ESPACE ET TEMPS, ORDRE ET CHAOS DANS L'EGYPTE PHARAONIQUE (J. Leclant, Revue de Synthèse 90,...

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ESPACE ET TEMPS, ORDRE ET CHAOS DANS L'EGYPTE PHARAONIQUE Par JEAN LECLANT Professeur à la Sorbonne (Revue de Synthèse 90, p.217-39 -1969-) 1 En présentant quelques réflexions sur Espace et Temps, Ordre et Chaos dans l'Egypte pharaonique, je suis bien persuadé de mes limites devant un sujet éminemment cosmique. Si j'ai accepté pourtant l'invitation de participer à la présente réunion, c'est parce que n'était plus là pour y répondre celui qui tant de fois, avec une conscience égale à sa science, a représenté l'égyptologie dans les travaux et les débats du Centre international de Synthèse, mon maître et ami Jean Sainte-Fare Garnot. La rectitude de son information philologique, sa sympathie pour la psychologie des anciens Egyptiens, en particulier pour leurs conceptions religieuses, la finesse de son goût archéologique le désignaient mieux que personne pour des entretiens tels que ceux auxquels vous voulez bien m'associer. C'est en me fondant sur les principes qu'il avait plusieurs fois exprimés, en particulier dans un essai sur l'anthropologie religieuse 2 , que je tenterai de vous guider parmi les représentations des anciens Egyptiens relatives à l'Espace et au Temps. Je ne saurais prétendre en dresser ici un tableau complet et parfaitement ordonné. L'inventaire des textes laissés par l'Egypte ancienne est loin d'être achevé; leur étude présente encore d'énormes lacunes. On n'a accordé jusqu'ici que peu d'attention à l'examen systématique des notions fondamentales de l'univers égyptien. De plus, il s'agit, pour cette civilisation, d'une longue histoire : plus de trois millénaires. En dépit du conservatisme, plus exactement d'une volonté constante de retour aux origines et de protection contre l'extérieur, il y a eu des crises, des influences externes, des évolutions ; chaque grande époque de ce long passé a son style propre ; à partir de la première période intermédiaire (vers 2 200 av. J.-C.) se font jour des préoccupations d'ordre moral. Selon les milieux d'où proviennent les documents, les orientations peuvent être variées, parfois divergentes. 1 Este artículo fue escaneado mediante un O.C.R. por Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k365204j ), por lo que además de la obligatoriedad de no ser utilizado para fines comerciales, puede presentar algún error de reconocimiento óptico, así como en su traspaso al formato word por parte quien suscribe estas líneas (Nota del editor). 2 J. SAINTE-FARE GARNOT, L'Anthropologie de l'Egypte ancienne, dans Anthropologie religieuse, publiée par C.-J. Bleeker (Supplements to Numen , II), 1935, p. 14-27

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ESPACE ET TEMPS, ORDRE ET CHAOS DANS L'EGYPTE PHARAONIQUE

Par JEAN LECLANT Professeur à la Sorbonne

(Revue de Synthèse 90, p.217-39 -1969-)1

En présentant quelques réflexions sur Espace et Temps, Ordre et Chaos dans l'Egypte

pharaonique, je suis bien persuadé de mes limites devant un sujet éminemment

cosmique. Si j'ai accepté pourtant l'invitation de participer à la présente réunion, c'est

parce que n'était plus là pour y répondre celui qui tant de fois, avec une conscience

égale à sa science, a représenté l'égyptologie dans les travaux et les débats du Centre

international de Synthèse, mon maître et ami Jean Sainte-Fare Garnot. La rectitude de

son information philologique, sa sympathie pour la psychologie des anciens Egyptiens,

en particulier pour leurs conceptions religieuses, la finesse de son goût archéologique

le désignaient mieux que personne pour des entretiens tels que ceux auxquels vous

voulez bien m'associer. C'est en me fondant sur les principes qu'il avait plusieurs fois

exprimés, en particulier dans un essai sur l'anthropologie religieuse2, que je tenterai de

vous guider parmi les représentations des anciens Egyptiens relatives à l'Espace et au

Temps. Je ne saurais prétendre en dresser ici un tableau complet et parfaitement

ordonné. L'inventaire des textes laissés par l'Egypte ancienne est loin d'être achevé;

leur étude présente encore d'énormes lacunes. On n'a accordé jusqu'ici que peu

d'attention à l'examen systématique des notions fondamentales de l'univers égyptien.

De plus, il s'agit, pour cette civilisation, d'une longue histoire : plus de trois millénaires.

En dépit du conservatisme, plus exactement d'une volonté constante de retour aux

origines et de protection contre l'extérieur, il y a eu des crises, des influences externes,

des évolutions ; chaque grande époque de ce long passé a son style propre ; à partir de

la première période intermédiaire (vers 2 200 av. J.-C.) se font jour des préoccupations

d'ordre moral. Selon les milieux d'où proviennent les documents, les orientations

peuvent être variées, parfois divergentes.

1 Este artículo fue escaneado mediante un O.C.R. por Gallica (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k365204j), por lo que además

de la obligatoriedad de no ser utilizado para fines comerciales, puede presentar algún error de reconocimiento óptico, así como en

su traspaso al formato word por parte quien suscribe estas líneas (Nota del “editor”).

2 J. SAINTE-FARE GARNOT, L'Anthropologie de l'Egypte ancienne, dans Anthropologie religieuse, publiée par C.-J. Bleeker

(Supplements to Numen , II), 1935, p. 14-27

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Rappelons surtout que notre principe de contradiction est totalement étranger à la

mentalité de l'Egypte ancienne. Celle-ci ne procède pas par une analyse systématique,

s'enfonçant à l'intérieur même de l'être. Comme l'a précisé de façon heureuse H.

Frankfort, c'est par la multiplicité des approches que l'Egyptien appréhende la réalité.

Selon le point de vue où il se place, celle-ci peut lui apparaître différente, voire même

ce que nous nommerions contradictoire, avec ce que lui offrirait un autre angle de vue.

D'autre part, disposant d'un vocabulaire essentiellement concret, peu porté à notre

type d'abstraction, l'Egyptien ancien tresse entre les faits et les choses des réseaux de

correspondances bien éloignés des cadres de nos catégories et des chaînes de notre

causalité moderne. Notons d'emblée que les Egyptiens n'ont en fait jamais distingué

nettement les notions de temps et d'espace3.

Nombre de mots, qui pour nous sont relatifs au temps, portent en fait le déterminatif

de la bande de terre ou de la contrée. Inversement, des termes que nous rangerions

plutôt dans le domaine du spatial peuvent éventuellement recevoir le déterminatif du

disque solaire, caractéristique des notions de temps. Le vocabulaire lui-même semble

indiquer que les catégories pour nous fondamentales de l'espace et du temps n'ont

pas été reconnues d'une façon semblable à la nôtre par les anciens Egyptiens ; dans la

langue hiéroglyphique, il n'y a pas à proprement parler de mot correspondant à

espace4; quant aux termes désignant le temps, ils sont en revanche multiples,

s'attachant à tel ou tel aspect plus spécifique de celui-ci5 .

Pour notre analyse, nous partirons des données immédiates qui s'imposent à

l'expérience la plus directe, et sur lesquelles ne pouvait manquer de se fonder l'image

du cosmos de l'Egypte pharaonique. Vallée fertile paradoxalement située au cœur des

déserts de la zone tropicale, l'Egypte est toute entière soumise à l'impératif de deux

grandes forces de la nature : son fleuve et le soleil.

