Enquêtes sur les Sciences

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Revue de synthèse : tome 134, 6e série, n° 3, 2013, p. 399-414. DOI 10.1007/s11873-013-0231-x

COMPTES RENDUS

ENQUÊTES SUR LES SCIENCES

Arnaud Hurel, L’Abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècle, Paris, CNRS Éditions, 2011, 452 p., index.

Cet ouvrage est la première biographie scientifique consacrée au principal préhisto-rien de la première moitié du xxe siècle. Pour la réaliser, Arnaud Hurel a bénéficié de l’ouverture d’importants fonds d’archives, réunis principalement au Muséum national d’histoire naturelle et au Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, ayant fait l’objet d’une première exploitation collective dans le cadre d’une action inci-tative concertée : « Archives Breuil. Entre préhistoire européenne et africanisme, un univers intellectuel et institutionnel au xxe siècle » (2003-2006), sous la direction de François Bon (Université Toulouse 2), François-Xavier Fauvelle (CNRS) et Nathalie Richard (Université du Maine).

Ces archives permettent de restituer, à travers Breuil, des évolutions majeures de la science préhistorique au xxe siècle. Dès ses premiers travaux, l’abbé préhistorien contribue à faire évoluer les conceptions concernant l’art pariétal et la chronologie du paléolithique. Il participe aux débats qui amènent, autour de 1900, à la reconnaissance de l’art des cavernes. La monographie qu’il consacre en 1906, avec Émile Cartailhac, au site espagnol d’Altamira est un symbole du retournement de l’opinion savante : les vestiges avaient été découverts en 1878, mais leur authenticité avait été contestée jusqu’à la fin du siècle ; en 1906, elle ne fait plus de doute. Une part importante de l’acti-vité de Breuil sera par la suite consacrée à l’art pariétal. Il visite infatigablement les sites découverts en Europe et dans le monde (en Afrique notamment). Palliant les imperfec-tions de la photographie, il use de ses talents de dessinateur pour en réaliser calques et copies aquarellées. Il compare, classe, s’efforce de dater et d’interpréter ces vestiges énigmatiques, qu’il considère comme les traces d’activités magiques ou mystiques. Un ouvrage, 400 ans d’art pariétal, fait en 1952 le bilan de ces recherches. Entre 1906 et 1914, Breuil est également le protagoniste de la « bataille de l’aurignacien », contro-verse portant sur la classification et la chronologie des industries du paléolithique qui se clôt à son avantage. Le modèle classificatoire qui avait jusqu’alors prévalu en France est abandonné. La majorité des préhistoriens admet désormais que les indus-tries paléolithiques n’évoluent pas linéairement, de manière endogène, et qu’elles ne se succèdent pas rigoureusement. Les transformations des cultures matérielles relèvent

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au contraire de processus complexes, mêlant innovations endogènes et diffusion ; deux cultures différentes, propres à des populations distinctes mais contemporaines, peuvent se chevaucher chronologiquement.

Outre ces évolutions conceptuelles, la vie de Breuil permet également d’évoquer la structuration institutionnelle de l’archéologie préhistorique avant la création du CNRS et de chaires universitaires. En l’absence de diplômes spécialisés et de législation sur les fouilles, cette discipline repose encore principalement en France sur l’initia-tive individuelle et sur les amateurs. L’abbé Breuil toutefois ne s’appuie pas sur le réseau traditionnel des sociétés savantes et ne participe que de loin aux activités de la Société préhistorique de France fondée en 1904. Sans fortune personnelle, il privilégie le mécénat et se rapproche à cet effet d’Albert Ier de Monaco qui finance la réalisation de fouilles et la publication d’onéreuses monographies illustrées. Dès 1910, Breuil est un animateur de l’Institut de paléontologie humaine fondé par le prince. Bien qu’il ait obtenu une reconnaissance des autorités publiques, symbolisée par la création d’une première chaire de préhistoire au Collège de France en 1929, Breuil n’a pas milité pour une institutionnalisation plus étatique de la préhistoire. De même, au plan international, bien qu’il ait pu appuyer de son autorité l’organisation de structures nationales (en Afrique du Sud par exemple), il est homme de réseaux personnels plus que d’institu-tions. En ce sens il est représentatif de son époque, et ne peut être considéré comme ayant œuvré à la création des institutions contemporaines de la préhistoire.

La biographie d’Arnaud Hurel démontre que, de même, Breuil incarne un style de science qui n’a pas survécu à la Seconde Guerre mondiale. Il est assurément un homme de terrain, un voyageur infatigable qui a visité durant sa longue existence la plupart des sites et des collections préhistoriques dans le monde, qui a résidé en Espagne et en Afrique du Sud. Il collecte l’information, sur le mode encyclopédique, et interprète par comparaison et classification. Mais il n’est pas un fouilleur et n’a pas contribué aux réflexions méthodologiques qui transforment les pratiques de fouilles à partir de l’entre-deux-guerres, menant au déclin des fouilles procédant exclusivement par sondages et tranchées, destructrices d’information, au profit de fouilles horizontales. Ces nouvelles pratiques, qui permettent de mettre au jour des structures d’occupation des sols et non seulement des collections de vestiges, seront développées en France après 1945 par celui qui peut être considéré comme le successeur et l’opposant de Breuil, André Leroi-Gourhan.

Aussi la biographie qu’Arnaud Hurel consacre à Henri Breuil permet-elle de resti-tuer, dans toute leur spécificité historique, des théories et des pratiques scientifiques. Mais l’ouvrage est traversé par une autre problématique, tout aussi essentielle pour qui s’intéresse au développement de l’archéologie préhistorique depuis sa fondation au xixe siècle. Suggérée par le sous-titre de l’ouvrage, elle concerne la question de la « double vocation », scientifique et religieuse, de Breuil. Hurel contredit de manière convaincante ceux qui ont considéré que la question de la foi était secondaire, sinon inexistante, dans la vie du préhistorien. Ses archives personnelles révèlent au contraire qu’il conçoit son activité scientifique comme la continuation, voire comme la vraie réalisation, de sa vocation religieuse : elle lui a permis, ainsi qu’il le formule dans une lettre tardive dont la citation clôt le livre, de faire pleinement fructifier les talents que le Créateur lui avait impartis. Jeune clerc formé à Saint-Sulpice au moment de la crise

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moderniste, Breuil est ouvert aux idées modernes, mais il a surtout retenu les vertus de la prudence. Échaudé par le sort réservé à son ami Teilhard de Chardin, il formule de manière circonspecte son adhésion à l’évolutionnisme, comme principe métho-dologique plutôt que comme vérité démontrée par la science. Chaque fois que des menaces venues du vatican paraissent peser sur la communauté des clercs naturalistes et pré historiens, il se mobile et s’efforce d’œuvrer de manière discrète pour une conci-liation. Il participe en 1925 au « concile d’Altamira », réunion de préhistoriens catho-liques qui rédigent un mémorandum destiné à être remis secrètement au pape afin de lui démontrer qu’une condamnation ouverte de l’évolution serait nocive pour l’Église ; il s’efforce de même d’évoquer l’évolutionnisme lors d’une rencontre avec Pie XI en 1935. Aussi cette biographie de Breuil se lit-elle également comme un chapitre bien documenté de l’histoire des relations entre science et catholicisme au xxe siècle.

