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En hommage à Umberto Eco SYLVIE Gérard de Nerval

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En hommage à Umberto Eco

SYLVIE

Gérard de Nerval

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Nota de rocbo, votre serviteur :Ben, je n'la remercie pas la BNF

SYLVIE, SOUVENIRS DU VALOIS, de Gérard de Nerval est paru,le 14 août 1853, dans la REVUE DES DEUX MONDES à la page 745,

puis intégré dans le recueil des FILLES DU FEU en 1854

Ce document de 96 pages est basé sur la version de la Librairie illustrée, Paris, 1892

les illustrations étant de Pierre Duhem.

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SYLVIE______________

NUIT PERDUE

Je sortais d'un théatre où, tous les jours, je paraissais auxavant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois, tout étaitplein ; quelques fois tout était vide. Peu m'importait d'arrêter mesregards sur un parterre peuplé seulement d'une trentained'amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettessurannées, - ou bien de faire partie d'une salle animée etfrémissante,

2couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux

étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de lasalle, celui du théâtre ne m'arrêtait guère, - excepté lorsqu'à laseconde ou à la troisième scène d'un maussade chef-d'œuvred'alors, une apparition bien connue illuminait l'espace vide,rendant la vie d'un souffle et d'un mot à ces vaines figures quim'entouraient.

Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Sonsourire me remplissait d'une béatitude infinie ; la vibration de savoix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillirde joie et d'amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, ellerépondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, - bellecomme le jour aux feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâlecomme la nuit, quand la. rampe baissée la laissait éclairée d'enhaut sous les rayons du lustre, et la montrait plus naturelle,brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les Heures

divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fondsbruns des fresques d'Herculanum !

Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de cequ'elle pouvait être d'ailleurs je craignais de troubler le miroirmagique qui me renvoyait son image, - et tout au plus avais-jeprêté l'oreille à quelques propos concernant non plus l'actrice,mais la femme. Je m'en informais aussi peu que des bruits qui ontpu courir sur la princesse d'Élide ou sur la reine de Trébizonde, -un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières annéesdu dix-huitième siècle comme il fallait y vivre pour le bienconnaître, m'ayant prévenu de bonne heure que les actricesn'étaient pas des femmes,

3et que la nature avait oublié de leur faire un cœur. Il parlait

de celles de ce temps-là sans doute ; mais il m'avait raconté tantd'histoires de ses illusions, de ses déceptions et montré tant deportraits sur ivoire, médaillons charmants qu'il utilisait depuis àparer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanéesen m'en faisant l'histoire et le compte définitif, que je m'étaishabitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l'ordre destemps.

Nous vivions alors dans une époque étrange, comme cellesqui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissementsdes grands règnes. Ce n'était plus la galanterie héroïque commesous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoirec'était un mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopiesbrillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses,d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts dereconnaissance d'ennuis des discordes passées, d'espoirsincertains. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses quidevait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesseéternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, etnous faisait honte de nos heures de jour perdues. L'ambitionn'était cependant pas de notre âge, et l'avide curée qui se faisaitalors des positions et des honneurs nous éloignait des sphèresd'activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tourd'ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pournous isoler de la foule. À ces points élevés où nous guidaient wosmaîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nousbuvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes,

4nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas ! des

formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômesmétaphysiques! Vue de près, la femme réelle révoltait notreingénuité ; il fallait qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'enpas approcher. Quelques-uns d'entre nous néanrnoins prisaientpeu ces paradoxes platoniques, et à travers nos rêves renouvelésd'Alexandrie agitaient parfois la torche des dieux souterrains, quiéclaire l'ombre un instant de ses traînées d'étincelles. C'est ainsique, sortant du théâtre avec l'amère tristesse que laisse un songeévanoui, j'allais volontiers me joindre il la société d'un cercle oul'on soupait en grand nombre, et où toute mélancolie cédaitdevant la verve intarissable de quelques esprits éclatants, vifs,orageux, sublimes parfois, tels qu'il s'en est trouvé toujours dansles époques de rénovation ou de décadence, et dont lesdiscussions se haussaient à ce point, que les plus timides d'entrenous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les Turcomansou les Cosaques n'arrivaient pas enfin pour couper court à cesarguments de rhéteurs et de sophistes. « Buvons, aimons, c'est lasagesse ! » Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un deceux-là me dit :

- Voici bien longtemps que je te rencontre dans le mêmethéâtre, et chaque fois que j'y vais. Pour laquelle y viens-tu ?

Pour laquelle ? Il ne me semblait pas que l'on pût aller làpour voir une autre. Cependant, j'avouai un nom.

- Eh bien, dit mon ami avec indulgence, tu vois là-basl'homme heureux qui vient de la reconduire,

5et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n'ira la, retrouver peut-

être qu'après la nuit.Sans trop d'émotion, je tournai les yeux vers le personnage

indiqué. C'était un jeune homme correctement vêtu, d'une figurepâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeuxempreints de mélancolie et de douceur. Il jetait de l'or sur unetable de whist et le perdait avec indifférence.

