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ENTRETIEN AVEC ALAIN DESROSIÈRES Christian Mouhanna Presses de Sciences Po | Sociologies pratiques 2011/1 - n° 22 pages 15 à 18 ISSN 1295-9278 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2011-1-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Mouhanna Christian, « Entretien avec Alain Desrosières », Sociologies pratiques, 2011/1 n° 22, p. 15-18. DOI : 10.3917/sopr.022.0015 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_valencia - - 147.156.224.88 - 22/02/2012 23h01. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_valencia - - 147.156.224.88 - 22/02/2012 23h01. © Presses de Sciences Po

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ENTRETIEN AVEC ALAIN DESROSIÈRES Christian Mouhanna Presses de Sciences Po | Sociologies pratiques 2011/1 - n° 22pages 15 à 18

ISSN 1295-9278

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2011-1-page-15.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mouhanna Christian, « Entretien avec Alain Desrosières »,

Sociologies pratiques, 2011/1 n° 22, p. 15-18. DOI : 10.3917/sopr.022.0015

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Entretien avec Alain DESROSIÈRES 1

Quel est votre regard sur l’objectivité des statistiques ? Les statisticienssont-ils neutres dans leur activité ?

Une des difficultés de l’étude sociologique de la statistique et, plusgénéralement, de la quantification, provient de leurs usages sociaux entant qu’argument, ce qui implique automatiquement des questions surce que la statistique « doit être », pour être « neutre et objective ». Orl’objet même de cette sociologie est d’étudier historiquement et empi-riquement, ce que ces termes, objectivité et neutralité, ont signifié etsignifient, comment ils font l’objet de retraductions et de controverses.Il n’appartient pas au sociologue de dire ce que signifient « vraiment »ces deux mots, mais d’analyser comment ces questions sont posées,débattues et résolues. Il faut remplacer la question de l’objectivité parcelle de l’objectivation. Cette démarche s’inspire de la sociologie dessciences. Elle peut susciter le même type d’incompréhension, et dereproche, notamment celui de relativisme.

Les statistiques sont le produit de conventions sociales. Plutôt que dese demander si elles « reflètent objectivement la réalité », il est plusfécond de les voir comme des mises en forme du monde, parmi d’autres,et de s’interroger sur les procédures d’objectivation. Plutôt que de « neu-tralité », on pourrait parler de « visée de neutralité » de la part de sta-tisticiens professionnels, de même que Jean Ricœur parle de « visée deréalité » à propos du travail de l’historien. La statistique n’est pas neutrea priori. Seule la reconstitution de ses chaînes de production et d’usagepermet de porter un jugement sur sa portée réelle. Les mots « objecti-vité » et « neutralité » renvoient implicitement à la métrologie des scien-ces de la nature, alors que les statistiques économiques et sociales peu-vent être plus utilement rapprochées du droit et des sciences politiques,dans la mesure où leurs conventions sont des produits sociaux, régis

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eux-mêmes par des méta-règles, elles aussi conventionnelles. L’exempledes débats actuels sur la quantification du Produit intérieur brut (PIB) etde sa croissance illustre parfaitement ce qui précède. Le Président de laRépublique lui-même a chargé une « Commission sur la mesure desperformances économiques et du progrès social », animée par JosephStiglitz et Amartya Sen, de répondre à ces questions, ce qui montre bienle caractère « instituant » des conventions qui sous-tendent la statistiquepublique et la comptabilité nationale.

Vous parlez de la statistique comme un outil de contrôle et de libération àla fois. Pouvez-vous nous préciser ce que recouvre cette ambivalence ?

La statistique est historiquement un outil de libération lorsqu’ellepermet à des classes (ou fractions de classes) dominées de faire émergerdes critères de justice qui fournissent des arguments contre la dominationnon justifiée de classes dominantes antérieures : la bourgeoisie contrela noblesse, la classe ouvrière contre la bourgeoisie, etc. Les mises enéquivalence conventionnelles de la statistique permettent d’équiper lesrevendications de justice. Mais, dans une autre perspective, la statistiquefournit aussi des outils de mise en concurrence permettant de favorisercertains au profit d’autres, d’évaluer les performances, pour contrôler,selon des critères, dits de benchmarking, arrêtés par les dominants, etnon débattus démocratiquement. Le néo-libéralisme tend à favoriser cetaspect « outil de contrôle », au détriment de l’aspect « outil de libéra-tion », qui a prévalu à des époques antérieures.

Une autre distinction est utile : la statistique a été, dès son origine, un« outil de gouvernement », comme le montre son étymologie même. AuXVIIIe siècle, la statistik (un mot d’origine allemande) était la science del’État. Cet aspect est souligné par Michel Foucault dans son livre sur laNaissance de la biopolitique. Mais elles est devenue de plus en plus, aufil du XXe siècle, un « outil de preuve », à forte teneur mathématique etprobabiliste (la statistique dite « inférentielle »). Ce double aspect rendplus complexe l’étude sociologique de la statistique. En effet, pour beau-coup de personnes qui gardent un mauvais souvenir des mathématiquesde leur scolarité, la statistique est une affaire de matheux, et doncd’experts et non pour le citoyen de base. Or, les recherches évoquéesci-dessus ne sont pas du tout mathématiques. L’élaboration des question-naires, les définitions des variables, les nomenclatures, les présentations

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et les discussions des résultats peuvent être comprises et discutées avecun bagage mathématique restreint.

Vous faites dans vos articles la distinction entre quantifier et mesurer ?Pouvez-vous nous expliquer cette distinction ?

Cette distinction vise à éviter la confusion entre les sciences socialeset les sciences de la nature. Pour ces dernières, la « mesure », gage descientificité, porte implicitement sur des objets antérieurs et extérieursà cette mesure. En revanche, dans les sciences sociales, on peut définirle verbe « quantifier » comme : « exprimer et faire exister sous uneforme numérique, ce qui auparavant ou ailleurs, est exprimé seulementpar des mots et non par des nombres ». Pour analyser l’activité dequantification, il est important de distinguer les deux verbes quantifieret mesurer, souvent vus comme presque synonymes. L’idée de mesure,inspirée des sciences de la nature, suppose, plus ou moins implicitement,que quelque chose de bien réel, déjà existant, peut être « mesuré », selonune métrologie réaliste (bien que, même pour ces sciences, les conven-tions de mesure jouent aussi un rôle essentiel). Dans le cas des sciencessociales, l’emploi immodéré du mot mesurer peut induire en erreur, enlaissant dans l’ombre les conventions indispensables à la quantification.Ce verbe quantifier, dans sa forme active (faire du nombre), impliqueune série de conventions préalables, de négociations, de compromis, detraductions, d’inscriptions, de codages et de calculs, conduisant à unemise en nombre.

Pour cette raison, il est proposé de décomposer le verbe quantifier endeux moments : convenir et mesurer. Ainsi ce verbe quantifier attirel’attention sur le caractère créateur, socialement et cognitivement, del’activité de quantification. Non seulement la quantification, notammentstatistique, fournit un reflet du monde (point de vue méthodologiqueusuel), mais aussi elle le transforme, en le reconfigurant autrement. Cettedéfinition est sociologique et historique, et non pas épistémologique.Elle ne dit pas « comment il faut faire », ni si cela est justifié ou non.L’utilité de cette distinction, nécessaire pour l’hygiène des sciencessociales, apparaît si on étudie l’histoire de divers cas de quantification :l’opinion publique (par les sondages), l’intelligence (par le QI), l’infla-tion (par l’indice des prix), la croissance économique (par la comptabiliténationale), la délinquance (par le nombre des actes de la police et de lajustice), et même le bonheur dans le cas de la Commission Stiglitz-Sen.

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Dans tous ces cas, on ne peut pas faire comme si ces objets préexistaientà leur quantification, et qu’il suffirait de les « mesurer », comme le faitl’astronome ou le géographe.

Vous parlez d’un « effet de rétroaction » des statistiques, pouvez-vous nousl’expliquer ? Vous évoquez un conflit structurel entre éthos des statisti-ciens et cet effet rétroaction. Quelle est la nature de ce conflit ? Commentl’analyser ?

Cette idée de rétroaction provient de ce que, par leur formation, axéesur les idées de « visée d’objectivité et de neutralité » (ou « ethos desstatisticiens »), elles-mêmes issues des sciences de la nature, les statis-ticiens professionnels ne sont pas à l’aise avec le fait que certaines deleurs quantifications ont des effets directs sur des acteurs sociaux :l’indice des prix utilisé pour des indexations en est un exemple bienconnu. Ils les perçoivent comme des anomalies qui risquent de polluerleur travail, comme le montre les cas, trop fréquents, où des autoritéspolitiques cherchent à infléchir ou simplement à retarder la publicationde certains résultats. Ceci a été à l’origine d’une « charte de déontologiede la statistique publique », promulguée par l’Union européenne. Demême, la notion de « qualité » de la statistique a aussi été promue. Elleest fondée sur six critères : pertinence, précision, accessibilité, actualité,comparabilité et cohérence. La nécessité d’expliciter ces critères est liéeau fait que producteurs et utilisateurs des statistiques sont de plus enplus souvent associés par des liens contractuels, ce qui implique uncahier des charges et une définition précise du produit offert.

Il se trouve que, dans le cas d’autres pratiques sociales de quantifica-tion, l’idée de rétroaction est parfaitement connue et familière (ce quine signifie pas légitime), par exemple pour la comptabilité d’entrepriseou pour la finance, ce qui entraîne bien sûr d’autres sortes de contro-verses. Une sociologie de la quantification doit étudier ces divers cas,de façon descriptive plutôt que normative. On en revient à la difficultésignalée ci-dessus, de bien distinguer, d’une part, une perspective métho-dologique et épistémologique, prescriptive, bien sûr nécessaire et inscritedans une perspective d’expertise et d’action, et d’autre part, une pers-pective sociologique, historique et réflexive, qui permet de prendre durecul par rapport à la première.

Entretien réalisé par Christian MOUHANNA

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