Pour en comprendre l'intensité, il faut avoir vécu en Egypte même l'aventure

quotidienne de Rê : sa naissance soudaine dans le rose de l'aurore, dissipant le chaos

3 J. CERNY, Annales du Service des Antiquités de l'Egypte, XLII, 1943, p. 343-345

4 Cf. Wörterbuch der ägyptischen Sprache, VI, Deutsch-Aegyptisches Wörterverzeichnis , 1950, p. 122.

5 E. OTTO, Altägyptische Zeitvorstellungen und Zeitbegriffe, dans Die Welt als Geschichte , 1954, p. 135 sq.

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de la nuit, sa montée régulière jusqu'à l'ardeur brutale de la culmination, puis au soir

sa disparition dramatique. On comprend que les anciens Egyptiens aient fait du soleil

un de leurs dieux suprêmes. La IVe dynastie, celle des constructeurs des grandes

pyramides, Chéops, Chéphren, Mykérinos (vers 2 500 av. J.-C.), est toute entière vouée

à l'exaltation de Rê. Les contes du papyrus Westcar attribuent même la naissance des

trois premiers pharaons de la dynastie suivante, la Vé., à l'intervention du soleil près

de la femme d'un des prêtres du puissant clergé d'Héliopolis. Le dieu-soleil, sous la

forme syncrétique d'Amon-Rê, fut aussi l'objet de l'adoration de la XVIIIe dynastie.

Sous l'apparence du disque Aton, ce sera la divinité exclusive du monothéisme de

l'hérésie amarnienne (vers 1 370 av. J.-C.).

Si le rythme quotidien du jour et de la nuit impose ainsi l'un des maîtres du panthéon

égyptien, on constate en revanche que le Nil, avec son inondation, marque évidente

du rythme annuel, n'a jamais été tenu pour une divinité à proprement parler. Hapi,

que certains, à la suite de De Buck, traduisent par la Crue (encore que dans quelques

cas il s'agisse bien du fleuve lui-même, comme l'a indiqué Drioton), n'est qu'un génie.

C'est un personnage aux puissantes mamelles, qui se pare souvent d'une sorte de

tablier troussé, à l'image des habitants des marais.

D'entrée de jeu, la référence aux forces vives qui dominent la vie du pays nous a

plongés dans l'univers divin, tant il est difficile de dissocier la réalité mythique de

l'ensemble de l'univers égyptien.

Si l'on s'en tient à la représentation la plus élémentaire qu'on puisse se faire de

l'espace, admettons que l'Egypte se prête, plus que tout autre pays, à son organisation

selon les directions cardinales6; Entre la première cataracte au sud et la Méditerranée

au nord, le cours général du Nil constitue, à quelques courbes près, une ligne de

partage idéal entre l'est et l'ouest.

Les Egyptiens s'orientaient en direction du sud: le même adjectif (xnty) signifie

antérieur et méridional, tandis que postérieur (pHwy) concerne le nord. Le mot tête

6 G. POSENER, Sur l'orientation et l'ordre des points cardinaux chez les Egyptiens, dans Nachrichten der Akademie der

Wissenschaften in Göttingen , I, Philologisch-Historische Klasse , 1965, 10, p. 69-78 on se reportera à cette étude fondamentale

pour le détail des références.

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(tp) désigne le sud, tandis que la fin, l'arrière (pHt) se rapporte au nord. La reine

Hatshepsout est appelée le câble avant de la Haute-Egypte et le câble arrière de la

Basse-Egypte. On considère les bateaux comme tournés vers l'amont: tribord est

l'ouest et babord l'est. Les villes sont énumérées du sud au nord, en suivant la vallée7,

à partir du commencement qui désigne Eléphantine et son nome, à l'extrémité

méridionale de l'Egypte. De façon quasi générale, le sud vient en tête, avant le nord.

Pour tout ce qui a trait à la double royauté, la Haute-Egypte a préséance sur la Basse-

Egypte; on peut y voir un souvenir du fait constitutif par excellence de l'histoire

égyptienne qu'est la conquête du Delta par les souverains de la Haute-Egypte; mais

c'est avant tout une donnée essentielle de l'orientation.

En fonction de l'orientation vers le sud, l'ouest est à droite et l'est à gauche. La racine

imn8 est utilisée à la fois pour le côté droit et l'ouest, alors que iAb est commune à

l'est et au côté gauche. L'ordre classique est ouest-est, mais de façon beaucoup moins

rigoureuse que pour la suite sud-nord; selon Plutarque même, les Egyptiens se seraient

orientés face à l'ouest. S'ils avaient pris en considération la course du soleil, ils auraient

dû placer le levant avant le couchant, ce qu'ils ont fait parfois. Mais l'ordre inverse

ouest-est se recommande de la supériorité de la droite sur la gauche9: la droite est

ferme et utile; la gauche mauvaise, secondaire, tortue et faible; la droite est désignée

de façon constante par un même vocable (wnmy), alors que les termes employés pour

la gauche ont beaucoup varié. A la droite est réservée la place d'honneur: un des titres

les plus enviés est porte-éventail à la droite du roi; inversement, le nom des déserteurs

du temps de Psammétique Ier signifierait, si nous en croyons Hérodote (II, 30), ceux qui

se tiennent à main gauche du roi. Dans les rites de culte, on préfère offrir la patte

7 D'où l'étonnement des Egyptiens face à l'Euphrate, cette eau qui marche à l'envers et qui descend en allant vers le Sud (Stèle de

Tombos, I, 13).

8 L'égyptien imn provient du vieux fonds sémitique où ymn signifie la droite ; mais en raison de l'orientation traditionnelle des

Sémites face à l'Est, ymn est en revanche associé chez eux avec le Sud.

9 K. SETHE, Die ägyptischen Ausdrücke für rechts und links und die Hieroglyphenzeichen für Westen und Osten, dans Nachr. d. Ges.

d. Wiss. Göttingen, 1922, p. 197-242 Sur la valeur relative de la droite et de la gauche, cf. E. DRIOTON, dans R. ENGELBACH,

A.S.A.E. , XXXVIII, 1938, p. 295-296 ; G. POSENER, o.l. , p. 72-73. Pour comparaison, cf. P. LEVÊQUE et P. VIDALNAQUET,

Epaminondas Pythagoricien ou le Problème tactique de la droite et de la gauche, dans Historia, IX, 1960, p. 294-308 et les essais

groupés par R. KOURILSKY et P. GRAPIN, Main droite et main gauche, norme et latéralité, Paris, 1968.

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avant droite des animaux sacrifiés. La vie est liée à la droite, la mort à la gauche.

Certes, le couchant est le séjour normal des morts, mais c'est un occident bienheureux

(imnt nfrt); les beaux chemins de l'Occident s'opposent aux voies de l'Orient difficiles

et petites; le défunt fait ce qu'il peut pour éviter la zone orientale.

Les points cardinaux sont ainsi jumelés selon les directions opposées. Leur rôle est

encore accentué par la réflexion héliopolitaine qui a affirmé l'importance du nombre 4;

celui-ci apparaît dans tous les éléments de la liturgie d'Héliopolis, conférant aux rites

et aux formules leur efficacité dans l'univers entier10. De façon plus générale encore,

l'Egyptien insistait sur la valeur du nombre 411 qui indiquait l'idée de totalité. Le ciel

repose sur quatre piliers. L'expression les quatre de la terre désigne la terre dans les

textes récents. Cependant, on y ajoute parfois des compléments tels que le centre de

la terre, exceptionnellement le haut et le bas ou ciel et terre. Mais ce n'est que très

rarement qu'on trouve une expression telle que les cinq parties du monde. Chacun des

quatre points cardinaux a sa place consacrée: l'axe fluvial passe avant l'axe solaire. On

a donc sud-nord, ouest-est, avec d'assez nombreuses variantes. C'est dans cet ordre

que se pratiquent de nombreux rites destinés à assurer à Pharaon la domination

universelle. C'est conformément à cette disposition que se fait la répartition des races

et des pays. Pour exprimer la totalité du monde, on ajoute aux Egyptiens eux-mêmes

trois appellations désignant les Barbares: on énumère traditionnellement les Nubiens,

les Asiatiques, les Libyens et pour finir les Egyptiens.

