Enseigner la Shoah

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1 Enseigner la Shoah de l'école à l'université : à quoi bon? Pour une psychothérapie de la culture. Par Nadia LAMM Professeur de Philosophie IUFM de l'Académie de Rouen © 2011 www.aschkel.info Si le proverbe "à quelque chose malheur est bon" devait s'appliquer à la situation actuelle des Juifs de France, ce serait, à mon sens, dans la perspective d'une reprise à neuf de la réflexion sur les conditions de possibilité d'une lutte efficace contre l'antisémitisme en contexte culturel européen et sur la portée de cette lutte. Au moment où l'enseignement de la Shoah connaît, à travers la nouvelle affaire Dreyfus conséquences dramatiques comme l'exil sur l'île du Diable en moins - que constitue l'affaire Pederzoli, une tentative de délégitimation sans équivalent dans les vingt dernières années, ceux qui aiment penser devraient se demander si et en quoi l'enseignement historique de la Shoah est capable où non de venir à bout de l'antisémitisme en faisant comprendre à tous nos concitoyens pourquoi la vigilance contre son retour les concerne tous et non pas seulement ceux qui sont de confession ou d'ascendance juive . Une affaire Dreyfus en plus petit? On retrouve dans l'affaire Pederzoli (ainsi nommée parce que Mme Catherine Pederzoli-Ventura a fait appel devant le Tribunal administratif de la décision de sa hiérarchie de la mettre à pied) à peu près le même noyau dur d'accusations et la même structure sociologique que dans l'Affaire Dreyfus ; - destitution-dégradation par sa hiérarchie de l'accusée (4 mois …) jugée partiale dans son enseignement au profit des Juifs et de leur si étrangère et soi-disant si mal nommée "Shoah" ; - accusation de trahison des principes de l' Ecole de la République que sont la laïcité et la neutralité du professeur et, du coup, - mise en doute de sa loyauté envers la communauté nationale; reproche d'avoir exercé une fascination diabolique sur des élèves mineurs et innocents ("lavages de cerveau") qui, pour le coup, rappelle davantage la rumeur d'Orléans que la célèbre "Affaire";

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Enseigner la Shoah de l'école à l'université : à quoi bon? Pour une psychothérapie de la culture. Par Nadia LAMM Professeur de Philosophie IUFM de l'Académie de Rouen © 2011 www.aschkel.info

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Enseigner la Shoah de l'école à l'université : à quoi bon? Pour une psychothérapie de la culture.

Par Nadia LAMM

Professeur de Philosophie IUFM de l'Académie de Rouen

© 2011 www.aschkel.info

Si le proverbe "à quelque chose malheur est bon" devait s'appliquer à la situation actuelle des Juifs de France, ce serait, à mon sens, dans la perspective d'une reprise à neuf de la réflexion sur les conditions de possibilité d'une lutte efficace contre l'antisémitisme en contexte culturel européen et sur la portée de cette lutte. Au moment où l'enseignement de la Shoah connaît, à travers la nouvelle affaire Dreyfus – conséquences dramatiques comme l'exil sur l'île du Diable en moins - que constitue l'affaire Pederzoli, une tentative de délégitimation sans équivalent dans les vingt dernières années, ceux qui aiment penser devraient se demander si et en quoi l'enseignement historique de la Shoah est capable où non de venir à bout de l'antisémitisme en faisant comprendre à tous nos concitoyens pourquoi la vigilance contre son retour les concerne tous et non pas seulement ceux qui sont de confession ou d'ascendance juive .

Une affaire Dreyfus en plus petit?

On retrouve dans l'affaire Pederzoli (ainsi nommée parce que Mme Catherine Pederzoli-Ventura a fait appel devant le Tribunal administratif de la décision de sa hiérarchie de la mettre à pied) à peu près le même noyau dur d'accusations et la même structure sociologique que dans l'Affaire Dreyfus ;

- destitution-dégradation par sa hiérarchie de l'accusée (4 mois …) jugée partiale dans son enseignement au profit des Juifs et de leur si étrangère et soi-disant si mal nommée "Shoah" ;

- accusation de trahison des principes de l' Ecole de la République que sont la

laïcité et la neutralité du professeur et, du coup,

- mise en doute de sa loyauté envers la communauté nationale; reproche d'avoir exercé une fascination diabolique sur des élèves mineurs et innocents ("lavages de cerveau") qui, pour le coup, rappelle davantage la rumeur d'Orléans que la célèbre "Affaire";

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- mise en balance de la crédibilité de l'institution (ici l'Inspection générale de l'Education nationale) et de celle d'une "prof juive" de province contrainte de se justifier et de protester de son innocence, mais sanctionnée avant que d'être réellement jugée;

- expression des préjugés antijuifs des syndicats enseignants et silence des

partis de gauche;

- mobilisation minimale de citoyens français juifs et non-juifs hors institutions, hormis quelques articles dans la presse, la plupart du temps attentistes; demande par son groupe de soutien de la "réhabiliation" de C. Pederzoli salie par le rapport institutionnel qui accable sa pratique pédagogique à travers la stigmatisation de sa personne;

- montée au créneau des institutionnels (syndicat des Proviseurs et des

Inspecteurs) contre C. Pederzoli et ses soutiens , et surtout contre le scandale qui éclabousse l'Education nationale; enfin, hésitations et prudence d'un ministre de l'Education qui joue la montre pour ne pas se désolidariser de ses subordonnés (ici les collègues et la Proviseure du Lycée Henri Loritz en ébullition)et … de la vox populi.

Le ministre, Luc Chatel, a toutefois eu le courage de dire que les termes du premier rapport d'inspection lui paraissaient "inacceptables" et de demander un second rapport qui, semble-t-il, a été rédigé début octobre mais n'est encore pas parvenu à la principale intéressée fin octobre; modération des réactions des soutiens de C. Pederzoli : le site internet qui la soutient a invité à manifester le 10 octobre 2010 (un dimanche!) devant le ministère de l'Education nationale , non sans avoir informé sur l'existence d'autres cas de répression, par la hiérarchie administrative, de professeurs et de proviseurs investis dans l'enseignement de la Shoah; le Mémorial de la Shoah, à Paris, quant lui, pourtant concerné au premier chef par la stigmatisation du terme de "Shoah" après avoir, dans un premier temps, accepté d'ouvrir un débat public sur le sujet : "Est-il encore possible d'enseigner la Shoah?" se retire et botte en touche, en indiquant que la France a fait un travail remarquable en matière d'enseignement de la Shoah et, ne voulant pas se mettre le ministère à dos, refuse de s'interroger sur la probabilité d'un revirement des pouvoirs publics sur cette thématique. Une fois de plus le "tous aux abris!" prévaut dès qu'il s'agit de s'engager ouvertement contre l'antisémitisme. Seule l'avocate de C. Pederzoli, a eu le courage d'appeler un chat un chat et l'antisémitisme du rapport sur Mme Pederzoli antisémitisme. Elle n'a encore été citée en justice pour diffamation par personne. Il existe toutefois une différence notable entre "l'Affaire" et l'affaire Pederzoli : cette fois une Juive est inculpée de trahison des principes de la République (ce qui n'est tout de même pas la même chose qu'une trahison d'Etat, qui consiste à favoriser un Etat étranger au détriment de celui qu'on est censé servir) non pour avoir désobéi aux Instructions officielles mais au contraire pour leur avoir obéi sans avoir tenu compte d'une consigne subliminale officieuse qu'elle aurait dû (?) semble-t-il, avoir intégrée et qui lui aurait interdit de s'engager franchement dans cet enseignement :

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cette circonstance, absente de l'Affaire Dreyfus, marque l'entrée de l'antisémitisme français dans une nouvelle phase critique: les Juifs de France et ceux des non-Juifs qui entendent combattre l'antisémitisme sont désormais considérés comme suspects a priori d'un nouveau délit non inscrit au code pénal, mais pourtant considéré comme tel, celui du refus de l'autocensure face aux manifestations d'antisémitisme et de négationnisme qui augmentent dans ce pays.(1) (1) Comme en attestent, depuis l'année 2000, les Rapports annuels diffusés sur Internet de la Commission Nationale Consultative des droits de l'Homme, le Rapport de Jean-Pierre Obin sur Les Signes et manifestations d'appartenance religieuses dans les établissements scolaires (juin 2004); Le Chantier sur la lutte contre le racisme et l'antisémitisme présenté par Jean-Christophe Rufin au Ministère de l'Intérieur de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, le 19 octobre 2004

(Rapport et Chantier disponibles sur Internet).

