pulvriser quilibrer vrifier humecter tamponner vider concasser esquisser expliquer hausser les paules emmancher diviser marcher de long en large faire tendre minuter juxtaposer rapprocher assortir blanchir laquer reboucher isoler jauger pingler ranger badigeonner accrocher recommencer intercaler taler laver chercher entrer souffler s'installer habiter vivre

  • portes

    1 On se protge, on se barricade. Les portes arrtent et sparent.

    La porte casse l'espace, le scinde, interdit l'osmose, impose le cloisonnement : d'un ct, il y a moi et mon chez-moi, le priv, le domestique (l'espace surcharg de mes proprits : mon lit, ma moquette, ma cable, ma machine crire, mes livres, mes numros dpareills de La Nouvelle Revue Franaise ... ) de l'autre ct, il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l'un l'autre en se l aissant glisser, on ne passe pas de l'un l'autre, ni dans un sens, ni dans un autre : il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut communiquer, comme le prisonnier communique avec l'extrieur.

    Dans le film Plante interdite, on dduit de la forme triangulaire et de la taille phnomnale des portes quelques-unes des caractristiques morphologiques de leurs trs anciens btisseurs ; l'ide est aussi spectaculaire que gratuite (pourquoi triangulaire ?) mais s'il n'y avait pas eu de portes du tout, on en aurait pu en tirer des conclusions beaucoup plus tonnantes.

    Comment prciser ? Il ne s'agit pas d'ouvrir ou de ne pas ouvrir sa porte, il ne s'agit pas de laisser sa cl sur la porte ; le problme n'est pas qu'il y ait ou non des cls : s'il n'y avait pas de porte, il n'y aurait pas de cl.

    Il est videmment difficile d'imaginer une maison qui n'aurait pas de porte. J'en ai vu une un jour, il y

    5 2

    L'appartement

    a plusieurs annes, Lansing, Michigan, Etats-Unis d'Amrique. Elle avait t construite par Frank Lloyd Wright : on commenait par suivre un sentier doucement sinueux sur la gauche duquel s'levait, trs progressivement, et mme avec une nonchalance extrme, une lgre dclivit qui, d'abord oblique, se rapprochait petit petit de la verticale. Peu peu, comme par hasard, sans y penser, sans qu' aucun instant on ait t en droit d'affirmer avoir peru quelque chose comme une transition, une coupure, un passage, une solution de continuit, le sentier devenait pierreux, c'est--dire que d'abord il n'y avait que de l'herbe, puis il se mettait y avoir des pierres au milieu de l'herbe, puis il y avait un peu plus de pierres et cela devenait comme une alle dalle et herbue, cependant que sur la gauche, la pente du terrain commenait ressembler, trs vaguement, un muret, puis un mur en opus incertum. Puis apparaissait quelque chose comme une toiture claire-voie pratiquement indissociable de la vgtation qui l'envahissait. Mais en fait, il tait dj trop tard pour savoir si l'on tait dehors ou dedans : au bout du sentier, les dalles taient jointives et l'on se trouvait dans ce que l'on nomme habituellement une entre qui ouvrait directement sur une assez gigantesque pice dont un des prolongements aboutissait d'ailleurs sur une terrasse agrmente d'une grande piscine. Le reste de la maison n'tait pas moins remarquable, pas seulement pour son confort, ni mme pour son luxe, mais parce que l'on avait l'impression qu'elle s'tait coule dan a colline comme u qui se peletonne ans un c.oussin.

    La chutede cette anecdote est aussi morale que prvisible : une dizaine de maisons peu prs semblables taient dissmines sut les pourtours d'un club priv de golf. Le golf tait entirement cltur ; des gardes dont on n'avait aucun mal s'imaginer qu'ils taient arms de carabines canon sci (j'ai vu beaucoup de films amricains dans ma jeunesse) surveillaient l'unique grille d'entre.

    53

  • escaliers

    On ne pense pas assez aux escaliers.

    Rien n'tait plus beau dans les maisons anciennes que les escaliers. Rien n'est plus laid, plus froid, plus hostile, plus mesquin, dans les immeubles d'aujourd'hui.

    On devrait apprendre vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ?

    murs

    Etant donn un mur, que Je pa!!et-il derrire ? Jean Tardieu

    Je mets un tableau sur un mur. Ensuite j'oublie qu'il y a un mur. Je ne sais plus ce qu'il y a derrire ce mur, je ne sais plus qu'il y a un mur, je ne sais plus que ce mur est un mur, je ne sais plus ce que c'est qu'un mur. Je ne sais plus que dans mon appartement, il y a des murs, et que s'il n'y avait pas de murs, il n'y aurait pas d'appartement. Le mur n'est plus ce qui dlimite et dfinit le lieu o je vis, ce qui le spare des autres lieux o les autres vivent, il n'est plus qu'un support pour le tableau. Mais j'oublie aussi le tableau, je ne le regarde plus, je ne sais plus le regarder. J'ai mis le tableau sur le mur pour oublier qu'il y avait un mur, mais en oubliant le mur, j'oublie aussi le tableau. Il y a des tableaux parce qu'il y a des murs. Il faut pouvoir oublier qu'il y a des murs et l'on n'a rien trouv de mieux pour a que les tableaux. Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux. Ou alors il faudrait changer continuellement, soit de mur, soit de tableau, mettre sans cesse d'autres tableaux sur les murs, ou tout le temps changer le tableau de mur.