- Que m'importe, dis-je, lui ou tout autre ? Il fallait qu'il y eneût un, et celui-là me paraît digne d'avoir été choisi.

- Et toi?- Moi ? C'est une image que je poursuis, rien de plus.En sortant, je passai par la salle de lecture, et

machinalement je regardai un journal. C'était, je crois, pour yvoir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence setrouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bnuit avaitcouru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus ; - ce qui

venait d'avoir lieu à la suite d'un changement de ministère. Lesfonds se trouvaient déjà cotés très haut ; je redevenais riche.

Une seule pensée résulta de ce changement de situation,celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais.Je touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une îllusion encore,une faute d'impression railleuse ? Mais les autres feuillesparlaient de même. - La somme gagnée se dressa devant moicomme la statue d'or de Moloch.

- Que dirait maintenant, pensais-je, le jeune homme de toutà l'heure, si j'allais prendre sa place près de la femme qu'il alaissée seule ?...

6Je frémis de cette pensée, et mon orgueil se révolta.- Non ! ce n'est pas ainsi, ce n'est, pas à mon âge que l'on tue

l'amour avec de l'or : je ne serai pas un corrupteur. D'ailleurs,ceci est une idée d'un autre temps. Qui me dit aussi que cettefemme soit vénale ?

Mon regard parcourait vaguemcnt le journal que je tenaisencore, et j'y lus ces deux lignes : « Fête du bouquet provincial.Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceuxde Loisy » Ces mots fort simples, réveillèrent en moi toute unenouvelle série d'impressions : c'était-un souvenir de la provincedepuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de lajeunesse. - Le cor et le tambour résonnaient au loin dans leshameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient desguirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés derubans. Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait cesprésents sur son passage, et nous, enfants de ces contrées, nousformions le cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorantdu titre de chevaliers, - sans savoir alors que nous ne faisions querépéter d'âge en âge une fête druidique survivant aux monarchieset aux religions nouvelles.

ADRIENNE

Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongédans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en messouvenirs. Cet état, où l'esprit résiste encore aux bizarrescombinaisons du songe, permet souvent de voir se presser

7en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une

longue période de la vie.Je me représentais un château du temps de Henri IV avec

ses toits pointus couverts d'ardoises et sa face rougeâtre auxencoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verteencadrée d'ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait lefeuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient enrond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leursmères, et d'un français si naturelleinent pur, que l'on se sentaitbien exister dans ce vieux pays du valois, ou pendant plus demille ans a battu le cœur de la France.

J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené macompagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameauvoisin, si vive et si fraiche, avec ses yeux noirs, son profilrégulier et sa peau légèrement hâlée !... Je n'aimais qu'elle, je nevoyais qu'elle, - jusque-là ! À peine avais-je remarqué, dans laronde où nous dansions, une blonde, grande et belle qu'onappelait Adrienne. Tout à coup, suivant les règles de la danse,Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle.Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et ladanse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En luidonnant ce baiser, je ne pus m'empêcher de lui presser la main.Les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or effleuraient mesjoues. De ce moment, un trouble inconnu s'empara de moi.- La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans ladanse. On s'assit autour d'elle, et, aussitôt, d'une voix fraîche etpénétrante, légèrement voilée,

8comme celle des filles de ce pays brumeux, elle chanta une

de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d'amour, quiracontent toujours les malheurs d'une princesse enfermée dans satour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé. La mélodiese terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants qui fontvaloir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frissonmodulé la voix tremblante des aïeules.

À mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grandsarbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule isolée denotre cercle attentif. Elle se tut, et personne n'osa rompre lesilence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées,qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes.Nous pensions être en paradis. - Je me levai enfin, courant auparterre du château, où se trouvaient des lauriers, plantés dans de

grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deuxbranches, qui furent tressées en couronne et nouées d'un ruban. Jeposai sur la tête d'Adrienne cet ornement, dont les feuilleslustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de lalune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poèteerrant sur la lisière des saintes demeures.

Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fitun salut gracieux, et rentra en courant dans le château. - C'était,nous dit-on, la petite fille de l'un des descendants d'une famillealliée aux anciens rois de France ; le sang des Valois coulait dansses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler ànos jeux ; nous ne devions plus la revoir, car, le lendemain,

9elle repartit pour un couvent où elle était pensionnaire. Quand je revins près de Sylvie, je m'aperçus qu'elle pleurait.

La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était lesujet de ses larmes, je lui offris d'en aller cueillir une autre maiselle dit qu'elle n'y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulusen vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant queje la reconduisais chez ses parents.

Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études,j'emportai cette double image d'une amitié tendre tristementrompue, - puis d'un amour impossible et vague, source depensées douloureuses que la philosophie de collége étaitimpuissante à calmer.