Nathalie Richard

Cem Behar, L’Ombre démesurée de Halley : les recherches démographiques dans les Philosophical Transactions of the Royal Society (1683-1800), Paris, Éditions de l’Institut national des études démographiques (INED), 2012, 247 p.

Cet ouvrage prend place au sein d’une collection de l’INED consacrée aux études sur les textes fondateurs de l’histoire de la science des populations. Déjà auteur d’une réédi-tion de l’Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine d’Antoine Deparcieux (paru en 2003 chez le même éditeur), Cem Behar s’intéresse ici aux travaux démogra-phiques anglais publiés dans les Philosophical Transactions de la Royal Society de Londres au cours du xviiie siècle. L’auteur a rassemblé un corpus de 68 opuscules et mémoires, représentant l’intégralité des contributions parues sur le sujet dans la revue entre 1683 et 1800. De nature très diverse, ces documents offrent un bon aperçu des différents axes de recherche et questionnements de cette discipline naissante. Cinq d’entre eux sont reproduits en annexe de l’ouvrage sous forme de fac-similés.

La thèse principale de l’auteur est que, loin de faire œuvre novatrice en mettant au point des outils, méthodes ou concepts susceptibles de faire progresser l’ana-lyse des populations, comme le firent à l’époque un Kersseboom, un Süssmilch ou un Deparcieux, les auteurs anglais du xviiie siècle travaillent dans l’ombre tutélaire des fondateurs de l’arithmétique politique anglaise, et particulièrement d’Edmund Halley. Celui-ci publia en 1693 la première table de mortalité fondée sur les données statistiques d’une population réelle, celle de la ville de Breslau en Silésie. L’ouvrage est consacré à l’examen des raisons de ce qui apparaît comme une quasi-stagnation de l’arithmétique politique anglaise au cours de ce siècle, à travers l’exploration de ce corpus et du contexte intellectuel et scientifique propre à l’Angleterre de l’époque.

Si l’appréciation de l’auteur rejoint celle des historiens de la démographie quant au caractère répétitif et finalement peu original des recherches sur la population au xviiie siècle, l’ouvrage apporte un éclairage bienvenu sur des travaux très peu connus,

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l’historiographie s’étant surtout attachée aux fondateurs de la discipline, John Graunt, William Petty ou Gregory King.

Le chapitre II, consacré au cadre scientifique de ces écrits, restitue bien le contexte intellectuel de l’époque et le fonctionnement de cette communauté de savants au sein de la Royal Society. La grande souplesse présidant au recrutement des membres et à la sélection des publications destinées à la revue se reflète dans la qualité inégale des contributions, frisant parfois l’amateurisme. Les hommes de science éminents sont finalement peu nombreux dans ses rangs. Cem Behar souligne aussi à quel point tous sont imprégnés de l’idéal empiriste baconien, qui les porte à privilégier l’accumulation de données aux dépens d’une réflexion sur les méthodes et les objets de la science des populations.

Les chapitres suivants de l’ouvrage sont consacrés au contenu des mémoires et aux visées de leurs auteurs. Presque tous se réclament de Halley, sans toujours bien le comprendre, et leurs recherches suivent les axes définis par celui-ci dans ses deux mémoires de 1693. Elles concernent presque exclusivement l’étude de la mortalité. Il s’agit d’une part d’améliorer la qualité des bulletins de mortalité de Londres et de généraliser leur collecte à l’ensemble du pays ; d’autre part, de réaliser des recense-ments, qui doivent permettre notamment d’évaluer les risques de décès par âge.

L’origine professionnelle des auteurs influence aussi leur approche. Contrairement à ce que l’on observe en France, on compte parmi eux peu de fonctionnaires et d’admi-nistrateurs, ce qui tend à freiner la production d’un savoir démographique à l’échelle du pays au profit d’études locales et de dénombrements partiels (le premier recense-ment national anglais date de 1801, l’état-civil de 1837). En Angleterre, le champ des recherches démographiques est dominé par les médecins (et dans une moindre mesure, les pasteurs), comme John Arbuthnot, James Jurin, Thomas Percival ou John Haygarth. Ceux-ci, soucieux de l’état sanitaire des populations ou de prévention médicale, prennent ainsi parti, chiffres de mortalité à l’appui, en faveur de l’inoculation.

La prédilection anglaise pour l’étude de la mortalité, déjà forte chez les fondateurs de la discipline, tient en partie à l’extraordinaire mine que représentaient les bulletins de mortalité de Londres, qui ont véritablement façonné la recherche en démographie. Cem Behar nous livre ici une excellente analyse de la manière dont ces bulletins ont déterminé les catégories de pensée, à travers le glissement sémantique de l’expression « bills of mortality », qui de simples supports de données démographiques, en vien-nent à désigner le territoire et la population auxquels s’appliquent ces données, puis la « situation démographique » de la ville.

La compilation de tables de mortalité avait toutefois une visée pratique, qui s’affirme à mesure que l’on avance dans le siècle : à savoir le calcul des annuités, rentes et primes d’assurances, pratiques qui avaient connu un développement précoce en Angleterre et aux Pays-Bas. Cem Behar souligne ici un paradoxe révélateur : alors que le calcul actuariel, depuis Halley, est sans cesse invoqué pour justifier les travaux sur la mortalité, les sociétés d’assurances anglaises, elles, se montrent plus que réticentes à utiliser les tables des démographes avant la fin du xviiie siècle. Elles ne prennent guère en compte les probabilités de décès selon l’âge de leurs souscripteurs, et continuent de se référer au rapport global des décès à la population estimé par Petty et Halley.

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L’autre grand volet des travaux démographiques de l’époque concerne les recense-ments partiels. Cem Behar met ici en lumière le rôle moteur joué au sein de la Royal Society par le philosophe et théologien Richard Price, au centre d’un important réseau scientifique de collecteurs de données sur la population, qui permit notamment la réali-sation de quelque 120 dénombrements locaux en Angleterre ou en Écosse, et suscita la parution d’une vingtaine de mémoires dans la revue.