Ce monde si bien réparti connaît des divisions strictes. Au centre se trouve l'Egypte. On

la désigne comme les deux rives , les deux bandes de terre fertile le long du fleuve, ou

plus couramment comme les Deux-Terres , la Haute et la Basse-Egypte, l'étroite vallée

et le Delta largement épanoui : deux contrées très dissemblables, dont l'union par le

premier Pharaon, le Ménès de la tradition, fut l'acte constitutif du pays, son entrée

dans l'histoire. D'après les idéogrammes employés, ces Deux-Terres sont deux

étendues plates. Au contraire, l'image d'une contrée montueuse sert à désigner tant

les pays étrangers que le désert : elle comporte trois bosses, ce qui correspond à une

10 E. DRIOTON, Un autel du culte héliopolitain, dans Miscellenea Gregoriana, Vatican, 1941, p. 73-81, pl. X et 8 fig.

11 C. DE WIT, Chronique d'Egypte, XXXII, 63, 1957, p. 35-39

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sorte de pluriel indéfini. L'Egypte, en revanche, est symbolisée par deux éléments, le

dualisme constituant une tendance fondamentale de la conception proprement

égyptienne12 . Sur les divisions intérieures de l'Egypte, les nomes, nous sommes assez

mal renseignés; leur idéogramme implique un quadrillage très strict du pays que l'on

rapporte d'ordinaire au système des canaux.

Un espace privilégié est celui des villes dont l'idéogramme pose un problème13: c'est

un cercle que divisent deux diamètres disposés en oblique; les plans connus ne

semblant pas attester d'enceintes circulaires, ni de cardo-decumanus, ne s'agirait-il pas

là, plutôt que de la ville proprement dite, de l'univers qui lui est directement lié et

qu'elle organise selon quatre directions. Des stèles-frontières royales devaient définir

les limites de l'Egypte. Ce monde a ses bornes, les Hnty14, parfois présentées sous

forme plus descriptive comme les cornes de la terre; ces désignations, qui tiennent à la

fois du mythe et de la réalité, correspondent sous les XVIIIe et XIXe dynasties (1580-

1300 av. J.-C.) aux frontières extrêmes de l'Empire égyptien: la Nubie au sud et le

secteur syro-palestinien au nord15.

Cette structure si bien ordonnée de l'espace, qui se reflète de façon éclatante dans la

vigoureuse géométrie de l'art égyptien, ne représente en fait qu'une partie très limitée

de l'Univers. Au monde de l'ordre, auquel se réfèrent évidemment par prédilection les

Egyptiens, s'oppose en effet ce que nous pourrons appeler, faute de mieux, le chaos

(l'Unordnung des auteurs allemands)16. C'est à partir de l'inorganisé que les dieux,

nous y reviendrons, ont créé l'ordre égyptien; l'incohérent continue à l'entourer et le

menace, car le chaos appartient à l'essence du monde. Cet univers négatif17 les

Egyptiens n'ont guère eu tendance à le décrire, craignant peut-être, ce faisant, de lui

12 E. OTTO, Die Lehre von den beiden Ländern, dans Analecta Orientalia 17, 1938, p. 10 sq.

13 W. MULLER, Kreis und Kreuz, Berlin, 1938 ;

H. BRUNNER, Studium Generale, 10, 1957, p. 618.

14 Cl. VANDERSLEYEN, Revue d'Egyptologie, 19, 1967, p. 137-138 : Hnty est un duel désignant les deux extrémités? Généralement

le mot exprime l'espace ou le temps compris entre ces limites, de là la distance, ou la durée, l'espace de temps, la période comme

d'ordinaire en égyptien (cf. supra, p. 220 et n. 2), les usages temporels du terme sont plus étendus que ceux relatifs à l'espace.

15 E. HORNUNG, Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Abt. Kairo , 15, 1957, p. 124-125

16 H. BRUNNER, Zum Raumbegriff der Aegypter, dans Studium Generale 10, 1957, p. 612-620.

17 Les Allemands peuvent employer à ce propos le terme de Unwelt ; cf. H. GRAPOW, Die Welt vor der Schöpfung, dans Zeitschrift

für Aegyptische Sprache 67, 1931, p. 34-38 ;

E. HORNUNG, Chaotische Bereiche in der geordneten Welt, dans Z.A.S. , 81, 1956, p. 28-32.

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donner substance. Pour nous exprimer selon nos catégories, le chaos est au-delà du

Temps et de l'Espace; il n'est nulle part, bien qu'étant partout et toujours.

Le Noun (tel est le nom18 et la tendance des Egyptiens à la symétrie et leur conception

dualiste les ont fait concevoir une contrepartie féminine du Noun, la Naunet, sous

lequel on le désigne habituellement) est une sorte d'océan, qui constituerait

également la nappe d'infiltration souterraine dans laquelle baigne la vallée; c'est une

eau primordiale, qui entoure la terre et d'où sourd l'inondation; parfois, elle est la

pluie du ciel. A cet inorganisé aquatique, les Egyptiens joignent la conception de

l'obscurité confuse19.

Un texte de Basse Epoque (le Papyrus Carlsberg nº I)20, qui reproduit un modèle plus

ancien, l'évoque d'une façon plus précise: tout n'y est qu'obscurité et ténèbres, on ne

connaît pas ses limites vers le sud, le nord, l'ouest et l'est. Ce sont des étendues vides de

dieux et d'esprits. Aucun rayon de lumière: Rê, le soleil, ne saurait s'y lever, lui qui par

excellence illumine le monde ordonné21 .

A l'ensemble inconstitué et hostile des eaux et des ténèbres s'oppose le monde de la

lumière et de l'ordre, où l'Egypte tient une place exceptionnelle, car elle est le pays des

hommes par excellence (rmt). C'est là que les dieux sont nés et là que se trouvent les

temples où ils sont adorés. Eloignés de tout nationalisme proprement dit, que ce soit

celui du sol ou celui de la race, les Egyptiens se définissent en revanche de façon

exclusive par référence à leurs dieux.

18 Sur le Noun proprement dit, cf. K. SETHE, Amun, 1929, 127 et 145 sp.; H. BRUNNER, Archiv für Orientforschung , XVII, 1954-

1955, p. 144, n. 16 ; O. KAISER, Die mythische Bedeutung des Meeres , 2e éd., 1962, p. 9-39 et 160 sp. Sur le Noun et le chaos, B.

H. STRICKER, De grote zeeslang , Leiden, 1953 (cf. résumé par B. van de WALLE, dans C.d.E. , XXIX, 58, 1954, p. 270-274),

19 Sur le kkw-zmaw, cf. E. HORNUNG, Z.A.S., 81, 1956, p. 29-30 et Studium Generale, 18, 1965, p. 73 sq. Une étude très précise des

termes et des textes relatifs à l'obscurité (et par contraste à la lumière) a été présentée par E. HORNUNG, Lexikalische Studien I et

II dans Z.A.S. , 86, 1961, p. 106-114 et 87, 1962, p. 115-119 ; cf. id., Licht und Finsternis in der Vorstellungswelt Altägyptens, dans

Studium Generale , 18, 1965, p. 73-83.

20 H. O. LANGE et O. NEUGEBAUER, Papyrus Carlsberg no 1, Copenhague 1940 (II, 19-35) ;

H. JUNKER, Der sehende und blinde Gott , Munich, 1942, p. 38 ;

H. BRUNNER, A.f.O. , XVII, 1954-1955, p. 142-145 ;

E. HORNUNG, Studium Generale, 18, 1965, p. 78.

21 Il existe à l'intérieur même de la création des zones de chaos, hors du temps également, tel le monde des morts ; celui-ci peut

être atteint par une ascension (Himmelfahrt), ou bien rejoint vers la zone de l'horizon, par la traversée du désert ou du Noun (cf. E.

HORNUNG, Chaotische Bereiche in der geordneten Welt, dans Z.A.S. , 81, 1956, p. 28-32).

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Nous l'avons vu, les Egyptiens n'ont jamais revendiqué de terme spécial pour désigner

leur propre pays, se contentant de la désignation les Deux-Terres. Cette position, en

apparence modeste, correspond en réalité à une prétention exclusiviste dont le

principe n'est autre que l'institution pharaonique. Celle-ci permet à l'Egypte d'exister

au cœur d'un univers confus. Représentés sur terre par Pharaon, intercesseur entre les

mondes divin et humain, les dieux président à l'ordre cosmique, exprimé par Maât, la

Vérité-Justice22. L'un des actes constitutifs du culte est celui de donner Maât au Maître

de Maât; le Pharaon reçoit des dieux la loi du monde (en fait celle de l'Egypte) et il leur

en fait retour. Ainsi s'ordonne l'univers égyptien, parfaitement réglé : par sa structure

même, il écarte tout ce qui lui est extérieur, depuis le voisin étranger (par définition

hostile) jusqu'aux périls cosmiques les plus lointains, ceux des entours inorganiques de

l'univers.

De façon concrète, la situation de l'Egypte n'est-elle pas des plus menacées. La vallée

est coincée entre des déserts hostiles, rivée au limon, la terre noire (d'où le nom de

Kmt pour l'Egypte), que la crue seule peut rendre fertile. Les Egyptiens détestent le

désert, la terre rouge, domaine du dieu Seth et d'animaux terrifiants; saint Antoine est

bien fils de la vallée du Nil, soumis à la peur du désert. Plus généralement encore,

chaque jour le soleil disparaît; l'ordre du monde veut qu'il revienne au matin. Chaque

année la terre se dessèche; l'ordre du monde ramène la crue. C'est à l'action de

Pharaon Maître de Maât (la Vérité-Justice), que l'Egypte doit de survivre. Aussi, selon

les chaînes subtiles d'un symbolisme rigoureux, au niveau de correspondances

multiples, les gestes de Pharaon sont-il destinés à assurer le triomphe du pays, en tous

domaines. L'activité de Pharaon tout entière tend à la défense de l'ordre dans la vallée.

Par les rites du culte, il lui procure l'appui des dieux. Par sa sagesse, il lui assure

prospérité et justice. Par sa vaillance, il la protège du désordre des hordes étrangères.

Lors même qu'il chasse, Pharaon affirme le triomphe de l'Egypte. Des Textes des

Pyramides du IIIe millénaire avant notre ère jusqu'aux inscriptions ptolémaïques, les

animaux à immoler sont assimilés aux ennemis humains. Scènes de chasses et thèmes

de guerres, selon un parallélisme révélateur, sont combinés sur le célèbre coffret de

22 Sur la liaison de Maât, du Pharaon et de l'ordre cosmique, voir S. MORENZ, La religion égyptienne, Paris, 1962, p. 157-176, et en

dernier lieu W. WESTENDORF, Ursprung und Wesen der Maat, der altägyptischen Göttin des Rechts, der Gerechtigkeit und der

Weltordnung, dans Festgabe für Dr Walter Will , Munich, 1966, p. 201-225

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Toutankhamon. Là comme au revers du grand pylône de Médinet Habou (le temple

funéraire de Ramsès III), ce sont des soldats, en tenue complète de combat, qui

accompagnent le roi contre les animaux sauvages23 .

Au centre de cet univers que menace la confusion, Pharaon ne peut apparaître que

comme un principe d'ordre et de stabilité. C'est ce qui explique son attitude noble, ses

gestes d'éternité. Pharaon est saisi dans un instant privilégié où s'inscrit toute la durée

indéfinie et intemporelle du mythe. Dans un événement, que nous avons tendance

invinciblement à considérer comme historique, il actualise un moment nécessaire de

son rôle régulateur. D'une taille héroïque, dressé sur son char ou brandissant une arme

de guerre, il s'oppose à la multitude confuse, désordonnée et d'avance vaincue des

ennemis de l'Egypte. Jamais, de façon plastique, n'a été rendue plus sensible

l'opposition entre l'ordre et le chaos ; à partir du moment où les préoccupations

morales se seront développées, ce sera, à la limite, le combat inexorable du bien et du

mal. Ces thèmes se retrouvent, en proportions très réduites, sur les pectoraux ou les

gorgerins. Le triomphe de Pharaon qui subjugue les ennemis, les piétine ou reçoit leur

hommage, s'inscrit alors dans un cadre bien défini au sol une ligne de terre, au

sommet le ciel, latéralement deux colonnettes ou deux sceptres; ces derniers

représentent les quatre piliers du ciel. Toute l'aventure humaine, réglée selon le

rythme égyptien, est ici symbolisée à l'intérieur d'un cadre qui lui sert de protection

rigoureuse contre le monde extérieur, inconsistant, considéré à la limite comme sans

valeur d'existence.

C'est ici sans doute le cas de rappeler que le temple égyptien est l'image du monde:

son ordonnance très stricte est l'évocation la plus décisive de cet ordre que les dieux

font régner dans l'univers. Il se dresse sur une butte primordiale. A partir des

décorations du bas, qui évoquent la végétation et l'abondance sorties du Noun

nourricier, les colonnes marquent la croissance et l'épanouissement: c'est pourquoi

elles sont de type végétal. Dans les parties hautes culminent les thèmes relatifs au ciel

et à la course du soleil. Partout, l'image de Pharaon ordonne les rythmes de façon

23 J. LECLANT, La mascarade des bœufs gras et le triomphe de l'Egypte, dans Mitteilungen des Deutschen Archäologischen

Instituts, Abt. Kairo, 14, 1956, p. 128-145, pl. VI-VIII

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mesurée et solennelle; il fait face aux dieux, sur le pylône ou sur certains murs, vers le

monde extérieur, il triomphe de la force hostile des ennemis.

La conception éminemment qualitative de l'espace, faisant surgir au milieu de

l'inorganisé un domaine de l'ordre centré sur l'Egypte et son pharaon, entraîne pour

conséquence la présence au cœur du devenir temporel d'un moment exceptionnel, qui

est celui de la séparation de l'ordre et du chaos, c'est-à-dire la création.

Les mythes relatifs à la naissance du monde sont certes divers à travers l'ancienne

Egypte. Toutes les synthèses théologiques tendent à attribuer le rôle du dieu créateur

à la divinité de la ville où elles furent élaborées. Mais en fait les systèmes d'Héliopolis,

d'Hermopolis ou de Memphis, ils procèdent d'un schéma commun. C'est du Noun,

océan primordial, chaos obscur qui ne ressemblait à rien, mais qui contenait déjà en lui

tout ce qui était nécessaire à la naissance du monde, qu'émergea une butte

première24. Là est aussi le lieu où le soleil se manifesta pour la première fois25 .

Sans doute ce mythe s'est-il formé à partir du concret: après chaque inondation

annuelle du Nil commencent à surgir les premiers tertres de limon fertile, d'où

jaillissent bientôt la végétation et des nuées d'animaux, souris et grenouilles:

l'apparition de ces êtres animés est si soudaine qu'ils semblent nés spontanément du

limon laissé par la crue. D'aucuns26 ont même proposé de voir dans cette genèse du

monde une allusion à la constitution progressive de la vallée du Nil, que les habitants

préhistoriques auraient pu observer depuis les terrasses des falaises libyque et

arabique.

Dans ces cosmogonies, il n'y a pas de récit spécifique de la création de l'humanité.

Seules quelques traditions y font allusion, comme la théologie de Khnoum, le dieu-

bélier, façonnant les humains sur son tour de potier. C'est qu'en fait il n'y a pas de

distinction nette entre la nature des dieux et celle des hommes27: Merikarê (1. 130-

134) indique que l'humanité a été créée à l'image de dieu.

24 A. DE BUCK, Egyptische voorstellingen betreffende den Oerheuvel , 1922

25 Sur la notion de première fois (sp tpj), cf. J. BERGMAN, Ich bin Isis , Uppsala, 1968, p. 73, n. 3.

26 S. SAUNERON et J. YOYOTTE, La naissance du monde selon l'Egypte ancienne, Sources Orientales I, Paris, 1959, p. 23

27 J.A. WILSON, Egypt : The Nature of the Universe, dans The Intellectuel Adventure of Ancient Man , Chicago, 1946, p. 54-55.

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Enfin, et surtout, cette création ne doit pas être considérée comme un événement

historique unique. La multiplicité des buttes primordiales auxquelles, à travers

l'Egypte, on rapporte la création, suffit à elle seule à indiquer le caractère idéal des

récits égyptiens sur la naissance du monde. Ils ont valeur d'exemple, bien plutôt qu'ils

ne témoignent d'une réalité en quelque sorte historique. La création ne supprime

nullement le chaos, qui, continuant d'entourer et de menacer le monde ordonné, est

en ce sens, plus éternel même que ce dernier.

Mais la création, ou les événements qui l'imitent et la répètent, indéfiniment, se

perpétuent et reviennent. Après les ténèbres de la nuit, chaque jour, à chaque lever du

soleil, se reproduit l'archétype de la naissance du monde. Chaque fois que l'ordre

normal (Maât) est perturbé, que la révolution sociale ou l'invasion étrangère risquent

d'instituer en Egypte le chaos, un pharaon restaurateur rétablit le culte des dieux,

remet les lois en vigueur, inaugure de nouvelles constructions. Il est considéré comme

celui qui, une nouvelle fois, a créé le monde. C'est dans cette perspective qu'il faut lire

des textes, comme le fameux « Edit de Restitution de Toutankhamon »28 qui clôt

l'hérésie amarnienne: Il a chassé le désordre des Deux-Pays, Maât étant stable à sa

(juste) place ; il a fait que le mensonge soit une abomination, et le pays est comme à sa

première fois. L'une des tâches fondamentales de Pharaon est de mettre Maât à sa

(juste) place29, d'instituer Maât à la place du désordre30 .

C'est en raison de cette menace qu'il faut envisager les textes qui font allusion à la fin

possible du monde31. Car celle-ci ne peut être considérée en fonction d'un devenir

réel, puisqu'il n'y a pas de véritable progrès des choses, ni non plus par rapport à un

but vraiment final, car il n'y a pas d'entéléchie. Encore faudrait-il distinguer le sens

donné à cette fin du monde, selon la nature et l'intention des textes qui la

mentionnent; de toute façon, sa place demeure minime dans l'ensemble de la pensée

28 Urkunden IV, p. 2026, 1, 17-19.

29 Stèle de Kouban de Séti Ier ; cf. SANDER-HANSEN, Historische Inschriften der 19. Dynastie, p. 30, 1. 11.

30 Pour ne marquer ici que quelques moments d'une longue tradition, contentons-nous ici d'indiquer pour les hautes époques les

Textes des Pyramides, § 265 c et 1775 b ? et pour l'époque tardive le texte de l'an VI de Taharqa (V. VIKENTIEV, La haute crue du

Nil, 1930, p. 22 sq. et M.F.L. MACADAM, The Temples of Kawa , I, 1949, p. 24)

31 S. SCHOTT, Altägyptische Vorstellungen vom Weltende, dans Analecta Biblica , 12, 1959, p. 319 sq. ; L. KAKOSY, Schöpfung und

Weltuntergang in der ägyptischen Religion, dans Acta Antiqua Acad. Scient. Hung. , XI, Budapest, 1963, p. 17 sq. ; id., Ideas about

the fallen State of the World, dans Acta Orient. Hung. , XVII, Budapest, 1964, p. 205 sq.

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égyptienne. Lorsque, dans les Textes des Pyramides32, le roi défunt menace de

renverser l'ordre du monde, il ne s'agit là que d'une simple hypothèse, sans valeur

eschatologique ; contraire au schéma inéluctable de l'équilibre cosmique, ce chantage

n'est proféré qu'en fonction du programme de la nécessaire résurrection.

L'effondrement sous les flots du petit royaume du Roi-Serpent, dans le Conte du

Naufragé, ne peut être vraiment tenu pour une image d'apocalypse. D'autre part, les

rites permettent de lutter contre un état potentiel de désordre qui, pour nous,

constituerait la fin du monde33. Parfois, les dieux eux-mêmes prennent parti contre la

création. Mais en fait, c'est seulement le destin des hommes qui est en question,

lorsque, dans le Livre de la Vache du ciel, le dieu-soleil envisage de détruire les

humains par son ardeur dans le désert34. Le texte n'est attesté que depuis la fin du

Nouvel Empire (Toutankhamon), mais les indices de langue permettent d'en faire

remonter la composition à la Première Période Intermédiaire. Plus sérieuse serait la

menace de Neith dans sa « lettre à l'Ennéade »: Remettez la fonction d'Osiris à son fils

Horus; autrement, je me fâcherai et le ciel s'écrasera au sol 35. En fait, le texte le plus

décisif36 qu'on puisse alléguer sur la fin du monde est le « dialogue entre Atoum et

Osiris », que fait connaître le chapitre 175 du Livre des Morts: Toi Osiris, tu vivras plus

que des millions de millions d'années. Moi, ajoute Atoum, je détruirai tout ce que j'ai

conçu. La terre ressemblera de nouveau à l'Océan primordial. Moi seul, je resterai avec

Osiris, après m'être de nouveau changé en un serpent qu'aucun homme ne connaît,

qu'aucun dieu ne voit. L'insolite d'une telle conception s'explique, si l'on tient compte

de la date où un tel texte37 a pu être élaboré : la première période intermédiaire

32 Pyr. § 278-279, 299.

33 Voir de ce point de vue le début du Papyrus Salt 825 (B.M. 10051), édition par Ph. DERCHAIN, Bruxelles, 1965, p. 137 et les

commentaires, p. 24, 31, 110.

34 Sur le texte de la destruction des hommes, cf. G. ROEDER, Urkunden zur Religion des Alten Aegypten, 1923, p. 142 sq.; Ch.

MAYSTRE, dans Bulletin de l'Institut français d'Archéologie orientale, 40, 1941, p. 87-93; J. A. WILSON, dans Pritchard, Ancient

Near Eastern Texts , 2e éd., 1955, p. 10-11.

35 A. H. GARDINER, The contendings of Horus and Seth, Bibliotheca Aegyptiaca , I, 1932, p. 39-40 ;

G. LEFEBVRE, Romans et contes égyptiens, 1949, p. 186.

36 Ce texte a été l'objet de nombreux commentaires. Il suffit de citer ici les plus importants: H. KEES, Götterglaube, p. 328; H.

JUNKER, Pyramidenzeit, p. 158; G. LANCZKOWSKI, Zur ägyptischen Religionsgeschichte des Mittleren Reiches, dans Zeitschrift für

Religions- und Geistesgeschichte, 5, 1953, p. 222 sq.; H. BRUNNER, Archiv für Orientforschung , XVII, 1954-1955, p. 141-142 ;

E. OTTO, Chronique d'Egypte, XXXVII, 74, 1962, p. 249-256. Cf. Coffin Texts, VII, 467 s 468 b.

37 Le passage n'est attesté que dans la version du Nouvel Empire du Livre des Morts. Mais le thème du dialogue d'Atoum et d'Osiris

figure déjà dans les Textes des Sarcophages (Coffin Texts , III, 82-83) ; cf. E. OTTO, Der Vorwurf am Gott , 1951, p. 9.

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(dernier siècle du IIIe millénaire). Dans cette époque de désespoir, où le pouvoir

pharaonique est mis en cause, l'Egypte morcelée n'est plus vraiment elle-même. La

littérature pessimiste de ces temps exceptionnels souligne par contraste le caractère

d'éternité des grandes périodes de l'histoire égyptienne.

nHH et Dt

Dans son essence, en dehors du fait premier, ou plutôt de l'archétype (en quelque

sorte intemporel), de la création, le monde de l'ordre ne doit connaître que la stabilité;

plus exactement, il doit être une perpétuelle imitation de soi-même. Car s'agit-il à

proprement parler d'éternité, telle que nous l'entendons ? De manière courante, à

travers les traductions des textes égyptiens reviennent les mots éternité et pérennité:

c'est ainsi que l'on traduit habituellement nHH et Dt, deux termes sur lesquels on s'est

beaucoup interrogé; on a voulu préciser leurs différences et des solutions nombreuses

ont été proposées38.

Le premier de ces principes apparaît masculin, le second plutôt féminin. Certains

commentateurs modernes ont essayé de montrer que Dt exprime l'éternité dans le

passé et nHH dans le futur. D'aucuns ont pensé que nHH était l'éternité en tant

qu'éternel recommencement et Dt en tant que durée infinie. Pour d'autres, Dt serait

l'éternité de l'au-delà et nHH celle d'ici-bas. Pour d'autres encore, nHH serait antérieur

à toute création, tandis que Dt serait postérieur à la mort. La multiplicité de ces

interprétations indique assez leurs propres limites.

Il est sans doute imprudent de vouloir appliquer à ces conceptions anciennes des

distinctions qui sont le fait de nos définitions modernes. Une meilleure voie d'accès

serait plutôt de suivre ces sortes de lignées de participations d'après lesquelles se

classent les points de référence égyptiens; il s'agirait de rechercher quel est le monde

38 A l'orientation bibliographique que nous avions donnée dans Montouemhat, Le Caire, 1961, p. 28-29, on pourra ajouter: A.

GUTBUB, Mélanges Mariette, I, 4e fasc., 1961, p. 324 et 328, n. 5; E. IVERSEN, Horapollon and the Egyptian Conceptions of

Eternity, dans Rivista degli Studi Orientali , 38, 1963, p. 177-186; E. OTTO, Gott und Mensch nach den ägyptischen

Tempelinschriften der Griechisch-römischen Zeit , Heidelberg, 1964, p. 92-94; L. KAKOSY, Oriens Antiquus , III, 1964, p. 22-23 ;

L. V. ZABKAR, Journal of Near Eastern Studies , 24, 1965, p. 77-83; J. ZANDEE, An ancient Egyptian Crossword-puzzle , Leiden, 1966,

p. 10-11; W. WESTENDORF, Ursprung und Wesen der Maat, dans Festgabe für Dr Walter Will , 1966, p. 217-219.

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d'association de Dt et de nHH avec les éléments de divers autres tandems, le dualisme

étant une des formes d'appréhension du monde dans sa totalité. Ainsi nHH est lié au

soleil et Dt à la lune ; nHH est le jour et Dt la nuit. Le début est nHH et la fin Dt.

NHH correspond au roi en tant que nswt (celui du jonc, le roi de Haute-Egypte) et Dt

au roi en tant que bity (c'est-à-dire celui de l'abeille, le roi de Basse-Egypte). Dans les

spéculations graphiques de l'époque ptolémaïque, les hiéroglyphes de Rê et d'Osiris

interviennent pour transcrire respectivement nHH et Dt. Avouons que nous sommes

encore trop peu avancés dans la symbolique égyptienne pour comprendre ce que

représentent ces sortes d'associations-oppositions.

Si l'on s'en tient à la nature différente des idéogrammes qui déterminent chacun de

ces mots, nous pourrions penser que nHH a un caractère plus spécialement temporel

et que Dt s'appliquerait plutôt au domaine de l'espace; mais on signale également pour

nHH des implications spatiales. On a montré que nHH et Dt étaient eux-mêmes créés

et qu'ils avaient une fin. Sans aller peut-être jusqu'à couper nHH et Dt de tout rapport

avec ce que nous nommons « l'éternité » ou « l'infini », nous devons à tout le moins

constater combien les conceptions égyptiennes présentent un aspect particulier et

différent des nôtres; reconnaissant là deux formes complémentaires d'une réalité

difficile à définir, nous traduirons m nHH Dt: toujours et partout , et, pour des raisons

de commodité, nous continuerons à saluer Osiris, le dieu de la résurrection, nb nHH

hka Dt, comme Maître de la pérennité, régent de l'éternité. D'ailleurs, par cette

traduction en nos langues modernes, qu'affirme-t-on vraiment, sinon un pouvoir sur ce

qui est du domaine de l'inconnaissable?

Dans cet univers qui s'est voulu répétant, sur divers plans, les mêmes archétypes,

indéfiniment, en dehors de tout devenir créateur ou novateur, il fallait bien cependant

accorder sa place à ce que nous nommons le cours du temps. Comme tous les

hommes, hélas, les Egyptiens ont dû en prendre conscience. Ils l'ont même noté

parfois avec une étonnante finesse d'analyse; c'est ainsi qu'un défunt s'adresse à ceux

qui liront son inscription biographique: Vos corps sont déjà à moitié en moi, comme le

demain qui surgit de l'hier39. Mais, on le voit, la fuite du temps est déjà résorbée dans

39 G. LEGRAIN, Statues et statuettes, Catalogue Général du Caire, no 42210, p. 27, 1. 9 (Harsiese, XXIIe dynastie).

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la durée des générations. Pour ces formes du temps de l'expérience la plus concrète, il

faut d'abord considérer ce que certains commentateurs allemands ont appelé « le

temps du monde du travail » (Arbeitswelt), c'est-à-dire celui de la vie quotidienne qui

s'impose à nous, celui qui peut se découper en unités mesurables. Mais remarquons

d'emblée que les Egyptiens n'ont pas osé à partir de là les développements d'un temps

organisé de façon rationnelle comme dans notre propre univers scientifique.

De toute manière, ce temps linéaire qui déroule sa progression du passé, du présent et

du futur, n'a jamais joué un rôle essentiel dans la réflexion égyptienne. Certes, des

séries de thèmes sont ébauchées sur le contraste du passé et du futur40. Mais

généralement on insiste plutôt sur la façon dont le futur se développe à partir du

passé.

En tout cas, lorsque l'Egyptien s'arrête sur cette ligne idéale du temps, c'est vers le

passé qu'il fait face. Les Egyptiens se servaient du mot hAt, la partie antérieure, pour

former des locutions se rapportant au passé (r-hAt, hr-hAt, imy-hAt )41.

En revanche, le futur est ce qui est derrière. Une civilisation ne peut guère se définir de

façon plus nette comme étrangère à tout progrès.

On peut mettre en rapport cette prise de position avec la nature fondamentale de la

civilisation égyptienne: civilisation de la pierre, tournée obstinément vers les résultats

de ses commencements, cherchant à les répéter, sans aucun sens de ces améliorations

techniques que connaissent les civilisations du métal, ouvertes aux inventions de tous

ordres, éventuellement aux changements sociaux, voire même tournées vers le

messianisme. Mais ce temps du travail est surtout ce que nous pourrions appeler le

temps des travaux et des jours. Dans ces temps naturels, nous retrouvons de grands

rythmes qui se répètent indéfiniment, des cycles: la crue du Nil tout d'abord et

l'alternance des saisons d'une part, d'autre part les rythmes astronomiques, ceux du

soleil, de la lune, des astres.