La Shoah : un enseignement au pouvoir clivant. Chacun sait que le Ministère de l'Education nationale souligne, sur son site officiel que l'enseignement de la Shoah a une portée civique et pas seulement historique, ce dont les institutionnels du monde juif lui donnent amplement acte. Au risque de fâcher tout le monde, je voudrais réfléchir un instant sur la pertinence de cette affirmation. L'enseignement de la Shoah, en révélant aux élèves et au grand public tout le mal qu'Hitler et ses sbires ont fait aux Juifs se traduirait donc immanquablement par un désir farouche que "ça" ne se réédite jamais. Qu'est-ce qui le prouve? Est-il si sûr que cet espoir, bien compréhensible côté juif, soit partagé par ceux, parmi les non-Juifs dont les parents ou les grands-parents ont collaboré activement ou passivement avec Hitler? Ne peuvent-ils pas, eux, éprouver le ressentiment de ceux qui furent du mauvais côté? Manque de lucidité, de courage, parfois les deux : ce sont là quelques-unes des réflexions désagréables qu'ils se font et qui engendrent, au mieux la culpabilité, avec un désir de réparation envers les victimes, au pire la rage de n'être pas – c'est le moins que l'on puisse dire! – en odeur de sainteté auprès de leurs compatriotes, et ce par la faute, encore une fois des Juifs, toujours eux! Il existe, à n'en pas douter un pouvoir clivant de l'enseignement de la Shoah qu'il serait absurde de dénier, et dont il est loisible de se demander si les gouvernants actuels souhaitent encore l'assumer. Mais que l'on ne nous accuse pas de vouloir supprimer l'enseignement de cette période noire de notre histoire: toute histoire celée est vouée à être répétée, on nous l'a assez répété, et par ailleurs c'est vrai. Pour autant, on sait aussi que les secrets de famille révélés mal à propos ou incomplètement reprennent de plus belle leur carrière délétère; c'est ce qui, selon nous, s'est passé avec l'enseignement de la Shoah sous sa forme actuelle. Cette affaire Pederzoli est beaucoup trop grave pour ne pas relever d'un virage préoccupant de l'Etat lui-même quant aux consignes qu'il donne depuis un certain temps au corps des Inspecteurs généraux d'Histoire en matière d'orientation idéologique, si ce n'est par le biais des textes officiels, du moins par des signes assez explicites.

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On sait par exemple que M. Dominique Borne, Inspecteur général d'Histoire honoraire a été nommé président de l'Institut d'Etudes Supérieures en Sciences religieuses (IESR) initialement créé à la demande de Régis Debray afin d'assurer la formation des professeurs d'Histoire, de Philosophie et de Lettres, chargés d'enseigner le fait religieux dans une perspective laïque de l'école primaire à l'université depuis 2002; or si l'on a bien suivi les cursus proposés par cet Institut depuis son ouverture, on aura pu constater qu'un fort complaisant exégète de l'islamisme, François Burgat, maintes fois épinglé par Caroline Fourest et les tenants du camp laïque, a été invité par Dominique Borne en tant que spécialiste de l'islam pour former les professeurs sur ce sujet. L'introduction dans une perspective uniformément apologétique de la civilisation arabo-andalouse dans les programmes de l'école primaire en 2002 et 2008, représente une volonté de promouvoir une vision irénique de l'islam, tandis que le Coran figure désormais à côté de la Bible, comme l'un des "textes fondateurs" de la civilisation européenne, sans que nulle part le système éducatif ne fasse droit à l'examen de l'acceptation réelle et non de circonstance par l'islam actuel, dans ses courants et doctrines dominants, de la laïcité de la République française . Les professeurs et plus encore les Inspecteurs d'Histoire ne peuvent pas ignorer ce revirement de l'historiographie officielle quant à la place de l'Islam comme civilisation et comme religion dans ce, qu'il faut enseigner à l'Ecole sur la formation de la civilisation de l'Europe, et ce dans un contexte d'absence complète de vision positive de la Bible juive et chrétienne dans les Etats islamiques du monde, notamment en Turquie. Un tel changement unilatéral d'optique sur l'Islam, en France ne peut pas ne pas avoir de répercussions immédiates sur l'esprit de l'intégralité des programmes, notamment sur ce qu'on appelle les questions vives, comme l'histoire de la Shoah. Ce qui est alors remis en question, c'est la possibilité de conserver à cet enseignement son caractère de poutre maîtresse de la sauvegarde de la démocratie, aspect qui dérange, pense-t-on, la communauté musulmane, comme on le voit, du reste, dans le rapport de Jean-Pierre Obin sur les Signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires et dans le Chantier pour la lutte contre le racisme et l'antisémitisme de Jean-Christophe Rufin: il est clair que certains élèves musulmans ne veulent plus entendre parler de la Shoah, et que des élèves non-musulmans leur emboîtent désormais le pas, encouragés par le silence des élites et l'absence de soutien par les syndicats enseignants des élèves juifs, de plus en plus stigmatisés dans les établissements scolaires (voir les Rapports annuels de la CNCDH). Mais la délégitimation de l'enseignement de la Shoah à l'Ecole touche désormais, antisionisme radical oblige, des franges sociologiques allant de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, et ce, sous couvert de sensibilité humanitaire vis-à-vis du peuple palestinien christifié ou "juifié" si l'on ose ce néologisme. Après un bref épisode de 25 ans (l'enseignement de la Shoah démarre vers 1985), les Juifs, basculent de nouveau dans le camp d'un mal sans remède, dès lors que cette diabolisation semble servir des mécontents de tous bords qui se croient trop faibles pour ne pas

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avoir besoin du ciment fédérateur de l'antisémitisme (1) et des gouvernants qui se sentent trop menacés pour être capables de mépriser le paratonnerre facile que constitue la fabrication de boucs émissaires. (1)Plusieurs travaux documentent, depuis les années 2000 la collusion préoccupante pour la démocratie entre les partis et les associations de gauche et l'antisionisme radical, l'antisémitisme et l'islamisme : Alexis Lacroix, Le Socialisme des imbéciles (Le Livre de Poche, Biblio essais, 2005); Combattre l'obscurantisme avec Robert Redeker, collectif dirigé par Patrick Gaubert, (Jacob-Duvernet, 2007); Caroline Fourest, La Tentation obscurantiste (Grasset, 2005); Pierre-André Taguieff, La Nouvelle propagande antijuive (PUF, 2010) ne sont que quelques-uns d'entre eux. Il faut aussi signaler le combat pour une réforme de l'Islam le mettant de plein pied avec la modernité de Musulmans progressistes trop rares comme le professeur de théologie et d'histoire de l'Islam Mohammed Arkoun, décédé en septembre 2010, et des écrivains essayistes comme Abdelwahab Meddeb et Mohammed Sifaoui.