La figure d'Adrienne reste, seule triomphante, - mirage de lagloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures dessévères études. Aux vacances de l'année suivante j'appris quecette belle personne à peine entrevue était consacrée par safamille à la vie religieuse.

RÉSOLUTION

Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cetamour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre,qui tous les soirs me prenait à l'heure du spectacle, pour ne mequitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenird'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lunefantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée deblanches vapeurs. - La ressemblance d'une figure oubliée depuisdes années se déssinait désormais avec une netteté singulière ;

10c'était un crayon estompé par le temps qui se faisait

peinture, comme ces vieux croquis de maiîtres admirés dans unmusée, dont on retrouve ailleurs l'original éblouissant.

Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice !... et sic'était la même ! Il y a de quoi devenir fou ! c'est un entrainementfatal où l'inconnu vous attire commc le feu follet fuyant sur lesjoncs d'une eau morte... Reprenons pied sur le réel.

Et Sylvie que j'aimais tant, pourquoi l'ai-je oubliée depuistrois ans ?.. C'était une bien jolie fille, et lu plus belle de Loisy.

Elle existe, elle, bonne et pure de cœur sans doute. Je revoissa fenêtre ou le pampre s'enlace au rosier, la cage des fauvettessuspendue à gauche j'entends le bruit de ses fuseaux sonores et sachanson favorite :

La belle était assisePrès du ruisseau coulant...

Elle m'attend encore... Qui l'aurait épousée ? Elle est sipauvre !

Dans son village et dans ceux qui l'entourent, de bonspaysans en blouse, aux mains rudes, à la face amaigrie, au teinthâlé ! Elle m'aimait seul, moi, le petit Parisien, quand j'allais voirprès de Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd'hui. Depuis troisans, je dissipe en seigneur le bien modeste qu'il m'a laissé et quipouvait suffire à ma vie. Avec Sylvie, je l'aurais conservé. Lehasard m'en rend une partie. Il est temps encore.

À cette heure, que fait-elle ? Elle dort... Non, elle ne dortpas ; c'est aujourd'hui la fête de l'Arc,

11la seule dans l'année où l'on danse toute la nuit. - Elle est à la fête.Quelle heure est-il ?Je n'avais pas de montre.Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était

d'usage de réunir à cette époque pour restaurer dans sa couleurlocale un appartement d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi unede ces pendules d'écaille de la Renaissance, dont le dôme doré,surmonté de la figure du Temps, est supporté par des cariatidesdu style Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demicabrés. La Diane historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran, où s'étalent sur un fond niellé les chiffresémaillés des heures. Le mouvement, excellent sans doute, n'avaitpas été remonté depuis deux siècles. Ce n'était pas pour savoir

l'heurc que j'avais acheté cette pendule en Touraine.Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une

heure du matin. - En quatre heures, me dis-je, je puis arriycr au bal de Loisy.Il y avait encore sur la place du Palais-Royal cinq ou six

fiacres stationnant pour les habitués des cercles et des maisons dejeu.

- À Loisy dis-je au plus apparent.- Où cela est-il ?- Près de Senlis, à huit lieues.- Je vais vous conduire à la poste, dit le cocher moins

préoccupé que moi.Quelle triste route, la nuit, que cette route de Flandre, qui ne

devient belle qu'en atteignant la zone des forêts ! Toujours cesdeux files d'arbres

12monotones qui grimacent des formes vagues ; au delà, des

carrés de verdure et de terres remuées ; bornés à gauche par lescollines bleuâtres de Montmorency, d'Écouen, de Luzarches.Voici Gonesse, le bourg vulgaire plein des souvenirs de la Ligueet de la Fronde...

Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiersdont j'ai vu bien des fois les fleurs éclater dans lu nuit comme desétoiles de la terre : c'était le plus court pour gagner les hameaux. -Pendant que la voiture monte les côtes, recomposons lessouvenirs du temps où j'y venais si souvent.

UN VOYAGE À CYTHÈRE

Quelques années s'étaient écoulées : l'époque où j'avaisrencontré Adrienne devant le château n'était plus qu'un souvenird'enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fêtepatronale. J'allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l'Arc,prenant place dans la compagnie dont j'avais fait partie déjà. Desjeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdentencore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ontplus souffert du temps que des révolutions, avaient organisé lafête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient dejoyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortége rustiquedes Compagnies de l'Arc. Après la longue promenade à traversles villages et les bourgs, après la messe à l'église, les luttesd'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs avaient étéconviés à un repas qui se donnait dans une île ombragée depeupliers et de tilleuls,

13au milieu de l'un des étangs alimentés par la Nonette et la

Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à l'île, - dont lechoix avait été déterminé par l'existence d'un temple ovale àcolonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là, comme àErmenonville, le pays est semé de ces édifiees légers de la fin dudix-huitième siècle, où des millionnaires philosophes se sontinspirés dans leurs plans du goùt dominant d'alors. Je crois bienque ce temple avait dû être primitivement dédié à Uranie. Troiscolonnes avaient succombé, emportant dans leur chute une partiede l'architrave ; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle,suspendu des guirlandes entre les colonnes, on avait rajeuni cetteruine moderne, qui appartenait au paganisme de Boufflers ou deChaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.

