Enzo pezzini

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La capacité d’innovation et d’exploration des nouveaux secteurs coopératifs : Le cas italien Enzo PEZZINI 1 Introduction Dès ses premiers stades de développement l’entreprise coopérative a été conçue non pas comme une quelconque institution économique, mais comme une institution sociale capable de générer de solidarités et de favoriser l'entraide entre les membres des différentes communautés locales ou professionnelles à travers une action entre- preneuriale. On trouvera des références explicites à la fonction sociale des coopératives dans toutes les initiatives des pionniers de la coopération. Dès le début de l’expérience la double nature des coopératives émerge clairement, il s’agit d’institutions à caractère économique et social, en mesure d’améliorer les conditions de vie de certaines catégories de citoyens ou de communautés entières et sont en même temps en mesure de jouer un rôle économique important, garantissant le pluralisme entrepreneurial. Ce double code, celui du marché et celui de la socialité, caractérise l’identité coopérative et rend sa gestion toute à fait particulière et complexe. Historiquement, il y a eu des phases d’alternance. Quand le code du marché était dominant, les coopératives sont devenues méconnaissables par rapport aux entreprises de capitaux et banalisées ; quand le code de la socialité a été soutenu de manière exagérée, alors les coopératives ont connu un déclin ou ont été marginalisées économiquement. Dans les deux cas la coopérative perd sa nature et son identité propre. Réussir à tenir en équilibre ces deux dimensions de façon à ce qu’elles puissent se contaminer réciproquement pour devenir une complémentarité stratégique est le véritable défi pour le mouvement coopératif depuis toujours et il le sera encore plus dans les années à venir (Zamagni et Zamagni, 2008 : 10-11). Les coopératives se sont développées dans la plupart des secteurs et activités, y compris dans la gestion des services d'intérêt général pour l'ensemble de la communauté. Ces derniers temps, l’engagement dans des services d’intérêt général s’est accru conduisant L’étonnant pouvoir des coopératives ...571...

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La capacité d’innovation et d’explorationdes nouveaux secteurs coopératifs : Le cas italien

Enzo PEZZINI1

Introduction

Dès ses premiers stades de développement l’entreprise coopérative a été conçue nonpas comme une quelconque institution économique, mais comme une institution socialecapable de générer de solidarités et de favoriser l'entraide entre les membres desdifférentes communautés locales ou professionnelles à travers une action entre -preneuriale. On trouvera des références explicites à la fonction sociale des coopérativesdans toutes les initiatives des pionniers de la coopération.

Dès le début de l’expérience la double nature des coopératives émerge clairement, ils’agit d’institutions à caractère économique et social, en mesure d’améliorer lesconditions de vie de certaines catégories de citoyens ou de communautés entières etsont en même temps en mesure de jouer un rôle économique important, garantissant lepluralisme entrepreneurial.

Ce double code, celui du marché et celui de la socialité, caractérise l’identité coopérativeet rend sa gestion toute à fait particulière et complexe. Historiquement, il y a eu desphases d’alternance. Quand le code du marché était dominant, les coopératives sontdevenues méconnaissables par rapport aux entreprises de capitaux et banalisées ; quandle code de la socialité a été soutenu de manière exagérée, alors les coopératives ontconnu un déclin ou ont été marginalisées économiquement. Dans les deux cas lacoopérative perd sa nature et son identité propre. Réussir à tenir en équilibre ces deuxdimensions de façon à ce qu’elles puissent se contaminer réciproquement pour devenirune complémentarité stratégique est le véritable défi pour le mouvement coopératifdepuis toujours et il le sera encore plus dans les années à venir (Zamagni et Zamagni,2008 : 10-11).

Les coopératives se sont développées dans la plupart des secteurs et activités, y comprisdans la gestion des services d'intérêt général pour l'ensemble de la communauté. Cesderniers temps, l’engagement dans des services d’intérêt général s’est accru conduisant

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à des innovations dans la manière de fournir ces services, notamment lorsque lesadministrations les ont externalisés à des entités privées. Devant l’expansion de la di -mension économique et entrepreneuriale vers des nouveaux secteurs, la coopérationn’a pas été prise au dépourvue. Au contraire, elle a su développer une synthèsesupplémentaire entre économicité et socialité. Dans ce contexte, la coopération socialeitalienne a constitué une sorte de prototype, mais cette formule développée au fil desannées dans plusieurs autres pays (Roelants, 2009) montre bien combien elle estcohérente avec les caractéristiques de l’entreprise coopérative.