On en vient alors à s'aligner avec componction sur les officines islamistes en les laissant nous diriger sur la question de la place qui doit être faite à l'enseignement de la Shoah à l'Ecole, de façon à ne pas laisser penser qu'il pourrait porter ombrage, par exemple, au traitement de la souffrance palestinienne (1). Dans cette affaire nous voyons aussi l'inter-syndicale SNES-SGEN-CFDT du Lycée Henri Loritz (le lycée où enseigne Catherine Pederzoli) s'identifier à un pro-palestinisme radical et monter au créneau contre elle et, à travers elle, contre l'enseignement de la Shoah au nom de "ce que les Juifs font aux Palestiniens dans la bande de Gaza", en violation de la neutralité politique de l'Ecole et de la laïcité, comme si, au fond, accepter de se laisser intimider par les petites frappes islamistes (2) des banlieues chaudes de la France allait aider des Palestiniens idéalisés - absous d'avance du lavage de cerveau (3) antisémite pur et dur qu'ils prodiguent à leurs enfants, via les versets antijuifs du Coran, les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf dans le texte, sous couvert de formation coranique et patriotique (4) - à recouvrer leur dignité. Au milieu d'un tel déluge d'abdication républicaine et d'imbécillité syndicale comment rester ferme dans ses convictions laïques et dans la défense de l'intérêt général qui passe tout autant par l'enseignement de la tragédie mondiale que fut la Shoah que par l'étude patiente et dépassionnée de ce qui, à l'heure actuelle, entrave le règlement pacifique et juste de la question palestino-israélienne? Peut-être tout d'abord en reconnaissant à quel point l'enseignement de la Shoah ne pouvait, à lui seul, venir à bout des préjugés et des stéréotypes antisémites les plus éculés, voire même, ne pouvait, dans une certaine mesure, que les renflouer. (1) Le conflit israélo-palestinien, dont personne ne niera qu'il occupe dans les médias français et internationaux une place inversement proportionnelle à l'importance numérique des protagonistes est, de plus, au programme d'Histoire des classes de Terminales. Un ouvrage collectif co-signé par un groupe d'universitaires et de chercheurs mais qui ne sert jamais de support à la formation initiale et continue des professeurs : L'Image des Juifs dans l'enseignement scolaire, co-dirigé par Barbara Lefebvre et Shmuel Trigano, (Editions du Nadir , Alliance Israélite Universelle, 2008) documente, preuves à l'appui, le caractère partiel et stigmatisant de l'image des Juifs véhiculée par l'ensemble des manuels scolaires français actuels. Citons la synthèse qu'en fait Joëlle Allouche-Benayoun (chercheure au C.N.R.S.) : "Pour aller vite, qui sont les Juifs dans les manuels d'histoire pour les élèves? On pourrait répondre en caricaturant : c'étaient dans l'Antiquité des Hébreux dont la religion, le judaïsme, a été améliorée sensiblement par Jésus, fondateur du christianisme. A la fin du XIXème siècle, un juif, officier français, fut accusé de trahison, ce qui divisa durablement le pays jusqu'au début du XX ème. Et au milieu du XX ème siècle, pendant la Seconde Guerre mondiale, des Juifs

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furent exterminés et d'autres, qui créèrent Israël, font depuis une guerre injuste aux Palestiniens innocents…"Juifs et judaïsme dans les manuels d'Histoire des lycées en France", in : L'Image des Juifs…, ouv. cité, p. 40-41. On notera, dans cette succession rhapsodique, le fait que les Juifs n'ont le choix que d'être insuffisants (religion juive), accusés (Dreyfus), victimes (du nazisme), ou coupables (Israéliens). L'image des Juifs véhiculée par des manuels français laïques est unilatéralement négative, comme si la vieille rémanence antijuive d'obédience chrétienne avait survécu à la sécularisation de la culture. (2) Voir les témoignages de barbarie dans les cités rassemblés par Daniel Leconte dans son documentaire "La cité du mal" diffusé sur Arte en 2010, après avoir été dans un premier temps déprogrammé à la suite d'un chantage à la menace de mort exercé soi-disant sur l'un des protagonistes du film. (3) Voilà où se trouve le fameux "lavage de cerveau" que l'Inspecteur d'Histoire Olivier Pétré- Grenouilleau, reproche à C. Pederzoli. Pétré-Grenouilleau avait été ciblé par les islamistes pour son Histoire des traites négrières parce qu'il y étudiait les traites intra-africaines perpétrées par des musulmans, au lieu de s'en tenir aux seules traites occidentales. Avec ce rapport contre Catherine Pederzoli, M. Pétré-Grenouilleau semble, lui aussi, s'être décidé à rentrer dans le rang du politiquement correct! (4) Lire le témoignage édifiant de Mosab Hassan Youssef dans Le Prince vert. Du Hamas aux services secrets israéliens, Denoël impacts, 2010.

Les Juifs : un hapax historique dans la culture scolaire… actuelle!

Comme l'arbre qui cache la forêt, l'histoire de la Shoah est, dans notre système éducatif actuel, le seul moment du cursus scolaire, avec l'Affaire Dreyfus, lors duquel les élèves rencontrent le thème des relations entre Juifs et non-Juifs dans l'histoire de leur pays et de leur civilisation. Les Juifs sont donc traités par l'enseignement scolaire comme un hapax historique dont les liens avec les Hébreux de l'Antiquité ne sont même pas mentionnés. Est-ce là fidélité à la posture au vœu du comte de Clermont-Tonnerre et des révolutionnaires devant l'Assemblée constituante, le 23 décembre 1789: "Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'Etat ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu'ils soient individuellement citoyens." ? (1) Non, car la citoyenneté française des Juifs n'avait pas empêché les historiens progressistes du XIX ème siècle, un Jules Michelet (1798 – 1874), un Victor Duruy (1811 – 1894), de reconnaître aux "Juifs" (sic) (2) le fait d'avoir apporté le message révolutionnaire des prophètes d'un Dieu désireux, pour la première fois au monde, (1) Cité par Robert Badinter, Libres et égaux…L'émancipation des Juifs, 1789 – 1791, Fayard, 1989, p. 149. (2)Ainsi désignés par eux, sur la lancée du Talmud qui désignait par ce terme, dès le VI ème siècle av. J.-C., les ex-habitants de la Judée, déportés à Babylone par Nabuchodonosor. Voici ce qu'écrivait Victor Duruy dans son manuel scolaire d'Histoire générale destiné aux collégiens de la III ème République :" Les Juifs " Le mont Sinaï fut consacré par la promulgation de la loi civile et religieuse, et Moïse essaya d'enchaîner son peuple au dogme précieux de l'unité divine par de nombreuses prescriptions qui donnèrent aux lois hébraïques une incomparable supériorité sur les autres législations. Au lieu de la distinction des castes, […] les Juifs eurent l'égalité des citoyens devant Dieu, devant la loi, et, dans une certaine mesure devant la fortune, puisque dans l'année sabbatique et au Jubilé , qui revenaient l'une au bout de sept ans et l'autre après 49 années , l'esclave était affranchi, la dette effacée, et la propriété aliénée restituée à son premier maître. Les chefs des Juifs sortaient du peuple, et si leurs prêtres devinrent comme héréditaires, parce qu'ils durent toujours être pris dans la tribu de Lévi, ils n'eurent que l'hérédité de la pauvreté. Dans le monde ancien où la société reposait sur l'esclavage, les Juifs avaient des serviteurs plutôt que des esclaves. Ailleurs le législateur ne s'occupe ni du pauvre ni de l'indigent , et repousse l'étranger. Ici la loi était partiale pour le pauvre ; elle défendait l'usure, commandait l'aumône, prescrivait la charité même envers les animaux, appelait l'étranger au temple et aux sacrifices . Ainsi tout ce que le monde ancien abaissait et repoussait, la loi mosaïque le relevait. Dans cette société l'étranger n'était plus un ennemi, l'esclave était encore un homme et la