Le tableau qui émerge de cette étude fouillée des différents pans du savoir démo-graphique au xviiie siècle est celui d’une communauté de savants en partie repliée sur elle-même, et travaillant surtout à compiler des statistiques démographiques et à perfectionner des techniques déjà existantes. L’auteur souligne à plusieurs reprises son insularité, et notamment son ignorance des recherches européennes sur la population. La part prise par les contributeurs des Philosophical Transactions aux grandes contro-verses européennes sur la population, qu’il s’agisse du débat sur la dépopulation ou de celui sur la taille comparée des populations de Londres ou de Paris, reste également limitée. Si la seconde donna lieu à quelques échanges dans les colonnes de la revue, ceux-ci ne débouchèrent sur aucune avancée méthodologique importante.

Ces travaux anglais sur la population eurent à leur époque des retombées pratiques inégales, plus notables dans le champ de la prévention médicale que dans celui des assurances. Il semble avoir manqué à leurs auteurs l’envergure qui leur aurait permis de faire progresser la réflexion sur la science des populations. Pour autant, leur apport est loin d’être négligeable, comme le souligne l’ouvrage, écrit dans une langue claire, qui aurait peut-être gagné à faire entendre davantage au lecteur la voix de ces auteurs méconnus. Il comble à ce titre une lacune dans le champ des études sur l’arithmé-tique politique au xviiie siècle, qui a fait la part belle aux écoles française, allemande et hollandaise, et fournit de précieux matériaux pour de futurs travaux comparatistes sur le développement de la science des populations en Europe.

Sabine Reungoat

Bernard Zarca, L’Univers des mathématiciens. L’éthos professionnel des plus rigou-reux des scientifiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le sens social), 2012, 361p., tableaux, bibliogr.

Ce livre a pour objet de décrire, d’un point de vue sociologique, ce que l’auteur appelle « l’éthos professionnel des mathématiciens », à savoir les dispositions parta-gées par les individus dont le métier est de faire de la recherche en mathématiques, en France, dans les années 2000. Le thème qu’aborde ce livre est extrêmement neuf et n’a été traité ni en langue française ni en langue anglaise (si l’on excepte un article de l’auteur qui porte le même titre et qui a été publié en 2009 dans la Revue française de sociologie).

Cette originalité est d’abord liée au sujet : les mathématiques, contrairement à la physique ou à la biologie, par exemple, ne sont que rarement prises en compte par

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les spécialistes des sciences sociales qui étudient les sciences. Elle est également liée au matériau empirique sur lequel se fonde une grande partie du livre, c’est-à-dire une enquête réalisée auprès d’un grand nombre de mathématiciens travaillant en France, mais aussi, afin de permettre une approche comparative, auprès d’un certain nombre de spécialistes d’autres disciplines. Mais l’originalité du livre provient également de la question qu’il pose et de la stratégie mise en œuvre pour la traiter (explicitée dans l’introduction et le chapitre 1), qui prend le contre-pied de l’approche devenue domi-nante en sociologie des sciences depuis les années 1970. Plus précisément, la thèse de l’auteur est que le « scalpel » du sociologue ne lui permet pas « de disséquer le body of knowledge des mathématiciens » (p. 98). En adoptant « une approche rationaliste classique des sciences », l’auteur s’oppose au programme fort de David Bloor, auquel il reproche « l’erreur relativiste » consistant à avoir « glissé de l’évidence de la teneur sociale des activités mathématiques à l’idée que les facteurs sociaux en détermineraient les contenus » (p. 29). Dans cette perspective, le point de départ de ce livre n’est donc pas tant les mathématiques que les mathématiciens – l’objectif étant de « repérer la spécificité et les différentiations du rapport à leur objet d’études, à leur métier, à leur communauté professionnelle qu’entretiennent les mathématiciens » (p. 331).

L’enquête proprement dite s’organise en 4 chapitres, traitant successivement de « l’opposition entre mathématiques pures et appliquées », de « la dimension épisté-mique de l’ethos professionnel », des jugements (représentations) associés aux mathé-matiques et enfin « des dimensions psychosociale, socioprofessionnelle et éthique de l’ethos des mathématiciens ».

Le chapitre 2 montre que le découpage institutionnel entre mathématiques et mathé-matiques appliquées au CNU (sections 25 et 26) se traduit par des modes d’exercice et des représentations différentes du métier. Il apporte ainsi une nouvelle pierre, pour le début du xxe siècle, à la longue histoire du partage entre des mathématiques « pures » et « appliquées » – une frontière mouvante et dont les évolutions nous renseignent sur les catégories selon lesquelles les mathématiques ont été envisagées au fil du temps.

Le chapitre 3 aborde ce qui constitue « le cœur » du métier des mathématiciens, à savoir la pratique de la preuve : ceci recouvre, d’une part la manière par laquelle on parvient à trouver et à écrire des résultats, que l’auteur aborde à travers le dualisme rigueur/intuition, et d’autre part la nature de la preuve mathématique, sujet qui revient à traiter de la transmission des résultats établis (Qu’est ce qui constitue la « résis-tance » d’une démonstration, sa crédibilité ? Quels sont les éléments qui conditionnent son succès ?). L’ouvrage fourmille ici de citations des témoignages des mathématiciens sur leur pratique de travail, offrant ainsi des pistes de réflexions neuves sur ces ques-tions. De fait, on n’est pas très loin d’une sociologie de la connaissance scientifique, mais abordée par une méthode originale visant effectivement à se débarrasser de la tentation relativiste.

Le chapitre 4 quitte la question des pratiques pour aborder celle des représenta-tions des mathématiques parmi leurs praticiens et des liens entre ces représentations et le fonctionnement institué de la discipline. Comprendre comment les mathématiciens conçoivent leur travail et leur discipline, et la manière dont ils en parlent, est en soi un objet très neuf que l’enquête réalisée parvient tout à fait à cerner, notamment par de nombreux exemples et citations qui se révèlent éclairants.

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En abordant les questions du plaisir qu’il y a à faire des mathématiques, de la forma-tion par laquelle on devient mathématicien et des valeurs qui gouvernent cette commu-nauté professionnelle, le chapitre 5 touche lui aussi à des thèmes vraiment originaux, et qui, lorsqu’ils sont évoqués dans les études déjà existantes, ne le sont pas dans le but de donner une vue d’ensemble du métier. L’auteur parvient ainsi à saisir les réalités quoti-diennes et le vécu de la profession. Les conclusions auxquelles il aboutit soulèvent ainsi la question de la spécificité des mathématiques sur ces points – il aurait sans doute été intéressant de poursuivre l’analyse par une comparaison entre les mathématiques et d’autres sciences.