    On pourrait crire sur ses murs (comme on crit parfois sur les faades des maisons, sur les palissades des chantiers, sur les murailles des prisons), mais on ne le fait que trs rarement.

  • l'immeuble

    1

    Projet de roman

    ]'imagine un immeuble parisien dont la faade a t enleve - une sorte d'quivalent du toit soulev dans Le

    Diable boiteux ou de la scne de jeu de go reprsente dans le Gengi monogatori emaki - de telle sorte que, du rez-de-chausse aux mansardes, toutes les pices qui se trouvent en faade soient instantanment et simultanment visibles.

    Le roman - dont le titre est La vie, mode d'emf!loi - se bon:te (si j'ose employer ce verbe pourun projet dont le dveloppement final aura quelque chose comme quatre cents pages) dcrire les pices ainsi dvoiles et les activits qui s'y droulent, le tout selon des processus formels dans le dtail desquels il ne me semble pas ncessaire d'entrer ici, mais dont les seuls noncs me semblent avoir quelque chose d'allchant : polygraphie du cavalier (adapte, qui plus est, un chiquier de 10 X 10), pseudoquenine d'ordre 10, bi-carr latin orthogonal d'ordre 10

    57

  • (celui dont Euler conjectura la non-existence, mais qui fut dmontr en 1960 par Bose, Parker et Shrikhande).

    Les sources de ce projet sont multiples. L'une d'entre elles est un dessin de Sal Steinberg, paru dans The Art of Living (Lo s, Hamish Hamilton, 1952) qui reprsente un meubl (on sait que c'est un meubl parce qu' ct de a porte d'entre il y a un criteau portant l'inscription No Vacancy) dont une partie de la faade a t enleve, laissant voir l'intrieur de quelque vingt-trois pices (je dis quelque, parce qu'il y a aussi quelques fiappes sur les pices de derrire) : le seul inventaire - et encore il ne saurait tre exhaustif - des lments de mobilier et des actions reprsentes a quelque chose de proprement vertigineux

    3 salles de bains ; celle du 3' est vide, dans celle du 2', une femme prend un bain ; dans celle du rez-dechausse, un homme prend une douche.

    3 chemines, de tailles trs diffrentes, mais dans le mme axe. Aucune ne marche (personne ne fait du feu dedans, si l'on prfre) ; celles du l" et du 2' sont quipes de chenets ; celle du l" est coupe en deux par une cloison qui scinde galement les moulures et la rosace du plafond.

    6 lustres et 1 mobile genre Calder 5 tlphones 1 piano droit et son tabouret 10 individus adultes de sexe masculin, dont

    1 qui boit un verre

    58

    1 qui tape la machine 2 qui lisent le journal, l'un est assis dans un

    fauteuil, l'autre est tendu sur un divan 3 qui dorment 1 qui se douche 1 qui mange des toasts

    L'immeuble

    qui franchit le seuil d'une pice dans laquelle se trouve un chien

    10 individus adultes de sexe fminin, dont 11

    quque . qut est asstse 1 qui tient un bb dans ses bras 2 qui lisent, l'une, assise, le journal, l'autre,

    couche, un roman qui fait la vaisselle

    1 qui se baigne 1 qui tricote 1 qui mange des toasts 1 qui dort

    6 enfants en bas ge, dont 2 sont certainement des petites filles et 2 certainement des petits garons.

    2 chiens 2 chats 1 ours sur des roulettes 1 petit cheval sur des roulettes 1 petit train 1 poupe dans un landau 6 rats ou souris pas mal de termites (il n'est pas sr que ce soit des ter

    mites ; en tout cas des espces d'animaux qui vivent dans les planchers et les murs)

    au moins 38 tableaux ou gravures encadrs 1 masque ngre 29 lampes (en plus des lustres) 10 lits 1 lit d'enfant 3 divans dont un sert inconfortablement de lit 4 cuisines qui sont plutt des kitchenettes 7 pices parquetes 1 tapis 2 carpettes ou.Jkscentes-de- lil 9 pices au sol sans doute recouvert de moquette