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femme venait s'asseoir dignement à côté du chef de la famille, entourée des mêmes respects". Victor Duruy (1811 – 1894), Histoire générale (1910, 8ème édition Hachette, p. 47-48) (suite p. suivante)

que la société politique jouisse de l'Etat de droit et ne soit dirigée que par des souverains constitutionnels dévolus au service de l'intérêt général et de la justice sociale, elle-même inspirée d'une morale universaliste favorable aux pauvres et aux étrangers, comme on peut le lire dans l'Exode et le Deutéronome, mais certes pas dans l'éthique élitiste des auteurs grecs et latins de l'Antiquité. Cet enseignement positif au sujet des Juifs, contribua, au XIXème siècle - et malgré le best seller antisémite La France juive (1886) de Drumont, un temps l'ami de Jean Jaurès, et malgré la temporisation spectaculaire de la Gauche à quelques notables exceptions près, dans son engagement pour Dreyfus - à jeter une lumière favorable, pour nombre de Français cultivés sur la nature de la civilisation juive et la réalité de sa vertu fécondante pour la civilisation européenne moderne. Ainsi, via l'humanisme philologique d'Erasme, traducteur du Nouveau Testament en latin (1516), dont il voulait mettre "la philosophie [morale] du Christ" à la portée du plus grand nombre, brisant ainsi le monopole interprétatif de l'Eglise, via l'hébraïsant Johannes Reuchlin (1455 – 1522) (1) affirmant que tous les textes juifs et pas seulement la Bible devaient être traduits en latin, via la recommandation protestante de faire des lectures personnelles de la Bible, Ancien Testament inclus, ce qui entraîna pour les Protestants la réhabilitation du travail en général et du travail manuel en particulier, mais aussi une identification possible à l'histoire des Juifs, et via les légistes et les philosophes des XVI et XVII èmes siècles (Jean Bodin, Cujas, Spinoza, Hobbes…) qui avaient lu et compris la législation deutéronomique et s'étaient appuyé sur elle pour contester le droit romain du jus vitae necisque (droit de vie et de mort) des père sur les enfants, des maîtres sur les esclaves, des chefs politiques sur les soldats-citoyens et les étrangers, la civilisation européenne accoucha de l'Habeas corpus (1679), de la suppression du droit féodal du servage et, finalement, des droits personnels inhérents de l'Homme et du Citoyen face à l'Etat, inscrits en 1789 sur deux Tables dont la forme rappelle logiquement celles de la Loi mosaïque. (suite p. précédente) Duruy fut reçu premier à l'agrégation d'Histoire en 1833 et écrivit de nombreux ouvrages d'Histoire savants et scolaires. Historien et ministre de l'Instruction publique sous le Second Empire (1863 – 1869), progressiste en matière sociale et politique (il votera pour la Seconde République en 1848) Duruy est à l'origine de l'Instruction gratuite et obligatoire en France. Il donne des subventions d'Etat aux communes pauvres, et crée la Caisse des Ecoles pour aider les élèves issus de familles nécessiteuses. Sa loi du 10 avril 1867 oblige les communes de + 500 hab. à ouvrir une école de filles; En 1868 il crée l'Ecole Pratique des Hautes Etudes . La III ème République achèvera son œuvre. Jules Ferry lui demandera de l'aider pour l'élaboration de la loi du 21 décembre 1880 relative à l'enseignement secondaire des filles. Il est membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique de 1881 à 1886. Dans son manuel scolaire d'Histoire générale, pour l'Antiquité, après avoir traité des Egyptiens, des Assyriens, et des Phéniciens, Duruy en arrive aux Juifs et leur rend un hommage appuyé. (1)"Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits: "Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les disciples des Juifs." […] Le jeune prince Pic de la Mirandole, étonnant oracle de l'érudition […] avait dit audacieusement de la philosophie juive : "J'y trouve à la fois saint Paul et Platon." Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488 avant l'horrible catastrophe d'Espagne [l'expulsion des Juifs en 1492] […] C'est au milieu du naufrage, en 1494, […] qu'un savant légiste, Reuchlin publia son livre : De verbo mirifico, dont le sens était : "Seuls les Juifs ont connu le nom de Dieu." […] suite p. suivante)

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Comprendre la visée de la Shoah, condition de possibilité de son dépassement.

C'est cette armature civilisationnelle nouvelle que Hitler s'était donné pour mission de détruire à la racine en réduisant en cendres les derniers descendants de ses inspirateurs originels. Or la Shoah, tout en opérant l'extrême de la déshumanisation de ceux qui la perpétrèrent et la laissèrent perpétrer - mais non de ceux qui la subirent, soit dit en passant - n'avait en aucun cas pu surgir ex nihilo , telle un ovni venu des étoiles ou de la fange c'est-à-dire d'un autre monde que le "nôtre", ce que l'on tente encore de se faire accroire en Europe. La Shoah fut la tentative concertée de promouvoir la rédemption religieuse de l'Europe par l'éradication industrielle des Juifs et du judaïsme de l'identité et la mémoire européennes. Rémi Brague (1) a bien montré, pour s'en féliciter, que l'Europe est née de la posture romaine de révérence vis-à-vis de la culture esthétique et philosophique grecque, une culture brillante et raffinée, mais, ajoutons-le, également esclavagiste, misogyne, ethnocentrique et xénophobe. Rome fut la civilisation qui, la première voulut rayer Israël de la carte et qui, y étant partiellement parvenue en 70 après J.-C. (destruction du Second Temple de Jérusalem, suivie, en 135, de l'effacement par Hadrien du nom de Judée-Israël, remplacé par celui de Palestine – terre des Philistins), entama la destruction par absorption et militarisation de son descendant direct, le christianisme évangélique (conversion de l'empereur Constantin en 312) transformé en garde-chiourme des dogmes ecclésiastiques et en persécuteur des hérésies et des religions non-chrétiennes. La Rome païenne voulait détruire un Israël rétif au culte des empereurs divinisés et la Rome "chrétienne" trouva dans l'antijudaïsme pagano-chrétien, le repoussoir qui devait lier entre eux des "catholiques" conquis à la pointe de l'épée. (suite p. précédente) Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes chrétiens. […] Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu'ils ont acquis pendant le Moyen-Age à la reconnaissance universelle. Ils ont été très longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui, dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes, chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues, leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes d'Espagne eux-mêmes s'accordèrent sans se concerter pour faire la guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble asile que lui donnèrent les Juifs. Seuls ils s'obstinèrent à penser, et restèrent, dans cette heure mauvaise, la conscience mystérieuse de la terre obscurcie" Michelet, Histoire de France, Le XVI ème siècle, Editions Rencontre, Lausanne, 1966, p. 324 – 325. (1) Rémi Brague, Europe, la voie romaine, (Critérion, 1992)

Pourquoi Hitler demanda-t-il à son architecte préféré, Albert Speer, de lui bâtir une cité monumentale en style néo-classique appelée en latin "Germania" en référence à la puissance orgueilleuse de Rome, et destinée à abriter une basilique vouée au culte religieux du Führer-dieu, grande comme sept fois la basilique St Pierre de Rome pour concurrencer celle-ci sur son propre terrain avec des valeurs morales,