La bibliographie est conséquente. Elle est composée d’un bon nombre de biogra-phies et autobiographies de mathématiciens, qui ont ici valeur de sources, auxquelles s’ajoute une littérature secondaire orientée dans deux directions : la sociologie des sciences et les études sur les mathématiques, qu’elles relèvent de l’histoire des mathé-matiques ou d’autres sciences sociales, voire de l’essai destiné à un public plus large. L’ensemble rassemble un très grand nombre de choses ayant été écrites en matière de mathématiques au cours de ces quarante dernières années, dont des références relative-ment peu connues.

Au-delà de la question du rapport des mathématiciens à leur métier et à leur communauté, l’un des mérites du livre est indéniablement d’aborder de front des questions comme celle de l’universalité, de la créativité, de la rigueur, de l’abstrac-tion mathématiques ou encore de l’esthétisme, caractéristiques trop souvent laissées de côtés quant il s’agit d’envisager les objets mathématiques comme des « construits sociaux situés » (pour reprendre l’expression de l’auteur, p. 56). Il s’agit effective-ment de catégories qui « viennent à l’esprit » quand on pense aux mathématiques, et dont des témoignages de mathématiciens comme la littérature au sujet des mathé-matiques portent abondamment la trace. Chacune de ces catégories a par ailleurs une histoire, que Bernard Zarca a pris soin de retracer, sinon dans le détail, du moins dans les grandes lignes. Les descriptions données par l’auteur permettront certainement aux lecteurs qui ne connaissent pas les mathématiques de mieux saisir en quoi ces propriétés consistent.

Néanmoins, la question qui demeure après la lecture reste celle du choix de ces propriétés pour qualifier et caractériser les mathématiques d’aujourd’hui. En effet, le court paragraphe justificatif, expliquant qu’à « l’approche relativiste qui tend à consi-dérer que les objets mathématiques sont des construits sociaux situés », il convient « d’opposer les propriétés qui caractérisent les mathématiques, du moins telles qu’elles ont évolué au cours des siècles derniers » (p. 56), ne suffit pas à convaincre sur ce point. Dans la mesure où le propos s’appuie ici essentiellement sur des arguments issus de l’histoire ou des témoignages de mathématiciens, ces propriétés ne font pas vérita-blement l’objet d’un questionnement du point de vue du sociologue, ni d’une compa-raison avec d’autres sciences qui permettrait pourtant de mettre ces particularités en perspective et de comprendre en quoi elles seraient « caractéristiques ». Pourquoi, par exemple, le symbolisme ne fait-il pas partie de ces catégories ? Pourquoi, de même, l’utilité des mathématiques (pourtant abordée p. 260-266) ne fait-elle pas partie des propriétés caractéristiques, quand on sait le rôle d’outils qu’elles jouent (et ont joué) dans les sciences et les techniques ? En l’absence de précisions sur ces points, il est

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difficile de distinguer ce qui relève des représentations historiquement situées de la discipline de ce qui relève de présupposés épistémologiques sur la nature des mathé-matiques elle-même, ni de comprendre l’articulation qu’il pourrait y avoir entre ces catégories et la pratique effective des mathématiques.

Pourtant, en se demandant comment les mathématiciens travaillent, ou encore comment fonctionne leur communauté, ceci sans pour autant perdre de vue le fait que les mathématiques ne sont pas identiques à n’importe quelle autre science, et qu’elles engagent de ce fait d’autres dispositions et d’autres pratiques, l’auteur cherche finale-ment à atteindre les mathématiques elles-mêmes, en tant qu’activité de recherche visant à trouver, à écrire et à faire valider ou à valider des démonstrations. En combinant une sociologie d’inspiration mertonienne à une réflexion portant sur les spécificités épis-témiques que l’on attribue aux mathématiques, le livre rejoint donc in fine des problé-matiques chères à ce que l’on a coutume d’appeler la sociologie des connaissances scientifiques. Mais cela, par une étude qui se déroule à une échelle large et qui est centrée sur les acteurs et non sur les savoirs eux-mêmes, c’est-à-dire, en fait, à l’aide d’une méthodologie presque radicalement opposée à celle mise en œuvre par exemple par David Bloor. Il se propose donc de renouveler l’approche mertonienne des sciences qui, si elle était classique il y a une trentaine d’année, s’avère finalement plus originale aujourd’hui. En effet, les débats relatifs à la façon adéquate d’étudier les sciences d’un point de vue sociologique, longtemps virulents, semblent quasiment clos depuis une quinzaine d’année – en raison, certes, du renouveau et des avancées dus au développe-ment des sciences studies mais aussi, peut-être, en raison d’une certaine routinisation des façons d’envisager les sciences.

Que l’on partage ou pas a priori le point de vue de l’auteur en la matière, cet ouvrage a l’immense mérite de faire réfléchir et d’ouvrir des pistes, non d’un point de vue théo-rique mais à partir d’une étude de cas empirique. Ceci permet tout à la fois de mettre à l’épreuve la fécondité de l’approche choisie et de prendre la mesure des difficultés qu’elle soulève En cela, l’ouvrage permettra sans doute de donner un nouveau souffle à un certain nombre de débats et pourra intéresser un lectorat plus large que celui des spécialistes des mathématiques.

Caroline Ehrhardt

Laurent Derobert, Fragments de mathématiques existentielles, Avignon, Delirium, 2010, 55 p.

Cet étrange ouvrage, « existentiel » et pourtant truffé d’équations, eût déjà été admi-rable s’il s’était contenté, comme le laisse accroire un survol des premières pages, d’inviter le lecteur incrédule au mariage oulipien des mathématiques et de la poésie. Mais on comprend assez rapidement que cet aspect léger n’est qu’un moyen pudique de cacher un traité fort systématique de métaphysique et de morale, ambitieux et pour-tant sans prétention.

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Le chapitre 1 s’intitule « Dédales », du nom de ce que l’auteur définit comme « la somme pondérée des distances entre les êtres réel, vécu et rêvé qui forment une personne et les mondes réel, vécu et rêvé qu’elle habite » (p. 9). Le sujet est en effet « vecteur de trois êtres qui définissent son identité » : l’être réel, sujet « tel qu’il est objectivement », l’être vécu, sujet « tel qu’il se vit subjectivement », et l’être rêvé, sujet « tel qu’il se souhaite idéalement » (p. 10). Le monde, « matrice des êtres au dehors qui importent au sujet », se compose à son tour d’un monde réel, d’un monde vécu et d’un monde rêvé. Ces objets sont munis d’une « métrique existentielle », garantie par une fonction de distance satisfaisant, comme l’exige la topologie, les axiomes de sépara-tion, de symétrie et d’inégalité triangulaire. Chacune des distances peut être pondérée selon le « système de valeurs du sujet » (p. 11), qui permet de définir more geometrico l’importance que le sujet attribue respectivement à soi et au monde, au plaisir, à la vertu et à la connaissance. Le dédale ainsi défini, « indice des tourments du sujet », doit être minimisé par quiconque veut atteindre le dédale infime qu’est l’ataraxie (p. 12), où le sujet serait véritablement ce qu’il pense être et ce qu’il désire être, et où le monde serait à ses yeux ce qu’il est véritablement et ce qu’il doit être.

