ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A … · QUI EST ARTISTE-PEINTRE PROFESSIONNEL? Est...

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ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG Elfie LABSCH-BENZ « Personne ne connaît véritablement la vie des artistes aujour- d'hui, personne ne connaît leur nombre exact. Chaque artiste connaît, certes, sa réalité et celle de quelques amis, mais personne n'a une vue d'ensemble, à fortiori notre Ministre si lointain... » L'objectif de cette étude est de contribuer à une meilleure connais- sance de la catégorie socio-professionnelle des artistes-peintres 2 , qui vivent et travaillent dans une grande ville française, ville qui soit le chef-lieu et le centre culturel d'une région. La ville de Strasbourg qui, en Alsace, répond à ces impératifs, cons- titue donc un terrain de recherche parmi d'autres que nous aurions pu choisir avec autant de bonnes raisons, terrain ayant ses spécificités, certes, mais présentant de nombreuses analogies avec d'autres villes françaises. Notre enquête porte sur les années 1980 et 1981. Pendant cette période, nous avons observé la « scène artistique » strabourgeoise, recensé les artistes, pris connaissance des différentes associations d'artistes et fait le tour des lieux d'exposition. LE RECENSEMENT DES ARTISTES (Les données que nous avons obtenues figurent en annexe). La lecture régulière de deux journaux régionaux, à savoir les « Der- nières Nouvelles d'Alsace » et « Les Affiches-Moniteurs d'Alsace et de 1. Le Bulletin de l'Agence Culturelle Technique d'Alsace. « A propos des arts plastiques en Alsace », n° 2, mai 1980, Sélestat, réalisé par l'ACTA, p. 17. 2. Dans cette étude, nous parlerons indistinctement de peintres, d'artistes-pein- tres ou d'artistes tout court, pour désigner ainsi l'ensemble des artistes plas- ticiens : peintres, graveurs, sculpteurs et verriers d'art. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'une même personne se consacre à plusieurs de ces activités. Cepen- dant, nous préciserons s'il s'agit de l'une ou de l'autre spécialité artistique, au cas où cela peut apporter des informations supplémentaires.

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E N Q U Ê T E S U R L E S A R T I S T E S - P E I N T R E S

A S T R A S B O U R G

Elfie LABSCH-BENZ

« Personne ne connaît véritablement la vie des artistes aujour­d'hui, personne ne connaît leur nombre exact. Chaque artiste connaît, certes, sa réalité et celle de quelques amis, mais personne n'a une vue d'ensemble, à fortiori notre Ministre si lointain... »

L'objectif de cette étude est de contribuer à une meilleure connais­sance de la catégorie socio-professionnelle des artistes-peintres 2 , qui vivent et travaillent dans une grande ville française, ville qui soit le chef-lieu et le centre culturel d'une région.

La ville de Strasbourg qui, en Alsace, répond à ces impératifs, cons­titue donc un terrain de recherche parmi d'autres que nous aurions pu choisir avec autant de bonnes raisons, terrain ayant ses spécificités, certes, mais présentant de nombreuses analogies avec d'autres villes françaises.

Notre enquête porte sur les années 1980 et 1981. Pendant cette période, nous avons observé la « scène artistique » strabourgeoise, recensé les artistes, pris connaissance des différentes associations d'artistes et fait le tour des lieux d'exposition.

LE RECENSEMENT DES ART ISTES

(Les données que nous avons obtenues figurent en annexe). La lecture régulière de deux journaux régionaux, à savoir les « Der­

nières Nouvelles d'Alsace » et « Les Affiches-Moniteurs d'Alsace et de

1. Le Bulletin de l'Agence Culturelle Technique d'Alsace. « A propos des arts plastiques en Alsace », n° 2, mai 1980, Sélestat, réalisé par l'ACTA, p. 17.

2. Dans cette étude, nous parlerons indistinctement de peintres, d'artistes-pein­tres ou d'artistes tout court, pour désigner ainsi l'ensemble des artistes plas­ticiens : peintres, graveurs, sculpteurs et verriers d'art. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'une même personne se consacre à plusieurs de ces activités. Cepen­dant, nous préciserons s'il s'agit de l'une ou de l'autre spécialité artistique, au cas où cela peut apporter des informations supplémentaires.

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Lorraine », nous a permis de suivre les événements de la vie artisti­que à Strasbourg 3 et d'amorcer le recensement des artistes. D'autres sources y ont contribué, à savoir : les fichiers des différentes asso­ciations; les carnets d'adresses des galeristes; les catalogues d'exposi­tion; la « Liste des artistes-plasticiens résidant en Alsace », élaborée par le Service du Conseiller Artistique pour l'Alsace-Lorraine 4 , qui inclut tous les artistes ayant demandé leur affiliation à la Sécurité Sociale; le « Répertoire des artistes en Alsace », publié en 1973 dans un numéro de la Revue « Saisons d'Alsace » entièrement consacrée aux Arts Plastiques en Alsace 5 ; ainsi qu'un certain nombre d'autres publications récentes ayant trait à l'art contemporain en Alsace 6 . L'annuaire de décembre 1981 nous a permis de vérifier les adresses ainsi recueillies et de noter les numéros de téléphone.

Ayant ainsi repéré tous les artistes-peintres qui nous ont été indi­qués par l'une ou l'autre de ces sources, il nous a fallu trouver une définition permettant de distinguer les professionnels des amateurs et d'exclure les derniers.

QUI EST A R T I S T E - P E I N T R E P R O F E S S I O N N E L ?

Est artiste-peintre celui qui concrétise à l'aide de matériaux artis­tiques le fait social de la jouissance de l 'ar t 7 .

« L'ambiguité des critères de définition du statut professionnel de

3. Les D.N.A. qui sont le plus grand quotidien de la région, ne rendent pas sys­tématiquement compte de tout ce qui se passe en arts plastiques, mais, dans les articles qui s'y rapportent, opèrent un choix, leurs critères paraissant assez arbitraires. Elles ne publient pas non plus régulièrement un calendrier des expositions d'art, une tentative dans cette direction, pendant plusieurs mois de l'année 1980, ayant vite été abandonnée. En revanche, les Affiches-Moni­teurs d'Alsace et de Lorraine, petit journal bi-hebdomadaire pour avocats et hommes d'affaires, publient très régulièrement un catalogue des expositions, et une rubrique s'intitulant « la vie artistique à Strasbourg », ainsi qu'un « bilan » des événements artistiques, une ou deux fois l'an.