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sociales et politiques néo-païennes opposées une à une aux valeurs judéo-chrétiennes des Dix commandements? Il faudrait réfléchir au fait de savoir pourquoi et en quoi Hitler concevait ouvertement son projet comme un contre-messianisme apocalyptique, pourquoi il disait :"la conscience est une invention juive" et "il faut tuer le juif qui est en nous"(1). Faute de comprendre précisément le projet hitlérien de subversion complète de la culture judéo-chrétienne et de refondation néo-païenne de la civilisation, il n'est pas possible de comprendre ce que les scientifiques, les docteurs en philosophie et droit et en économie(2) qui le suivirent pouvaient trouver d'exaltant dans ses prédications toutes dédiées au culte de la force pure, ni de relier les conséquences terribles de ce culte à ses prémisses théoriques, dont seul l'examen et la réfutation permettent de démonter le nazisme . Or jamais l'enseignement scolaire, même au niveau universitaire, ne donne aux élèves la possibilité de réfléchir sur ce qu'Emmanuel Levinas a appelé la "philosophie de l'hitlérisme" (3) en montrant qu'elle était une tentative de destruction systématique des valeurs-phare héritées du judaïsme et du christianisme évangélique. Il semblerait que la raison en soit une étrange défaite de la raison française, la collusion secrète entre un néo-christianisme sécularisé historiciste à teneur gnostique issu du marxisme et imbibant la gauche et le néo-paganisme hitlérien lui aussi tributaire de la vision gnostique du monde, le Führer se voyant comme le Messie d'un monde enfin libre de Juifs. (4) (1) Hermann Rauschning, ancien chef National-Socialiste du Gouvernement de Dantzig, Hitler m'a dit. Confidences du Führer sur son plan de conquête du monde (Coopération Paris, 1939). (2) Christian Ingrao, directeur de l'Institut d'Histoire du Temps Présent, a longuement étudié la formation des chefs des groupes mobiles de tuerie S.S. (Einsatzgruppen) qui étaient la plupart du temps des docteurs de l'Université allemande. Nous faisons l'hypothèse que la plupart des intellectuels qui se sont laissés séduire par Hitler– Heidegger, notamment – ont découvert chez lui la possibilité fascinante de pouvoir (enfin!) faire déboucher leurs spéculations dans le champ de l'action politique; comme l'avait écrit Hannah Arendt, lorsque les philosophes se mêlent de politique c'est, généralement pour soutenir la tyrannie qui, croient-ils leur donnerait enfin l'occasion de remodeler la civilisation. (3) Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (1934) repris en 1997, ed. Rivages Poche. (4) C'est la thèse brillamment soutenue par Alexis Lacroix dans Le Socialisme des imbéciles (Livre de Poche, Biblio Essais, 2005) où il cite le contre-messianisme ouvertement affiché par un Jaurès attaché à substituer au christianisme une religion politique dans laquelle la christification du Prolétariat conduit à la sanctification de sa violence rédemptrice contre le capitalisme en la personne de ses plus visibles représentants, les Juifs, tous étiquetés comme des bourgeois-Judas, dont l'Histoire, mûe par sa nécessité interne, aura raison: (suite , p. suivante)

C'est donc la combinaison possible entre eux de deux contre-messianismes doctrinaires hitlérien et néo-chrétien marxiste-historiciste contemporains de droite et de gauche – ceux-là mêmes qui ont alimenté la Shoah - qui, aujourd'hui, fait qu'on aborde les faits religieux à l'école laïque sans jamais parler de l'apport du judaïsme à la civilisation humaniste et républicaine de l'Europe .

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Le nihilisme prend ici la forme d'un phantasme tenace d'auto-engendrement, nous rend rétifs à toute forme de gratitude, vécue comme un crime de lèse-majesté - sauf envers les civilisations mortes qui ont droit à nos égards, du moment qu'elles ne troublent pas la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes - et nous fait envisager l'histoire et la mémoire, comme de simples contenus idéologiques à notre disposition pour être manipulés pour les besoins de la sainte Cause. Là où Michelet et Duruy (qui doivent se retourner dans leur tombe…) célébraient sans exclusive aucune, sur la lancée des plus audacieux humanistes du XVI ème siècle nos instituteurs civilisationnels juifs, grecs, romains, chrétiens, musulmans mais aussi les inspirateurs égyptiens, perses, etc…de ceux-ci, et ce jusqu'aux origines des origines, sachant que c'est la gratitude qui enrichit et épanouit et non sa sœur rabougrie, l'envie, nos historiens et nos philosophes contemporains, enfants de la pensée binaire, lorsqu'ils parlent de nos origines civilisationnelles, croient honorer nos aïeux grecs, romains, musulmans en passant sous silence ou jetant l'anathème sur les Juifs, pères d'un monothéisme compris aujourd'hui à l'aune de la rébellion adolescente de Voltaire (dans son Dictionnaire philosophique dont les outrances antijuives finissent par faire rire, tant l'obscénité le dispute à un arbitraire puéril), de Michel Onfray, son digne héritier en conspuation antimonothéiste ou d'une contre-Inquisition athée aussi douée pour la censure que l'était l'Inquisition catholique, à moins qu'ils ne l'accablent de la politique du silence, comme Juvencus(1) avait enseigné aux élites romaines à le faire au moment de la montée en puissance de Constantin et de l'étouffement des valeurs évangéliques par l'Eglise de Rome ! ________________________________________________________________ (suite de la p. précédente) "En 1891, l'année consécutive à son entrée définitive dans la famille socialiste, […] en contrepoint à sa thèse de philosophie, [Jean Jaurès] rédige une étude qui sera intitulée de manière posthume La Question religieuse et le socialisme. Dans son manuscrit il insiste sur l'idée que "le socialisme serait une véritable révolution religieuse. Hors de là le christianisme se meurt." […] Une sensibilité proche anime sa thèse, De la réalité du monde sensible datée de 1892, où il écrit que "Dieu est mêlé à tous les combats à toutes les douleurs." […Et] "le monde est en un sens le Christ éternel et universel." p.98) Dans ce cadre, ce n'est pas uniquement un vague préjugé social antisémite qui a alimenté la défection de Jaurès aux côtés des dreyfusards, durant plus de quatre années après le début de l'Affaire mais des raisons doctrinales structurant sa vision du monde comme celle de Proud'hon Blanqui, Guesde, Fourier. A travers la sécularisation du christianisme et l'historicisme messianique du marxisme, la gauche a repris en la transposant à peine, la justification pagano-chrétienne de l'antijudaïsme catholique-romain. (1)Jean-Michel Poinsotte, alors Maître-Assistant à l'Université de Haute-Normandie, a réalisé en 1979 une passionnante étude philologique sur Juvencus et Israël. La représentation des Juifs dans le premier poème latin chrétien (P.U.F. et Publications de l'Université de Rouen) Gaius Vettius Aquilinius Juvencus est un prêtre espagnol de famille aristocratique qui a composé son poème, intitulé Evangeliorum libri (Les Evangiles) en 329 – 330. Son but est simple : en plein contexte de reprise en mains de l'Eglise catholique par Constantin qui s'était converti de manière stratégique en 312, il se donne pour tâche de rallier les membres de l'aristocratie païenne au christianisme en établissant une version poétique de l'Evangile de Matthieu, (suite p. suivante)

Peu importe qu'on prive les élèves de la réalité de la filiation historique multiple de l'Europe (1) pourvu qu'on fasse les fiers à bras devant nos concitoyens juifs qui n'osent pas, à quelques exceptions près, s'élever contre cet ostracisme intellectuel et ce manquement à plus élémentaire vérité!

La civilisation européenne doit s'apprendre à tuer le Père!

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Et notons au passage – ironie de l'histoire! - que là où Duruy et Michelet avaient réussi à accomplir la mort symbolique du père juif, en restituant aux premiers Juifs leur paternité civilisationnelle et en se mettant de plain-pied avec eux, en tant que co-héritiers, avec l'ensemble des Européens, de la civilisation juive, nos soi-disant actuels athées restent pris dans une rivalité oedipienne avec le Père qui ne peut à terme, que déboucher sur de nouvelles tentatives de perpétrer un judéocide réel pour "tuer le Juif qui est en nous". (suite de la p. précédente) en y adjoignant des extraits des évangiles de Marc, Luc et Jean quand il le juge utile à la compréhension. La version brute des Evangiles est en effet peu séduisante, littérairement, pour la noblesse espagnole cultivée. Juvencus espère que sa version en 3184 hexamètres dactyliques, à la manière de l'épopée virgilienne de l'Ennéide, en fera un objet culturel apprécié par les membres de sa caste. L'un des effets les plus frappants de cette acculturation littéraire des Evangiles, c'est, comme le montre J.-M. Poinsotte, l'apparition de l'antisémitisme (nom bien adapté car Juvencus, à la suite des auteurs païens voit chez les Juifs une nature maligne ennemie du genre humain, la furor judaicus qui leur demande d'assouvir leur soif de sang divin et qui amplifie considérablement l'antijudaïsme de Matthieu). Contre Jean qui écrivait que "le salut vient des Juifs" (Jésus parlant à la Samaritaine, Jean, 4, 22), Juvencus, par son silence sur cet aspect positif, comme sur bien d'autres, fait des Juifs les fils superlatifs du diable. Il réalise la jonction entre la longue tradition antisémite païenne et l'antijudaïsme théologique des Pères de l'Eglise. L'esthétisation rhétorique de l'antisémitisme lui apporte la fonction de liant culturel entre païens et chrétiens, le pouvoir cathartique de l'art, ainsi que ses lettres de noblesse humanistes qui ne laisseront pas de le recommander à d'autres écrivains et poètes en domaine européen. (1) Filiation aujourd'hui sobrement reconnue, sur la lancée de Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1989) par l'écrivain et essayiste Jean-Claude Guillebaud, récemment revenu au christianisme : " Fatalité pernicieuse de notre vie publique ordinaire : par le simple fait de son fonctionnement répétitif, on finit par banaliser, mécaniser, vider de sens, "ritourneliser" n'importe quoi. […] C'est ce qui est en train d'arriver à propos de l'antisémitisme Aussitôt après un nouvel événement-symptôme (incendie, profanation, agression, etc.) on voit naître un concert de protestations outragées […] Le plus effrayant, c'est qu'avec cette banalisation, l'indignation perd elle-même tout pouvoir mobilisateur. […] Nous pourrions donc fort bien assister jour après jour, horrifiés et impuissants, à un escalade insidieuse des agressions antisémites […] Insultes, profanations, violences… et pourquoi pas, demain, crimes en série? […] rien n'est donc plus urgent que de conjurer cette glissade. Mais comment? Osons une remarque. Si ces indignations verbales se banalisent, c'est aussi pour une raison de fond. La solidarité française à l'endroit des juifs ne devrait pas s'en tenir à ces témoignages de sympathie pour une communauté parmi d'autres. il est temps de nous ressouvenir que, pour une large part, nous sommes tous consubstantiellement juifs et que l'antisémitisme est une insulte adressée à la nation toute entière. […] En d'autres termes nous sommes les héritiers directs de ce messianisme inaugural sur lequel s'enracinent lointainement aussi bien l'espérance chrétienne que le concept de progrès formulé aux Lumières par Condorcet. Songeons aux derniers témoins et répétiteurs inspiré de ce prophétisme originel : les Franz Rosenszweig, Gershom Sholem, Emmanuel Levinas, Ernst Bloch, Léon Ashkénazi, Stéphane Moses et bien d'autres. Dire aujourd'hui "Nous sommes tous juifs" ce n'est donc ni un simple slogan, ni une clause de style. Cela revient à reconnaître une évidence généalogique. […] N'en déplaise aux néo-nietzschéens à la mode qu'occupe la sempiternelle dénonciation du judéo-christianisme, nous sommes bel et bien, croyants ou athées, les petits-fils, proches ou lointains de cette Torah que profanent d'anonymes salopards…" J.-C. Guillebaud, "L'accoutumance à l'antisémitisme" Télé Obs, chronique "Ecoutez voir" du 11 – 17 octobre 2008.

C'est là l'aspect hautement comique trop rarement souligné qui est le revers de la tragédie de la Shoah : par déficit d'intelligence symbolique, Hitler et ses suiveurs comprirent leur besoin de mettre le père juif à mort, comme devant passer par la mise à mort du plus grand nombre de corps juifs! La Shoah ou le meurtre manqué du Père, ou la Solution la moins finale possible au complexe envers le Père juif! Peu

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après, l'Eglise catholique romaine, elle, s'offrait le plus beau cadeau qu'elle du monde en faisant amende honorable contre son antijudaïsme bi-millénaire lors du Concile de Vatican II (1962 – 1965), se mettait sagement à l'abri du risque de nouveaux épisodes psychotiques et tenait tant bien que mal, de Pie XI à Benoît XVI, le cap d'une saine vision de la réalité, en montrant, non sans défaillances partielles(1) que seule une théologie chrétienne du judaïsme (2), reconnaissant la pleine actualité de l'existence des Juifs, du judaïsme et d'Israël, pouvait accomplir le meurtre symbolique du père c'est-à-dire permettre aux fils de se vivre comme existant à part entière et sans hantise paranoïaque de se faire dévorer par l'origine – ce qu'est, au sens psychanalytique, le fantasme antijuif. C'est donc en résiliant son actuel roman familial et en se reconnaissant de filiation juive non moins que grecque et latine que l'Europe pourra tuer symboliquement le père juif et devenir pleinement elle-même. En fantasmant de manière délirante le père juif en père archaïque et persécuteur elle se barre l'accès au dépassement de la Shoah et donne lieu à une société anomique de fils autoengendrés voués peu à peu à détruire toute trace de dette envers le passé dans sa plus large acception, (3) un peu comme les hordes d'Attila après le passage desquelles l'herbe ne repoussait plus.

Qu'est-ce qu'une société ayant dépassé la Shoah? Une telle non-société qui fait table rase de toute gratitude envers l'humanité qui n'est plus ou ne devrait plus être réduit les relations entre humains à des relations de manipulation chosificatrice et entame la descente vers sa propre liquidation techniciste, la consommation de tous par tous étant le sens unique de la vie humaine désormais. (1) Le silence de Pie XII, le Carmel que Jean-Paul II voulait voir construire sur le site d'Auschwitz… (2) Clemens Thoma et Michel Remaud notamment en sont les maîtres d'oeuvre aujourd'hui. (3) Le caractère inconscient de la dénégation de l'origine juive de la civilisation lui confère un fonctionnement de type obsessionnel qui finit, à terme, par s'étendre à tout ce qui évoque de près ou de loin une dette envers le passé, celle-ci étant vécue comme persécutoire par le sujet. Il faut noter ici que les Grecs, modèles des Romains, se voyaient eux-mêmes comme une civilisation sui generis, ce qui n'est pas le cas des Juifs qui s'arrachent consciemment au paganisme pour aller vers eux-mêmes. Les Romains cultivent donc un rapport paradoxal au passé : pour imiter les Grecs, il leur faudrait en effet cesser de s'en inspirer comme de modèles – donc cesser de les imiter et constituer un nouveau modèle de culture original autosuffisant, ce qu'ils n'arrivent pas à produire sauf sur le plan du droit, mais sans pour autant se sentir quittes du modèle grec qu'ils révèrent .

C'est dire que l'idéologie de la conversion de l'homme en chose tuable mais aussi en matériau consommable et recyclable par l'industrie qu'était très précisément la Shoah a encore de beaux jours devant elle et elle concerne évidemment "nous tous" – c'est-à-dire tous ceux qui résistent de près ou de loin à cette pulsion de mort

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alimentée par l'antisémitisme moderne - comme proies potentielles et pas seulement les Juifs! Mais aucune capacité à un retour sur eux-mêmes de la part des philosophes inspirés du rationalisme moderne et/ou du marxisme et alimentés en sous-main par des versions sécularisées de l'antijudaïsme catholique-romain et protestant ne s'est fait jour dans les milieux intellectuels depuis la fin de la Shoah. Le repentir ne concerna que la factualité du judéocide et non ce qui sur le plan doctrinaire avait pu lui livrer les clés des consciences modernes : néo-marcionisme sécularisé, athéisme fanatique, bestialisation des êtres humains par la philosophie occidentale dite rationaliste (1). La répulsion provoquée par le terme hébreu de Shoah fait ici symptôme : ces néo-religions sécularisées entendent se battre griffes et ongles contre la prise de conscience de l'irrationnel archaïque qui les hante en projetant celui-ci sur les Juifs et eux seuls. Cela donne un enseignement de la Shoah qui omet soigneusement de dire ce qui a rendu celle-ci possible au plan doctrinal et ce qui subsiste à notre époque de ses germes de mort . Les apports essentiels de la Bible juive à l'évolution du droit politique et personnel en Europe, l'histoire sociale longue des relations entre Juifs et non-Juifs avec leurs aspects tantôt négatifs tantôt positifs sont effacés au profit de la focalisation exclusive, donc tronquée, sur ce qui constitue l'impasse par excellence des relations entre Juifs et non-Juifs, de telle sorte que rien ne puisse rendre compte, si peu que ce soit, de cet évènement tragique qui reste un traumatisme non perlaboré pour tous. Du coup, l'enseignement de la Shoah aujourd'hui n'a pour véritable fonction que de refermer le questionnement sur la place des Juifs et leur devenir en Europe et dans le monde avant même de l'avoir ouvert en construisant autour des victimes superlatives que seraient les Juifs un mausolée pseudo-compassionnel étouffant qui emprunte les formes séduisantes de la transmission froide et rationnelle mais qui vise à couper court à toute véritable connaissance, pour autant que la connaissance met toujours aussi en jeu l'affectivité - bref un apprentissage pervers de la reconduction de la conscience clivée qui avait été celle des nazis. Que serait en l'occurrence la prise en charge de la dimension affective de la connaissance ? (1) Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme de Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968 Armelle Le Bras-Chopard, Le Zoo des Philosophes. De la bestialisation à l'exclusion, Plon, 2000, Prix Médicis du Meilleur essai en 2000. "Dans cet essai […] Armelle Le Bras- Chopard s'emploie à montrer la façon dont l'homme occidental s'est construit par la distinction avec l'animalité, la féminité, la sauvagerie, l'étrangeté. La bestialisation conduit à l'exclusion, l'exploitation, la domination, l'asservissement. Le barbare c'est toujours l'autre. Le discours colonial s'enracine dans la pensée philosophique. Certaines perles d'Aristote, de Kant ou de Shopenhauer sont particulièrement accablantes…" Thierry Bayle, Le Magazine littéraire, http://www.magazine-litteraire.com/content/recherche/article?id=10234

Pour un enseignement enfin adulte et éclairé de la Shoah. Ce serait accepter que les élèves fassent état de la distorsion de leur conscience des Juifs et du judaïsme en explicitant le code culturel antisémite que leur a transmis la culture européenne dominante à travers la question de l'origine des stéréotypes négatifs qui affectent sociologiquement l'image des Juifs. C'est ce à quoi j'ai pu être

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confrontée lorsqu'ayant voulu enseigner le judaïsme dans le cadre de l'enseignement des faits religieux à l'école laïque, des stagiaires adultes, se sentant en confiance, m'ont alors posé la question de savoir si "tout ce qu'on dit sur les Juifs est vrai ou pas?" Considérant que la question était tout à la fois intelligente et légitime, j'ai procédé par écrit à une déconstruction de la plupart des stéréotypes antijuifs et antisémites en montrant le tuilage des seconds par les premiers et leur prolongement dans l'antisionisme radical actuel. Seuls de tels éléments permettent de faire comprendre les prémisses culturelles de la Shoah tout en rappelant ce que le judaïsme et les Juifs ont apporté et continuent d'apporter à la civilisation mondiale et le risque qu'il y a à vouloir en détruire la conscience. Et ce n'est que dans un tel contexte d'ouverture pluridisciplinaire - faisant appel non seulement à l'histoire mais aussi l'histoire et à la philosophie du droit, à la philologie, à la sociologie, à l'anthropologie bibliques, à la littérature, à la psychanalyse de la culture à l'archéologie… dans la plus grande liberté intellectuelle c'est-à-dire sans s'incliner devant quelque monopole clérical d'interprétation que ce soit, au grand dam, du reste, des plus étroits dogmes d'églises, de synagogues, de mosquées, ou encore de chapelles athées lorsqu'elles oeuvrent à l'emprise des âmes – qu'il est possible de poser et de traiter les véritables questions que pose un présent habité par la question du judéocide mais qu'une conception figée dans le formol de la laïcité – ou plutôt un oukase pseudo-athée et réellement fanatique aussi étranger à la laïcité que le prosélytisme religieux - interdit d'interroger. Faute d'être en permanence repensé dans ses finalités et dans ses modalités pédagogiques, pour être adapté aux nouveaux enjeux de l'éducation, l'enseignement de la Shoah ne peut apparaître dans sa signification et sa portée propres - comme la découverte à portée universelle de ce qui délite en permanence l'humanité de l'homme jusqu'à la faire imploser - et non comme une lourde entreprise de moralisation, jusqu'à plus soif, des non-Juifs par les Juifs. Dans ce cadre on pourrait, par exemple s'interroger aujourd'hui, en plein réveil des conflits intra-monothéistes (et ce, même si d'autres dimensions non-religieuses interfèrent dans ces conflits) en sondant les Ecritures et le Coran sur le sens psychanalytique et théologique de la querelle interne entre les trois fils d'Abraham: Isaac, Ismaël, Esaü, les trois ancêtres rivaux des civilisations juive, islamique, chrétienne (la rivalité fraternelle étant la chose du monde la mieux partagée comme le démontre déjà l'histoire d'Abel et de Caïn) et sur l'issue humanisante à lui donner au sein d'un monothéisme dont l'interdit des sacrifices humains et la proclamation de la fraternité universelle est ce qui l'oppose à ses propres yeux au paganisme. On pourrait aussi se poser la question de savoir comment devrait se faire le transfert de la substitution de la théologie chrétienne de l'estime envers les Juifs par Vatican II (1962 – 1965) à la bi-millénaire théologie du mépris dans la pensée séculière et laïque, sachant que la philosophie elle-même, y compris celle de Kant, le philosophe ayant proclamé le fondement rationnel de la loi morale, a véhiculé une vision massivement péjorative du judaïsme, légitimant par la raison philosophique la stigmatisation religieuse et politique d'Israël, faisant le lit de l'indifférence de la

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plupart des intellectuels européens "moraux" au sort des Juifs à l'époque du nazisme. Jeté dans le vide angoissant d'un présent radicalement coupé de son passé et de son futur, dominé par l'incapacité des adultes (professeurs d'histoire) qui en parlent pourtant à la jeunesse à le penser, dans ses fondements philosophiques et psycho-culturels, l'enseignement de la Shoah, égrenant des faits plus monstrueux les uns que les autres comme s'ils découlaient normalement de l'enchaînement des évènements historiques les ayant précédés, est logiquement vécu par les plus fragiles d'entre les élèves comme un corps étranger sidérant appelé à un prompt refoulement aux fins de préserver leur intégrité psychique. En ce qui concerne l'image des Juifs, cet enseignement qui a pu apparaître à certains comme de nature à susciter la sympathie envers eux et le désir de mieux les connaître, a – il est urgent de le reconnaître - massivement produit l'effet opposé: il a sanctuarisé la vie des Juifs en leur donnant l'aura ambiguë et stéréotypée de martyrs essentiels, l'envie suscitée (bien à tort!) par cette aura, se traduisant de nos jours par l'imagerie contre-stéréotypée du sioniste impitoyable, casqué, botté, kalachnikoff et char d'assaut pointés contre la défense à mains nues de quelques misérables Palestiniens, les nouveaux "Juifs"; tant il est vrai qu'entre légende dorée et légende noire l'ambivalence psychique inconsciente ne fait aucune réelle différence. C'est pour cela que, tant que l'Europe ne voudra pas enseigner à ses enfants l'histoire des Juifs du judaïsme et de leurs apports à la civilisation occidentale, aucun enseignement de la Shoah ne pourra logiquement aboutir qu'à renforcer la stigmatisation des Juifs, en en faisant des victimes désignées et non des êtres humains auxquels on s'identifie –sauf pour ceux qui auraient peut-être été des Justes parmi les nations à l'époque du nazisme, en raison de leur maturité psychologique et morale. Mais ce n'est pas le cas de la plupart des élèves, ni même de la plupart des adultes, intellectuels inclus, qui sont hétéronomes et dont l'appel à la compassion envers les Juifs ne peut susciter, dès lors, au contraire que le mépris envers eux, d'où un sentiment de toute-puissance et le désir d'en découdre, comme il se voit avec la montée régulière des incidents et des crimes antisémites en France, et tout particulièrement à l'Ecole, en dépit – et partiellement à cause - de tant d'années d'enseignement de la Shoah. Seul un enseignement de la Shoah qui serait recontextualisé du point de vue de l'histoire longue des relations entre Juifs et non-Juifs, de la sociologie des religions, de la philosophie du monothéisme (sur la lancée de Levinas, entre autres) en général et des trois monothéismes en particulier, et de la psychanalyse de la culture, comme lieu de possible sublimation de la violence et de résistance à la tentation rémanente du crime contre l'origine de la culture pourrait donner à l'enseignement de la Shoah un sens civique ou même simplement éducatif, bref un sens qui soit humainement transmissible.

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Et c'est d'abord dans la formation des professeurs que cet enseignement interdisciplinaire devrait prendre place et se généraliser avant d'être transposé didactiquement à l'école, au collège et au lycée. Ce n'est pas ce qu'ont pensé jusqu'à présent les gouvernements successifs de la France ni les institutions juives qui ont cru, avec cet enseignement, soi-disant purement historique et "détaché", atteindre une sorte de point d'équilibre qui réussirait à ne choquer ni les athées ni les croyants, toutes religions confondues. Mais ils ne l'ont pas pu, témoin le reproche fait aujourd'hui, dans un silence assourdissant, par l'Inspection générale d'Histoire à Catherine Pederzoli Ventura d'abuser du mot hébreu de Shoah, et d'enfreindre la laïcité, rejoignant ceux qui, y compris parmi les Juifs, pensent que la Shoah a fini par donner lieu à une religion civile avec ses rites commémoratifs et son sacré de substitution aux religions traditionnelles et ne méritant pour cela que de passer à la trappe. Autant dire qu'il ne servait vraiment à rien de taire la signification antijuive de l'antisémitisme de Hitler et l'eugénisme (très en vogue à cette époque, y compris aux Etats-Unis, scientisme oblige) purement légitimateur dont il avait eu l'habileté de recouvrir la véritable nature de son entreprise. En prenant l'antisémitisme hitlérien au pied de la lettre, conformément à son souhait, comme un simple racisme parmi d'autres et non comme une volonté de fonder une civilisation dont toute trace d'éthique et de politique juives serait effacée, l'enseignement actuel de la Shoah, aplanit la voie pour un nouvel épisode de violence nihiliste antijuive et antidémocratique en Europe. Aujourd'hui, l'Europe en crise économique se fait croire, une fois de plus, qu'elle réussira à se débarrasser de ses démons intérieurs, par le sacrifice humain des Juifs et se place, pour ce faire, sous la protection d'alliés islamistes dont la vindicte n'égale que l'ampleur de la faillite sur leurs propres terres, faillite qu'ils aspirent ardemment à exporter dans le monde entier. Encore une fois, celle-ci engloutira, avec les Juifs en première ligne, de grandes masses d'êtres humains non-Juifs réticents à se laisser enrôler dans les armées de l'Ange souriant de la mort. Mais il semble que personne ne tienne à en prendre conscience car il serait bien trop effrayant de penser que, par l'enseignement de l'histoire de la Shoah, censé y mettre fin, on a finalement renfloué l'antijudaïsme, haine de soi de l'Europe. Demandons, sans trop y croire, à nos Créons européens un moratoire sur l'alliance des civilisations (en leur état actuel) et autres billevesées. Demandons, sans trop y croire, à nos universitaires, de lancer des recherches sur ce que l'Occident doit aux Juifs, de l'antiquité à nos jours, pour nous permettre à tous, de tuer le père et d'aller de l'avant avec confiance en ayant enfin accepté de réduire l'emprise de la pulsion de mort sur notre culture. (1) Tel serait le préalable à une possibilité de nous allier sans nous désavouer avec d'autres civilisations, en particulier les civilisations islamiques. Mais elles, le souhaiteraient-elles encore?

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Nous aurions alors au moins fait entendre notre singularité et nos valeurs indéfectibles, seule vraie façon de nous montrer fraternels et non méprisants envers ceux qui forment le projet de les détruire avant l'extase du néant final!

(1)Il serait possible pour cela de s'inspirer du remarquable texte d'Armand Abécassis intitulé : "La

double mémoire de l'Occident" : " Nous traversons tous le cursus des études, depuis l'enfance jusqu'aux diplômes universitaires sans avoir entendu parler de l'histoire biblique sinon comme celle qui concerne les religieux. Sur la façade de Notre-Dame, à Paris, vingt huit rois veillent de jour et de nuit sur les Parisiens: combien parmi ceux-ci savent-ils que ce sont des rois de Judée, ancêtres de Jésus et non ancêtres de Louis XVI? […] Or, quelle que soit notre conviction religieuse ou laïque, il nous faut reconnaître la double mémoire de notre civilisation occidentale : celle "païenne" reçue de la Grèce et de Rome, et celle, monothéiste, héritée de la Torah et des évangiles. D'Athènes nous avons recueilli le Logos opposé au mythos. L'Universel que les Babyloniens lisaient dans le ciel, à travers leur astronomie et leur astrologie […] revêtit une nature chez les Grecs qui le caractérisèrent par la raison et ses principes. Ils forgèrent le concept d'Être. […] D'après eux, la pensée humaine est capable de le connaître […]. Quand elle coïncide avec lui et qu'elle fonde ainsi son savoir, on dit qu'elle atteint la vérité, c'est-à-dire son adéquation à ce qui est. Ce savoir vrai est doublement nécessaire puisqu'il permet de connaître le monde et d'agir sur lui. Il permet surtout de déduire ce qui doit être, la morale étant considérée comme l'épanouissement de ce qui est. […] Mais son autre racine, celle qui lui vient de Jérusalem, lui rappelle qu'il ne suffit pas de connaître pour bien faire. La faute ne peut être réduite à l'erreur, ni le mal seulement découler de l'ignorance. […]. Le message de la Jérusalem biblique d'abord, puis évangélique, est celui du sens et de l'exigence morale. Il proclame que l'histoire humaine ne peut reposer sur la maîtrise du monde qui n'est pas une fin en soi, mais sur la prévalence de la conduite morale et sa transcendance par rapport à la science, au politique, à l'institution. En prescrivant par la bouche des prophètes de nourrir ceux qui ont faim et de défendre ceux qui sont persécutés, la Bible exige l'obéissance, sans conditions, avant tout savoir, aux obligations qui émanent de toute singularité, ici et maintenant.[…] Telle est la double mémoire de l'Occident: la recherche de l'universalité par l'abstraction et par les idées, et le souci de la personnalité concrète et de la justice qui doit lui être rendue par la reconnaissance de sa valeur au sein de l'entreprise commune […]. Nous ne devons pas accepter que la culture se fonde et se construise sur la vérité exclusive, c'est-à-dire le fonctionnement catégoriel et conceptuel de la raison à l'exclusion du sens et de son fonctionnement symbolique." Armand Abécassis, article inclus dans l'ouvrage collectif co-dirigé par Jean-Christophe Attias et Pierre Gisel intitulé : Enseigner le judaïsme à l'université, éd. Labor et Fides, 1998, p. 127 – 129.

Nadia LAMM