La traversée du lac avait été imaginée peut-être pourrappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumesmodernes dérangeaient seuls l'illusion. L'immense bouquet de lafête, enlevé du char qui le portait, avait été placé sur une grandebarque ; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc quil'accompagnaient selon l'usage avait pris place sur les bancs, etcette gracieuse théorie renouvelée des jours antiques se reflétaitdans les eaux calmes de l'étang qui la séparait dü bord de l'île sivermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa colonnadeet ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu detemps. La corbeille portée en cérémonie occupa le centre de latable, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des jeunesfilles : il suffisait pour cela d'être connu des parents. Ce fut lacause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie.

14Son frère m'avait déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre

de n'avoir pas depuis longtemps rendu visite à sa famille. Jem'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l'assuraique j'étais venu dans cette intention.

- Non, c'est moi qu'il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommesdes gens de village, et Paris est si au-dessus !

Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche mais elle meboudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'ellem'offrît sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune joie de cebaiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car, dans ce payspatriarcal où l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'estautre chose qu'une politesse entre bonnes gens.

Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de lafête. À la fin du repas, on fit s'envoler du fond de la vastecorbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui,

de ses fortes ailes, soulevant des lacis de guirlandes et decouronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu'ils'élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nousrattrapions au hasard les couronnes dont chacun parait aussitôt lefront de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir une des plus belles,et Sylvie, souriante, se laissa embrasser cette fois plustendrement que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenird'un autre temps. Je l'admirai alors sans partage, elle étaitdevenue si belle ! Ce n'était plus cette petite fille de village quej'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces dumonde. Tout, en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, siséduisants

15dès son enfance, était devenu irrésistible sous l'orbite arquée

de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traitsréguliers et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admiraiscette physionomie digne de l'art antique au milieu des minoischiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées,ses bras qui avaient blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, lafaisaient toute autre que je ne l'avais vue. Je ne pus m'empêcherde lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même, espérantcouvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.

Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère,l'impression charmante de cette fête l'heure du soir et le lieumême où, par une fantaisie pleine de goût, on avait reproduit uneimage des galantes solennités d'autrefois. Tant que nouspouvions, nous échappions à la danse pour causer de nossouvenirs d'enfance et pour admirer, en rêvant à deux, les refletsdu ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère deSylvie nous arrachât à cette contemplation en disant qu'il étaittemps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient sesparents.

LE VILLAGE

C'était à Loisy, dans l'ancienne maison du garde. Je lesconduisis jusque-là, puis je retournai à Montagny, où jedemeurais chez mon oncle. En quittant le chemin pour traverserun petit bois qui sépare Lois de Saint-S..., je ne tardai pas àm'engager dans une sente profonde qui longe la forêtd'Ermenonville je m'attendais ensuite à rencontrer

16les murs d'un couvent qu'il fallait longer pendant un quart de

lieue. La lune se cachait de temps à autre sous les nuages,éclairant à peine les roses de grès sombre et les bruyères qui semultipliaient sous mes pas. À droite et à gauche, des lisières deforêt sans routes tracées, et toujours, devant moi, ces rochesdruidiques de la contrée qui gardent le souvenir des fils d'Armenexterminés par les romains ! Du haut de ces entassementssublimes, je voyais les étangs lointains se découper comme desmiroirs sur la plaine brumeuse, sans pouvoir distinguer celuimême où s'était passée la fête.

L'air était tiède et embaumé ; je résolus de ne pas aller plusloin et d'attendre, le matin, en me couchant sur des touffes debruyères. - En me réveillant, je reconnus peu à peu les pointsvoisins du lieu où je m'étais égaré dans la nuit. À ma gauche, jevis se dessiner la longue ligne des murs du couvent de Saint-S...,puis, de l'autre côte de la vallée, la butte aux Gens-d'Armes, avecles ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne. Présde là, au-dessus des touffes de bois, les hautes masures del'abbaye de Thiers découpaient sur l'horizon leurs pans demuraille percés de trèfles et d'ogives. Au-delà, le manoir dePontarmé, entouré d'eau comme autrefois, refléta bientôt lespremiers feux du jour, tandis qu'on voyait se dresser au midi lehaut donjon de la Tournelle et les quatre tours de Bertrand-Fossésur les premiers coteaux de Montméliant.

Cette nuit m'avait été douce, je ne songeais qu'à Sylviecependant, l'aspect du couvent me donna un instant l'idée quec'était celui peut-être qu'habitait Adrienne.

Je lui parlais de la Nouvelle Héloïse. (Page 19.)

18Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon

oreille et m'avait sans doute réveillé. J'eus un instant l'idée dejeter un coup d'œil par-dessus les murs en gravissant la plus hautepointe des rochers ; mais, en y réfléchissant, je m'en gardaicomme d'une profanation. Le jour en grandissant chassa de mapensée ce vain souvenir et n'y laissa plus que les traits rosés deSylvie.