4. Qui est rattaché à la Direction Régionale des Affaires Culturelles, laquelle dépend à son tour du Ministère de la Culture.

5. Saisons d'Alsace, n° 47. Istra, Strasbourg, 2e trimestre 1973.

6. La Vie en Alsace, nouvelle série, Strasbourg, éd. D.N.A. • N° 1, 1977, n° spécial sur l'Estampe. • N° 2, 1978, n° spécial sur l'Art Moderne. • N° 4, 1979, n° spécial sur l'Education Artistique.

7. Cf. René KÔNIG et Alphons SILBERMANN, « Der unversorgte selbstafidige Kiinstler. Ûber die wirtschaftliche Lage der selbstândigen Kûnstler in der Bundesrepublik ». Deutscher Artzeverlag, Cologne/Berlin, 1964, p. 9.

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l'artiste est à l'origine des difficultés éprouvées à donner une évalua­tion même approximative, du nombre des artistes » 8 .

Selon la définition de la Confédération des Travailleurs Intellectuels, datant du 1 e r juin 1956, est artiste-peintre celui qui tire 52 % ou plus de ses revenus déclarés de l'exercice de son art, sans fixation de plan­cher ni de plafond 9 .

Cette définition « laisse échapper une partie des jeunes artistes, qui, réduits à vivre d'un métier annexe, ne sauraient tirer plus de la moitié de leurs revenus de la peinture » 1 0 .

Elle ne tient pas compte, non plus, des artistes méconnus, qui n'arri­vent pas à vendre leur production, ni des artistes qui exercent une activité professionnelle d'appoint afin de se rendre plus indépendants des contraintes du marché de la peinture, ni de tous ceux qui désirent échapper à certains inconvénients inhérents à la condition d'artiste professionnel, tels que l'isolement dans le travail et la difficulté de s'intégrer dans la société, en associant à leur activité artistique d'au­tres activités professionnelles " ,

Nous trouvons des exemples de chacune de ces catégories parmi les artistes strasbourgeois.

S'il nous est permis de présenter notre propre définition, serait, à notre avis, artiste-peintre professionnel (et non pas amateur), celui qui produit des œuvres d'art en vue de les exposer et de les vendre afin d'en tirer un revenu, et cela d'une manière suivie (c'est-à-dire que la production d'art est une activité suivie, « eine fortgesetzte Hand-lung » ) 1 2 .

Ceci implique l'existence d'un marché de la peinture où l'œuvre d'art puisse être commercialisée en tant que marchandise, l'artiste pro­fessionnel étant dépendant des exigences du marché 1 3 .

L'activité professionnelle ainsi définie peut être, soit l'activité pro­fessionnelle principale, accompagnée ou non d'une ou plusieurs acti­vités professionnelles secondaires, apparentées ou non à la production d'œuvres d'art; soit l'activité professionnelle secondaire.

Afin de déterminer si la peinture constitue l'activité professionnelle principale ou secondaire d'un individu, il convient de faire intervenir

8. Raymonde MOULIN, Le marché de la peinture en France, Les éditions de Minuit, Paris, 1967, p. 9.

9. Raymonde MOULIN, op. cit., p. 295. 10. Idem, p. 296. 11. Cf. à ce sujet les remarques de René KÔNIG et d'Alphons SILBERMANN, sur la

condition d'artiste-peintre professionnel dans la société actuelle, op. cit., 1964, pp. 62 et sq.

12. Cf. idem, p. 86. 13. Cf. René KÔNIG et Alphons SILBERMANN, op. cit., p. 87.

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non seulement le critère du revenu tiré de la vente d'œuvres d'art, mais aussi celui de temps consacré à leur production. Nous admet­trons que la peinture soit l'activité principale, si c'est à elle que l'ar­tiste consacre le plus de temps 1 4 . Car il est évident que l'on peut assu­rer sa subsistance en exerçant une activité professionnelle complémen­taire de la peinture, et qui exige très peu de temps. Le temps consacré à la peinture peut varier au cours d'une vie en fonction de la réussite en tant que peintre et des exigences de l'activité principale, la peinture pouvant ainsi, d'activité annexe, se muer en activité professionnelle principale.

Notre recensement des artistes-peintres professionnels de Stras­bourg et du Bas-Rhin fera donc état : . des artistes qui vivent de la peinture; . des artistes qui exercent une seconde profession, qu'elle soit l'acti­

vité professionnelle principale ou secondaire; . des artistes dont la subsistance est assurée par d'autres ressources

(parents pour les jeunes, épouse ou époux pour les débutants de tous âges, patrimoine, épargne provenant d'une activité profession­nelle abandonnée au profit de la peinture, pension, retraite, ou combinaison de ces ressources). Ce faisant, nous tiendrons compte des critères définis ci-dessus

(continuité de la production d'œuvres d'art en vue de les exposer ou de les vendre afin d'en tirer un revenu). Nous excluerons les peintres-amateurs, qui produisent des œuvres d'art pour leur seul plaisir et d'une manière intermittente, au gré de leurs loisirs, sans but lucratif, même s'ils exposent et vendent leur production (production intermit­tente et gratuite).

L E N O M B R E D ' A R T I S T E S - P E I N T R E S

E T L E U R R É P A R T I T I O N D A N S L E B A S - R H I N

Dans un premier temps, nous avons recensé, à la fois, les peintres résidants à Strasbourg-Ville, dans les autres petites villes et villages de la Communauté Urbaine de Strasbourg (C.U.S.), et dans le reste du département du Bas-Rhin. Ceci pour avoir une idée de la manière dont se répartissent les peintres dans l'ensemble du département, dont la ville de Strasbourg est le chef-lieu, la capitale. Cela nous a permis, également, d'aboutir à certaines comparaisons entre la ville

14. Cf. idem, pp. 92 et sq.

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et la campagne, et d'en tirer certaines conclusions. Pour le Bas-Rhin, nous n'avons toutefois retenu que les données susceptibles de nous fournir des renseignements sur ces points.

La ville de Strasbourg abrite 138 (63 % ) et la Communauté Urbaine, 167 (72 % ) des 220 artistes-peintres recensés dans le département du Bas-Rhin. Un total de 203 artistes (92 %) habitent dans un rayon de trente kilomètres de Strasbourg-Centre, alors que 17 artistes seule­ment (8 % ) résident dans des endroits plus éloignés du département. Seuls 4 ou 5 artistes se sont isolés dans des coins perdus des Vosges du Nord et de l'Alsace Bossue.