Le chapitre 2, « vestales », introduit la mobilité dans le système, en examinant quelles contraintes pèsent sur la minimisation du dédale : « Il arrive parfois qu’au seuil d’un bonheur attendu, un homme explose les êtres et les mondes qu’il avait toute sa vie cherché à approcher. Comment expliquer les dislocations existentielles au voisinage des infimes dédales ? Il faut, pour y répondre, adjoindre une théorie des catastrophes au modèle de minimisation des dédales et introduire le principe décisif de mobilité » (p. 17). Aussi l’auteur définit-il le vestale comme « somme pondérée des vitesses de transformation des êtres et mondes du sujet » (p. 17) ; il est obtenu, comme on peut s’y attendre, par dérivation des distances par rapport au temps. L’auteur n’oublie pas de postuler la continuité des variations de la distance (p. 18) ; mais en toute rigueur, il eût également fallu démontrer leur dérivabilité, car on pourrait très bien imaginer que la variation des distances suive un « angle » en un instant donné, et n’y soit donc pas dérivable, ou, pire encore, que la variation soit fractale, c’est-à-dire continue mais non pas dérivable en aucun point. C’est une piste que l’auteur n’explore pas, et l’un des très rares – d’ailleurs bien pardonnables – flous mathématiques du texte. Mais supposons la dérivabilité et observons ses conséquences. L’immobilité et la mobilité des êtres et des mondes, quand elle sont excessives, définissent respectivement le « seuil de verlaine » et le « plafond de Rimbaud », cas limites dans lesquels le vestale mène à la catas-trophe : Sagesse fit exploser verlaine en vol, comme les Illuminations Rimbaud. Ce que nous enseigne la convergence tragique et paradoxale de leurs trajectoires opposées est que la minimisation du dédale doit être soigneusement contenue dans l’intervalle d’une vitesse raisonnable : plus important que d’être sage est de l’être au bon rythme.

Le chapitre 3, « Indices d’inconstance », nous paraît moins riche que les autres. Il en appelle notamment à des outils statistiques tels que la moyenne et l’écart-type pour mesurer l’inconstance existentielle du sujet. Il mène toutefois à un théorème important, démontré à partir de termes rigoureusement définis : « les expériences poéti-ques épurent les mouvements de l’être » (p. 34).

Le chapitre 4, « Modèles passionnels », est à nos yeux le cœur de l’ouvrage. Il aurait tout aussi bien pu s’intituler « De l’origine et la nature des affects », tant il rappelle

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Spinoza s’efforçant de « considérer les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps ». L’auteur prend pour objet la « passion radi-cale et exclusive », qui réduit le monde à l’être aimé (p. 35) ; cela lui permet de définir des interactions, notamment l’imbrication des dédales des amants et la corrélation de leurs vestales. Le parallèle avec Spinoza n’est vraisemblablement pas fortuit. On dit que Spinoza adopta la méthode géométrique pour se guérir d’un dépit amoureux ; or le chapitre présent contient un court paragraphe en guise de scolie, qui est très certai-nement le pivot de l’ouvrage, le seul où le narrateur recoure à la première personne : « La femme que j’aimais, je voulais qu’elle épouse mes représentations et partage mon idéal de princesse italienne. [...] Est-il besoin de révéler l’épilogue ? Je le donnerai sous forme de loi, tant l’expérience semble partagée [...]. La probabilité qu’un Pygma-lion statique dans ses fantasmes désole son amante est proche de 1 » (p. 43). L’au-teur expose ensuite l’équation compliquée des amours plurielles, généralisation de sa formule « à n amours avec les complications subséquentes que l’on devine » (p. 44). Mais la vraie maxime de l’ouvrage est exposée à la fin du chapitre : « Œuvrer à mini-miser son Corto, sous contrainte d’encadrement du vestale, par essor de l’Ariane et réduction du Dédale » (p. 49) – c’est-à-dire tendre à l’ataraxie en évitant l’immobilité aussi bien que l’hyper-mobilité, en luttant contre l’angoisse d’être aimé (indice Corto) et en cherchant l’amour partagé (variable d’Ariane).

Le modèle est enrichi dans le chapitre 5, « Développements annexes », qui tient compte de la « complexité » des êtres – ce qui, nul mathématicien ne le contestera, ne se peut faire qu’en adjoignant à la « part réelle » du dédale une « part imaginaire (i) » (p. 51). Sont ainsi définis la « part réelle (authentique) de l’être réel », la « part imagi-naire (mondaine) de l’être réel », la « part réelle (personne) de l’être vécu », la « part imaginaire (personnage) de l’être vécu », la « part réelle (héroïque) de l’être rêvé » et la « part imaginaire (onirique) de l’être rêvé » (p. 52). Le chapitre montre également comment le temps permet de définir des « métadédales » par combinaison linéaire des dédales passé, présent et futur (p. 56).

Que retenir d’un ouvrage aussi atypique, qui se veut à la fois mathématique et moral, poétique et métaphysique ? Le mathématicien s’amusera de voir que tous les concepts sont définis aussi rigoureusement que les théorèmes sont démontrés. Le littéraire lira d’astucieuses analyses, évoquées presque incidemment, de Sade et de Masoch, de Térence, de verlaine et de Rimbaud, ainsi que de nombreux mythes antiques et modernes. Le philosophe trouvera quant à lui une théorie et une généalogie des passions, mais surtout, en filigrane, un traité de l’angoisse – nous sommes dans un traité existentiel –, de ses multiples sources et de ses remèdes.

De Spinoza, l’ouvrage semble hériter l’idée d’emprunter l’outil mathématique pour servir de hautes exigences systématiques : cohérence, exhaustivité, déductibilité ; mais c’est peut-être à Perec qu’il doit l’idée fort bienvenue d’associer au goût de la rigueur formelle un sens aigu de l’humour et de la poésie – deux auteurs qui ont su reconnaître dans les mathématiques le moyen d’exprimer, comme anonymement, les tourments d’une sensibilité pudique.

Baptiste Mélès

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Neil Levy, Neuroethics, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 360 p.

Neil Levy est l’auteur de nombreuses publications – livres et articles – croisant un champ d’intérêt peu attendu pour un philosophe anglo-saxon dans la mouvance de la philosophie analytique, notamment la pensée de Jean-Paul Sartre ou celle de Michel Foucault. Un de ses chevaux de bataille est celui de la responsabilité éthique qu’il entend défendre comme le principe essentiel à toute morale, principe de responsabilité qui paraît de plus en plus être mis à l’index par les recherches actuelles sur la nature de l’esprit et du mental.

L’auteur commence par une première partie introductive à la fois longue et très dense qui nous met en même temps au fait des enquêtes cognitives de type externalistes et des options théoriques poursuivies. Sa stratégie consiste à défendre les implications en matière éthique d’une thèse concernant la nature de l’esprit qui tend de plus en plus à être acceptée, même si ce n’est pas toujours de façon explicite. Levy défend l’option faible – celle de l’esprit incarné (embodied mind) – pour mieux faire accepter l’option forte dont il est véritablement partisan, celle de l’extended mind. Selon ces deux posi-tions, ce que nous appelons l’esprit est tout autant (thèse de la parité), sinon davantage, à trouver dans l’environnement de l’organisme que dans son cerveau seul. L’acception de cette perspective imposerait une révision fondamentale du questionnement éthique qui suppose traditionnellement l’intégrité de l’esprit individuel, ce qui sera ici compris et repris sous le terme d’authenticité.

L’idée prédominante selon laquelle l’esprit forme une unité est simplement désa-vouée par l’examen scientifique qui met en évidence une pluralité d’instances de traitement modulaires dont les processus effectifs sont largement inaccessibles à la conscience. Celle-ci se chargerait de l’élaboration d’un récit toujours second par rapport à l’activité effective, ne cessant de surestimer ses performances. Il s’agit ainsi de conduire une position éthique qui accepte d’échapper au paradoxe de l’homoncule, celui de la duperie de ce récit.

Plusieurs horizons critiques de cette neuroéthique sont abordés à partir de ce point d’examen liminaire. Le premier développement porte sur la capacité à changer l’esprit, à porter une révision qui est devenue nécessaire, présentant un examen polémique entre la solution interventionniste du changement de l’esprit (médicamenteuse ou chirurgi-cale), la théorie freudienne et la démarche psychothérapeutique. Il s’agit particulière-ment d’interroger la relation entre le mal et son symptôme pour montrer qu’aucune réponse ne peut être donnée par avance quant à la meilleure stratégie curative. Si la psychanalyse, selon lui, vise à établir une vérité quant aux raisons des troubles qui empêchent un individu, il se peut que d’autres stratégies permettent à moindre coût et peut-être avec plus de sûreté de se débarrasser d’un handicap. Mais ce choix n’est à considérer qu’en fonction des individus concernés et de leur environnement social et professionnel.

L’auteur s’emploie ensuite à interroger la distinction apparemment évidente entre enhancement (ou augmentation de l’esprit) et soin curatif pour montrer qu’aucun critère ne permet d’y répondre sans présupposer une normalité, concept on ne peut plus problématique compte tenu de la variabilité individuelle. Une des préoccupations de l’augmentation, outre le fait qu’elle n’est pas forcément assurée (entre coûts et profits

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de l’organisme) tient à son caractère foncièrement inégalitaire. Or, nous dit l’auteur, cet horizon d’appareillages nouveaux ne fait qu’augmenter l’inégalité déjà criante qui sépare les individus en fonction de leur nationalité ou de leur milieu social, tous n’ayant pas accès aux mêmes instruments de développement intellectuel et aux mêmes opportunités : la tricherie est déjà là (p. 92 sqq.).

Une institution pourrait-elle contrôler notre esprit, armée de ces derniers déve-loppements techniques et scientifiques ? L’auteur répond qu’en dépit des annonces multiples, nous sommes fort loin de pouvoir établir, d’après l’observation de l’activité du cerveau, ce que cette activité signifie au sens fort, ou de juger si nous avons affaire à un mensonge. Levy défend la thèse, contre l’idée que des techniques pourraient nous imposer de fausses mémoires, que l’essentiel tient à la façon dont la personne est à même d’établir une cohérence dialogique de ses vécus et de ses relations à ses envi-ronnements humains et naturels. Les individus sont couramment habités par de faux souvenirs qui n’en peuvent pas moins devenir des instruments. Tout ceci motive une compréhension holiste du mental et de la responsabilité morale.

L’auteur interroge la désormais classique énigme du trolley (p. 191), où l’individu doit choisir l’action de pilotage des rails qui permet d’éviter l’accident le plus grave ou bien lui-même précipiter un individu sur les voies pour en sauver d’autres. Il propose une explication en opposant la délibération froide, permise lorsque l’action est distan-ciée, à la prise de décision qui signifie l’engagement du corps propre dans une action, cet engagement impliquant – suivant Antonio Damasio (p. 187) un certain marquage émotionnel qui dépasse la délibération abstraite.

vient ensuite la question du contrôle de soi, par exemple dans les situations courantes où se manifeste la faiblesse de la volonté vis-à-vis d’appétits plus immé-diats. L’examen scientifique, notamment neuropsychologique, des cas de négli-gence sensorielle, permet d’avancer de nouvelles réponses. La volonté opposée à nos faiblesses fonctionnerait à l’instar d’un muscle que l’on peut plus ou moins entraîner mais dont la résistance connaît cependant une limite. L’environnement apparaît ainsi comme un facteur essentiel à l’addiction dans son acception la plus générale, à moins que l’individu ne sache ménager la ressource d’une sublimation de sa dépendance. Cet argument paraît s’exercer à l’encontre ou au moins à la marge des résultats établis par les sciences expérimentales. Levy poursuit cette voie dans la problématique de la liberté de décision qui serait notamment mise à mal par les expériences de Benjamin Libet montrant que l’action précède son choix conscient. Mais la décision communé-ment présentée paraît bien être une illusion cartésienne, soit une conception abstraite et gratuite de la liberté (p. 236 sqq.) qui ne présage guère des conditions de la liberté effective. Celle-ci est déterminée par l’inscription de chacun dans un environnement naturel et social particulier.

Notre esprit est-il susceptible d’être contrôlé par d’autres, en particulier par des pouvoirs institutionnels ? Le développement de nombreuses technologies potentielle-ment invasives paraît bien mettre en danger le contrôle de soi. Mais, défend l’auteur, nous sommes de fait bien loin d’un tel contrôle. Son scénario est étayé par des tests de laboratoire où l’ensemble des comportements sont édictés et isolés de la souplesse du comportement ordinaire. Il peut d’ailleurs être remarqué que ces mécanismes de contrôles sont déjà mis en œuvre par le marketing et la publicité, qui modifient

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l’environnement pour produire les réponses attendues, ce parmi les nombreuses straté-gies de tromperies que l’humain a élaborées.

Plus généralement, les sciences de l’esprit paraissent mettre en évidence un déter-minisme absolu du mental, renouvelant la question classique en philosophie de l’oppo-sition entre liberté et déterminisme. Le développement de la position de l’auteur entre déterminisme et compatibilisme mène au terme de l’ouvrage. Il s’agit pour Levy de montrer que l’essentiel de la conduite morale tient à la responsabilité de son compor-tement vis-à-vis des siens. La réflexion critique est menée sur le concept de décision pour désarmer la croyance en une liberté abstraite.

En quoi consiste alors la morale ? Son principe ne paraît pas relever d’une connais-sance mais d’une intuition. Certains auteurs en restent à une compréhension platoniste de la valeur morale, tandis que d’autres prêchent un relativisme radical à l’aplomb des découvertes scientifiques. Levy soutient une approche réaliste et constructiviste du règne moral, selon laquelle l’humanité serait sans cesse en train de développer de nouvelles normes et appréciations au fur et à mesure de la variation des comporte-ments, c’est-à-dire un apprentissage du vivre ensemble. Ainsi, un plus grand horizon culturel permettrait de parfaire les jugements, par le dépassement de la simple recon-naissance de nos semblables. L’analyse du cas des psychopathes permet de souligner a contrario combien ce facteur d’intuition ne se limite pas à une connaissance abstraite mais à l’inscription corporelle de nos actes vis-à-vis de notre appréhension d’autrui. La capacité à « lire dans l’esprit d’autrui » (mind-reading) est un élément fondamental de l’interaction sociale. L’intuition morale peut à cette enseigne être comprise comme un développement qui ne contredit pas une approche évolutionniste. Mais le gouver-nement plus juste des écarts sociaux devrait bien être une condition essentielle de ce développement.

Nous avons affaire à un ouvrage qui manie le débat et l’explicitation de nombreux enjeux mis au jour par les avancées des sciences de la cognition. L’argumentation est claire et bien informée, au fait des nombreuses contributions scientifiques qui s’ap-pliquent au champ de l’enquête et des débats essentiels, particulièrement dans son attention aux pathologies. La détermination externaliste du fonctionnement de l’esprit, la négociation vis-à-vis de formes de dépendances institutionnelles méritent sans aucun doute un débat qui dépasse le champ de la cognition stricto sensu, mettant en question la prise réelle des observations à déterminations finies telles qu’elles sont opérées en laboratoire, discussion qui est amenée et encouragée par cet ouvrage.

L’examen de la question de la mémoire laisse curieusement de côté une opposition qui paraît plus centrale pour ce propos, celle de l’opposition entre mémoire épisodique et mémoire déclarative. On peut aussi regretter que l’auteur ne remarque pas certaines inconsistances de ses propres développements alors que leur bon ordonnancement pour-rait pourtant jouer à son avantage. Ainsi, il admet en principe le déterminisme complet des attitudes et comportements alors même qu’il souligne les stratégies permettant de sublimer la dépendance, ces deux assertions paraissant au moins partiellement contra-dictoires. Les formes d’ingénieries scientifiques, techniques ou plus généralement culturelles qui sont permises par la collaboration et l’entente préalable de plusieurs individus ne pourraient qu’avec grand peine être expliquées par cette forme de déter-minisme qui lui paraît si évidente.

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La lecture de cet ouvrage est agréable et néanmoins résolument exigeante par le niveau de connaissance requis pour suivre l’unité de ce cheminement, son caractère polémique et actuel, et ce dès l’introduction. Il en résulte un écrit d’une qualité remar-quable quant à son argumentation et les connaissances mises en jeu. L’écriture est fluide et le style plus proche finalement de celui d’un écrit de philosophie que de sciences cognitives, les références neuroscientifiques n’étant mobilisées que pour intervenir en des points clefs de l’argumentation.

Frédéric Pascal

Michel-Elie Martin, Les Réalismes épistémologiques de Gaston Bachelard, préface Daniel Parrochia, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, Index, 250 p.

L’ouvrage de Michel-Elie Martin est tiré de sa thèse de philosophie des sciences accomplie sous la direction de Daniel Parrochia, qui en signe l’éclairante préface. Il marque certainement une étape importante dans les études bachelardiennes car il s’agit de la première étude systématique de la portée réaliste des concepts élaborés par Gaston Bachelard sur le versant épistémologique de son œuvre (tenant compte y compris de La Valeur inductive de la relativité et de L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine). Évitant de s’en tenir aux jugements hâtifs à l’emporte-pièce qui dénoncent parfois la « déréalisation » que l’analyse bachelar-dienne ferait subir aux référents des objets scientifiques, l’auteur resitue la critique bachelardienne du réalisme naïf dans la perspective d’un refus plus général des posi-tions a priori qui prétendrait surplomber la construction scientifique, et la caractérise plus précisément comme une critique du substantialisme. Il restitue ainsi la tension féconde de la pensée de Bachelard pour qui le rejet du réalisme des entités n’était que le préalable à la constitution d’un réalisme de second ordre, c’est-à-dire d’un « réalisme des relations », terme qu’il reprend à une série de travaux antérieurs mais qu’il justifie à nouveaux frais. Ce réalisme des relations est d’abord établi dans le champ des mathématiques, puis étendu aux divers rationalismes régionaux qui, de la sorte, forment en fait l’armature de réalismes régionaux.

L’originalité de l’ouvrage se manifeste dès le premier chapitre, consacré aux « mathématiques pures » et au réalisme qui leur correspond, car la littérature exis-tante propage trop souvent le lieu commun qui voudrait que Bachelard ne se soit pas intéressé aux mathématiques en tant que telles. Au contraire, Martin souligne que le réalisme « construit et métaphorique » que le philosophe prête aux objets mathéma-tiques constitue l’indispensable soubassement de l’ensemble de ses analyses épistémo-logiques. Il a le mérite d’éviter les éclairages anachroniques et de restituer le contexte des travaux d’axiomatisation de l’époque pour montrer comment « l’existence méta-phorique » des objets mathématiques permet à Bachelard, dès l’Essai sur la connais-sance approchée, d’éviter l’écueil du réalisme platonicien, de ménager une voie pour dépasser la thèse meyersonienne de l’irrationalité constitutive du réel, et d’élaborer

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une forme originale de quasi-intuitionnisme à travers un processus d’approximation conceptuelle. Cette approche permettra à Bachelard, par la suite, de développer ce qu’il nomme la « valeur inductive » des « noumènes » mathématiques dans les autres disciplines, à commencer par la physique relativiste. L’étude de Martin s’inscrit dans le sillage des recherches de Charles Alunni, qui fut le premier à insister sur le rôle constitutif de la métaphore dans le champ des mathématiques pures. Elle est aussi fort complémentaire avec les analyses de Mario Castellana sur le constructivisme mathé-matique de l’école « néo-rationaliste » européenne (Hermann Weyl, Federigo Enriques, Ferdinand Gonseth, Jean Cavaillès, Albert Lautman et Bachelard lui-même).

En passant à la physique et à la chimie, Martin aborde le « réalisme ontogénique de la Relation », c’est-à-dire « un réalisme des relations d’essences mathématiques véri-fiées expérimentalement » (p. 85). Là encore l’orientation de l’épistémologie bache-lardienne est saisie dans le mouvement de l’œuvre, du « réalisme fonctionnel sans substance » de l’Essai jusqu’aux réalisations phénoméno-techniques du Rationa-lisme appliqué, en passant par la mise en évidence du « réalisme de la Relation » de La Valeur inductive de la relativité que Martin exemplifie au travers de l’analyse du vide conduite à partir du formalisme tensoriel de la théorie de la relativité générale. L’attention portée aux reformulations successives des thèses épistémologiques, à leurs implications et à leur cohérence, justifierait à elle seule d’adresser des louanges à ce chapitre, mais il faut ajouter que la révision des exemples et l’adjonction d’analyses inédites en fait davantage une mise en application de la méthode non-cartésienne qu’un simple commentaire. Enfin, bien que mettant l’accent sur le constructivisme de Bachelard, l’auteur prend soin d’éviter tout amalgame entre la construction rationnelle et technique et quelque construction plus contingente, fruit de l’imagination.

Le chapitre suivant traite des épineuses questions du temps et de l’espace en commen-çant par une comparaison avec les stratégies néo-kantiennes, notamment chez Ernst Cassirer. Martin souligne la particularité de Bachelard au sujet du concept d’espace : il affirme la rupture des concepts d’espaces abstraits par rapport à l’intuition ordinaire de l’espace, mais il maintient dans le même temps le sens intuitif de la notion d’espace au sein de ces formalismes. Pour comprendre comment s’opère cette rectification de l’intuition, l’auteur retourne du côté de la physique relativiste, ce qui lui ménage une transition avec la conception instantanéiste du temps chez Bachelard, qui s’appuie sur l’événement défini comme point d’espace-temps. Il en conclut que le constructivisme épistémologique révoque toute possibilité de limitation a priori des transformations des catégories aussi fondamentales que le temps et l’espace.

L’auteur prolonge son analyse du réalisme scientifique de Bachelard en direction d’un « réalisme psycho-social » que véhicule son épistémologie. Comme ont souligné avant lui yves Gingras ou Olga Pombo, c’est en effet une caractéristique primordiale des analyses épistémologiques de Bachelard que de renvoyer, parfois explicitement, aux structures cognitives de l’esprit rationnel et aux formes de socialisation de la cité savante en tant que conditions réelles de l’objectivation. C’est de nouveau une belle synthèse des remarques éparses de Bachelard à ce sujet que propose Martin en insistant sur le rôle de « l’école » comme « opérateur » des progrès de l’esprit. Dans cette partie, il dégage la constitution dialogique d’un sujet de la connaissance qui ne peut être iden-tifié ni à une substance, ni même à une subjectivité transcendantale dans la mesure où

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cette constitution n’est atteinte que par un dédoublement du sujet, qui est vigilant par rapport à lui-même, et aboutit à une superposition des états de conscience, que l’auteur qualifie de « niveaux d’être » (p. 164).

Cela l’amène, dans un geste inédit à notre connaissance, à rapporter la constitution des différents niveaux de contrôle du sujet connaissant au « réalisme du rythme », que Bachelard développe dans ses deux ouvrages sur le temps. Ce passage de la « psycho-logie exponentielle » du sujet rationaliste à une « nouménologie du sujet » (p. 167), c’est-à-dire une genèse temporelle du sujet en général est l’innovation la plus osée de Martin. Elle suppose une correspondance entre la verticalité du contrôle scientifique et la verticalité des instants poétiques au sein même du temps vécu qui n’est certes pas exclu par la lettre du texte. Cela suppose cependant aussi de prendre au sérieux les résultats empruntés à la « rythmanalyse » d’Alberto Lucio Pinheiro dos Santos. La question demeure de savoir si Bachelard était lui-même satisfait de cette construc-tion spéculative.

Pour finir, l’ouvrage consacre quelques pages éclairantes au dépassement de la problématique de la fondation des sciences exactes grâce à l’instauration de la dialec-tique du rationalisme appliqué et du matérialisme technique. Au-delà du rappel des principes dialectiques du rationalisme ouvert, Martin a à cœur d’élucider des enjeux annexes, rarement traités, comme le positionnement vis-à-vis de la phénoménologie et contre l’antipsychologisme, la nature de la tension dialectique au sein du champ des mathématiques pures (« Le constructivisme pré-intuitionniste de Bachelard couplé au réalisme métaphorique constitue le doublet le plus intense du rationalisme actif du mathématicien », p. 221), ou encore le problème de la pluralisation des logiques.

Martin a produit ainsi une analyse nuancée, détaillée, et fort didactique du réalisme des relations « feuilleté » auquel conduit l’épistémologie de Bachelard. En outre, et c’est une vraie innovation par rapport à la littérature existante, il montre la cohérence de ces reconstitutions tendancielles d’objets avec l’élaboration réflexive du sujet de la connaissance en l’adossant à l’élaboration bachelardienne d’un réalisme des rythmes développé dans les ouvrages inclassables que sont L’Intuition de l’instant et La Dialec-tique de la durée. Enfin, et ce n’est pas le moindre mérite, ce livre ne se contente pas de commenter les analyses de Bachelard à partir des exemples que celui-ci mobilisait, il prend souvent soin d’illustrer leur pertinence avec d’autres exemples contemporains non triviaux (par exemple, les neutrinos). L’ensemble de cette démarche témoigne d’une solide culture épistémologique et d’un engagement surrationaliste certain, qui se marque notamment par la mention de la théorie de la relativité d’échelle de Laurent Nottale, signe distinctif des épistémologues bachelardiens attentifs au profil épistémo-logique particulier et à la récurrence de cette théorie.

vincent Bontems