- Allons la réveiller, file dis-je.Et je repris le chemin.de Loisy.Voici le village au bout de la sente qui côtoie la forêt : vingt

chaumières dont la vigne et les roses grimpantes festonnent lesmurs. Des fileuses matinales, coiffées de mouchoirs rouges,travaillent, réunies devant une ferme. Sylvie n'est point avecelles. C'est presque une demoiselle depuis qu'elle exécute defines dentelles, tandis que ses parents sont restés de bonsvillageois. - Je suis monté à sa chambre, sans étonner personne ;déjà levée depuis longtemps, elle agitait les fuseaux de sadentelle, qui claquaient avec un doux bruit sur le carreau vert quesoutenaient ses genoux.

- Vous voila, paresseux! dit-elle avec un sourire divin ; jesuis sûre que vous sortez seulement de votre lit !

Je lui racontai ma nuit passée sans sommeil, mes courseségarées à travers les bois et les roches. Elle voulut bien meplaindre un instant.

- Si vous n'êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore.Nous irons voir ma grand' tante à Othys.

J'avais à peine répondu, qu'elle se leva joyeusement,arrangea ses cheveux devant un miroir et

19se coiffa d'un chapeau de paille rustique. L'innocence et la

joie éclataient dans ses yeux. Nous partîmes en suivant les bordsde la Thève, à travers les prés semés de marguerites et de boutonsd'or, puis le long des bois de Saint-Laurent, franchissant parfoisles ruisseaux et les halliers pour abréger la route. Les merlessifflaient dans les arbres, et les mésanges s'échappaientjoyeusement des buissons frôlés par notre marche.

Parfois nous rencontrions sous nos pas les pervenches sichères à Rousseau, ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longsrameaux de feuilles accouplées, lianes modestes qui arrêtaient lespieds furtifs de ma compagne. Indifférente aux souvenirs duphilosophe génevois, elle cherchait çà et là les fraises parfumées,et, moi, je lui parlais de la Nouvelle Héloïse, dont je récitais parcœur quelques passages.

- Est-ce que c'est joli ? dit-elle- C'est sublime.- Est-ce mieux qu'Auguste Lafontaine ?- C'est plus tendre.- Oh bien, dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai à mon

frère de me l'apporter, la première fois qu'il ira à Senlis.Et je continuais à réciter des fragments de l'Héloïse pendant

que Sylvie cueillait des fraises.

OTHYS

Au sortir du bois, nous rencontrâmes de grandes touffes dedigitale pourprée ; elle en fit un énorme bouquet en me disant :

20- C'est pour ma tante ; elle est si heureuse d'avoir ces belles

fleurs dans sa chambre !Nous n'avions plus qu'un bout de plaine à traverser pour

gagner Othys. Le clocher du village pointait sur les coteauxbleuâtres qui vont de Montméliant à Dammartin. La Thèvebruissait de nouveau parmi les grès et les cailloux, s'amincissantau voisinage de sa source, où elle se repose dans les prés,formant un petit lac au milieu des glaïeuls et des iris. Bientôtnous gagnâmes les premières maisons. La tante de Sylvie habitaitune petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales querevêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge ; elle vivaitseule de quelques carrés de terre que les gens du villagecultivaient pour elle depuis la mort de son mari. Sa niècearrivant, c'était le feu dans la maison.

- Bonjour, la tante ! Voici vos enfants dit Sylvie nous avonsbien faim !

Elle l'embrassa tendrernent, lui mit dans les bras la botte defleurs, puis songea enfin à me présenter en disant :

- C'est mon amoureux !J'embrassai à mon tour la tante qui dit :- Il est gentil... C'est donc un blond ?- Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie.- Cela ne dure pas, dit la tante mais vous avez du temps

devant vous, et, toi qui es brune, cela t'assortit bien.- Il faut le faire déjeuner, la tante, dit Sylvie.Et elle alla cherchant dans les armoires, dans la huche,

trouvant du lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trop de soinsur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés de largesfleurs et de coqs au vif plumage.

21Un jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait où nageaient

des fraises, devint le centre du service, et, après avoir dépouillé lejardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elledisposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais latante avait dit ces helles paroles :

- Tout cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire àprésent.

Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la hautecheminée.

- Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle, à Sylvie,qui, voulait l'aider ; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle- plus belle qu'à Chantilly ! tu m'en as donné, et je m'y connais.

- Ah oui, la tante !... Dites donc, si vous en avez desmorceaux de l'ancienne, cela me fera des modèles.

- Eh bien va voir là-haut, dit la tante ; il y en a peut-êtredans ma commode.