Les artistes n'habitant pas à Strasbourg se trouvent d'ailleurs répar­tis en nombre presque égal, soit dans les autres villes et petites villes (39 artistes), soit dans les villages du département (43 artistes).

Géographiquement parlant, le choix d'une vingtaine d'artistes s'est porté sur le pied des Vosges, plus particulièrement sur la petite ville d'Obernai et ses alentours, région à la fois très pittoresquement alsa­cienne et très touristique, où fleurissent l'artisanat d'art, les antiquai­res-brocanteurs et la peinture aux sujets traditionnels. Ce qui rappro­che cette région des quartiers du Vieux-Strasbourg.

La répartition selon le sexe n'est pas égale en ville et à la campagne. Dans l'ensemble du Bas-Rhin, il y a 165 hommes-peintres et 55 fem­

mes-peintres, soit 25 % de femmes. Cependant, les femmes-peintres s'avèrent nettement plus nombreuses en ville, où elles représentent 28 % de l'ensemble des artistes citadins, alors qu'elles ne constituent que 20 % des artistes vivant à la campagne.

Un petit nombre d'artistes, sept en tout, ont quitté Strasbourg pen­dant la période observée pour s'installer dans des communes villageoi­ses à proximité de la ville, alors que huit artistes sont venus prendre résidence en ville.

Notons que, parmi ceux qui sont partis à la campagne, se trouvent quatre sculpteurs et deux couples mariés d'artistes.

D'une manière générale, les sculpteurs ont davantage tendance à s'installer à la campagne 1 5 , ce qui peut s'expliquer par leur besoin de locaux spécialisés, spacieux, où l'on puisse faire du bruit sans déranger personne, locaux plus faciles à trouver et plus abordables à la campagne : ainsi, certains sculpteurs se sont établis dans des bâtiments fermiers, tels des granges et séchoirs à tabac; un couple de sculpteurs vit et travaille dans un vieux presbytère.

Les couples mariés d'artistes 1 6 préfèrent eux aussi vivre hors de la

15. Les sculpteurs et peintres-sculpteurs représentent 25 % des artistes résidant en dehors de Strasbourg-Ville, alors qu'ils ne représentent que 15 °/o en ville.

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ville : sur un total de onze couples d'artistes bas-rhinois, neuf habi­tent la campagne 1 7 .

Certains de ces couples peuvent être considérés comme des mini­colonies d'artistes, dans la mesure où les partenaires pratiquent un échange très intense d'expériences, d'idées et de concepts artisti­ques 1 8 .

Somme toute, il n'y a ni exode rural ni exode urbain chez les artistes, mais un léger va-et-vient dans les deux directions qui ne vient cepen­dant pas déranger le déséquilibre de départ en faveur de la résidence en ville.

En conclusion, il convient de constater que le département du Bas-Rhin compte un grand nombre d'artistes 1 9 , qui, cependant, n'ont pas tendance à s'isoler dans les campagnes reculées, mais cherchent plu­tôt à s'installer dans la capitale alsacienne ou à proximité d'elle, ce qui leur permet d'être en contact étroit avec l'infrastructure artistique qu'elle seule est à même d'assurer à l'intérieur du département, et même au-delà.

LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG

Exception faite de quelques rares données quasi-exhaustives (nom, prénom, nom d'artiste, sexe, adresse, n° de téléphone, appartenance à une association) qui se sont prêtées à l'exploitation statistique, nous avons travaillé sur données non-exhaustives, permettant cependant l'appréciation typologique, à l'appui de laquelle sont venues les publi­cations récentes sur l'art et les artistes contemporains en Alsace, citées ci-dessus, ainsi qu'une vingtaine d'entretiens qualitatifs que nous avons menés avec des personnalités de la « scène artistique » stras-bourgeoise : peintres, présidents et membres des différentes associa­tions d'artistes, responsables des affaires culturelles de la Ville et de l'Etat, galeristes, critiques d'art et amateurs d'art contemporains.

16. Ils sont presque toujours mariés. 17. Ce chiffre inclut les artistes veufs ou veuves d'artistes. 18. Cf. à ce sujet Michael SCHWARZ, « Kiinstlerehen zwischen Tradition und Eman-

zipation », in : « Kunstforum international », n° 28, « Kiinstlerehen », Verlag Dieter Bechtlofr, Mayence, 4/1978, p. 19.

19. Dans l'avant-propos du Bulletin de l'ACTA, « A propos des arts plastiques en Alsace », Jean-Yves BAINIER, Conseiller Artistique Régional, fait état du nombre exceptionnel d'artistes plasticiens résidant en Alsace (Cf. op. cit., p. 5) .

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Chemin faisant, nous avons recouru à la technique de la grappe ( « cluster sampling » ) , ce qui revient à choisir à chaque pas en avant la ou les personnes recommandées par la plupart des informateurs interviewés auparavant, comme étant censée(s) être le mieux à même de nous renseigner sur les aspects de la vie des peintres strasbour-geois sur lesquels les informateurs précédents ne nous avaient pas encore éclairés.

Nous avons numéroté nos informateurs en vue de nous y référer dans le texte.

Origine.

La plupart des peintres résidant à Strasbourg y sont nés, ou sont d'origine alsacienne.

Un certain nombre d'entre eux sont toutefois originaires d'autres régions de la France, des régions avoisinantes surtout, ainsi que de l'étranger, notamment des pays voisins (Allemagne, Suisse, Belgique, Ital ie) , mais aussi de pays plus lointains (Algérie, Maroc, Tchécoslova­quie, Etats-Unis, Brésil ) .

Dans l'ensemble, la population des artistes strasbourgeois est assez stable, s'il s'agit d'artistes originaires de la région. En revanche, les artistes venus d'ailleurs, qu'ils soient français ou étrangers, sont plus enclins à plier bagage et à s'en aller en direction de Paris ou vers le Midi de la France, en suivant ainsi les impératifs d'une carrière natio­nale. Nous y reviendrons. Font exception à cette règle certains d'entre eux, qui se sont fixés à Strasbourg en choisissant un conjoint alsacien.

Les noms d'artistes.

La plupart du temps, les artistes strasbourgeois utilisent leur nom de famille et leur prénom, et non pas un nom d'artiste. Les femmes-artistes gardent leur nom de jeune fille, en lui ajoutant parfois leur nom de femme mariée. Cependant, les noms d'artistes interviennent aussi, et il s'agit là le plus souvent de la contraction du nom de famille et du prénom en un seul nom à deux ou trois syllabes, donc assez bref.

Formation artistique et seconde profession.

Les artistes ayant une formation artistique sont largement plus nombreux que les autodidactes.

Exception faite de ceux qui ont reçu leur formation à Paris ou à l'étranger, avant de venir vivre et travailler à Strasbourg, les artistes

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strasbourgeois ont fréquenté l'Ecole municipale des Arts Décoratifs, et, si leur formation ne s'est pas arrêtée là, ce qui est le plus souvent le cas, ils l'ont poursuivie à Nancy, à Bordeaux et surtout à Paris. Certains peintres de la vieille génération sont allés se perfectionner dans les centres artistiques de l'Europe, à Munich, Florence, Rome, ou ont suivi des cours de maîtres à Paris.

L'Ecole municipale des Arts Décoratifs de Strasbourg étant la seule école en France qui soit dotée à la fois d'ateliers de peinture et de sculpture et d'ateliers d'artisanat d'art, elle attire de nombreux élèves en provenance de toute la France et même de l'étranger.

D'origine allemande dans sa conception et réaliste face aux débou­chés régionaux, la « Kunstgewerbeschule » fut bâtie en 188 2 2 0 . De nos jours, elle « dispense un enseignement supérieur à ses étudiants per­mettant à ceux-ci d'opter pour deux voies distinctes : la première, menant aux diplômes municipaux, a pour but de former des profes­sionnels de métier à vocation artisanale; la deuxième menant vers les diplômes nationaux a pour but de favoriser l'éclosion d'artistes plasti­ciens » 2 1 . La première ouvre la voie à de multiples débouchés, alors que la seconde n'en garantit guère. Seule une minorité d'étudiants est candidate aux diplômes nationaux 2 2 .

Les étudiants sortant des « Arts Déco » ont d'ailleurs tous suivi un enseignement d'art pur, la formation dans les deux voies étant axée sur un tronc commun.

Les professions secondaires des artistes ainsi formés se trouvent donc en toute logique plus ou moins liées à la pratique artistique pro­prement dite, alors que celles des autodidactes ne le sont guère.

Ils sont : professeurs aux « Arts Déco » ou à l'U.E.R. des Arts Plastiques, professeurs de dessin dans des lycées et collèges; archi­tectes, ayant suivi parallèlement les deux enseignements; décorateurs au théâtre, dessinateurs publicitaires ou médicaux; illustrateurs de livres et artisans d'art: décorateurs d'intérieur, antiquaires et galeris-tes-encadreurs; ils font de la polychromie de meubles anciens, ou murale. Certains se « bricolent » leur subsistance par une combinai­son de ces activités professionnelles.

Mis à part les artistes enseignant au niveau le plus élevé, tels les professeurs aux « Arts Déco » et aux « Arts Plastiques », ce qui paraît être « la façon la plus intéressante de pratiquer le métier d'appoint »

20. Cf. François CACHEUX, « Traditions et perspectives nouvelles des « Arts Déco » de Strasbourg », in : La Vie en Alsace, n° spécial sur « L'Education Artistique », éd. D.N.A., Strasbourg, 4/79, p. 4.

21. Notice de renseignements sur l'Ecole municipale des Arts Décoratifs, 1 et 2, rue de l'Académie, sans date, p. 1.

22. 25 sur 415 inscrits en 1980-81, ibid. p. 3.

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( I 12), les artistes abandonnent souvent leur seconde profession, s'ils le peuvent, ou réduisent au moins le temps qu'ils lui consacrent. Cela d'autant plus volontiers, s'il s'agit d'une activité éprouvée comme allant à rencontre de la créativité : ceci est vrai pour les professeurs de dessin dans les lycées et collèges, qui généralement jouent un rôle très marginal et peu satisfaisant dans le système d'enseignement fran­çais 2 3 . C'est vrai aussi pour les dessinateurs publicitaires, qui se voient contraints d'utiliser leur créativité à des fins souvent contraires à leur vision du monde, ainsi que pour les artistes exerçant une acti­vité de caractère commercial.

I l n'est cependant donné qu'à peu d'entre eux de se passer entière­ment de toute activité d'appoint.

Certains artistes sont en mesure de se consacrer à part entière à la peinture, parce qu'ils peuvent s'appuyer sur des ressources pro­venant d'une grande entreprise familiale, d'autres ont une épouse ou un époux qui assure leur subsistance, d'autres encore ont dû attendre d'avoir l'âge de percevoir la retraite de leur seconde profession.

Par ailleurs, il ne convient pas à tous de ne faire que de la pein­ture, l'activité artistique étant devenue l'une des plus solitaires. « Dans le temps, les peintres se réunissaient régulièrement, dans un lieu public, un café ou un restaurant. Actuellement ils sont tous en train de se bouffer. I l n'y a pratiquement plus d'entraide ni d'échange, la concurrence sur le plan de la réalisation est énorme » ( I 11).

Dans la mesure où la seconde profession peut être exercée pour obtenir des satisfactions que ne prodigue pas la profession d'artiste, telle qu'elle se présente de nos jours, le problème de la seconde pro­fession peut être un faux problème qui ne se pose qu'aux artistes qui ont un physique faible ou une technique très difficile et lente, ce qui ne leur permet pas d'avoir une activité para l lè le 2 4 .

I l reste toujours vrai qu'il y a un manque de débouchés liés à la peinture et apportant aux artistes, à la fois un revenu d'appoint et la satisfaction qu'ils recherchent dans le travail 2 5 .

Age.

Nous avons classé les artistes strasbourgeois selon leur apparte­nance à trois générations différentes, et cela en fonction des étapes

23. Cf. François CACHEUX, in La Vie en Alsace, 4/1979, op. cit., p. 6.

24. Cf. à ce sujet René KÔNIG et Alphons SILBERMANN, op. cit., p. 62. 25. Cf. à ce sujet les propositions faites dans l'étude « Pour une nouvelle condi­

tion de l'artiste », réalisée par le groupe de travail présidé par Jean CAHEN-SALVADOR, pour le Ministère de la Culture et de la Communication. La Docu­mentation Française, Paris 1978, p. 47.

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de la carrière d'artiste : la génération des jeunes, celle d'âge moyen, et celle des peintres âgés. La première génération englobe les artis­tes âgés de 20 à 45 ans, elle est délimitée d'un côté par l'âge auquel ils débutent, de l'autre par l'âge auquel ils parviennent à une certaine notoriété 2 6 . Les artistes de la « nouvelle génération » d'après-guerre, ceux qui sont nés après 1935 et sont sortis des Beaux-Arts vers 1962 2 7', sont d'ailleurs sur le point d'atteindre leurs 45 ans. La deuxième géné­ration, celle des artistes âgés de 45 à 65 ans, est dominée par la réduc­tion du temps consacré à la seconde profession, l'abandon ou la retraite de cette dernière, retraite qui, pour certains, n'intervient tou­tefois qu'à l'âge de 65 ans. Les artistes de la troisième génération, âgés de 65 ans et plus, sont, eux, tous en mesure de se consacrer entièrement à la création artistique.

La répartition des artistes selon la génération à laquelle ils appar­tiennent, n'est pas égale. Nous sommes en présence d'une diminution successive du nombre d'artistes avec l'âge, avec un pourcentage (approximatif) de 45 % de jeunes, de 35 % d'artistes d'âge moyen, et de 20 % de vieux. Etant donné le nombre important d'artistes septuagénaires et octogénaires, la seule disparition par décès ne peut constituer une explication suffisante de ce phénomène. Les car­rières abandonnées et les départs auxquels contraint la seconde pro­fession, y jouent un certain rôle. S'y ajoute le fait que nombre de jeunes montent à Paris pour y poursuivre leur carrière. Nous y reviendrons.

Aspects de la résidence des artistes.

Outre l'observation personnelle sur le terrain, notre analyse de la répartition des résidences d'artistes dans Strasbourg s'appuie sur deux ouvrages : la thèse de Michel Rochefort sur les villes d 'Alsace 2 8 , ainsi que la publication de Bernard Cohen et Gilbert Paulat, qui porte un regard plus journalistique sur la ville de Stras­bourg 2 9 .

26. Le démarrage commercial des jeunes peintres nés après 1930 est beaucoup plus lent que celui de leurs aînés (nés pendant les années vingt) qui ont profité du boom du second après-guerre sur le marché de l'art. Cf. Raymonde MOU­LIN, op. cit., p. 343.

27. Cf. Jean CLAIR, Art en France. Une nouvelle génération. Sté. Nouvelle des Editions du Chêne, 1972, p. 10.

28. Michel ROCHEFORT, « L'organisation urbaine de l'Alsace », Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Strasbourg, tome 139, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1960.

29. Bernard COHEN et Gilbert PAULAT, « Strasbourg entre le Musée et l'Oubli », Alain Moreau, 1980.

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Les différents quartiers du Vieux-Strasbourg abritent une tren­taine d'artistes.

Peu d'entre eux résident le long des grands axes qui traversent la vieille ville pré-industrielle, et qui constituent le centre commercial et d'affaires de Strasbourg, avec une dominante sociale de gens aisés.

En revanche, une quinzaine d'artistes habitent à l'intérieur des unités délimitées par ces axes, où se trouvent des îlots séparés, for­més par des rues étroites et anciennes, et où prédominent l'artisa­nat, le petit commerce et la résidence pour gens de condition modeste et moyenne.

Les artistes se regroupent plus particulièrement dans deux de ces îlots qui ont conservé le caractère du Vieux-Strasbourg : le quartier de la Petite-France et les quartiers de la place Saint-Etienne.

Ces deux quartiers se distinguent l'un de l'autre par le fait que la Petite-France, quartier le plus vieux et le plus pittoresque de la vieille ville, a subi des opérations de rénovation et de reconstruction nettement plus affirmées que le quartier de la place Saint-Etienne. En conséquence, le nombre de logements modestes a diminué et les gens pauvres n'ont cessé de refluer de la Petite-France, au profit des jeunes couches aisées. Cette évolution a certainement entraîné le départ de ce quartier des artistes démunis.

Les quartiers au S.S.E. de la vieille ville abritent eux aussi une quinzaine d'artistes. Ces quartiers sont en fait un prolongement du Vieux-Strasbourg, puisqu'ils correspondent à l'existence d'un ancien faubourg médiéval. Dans certaines rues, les constructions récentes et les immeubles anciens non rénovés se côtoient pêle-mêle. Y pré­dominent, selon le confort extrêmement variable des logements qu'on y trouve, les couches sociales moyennes ou modestes, voire très pau­vres. Les artistes se concentrent notamment aux alentours de la place de Zurich et de la place du Corbeau.

Les quartiers plus récents, qui encerclent le noyau historique de la ville, et où prédominent les immeubles résidentiels d'avant 1949, hébergent 65 artistes. La partie la plus ancienne de ces quartiers, dont les bases furent jetées dès 1830-1850, est située à l'Ouest-Nord-Ouest, autour de la gare, alors que la nouvelle ville bâtie à l'Est-Nord-Est vit sa construction commencer sous le Second Empire et s'achever pendant la période allemande, entre 1870 et 1914. Au Sud, les im­meubles datent de l'époque « Art Déco ». Ces quartiers qui se caractérisent par la présence de commerces et de bureaux le long de leurs axes principaux, se divisent en secteurs différents, selon la dominante sociale de leurs occupants.

Les quartiers datant de l'époque allemande abritent une bonne quarantaine d'artistes, donc, plus d'un quart de notre population. On

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y trouve de grands immeubles résidentiels aux appartement spacieux et plus ou moins confortables selon l'état de leur rénovation.

Les appartements sont plus modestes de part et d'autre des ave­nues des Vosges et de la Forêt-Noire, où une vingtaine d'artistes cohabitent avec des gens de conditions moyenne et aisée. Mention­nons deux îlots, chacun d'une dizaine d'artistes, dans le quartier Vosges/Oberlin et Place Arnold/Boulevard d'Anvers.

Ils sont plus luxueux autour du parc des Contades, aux abords de 1T11 et dans l'allée de la Robertsau, quartiers aisés où résident neuf artistes. Les immeubles cèdent la place aux villas et maisons de maître dans les riches quartiers sis sur l'île Sainte-Hélène, à l'Oran­gerie et au quartier des Quinze, qui en tout et pour tout n'abritent que trois artistes.

Plus d'une vingtaine d'artistes résident dans les autres quartiers résidentiels à prépondérance d'immeubles d'avant 1949; la moitié d'entre eux voisinent avec des gens de condition moyenne, dans les quartiers au Sud et au Nord (côté place de Lattre de Tassigny et côté Faubourg-de-Pierre), l'autre moitié côtoie des classes moyennes et modestes (côté gare).

Parmi les nouvelles cités résidentielles, seule l'Esplanade compte un nombre remarquable d'artistes, six en tout. Contrairement à d'autres quartiers de la même époque, l'Esplanade, qui abrite des gens aisés et de condition moyenne, n'a pas les caractères d'une cité-dortoir banlieusarde, en raison de sa situation à proximité des facul­tés et du centre-ville.

Quant aux faubourgs, c'est Neudorf, où résident 18 artistes, qui l'emporte sur la Robertsau (8 artistes) et Cronenbourg (5 artistes). Le Neuhof, cité qui héberge un grand nombre de gens très modestes, rejetés du centre-ville, et une importante population jeune, n'abrite que trois artistes.

Si la population des artistes est clairsemée dans les communes de Cronenbourg, et de la Robertsau, elle se concentre dans la partie septentrionale de Neudorf, à proximité de la ville, zone où les immeu­bles résidentiels d'avant 1949 côtoient les villas et les nouvelles cons­tructions de standing, et où les couches moyennes voisinent avec les couches modestes, alors que les premières sont absentes de la partie méridionale du faubourg.

Pour conclure, plus de la moitié des artistes-peintres strasbour-geois se concentrent dans l'ensemble des quartiers qui enserrent le centre ville (75), alors que celui-ci même n'en abrite qu'un nom­bre restreint (15). La présence d'artistes diminue avec l'éloigne-ment du centre.

Dans leur ensemble, ils choisissent des zones à la structure fonc-

ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG 59

tionnelle intense, avec présence de commerces, de bureaux et de services, de préférence aux quartiers purement résidentiels où ces structures se trouvent réduites ou font défaut.

La grande majorité de notre population (120) se répartit en nom­bre égal soit dans les quartiers où se côtoient les couches moyennes et les couches aisées, soit dans les quartiers où les couches moyen­nes voisinent avec un plus grand nombre de gens modestes. Les artis­tes se font plutôt rares dans les quartiers à dominante sociale modeste voire pauvre, et dans les quartiers de résidence riche.

Etant donné l'évolution historique de la ville, la plupart des artis­tes-peintres résident dans des quartiers à prépondérance d'immeu­bles anciens ou d'avant 1949, aux logements soit modestes et par­fois, très modestes, soit plus confortables, et ils n'habitent guère dans des maisons de maître, ni, non plus, dans les nouvelles cités-dortoirs isolés dans les quartiers périphériques de la ville, à prépon­dérance de constructions H.L.M.

S'ils se logent modestement, voire pauvrement, ce sera dans les immeubles du Vieux-Strasbourg ou à proximité de celui-ci. S'ils choi­sissent un appartement confortable, nous les retrouverons dans les logements spacieux des « quartiers allemands ». La mise en cage, terme cher à Robert Jaulin, ne semble pas trop leur convenir, quel qu'en soit le confort.

Une douzaine d'artistes ont déménagé à l'intérieur de la ville au cours de ces dernières années 3 0 , et par leur déplacement ont contribué à confirmer ce que nous venons de dire, au sujet des quartiers où préfèrent s'installer les artistes : ils se sont déplacés de la périphérie vers le centre, des cités résidentielles modernes vers les quartiers aux logements anciens plus modestes, et de ces derniers vers les « quartiers allemands ».

Ateliers.

Les renseignements que nous avons recueillis sur les conditions dans lesquelles travaillent les artistes-peintres strasbourgeois sont trop succincts pour que nous en tirions des conclusions valables. Une enquête plus approfondie à ce sujet reste à faire. Cependant, il notis est permis d'en esquisser les contours.

I l est certain que peu d'artistes travaillent dans un véritable ate­lier. Le nombre d'ateliers conçus expressément à cette fin est très restreint. Dans les quartiers du Vieux-Strasbourg, il en reste quel­ques-uns, datant du siècle dernier, aux grandes fenêtres orientées

30. C'est-à-dire entre 1973, date du répertoire d'artistes publié dans Saisons d'Al­sace, op. cit., et fin 1981.

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vers le nord, avec une vue superbe sur la ville. Cependant, ces « ate­liers de rêve » ne sont pas toujours utilisés par des artistes-peintres qui d'ailleurs les considèrent comme peu fonctionnels : trop chauds en été, trop froids en hiver.

C'est aussi dans les quartiers du Vieux-Strasbourg, et à l'intérieur des îlots où se concentrent les résidences d'artistes, que l'on trouve le plus grand nombre d'ateliers qui servent en même temps de galeries d'art et d'artisanat d'art, accessibles au public, et cela, soit en permanence, soit à l'occasion d'expositions ponctuel­les. I l s'agit d'appartements ou d'ateliers artisanaux transformés en ateliers d'artistes.

Certains artistes ne font que résider en ville, où ils exercent aussi leur seconde profession, alors qu'ils se réfugient à la campagne pen­dant les loisirs que leur laisse celle-ci, pour s'y consacrer à l'exercice de leur art.

Tendances artistiques.

Quant à la grande majorité, soit tous ceux qui n'ont pas d'atelier hors de leur résidence, ils travaillent dans des conditions plus ou moins idéales, en utilisant une pièce distincte dans l'appartement, une mansarde, ou tout simplement la table du living.

Pour classer les artistes strasbourgeois selon les tendances artis­tiques auxquelles ils appartiennent, nous nous en sommes tenus à la classification élaborée par Raymonde Moulin, dans son ouvrage inti­tulé « Le marché de la peinture en France » 3 ! , et qui opère une distinction entre les deux grands courants « qui sont à l'origine des deux circuits commerciaux entre lesquels se répartit le marché de la peinture contemporaine » 3 2 .

Elle oppose « un art de recherche et de mouvement à un art tra­d i t ional is te et conservateur » 3 3 . Ce vocabulaire a l'avantage d'exclu­re « tout jugement sur l'authenticité et la qualité des changements accomplis comme toute prédiction sur l'avenir de la peinture » et permet ainsi « d'éviter le jugement de valeur » 3 4 , piège où ne doit pas tomber le sociologue de l'art, qui n'est pas expert d'art.

Ainsi, la « ligne de partage s'établit entre un art qui place son idéal dans la perfection du métier et la référence à une tradition, et un art « autre » dont les manifestations diverses rendent inadéqua-

31. Op. cit., p. 69 sq. 32. Idem, p. 73. 33. Idem, p. 75. 34. Idem, p. 75.

ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG 61

tes toutes les étiquettes utilisées pour le cataloguer » 3 5 . Chacun de ces deux grands courants se subdivise évidemment « en nombre de tendances qui suscitent des chapelles... et visent à se constituer en circuits commerciaux autonomes... » 3 6 .

Quant à la peinture de mouvement et de recherche, elle se carac­térise « dans ses tendances les plus avancées, par une continuelle mise en question des valeurs acquises et par une succession accélérée des changements... 3 7.

A un moment que l'on doit situer autour de 1960, cette volonté qu'avaient les tenants de ces tendances les plus avancées de l'art de mouvement, d'aller au-delà de toute création antérieure, s'est trans­formée en une véritable fuite en avant, une « révolution d'un radi­calisme sans précédent... dans la création artistique internationale, dont la force de renouvellement ne s'est point atténuée au cours de ces dernières années » 3 8 .

Afin de mieux tenir compte de cette évolution dans l'art contempo­rain depuis les années 1960, jusqu'à nos jours, (les recherches de Raymonde Moulin ayant porté sur la situation en France pendant les années 1952-1962), évolution qui a eu des répercussions durables à Strasbourg 3 9 , il nous paraît de mise d'introduire une dichotomie supplémentaire, subordonnée à la catégorie de peinture de mouve­ment.

Ainsi, on peut opposer une peinture de mouvement modérée carac­térisée par un renouvellement et une évolution qui tiennent compte des expériences artistiques antérieures, et une peinture de mouve­ment avancée, de type révolutionnaire, qui vise la rupture avec toute tradition.

Notre classement des artistes strasbourgeois selon leur apparte­nance à l'une ou l'autre des grandes tendances ainsi définies, se base sur le jugement des experts d'art régionaux. La plupart du temps, nous avons cumulé les jugements formulés par plusieurs experts, en tenant compte du fait qu'un artiste soit exposé dans telle ou telle galerie, qu'il ait été choisi pour participer à telle ou telle exposition collective au Musée d'Art Moderne, ou organisée par des initiatives privées, ou qu'il soit membre de telle ou telle asso­ciation d'artiste.

35. Idem, p. 73. 36. Idem. 37. Raymonde MOULIN, op. cit., p. 69. 39. Cf. à ce sujet « La Vie en Alsace », n° spécial sur l'Art Moderne, op. cit.

du 20 juillet au 30 septembre 1974, préfacé par J.-Louis FAURE, Strasbourg 1974, p. 5.

39. Cf. à ce sujet « La Vie en Alsave », n° spécial sur l'Art Moderne, op. cit.

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Tendance artistique et carrière d'artiste.

La plupart des artistes strasbourgeois s'inscrivent dans l'un des courants de l'art de mouvement, tant qu'ils appartiennent à la géné­ration des jeunes, les tenants des recherches modérées et des recher­ches avancées étant en nombre égal. En revanche, l'art traditionna-liste ne compte que fort peu de jeunes adeptes.

Au sein de la deuxième génération, les conservateurs ont gagné du terrain, le nombre des tenants d'un art de mouvement modéré s'est maintenu, alors que celui des tenants d'un art de mouvement avancé a diminué.

Pour la troisième génération, la situation s'est inversée par rap­port à celle de départ : la plupart des artistes âgés pratiquent un art traditionnaliste, alors que les adeptes d'un art de recherche font pratiquement défaut.

Cette situation, tout en étant partiellement liée à la condition humaine, est fonction des particularités du marché de l'art stras-bourgeois, dont les artistes qui désirent se maintenir en place sont tributaires.

On a déjà évoqué, à maintes reprises, le fait que le marché de l'art strasbourgeois fonctionne mal pour l'art de recherche et de mou­vement, alors que l'art traditionnaliste y est bien installé 4 0 .

Les quelques galeristes pleins d'idéalisme qui ont, tour à tour, essayé de ramer à contre-courant en exposant un art de recherche, ont dû refermer leurs portes, ayant épuisé leurs moyens.

En fait, la situation du marché de l'art n'est que le reflet d'une situation plus globale, l'art de notre temps, qu'il soit ou non régio­nal, étant l'enfant disgracié de la politique culturelle municipale, politique qui privilégie les traditions culturelles, et qui « ne pose jamais la nécessité d'ouvrir la vie artistique strasbourgeoise aux réalités de l'art moderne et con tempora in » 4 ' .

Plusieurs associations de jeunes artistes et d'amateurs d'art se sont créées au cours des dernières années, et s'efforcent de frayer un che­min à l'art de recherche et de mouvement 4 2 .

I l ne nous sera pas possible, dans les limites de cette étude, de relater les particularités et les différentes approches de ces asso-

40. Cf. La Vie en Alsace, n° spécial sur l'Art moderne, op. cit., ainsi qu'une série d'articles sur les lieux d'expositions parus dans les D.N.A., les 12, 13, 14, 19 et 21 août 1980.

41. Paul SCHWARTZ, in La Vie en Alsace, « Une nouvelle association : « Art Aujour­d'hui », n° spécial sur l'art moderne, op. cit. p. 8.

42. Il s'agit des associations « G.R.A.P.A. », (Groupement d'Action des Plasticiens d'Alsace), «Art Aujourd'hui» et «Attitude».

ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG 63

dations. Remarquons qu'elles regroupent uniquement des artistes jeunes ou d'âge moyen, et qu'ils privilégient ou attirent, soit les adeptes d'un art de mouvement modéré, soit ceux des courants avancés. Us se distinguent par là de l'association locale la plus grande et la plus ancienne 4 3 , qui regroupe notamment des artistes d'âge moyen ou avancé, et dans laquelle dominent les tenants d'un art traditionnaliste.

La politique culturelle décentralisatrice envisagée par le gouver­nement du 10 mai vient améliorer les chances que les nouvelles asso­ciations d'artistes ou d'amateurs d'art puissent faire avancer leur projet, après des années de revendications et d'efforts qui n'ont jamais pu être autre chose que des mises en alerte ponctuelles.

En attendant, il reste vrai que les artistes qui s'inscrivent dans les différents courants d'un art de mouvement avancé survivent diffi­cilement à Strasbourg.

En principe, la situation est plus ou moins la même dans toute la France, le commerce de l'art d'avant-garde se concentrant à Paris 4 4 . « Les peintres d'avant-garde n'ont d'autre solution que d'affronter le marché parisien » 4 5 . I l n'en reste pas moins que l'activité artisti­que est particulièrement peu vivante et exigeante à Strasbourg, ville où l'on cultive le patrimoine et les traditions artistiques.

La meilleure façon de s'imposer à Paris étant d'aller sur place, bon nombre de jeunes artistes « dans le coup » qui ont vécu et tra­vaillé à Strasbourg, pendant les années 70, et qui avaient atteint une qualité artistique compétitive, au niveau national et international, sont partis pour la capitale. D'autres sont prêts à les rejoindre.

I l y a quelques rares exceptions à la règle : certains artistes d'ori­gine alsacienne se maintiennent à Strasbourg en poursuivant une carrière allemande, et rejoignent par là le circuit commercial inter­national, ou jouent sur les deux tableaux, le circuit parisien et le cir­cuit allemand. Us profitent de la décentralisation culturelle en Alle­magne, et du fait que le public y est plus averti, même en province, ce qui rend possible l'existence de galeries proposant un art de mouvement avancé dans des villes moyennes.

Les conditions d'exportation des oeuvres pour une exposition à l'étranger sont toutefois causes de tracasseries, ce qui contribue en partie à décourager les artistes 4 6 .

43. L'A.I.D.A. (Association des Artistes Indépendants d'Alsace). 44. Cf. Raymonde MOULIN, op. cit., p. 82. 45. Idem, p. 83. 46. Ci. Bulletin de l'A.C.T.A., op. cit., pp. 57-59.

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Les peintres novateurs qui refusent de suivre l'itinéraire Stras­bourg-Paris, ainsi que tous ceux dont les Parisiens n'ont pas voulu, essayent de poursuivre une carrière régionale. Certains d'entre eux se sont reconvertis à des tendances artistiques plus modérées, quand ils n'ont pas purement et simplement cessé d'évoluer.

A Strasbourg, ils se heurtent à la concurrence des peintres conser­vateurs, qui ont les goûts du public et la politique culturelle munici­pale de leur côté.

Les nombreux peintres conservateurs strasbourgeois puisent à toutes sortes de sources artistiques traditionnelles, et certains pen­chent vers une peinture « en dialecte », aux sujets régionaux, comme les cathédrales et le Ried.

Ce sont les artistes conservateurs qui jusqu'à une date très récente, ont obtenu la part du lion des commandes publiques dans le cadre du 1 %, et qui ont fourni le plus grand nombre de professeurs à l'Ecole municipale des Arts Décoratifs.

Un changement de cette situation s'est cependant amorcé depuis un certain temps, les conseillers régionaux artistiques qui se sont succédé au cours des dernières années s'avérant plus ouverts aux tendances artistiques novatrices que leurs prédécesseurs. Or, ils ont leur mot à dire sur l'attribution des commandes à titre du 1 %.

Aussi, depuis la naissance toute récente du Diplôme National Supérieur d'Etudes Plastiques (D.N.S.E.P.) aux Arts Décoratifs, de jeunes professeurs tenants d'un art de mouvement avancé viennent apporter un nouveau souffle à l'enseignement artistique strasbour­geois.

Pour conclure, notre enquête révèle que la ville de Strasbourg concentre sur elle un nombre exceptionnel d'artistes-peintres profes­sionnels, qu'elle parvient à fixer, s'ils s'inscrivent dans les différentes tendances artistiques traditionnalistes, et s'ils se destinent à une carrière régionale. Carrière régionale qui s'avère fort problématique pour les artistes novateurs, car l'infrastructure artistique de la ville ne se prête pas à l'éclosion de l'art de notre temps.

Les artistes strasbourgeois, qu'ils soient tenants d'un art conser­vateur ou novateur, exercent une seconde profession durant au moins une partie de leur vie, les conservateurs ayant à la fois plus de chances de pratiquer une seconde activité satisfaisante et d'atteindre un niveau de revenus leur permettant de vivre de leur art. A juger des quartiers de la ville où se concentrent les artistes, ils appartiennent à toutes les catégories de revenus, à l'exception des revenus les plus élevés. En effet, il n'y a pas de grand peintre de renommée internationale à Strasbourg.

ENQUÊTE SUR LES ARTISTES-PEINTRES A STRASBOURG 65

Les artistes soucieux de se maintenir dans la place, se sont ralliés aux différentes associations afin d'amener un changement en leur faveur de l'infrastructure artistique strasbourgeoise. Souhaitons qu'ils puissent faire avancer leur projet.

I l est certain que notre étude peut seulement faire ressortir les repères extérieurs de l'univers au sein duquel vit et évolue la popu­lation artistique strasbourgeoise. Ainsi, elle appelle une étude supplé­mentaire qui se baserait sur une pénétration plus profonde du milieu artistique.

ANNEXE

RECENSEMENT DES ARTISTES-PEINTRES RESIDANT A STRASBOURG-VILLE (ET DANS LE BAS-RHIN)

• Nom, prénom (M/M m e ) :

• Originaire de :

• Adresse en 1973 1 :

• Adresse recueillie en enquête :

• Adresse dans l'annuaire 12.81 :

• N° de téléphone :

• Informateur(s) :

• Précisions sur l'atelier :

• Spécialité artistique (peintre, sculpteur, etc.) :

• Age :

• Formation :

• Autre profession exercée ou abandonnée :

• Autres ressources :

• 52 % ou non 2 :

• Association :

• Tendance artistique :

• Expositions pendant la période observée :

1. Donc celle indiquée dans la Revue « Saisons d'Alsace », n° 47, Istra, Stras­bourg, 2' trimestre 1973.

2. Concerne les artistes qui tirent 52 % ou plus de leur revenu déclaré de l'exercice de leur art, et qui sont affiliés à la Sécurité Sociale.