    59

  • 3 pices carreles 1 escalier intrieur 8 ..guridons 5 cJ;rsbasses

    Espces d'espaces

    5 petites bibliothques 1 tagre remplie de livres 2 pendules 5 commodes 2 tables 1 bureau tiroirs avec un sous-main buvard et un encrier 2 paires de chaussures

    tabouret de salle de bains 1 1 chaises 2 fauteuils 1 serviette de cuir 1 peignoir de bains 1 penderie 1 rveil 1 pse-personne 1 poubelle pdale 1 chapeau pendu une patre 1 costume pendu sur un cintre 1 veston pos sur un dossier de chaise du linge qui sche 3 petites armoires de salles de bains plusieurs bouteilles et flacons de nombreux objets difficilement identifiables (pendulettes,

    cendriers, lunettes, verres, soucoupes pleines de cacahouettes, par exemple)

    (Ii n'a t dcrit ue la partie dfaade de l:fmmeuble. Le quart restant d dessin permet tout de mme de recenser un morceau de trottoir jonch de dtritus (vieux journal, bote de conserves, trois enveloppes), une poubelle trop pleine, un porche jadis somptueux, mais vtuste, et cinq personnages aux fentres : au second, parmi des fleurs en pots, un vieil homme qui fume sa pipe et son

    60

    L'immettble

    chien, au troisime, un oiseau dans sa cage, une femme et une petite fille.

    Il me semble que c'est l't. Ii doit tre quelque chose comme huit he e du soir (il est curieux que les enfants ne soient pas couchs) . La tlvision n'a pas encore t invente. On ne voit pas non plus un seul poste de radio. La propritaire de l'immeuble est sans doute la dame qui tricote (elle n'est pas au premier, comme je l'ai d'abord cru, mais, vu la position du porche, au rez-dechausse, et ce ue ai !IEI'el rez-de-chausse est en fait un sous-sol : la maison n'a que deux tages) : elle a eu des reve;

    ; de fortune et a t oblige, non seulement de

    transformer sa maison en meubl, mais de scinder en deux ses deux plus belles pices.

    Un examen un peu plus attentif du dessin permettrait sans peine d'en tirer les dtails d'un volumineux roman : il est vident, par exemple, que nous nous trouvons une poque o la mode est aux cheveux friss (trois femmes se sont mises des bigoudis) ; le monsieur qui dort sur son inconfortable divan est sans doute un professeur : c'est lui qu'appartient la serviette de cuir et il a sur son bureau quelque chose qui ressemble fort un paquet de copies ; la dame qui vaque est la mre de la jeune fille qui est assise et il est tout fait vraisemblable que le monsieur qui est acwud la chemine, un verre la main et qui regarde d'un il plutt perplexe le mobile genre Calder soit son futur gendre ; quant son voisin, qui a quatre enfants et un chat, il semble s'acharner sur sa machine crire comme quelqu'un dont l'diteur attendrait depuis trois semaines le manuscrit . . .

    61

  • 2

    Choses que, de temps autre, on devrait faire systmatiquement

    Dans l'immeuble o l'on habite :

    62

    aller voir ses voisins ; regarder ce qu'il y a, par exemple, sur le mur qui nous est commun ; vrifier, ou dmentir, l'homotopie des logements. Voir comment on en tire parti ; s'apercevoir que quelque chose qui peut ressembler du dpaysement peut venir du fait que l'on prendra l'escalier B au lieu de l'escalier A, ou que l'on montera au 5' alors que l'on habite au second ; essayer d'imaginer, dans le cadre mme de l'immeuble, les bases d'une existence collective (j'ai vu, dans une vieille maison du XVIII' arrondissement, un W.-C. qui tait commun quatre logements ; le propritaire ne voulait pas payer pour l'clairage dudit W.-C., et aucun des quatre locataires n'avait voulu payer pour les trois autres, ni n'avait accept l'ide d'un unique compteur et d'une quittance divisible par quatre. Le W.-C. tait donc clair par quatre ampoules distinctes, chacune commande depuis l'un des quatre logements : une ampoule unique aurait-elle brl pendant dix ans, jour et nuit, qu'elle aurait videmment cot moins cher que l'installation d'un seul de ces circuits privatifs).

    L'immeuble

    Dans les immeubles en gnral les regarder ; lever la tte ; chercher le nom de l'architecte, le nom de l'entrepreneur, la date de la construction ; se demander pourquoi il y a souvent crit gaz cous les tages ; essayer de se souvenir, dans le cas d'un immeuble neuf, de ce qu'il y avait avant ; etc.

  • la rue

    1

    Les immeubles sont ct les uns des autres. Ils sont aligns. Il est prvu qu'ils soient aligns, c'est une faute grave pour eux quand ils ne sont pas aligns : on dit alors qu'ils sont frapps d'alignement, cela veut dire qu l'on est en droit de les dmolir, afin de les reconstruire dans l'alignement des autres.

    L'alignement parallle de deux sries d'immeubles dtermine ce que l'on appelle une rue : la rue est un espace bord, gnralement sur ses deux plus longs cts, de maisons ; l: ....