- Donne-moi les clefs, reprit Sylvie.- Bah dit, la tante, les tiroirs sont ouverts.- Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé.Et, pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après

l'avoir passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceintureune petite clef d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avectriomphe,

Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois quiconduisait à la chambre. Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! quidonc eût songé à ternir la pureté d'un premier amour dans cesanctuaire des souvenirs fidèles ! Le portrait d'un jeune hommedu bon vieux temps, souriait avec ses yeux noirs et sa boucherose,

21Un jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait où nageaient

des fraises, devint le centre du service, et, après avoir dépouillé lejardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elledisposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais latante avait dit ces helles paroles :

- Tout cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire àprésent.

Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la hautecheminée.

- Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle, à Sylvie,qui, voulait l'aider ; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle- plus belle qu'à Chantilly ! tu m'en as donné, et je m'y connais.

- Ah oui, la tante !... Dites donc, si vous en avez desmorceaux de l'ancienne, cela me fera des modèles.

- Eh bien va voir là-haut, dit la tante ; il y en a peut-êtredans ma commode.

- Donne-moi les clefs, reprit Sylvie.- Bah dit, la tante, les tiroirs sont ouverts.- Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé.Et, pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après

l'avoir passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceintureune petite clef d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avectriomphe,

Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois quiconduisait à la chambre. Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! quidonc eût songé à ternir la pureté d'un premier amour dans cesanctuaire des souvenirs fidèles ! Le portrait d'un jeune hommedu bon vieux temps, souriait avec ses yeux noirs et sa boucherose,

22dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit

rustique. Il portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison deCondé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose etbienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaientce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de lasimplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princièress'était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeuneépouse, qu'on voyait dans son médaillon, attrayante, maligne,élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans agaçant de samine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C'était pourtant lamême bonne. vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur lefeu de l'âtre. Cela me fit penser aux fées des Funambules quicachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu'elles audénouement, lorsque apparait le temple de l'amour et son soleiltournant qui rayonne de feux magiques.

- O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie !- Et moi donc ? fit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le

famcux tiroir.Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui

criait du froissement de ses plis.- Je veux essayer si cela m'ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir

l'air d'une vieille fée !- La fée des légendes éternellement jeune !... dis-je en moi-

même.

Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la laissaittomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s'ajustaparfaitement sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l'agrafer.

23- Oh ! les manches plates, que c'est ridicule ! dit-elle.Et, cependant, les sabots garnis de dentelle découvraient

admirablement ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur,corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n'avait serré quebien peu les charmes évanouis de la tante.

- Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer unerobe ? me disait Sylvie.

Elle avait l'air de l'accordée de village de Greuze.- Il faudrait de la poudre, dis-je.- Nous allons en trouver.Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh ! que de richesses

! que cela sentait bon, comme cela chatoyait de vives couleurs etde modeste clinquant ! deux éventails de nacre un peu cassés, desboites de pâte à sujets chinois, un collier d'ambre et millefanfreluehes, parmi lesquelles éclataient deux petits souliers dedroguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d'Irlande !

- Oh! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les basbrodés !

Un instant après, nous déroulions des bas de soie rose tendreà coins verts, mais la voix de la tante, accompagnée dufrémissement de la poêle, nous rappela soudain à la réalité.

- Descendez vite ! dit Sylvie.Et, quoi que je pusse dire, elle ne me permit pas de l'aider à

se chausser. Cependant, la tante venait de verser dans un plat lecontenu. de la poêle, une tranche de lard frite avec des œufs. Lavoix de Sylvie me rappela bientôt.

- Habillez-vous vite ! Dit-elle.

24Et, entièrement vêtue elle-mème, elle me montra les habits

du garde-chasse réunis sur la commode. En un instant, je metransformai en marié de l'autre siècle. Sylvie m'attendait surl'escalier, et nous descendîmes tous deux en nous tenant par lnmain. La tante poussa un cri. en se retournant :

- Ô mes enfants ! dit-elle.Et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes.

C'était l'image de sa jeunesse, cruelle et charmante apparition !Nous nous assîmes auprès d'elle, attendris et presque graves ;puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé,

la bonne vieille ne songea plus qu'à se rappeler les fêtespompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire leschants alternés, d'usage alors, qui se répondaient d'un bout àl'autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnaitles mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes sisimplement rythmées, avec les assonances du temps ;amoureuses et fleuries comme le cantique de l'Écclésiaste ; nousétions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été.

CHÂALIS

Il est quatre heures du matin ; la raute plonge dans un pli deterrain ; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à laChapelle. À gauche, il y a une route qui longe le bois d'Hallate.C'est par là qu'un soir le frère de Sylvie m'a conduit dans sacarriole à une solennité du pays. C'était, je crois, le soir de laSaint-Barthélemy. À travers les bois, par des routes peu frayées,son petit cheval volait comme au sabbat.

25Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l'Évêque, et, quelques

minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, àl'ancienne abbaye de Châalis. - Châalis, encore un souvenir !

Cette vieille retraite des empereurs n'offre plus àl'admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines,dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs, - resteoublié des fondations pieuses comprises parmi ces domainesqu'on appelait autrefois les métairies de Charlemagne. Lareligion, dans ce pays isolé du rnouvement des routes et desvilles, a conservé des traces particulières du long séjour qu'y ontfait les cardinaux de la maison d'Este à l'époque des Médicis : sesattributs et ses usages ont encore quelque chose de galant et depoétique, et l'on respire un parfum de la Renaissance sous lesarcs des chapelles, à fines nervures, décorées par les artistes del'Italie. Les figures des saints et des anges se profilent en rose surles voûtes peintes d'un bleu tendre, avec des airs d'allégoriepaïenne qui font songer aux sentimentalités de Pétrarque et aumysticisme fabuleux de Francesco Colonna.

Nous étions des intrus, le frère de Sylvie et moi, dans la fêteparticulière qui avait lieu cette nuit là. Une personne de trèsillustre naissance, qui possédait alors ce domaine, avait eu l'idéed'inviter quelques familles du pays à une sorte de représentationallégorique où devaient figurer quelques pensionnaires d'uncouvent voisin.

Ce n'était pas une réminiscence des tragédies de Saint-Cyr,cela remontait aux premiers essais lyriques importés en Francedu temps des Valois.

26Ce que je vis jouer était comme un mystère des anciens

temps. Les costumes, composés de longues robes, n'étaient variésque par les couleurs de l'azur, de l'hyacinthe ou de l'aurore. Lascène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit.Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, etl'ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Unesprit montait de l'abîme, tenant en main l'épée flamboyante, etconvoquait les autres à venir admirer la gloire du Christvainqueur des enfers. Cet esprit, c'était Adrienne transfigurée parson costume, comme elle l'était déjà par sa vocation. Le nimbe decarton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait biennaturellement un cercle de lumière ; sa voix avait gagné, en forceet en étendue, et les fioritures infinies du chant italien brodaientde leurs gazouillements d'oiseau les phrases sévères d'un récitatifpompeux.

En me retraçant ces détails, j'en suis à me demander s'ilssont réels, ou bien si je les ai rêvés. Le frère de Sylvie était unpeu gris, ce soir-là. Nous nous étions arrêtés quelques instantsdans la maison du garde, où, - ce qui m'a frappé beaucoup, - il yavait un cygne éployé sur la porte, puis, au dedans, de hautesarmoires en noyer sculpté, une grande horloge dans sa gaine, etdes trophées d'arcs et de flèches d'honneur au-dessus d'une cartede tir rouge, et verte. Un nain bizarre, coiffé d'un bonnet chinois,tenant d'une main une bouteille et de l'autre une bague, semblaitinviter les tireurs à viser juste. Ce nain, je le crois bien, était entôle découpée. Mais l'apparition d'Adrienne est-elle aussi vraieque ces détails et que l'existence incontestable de l'abbaye deChâalis ?

27Pourtant c'est bien le fils du garde qui nous avait introduits

dans la salle où avait lieu la représentation ; nous étions près dela porte, derrière une nombreuse compagnie assise et gravementémue. C'était le jour de la Saint-Barthélemy, - singulièrement liéau souvenir des Médicis, dont les armes accolées à celles de lamaison d'Este décoraient ces vieilles murailles. Ce souvenir estune obsession peut-être ! - Heureusement, voici la voiture quis'arrête sur la route du Plessis ; j'échappe au monde des rêveries,et je n'ai plus qu'un quart d'heure de marché pour gagner Loisypar des routes bien peu frayées.

Le BAL DE LOISY

Je suis entré au bal de Loisy à cette heure mélancolique etdouce encore où les lumières pâlissent et tremblent auxapproches du jour. Les tilleuls, assombris par en bas, prenaient àleurs cimes une teinte bleuâtre. La flûte champêtre ne luttait plussi vivement avec les trilles du rossignol. Tout le monde était pâle,et dans les groupes dégarnis j'eus peine à rencontrer des figuresconnues. Enfin j'aperçus la grande Lise, une amie de Sylvie. Ellem'embrassa.

- Il a longtemps qu'on ne t'a vu, Parisien ! dit-elle.- Oh ! oui longtemps.- Et tu arrives à cette heure-ci ?- Par la poste.- Et, pas trop vite !- Je voulais voir Sylvie ? est-elle encore au bal ?

28- Elle ne sort qu'au matin ; elle aime tant à danser.En un instant j'étais à ses côtés. Sa figure était fatiguée

cependant, son œil noir brillait toujours du sourire athéniend'autrefois. Un jeune homme se tenait près d'elle. Elle lui fitsigne qu.'elle renoncait à la contredanse suivante. Il se retira ensaluant.

Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, noustenant par la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie sepenchaient dans ses cheveux dénoués ; le bouquet de son corsages'effeuillait aussi sur les dentelles fripées, savant ouvrage de samain. Je lui offris de l'accompagner chez elle. Il faisait grandjour, mais le temps était sombre. La Thève bruissait à notregauche, laissaht à ses coudes des remous d'eau stagnante oùs'épanouissaient les nénufars jaunes et b!ancs, où éclatait commedes pâquerettes la fréle broderie des étoiles d'eau. Les plainesétaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l'odeur meportait à la tête sans m'enivrer, comme faisait autrefois la fraîchesenteur des bois et des halliers d'épines fleuries.

Nous n'eûmes pas l'idée de les traverser de nouveau.- Sylvie, lui dis-je, vous ne m'aimez plus !- Elle soupira.- Mon ami, dit-elle, il faut se faire une raison les choses ne

vont pas comme nous voulons, dans la vie. Vous m'avez parléautrefois de la Nouvelle Héloïse, je l'ai lue, et j'ai frémi en

tombant d'abord sur cette phrase : « Toute jeune fille qui lira celivre est perdue. » Cependant, j'ai passé outre, me fiant sur nnaraison.

29Vous souvenez-vous du jour où nous avons revêtu les habits

de noces de la tante ?... Les gravures du livre présentaient aussiles amoureux sous de vieux costumes du temps passé, de sorteque pour moi vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dansJulie. Ah que n'êtes-vous revenu alors ! Mais vous étiez, dit-on,en Italie. Vous en avez vu là de bien plus jolies que moi !

- Aucune, Sylvie, qui ait votre regard et les traits purs devotre visage. Vous êtes une nymphe antique qui s'ignore...D'ailleurs, les bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux dela campagne romaine. Il y a là-bas des masses de granit nonmoins sublimes, et une cascade qui tombe du haut des rochers,comme celle de Terni. Je n'ai rien vu là-bas que je puisseregretter ici.

- Et à Paris ? dit-elle.- À Paris ?...Je secouai la tête sans répondre.Tout à coup je pensai à l'image vaine qui m'avait égaré si

longtemps.- Sylvie, dis-je, arrêtons~nous ici, le voulez-vous ?Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes

larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j'invoquai le spectrefuneste qui traversait ma vie.

- Sauvez-rnoi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours.Elle tourna vers moi ses regards attendris...En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violents

éclats de rire. C'était le frère de Sylvie qui nous rejoignait aveccette bonne gaieté rustique, suite obligée d'une nuit de féte,

30que des rafraîohissements nombreux avait développée outre

mesure. Il appelait le galant du bal, perdu au loin dans lesbuissons d'épines et qui ne tarda pas à nous rejoindre. Ce garçonn'était guère plus solide sur ses pieds que son compagnon, ilparaissait plus embarrassé encore de la présence d'un Parisienque de celle de Sylvie. Sa figure candide, sa déférence mêléed'embarras, m'empêchaient de lui en vouloir d'avoir été ledanseur pour lequel on était resté si tard à la fête. Je le jugeaispeu dangereux.

- Il faut rentrer à la maison, dit Sylvie à son frère. - Àtantôt ! me dit-elle en me tendant la joue.

L'amoureux ne s'offensa pas.

ERMENONVILLE

Je n'avais nulle envie de dormir. J'allai à Montagny pourrevoir la maison de mon oncle. Une grande tristesse me gagnadès que j'en entrevis la façade jaune et les contrevents verts. Toutsemblait dans le même état qu'autrefois ; seulement, il fallut allerchez le fermier pour avoir la clef de la porte. Une fois les voletsouverts, je revis avec attendrissement les vieux meublesconservés dans le même état et qu'on frottait de temps en temps,la haute armoire de noyer, deux tableaux flamands qu'on disaitl'ouvrage d'un ancien peintre, notre aïeul : de grandes estampesd'après Boucher, et toute une série encadrée de gravures deL'Émile et de la Nouvelle Héloïse, par Moreau ; sur la table, unchien empaillé que j'avais connu vivant, ancien compagnon, demes courses, dans les bois,

31le dernier carlin peut-être, car il appartenait à cette race

perdue.- Quant au perroquet, me dit le fermier, il vit toujours ; je

l'ai retiré chez moi.Le jardin présentait un magnifique tableau de végétation

sauvage. J'y reconnus, dans un angle, un jardin d'enfant quej'avais tracé jadis. J'entrai tout frémissant dans le cabinet, où sevoyait encore la petite bibliothëque pleine de livres choisis, vieuxamis de celui qui n'était plus, et sur le bureau quelques débrisantiques trouvés dans son jardin, des vases, des médaillesromaines, collection locale qui le rendait heureux.

- Allons voir le perroquet, dis-je au fermier. Le perroquetdemandait à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et meregarda de cet œil rond, bordé d'une peau chargée de rides quifait penser au regard expérimenté des vieillards.

Plein des idées tristes qu'amenait ce retour tardif en deslieux si aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figurevivante et jeune encore qui me rattachât à ce pays. Je repris laroute de Loisy. C'était au milieu du jour tout le monde dormaitfatigué de la fête. Il me vint l'idée de me distraire par unepromenade à Ermenonville distant d'une lieue par le chemin de laforêt. C'était par un beau temps d'été. