Enfant spectateur en quête de sens

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  • 8/14/2019 Enfant spectateur en qute de sens

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    l enfant spectateuret la qute du sens

    par Serge Tisseron

    31 J ANVIER 2001IMAGES EN BIBLIOTHQUES

    CEMEA

    STAGEOBSERVATOIRE DUJEUNE SPECTATEUR

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    PAR

    SERGE

    TISSERON

    psychiatre et psychanaliste

    spcialiste des enfants.

    Auteur (entre autres) de :l Psychanalyse de l image (d. Dunod 1995)

    l Le bonheur dans l image(d. Les empcheurs de penser en rond 1996)l Y a-t-il un pilote dans l image?(d. Aubier 1998)l Petites mythologies d aujourd hui(d. Aubier 2000)

    L E N F A N T S P E C T A T E U R E T L A Q U T E D U S E N S

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    L E N F A N T S P E C T A T E U R E T L A Q U T E D U S E N S

    STAGEOBSERVATOIRE DU JEUNE SPECTATEUR

    Objectif affirmer des comptences au sein des bibliothques,

    pour - l enrichissement des propositions de documentsaudiovisuels au jeune public, partir de collectionsexistantes dans l tablissement - l accompagnement des jeunes spectateurs (6/12ans) dans leurs choix de visionnement ou d emprunt.- Une volont d'ducation l'image des jeunes

    spectateurs, en les amenant dcouvrir et appr-cier des documents audiovisuels diffrents des

    programmes tlviss de flux.

    A l issue de la session, les stagiaires auront la possi-bilit de poursuivre et approfondir la recherche,

    par une participation au groupe de travail "Jeune public" d Images en bibliothques.

    Contenu- Apports thoriques sur le thme la place de l enfant

    spectateur. Interventions de spcialistes : psychologue, exploitant de salle de cinma, vidothcaire.- Connaissance des films

    4 5 films visionns, analyss, tudis. L objectif est de crer un ensemble de repres, pour travailler ensuite partir de ces documents avec les jeunes lec-teurs.- Rflexion sur le rle du bibliothcaire mdiateur.

    Mise en situation, pratique de l observation des jeunes spectateurs lors d'une projection publique. A partir de cette exprimentation, mise en place d unemthode pour susciter la curiosit, l intrt, lademande des enfants autour des films spcifiques pro-

    poss par l tablissement. l

    Lintervention de Serge Tisseron s estdroule dans le cadre du stage

    Observatoire du jeune spectateur organis par Images en bibliothques

    en partenariat avec les CEMEA,du 31 Janvier au 5 Fvrier 2001.

    Cette session a rassembl une vingtaine devidothcaires venus de diffrentes rgions,

    pour une rflexion thoriqueet pratique sur le visionnement des films pro-

    poss par les collectionsaudiovisuelles des mdiathques.

    Dominique Margot, Dlgue gnrale

    Images en bibliothques

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    SERGE TISSERON

    Il faut prendre encompte les enfants, cequ ils sont, leur his-toire, et galement leur environnement familialet ducatif. Sans

    omettre leur environnement de pairs, c'est--direleurs camarades de la mme classe d ge. Cet envi-

    ronnement de pairs est extrmement important, car aujourd hui la plupart des enfants ne parlent pas desimages qu ils voient avec des adultes, ils n en par-lent qu avec leurs camarades de classe, dans la cour de rcration.

    La place de l enfant spectateur oblige donc envi-sager des problmes de psychologie, de cognition,de rception mais aussi des problmes lis l orga-nisation familiale et l organisation des groupes.En premier lieu, nous allons donc voir le problmede la rception des images du point de vue de la vie psychique, de ce qui se passe dans la tte de chacun.Ensuite, j'aborderai le problme des phnomnes degroupe par rapport aux images, dans la mesure ovous avez probablement plus faire des groupesqu' des enfants spars. Cette dmarche a un butunique: comment faire en sorte que les imagessoient le mieux possible assimiles par les enfants,qu'ils se protgent le mieux possible de leurs ven-tuels effets ngatifs ou problmatiques.l

    Que faut-il prendre en compte pour apprhender la

    comprhension des effets des images sur les enfants?

    Pas seulement les images elles-mmes, bien sr.

    L E N F A N T S P E C T A T E U R E T L A Q U T E D U S E N S

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    La re la t ion aux images

    es t en t ra in d 'voluer

    considrablement :

    les causes

    d 'un te l bouleversement .

    Aujourd hui on parle beaucoup des effets desimages, et vous tes peut-tre sensibles au faitqu on en parle d une part en terme quantitatif et

    d autre part en terme de violence : trs souvent,lorsqu on parle des images, on dit d abord " Il y ena de plus en plus ", et puis " Elles sont de plus en plus violentes ". A ce sujet, je voudrais d'abord atti-rer votre attention sur le fait que les changements encours ne concernent pas seulement la quantit desimages, mais leur qualit. La relation que lesenfants entretiennent avec les images est en train dechanger compltement. Beaucoup de gens qui ontaujourd hui 40, 50 ans n arrivent plus comprendrela relation que les enfants ont avec les images, du

    fait qu'eux-mmes ont grandi en s habituant uneautre forme de relation aux images.

    1 - Une interactivit prcoce,grce au dveloppementdes nouvelles technologies

    Pourquoi cette relation aux images change-t-elle?Parce qu aujourd hui les enfants sont introduits de plus en plus tt un monde d images qui n a rien decomparable avec celui dans lequel leurs propres parents ont vcu au mme ge. Aujourd hui, unenfant apprend trs tt avoir une relation interac-tive avec les images. Il est important de savoir quela perception du cinma par les enfants d'aujour-d'hui est insparable de tous les processus psy-chiques qu ils mettent en place par le biais d'uneinteractivit prcoce avec les images.e La tlcommande de la tlvision,un enjeu de pouvoir Cette interactivit prcoce se met d abord en place

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    avec la tlcommande de la tlvision. Commevous le savez, c est un outil trs dcri, a feraitzapper sans arrt sans aucun sens, etc. Mais il faut bien se rendre compte qu'il s'agit d'un instrumentqui a permis d introduire une possibilit de choix, etgalement des enjeux de pouvoirs familiaux etgroupaux autour des programmes. On utilise biensr la tlcommande pour changer de programme,mais aussi pour dire qu on est le chef. Celui quitient la tlcommande tient le pouvoir. Si vousvoyez des groupes d enfant, vous verrez qu il y atoute une dynamique du pouvoir, du contrle, de lamatrise sur le groupe, qui passe par la tlcom-mande de la tlvision. Ce n est pas seulement uninstrument pour contrler la tlvision, c est un ins-trument pour dire qu on est le patron, dans le groupe

    et dans la famille. Mais je reviendrai plus loin sur lerle de la tlcommande.

    e Les jeux vido et l'exprience "tamagoshis" : lesenfants apprhendent beaucoup mieux les nouvellestechnologies que les adultes.Les enfants sont galement trs tt introduits l in-teractivit avec les images par l'intermdiaire des jeux vidos. Vous allez me dire que les jeux vidos,c est rserv aux riches, mais n oubliez pas qu il y aquelques annes on trouvait, et on en trouvera

    nouveau bientt, des tamagoshis pour 20 ou 30francs. Les tamagoshis, ce sont ces petits objets dela taille d une montre qui proposent des animauxvirtuels qu il faut nourrir, nettoyer, promener, etamuser, pour qu ils vivent bien.J'aimerais voquer une enqute anglaise qui a tfaite il y a trois ans, au moment o les tamagoshissont arrivs en Europe. Cette enqute a consist comparer les ractions des enfants et celles desadultes face aux tamagoshis. Et cela s'est rvlextrmement intressant : en fait, les enfants utili-saient les tamagoshis pour leur seul plaisir et enfonction de leurs besoins. Si tout d un coup ilsavaient envie de se mettre l cart, de sortir de laclasse ou de quitter leur groupe, ils disaient " Bon et bien il faut que je m occupe de mon tamagoshi".S ils se trouvaient en prsence d adultes, il y enavait toujours un pour dire " Pauvre enfant ! Ilconfond la ralit avec la fiction ". Mais l enqute amontr qu en ralit c tait uniquement une affairede convenance et que l enfant qui disait " Je m envais, il faut que je m occupe de mon tamagoshi " pouvait trs bien jeter son tamagoshi la poubelle

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    ou le laisser hurler dans sa poche si a l arrangeait.La mme tude a montr que les adultes qui l'onoffrait un tamagoshi taient au contraire immdiate-ment pris dans une problmatique d'obligation et dencessit. Ces adultes, qui l'on avait offert untamagoshi souvent de faon un peu factieuse, sesentaient obligs de s en occuper. Et les enquteursont recueilli des phrases du genre " Maintenant qu ilest l, il faut bien qu on fasse avec, il faut bienqu on s en occupe, quand il est sale il faut bien lenettoyer ", et ainsi de suite.

    Cette enqute a donc montr que ce n'tait pas dutout les enfants qui confondaient la ralit et la fic-tion, mais les adultes. C'est intressante parce amontre que les enfants sont beaucoup mieux pr-

    pars aux nouvelles technologiesque les adultes ne l imaginent, etsurtout sont beaucoup mieux pr- pars que les adultes eux-mmes.J'ai d'ailleurs eu personnellementdans ma pratique thrapeutiquel exemple de familles quivenaient me voir pour savoir s ilfallait enterrer le tamagoshi aprsqu il soit mort... Vous voyez ledegr d absurdit que ces

    familles atteignaient. Il est bienvident que pour l enfant le tama-goshi tait un jouet, un objet qu il prenait et qu il laissait, commeune peluche qu il pouvait balan-cer dans un coin ou au contrairecaresser. Mais pour l adulte, le tamagoshi taitimmdiatement pris dans un ensemble d attitudes,de comportements, qui relvent normalement deceux que l'on a avec les tres vivants, et pas du toutavec les objets ou les machines.

    e La tlcommande du magntoscope :un instrument qui fait basculer le questionnement sur les images de "Qu'est-ce que a veut dire" "Comment a a t fait".Cette interactivit se prolonge chez l enfant avec latlcommande du magntoscope, qui est une inven-tion absolument extraordinaire. On pourrait mmedire que par rapport au "poison des images" c est lecontre-poison le plus efficace que la technologie aitmis au point. La technologie a des aspects proccu- pants, mais elle a ceci de bon qu elle finit toujours par produire le contre-poison de ses propres poi-sons.

    Evidemment, on a dit beaucoup de mal de la tl-commande du magntoscope en arguant qu'elle

    empchait de regarder lesgrandes uvres du cinmacomme les chefs-d uvrequ'ils taient. Au dbut, denombreux critiques decinma disaient " Arrtezavec a, ne regardez jamaisun film de Fellini, de Godardou d Antonioni en accl-rant certaines squences ouen en coupant d autres, c est

    un crime de lse-majest, ane se fait pas, un film est fait pour tre regard jusqu lafin ". Ces critiques sontaujourd'hui morts et, videm-ment, les critiques plus jeunes

    qui sont venus aprs ne tiendront jamais ce discours,qui est irrmdiablement caduc.

    Aujourd hui, la tlcommande du magntoscope estun outil qui est utilis de faon absolument gnraleet notamment beaucoup par les enfants. Il est extr-mement intressant de voir que les enfants ne l'utili-sent pas comme une faon de rduire leur culture enne regardant que des morceaux, mais comme unoutil qui leur permet d assimiler les images leur rythme. Qu est-ce que a veut dire ? Lorsque nousregardons les images, il y a toujours des choses quinous font plaisir ou nous ne font ni chaud ni froid, et puis il y a parfois des choses qui nous angoissent,nous inquitent, nous rappellent de mauvais souve-nirs. La tlcommande du magntoscope est cetoutil qui nous permet de revoir ces scnes-l et

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    La perception du cinma parles enfants d aujourdhui estinsparable detous les processus psychiquesqu ils mettent en placepar le biaisd une interactivit prcoceavec les images.

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    ventuellement de comprendre mieux commentelles sont fabriques, comme le film est mont,comment les images sont groupes, comment deseffets sont produits de manire embarquer le spec-tateur dans le spectacle des images.

    Cet outil permet aux enfants d assimiler les images leur rythme. Ceci a une consquence trs impor-tante sur la conception que les jeunes ont aujour-d hui du cinma, de la tlvision, des images. On pourrait dire, pour aller vite que traditionnellement,la question principale que l on tait invit se poser devant les images, et la question principale que lesadultes de 40 70 ans se posent encore souvent,c est " Qu est-ce que a veut dire ? ", et ventuelle-ment "qu est-ce que le ralisateur a voulu dire?". Or

    aujourd hui, on s aperoit que les enfants ne se posent plus du tout cette question face aux images.Leur question principale, c est " Comment a a tfait ? ".Vous pouvez en faire l'exprience en allant voir Titanic avec votre grand-mre et vos petits-neveux.A la sortie, allez prendre un verre, coutez les uns etles autres. Votre grand-mre parlera probablementdu jeu des acteurs et de la beaut du film qui raconteune belle histoire d amour; vos petits-neveux diront" Mais comment est-ce qu on a bien pu faire un

    bateau pareil? a a d coter trs cher. Comment ona fait les scnes dans lesquelles l eau remplit lescabines ? ". Vous verrez tout de suite, trs simple-ment, que la question principale autour des images acompltement bascul enquelques annes.

    Et cette question principale des jeunes " Comment a a t fait "rebondit videmment sur laquestion suivante " Qu est-ceque je peux en faire? ". Car ilfaut savoir qu'aujourd'hui, beau-coup de jeunes sont non seule-ment des consommateursd images mais galement des producteurs d images : beau-coup ont un appareil photo jetable pour les vne-ments importants, de plus en plus ont un appareil photo jouet quand ils sont petits et beaucoup ontchez eux un ordinateur avec un scanner qui leur permettent de rcuprer des images. De plus en plusde jeunes fabriquent des cartes d anniversaire, des

    cartes de Nol ou des cartes d amour avec leur scan-ner et leur logiciel de traitement d images.La question de la relation aux images est donc entrain de basculer, de la signification des images l utilisation des images ou "comment a a t fait etqu est-ce que je peux en faire" ? Aujourd hui, cesont encore les enfants de milieux privilgis quiont ces possibilits, mais vous savez comme moique l quipement en informatique des mnagesvolue trs vite et la puissance des ordinateurs ga-lement.

    2 - Les enfants objets des images :la relation sa propre image volue avec

    les progrs techniques dela photographie

    e La cause :l'volution des techniques de photographie :nous avons de plus en plus d'images de nous-mmes.Les jeunes ne sont plus aujourd hui seulementengags dans une relation interactive aux images,ils sont galement aujourd hui de plus en plus l ob- jet des images. L aussi, faites appel votre exp-rience personnelle : dans un nombre de plus en plus

    grand de familles, on photographie les enfants de plus en plus et sous toutes les coutures. Il y a 50 ans,quand un enfant arrivait sa majorit, si on lui don-nait toutes les images qui avaient t prises de lui

    dans sa famille, a pouvaittenir dans un petit album. Il y aune dizaine d annes, il fallait plutt quelques botes dechaussures, et dans 10 ans,quand on donnera un enfant sa majorit toutes les imagesqui ont t prises de lui dansson enfance, a tiendra dans peu d espace, quelques CD-Roms, mais si on faisait destirages papier de toutes cesimages, il faudrait une caisse

    pour les contenir.Ceci a une consquence trs importante : la relationaux images est en train de changer, mais la relation l image de soi est galement en train de changer. Ilest trs important d'avoir cette ide l'esprit, car cela explique certains comportements de jeunes qui,

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    Cette question principale des

    jeunes " Comment a a t fait"

    rebondit videmment

    sur la question suivante :

    " Qu est-ce que je peux en faire? "

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    sinon, pourraient tre assez incomprhensibles.

    e La consquence :la photo comme moyen de jouer avec sa propreimage, et non plus comme reprsentation exacte desoi-mme.La relation l image de soi est donc en train dechanger. Lorsque nous n'avions que quelques pho-tos qui nous reprsentaient, nous pouvions croirequ'elles reprsentaient quelque chose de notre propre identit, que l image refltait quelque chosede notre vraie personnalit. Au dbut du sicle, dansles campagnes, les gens n avaient qu une ou deuximages qui taient faites d eux, leur premire com-munion et leur mariage. Quand les gens n avaientqu une image d eux-mmes, ils pouvaient toujours

    imaginer que cette image contenait quelque chosede leur apparence, et mme de leur identit pro-fonde. Mais partir du moment o les images de soise multiplient, nous sommes obligs d abandonner l illusion que les images nous reprsentent.

    Cela peut paratre un peu abstrait, mais vous avezun exemple trs concret de cettesituation dans la relation que nousavons chacun avec les photographiesdes Photomatons. Dans les annes

    soixante, soixante-dix, quand sontapparus les premiers Photomatons,on a vu normment d articles dansles journaux disant " Le Photomaton,c est abominable, on ne se reconnat pas ". Beaucoup de gens ont dit "avec les Photomatons, on a unegueule de condamn la prison perptuit, on a une gueule de gang-ster". Et de nombreux intellectuelsont tremp leur plume dans l acide pour cracher sur les Photomatons. C tait dans les annes soixante,et cette ide que le Photomaton produisait des pho-tos qui ne nous ressemblent pas reposait sur laconviction que la photographie devait nous ressem- bler. Or aujourd hui nous continuons d utiliser lesPhotomatons, les images de Photomaton nous res-semblent toujours aussi peu, mais plus personne nes en offusque. Et il existe mme cette chose amu-sante : des gens vont se faire photographier dans lesPhotomatons, non pour avoir une image de ce qu ilsse sentent tre, mais pour avoir une image de cequ ils ont la certitude de ne pas tre. Ce sont des

    gens qui vont se faire photographier avec un visagede clown ou de gangster simplement pour le plaisir.A travers l usage qu on fait de cette simplemachine, le Photomaton, on comprend qu il y a un basculement complet de la relation l image de soi.Aujourd hui, les gens n attendent plus de la photo-graphie qu elle les reprsente, ils attendent d'ellequ elle leur permette de jouer avec l image qu ilsont d eux-mmes. Cela explique notamment que les jeunes, aujourd hui, soient aussi irrvrencieux par rapport l image des personnes qui leur sont proches. Ils utilisent volontiers des scanners et deslogiciels de morphing pour changer l apparence deleurs parents, de leurs camarades, de leurs ensei-gnants. On comprend bien que tout cela ne rentre pas forcment dans une dmarche d ironie destruc-

    trice, mais dans une relation nouvelle l image quiest une relation de jeu. Nous demandons de moinsen moins aux photographies qu elles nous refltent,mais nous sommes de plus en plus dsireux de jouer avec les images et avec les images de nous-mmesnotamment. On remarque aussi cette tendance dansle retour la mode du carnaval, du dguisement, de

    toutes ces choses quitaient tombes en dsu-tude.l

    la relation aux images

    est en train de changer, mais

    la relation l image de soi

    est galement en train de

    changer

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    L'utilisation par les jeunes

    des images qu ' i l s voient

    1 - Les deux faonsd'intrioriser les images

    J'en viens maintenant un autre problme, celui de

    savoir ce que les jeunes font des images qu ilsvoient. Il faut avoir l esprit que nous n avons pasune seule faon de mettre l intrieur de nous lesimages que nous voyons. Car nous intriorisons lesimages que nous voyons, preuve en est qu'aprsavoir vu un film, vous allez ventuellement y repen-ser, donc vous allez nouveau visualiser l int-rieur de vous les images que vous avez vues.L important, c est que nous allons mettre l int-rieur de nous les images que nous voyons de deuxfaons diffrentes.

    e Assimiler les images et les rutiliser au cours de nos expriencesLa premire manire va tenir compte des images quinous habitaient dj et des changements que cesimages peuvent produire dans notre vision dumonde. On peut dire que c'est une faon qui vaconsister assimiler ces images, les digrer, en cesens que nous allons nous familiariser avec elles,tablir des ponts entre les images que nous voyonset nos propres expriences, et utiliser ventuelle-ment ces images dans une comprhension diffrentede nos nouvelles expriences. C'est ce but qu ontsuivi les cin-clubs depuis leur fondation. Le butdes cin-clubs tait de permettre que les gens dig-rent, assimilent les images. C est ce qui se passedans le meilleur des cas.

    e Enfermer les images choquantesau plus profond de soi

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    Mais il y a une autre faon d intrioriser les images.Il peut arriver que certaines images que nousvoyons nous bouleversent, nous bousculent, nousmalmnent tellement que nous allons les mettre l intrieur de nous, mais pas comme une espce destock d images disponibles. Nous allons les enfer-mer l intrieur de nous dans une espce de lieucach, de pice noire, on pourrait dire une espce de placard. Ca peut paratre compliqu, mais en faitc est trs simple.Ces images que nous enfermons dans une espce de placard psychique, donc ferm, opaque, nous enavons tous l exprience, il est facile de les reprer chez les gens avec lesquels nous parlons. Lorsquenous voyons un film bouleversant, nous voquons parfois certaines images bouleversantes et vous

    aurez des gens qui vous diront " Non, je prfre ne pas parler de a. "Ah oui, a c tait affreux, je neveux pas en parler. "Je ne veux plus y penser. "J aidj oubli. " Ces gens ont intrioris ces imagesdans un placard psychique. On voit bien la diff-rence : si ces gens n avaient pas intrioris lesimages, ils n en auraient aucun souvenir, ils vousdiraient " Je n ai jamais vu a ". C est parfois ce quiarrive d ailleurs : ils ont tellement bien ferm le pla-card qu ils en ont perdu la cl. Mais le plus souventils vous diront " Non, je l ai vu, mais je ne veux pas

    en parler, je ne veux pas l voquer, je ne veux plusm en souvenir " ou mme " Je ne veux plus m ensouvenir parce que a me rend malade, a me donneenvie de vomir, a me donne des insomnies, je neveux pas ".

    2 - Le choixde l'une ou de l'autre faon

    A travers cette exprience si simple, on comprendqu il y a deux faons d intrioriser les images. Il esttrs important de le comprendre parce que chaquefois que l'on discute avec des gens des images qu ilsont vues, on peut avoir faire l une ou l autre deces ractions. Il est galement important de com- prendre pourquoi dans certains cas nous intriori-sons les images sur le mode d une digestion psy-chique, nous les assimilons, et pourquoi dansd autres cas nous intriorisons les images sous laforme d un espce de placard psychique. Il y a deuxraisons principales cela.

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    e Le rveil d'un traumatisme enfouiTout d'abord, ces images peuvent recouper desdsirs auxquels nous avons renonc ou des conflits psychiques importants. Si l'on montre par exemple un enfant dont les parents se disputent un film danslequel des scnes de famille tragiques aboutissentau meurtre, il est probable que ces choses vont le bousculer normment. Ces images que nous enfer-mons l intrieur de nous-mme rveillent doncdes traumatismes et des forces psychiques que nouscraignons de ne pas pouvoir dominer.

    e L'absence d'interlocuteur avec lequelcommenter les images bouleversantesMais la seconde raison pour laquelle certaines exp-

    riences d images sont enfermes l intrieur denous-mmes n est pas lie la vie psychique per-sonnelle, elle est lie l environnement. Nousenfermons certaines images l intrieur de nouslorsque nous ne trouvons personne qui nous per-mette d assimiler ces images. L'assimilation desimages, ce n est pas seulement un phnomne psy-chologique, c est aussi un phnomne relationnel.Pour assimiler ses expriences, l'tre humain a besoin de s en constituer des reprsentations, maisil ne peut le faire que dans ses relations avec ses

    proches. L encore l exprience est trs simple.Lorsque vous dcidez d aller voir un film pnible,difficile, vous dcidez plutt d y aller plusieursque seul. Parce que vous voulez pouvoir en parler la sortie, car l tre humain est ainsi fait qu il a besoin de ces changes avec les autres pour assimi-ler ses expriences.On voit donc bien que le processus qui aboutit aufait que certaines expriences d images sont assi-miles et que d'autres sont enfermes l intrieur desoi; ce processus dpend la fois de la vie psy-chique et de l environnement. Et ceci a videmmentdes consquences importantes sur le rle jou par l environnement dans le travail d assimilation desimages, notamment en ce qui concerne les enfants.l

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    Discuss ion dbat

    avec les s tagia i res

    4 Je vous propose de rpondre vos questions.

    n L'angoisse

    4 Une stagiaire : Dans le cadre d une animationavec des petits, j ai une collgue qui a chant lacomptine "Loup y es-tu, que fais-tu" ? Elle chantait,moi je jouais le personnage du loup. A la fin, l'undes bbs (14-15 mois maximum) revenait semettre devant moi comme s il y avait quelque chosequi le perturbait avec le loup, il me regardait enrflchissant, il y avait quelque chose qui l interpel-lait. Du coup, on en tait arriv parler du ph-nomne du dguisement4 Une stagiaire: Christophe avait ajout quelque

    chose sur un enfant qui se dguisait devant un autreet l autre n aimait pas du tout4 Christophe Postic (animateur du stage) : L autreenfant tait terroris. Que peuvent signifier les com- portements de ces enfants?

    4 Serge Tisseron : Je vous trace un cadre gnral,mais tous les problmes particuliers peuvent s yloger. Les problmes particuliers, c est par exempleun enfant qui a une mauvaise exprience de dgui-sement dans sa famille, de frayeur, a peut aussi treun enfant pour lequel le mot "loup" est reli desreprsentants effrayantes pour des raisons fantas-matiques personnelles. Ce sont des choses que l'onne peut comprendre que si l'on parle avec l enfantlui-mme, c'est--dire " Qu est-ce qu il y a ? Est-ceque a te rappelle des mauvais souvenirs ? quoi ate fait penser ? ".Dans un cadre gnral, on peut dire que les imagesn ont ou ne semblent avoir un effet traumatique quesi elles ont le pouvoir de rveiller des traumatismes prcdents. On voit a notamment dans le cadre del ducation sexuelle : on montre aux enfants des

    images, notamment des organes gnitaux des deuxsexes, et on s aperoit que les enfants qui sont extr-mement bouleverss par ces images ont en gnralsubi des svices sexuels. L image ne provoque unmalaise qu la mesure du malaise prcdemmentvcu dans la ralit, et qu elle a le pouvoir derveiller.D'une faon gnrale, je pense que lorsque voustes confronts des enfants qui supportent mal cer-taines reprsentations, certains dguisements, il esttout d'abord important de leur dire que a n est paseffrayant pour tout le monde mais que vous com- prenez bien que a peut l'tre pour eux. D'autre part,il faut ventuellement alerter les parents sur le faitqu il y a quelque chose chez leur enfant qui tourneautour d une angoisse trop importante, et qui peut

    justifier que l'enfant voit un psychologue ou un psy-chiatre. De toute faon, vous ne pouvez rsoudre detels problmes vous-mmes.

    4 Une stagiaire : Les images en elles-mmes nesont pas gnratrices d angoisse, il faut forcmentun contexte qui fait que l angoisse vient.

    4 Serge Tisseron : Vous parlez de l angoisse, maisles images provoquent aussi de la colre, de la peur,du dgot. Le problme est videmment de savoir si

    toutes ces choses sont prouves parce que lesimages rveillent des expriences vcues dans laralit, ou si les images ont ce pouvoir elles seules.J'ai fait une enqute de trois ans sur l effet desimages sur les 11-13 ans, et j ai t amen distin-guer deux types de relation aux images.

    1 - "Les images qui fascinent" :celles qui rveillent un traumatisme

    Il y a d'abord les images qui fascinent, c'est--direqui mobilisent, qui accrochent notre attention detelle faon que nous ne pouvons plus nous dfairedes reprsentations que nous y avons vues. Et cesreprsentations peuvent tre charges d angoisse,de colre, de dgot. Il me semble que dans ces cas-l, l image rvle toujours une exprience trauma-tique dont on se souvient, qui a t vcue en sonnom propre ou par le biais du rcit que quelqu un de proche nous en a fait. Par exemple, certaines per-sonnes peuvent ragir d une manire extrmementintense une scne d avalanche au cinma parce

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    que leur grand-pre est mort dans une avalanche etque leur grand-mre le leur a racont.Quelqu un qui reste fix sur des images boulever-santes qu il a vues au cinma n a pas forcmentvcu une situation semblable, a peut tre quel-qu un qui a t sensibilis de faon traumatique une situation semblable, mais a peut tre aussiquelqu un qui a vcu une situation qui n a rien voir mais qui a mobilis des fantasmes proches. Par exemple, l angoisse de rester enferm dans un tun-nel n est pas forcment celle de quelqu un qui l'a ten ralit : il peut s'agir d'une personne qui a dve-lopp une angoisse d tre prisonnier d un espaceferm. Les images vont, en quelque sorte, trecharges d angoisse, de peur, de colre, ou dedgot, la mesure de ce qu elles vont rveiller

    d angoisse, de peur, de colre, de dgot dj exis-tant chez la personne. Preuve en est que certainesimages peuvent tre pnibles pour certains specta-teurs, alors qu elles sont anodines pour la plupart.Ce sont les images que j appelle les images qui fas-cinent, les images qui accaparent notre imagination,notre pense, ce sont celles auxquelles on repenseconstamment.

    2 - Les "images qui sidrent" :

    l'efficacit des effets spciaux

    Il y a un autre type de bouleversement produit par les images. Il n est pas li aux reprsentations, maisau montage, au cadrage, aux effets de lumire. Il y aquelques annes par exemple, un dessin anim japo-nais a provoqu des crises d pilepsie chez desenfants; il s'agissait tout simplement d'un dessinanim qui tait mont avec des clairs lumineux, cequ on appelle en neurologie des stimulations lumi-neuses intermittentes, dont on sait qu'elles sont pi-leptognes. Beaucoup de films ont des stimulationslumineuses intermittentes. Alien 4 par exemple estun film dans lequel certaines squences sont toutentires montes en stimulations lumineuses inter-mittentes.Il est vident que ces images-l vont bousculer, mal-mener, angoisser, parce que vous aurez des repr-sentations trs fugitives que vous n arriverez pas reconnatre, vous aurez de la peine comprendre lestenants et les aboutissants, vous aurez tout d uncoup des augmentations d intensit sonore, des crisd agonie ou de jouissance mlangs sans que vous

    sachiez quelle signification accorder toutes ceschoses. Mais vous ne pourrez pas rapporter le faitd tre malmen une reprsentation prcise, a sera beaucoup plus une angoisse, un dgot, une peur,mobiliss par des chocs sonores ou visuels.Ces "images qui sidrent", le cinma en fait unusage de plus en plus important car les techniquesnumriques permettent aujourd hui de fabriquer desimages qui malmnent le plus grand nombre, pas dufait du contenu, mais du fait du montage, ducadrage, de l accompagnement sonore, des cou-leurs, des lumires qui ont t choisies.ll faut bien distinguer ces deux types d image, car les premires invitent un questionnement sur soi,"pourquoi ces images-l me font-elles a", alors queles secondes invitent un questionnement sur les

    images : "Comment sont-elles montes ? commentsont-elles fabriques pour que a me fasse a ?"

    4 Une stagiaire : D o les questions des enfants4 Serge Tisseron : Tout--fait. J'ai eu l occasiond intervenir dans une Commission au Ministre pour expliquer le fait que les enfants se demandenttoujours comment est fabriqu un film qui lesangoisse, pour se rassurer. Il y avait l un fonction-naire qui tait sceptique; une fois rentr chez lui, il adit ses petits enfants " On a cout aujourd hui un

    psychiatre qui nous a dit que quand on tait angoiss par les images, on se demandait comment ellestaient faites". Et ses enfants lui ont rpondu " Maisoui, tu tombes des nues, nous on fait toujourscomme a ! ". En effet, les enfants essaient toujoursde comprendre comment a a t fait afin de prendrede la distance par rapport aux images et de lutter contre l angoisse.

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    n Une image de quelque chose, pour quelqu'un

    Pour tracer un cadre gnral de tout a, on pourraitdire la chose suivante. Jusqu maintenant, lesimages ont t penses par rapport ce qu ellesreprsentent et ce qu elles signifient. " Touteimage est une image de quelque chose pour quel-qu un ". L image d Alien est celle d un monstre pour les spectateurs qui la regardent ; si les specta-teurs ne le regardent pas, a n est pas une image,c est une cassette dans une armoire. Donc touteimage est une image de quelque chose pour quel-qu un. Dans cette phrase vous pouvez prendre cha-cun des ples.

    1 - "Une image de quelque chose"...Jusqu maintenant, ce qui a t privilgi, c est le ple " de quelque chose ". Toute l idologie qui ainterrog la signification des images interrogeait le"quelque chose". Une image de " quelque chose ",une image de quoi ? Alors bien videmment l imaged une bouteille sur une table est celle d une bou-teille sur une table, mais cer-tains cinastes disent qu'ils'agit de l image de la solitude,de la runion inutile, de la vie

    moiti vide, et ainsi de suite.Donc une image de quelquechose, c est aussi une image detoutes les mtaphores qui peu-vent tre attaches la chose,ventuellement une image de Dieu si c est une bou-teille bleue et une image du Diable si c est une bou-teille rouge. Le cinma est plein de ces images de "quelque chose " qui sont des mtaphores.

    2- ... Mais aussi une image "pour quelqu'un" :

    l'importance de la comprhension des effets desimages sur soi-mmeMais toute image a un autre ple, elle est " pour quelqu un ". J'insiste sur le fait qu il est extrme-ment important de s interroger sur les effets desimages sur soi, parce que, de plus en plus, nousserons environns d images qui seront susceptiblesde provoquer des effets importants sur nous parcequ elles nous surprendront.

    Il y a encore 20 ans, vous pouviez choisir de ne voir

    que les images que vous choisissiez de regarder, iln y avait pas encore beaucoup de publicit dans lesrues, et il n y en avait pas dans les campagnes ou sur les autoroutes. Il y a 50 ans, au commencement de latlvision, il n y avait qu une chane et les journauxcrits parlaient abondamment du programme dusoir. L encore, on pouvait se prparer, on savait dequoi allaient parler les images que l'on allait voir. Or aujourd hui, plus personne ne peut se prparer auximages qu il va voir. Vous sortez de chez vous, voustombez nez nez avec une image qui peut tre ano-dine pour votre voisin mais bouleversante pour vous. Et si vous allumez la tlvision au hasard,vous avez des chances de tomber sur des imagesque nous n aviez pas imagines voir cette heure-let qui peuvent vous malmener.

    Des effets qui peuvent varierd'un spectateur l'autreTout ceci m'amne dire que le questionnement sur les images ne doit plus tre seulement un question-nement sur la signification des images en elles-mmes mais sur leur signification pour soi. Qu est-

    ce que ces images mobilisent ourveillent chez moi pour qu'ellesme bouleversent, me fassent peur,me dgotent, alors qu elles lais-

    sent mes voisins indiffrents? Sivous allez au cinma et qu lasortie vous parlez avec vos voi-sins, vous verrez que les imagesqui vous ont bouscul ne sont pas

    du tout celles qui ont les touchs. Pour rsumer, ilest primordial ce se demander ce que les imagessignifient pour chacun d'entre nous.

    n Le groupe

    E Un stagiaire : Pensez-vous qu'il y ait une diff-

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    Aujourd hui,plus personne

    ne peut se prpareraux images qu il va voir

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    rence entre subjectivit collective et individuelle,une diffrence entre ce que les enfants ressententindividuellement et collectivement?4 Serge Tisseron : Dans ce domaine, c est identique pour les enfants et pour les adultes. L encore, faitesl exprience. Demandez trois ou quatre de vosamis d aller voir avec vous un film un peu probl-matique. A la sortie, allez dans un caf pour discu-ter. Vous verrez qu'au dbut, chacun a son ide per-sonnelle. Et puis trs vite, chacun renonce cetteide pour adopter celle qui domine dans le groupe.C est une loi commune tous les groupes. Si vousvoulez rester en bons termes avec vos amis, en rglegnrale, il ne faut pas trop leur montrer que vous pensez diffremment d eux. C est valable pour lesadultes, et c est valable pour les enfants.

    1 - L'importance de l'avis du groupechez les jeunes adolescentsCeci vaut notamment pour les enfants qui ont entre11 et 13 ans, la tranche d'ge que j ai tudie, car cesenfants-l sont en train, dans leur esprit, de se spa-rer de leur famille. Bien entendu tous les soirs ilsrentrent chez eux, ils dorment dans leur lit et man-gent la nourriture que les parents achtent, de ce point de vue-l on ne peut pas dire qu ils soient entrain de se sparer de leur famille. Mais dans leur

    tte, ils prennent leurs distances. Les repres dugroupe sont alors extrmement importants pour eux.C est pour cette raison qu cet ge-l, les modesvestimentaires, les modes de jeuxvido, les modes de parler sont extr-mement importantes. Car le jeune ado-lescent qui essaie de couper les liensavec sa famille est amen, pour viter le vertige, le trouble, l angoisse, investir trs intensment des liens avecson groupe d'amis. Donc il est malheu-reusement habituel que dans tous lesgroupes les gens renoncent leur avisindividuel au profit de l avis dugroupe. Cette faon de renoncer sonavis individuel au profit de l'avis col-lectif est trs prsent chez les jeunes.2 - La mthode pour parvenir unavispersonnel : partir des motionsprouvesIl est important d'inviter les jeunes ne pas rabattretrop vite leur opinion sur celle du groupe. Pour ce

    faire, il faut partir de ce qui est prouv. Certes ilfaut s interroger sur la signification des images pour soi, mais il est bien vident que ce questionnementne peut pas tre thorique, du genre " Qu est-ce quea veut dire pour toi ? ". C est inaudible, a ne veutrien dire. Ce dont il faut partir, c est " Qu est-ce quea te fait ? Est-ce que a te fait peur ? a te donneenvie de vomir ? a fait mal la tte ? Aux yeux ?a rend heureux ? ". Il faut partir des motions quisont prouves; toute la recherche que j ai menesur les effets des images sur les 11-13 ans montrentqu il n est possible de commencer laborer leseffets des images sur soi, que si l'on parle d aborddes effets motionnels des images. Et ce sont ceseffets qui tiennent la cl de la signification desimages.

    Il faut bien videmment que vous commenciez appliquer cette mthode pour vous-mme. Chaquefois que vous allez voir un film, que vous lisez unlivre, posez-vous la question des motions qu'ilsmobilisent chez vous. Ce sera sans doute pnible, parce que vous tes comme tous les jeunes adultes,vous avez appris faire taire vos motions. Car unegrande partie de l ducation consiste faire taire sesmotions. Et si vous ne retrouvez pas le chemin devos motions en regardant les images, vous ne pour-rez jamais aider un jeune trouver le chemin de ses

    propres motions.

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    Et si vous ne retrouvez pas le

    chemin de vos motions en

    regardant les images, vous ne

    pourrez jamais aider un jeune trouver

    le chemin de ses propres mo-

    tions.

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    n Traumatisme

    La diffrence entre stress et traumatismeCette recherche montre que les images violentes provoquent des effets motionnels dplaisants mar-qus par l angoisse, la douleur, la peur, la colre, ledgot, mais elle montre aussi que face ces exp-riences douloureuses, les enfants ne sont pas inac-tifs. Ils vont faire de grands efforts pour viter que lestress ne se transforme en traumatisme.Quelle est la diffrence entre un stress et un trauma-tisme ? Un stress est une agression contre laquellevous parvenez vous protger. C est une agressionqui ne fait pas effraction dans votre psychisme, ellereste l extrieur. Pour donner une image, si vous pressez sur votre peau, c est un stress, mais a n est

    pas forcment un traumatisme : le traumatismevient s il y a effraction. Si avec une aiguille vous percez votre peau, il y a effraction et donc trauma-tisme. Le propre d un traumatisme, c est d intro-duire un corps tranger l intrieur de votre proprecorps. Ce peut tre aussi sous la forme d une dt-rioration : si vous avez un accident et que votre rateclate, le stress s est transform en traumatisme,mme si celui-ci n'est pas un corps tranger. Mais la perturbation d'abord superficielle s'est transformeen perturbation interne.

    Eviter que le stressne se transforme en traumatismeLe systme psychique fonctionne exactement de lamme faon : un vnement survient de l extrieur et provoque une dformation psychique. Celle-cis accompagne parfois de malaises physiques : voustranspirez, vous bougez sur votre chaise, vous avezmal au ventre, mais il n y a pas de traumatisme parce qu'il n'y a pas d'effraction. Et ce qui va viter que le stress se transforme en traumatisme, ce sonttous les moyens que vous allez mettre en jeu, quel enfant va mettre en jeu, pour viter cette situation.

    Ces moyens sont au nombre de trois, on le voit trs bien dans l tude que j ai mene.- Premier moyen : le langageTout d abord, les enfants qui ont vu des images vio-lentes vont parler beaucoup plus de ce qu ils ont vu,mais aussi de ce qu ils ont prouv. Le langage estdonc un moyen privilgi pour viter que le stressne se transforme en traumatisme. Vous allez me direque c est une lapalissade, que a fait longtemps que

    l on sait que parler des choses soulage.- Second moyen : la construction d'images int-rieuresLes enfants ont un second moyen pour viter letraumatisme : le fait d imaginer des petits scnarios l intrieur d eux-mmes. Les enfants qui ont vudes images violentes vont imaginer beaucoup plusde scnarios. Si par exemple on leur montre desimages d agression dans la rue, ils vont imaginer que, confronts la mme agression, ils auraientfait appel des copains plus grands, ils seraient allschercher leurs parents, ils se seraient regroups avecd autres, et ainsi de suite. La construction d imagesintrieures est donc galement un moyen trsimportant de lutte contre le stress. On peut reprer ces scnari par le biais du langage : on peut dire

    l enfant " Raconte-nous ce que tu as imagin ".Mais beaucoup d enfants ne vont pas vous raconter; par contre ils vont ventuellement le dessiner ou, sion leur prte un polarod, en fabriquer des photos.- Troisime moyen : les attitudes, les mimiques, lesgestesLe troisime moyen qu ont les enfants pour se protger contre le stress des images concerne ce que j ai appel "les formes corporelles de la symbolisa-tion". Confronts des images qui bousculent, qui bouleversent, les enfants vont utiliser des

    mimiques, des attitudes, des gestes. Un exemplesimple : il y a un spectacle effrayant la tlvision,le lendemain dans les cours de rcration les enfantsvont rejouer le spectacle effrayant. Lorsqu'il y a eu

    Belphgor il y a trente ans, beaucoup d enfants ont jou Belphgor, quand il y a euGoldorak , lesenfants ont jou Goldorak , maintenant les enfants jouent encore d autres choses. Mais il est bien vi-dent que ces enfants n imitent pas pour de vrai. Ilssavent bien qu ils ne sont pasGoldorak On voit bien que l imitation des images, une imita-tion pour jouer, est un moyen trs important pour assimiler les effets des image sur soi. C'est trsimportant parce que trs souvent vous entendrez les journalistes parler de l imitation des images, durisque que les enfants imitent les images. En ralit,ce mot d "imitation" est absurde, parce que vousavez deux types d imitation compltement diff-rentes, l imitation "pour de vrai" et l imitation "pour de faux". Or l imitation pour de faux ou l imitation pour jouer est un moyen extrmement importantque les enfants utilisent pour assimiler les effetsdes images sur eux.

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    E Un stagiaire : Qu appelez-vous "imitation pour de vrai" ?4 Serge Tisseron : Un exemple simple : vous voyezdans un film quelqu'un braquer une banque en allantd abord tudier le systme de vidosurveillance eten rentrant ensuite son pistolet en pices dtaches pour le reconstituer dans les toilettes. L imitation pour de vrai vous donne l ide de faire un casse dela mme faon. Et rgulirement on entend des his-toires, dans lesquelles on vous dit " Tiens, ils ont faitcomme dans le film Machin ". Il y a quelques mois,des voleurs ont tent de voler les diamants de laReine d'Angleterre en s enfuyant par la Tamise. Lesgens ont dit " Tiens c est comme dans JamesBond ".

    Mais l imitation pour de vrai ne concerne pas seule-ment la dlinquance, elle concerne normment decomportements. Truffaut disait par exemple qu ilappartenait une gnration dans laquelle on avaitappris embrasser les filles en allant au cinma. Aucinma, on essayait de comprendre comment lalangue bougeait dans la bouche, et puis on tentait dele refaire en embrassant les filles. C tait une tenta-tive d imiter ce qu on voyait au cinma, en pensantqu'il s'agissait d'un bon modle. Le cinma nousapprend en effet des tas de choses, draguer, plai-

    santer, et beaucoup d'autres comportements.L imitation pour de vrai des images n est pas du toutngative, mais elle est malheureusement unique-ment pointe comme un phnomne nfaste.Rcemment, une sociologue, Dominique Pasquier,a crit un livre qui s appelle Hlne et les garonsou la culture des sentiments , dans lequel elle montreque beaucoup d'enfants ont appris la diffrenceentre le baiser d amour et le baiser d affection enregardant ce feuilleton. L'imitation des images estdonc beaucoup plus complique que ce qu on en diten gnral. Non seulement "l'imitation pour de vrai"doit toujours tre nuance par "l'imitation pour fairesemblant", mais cette "imitation pour de vrai" estloin d'tre toujours ngative, loin s'en faut.

    n La violence des images

    E Une stagiaire : Je voudrais revenir sur le stress etle traumatisme. Nous n'avons pas parl de la notionde plaisir dans le cas d une image forte et mmeagressive Ce plaisir est-il lgitime ? A-t-on ledroit de le lgitimer, ou bien faut-il le rejeter, le cen-surer Et peut-on en devenir accro?

    E SergeTisseron : C'est une question importante.1 - Un paradoxe apparentLa recherche que j ai faite montre que les imagesviolentes provoquent des sensations et des senti-ments dsagrables. Cela ne fait aucun doute, lescourbes statistiques montrent que les images nonviolentes provoquent 50 % de plaisir, alors que les

    images violentes provoquent 30 % d angoisse, 30 %de dgot, de peur, etc. Donc beaucoup d motionsdsagrables. Alors pourquoi allons-nous tous voir des images violentes, ou pourquoi les recherchons-nous, aussi bien les enfants que les adultes ? Ca parat idiot.

    2 - L'explication : la violence des images commesubstitut la violence quotidienneEn fait, a s explique trs bien : les gens vont voir ces images qui procurent chez eux des sentiments

    dsagrables parce qu ils prouvaient ces senti-ments avant d aller au cinma.normment de situations de la vie quotidienne pro-curent des sentiments dsagrables. Beaucoup d en-fants ont l impression que leurs parents sont injustesvis--vis d eux, beaucoup prouvent de la colrevis--vis des contraintes ducatives. Il ne faut pasoublier que la vie d un enfant, a n est pas tout rose.Il doit apprendre se nourrir heures rguliresalors qu il aurait envie de manger la demande. Ons'accorde nous-mme le droit de manger lademande, alors qu on l interdit aux enfants. On leur impose des horaires pour tout. Les enfants ont beau-coup de raisons d tre en colre contre les rglesducatives qui leur sont imposes. Il y a aussi vi-demment les contraintes scolaires : ils ont souventl impression qu on leur demande des choses tropdifficiles, que les enseignants ne les comprennent pas, les parents non plus.

    Ce n'est pas trs diffrent pour les adultes.Beaucoup vivent des sentiments de stress chaque jour en lisant le journal ou en coutant la radio, entre

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    les OGM, la vache folle et la vie politique.Beaucoup prouvent un sentiment de colre terrible par rapport aux injustices, aux malversations finan-cires colossales de certains personnages d'tat.Malheureusement, pour les enfants comme pour lesadultes, la plupart de ces situations de la vie quoti-dienne qui nous agressent, nous chappent totale-ment. Alors nous allons voir un film violent, ainsinous rprouvons la colre, l angoisse, le dgot, la peur que nous pouvons prouver dans la vie. Maisici au moins, nous dcouvrons toutes ces sensationsde colre, de peur, de faon circonscrite, en pouvantles rattacher quelque chose de prcis, et galement quelque chose que nous pouvons communiquer nos proches.

    Un enfant a par exemple l impression que ses parents sont totalement injustes vis--vis de lui, parce qu'ils lui prfrent sa petite s ur ou qu'ils le punissent injustement. S'il en parle ses copains,aucun ne va l couter. Ils ont tous les mmes pro- blmes, ils n ont pas envie d entendre parler de a.Si en revanche cet enfant va avec ses copains voir un film dans lequel il y a un innocent qui se trouve perscut, ils vont pouvoir en parler la sortie. Et ilest bien vident que pour l enfant qui se sent injus-tement malmen dans sa famille, derrire l histoire

    du film qu il raconte, il y aura sa propre histoire,mais ici ses copains vont l'couter, voire luirpondre.

    D'autre part, il n y a que les images violentes quinous proposent une violence circonscrite. Noussommes constamment soumis des violences noncirconscrites, non matrisables et mme parfois nonidentifiables. Pendant trs longtemps par exemple,les femmes ont t soumises au harclement sexuel,mais elles ne le savaient pas parce que le motn existait pas. De mme pendant trs longtemps,hommes et femmes ont t soumis au harclementmoral sur le lieu de travail. Et quand ils rentraientdu boulot, ces gens pouvaient tre sens dessus-des-sous, humilis, malmens, mais ils n avaient pas demots pour en parler parce que ces mots n existaient pas et que la chose n taient pas reconnue. Lorsquevous voyez des films violents, vous pouvez aumoins rapporter vos motions et vos sentimentsface des images qui sont circonscrites. De plus,vous pouvez changer des propos avec vos amis detelle faon que votre exprience devienne un sup-

    port de socialisation. Aprs un film au cinma entreamis, on manifeste les mmes motions, on dit sacolre, sa peur, son angoisse, sa rage. Et traverstout cela, on dit quelque chose de ce que l onprouve dans la vie quotidienne par rapport safamille, la vie politique, etc.

    Les adultes, eux, possdent des organisations syndi-cales ou politiques, des clubs de femmes violes oud hommes battus qui leur permettent d'laborer leurs traumatismes. Mais n oubliez pas que pour lesenfants cela n'existe pas. Les enfants battus ne peu-vent pas se retrouver dans des associations, lesenfants de parents alcooliques non plus, pas plusque les enfants viols. Cela rend d autant plusimportant chez les enfants la recherche du spectacle

    d images violentes qui leur permettent encore unefois de circonscrire la violence qu ils ressentent, etd autre part de socialiser ces motions dsagrables.

    E Une stagiaire : Il faut donc se dculpabiliser sion montre aux enfants des films violents ?E Serge Tisseron : Offrez-leur ce qu ils cherchent,mais parlez-en avec eux aprs.

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    n Les moyens d'assimiler les images

    1 - L'important : viter une fractureenfants / adultes autour des imagesCette fracture peut se crer de deux faons. Toutd abord dans la mesure o les adultes demande-raient aux enfants de voir des films qui ne les int-ressent pas alors que les enfants iraient voir desfilms que les adultes mprisent. On peut dire lamme chose des jeux vidos, c est une catastropheque les adultes ne s y intressent pas. Donc la pre-mire situation dans laquelle peut se produire cettefracture entre enfants et adultes, c est lorsque lesadultes disent aux enfants " Il faut aller voir tel filmdifiant " et que les enfants prfrent en voir unautre.

    La seconde situation de fracture est celle danslaquelle les adultes voient les mmes images que lesenfants,Terminator 2, Alien 4 par exemple, mais pour les engager ensuite vers une manire de penser ces images dans laquelle les enfants ne se recon-naissent pas. Les adultes disent aux enfants "Qu est-ce que a veut dire ? " alors que ce qui int-resse les enfants c est "comment a a t fabriqu ?Qu est-ce que je peux en faire ? Qu est-ce que j aiprouv ?"Il faut donc demander aux enfants quels films ils ont

    envie de voir. Moi je trouve bien mieux que lesenfants voient dans des cin-clubsTerminator 2 etqu'ils en parlent aprs, plutt qu ils voient un quel-conque film difiant et aillent voir aprsTerminator 2 uniquement entre enfants. Il faut que les films qui plaisent aux enfants leur soient montrs de tellefaon qu ils puissent avoir autour de ces films unchange avec les adultes, ou au moins un changeentre eux avec la prsence d un adulte.

    2 - Permettre aux enfants d'assimiler

    les images de la meilleure faon possibleOn peut se demander comment contribuer aider les enfants qui l'on montre des films assimiler leseffets des images sur eux, c'est--dire commentfaire en sorte qu'ils puissent intgrer ces images leurs expriences, en faire le support d apprentis-sages ultrieurs et galement un instrument desocialisation le plus efficace possible. Nous avonsvu que les rsultats de mon enqute montrent queles enfants assimilent les effets des images sur euxde trois faons complmentaires : avec des mots enen parlant, avec des images en s en imaginant ou en

    en fabriquant, et galement avec des gestes, des atti-tudes et des comportements par le biais ce que j aiappel l imitation"pour faire semblant", l imitation"pour de faux".

    - Les enfants ne sont pas gaux dans leur capacit assimiler des images, mais cette ingalit n'est passocialeIl est en effet important d'avoir l esprit que tous lesenfants ne sont pas gaux par rapport ces troismanires de symboliser et d assimiler les images,mais galement que cette ingalit n est pas sociale.A l'ge de 13 ans, les enfants de milieux dfavorissont la mme capacit de parler des images que ceuxissus de milieux favoriss. Je ne veux pas dire par lque les enfants de milieux dfavoriss ont un usage

    du langage identique ceux des enfants de milieuxfavoriss, tous les enseignants savent bien que sil'on propose des enfants de 13 ans un pome deVictor Hugo ou une page de Jean-Paul Sartre, lesenfants de milieux favoriss en parleront plus queles enfants de milieux dfavoriss. Mais les ensei-gnants qui utilisent les images savent aussi que sil'on montre des enfants de 13 ans un film ou unmorceau de film, les enfants de milieux dfavorissen parleront aussi facilement que les enfants demilieux favoriss. C est d ailleurs pour cette raison

    que certains enseignants ont aujourd'hui le dsir defaire de l ducation en images non pour apprendrequoi que ce soit autour des images, mais simple-ment pour rendre la parole aux enfants des milieuxdfavoriss.

    - Certains enfants ont plus de facilits utiliser lesimages que les motsL'exemple de la photographie :Cette ingalit par rapport la capacit d'utiliser desmots pour parler des images n'est donc pas sociale.Alors quelle est-elle ? On s'aperoit en fait qu il y ades enfants qui ont plus de facilits utiliser lesmots pour mettre en forme leurs expriences dumonde, et d'autres pour lesquels il est plus simpled'utiliser des images. Ces diffrences se retrouventd'ailleurs chez les adultes. Certaines personnes sont plus des orateurs ou des crivains, des gens d cri-ture ou de parole, d'autres sont plus des gensd images, des gens qui faisaient peut-tre tradition-nellement de la peinture et qui aujourd hui font de plus en plus de la photographie. L une des cons-quences de l extraordinaire dveloppement de la

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    photographie est de nous permettre de nous rendrecompte que certaines personnes ne peuvent seconstituer une reprsentation du monde que si celle-ci passe par des images. Araki, un photographe japonais qui pratique l autobiographie photogra- phique, dclare qu il n a aucun souvenir mis partces images. Le photographe de guerre John MacCullain, un photographe cossais extrmementclbre, disait que lorsqu'il est en dans une situationsur le terrain, il se retrouve totalement perdu, laseule chose lui permettant de retomber sur ses piedstant de cadrer une situation travers son appareil etd'en faire une photo.Grce aux progrs de la photographie, on com-mence donc aujourd'hui se rendre compte qu il y ades gens qui prennent pied dans le monde non pas

    en utilisant le langage, mais en utilisant les images.Cette vrit qui fonctionne pour les adultes fonc-tionne aussi bien pour les enfants, et encore une foisa n est pas une affaire de diffrence sociale.

    - Les enfants des milieux favoriss ont plus de faci-lits trouver des interlocuteurs avec lesquels com-menter les imagesCar il y a tout de mme une diffrence importante :les enfants capables et dsireux d utiliser les motsvont pouvoir trouver dans les milieux favoriss des

    interlocuteurs. Toutes les tudes montrent que lesenfants de milieux favoriss parlent beaucoup plusavec leur mre de leurs activits, et notamment desimages qu ils voient, et avec leur pre des ordina-teurs et des jeux vidos auxquels ils jouent. Donc jusqu' 11-13 ans, il n y a pas de diffrence entre lesenfants selon leur origine sociale du point de vue dela capacit utiliser le langage pour parler desimages, mais il est bien vident qu' 16, 18, 20 ans,les enfants de milieux favoriss auront utilis cettecomptence alors que les enfants des milieux dfa-voriss ne l auront pas utilise. Cette comptenceaura t mise en veilleuse et se sera probablementrduite.

    Conclusion : utiliser les trois moyens d'assimilationdes images pour n'oublier personneIl est donc trs important dans les contacts que vousavez avec les enfants de rtablir en quelque sorteune galit des chances, de les inviter mettre desmots en partant de ce qu ils ont prouv, de leursmotions. Mais cela ne touche qu une partie desenfants, il y a une autre partie des enfants pour

    laquelle il est important de privilgier le dsir, latendance se construire des reprsentations dumonde avec des images. Il est important de pouvoir proposer ces enfants-l de dessiner et galementde fabriquer des images. Vous avez aujourd'hui la possibilit de fabriquer des images avec des appa-reils numriques; a cote cher l achat, mais rien l usage puisque c est effaable et rutilisable volont.

    Mais il y a encore un troisime moyen de mettre enforme les expriences d images. Il s'agit des gestes,des attitudes, des comportements. Or l encore ons aperoit qu il y a dans les diffrentes catgoriessociales le mme pourcentage d enfants qui utili-sent les gestes, les attitudes, les comportements et

    l imitation ludique, l imitation pour faire semblant.Que faire, donc, pour n'oublier personne? Il fautd abord bien sr montrer des images, dans les-quelles il y a des scnarios. Ensuite dire aux enfants" Et bien nous allons jouer les images que vousvenez de voir. Qui a envie de jouer tel ou tel person-nage ? Qui a envie de jouer le hros ou l hrone?",et ainsi de suite. Certains vont probablement ricaner ou rester l cart parce qu'ils n auront pas besoin de jouer les images pour pouvoir en parler, mais si

    vous ne commencez pas par proposer aux enfants de jouer les images, vous risquez bien de marginaliser irrmdiablement ceux qui ne peuvent matriser lesexpriences du monde qu en passant d abord par lecorps, c'est--dire par les gestes, les attitudes etl imitation "pour faire semblant". Si vous n tes pas votre aise pour proposer aux enfants de jouer lesimages, inscrivez-vous d urgence un stage de jeuxde rle ou de psychodrame, vous y apprendrez com-ment on joue et comment on fait jouer.Aprs que les enfants aient jou ce qu'ils ont vu, ilfaut leur demander de raconter ce qu ils ont jou, etceux qui sont leur aise avec les mots vont en par-ler. Mais certains ne diront rien du tout, il faut alorsleur proposer de fabriquer des images de ce qu ilsont vu. Vous achetez ou vous faites acheter un appa-reil numrique, si vous n avez pas d argent un pola-rod, et vous demandez "qui veut faire des photos",vous verrez que vous aurez des volontaires.

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    n L'ducation culturelle

    4 Une stagiaire : Vous avez parl tout l heure de prsenter des films violents des enfants. Faut-il pour autant renoncer une ducation culturelle desenfants ?4 Serge Tisseron : Qu appelez-vous "ducationculturelle" ?

    4 Une stagiaire : En tant que vidothcaires, si nous prsentons des films, a n est pas seulement pour que les enfants les aiment, c est aussi pour qu ils lesconnaissent, tout simplement, qu ils acquirent uneouverture d esprit.

    4 Serge Tisseron : coutez bien. Il y a deux faonsd intrioriser les images. La premire consiste lesassimiler et les digrer et pouvoir ensuite les uti-liser dans les diverses circonstances de la vie. C estvidemment votre but. Il y a une deuxime faond intrioriser les images qui est d enfermer lesimages l intrieur de soi dans des espces de pla-cards psychiques, de telle faon que ces images nesoient utilisables pour aucune circonstance de lavie.Qu est-ce qui va permettre aux enfants d assimiler les images selon la premire de ces dynamiques etnon selon la seconde? C est la possibilit d utiliser leur moyen de symbolisation et d assimilation pri-vilgi. Pour certains ce sera le langage, pour d autres la fabrication des images et pour d'autresencore l'imitation "pour faire semblant". Si je vous

    dis qu il faut commencer par proposer aux enfantsde jouer les images puis d en faire des images, puisd en parler, c est justement pour aboutir ce quevous souhaitez, et si vous ne faites pas ce que jevous dis de faire, vous laisserez de ct les deuxtiers des enfants. Alors vous vous amuserez avec letiers restant, vous serez ventuellement trs satis-faite du rsultat, mais n oubliez pas qu il y en res-tera deux tiers sur lesquels tout ce que vous aurez ditet fait aura gliss comme l eau sur les plumes ducanard.

    4 Une stagiaire : Peut-on utiliser votre mthodeavec n importe quel film, mme des films qui a priori ne sont pas des films de violence ?4 Serge Tisseron : Absolument. Vous pouvez pro-

    poser de jouer Terminator 2, Le Vieil Homme et l Enfant, Kes, tout ce que vous voulez. L importantc est de dire aux enfants " Voil vous avez vu cefilm, je vous propose qu on joue quelque chose,qu est-ce que vous auriez envie de jouer l-dedans ?". Il y en a un qui va dire " Ah et bien moi j aimerais bien qu on joue a ". C'est l'un des rsultats impor-tants de la recherche que j'ai ralise entre 1997 et2000. Tous les enfants ne sont pas gaux face auximages, parce que tous n'ont pas les mmes moyens psychiques pour les digrer. Et ces moyens ne sont

    pas en nombre infini, ils sont au nombre de trois :les mots, les images, l imitation gestuelle pour fairesemblant. Et il faut partir de l imitation gestuelle pour arriver aux images et pour arriver aux mots. Sivous montrez un film des enfants et que vous dites" Alors on en parle, qu est-ce que vous en pensez ?"vous en aurez un tiers qui parlera, deux tiers quiseront dfinitivement "out".

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    Si vous respectez ces trois temps, vous n ou- blierez personne.Vous permettrez aux enfants qui ont besoin de pas-ser par le corps de prendre pied dans les exp-riences du monde, ceux qui ont besoin de passer par les images aussi, et ceux qui ont l usage pri-vilgi du langage d utiliser les mots au momento ils le dsirent et o la dynamique du groupe s y prte.

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    n Fabriquer des images

    4 Une stagiaire : Nous nous sommes exercs hier recrer une image propre partir d'images exis-tantes, faire du couper-coller. Qu'en pensez-vous?4 Serge Tisseron : C est trs bien. Je pense qu onne peut pas opposer les nouvelles technologies auxtechnologies traditionnelles dans l aide qu ellesapportent pour assimiler les expriences du monde.Proposer des enfants de faire du couper-coller avec des ciseaux et de la colle, et des revues genre

    Elle, Marie-Claire, Tlrama, Paris-Match, c esttrs efficace du point de vue du dsir ou de la nces-sit qu ont certains enfants de se construire unereprsentation du monde par les images. Il est toutaussi efficace d utiliser cette mthode-l que d utili-

    ser la photographie numrique, des images de syn-thse ou le bidouillage des images par ordinateur.4 Une stagiaire : C est plus facile mettre enuvre

    4 Serge Tisseron : A l'heure actuelle oui, mais danscinq ans il sera plus facile de passer par un ordina-teur. J ai fait des couper-coller pendant trs long-temps avec papier, crayon, colle et ciseaux. Depuisque j ai Photoshop, a va mille fois plus vite. Parceque vous isolez un lment sur Photoshop avec la baguette magique, vous le grossissez, vous le

    mmorisez, a prend trois secondes et il a chang detaille. En couper-coller, vous tes oblig d aller la photocopieuse, vous le posez, vous calculez votreagrandissement, vous revenez, vous le dcoupez,vous le recollez4 Une stagiaire : a peut aussi tre ludique comme"Paint", un tout petit logiciel de dessin que l'ontrouve sur l ordinateur sous Windows4 Serge Tisseron : Oui, tout fait. L important,c est d avoir l ide qu il y a des enfants qui ont besoin de passer par les images, c'est--dire de pas-ser par le visuel et galement le manuel, puisque lesimages qu on fabrique sont celles que l'on bidouilleavec les mains.

    Il y a des enfants qui vont comprendre un effet dezoom parce que vous le leur expliquez, maisd'autres ne vont le comprendre que s ils le fabri-quent avec des images. Ca peut tre en effet desimages de papier, coup-coll, photocopi Du point de vue de l efficacit, c est la mme chose.Mais ce genre de mthode est encore malheureuse-ment dans beaucoup de lieux plus facile mettre en

    place; il faut esprer que dans quelques annes il yaura partout des logiciels libres quivalents Photoshop, sans licence.

    Quoiqu'il en soit, l important est d inviter l enfant passer par une fabrication d image. Je fais souventdes runions avec des enseignants, qui me disentque lorsqu'ils travaillent avec des images, notam-ment les photographies primes dans les concoursde photo-journalisme, ils sont tonns de voir quecertains enfants, incapables de rien dire de l image,montrent qu ils ont trs bien compris commentl image fonctionne. En effet, partir du moment ol on met l image sur l ordinateur et qu on leur demande de la transformer, ils la modifient dans lesens du message qu'elle vhicule. Il y a par exemple

    cette photographie o l'on voit un vautour sur unenfant qui commence le manger car l enfant estmourant. En mettant cette photo sur le scanner et en proposant aux enfants de la bidouiller, on s aperoitque certains ont une parfaite comprhension del enjeu et du message de l image, mme s'ils sontincapables d en parler dans un premier temps.Ensuite on leur demande " Mais qu est-ce que tu asfait ? ". " Et bien voil j ai agrandi le vautour ". " Et pourquoi ? " Et l enfant s explique. Et ce moment-l vous introduisez au langage des enfants, qui,

    sinon, seraient rests irrmdiablement coups de la possibilit de parler des images.4 Une stagiaire : Mais est-ce que a n est pas frus-trant pour ceux qui ont envie de parler tout desuite4 Serge Tisseron : Ne vous inquitez pas, ceux-lfont dj partie du saint des saints, alors ils peuventattendre un peu...

    Notre culture fait actuellement une place royale aulangage parl et crit, mais cette place va probable-ment beaucoup changer dans les annes qui vien-nent. La gnralisation des technologies d image vadonner aux gens capables d utiliser les images une place importante. Les concepteurs de jeux vidosles plus talentueux sont des jeunes qui ont t exclusdu circuit scolaire parce qu ils n taient pas dous pour l criture et pour l oral, mais devant le pupitre,ils font des miracles; ils gagnent beaucoup d argent,ils amusent beaucoup de gens grce aux jeux qu ilsfabriquent. Notre culture se trouve un moment o elle va bas-culer, mais malheureusement la plupart des gens qui

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    d hui, parce qu elle engage des budgets importants,est pense par des commerciaux, par des psycho-logues, par des communicants, par un planningstratgique et ainsi de suite.

    2 - ... Mais on ne peut pas partir de ce sens pourles expliquerLes images sont donc peut-tre plus charges designification qu elles ne l ont jamais t, mais enmme temps il n est possible aujourd hui de tra-vailler avec les enfants autour de la signification desimages que si on laisse provisoirement cette ques-tion de ct, en prenant le problme par la faondont elles ont t fabriques. Et c est seulement en partant de cette question que l'on peut dans undeuxime temps aborder celle de la signification des

    images.

    3 - L'important : faire la distinctionentre sa reprsentation personnelle del'image, et l'image relleUne confusion que nous faisons tous...Il faudrait que les citoyens de l avenir aient la pos-sibilit de faire la distinction entre d'un ct lareprsentation personnelle qu ils se font de l'imagequ ils voient, et d'un autre ct la ralit de l image.Or ces deux choses, pour chacun d entre nous, sont

    constamment confondues. Nous avons tendance nous reprsenter l image que nous voyons en fonc-tion de nos expriences, de notre vie personnelle,etc. Et nous croyons que cette image que nousvoyons est l image que les autres voient. L imagecre toujours l illusion qu elle est une ralit vue par tous de la mme faon. C est d ailleurs pour cette raison que les intellectuels se mfient souventdes images. Lorsqu'on on lit un texte, on a souvent l ide que chacun le fait sa faon, que chacun enretient ce qui lui correspond. Mais lorsqu'on voitl image, on a tendance penser que tous les specta-teurs d une image la voient de la mme faon, qu ilsvoient en quelque sorte la mme image.

    ... mais qui peut tre dangereuse et amener unecensure abusiveIl faut donc que les enfants deviennent demain desadultes capables de faire la diffrence entre l imagequ ils voient et ce qu est l image en ralit. Cettedistinction est importante car si vous ne la faites pas, vous pensez que tout le monde voit l imagecomme vous; si par exemple vous avez des parents

    morts dans un accident d automobile et que vousvoyez une squence d accident d automobile aucinma, vous allez dire " Il faut la censurer parceque c est trop traumatisant".J ai entendu dire qu il y avait aux tats-Unis uneCommission de Censure dirige une poque par quelqu un qui tait obsd par la fellation. Tout cequi voquait la fellation, il fallait donc le censurer.Le risque, c est que les censeurs confondent leur problme personnel avec le problme des autres,qu'ils confondent l image qu ils voient avec cequ elle est en ralit. Beaucoup d adultes croientque les enfants voient les images comme eux. Pour viter que cela ne se reproduise d une gnrationsur l autre, il faut commencer, pour la premire foisde l histoire, fabriquer des citoyens qui appren-

    nent faire la diffrence entre l image qu ils voientet ce qu est l image en ralit. Or pour faire cettediffrence il faut d abord partir de ce qu est l image pour soi, et c est seulement aprs que l'on peutcomprendre que cette image est en ralit diff-rente.

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    n Le crateur d'images

    E Une stagiaire : Peut-tre qu il faut aussi inter- prter ce que le crateur d images a voulu dire4 Serge Tisseron : Non, parce qu aujourd hui il n'ya plus de crateurs d images. C est--dire qu au- jourd hui les images sont fabriques par des collec-tifs. Quand Lonard de Vinci faisait la Joconde, loui, il faisait la Joconde.Regardez toute l histoire du cinma, lisez les inter-views des ralisateurs. Joseph Von Stroheim a pass son temps dire que les films commercialisssous son nom n taient pas les siens. Il a t le pre-mier le dire aussi clairement, mais beaucoup degrands ralisateurs amricains vous diront qu onleur a impos des contraintes et que, pour une part,

    le produit fini n est pas vraiment ce qu ils auraientaim qu il soit. Regardez toutes les coupes faitesdans un film, tout le monde sait bien que2001Odysse de l espace , a n est pas celui qu a vouluStanley Kubrick. Tous les grands ralisateurs se plaignent que leur film n est pas celui qu ilsauraient voulu faire.A la tlvision, les images passent dans des mouli-nettes. Il y a un tremblement de terre l autre boutdu monde, des quipes de cameramen de tous les pays vont faire des photos et des bandes-films.

    L Agence France Presse retient quelques images quisont transmises Paris, parmi celles-ci les chanesde tlvision font leur choix; et au dernier moment,en fonction de diverses contraintes, c est une image plutt qu une autre qui est montre. Et finalementce qui vous arrive, c est une petite chose qui est lersultat d un ensemble de contraintes tel que vousne pouvez pas dire "C est Monsieur Tartempion qui, tel poste, tel endroit, a dcid que les tlspec-tateurs verraient a ".

    4 Un stagiaire : Je ne suis pas tout fait d accordavec vous. Vous avez donn des exemples ducinma amricain, l c est effectivement le com-manditaire qui dcide. Il est peut-tre faux de direque c est la mme chose dans le cinma franais...4 Un stagiaire : Un exemple prcis rcent, dans

    Kirikou et la sorcire, c est bien le ralisateur qui aimpos son choix et qui a forc les producteurs accepter que les femmes noires aient les seins nus.4 Serge Tisseron : Oui, mais a n est pas a quinous donne la signification du film. Il est videntque des choix concernant une uvre sont un cer-

    tain moment imposs par une personne et d'autres par une autre personne, mais aucun moment vousne pouvez considrer aujourd hui qu une image puisse reflter une seule intention, parce qu aucuneimage n est fabrique par une seule personne.Je ne dis pas que dans le collectif il n y a pas unmoment quelqu un qui impose sa volont, " Lesseins nus, j y tiens, si vous ne les voulez pas je m envais ", ou bien un prsentateur tlvis " je veuxcette image-l aux actualits et pas une autre". Maisle prsentateur n aura pas fait sa propre slection parmi toutes les images disponibles, il aura fait saslection dans une liste prtablie, donc il n aura pas tout vu.

    4 Une stagiaire : Dans le cadre du film documen-

    taire par exemple, Wiseman, qui est amricain, faitdes heures et des heures de rushes, et il fait bien sonmontage tout seul Il arrive donc dans le docu-mentaire que l'on fasse des choix personnels.4 Serge Tisseron : Le reportage passe par la tl-vision, le reportage est regard en famille, le pre defamille dcide de zapper, et le reste de la famille neverra qu un morceau du reportage, il y aura donc bien une interfrence du collectif. Ce que je veuxdire, c est que nous n avons plus la possibilitaujourd'hui de rapporter les images une seule

    intention. Il s'agit de cumuls d intentions.Quand Lonard de Vinci crait La Joconde, il choi-sissait ses couleurs, si elles n existaient pas ils lesinventaient, et ainsi de suite. Aujourd hui bien sr,vous avez des gens qui imposent leurs choix, maisde toute manire ces choix dpendent toujours pour une part des contraintes qui engagent plusieursintentions diffrentes.Ce n'est pas une manire de rduire le rle du cra-teur, c'est une manire de poser en d autres termes laquestion du spectateur. Aujourd hui, l enfant qui sedemande comment a a t fabriqu, il est dans levrai. Si vous lui dites "L important c est de savoir ceque le ralisateur a voulu dire ", vous tes dansl illusion d un ralisateur d images qui serait dansla position d un peintre la Renaissance, mais vousn tes plus dans la ralit de ce que sont aujourd huiles rapports de production dans le monde de la fabri-cation des images, vous tes dans une fiction. Alorssi cette fiction tait structurante, je serais d'accord.Le problme c est qu'il s'agit d'une fiction dstruc-turante parce qu'en invitant les enfants penser decette faon-l, vous allez contre-courant de toute

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    cette nouvelle culture des images qui est en train dese mettre en place et qui consiste justement toutmoment questionner le mode de fabrication. Or,les images seront de plus en plus appeles trenumrises, bidouilles, transformes.

    4 Un stagiaire : J'aimerais parler de la singularitd un film par rapport un autre. Peu importe qu il yait une personne, un collectif, la singularit est pour moi dans le fait qu un film va se distinguer d unautre.J'aimerais relier a une exprience que j ai faite enregardant la tl une adaptation de la bande des-sine de Largo Winch , diffuse sur M6. Je l'airegarde avec un groupe d adolescents de 13-14 ansqui avaient lu la BD. Et pendant le film, en regar-

    dant et en commentant avec eux, j avais l impres-sion qu il y avait pour eux trs peu de surprises,c'est--dire qu ils comprenaient vraiment trs bience qui se passait. J'ai mme eu l impression qu ilsanticipaient toujours avec beaucoup d avance ce quiallait se passer et qu en gros les personnages etl histoire taient parfaitement identifiables.En fait, on regarde ce film un peu comme on va jouer un jeu vido dans la mesure o l'on connat,on sait ce qui va se passer l, tel moment du sc-nario. On est donc dans une espce de plaisir connu,

    anticip. Et je serais tent de me dire " Regardonsensemble un film singulier, diffrent de celui-ci, etqui provoquerait une incertitude, pourquoi pas untrouble, avec l ide que ce trouble est aussi un plai-sir du spectateur ". Dans notre petit groupe, nous parlons des films en nous disant qu'il s'agit aussi un moment donn d'une rencontre avec une sorted'altrit, c'est--dire quelque chose qui nous est peut-tre tranger, mais qui est galement intres-sant.

    4 Une stagiaire : Tout l heure, vous parliez du faitd expliquer, de trouver des raisons, de savoir pour-quoi le ralisateur a fait i ou a, mais lorsque l en-fant cre sa propre image, il sait pourquoi il l a faitede cette faon. Donc il peut l'expliquer. Ne pourrait-on pas lui demander pourquoi selon lui le ralisateur du film visionn a cre ses images dans un sens et pas dans l'autre ?4 Serge Tisseron : Non. Tout simplement parce quelorsque vous fabriquez une image, vous utilisez le

    corps et les mains. Et partir du moment o vousmettez la main la pte, vous engagez des proces-sus psychiques trs diffrents de ceux qui sontengags simplement lorsque vous regardez.Prenez un exemple simple : vous ne savez pas quoicrire, vous essayez d imaginer quoi crire, vousn y arrivez pas. Vous vous mettez devant une feuille blanche, vous commencez crire et a vient. Vousvoyez bien la diffrence qu il y a entre penser etfaire. Pour les enfants qui ont besoin de passer par les images pour penser ces images, c est la mmediffrence. Vous leur demandez, leur tte est vide.Mais vous leur demandez de fabriquer une image,a passe par les mains, ils la fabriquent. Ensuitevous leur demandez pourquoi ils ont fait cetteimage-l et pourquoi elle est diffrente de celle

    qu ils ont vue, et ils commencent parler.

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    n L'image "relle"

    4 Une stagiaire : Il y a lieu de faire la diffrence au bout du compte entre l image qu on interprte etl image relle. Je ne vois pas ce que c est l imagerelle.4 Serge Tisseron : Justement, c est bien le pro- blme : l'image relle n existe pas.

    1 - L'image telle que nous la percevonsest diffrente de celle que le ralisateura fabriqueLes images n existent que dans le moment o vousles actualisez, dans la rception que vous en avez.Toutes les images sont virtuelles : si j ai Ben-Hur encassette chez moi, c est virtuel. Quand je le mets

    dans mon magntoscope et que je le regarde, adevient une image relle qui s anime et que je vois.Il est bien vident que l image que je vois, c'est--dire qui s inscrit dans mon esprit, elle n est pasidentique l image que le ralisateur a fabrique, preuve en est que lorsqu'on voit une photographie plusieurs et qu on en discute ensuite, on s aperoitque personne n a vu la mme photographie. Le pro- blme est qu il y a des gens qui sont persuads qu'ils'agit des mmes images.

    2 - La faon dont nous voyons l'imagedpend de notre culture et du moment o on laregardeJ'tais un colloque international Sydney il y a unmois, et il tait flagrant de voir quel point les diff-rentes cultures apprcient trs diffremment la vio-lence des images, par exemple. Ce qui est violent pour les Japonais ne l'est pas pour les Franais. LesJaponais ont traditionnellement toujours montr desfemmes poil sans poils, il ne fallait pas qu on voitle poil, pour eux c tait l horreur absolue. Pour euxc tait une violence inoue, donc ils n'en voulaient pas de a. En France il ne faut pas parler de l arme,c est trs difficile, on commence en parler un tout petit peu mais traditionnellement la France est un pays o l'on peut parler de beaucoup de choses,mais pas de l arme. Aux tats-Unis, on parle del arme trs facilement. Il n y a qu voir StanleyKubrick faisant Les Sentiers de la Gloire, un filminterdit pendant 20 ans en France, c est quandmme extraordinaire. Ou la difficult, en France, parler de la guerre d Algrie, alors que lesAmricains ont parl tout de suite de celle du Vit-

    nam. Donc l apprhension que vous avez desimages varie selon votre culture.Il faut bien raliser que vous voyez d'abord uneimage en fonction de votre culture, en fonction devotre histoire mais aussi en fonction du moment ovous la regardez. Si vous voyez La Grande Bouffeayant faim, vous ne le vivez pas de la mme faonque si vous le voyez malade, en pleine crise de foie.C est cette diffrence-l qu il faut faire entre lesimages telles qu elles sont proposes et les imagesque vous construisez l intrieur de vous.

    3 - L'exemple de la publicit :une mme image a plus ou moins d'efficacitselon le public qu'elle toucheL impact de l image sur vous n est pas forcment ce

    que les fabricants ont voulu crer, peut-tre lesfabricants ont-ils voulu faire autre chose. Regardezaujourd hui la raction qu ont beaucoup de gens envoyant des publicits, ils disent " Ah cette publicitelle n est vraiment pas bonne, je n achterai jamaisle produit ". Ces gens ont une mauvaise ducationaux images, parce qu'ils croient que la ractionqu ils ont aux images est ce que le publiciste a voulufaire. Mais si une publicit ne vous plat pas, a prouve seulement que le publiciste a fait une publi-cit qui ne vous tait pas destine mais qui est trs

    efficace sur d autres. Vous pouvez donc commencer comprendre que l image est construite pour un public dont vous ne faites pas forcment partie.J'ai travaill par exemple sur des campagnes publi-citaires pour essayer d'en comprendre l efficacit oul inefficacit. J en parle un peu dans Petites

    Mythologies d aujourd hui, l'un de mes dernierslivres. Il y a des campagnes publicitaires qui ont fait perdre beaucoup de ventes leurs produits parceque les contraintes imposes par les propritaires dela marque taient des contraintes travers lesquellesils confondaient l image qu ils avaient de la marqueavec celle qu il tait utile de donner de la marque pour qu'elle se vende. C'est notamment le cas dansles entreprises familiales, o les patrons de lamarque peuvent tre attachs une certaine imageet confondent celle-ci avec l image qu il pourraittre utile de donner un public.4 - Une distinction capitale dans un monde des-tin devenir de plus en plus virtuelFaire cette distinction est donc vraiment crucial, eta le sera de plus en plus parce que nous seront de plus en plus environns d images qui nous invite-

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    ront confondre l effet de l image sur nous avecl image elle-mme. Notamment toutes les imagesqui seront retouches par ordinateur, cela donnerades images qui auront un impact motionnel de plusen plus efficace. Si vous ne commencez pas par assimiler l effet des images sur vous, vous tescompltement parasits, vous courez tout momentle risque de croire que l image a t fabrique pour vous donner prcisment l impression que vousavez... Mais peut-tre l image a-t-elle t fabrique pour donner une autre impression la majorit. Ilfaut toujours partir de ce que l'image vous fait vous, comment elle vous le fait, pourquoi elle vousle fait. Et partir de l vous pouvez beaucoup mieuxrelativiser l image, prendre de la distance par rap- port elle pour la travailler en elle-mme.

    n Manipulation

    4 Un stagiaire : Peut-on parler de manipulation ?

    4 Serge Tisseron :1 - La manipulation est partoutLes images sont faites pour manipuler, mais le lan-

    gage aussi, tout ce que l tre humain a invent, toutela communication est faite pour manipuler. Allezacheter une voiture : le premier mot du vendeur jus-qu au dernier sera destin vous manipuler. Leshommes politiques, n en parlons pas. Donc de toutefaon, c est idiot de parler de la manipulation desimages parce que la manipulation est bien aussiimportante dans le discours crit, en parl, que dansles images. Regardez par exemple au moment de laguerre du Kosovo, l extraordinaire unanimit de la presse dans les positions mises en avant. a n tait pas des positions d images, c tait des positions detexte, des positions d criture. La composantemanipulatoire fait partie de l existence humaine.L tre humain a le dsir de convaincre les autres quesa vision du monde est juste.2 - Une distiction image perue / image rellencessaire pour plus de tolranceLorsque je vous dis qu il faut constammentapprendre sparer l image de la ralit, c est aussiune faon d inviter la tolrance. Car beaucoup degens qui confondent l image qu ils voient avecl image relle vont prendre des dcisions sur ces

    images parce qu ils pensent que tout le monde varagir ces images comme eux.Le film Doberman par exemple. Ce film a provoquune critique trs violemment ngative, on l'a accusd tre fasciste, nazi, dangereux, etc. Une chane detlvision m a demand de le voir pour donner monavis, j y suis donc all avec une vieille dame et avecmon fils qui avait l poque 16-17 ans. Mon fils arigol du dbut la fin parce qu il n a vu dans lefilm qu une bande dessine. La vieille dame par contre tait effondre, parce que ds qu elle voyaitun impermable mastic, elle voyait la Gestapo. Iltait trs intressant de voir ma gauche mon filsqui rigolait sans arrt, et cette vieille dame qui taitaccable et qui disait " a n est pas possible, c est pas possible " toutes les cinq minutes parce qu elle

    avait des souvenirs de la dernire guerre trs angois-sants qui lui revenaient.Il aurait t trs important que mon fils puisse com- prendre que l image qu il s tait faite du film taitune image construite partir de sa familiarit avecles bandes dessines, mais que cette image ne seconfondait pas avec le film, et que celui-ci contenaitdes choses terriblement violentes. Et aurait timportant que cette vieille dame comprenne quel image qu elle se faisait du film n tait pas le filmrel et que pour une part le film contenait des choses

    trs angoissantes et trs proccupantes, mais que par d autres aspects il tait construit comme une bande dessine.

    4 Un stagiaire : Vous nous invitez donc relativiser chaque fois4 Serge Tisseron : Pas relativiser par principe, maisrelativiser en partant des constructions psychiquesque l on s est faites partir de ce que l on aprouv. Toujours partir de la composante motion-nelle face aux images. Non pas " Qu est-ce quevous en pensez ? " mais " Qu est-ce que a vous fait? ", chaud, froid, rire, a chatouille l estomac, a fait bander, a fait mouiller, a fait pleurer, a fait malau crne, a donne envie de vomir? Partir de l - prouv.4 Une stagiaire : Vous avez fait partie de laCommission de Classification des Films4 Serge Tisseron : En fait, j ai refus d en faire par-tie. Parce que je pense que cette Commission n a pas de critres autres qu'idologiques et subjectifs.C tait le point de dp