40 Pour ce temps linéaire, les Egyptiens connaissent des bornes (Hnty, drwy ); cf. E. OTTO, Die Welt als Geschichte , 1954, p. 147

41 J. VANDIER, Mo’alla, 1950, p. 189; E. OTTO, Die Welt als Geschichte , 1954, p. 147.

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A propos de la division du temps42, rappelons seulement le célèbre passage

d'Hérodote (II, 4): Dans le domaine des choses humaines, (les prêtres) me dirent

unanimement que les Egyptiens avaient, les premiers de tous les hommes, inventé

l'année, et divisé en douze parties, pour la former, le cycle des saisons ; ils avaient fait

cette invention, disaient les prêtres, en observant les astres. Et Hérodote ajoute : Leur

calendrier, à mon avis, est mieux combiné que celui des Grecs, les Egyptiens qui font

leurs douze mois de trente jours, ajoutent à chaque année cinq jours supplémentaires,

moyennant quoi l'accomplissement du cycle des saisons se présente toujours pour eux

à la même date, ce qui n'est vrai qu'approximativement, à un quart de jour près, d'où

l'existence du cycle sothiaque, sur lequel nous allons revenir.

Mais auparavant indiquons l'absence de toute chronologie continue. Rien ne marque

mieux sans doute le dédain des Egyptiens pour le cours inéluctable des ans. Les

années43 n'ont jamais été définies que par rapport au règne de chacun des Pharaons,

indépendamment. La première année de règne est constituée par l'intervalle qui

sépare la prise de possession du trône du premier jour du premier mois de la crue,

c'est-à-dire la fête du Nouvel-An44 c'est aussi la date conventionnelle assignée aux

fêtes Sed. C'est là que se fait le tournant et que commence la deuxième année de

règne, par une adéquation avec un acte naturel majeur, qui lie Pharaon au rythme du

monde. Les années se succèdent désormais jusqu'à la mort du Pharaon. A ce moment,

le cours normal s'arrête ; il y a une rupture. Un nouveau cycle commence qui est celui

du règne suivant.

42 Nous n'abordons pas ici les problèmes d'ordre technique posés par la mesure du temps, ce qui serait en soi une très vaste

question digne d'autres entretiens.

43 Deux mots désignent l'année. L'un (hat-sp ) se rapporte à un dénombrement (effectué primitivement tous les deux ans) ; l'autre

(rnpt ), noté par une tige bourgeonnante, se rapporte à un renouvellement ; cf. A. H. GARDINER, Journal of Egyptian Archaeology ,

31, 1945, p. 11 sq., E. EDEL, Journal of Near Eastern Studies , VIII, 1949, p. 35 sq. ; E. OTTO, Die Welt als Geschichte , 1954, p. 139

44 A côté de la fête du Nouvel An il faut tenir compte de la fête de Nehebkaou, correspondant au 1er jour du 1er mois de la saison

prt (S. SCHOTT, Altägyptische Festdaten , 1950, p. 973-974, ; K. SETHE, Untersuchungen III , 1905, p. 133-138 ; A. H. GARDINER,

Z.A.S., 43, 1907, p. 136-144) c'est le jour où Horus d'Edfou affirme avoir reçu la royauté (M. Alliot, Le culte d'Horus à Edfou, I,

1949, p. 282-284 ; II, 1954, p. 561-676; Sur la signification de renouveau qui s'attache à la fois aux fêtes du Nouvel An et de

Nehebkaou, cf. B. van de WALLE, La Nouvelle Clio, VI, 1-2, 1954 (= Mélanges Roger Goossens).

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Considérons maintenant ce règne dans le cadre du cosmos égyptien45: Le

couronnement correspond à la naissance du monde organisé: c'est alors la réunion des

Deux-Terres sous l'égide d'un même roi de Haute et Basse-Egypte. Puis le triomphe de

Maât prend corps, par l'exercice régulier du culte, par les constructions en l'honneur

des dieux, par les victoires édictées par ces dieux. Lorsque le roi sort solennellement, il

accomplit une apparition (haw); le terme employé est celui même qui s'applique au

soleil levant46. Le développement du triomphe de Maât culmine sans doute dans

l'exaltation de la fête Sed, qui demeure pour nous encore bien mystérieuse. Tout cet

ordre connaît soudain une crise par la disparition de Pharaon. Mais à celui qui devient

Osiris, roi des morts, succède automatiquement un Horus, roi des vivants. Le désordre

ne peut s'instaurer. « Le roi est mort, vive le roi ».

Ainsi chaque règne doit-il se dérouler selon un plan fixé. C'est pourquoi les inscriptions

sont toutes du même style stéréotypé. Les grands événements du règne, victoire ou

nouvelle construction, attestent une sorte de correspondance entre un schéma

théorique et les événements réels47. Il ne faut naturellement pas taxer de mensonges

ces victoires perpétuelles ou ces constructions dont on dit que jamais rien de tel

n'avait été vu depuis le temps du dieu. L'affirmation du schéma théorique entraîne

cette phraséologie. Il faut aussi, sans doute, considérer dans cette perspective ce que

l'on appelle les remplois, c'est-à-dire la réutilisation d'éléments de monuments

construits auparavant; il ne s'agit pas d'une « usurpation », comme nous le définirions

avec nos mentalités actuelles, mais plutôt de l'actualisation et de l'appropriation de

phases historiques antérieures dans un nouveau cycle. L'étude des fondations des

temples de Louxor et de Soleb (au Soudan) montre qu'un même souverain (Aménophis

III en l'occurrence) a refait à plusieurs reprises totalement certains éléments de ses

45 T. SAVE-SODERBERGH (dans Religion och Bibel , Nathan Söderblom Sällskapats Arsbok, Lund, 1950, p. 1-19) et B. van de WALLE

(La Nouvelle Clio, VI, 1-2, 1954, p. 294 ont souligné à très juste titre le parallélisme entre le cycle des fêtes du calendrier et le cours

de la carrière royale ; en particulier, le couronnement et la réintronisation de Pharaon (fête Sed) sont assimilés à des moments du

renouveau saisonnier la royauté pharaonique est d'intégration cosmique, cf. également A. BADAWY, Memphis als zweite

Landeshauptstadt , Le Caire, 1948, p. 129 = LEPSIUS, Denkmäler, III, 77 c..

46 La notion de ha y a été l'objet d'une étude pénétrante de D. B. REDFORD, History and Chronology of the Eighteenth Dynasty of

Egypt, Seven Studies , Toronto, 1967, p. 3-27

47 E. OTTO, Osiris und Amun , 1966, p. 85

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constructions, pour en changer très légèrement les proportions ou y apporter des

modifications minimes.

C'est également sans doute dans cette perspective qu'il faut considérer la reprise des

noms d'anciens rois par leurs successeurs, ou la répétition des mêmes listes de peuples

envoûtés; elles sont copiées systématiquement de monuments antérieurs, même si le

contexte a depuis lors totalement changé et que la réalité des faits soit autre: par leur

soumission, ces peuples doivent justifier l'affirmation éternelle (ou plus justement

encore intemporelle) de l'Egypte.

Dans ces conditions, on ne peut guère dire que l'Egypte ait connu l'histoire; à tout le

moins, le genre historique en a-t-il été rigoureusement exclu48. Les textes égyptiens ne

relatent jamais comment cela fut, mais indiquent comment cela doit être. Ils

n'établissent jamais de chaînes de conséquences, mais posent des faits séparés, qui

proclament les aspects de la réalisation, par Pharaon, de l'ordre du monde49. Les

événements sont toujours présentés dans le cadre d'un archétype, même si la

phraséologie affirme: jamais rien de tel ne s'était produit. Position d'autant plus

étonnante que, par l'invention de l'écriture, les Egyptiens ont été mis très tôt en

mesure d'écrire l'histoire. Il y avait certes des rapports, souvent très précis, sur les

événements, établis pour des raisons pratiques d'administration, de droit ou autres; ils

remplissaient les archives, mais n'étaient pas proclamés sur les monuments ou relatés

en tant que tels, comme le sont nos faits historiques.

En raison du système que nous avons analysé, la préhistoire s'est automatiquement

trouvée mythisée; elle est par excellence le temps des dieux où se sont élaborés les

modèles. Ensuite, le schéma divin s'actualise en chacun des cycles qui correspondent

aux règnes, aux groupes de règnes par dynasties, aux groupes de dynasties par

48 H. RANKE, Vom Geschichtesbilde der alten Aegypter, dans Chronique d'Egypte, 6, 1931, p. 277-286; S. SCHOTT, Mythe und

Geschichte, dans Jahrbuch 1954 der Akad. d. Wiss. Mainz , p. 243-266; L. BULL, Ancient Egypt, dans The Idea of History in the

Ancient Near East , Lectures of the Department of Near Eastern Languages and Literatures at Yale University, ed. by R.C. Dentan,

1955, 1-34 = American Oriental Series, Volume 38; E. HORNUNG, Zur geschichtlichen Rolle des Königs in der 18. Dynastie, dans

Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Abt. Kairo , 15, 1957, p. 120-133 ; E. OTTO, Geschichtsbild und

Geschichtschreibung in Aegypten, dans Die Welt des Orients , III, 1966, p. 161-176 ; E. HORNUNG, Vom Geschichtsbild der alten

Aegypter, dans Geschichte als Fest , Darmstadt, 1966, p. 9-29.

49 Il n'y a jamais d'unicité du fait (Einmaligheit des Geschehens)

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empires. Lorsque le pouvoir pharaonique s'écroule, il ne s'agit plus que de périodes

intermédiaires; celle-ci ne sont l'objet d'aucune référence, puisque par définition elles

sont exclues du plan idéal, selon lequel devrait s'accomplir normalement l'histoire de

l'Egypte; sont également supprimées les crises comme l'hérésie amarnienne au point

que postérieurement, dans les listes de rois-ancêtres, on passe directement

d'Aménophis III à Horemheb50 ou les occupations étrangères: la présence des

Assyriens n'est mentionnée, ni même évoquée, dans aucun texte égyptien.

Cette permanence, qui est en fait plus exactement une répétition indéfinie, se marque

dans l'existence de cycles, par lesquels s'ordonne le devenir égyptien. Nous avons déjà

fait allusion à la fête Sed; certains documents laisseraient à penser qu'il s'agit d'un

jubilé trentenaire. Peut-être ces trente ans ont-ils été à l'origine le règne en quelque

sorte idéal, correspondant à la durée optima de la phase adulte.

D'autres périodes sont également attestées, encore que mal connues. La «période

d'Apis»51 nommée ainsi d'après le taureau sacré de Memphis, ne semble guère

mentionnée que par les sources classiques (Pline, Ammien Marcellin); elle aurait duré

vingt-cinq ans; or R. Parker52 a montré que ce cycle peut correspondre à un calcul

lunaire. La «période du Phénix», soit cinq cents ans, mentionnée par Hérodote53, n'est

pas attestée non plus en tant que telle par les sources égyptiennes actuellement

connues; mais le rôle du bnw (le Phénix) et maintes fois mis en rapport avec le soleil et

les temps primordiaux54.

L'expression renouvellement des naissances (whm nswt)55, à trois reprises, s'applique

à des périodes décisives de l'histoire égyptienne. Au début du Moyen-Empire, après les

temps de désespoir de la première période intermédiaire, le roi Amenemhat Ier (1991-

1962) la porte régulièrement dans sa titulature. Puis au début de la XIXe dynastie, Séti

Ier (1312-1298) intitule son propre temps de règne an premier de l'ère du

50 S. SAUNERON, Chronique d'Egypte, XXVI, 51, 1951, p. 46-49.

51 E. OTTO, Beiträge zur Geschichte der Stierkulte, Untersuchungen XIII, 1938, p. 18 sq.

52 R. PARKER, The Calendars of Ancient Egypt , SAOC, 26, 1950, p. 13 sq.

53 HÉRODOTE, II, 73.

54 H. BONNET, Reallexikon der ägypt. Religionsgeschichte , 1952, p. 594-596 (s.v. Phönix); E. OTTO, Die Welt als Geschichte , 1954,

p. 143; cf. également HUBAUX-LEROY, Le mythe du Phénix, Liège-Paris, 1939.

55 E. OTTO, Die Welt als Geschichte , 1954, p. 144-145.

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renouvellement des naissances. A la fin de l'époque ramesside, Ramsès XI (1115-1085)

tente un redressement, demeuré sans succès; sa datation conjugue ses années de

règne et celles d'une ère du renouvellement des naissances.

Evidemment, le cycle le plus célèbre est la fameuse période sothiaque56; elle est

produite par le décalage d'un quart de jour de l'année égyptienne sur l'année solaire,

l'apparition de Sothis ne tombant le 19 juillet, jour du début de la crue, que tous les

1460 ans. Le grammairien Censorinus ayant indiqué pour l'année 139 de notre ère la

fin d'une telle période sothiaque, on en déduisait le début des périodes précédentes

en 1321-1317, 2781-2777, 4241-4237. Le début de la première année égyptienne

ayant dû coïncider avec le commencement d'une telle période, E. Meyer voyait dans le

19 juillet 4241 la plus haute date de l'histoire universelle. Mais en fait, on est enclin

davantage aujourd'hui à voir dans l'année de 365 jours l'observation d'un délai

séparant deux maximums successifs de la crue du Nil plutôt que celle de la révolution

de la terre autour du soleil. De plus, il semble bien que les mois aient été d'abord

lunaires57 le signe-mot du nom du mois est précisément un quartier de lune; dans le

calendrier cultuel, les fêtes continuent à être fixées par rapport à la lune.

Comme on le voit par ce problème de la période sothiaque, les solutions les plus

traditionnelles risquent continuellement d'être remises en question par l'évolution de

la recherche égyptologique. C'est pourquoi je suis bien persuadé du caractère

conjectural et en quelque sorte provisoire des points de vue ici présentés.

Je crois cependant que la plupart d'entre eux rendent compte d'un style bien

caractéristique des textes égyptiens. Ceux-ci ont toujours quelque peine à situer

l'action ou à décrire des situations concomitantes. C'est que la définition qualitative du

temps et aussi de l'espace, la prévalence de cycles et le caractère tout second du

temps linéaire trouvent leur expression dans une structure de la langue bien différente

de la nôtre. Comme l'ensemble des langues sémitiques, l'égyptien ancien fait grand

usage de la phrase non-verbale, qui, selon la définition de Meillet58, implique

56 R. A. PARKER, Sothic Dates and Calendar Adjustement , dans Revue d'Egyptologie, 9, 1952, p. 101-108, D.B. REDFORD, Seven

Studies , Toronto, 1967, p. 211-213.

57 R. A. PARKER, The Calendars of Ancient Egypt , SAOC, 26, 1950, p. 10 sq.

58 Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, 14, 1.

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simplement qu'une qualité, une manière d'être, est affirmée de quelque chose; cette

constatation d'un état de choses est par définition en dehors du temps. La phrase

verbale, elle, sert à exprimer une action; mais dans l'emploi du verbe, l'ancien égyptien

ignore notre notion de temps : passé, présent et futur ; il ne note que des aspects: le

perfectif et l'imperfectif. Le perfectif correspond à l'aspect de l'accompli; il représente

l'action en elle-même, quel que soit le moment de la durée (présent, passé, futur)

auquel on la considère. L'imperfectif correspond à l'aspect de l'inaccompli; il décrit une

coutume, un acte qui se prolonge, un fait qui se répète.

En soulignant les différences fondamentales qui séparent de tels points de vue des

nôtres, apparaît encore davantage combien téméraire peut être l'essai de s'introduire

dans cet univers des anciens Egyptiens, qui se situe vraiment en dehors de nos

catégories modernes de l'Espace et du Temps59 .

59 Beaucoup de textes et de représentations de l'Egypte pharaonique n'ont pas encore été analysés selon les perspectives qui nous

intéressent ici. On peut mesurer l'intérêt de telles recherches d'après le tout récent essai de L. KAKOSY, Zu einer Etymologie von

Philä : die Insel der Zeit dans Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae , XVI, 1968, p. 39-48