Dans ce texte, on examinera les changements et les étapes significatives de l’expérienceitalienne des coopératives qui ont mené à une ouverture progressive de l’objectif initialà l’intérêt de la communauté et non pas seulement à celui de ses membres. On le feratout d’abord en partant des « suggestions » venues du mouvement des coopératives surle plan international, puis par l’analyse de deux tendances que l’on peut identifier dansl’expérience italienne : des caractéristiques et nouveautés normatives, ainsi que l’émer -gence de nouvelles formes de coopératives. Enfin, on tentera de donner une lecture decette capacité à interpréter et à intercepter des nouveaux secteurs coopératifs grâce àl’organisation particulière du mouvement coopératif italien.

Les signaux au niveau du mouvement coopératif international

L'idée que l’expérience coopérative devait s'élargir vers une dimension plus grande quela seule action en faveur des membres s’accompagne de deux événements importantsau sein du mouvement coopératif international.

Le premier est lié au remarquable rapport qu'Alexandre Laidlow a présenté à l'occasiondu 27e congrès de l'Alliance Coopérative Internationale à Moscou en octobre 1980. Sousle titre « Les coopératives dans l'an 2000» (Laidlow, 1981) ce rapport examine l'évolutiondu mouvement coopératif et souligne le caractère évolutif de la coopération et lanécessité de maintenir son caractère distinctif par rapport au secteur privé afin d'éviterl'influence excessive de l'État. D'où l'appel aux coopératives à innover dans leurs actions,pour répondre aux besoins de groupes plus défavorisés, et à s'engager dans des secteursautres que traditionnels.

Laidlow écrit :

« Comme le réaffirment depuis plusieurs générations les dirigeants coopé -rateurs et les auteurs d’ouvrages sur la coopération, les coopératives sedistinguent surtout des entreprises industrielles et commerciales de typeclassique, privées ou publiques, par leur double qualité d’organisation dontles objectifs sont à la fois commerciaux et à vocation sociale. Cette notion dedouble qualité constitue un des piliers de la doctrine coopérative ».

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Un peu plus loin, Laidlow essaie de lister quelques exemples de «portrait[s] de coopé -rative[s] qui sa[ven]t remplir [leur] vocation sociale» :

La coopérative « contribue aux activités qui tendent à créer un esprit de com -munauté et elle intervient sur un plan général dans les grands problèmes humainset sociaux sans se confiner exclusivement au domaine com mercial.[…] Elle sepréoccupe du sort de défavorisés et a su prévoir des dispositions spéciales pourpermettre à ceux qui sont économiquement faibles de pouvoir faire partie deses membres et profiter de ses avantages».

Parmi les quatre priorités identifiées par Laidlow, il y a la construction de communautéscoopératives : « l’idée fondamentale de la coopération, c'est-à-dire l’effort personnel etl’entraide, la mise en commun des domaines d’intérêts et des besoins, est capable defournir du ferment social qui crée le lien de cohésion entre tout un voisinage urbain pourle transformer en communauté ». L’objectif pouvait sembler être à l’époque une visionutopique, mais la réalité actuelle montre que l’on s’en approche rapidement.

Le deuxième événement important est la déclaration sur l’identité coopérative approuvéelors du congrès du « centenaire » de l’Alliance Coopérative Internationale à Manchesteren 1995. L’addition d’un septième principe qui énonce l’« Engagement vers la com -munauté » dans lequel « Les coopératives contribuent au développement durable de leurcommunauté dans le cadre d'orientations approuvées par leurs membres » exprime unenouvelle vision.

C’est la confirmation officielle que les coopératives doivent s’ouvrir à une finalité deresponsabilité et de développement vers des composantes externes à la coopérative, carla communauté est justement reconnue comme « enveloppante » et « constituante » dela coopérative. L’introduction de ce principe n’a pas été immédiate et facile, au contraire,ce dernier a suscité des débats au sein de l’Alliance entre ceux qui défendaient le modèletraditionnel – c'est-à-dire la maximisation des bénéfices pour les membres – et ceux quiinsistaient sur la poursuite des objectifs collectifs. Le résultat final a tout de même étél’introduction du principe, ce qui représente une grande innovation. (Borzaga, Depedriet Galera, 2010 : 129) (Monnier et Thierry, 1997).

Bien évidemment, les organisations coopératives existent principalement pour garantirdes services à leurs membres, mais c’est ce même lien étroit entre coopératives etmembres qui détermine un fort enracinement de la coopérative dans sa communauté.C’est sur cette base que se fonde sa responsabilité particulière : soutenir le déve -loppement économique, social, culturel et environnemental de leurs communautés. Quoiqu’il en soit, il reste aux membres le droit de devoir choisir les modalités spécifiques etle niveau d’engagement avec lequel la coopérative doit contribuer au bien-être de lacommunauté.

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Deux évolutions en Italie : normes et nouvelles formes des coopératives

En Italie, les coopératives nées comme organisations de citoyens aux intérêts et besoinscommuns renfermaient une distinction très estompée entre membres et non-membres,et le principe de la porte ouverte a été largement appliqué.

Avec le temps et les profonds changements économiques et sociaux qui ont rendu pluscomplexes et articulées nos sociétés, on a privilégié l’intérêt des membres et cette orien -tation a été soutenue par les législations nationales. Emblématique dans le cas italien, laréférence explicite au concept de mutualité même dans l’article 45 de la Constitution2 etdans le Code civil article 2511 définit les coopératives comme « entreprises qui ont unefinalité mutualiste ». Ce flou a favorisé pendant longtemps les interprétations qui niaientla possibilité pour les coopératives de poursuivre des desseins plus grands que ceux deses seuls membres.

Cette tendance a beaucoup évolué ces dernières décennies avec une attention accruede nombreuses coopératives des secteurs traditionnels (consommateurs, agriculture,logement) à la communauté, ses besoins et son implication dans la gouvernance.

C’est un processus qui est accompagné aussi par une série de normes, certaines anciennes,d'autres nouvelles, qui vont vers une extension du concept de mutualité. C’est le cas desréserves impartageables qui sont l’une des modalités concrètes de mise en œuvre duprincipe de solidarité. Elles ne peuvent d’aucune façon être distribuées parmi les membres,même pas en cas de dissolution de la coopérative. Dans ce cas, les actifs résiduels, sousréserve de remboursement aux membres du capital versé, doivent être destinés aux fondsmutuels pour la promotion et le développement de la coopération (Loi 59 du 31 janvier1992). C’est une sorte de fonds intergénérationnel, pour préserver la continuité del'entreprise et du « bien commun» généré au sein d'une communauté, qui sera confié àla nouvelle génération de coopérateurs.

Un autre exemple est l’évolution de la législation pour les banques coopératives italiennes,qui est emblématique de celle des normes dans le sens d’une élimination ou d’un as -souplissement des contraintes qui obligeaient ces banques à œuvrer seulement avec uneclientèle particulière, agriculteurs et petits artisans.

Les Caisses rurales sont nées dans le milieu agricole et elles étaient destinéesprincipalement aux agriculteurs. Deux lois de 1887 et 1937 confirment cette orientationspécialisée pour le financement réservé à certaines catégories de producteurs :agriculteurs et artisans. Le texte unique bancaire de 1993, en continuité logique avecl’évolution socio-économique du pays, qui n’est désormais plus à dominante agricole, asupprimé ces contraintes. Il a confirmé leur fonction de banques des communautés localesen soulignant deux aspects fondamentaux : le mutualisme et la territorialité. Dans

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551 municipalités italiennes (sur 8092 au total), la Banque de crédit coopératif est le seulguichet bancaire à faire preuve de lien et de service dans ces territoires où aucune banquecommerciale ne considère utile s’installer.

Nous pouvons identifier une autre référence au principe de solidarité dans les articles 11 et12 de la Loi N°59 du 31 janvier 1992, «Nouvelles règles régissant les entreprises coopé -ratives», qui permet la création de fonds mutuels pour la promotion et le développementde la coopération, alimentés par les 3% de bénéfices annuels de toutes les coopératives. Ils’agit de solidarité intercoopérative, qui permet de promouvoir et de développer denouvelles coopératives pour soutenir la croissance de celles existantes et créer les conditionspour le développement coopératif, notamment dans les zones les plus défavoriséeséconomiquement.

Les fonds mutuels représentent une manière de renforcer la solidité du système coopé -ratif, c’est une sorte de mutualité externe qui est à l’avantage de tout le mouvement. Lacréation de fonds mutuels montre que la coopération italienne a bien compris que c’estgrâce au développement de l’ensemble du système coopératif qu’on pourra garantir ledéveloppement harmonieux et la pérennité de chaque coopérative.

En 2003, avec la réforme du droit des sociétés qui a modernisé la partie du Code civilconcernant le droit des entreprises, le droit coopératif a été profondément révisé (Pezzini,2003). L’innovation la plus remarquable est celle qui établit une distinction entre lescoopératives à «mutualité prédominante», auxquelles les dispositions fiscales à caractère« facilitateur » prévues par les lois spéciales continuent de s’appliquer, et les coopératives«à mutualité non prédominante», qui ne bénéficient pas de mêmes facilités. Le législateura affirmé que la mutualité ne doit pas être nécessairement exclusive mais « prédo -minante », et que peuvent donc exister des coopératives à mutualité limitée (nonprédominante) dont les bénéficiaires peuvent être des non-membres. Si d’un côté oncontinue justement à protéger la poursuite de l’intérêt des membres de manièreprivilégiée, de l’autre on laisse ouvert dans le concept même de prédominance lapossibilité que les coopératives puissent poursuivre des objectifs supplémentaires, pluslarges, parmi lesquels ceux de la communauté. (Borzaga, Depedri et Galera, 2010 : 130)

Cet aspect mériterait un développement approfondi à la lumière de récents débats ayanteu lieu au niveau des institutions de l’Union européenne qui introduisent le concept decoopérative « pure » qui ne pourrait travailler qu’avec les membres.3

À côté de cette évolution des normes, on voit apparaître aussi une deuxième tendancequi consiste en l’émergence de nouvelles formes de coopératives. Le prototype etl’expérience, qui est de loin la plus importante, de nouvelles formes ont été la coopérationsociale italienne. La coopération de solidarité sociale, première orientation dominante, avu sa toute première initiative en 1963, mais c’est au cours de la deuxième moitié des

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années 1970 et au début des années 1980 que se concrétise l’idée de donner à la solidaritéune qualité entrepreneuriale, sous forme de coopérative. Ce n’est qu’en novembre 1991que la coopération sociale se voit doter d’un cadre juridique grâce à la loi n°381. La loiprend acte et légitimise, avec quelques ajustements et en imposant quelques limites, laformule de coopérative sociale telle qu’elle s’était constituée de manière spontanée. Donc,la loi n’a pas créé les coopératives sociales, mais elle a certainement contribué de manièrefondamentale à leur consolidation et à leur développement (Borzaga et Ianes, 2006).

« Les coopératives sociales ont pour objet d’œuvrer dans l’intérêt général dela communauté pour la promotion humaine et l’intégration sociale descitoyens par : a) la gestion de services sociaux, sanitaires et éducatifs ; b) le dé -veloppement d’activités diverses – agricoles, industrielles, commerciales oude services – en vue de favoriser l’insertion de personnes défavorisées par letravail » (Loi 381/9, article 1).

Les coopératives sociales de « type A» s'articulent principalement autour de l'assistanceà domicile, les centres d'accueil, les centres socio-éducatifs, les communautésthérapeutiques, l'éducation et la prévention, les crèches et les maisons de repos pourles handicapés physiques et mentaux, les personnes âgées, les mineurs, et lestoxicomanes.

Les coopératives sociales de « type B » touchent à l'agriculture, à l’entretien des espacesverts, au nettoyage, à la laverie industrielle, à l'informatique, à la reliure et la typographie,aux activités artisanales et de services. Les travailleurs défavorisés employés dans cescoopératives « d'insertion» sont des handicapés physiques et mentaux, des patients enpsychiatrie, des toxicomanes, des détenus pouvant bénéficier de mesures alternatives àl'incarcération ferme et des adultes défavorisés ; ils doivent représenter au moins le 30%de la totalité des effectifs de l’entreprise.

La période de développement des coopératives sociales correspond aux difficultés del'État-providence italien à apporter des réponses aux besoins exprimés par les « agences »traditionnelles de welfare – les administrations publiques et, dans le cas spécifique italien,les familles et les familles élargies – et à s’adapter, d’une part, à la profonde évolutiondes besoins sociaux, et d’autre part à la demande de participation active des citoyens(Pezzini, 2008).

L’expérience est novatrice parce que la poursuite de l'intérêt de la communauté – pasuniquement de celui des membres – est prioritaire. Dès lors, cela rend possible laparticipation d’une pluralité d'acteurs porteurs d'intérêts différents (travailleurs, usagers,bénévoles, membres souscripteurs) qui s’associent pour œuvrer ensemble à travers lacoopérative (Pezzini et Zandonai, 2010).

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La coopération sociale est donc une entité privée, sans but lucratif, à laquelle le légis -lateur confie la tâche d’œuvrer dans l’intérêt général de la communauté, et donc d’aiderl’organisation publique dans des fonctions et des actions auparavant uniquement entreles mains de l'État. La capacité de cette nouvelle forme de coopérative à s’organiser enmouvement autour d’une fédération nationale, « Federsolidarietà – Confcooperative »dès 19884, et de fédérations provinciales et régionales avec des fonctions syndicales etde représentation a été capitale, tout comme celle de s’organiser en réseaux d’entreprisespour soutenir le développement et la gestion des services en commun avec des con -sortiums.

En septembre 2011, on recensait en Italie 11 808 coopératives sociales et consortiums.Elles ont connu une croissance de 57,7% en six années. On peut estimer que lescoopératives sociales actives en Italie, qui ont publié un bilan annuel, s'élèvent à plusde 10 000. Les effectifs de ces coopératives sont de plus de 350 000. À ceux-ci s’ajoutentplus de 30 000 personnes défavorisées employées dans des coopératives sociales detype B. Les services offerts touchent environ 4 millions et demi de personnes.

Un autre exemple de nouvelles formes de coopératives est la coopérative de santé, qui,en d’autres endroits à travers le monde (Canada, Japon, États-Unis, Espagne…), avait déjàtrouvé des applications, bien que sous des formules très différentes.

Dans le cas italien, on vient récemment5 d’organiser des fédérations spécifiques descoopé ratives de santé. L’idée de base, en particulier celle de la fédération plus ancienneFederazioneSanità Confcooperative, consiste à organiser les coopératives de travailleurssanitaires, de médecins, de pharmaciens et les mutuelles de santé déjà présentes enConfcooperative, mais en différentes fédérations sectorielles, pour amalgamer profes -sionnalisme entrepreneurial et expériences mutualistes dans un véritable systèmesubsidiaire. Ce système n’adopte pas une position antagoniste par rapport au Servicesanitaire national mais se positionne plutôt dans une logique de partenariat et de rôleauxiliaire à la coopération, afin de partager les finalités de tutelle des intérêts générauxde la communauté.

Le contexte d’une crise économique profonde, qui aura inévitablement des répercussionssur la gestion des systèmes de santé, s'accompagne d'une réflexion sur la nécessité d’unchangement de l’organisation de l’assistance sanitaire. Cette dernière est aujourd’hui tropdéséquilibrée en faveur de l’assistance hospitalière et focalisée sur les spécialisations, lestechnologies et les problèmes spécifiques de chaque maladie.

Une profonde innovation, à travers la promotion et le développement de synergiestransversales entre opérateurs, apparaît nécessaire afin de casser la fragmentation de lafilière de la santé et de permettre une continuité de l’assistance et du service à la personnevus comme « care» et pas seulement comme « therapy». Pour donner élan et impulsion

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à une nouvelle culture de gouvernance du réseau des soins au niveau territorial et deservices extrahospitaliers, la coopération apparaît comme le modèle le plus apte, grâce àsa tradition de solidarité et de subsidiarité, qui, au cours de ces dernières années, a permisde générer de véritables patrimoines d’expériences. Si ces patrimoines sont correctementintégrés, ils seraient en mesure de fournir des réponses là où le système s'est révéléinadéquat.

L’initiative est particulièrement intéressante pour la mise en commun d’expériences qui,au sein de Confcooperative6, appartenaient à différents secteurs : plusieurs mutuellescomplémentaires de santé étaient issues des banques coopératives (Federcasse) ; lescoopératives de pharmaciens avaient des liens organisationnels dans la fédération descoopératives de consommateurs (Federconsumo) ; les coopératives de médecins de baseétaient considérées comme des coopératives de travail associé (Federlavoro e Servizi) ;enfin les coopératives sociales (Federsolidarietà) avaient développé des services médicauxspécialisés.

La véritable innovation est d’avoir su créer un « système» pour la construction d’uneméthode de « réseau territorial » non pas centré sur les différentes professions, mais surun projet commun qui essaie de mettre au centre les besoins du patient et du citoyen dansune logique de synergie et subsidiarité horizontale.

Le troisième exemple est celui des « coopératives de communauté»7. En Italie il y a 5 683municipalités de moins de 5 000 habitants (soit 70,2% de toutes les municipalités), danslesquelles vivent plus de 10 millions de personnes, soit 17% de la population totale. Cespetites municipalités ont souvent des difficultés d’accès et de connexion avec lesinfrastructures et les services qui sont concentrés dans et autour des villes. Dans cecontexte peu attrayant pour le secteur privé, qui répond à une logique de simple profit, lerisque d'une détérioration de l'ensemble des conditions de vie est de plus en plus élevé,ce qui entraînerait le dépeuplement des parties importantes du territoire national.

Comment éviter cela ? La participation directe des citoyens pourrait répondre à ceproblème et tirer profit des potentiels de développement local avec des initiativescoopératives de plusieurs formes (d’usagers, de travail, sociales, agricoles ou mixtes) maistoujours constituées par les citoyens des communautés. Des « coopératives decommunauté » sont déjà actives dans plusieurs régions d’Italie et elles ont des traitscommuns.

D'abord, les citoyens ont choisi la coopérative, ce qui montre, une fois de plus, que c'estun instrument flexible et efficace. Ensuite, la présence de la coopérative ou du groupe descoopératives a un effet positif général sur la communauté. Les besoins auxquels ellespeuvent répondre sont multiples : les services sociaux et de santé ; les services scolaires ;les services commerciaux (bar, magasin, carburants) ; les communications (poste, télé -

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phonie) ; la valorisation et l'amélioration de la culture et des traditions artisanales, dupatrimoine monumental et environnemental ; et la gestion d’activités touristiques,commerciales et agricoles, ainsi que d’activités d’énergies renouvelables. Cela permet aussiune reprise de la valeur du patrimoine immobilier et surtout des possibilités d'emploi,particulièrement pour les jeunes.

Ces initiatives permettent de faire ressortir la citoyenneté active comme «valeur » pouraméliorer les relations entre le secteur public et le secteur privé : un secteur public qui doitaugmenter sa capacité de planification et de contrôle ; un secteur privé qui doit accentuerl'attention en faveur de l'intérêt général ; et une forte vocation communautaire surtoutenracinée dans la tradition mutualiste et des coopératives.

Ces trois expériences, qui sont à des stades de développement très différents, constituentun exemple de la tendance que l’on peut observer vers l’ouverture de manière plus expliciteet la projection externe des coopératives. L’ouverture à la communauté et le pluralismedes membres sont les deux caractéristiques nouvelles, même si cela comporte desmodalités organisationnelles plus complexes et sophistiquées.

L’organisation du mouvement coopératif en Italie

Une des possibles explications de cette capacité à accompagner, à promouvoir, à soutenir,et à explorer de nouveaux secteurs coopératifs en Italie est liée à l'organisation particulièrede son mouvement coopératif.

En Italie, traditionnellement, l’expérience coopérative s’est organisée en référence auxCentrales coopératives, qui sont des associations de représentation, d’assistance, detutelle et de vigilance dont les caractéristiques en font un phénomène assez unique dansle panorama européen et international des coopératives. Elles sont organisées au seind’une instance unitaire des coopératives de secteurs différents (agriculture, crédit,consommation, logement, etc.), à la différence de la grande majorité des organisationsdes autres pays d’Europe qui regroupent normalement un seul type de coopératives. Ellesse sont constituées historiquement selon une logique politique et idéologique, en faisantréférence aux grands clivages et mouvances du siècle passé (sociale-communiste,catholique, laïque-républicaine) qui ont caractérisé aussi l’ensemble des organisationsentrepreneuriales et syndicales italiennes (Pezzini, 2012)8. Les Centrales coopérativesfont l’objet d’une reconnaissance de la part de l’État9 qui leur délègue l’exercice de lafonction de contrôle périodique des organisations associées : la révision coopérative.

Selon une stratégie précise, les centrales ont organisé la représentation politique sur deuxniveaux : un premier que l’on pourrait qualifier d’horizontal, organisant sur une baseterritoriale (provinciale, régionale, nationale) toutes les coopératives indépendamment dusecteur d’activité ; une deuxième dont l’articulation est fondée sur la base de leur activité.

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Cela permet aux centrales d’avoir aussi un rôle d’orientation stratégique et de promotionde l’économie coopérative, en pouvant utiliser au mieux l’ensemble du réseau et desdifférentes spécialisations sectorielles. Ainsi, des fonctions de développement entre -preneuriales comme le transfert de savoir-faire, la formation, la coordination des projetsstratégiques, la recherche et les instruments financiers du système peuvent, dans ce cadre« intégré», apporter des résultats fort efficaces pour l’économie coopérative. Cela permetsurtout de pouvoir orienter les énergies, ressources, et compétences de l’ensemble dusystème afin d’explorer et d’expérimenter dans des espaces intéressants de nouveauxdéveloppements pour les entreprises coopératives.

Dans les trois exemples décrits précédemment, le rôle des « centrales» coopératives, selondes modalités différentes, a été d’importance capitale.

Dans le cas des coopératives sociales, l’intelligence politique des promoteurs les a amenésà choisir consciemment d’orienter ces nouvelles expériences vers le sillon historique dumouvement coopératif. Le choix n’était pas escompté ; ils auraient pu et ont probablementréussi à promouvoir quelque chose de différent. Les organisations coopératives italiennes,après quelques hésitations, se sont pleinement engagées dans le développement de lacoopération sociale. Confcooperative, notamment, en a fait l’un des sujets principaux desa propre action politique et de développement (Borzaga et Ianes, 2006).

La participation à un mouvement coopératif organisé a certainement joué un rôle favorabledans l’affirmation du mouvement sur le plan institutionnel qui a finalement débouché surl’obtention de la Loi 381. Cette loi a permis à la coopération sociale de s’organiser et des’intégrer au niveau national, grâce à un système d’interconnexions propre à chaquecentrale. La construction d’une l'identité spécifique, c’est à dire la masse critique «poli -tique» pour demander et obtenir un cadre légal approprié et une convention collective detravail spécifique, a pu être atteinte parce que l’innovation conceptuelle et l'expérimen -tation ne se sont pas traduites en séparation organisationnelle.

Dans le cas des coopératives de santé ainsi que dans les nouvelles expériences descoopératives de communauté, il apparaît assez évident que sans l’appui, l’accompa -gnement et l’organisation des centrales coopératives les initiatives auraient difficilementvu le jour, ou tout du moins pas dans les temps ni dans les conditions aussi favorables.

Conclusion

Face aux extraordinaires transformations sociales et économiques, la coopérations'avère, comme dans le passé, capable de relever le défi d'accomplir sa mission : or -ganiser des entreprises productives partant de l'auto-organisation des personnes ayantdes besoins. Aujourd'hui, la société est beaucoup plus complexe et les besoins se sontélargis, diversifiés, entrelacés, et la coopération « de dernière génération » se remodèle

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en conséquence. Les nouvelles formes de coopération n'entrent pas en concurrence avecles formes traditionnelles, mais elles vont couvrir les zones qui sont précisément horsde portée de ces dernières, ce qui indique l'effort important fait par le mouvementcoopératif pour adapter sa manière d'être aux besoins qui, autrement, pourraient resterinsatisfaits.

Un nouvel élan à la coopération peut provenir d'une extension de ses limites tradi -tionnelles et donc aller au-delà des intérêts des groupes particuliers pour aller versl'intérêt général. La coopérative sociale, par exemple, a conduit la coopération nonseulement vers de nouveaux champs d'activité, mais elle a également introduit unnouveau modèle : celui d’œuvrer dans l’intérêt général de la communauté dans desfonctions et des actions jusqu’alors réservées à l'État avec une multiplicité d’intervenants.Un espace intéressant pour repenser le rôle des entreprises coopératives s’est ouvert.

Notes1 Confcooperative - Confederazione Cooperative Italiane, Bureau de Bruxelles, Square Ambiorix 32,bte 35, B-1000 BRUXELLES, [email protected] L’article 45 de la Constitution : « La République reconnaît la fonction sociale de la coopération àcaractère de mutualité et sans fins de spéculation privée. La loi en promeut et en favorisel’accroissement avec les moyens les plus appropriés et en assure, avec les opportuns contrôles, lecaractère et les finalités ».3 Le débat a été provoqué par une plainte contre le régime fiscal appliqué aux coopératives deconsommateurs introduite par des compétiteurs commerciaux à la Direction Générale concurrentede la Commission européenne en avril 2006.4 Legacoopsociali – l’association des coopératives sociales qui adhèrent à Legacoop sera constituéeseulement en septembre 2005.5 FederazioneSanità a été constitué en Confcooperative en janvier 2010, Sanicoop a vu le jour enLegacoop en février 2012. Les chiffres sont de 300 coopératives adhérentes en FederazioneSanità-Confcooperative et de 22 coopératives pour Sanicoop-Legacoop.6 Sur le plan sectoriel, la Confcooperative s'articule autour de 9 fédérations nationales :Federabitazione (logement), Fedagri (agriculture et agroalimentaires), Federcasse (banques),Fedeconsumo (consommation), Federcoopesca (pêche), Federcultura Turismo Sport (culture, tourismeet sports), Federlavoro e servizi (travail associé, production et services), Federsolidarietà (sociale),Federazionesanità (santé et mutualités).7 www.legacoop.coop/multimedia/Cooperative%20Comunita/guidacoopcomunita.pdf8 Avec la constitution le 27 janvier 2011 de l’Alliance des Coopératives Italiennes, la coordinationstable des trois centrales les plus représentatives, une étape historique a été franchie en directiond’une unification.9 Art. 4 du Décret Législatif du Chef provisoire de l’État du 14 décembre 1947, N°1577.

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RésuméParmi les caractéristiques du modèle coopératif italien il y a l’intersectorialité, c’est-à-dire la fonction«horizontale » de syndicat d’entreprise, qui intervient avant la déclinaison sectorielle. En Italie c’estgrâce à cette vision d’ensemble, qui prend en considération la masse critique qui peut être généréeet le poids politique qui peut être exercé, qu’on peut expliquer, en partie, une de plus remarquablesréussites coopératives de ces dernières décennies : la coopération sociale italienne. Mais on y voitégalement une capacité structurelle à explorer de nouveaux secteurs. On assiste à une évolutionprogressive vers des nouvelles formes d’entreprise coopérative qui répondent mieux aux besoins descommunautés locales.

SummaryOne of the features of the Italian cooperative model is intersectorality, that is, the “horizontal”function of company unions that comes before actual sectoral differentiation. Thanks to this globaloverview that takes into account both the critical mass that can be generated and the political weightthat can be exerted, we can partially explain one of the most remarkable cooperative achievementsof recent decades: Italian social cooperatives. We can also see that the Italian cooperative systemhas the structural ability to explore new sectors of activity. We have been witnessing a gradualevolution towards new cooperative business models that better meet the needs of local communities.

ResumenEntre las características del modelo cooperativo italiano se encuentra la inter-sectorialidad, es decir,la capacidad de establecer una organización empresarial « horizontal » que prevalece sobre laorganización sectorial. En Italia esta visión de conjunto, la masa crítica que puede generar y el pesopolítico que puede ejercer, explican en parte uno de los éxitos cooperativos más notables de lasúltimas décadas : las cooperativas sociales italianas. También se percibe la capacidad estructural delsistema cooperativo italiano para explorar nuevos sectores de actividad. Estamos asistiendo a unaevolución progresiva hacia nuevas formas de empresa cooperativa que responden mejor a lasnecesidades de las comunidades locales.

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