    -st.c.e -5}i spare les maisons l:s unes des autres, et aussi ce qui permet d'aller d'une maison l'autre, soit en longeant, soit en traversant la rue. De plus, la rue est ce qui permet de reprer les maisons. Il existe diffrents systmes de reprage ; le plus rpandu, de nos jours et sous nos climats, consiste donner un nom la rue et des numros aux maisons :,

    rue t un sujet extrmement complexe, et souvent meme pineux, propos duquel on pourrait crire plusieurs ou-

    65

  • Espces d'espaces

    vrages ; quant au numrotage, il n'est pas tel!ement plus simple : il a t dcid, premirement, que 1 on mettrait des numros pairs d'un ct et des numros impairs de l'autre (mais, comme se le demande fort justement un personnage de Raymond Queneau, dans Le vol d'Icare : 13 bis, est-ce un nombre pair ou un nombre impair ? ? deuximement, que par rapport au sens de la rue, les numeros pairs seraient droite (et les numros impairs . gauche) et, troisimement, que ledit sens de la rue serait, gnralement (mais on connat beaucoup d'exceptions) dtermin par la position de ladite rue par rapport un axe fixe, en l'occurrence la Seine : les rues parallles la Seine sont numrotes d'amont en aval, les rues perpendiculaires partent de la Seine et s'en loignent (ces explications concernent videmment Paris ; on peut supposer raisonnablement que des solutions analogues ont t imagines pour les autres villes) .

    A i1nverse immeubles qui appartiennent presque toujours quelqu'un, leS\ rues n'appartiennent en principe personne. Elles sont partages, assez quitablement, entre zone rserve aux vhicules momobiles, et qe l'on appelle Gchausse, et deux zones, evidemment plus etroites, rserve aux pitons, que l'on nomme trottoirs. certain nombre de rues sont entirement rserves aux pitons, soit a faon permanente, soit pour certaines occasions particulires. @ones de contacts entre !chausse et le trottoirs permettent aux automobilistes qui dsirent ne plus circuler de se garer. J;,e nombre des vhicules automobiles dsireux de ne pas circuler tant e plus grand que je 'nombre de places disponibles, on a limit ces possibilits de stationnement, soit, intrieur de certains primtres appels zones bleues en limitant temps de stationnement, soit, plus gnralement, en instaurant un stationnement payant.

    66

    La rue

    Il n'est pas frquent qu'il y ait arbres dans les rues. Quand il y en a, ils sont entours de grilles. Par contre, la plupart des rues sont quipes d'amnagements spcifiques correspondant divers servies : il y ams1 d lampadaires qui s'allument automatiquement des qu 1 lumire::_, du jour commence dcrotre de faon sJgmflcative ; de arrts auprs desquels le usagers peuvent attdre l'arrive des autobus ou des taxts ; des"'cabmes telephoniques, d,- bancs publics ; des botes dans lesquelles ] citadins peuvent dposer deslettres que le serviCe de postes viendra collecter heures fixes ; mcamsmes a horloge destins recevoir l'argent ncessaire un, stationnement de dure limite ; de paniers rservs aux papiers usags et autres dtritus, et dans lesquels nombre de personnes jettent compulsivement, en passant, un regard furtif ; a;; feux de circulation. Il y a galement d;J panneaux de signalisation routire indiqu:n;,_,.11ar exemple, qu'il convient de se garer de tel ou tel cote. "s}e l,

    a me selon que l'on est ou non dans la premire ou dans seconde quinzaine du mois (ce que l'on appelle

  • Espces d'espaces

    pas. Enfin, en certaines circonstances - dfils militaires, passages de chefs d'Etat, etc. - des portions entires de la chausse peuvent tre interdites au moyen de barrires mtalliques lgres s'imbriquant les unes dans les autres.

    En certains endroits des trottoirs, des dnivellations en arc de cercle, familirement appeles bateaux , indiquent que des vhicules automobiles peuvent tre gars l'intrieur mme des immeubles et qu'il convient de leur laisser en tous temps une possibilit de sortir ; en d'autres endroits, des petits carreaux de faence encastrs dans le rebord des trottoirs indiquent que cette portion de trottoir est rserve au stationnement des voitures de louage.

    La jonction de la chausse et des trottoirs porte le nom de caniveau : c'est une zone trs lgrement incline, grce Jaqiien1es eaux de pluie peuvent s'couler dans le systme d'gout qui se trouve au-dessous de la rue, au lieu de s'taler sur toute la largeur de la chausse, ce qui gnerait considrablement la circulation automobile. Pendant plusieurs sicles, il n'y eut qu'un seul caniveau et il se trouvait au milieu de la chausse, mais l'on considre que le systme actuel est mieux adapt. A dfaut d'eau de pluie, l'entretien des chausses et des trottoirs peut tre assur grce des arrives d'eaux qui sont installes presque tous les croisements de rues et qui s'ouvrent l'aide de cls en forme de T dont sont munis les employs municipaux chargs du nettoiement des rues.

    Il est, en principe, toujours possible de passer d'un ct de la rue l'autre, en utilisant des passages protgs que les vhicules automobiles ne doivent franchir qu'avec la plus extrme attention. Ces passages protgs sont signals, soit par deux sries parallles, perpendiculaires l'axe de la rue, de clous mtalliques, dont la tte a un diamtre d'environ douze centimtres, d'o le nom de passages clouts donn ces zones protges, soit par de larges

    68

    La me

    bandes de peinture blanche disposes obliquement sur toute la largeur de la rue (les passages sont dits alors matrialiss) . Le systme des passages clouts ou matrialiss ne semble plus avoir l'efficacit qu'il eut sans doute jadis, et il est souvent ncessaire de le doubler par un systme de feux de signalisation trois couleurs (rouge, orange et vert) qui, en se multipliant, ont fini par susciter des problmes de synchronisation extraordinairement complexes que certains des plus gros ordinateurs du monde et certains des esprits mathmatiques considrs comme les plus brillants de notre poque travaillent sans relche rsoudre.

    En diffrents endroits, des camras tlcommandes suryeillent ce qui se passe : il y en a une au sommet de la Chambre des Dputs, juste sous le grand drapeau tricolore ; une autre, place Edmond-Rostand, dans l'axe du boulevard Saint-Michel ; d'autres encore Alsia, place Clichy, au Chtelet, place de la Bastille, etc.

    2

    J'ai vu deux aveugles dans la rue Linn. Ils marchaient en se tenant par le bras. Ils avaient tous deux de longues cannes extrmement flexibles. L'un des deux tait une femme d'une cinquantaine d'annes, l'autre un tout jeune homme. La femme effleurait de l'extrmit de sa canne tous les obstacles verticaux qui se dressaient le long du trottoir et, guidant la canne du jeune homme, les lui faisait toucher galement en lui indiquant, trs vite, et sans jamais se tromper, de quels obstacles il s'agissait : un lampadaire, un arrt d'autobus, une cabine tlphonique, une corbeille papiers, une bote lettres, un panneau de signalisation (elle n'a videmment pas pu prciser ce que signalait ce panneau), un feu rouge .. .

    69

  • Espces d'espaces

    3

    Travaux pratiques

    Observer la rue, de temps en temps, peut-tre avec un souci un peu systmatique. S'appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu la terrasse d'un caf prs du carrefour Bac-

    Saint-Germain l'heure sept heures du soir la date 15 mai 1973 le temps beau fixe

    Noter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose 'l!I nous __ frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.

    Il faut y aller plus doucement, presque btement. Se forg crire ce qui n'a pas d'intrt, ce qui est le plus vident,_ le plus commun, le plus terne.

    La rue : essayer de dcrire la rue, de quoi c'est fait, quoi a sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutt confortables, plutt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les btiments officiels. Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander o les gens du quartier font leur march. Les cafs. Combien y a-t-il de cafs ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-l ? Parce qu'on le connat, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres

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    La rue

    magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas dire, ne pas crire etc. . Se forcer puiser le sujet, mme si a a l'air grotesque, ou futile, ou stupide. On n'a encore rien regard, on n'a fait que reprer ce que l'on avait depuis longtemps repr.

    S'obliger voir plus platement.

    Dceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont t arrtes par des feux rouges. Corn pter les voitures. Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatricules Paris et les autres. Noter l'absence des taxis alors que, prcisment, il semble qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent.

    Lire ce qui est crit dans la rue : colonnes Morriss, kiosques journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti, prospectus jets terre, enseignes des magasins.

    Beaut des femmes. La mode est aux talons trop hauts.

    Dchiffrer un morceau de ville, en dduire des vidences : la hantise de la proprit, par exemple. Dcrire le nombre des oprations auxquelles se livre le conducteur d'un vhicule automobile lorsqu'il se gare seule fin d'aller faire l'emplette de cent grammes de ptes de fruits :

    - se garer au moyen d'un certain nombre de manuvres

    - couper le contact - retirer la cl, dclenchant ainsi un premier dispo-

    sitif anti-vol s'extirper du vhicule

    - relever la glace de la portire avant gauche

    7 1

  • Espces d'espaces

    la verrouiller - vrifier que la portire arrire gauche est ver-

    rouille ; sinon J'ouvrir telever la poigne de l'intrieur claquer la portire vrifier qu'elle est effectivement verrouille.

    faire le tour de la oiture ; le cas chant, vrifier que le coffre est bien ferm cl

    - vrifier que la portire arrire droite est .verrouille ; sinon, recommencer l'ensemble des oprations dj effectu sur la portire arrire gauche) relever la glace de la portire avant droite fermer la portire ivant droite la verrouiller jeter, avant de s'loigner, un regard circulaire comme pour s'assurer que la voiture est encore l et que nul ne viendra la prendre.

    Dchiffrer un morceau de ville. Ses circuits : pourquoi les autobus vont-ils de tel endroit tel autre ? Qui choisit les itinraires, et en fonction de quoi ? Se souvenir que le trajet d'un autobus parisien intra-mttros est dfini par un nombre de deux chiffres dont le premier dcrit le terminus central et le second le terminus priphrique. Trouver des eocemples, trouver des excertions : tous les autobus dont le numro commence par le chiffre 2 partent de la gare SaintLazare, par le chiffre 3 de la gare de l'Est ; tous les autobus dont le numro se termine par un 2 aboutissent grosso modo dans le 16' arrondissement ou Boulogne. (Avant, c'tait des lettres : l'S, cher Queneau, est devenu le 84 ; s'attendrir au souvenir des autobus plate-forme, la forme des tickets, le receveur avec sa petite machine accroche sa ceinture ... )

    72

    La rue

    Les gens dans les rues : d'o qu'ils viennent ? O qu'ils vont ? Qui qu'ils sont ?

    Gens presss. Gens lents. Paquets. Gens prudents qui ont pris leur impermable. Chiens : ce sont les seuls animaux visibles. On ne voit pas d'oiseaux - on sait pourtant qu'il y a des oiseaux - on ne les entend pas non plus. On pourrait apercevoir un chat en train de se glisser sous une voiture, mais cela ne se produit pas.

    Il ne se passe rien, en somme.

    Essayer de classer les gens : ceux qui sont du quartier et ceux qui ne sont pas du quartier. Il ne semble pas y avoir de touristes. L'poque ne s'y prte pas, et d'ailleurs le quartier n'est pas spcialement touristique. Quelles sont les curiosits du quartier ? L'htel de Salomon Bernard ? L'glise SaintThomas-d'Aquin ? Le n 5 de la rue Sbastien-Bottin ?

    Du temps passe. Boire son demi. Attendre. Noter que les arbres sont loin (l-bas, sur le boulevard Saint-Germain et sur le boulevard Raspail), qu'il n'y a pas de cinmas, ni de thtres, qu'on ne voit aucun chantier visible, que la plupart des maisons semblent avoir obi aux prescriptions de ravalement.

    Un chien, d'une espce rare (lvrier afghan ? sloughi ?)

    Une land-rover que l'on dirait quipe pour traverser le Sahara (malgr soi, on ne note que l'insolite, le particulier, le misrablement exceptionnel : c'est le contraire qu'il faudrait faire).

    Continuer Jusqu' ce que le lieu devienne improbable jusqu' ressentir, pendant un trs bref instant, l'impressien

    73

  • llspc'ces d'espnces

    d'tre dans une ville trangre, ou, mieux encore, jusqu' ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tour entier devienne tranger, que l'on ne sache mme plus que a s'appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs ...

    Faire pleuvoir des pluies diluviennes, tout casser, faire pousser de l'herbe, remplacer les gens par des vaches, voir apparatre, au croisement de la rue du Bac et du boulevard SaintGermain, dpassant de cent mtres les toits des immeubles, King-Kong, ou la souris fortifie de Tex Avery !

    Ou bien encore : s'efforcer de se reprsenter, avec le plus de prcision possible, sous le rseau des rues, l'enchevtrement des gouts, le passage des lignes de mtro, la prolifration invisible et souterraine des conduits (lectricit, gaz, lignes tlphoniques, conduites d'eau, rseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible la surface.

    En dessous, juste en dessous, ressusciter l'ocne : le calcaire meulires, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie.

    4

    Ou bien :

    Brouillon de lettre

    Je pense roi, souvent parfois je rentre dans un caf, je m'assieds prs de la porte, je commande un caf

    74

    La rue

    je dispose sur le guridon de faux marbre mon paquet de cigarettes, une bote d'allumettes, un bloc de papier, mon stylo-feutre je remue longtemps la petite cuiller dans la rasse de caf (pourtant je ne sucre pas mon caf, je le bois en laissant fondre le sucre dans ma bouche, comme les gens du Nord, comme les Russes et les Polonais quand ils boivent du rh) Je fais semblant d'tre proccup, de rflchir, comme si j'avais une dcision prendre En haut et droite de la feuille de papier, j'inscris la date, parfois le lieu, parfois l'heure, je fais semblant d'crire une lettre

    j'cris lentement, trs lentement, le plus lentement possible, je trace, je dessine chaque lettre, chaque accent, je vrifie les signes de ponctuation

    je regarde attentivement une affichette, le tarif des glaces et mystres, une ferrure, un store, le cendrier jaune, hexagonal (en fait, c'est un triangle quilatral, dans les angles coups duquel ont t amnages les dpressions en demicercle o peuvent tre poses les cigarettes)

    Dehors il y a un peu de soleil le caf est presque vide deux ravaleurs de faades boivent un rhum au comptoir, le patron somnole derrire sa caisse, la serveuse nettoie la machine caf

    je pense roi tu marches dans ta rue, c'est l'hiver, tu as relev le col de ton manteau de loup, tu es souriante et lointaine

    (. .. )

    75

  • Espces d'espaces

    5

    Les lieux (Notes sur un travail en cours)

    En 1969, j'ai choisi, dans Paris, 12 lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage), ou bien dans lesquels j'avais vcu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers.

    J'ai entrepris de faire, chaque mois, la description de deux de ces lieux. L'une de ces descriptions se fait sur le lieu mme et se veut la plus neutre possible : assis dans un caf, ou marchant dans la rue, un carnet et un stylo la main, je m'efforce de dcrire les maisons, les magasins, les gens que je rencontre, les affiches, et, d'une manire gnrale, tous les dtails qui attirent mon regard. L'autre description se fait dans un endroit diffrent du lieu : je m'efforce alors de dcrire le lieu de mmoire, et d'voquer son propos tous les souvenirs qui me viennent, soit des vnements qui s'y sont drouls, soit des gens que j'y ai rencontrs. Lorsque ces descriptions sont termines, je les glisse dans une enveloppe que je scelle la cire. A plusieurs reprises, je me suis fait accompagner sur les lieux que je dcrivais par un ou une ami(e) photographe qui, soir librement, soit sur mes indications, a pris des photos que j'ai alors glisses, sans les regarder ( l'exception d'une seule) dans les enveloppes correspondantes ; il m'esc arriv galement de glisser dans ces enveloppes divers lments susceptibles de faire plus tard office de tmoignages, par exemple des tickets de mtro, ou bien des tickets de consommation, ou des billets de cinma, ou des prospectus, etc.

    Je recommence chaque anne ces descriptions en prenant soin, grce un algorithme auquel j'ai dj fait allu-

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    La rue

    sion (bi-carr latin orthogonal, celui-ci tant d'ordre 12), premirement, de dcrire chacun de ces lieux en un mois diffrent de l'anne, deuximement, de ne. jamais dcrire le mme mois la mme couple de lieux.

    Cette entreprise, qui n'est pas sans rappeler dans son principe les bombes du temps , durera donc douze ans, jusqu' ce que tous les lieux aient t dcrits deux fois douze fois. Trop proccup, l'anne dernire, par le tournage de Un homme qui dort (dans lequel apparaissent, d'ailleurs, la plupart de ces lieux), j'ai en fait saut l'anne 7 3 et c'est donc seulement en 1981 que je serai en possession (si toutefois je ne prends pas d'autre retard ... ) des 288 textes issus de cerre exprience. Je saurai alors si elle en valait la peine : ce que j'en attends, en effet, n'est rien d'autre que la trace d'un triple vieillissement : celui des lieux eux-mmes, celui de mes souvenirs, et lui de mon criture.

  • le quartier

    1

    Le quartier. Qu'est-ce que c'est qu'un quartier ? T'habites dans le quartier ? T'es du quartier ? T'as chang de quartier ? T'es dans quel quartier ? a a vraiment quelque chose d'amorphe, le quartier : une manire de paroisse ou, strictement parler, le quart d'un arrondissement, le petit morceau de ville dpendant d'un commissariat de police ...

    Plus gnralement : la portion de la ville dans laquelle on se dplace facilement pied ou, pour dire la mme chose sous la forme d'une lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n'a pas besoin de se rendre, puisque prcisment on y est. Cela semble aller de soi ; encore faut-il prciser que, pour la plupart des habitants d'une ville, cela a pour corollaire que le quartier est aussi la portion de la ville dans laquelle on ne travaille pas : on appelle son quartier le coin o J'on rside et pas le coin o J'on travaille : et les lieux de rsidence et les lieux de travail ne concident presque

    . jamais : cela aussi est une vidence, mais ses consquences sont innombrables.

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  • Espces d'espaces

    La vie de quartier

    C'est un bien grand mot. D'accord, il y a les voisins, il y a les gens du quartier,

    les commerants, la crmerie, le tout pour le mnage, le tabac qui reste ouvert le dimanche, la pharmacie, la poste, le caf dont on est, sinon un habitu, du moins un client rgulier (on serre la main du patron ou de la serveuse).

    Evidemment, on pourrait cultiver ces habimdes, aller toujours chez le mme boucher, laisser ses paquets l'picerie, se faire ouvrir un compte chez le droguiste, appeler la pharmacienne par son prnom, confier son chat la marchande de journaux, mais on aurait beau faire, a ne ferait pas une vie, a ne pourrait mme pas donner l'illusion d'tre la vie : a crerait un espace familier, a susciterait un itinraire (sortir de chez soi, aller acheter le journal du soir, un paquet de cigarettes, un paquet de poudre laver, un kilo de cerises, etc.), prtexte quelques poignes de main molles, bonjour, madame Chamissac, bonjour, monsieur Fernand, bonjour, mademoiselle Jeanne), mais a ne sera jamais qu'un amnagement doucetre de la ncessit, une manire d'enrober le mercantile.

    Evidemment on pourrait fonder un orchestre, ou faire du thtre dans la rue. Animer, comme on dit, le quartier. Souder ensemble les gens d'une rue ou d'un groupe de rues par autre chose qu'une simple connivence, mais une exigence ou un combat.

    La mort du quartier

    C'est un bien grand mot aussi (d'ailleurs, il y a beaucoup d'autres choses qui meurent :

    les villes, les campagnes, etc.)

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    Le quartier

    Ce que je regrette, surtout, c'est le cinma de quartier, avec ses publicits hideuses pour Je teinmrier du coin.

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    De tout ce qui prcde, je peux tirer la conclusion, vrai dire peu satisfaisante, que je n'ai qu'une ide trs approximative de ce qu'est un quartier .. _Il est vr; qe j' ai pas mal chang, au cours de ces dermeres annees : Je n at pas eu le temps de vraiment m'y faire.

    Je me sers peu de mon quartier. C'est seulement par hasard que quelques-uns de mes amis vivent dans le mme quartier que moi. Par rapport mon logis, mes principaux centres d'intrt sont plutt excentriques. Je n'ai rien contre le fait de bouger, au contraire.

    Pourquoi ne pas privilgier la dispersion ? Au lieu de vivre dans un lieu unique, en cherchant vainement s'y rassembler, pourquoi n'aurait-on pas, parpilles dans Paris, cinq ou six chambres ? ]'irais dormir Denfert, j'crirais place Voltaire, j'couterais de la musique place Clichy, je ferais l'amour la poterne des peupliers, je mangerais rue de la Tombe-Issoire, je lirais prs du parc Monceau, etc. Est-ce plus smpide, en fin de compte, que de mettre tous les marchands de meubles faubourg Saint-Antoine, tous les marchands de verrerie rue du Paradis, tous les tailleurs rue du Sentier, tous les Juifs rue des Rosiers, tous les mdiants au quartier Latin, tous les diteurs Saint-Sulpice, tous les mdecins dans Harley Street, tous les Noirs Haarlem ?

  • la ville

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    Les toits de Paris1 couchs sur le dos, laurs petites pattes en Pair.

    Raymond Queneau

    Ne pas essayer trop vite de trouver une dfinition de la ville ; c'est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper.

    D'abord, faire l'inventaire de ce que l'on voit. Recenser ce dont l'on est sr. Etablir des distinctions lmentaires : par exemple entre ce qui est la ville et ce qui n'est pas la ville.

    S'intresser ce qui spare la ville de ce qui n'est pas la ville. Regarder ce qui se passe quand la ville s'arrte. Par exemple (j'ai dj abord ce sujet propos des rues), une mthode absolument infaillible pour savoir si l'on se trouve dans Paris ou l'extrieur de Paris consiste regarder le numro des autobus : s'ils ont deux chiffres, on est dans Paris, s'ils ont trois chiffres, on est en dehors de Paris (ce n'est malheureusement pas aussi infaillible que a ; mais en principe, a devrait l'tre).

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  • Espces d'espaces

    Reconnatre que les banlieues ont fortement tendance ne pas rester banlieues.

    Bien noter que la ville n'a pas tou jours t ce qu'elle tait. Se souvenir, par exemple, qu'Auteuil fut longtemps la campagne ; jusqu'au milieu du XIx sicle, quand les mdecins voyaient qu'un enfant tait un peu trop plot, ils recommandaient aux parents d'aller passer quelques jours Auteuil respirer le bon air de la campagne (d'ailleurs, il y a encore Auteuil une crmerie qui persiste s'appeler la Ferme d'Auteuil).

    Se souvenir aussi que l'Arc de Triomphe fut bti la campagne (ce n'tait pas vraiment la campagne, c'tait plutt l'quivalent du bois de Boulogne, mais, en tout cas, ce n'tait pas vraiment la ville).

    Se souvenir aussi que Saint-Denis, Bagnolet, Aubervilliers sont des villes beaucoup plus importantes que Poitiers, Annecy ou Saint-Nazaire.

    Se souvenir que tout ce qui se nomme faubourg se trouvait l'extrieur de la ville (faubourg Saint-Antoine, faubourg Saint-Denis, faubourg Saint-Germain, faubourg Saint-Honor) .

    Se souvenir que si l'on disait Saint-Germain-des-Prs, c'est parce qu'il y avait des prs.

    Se souve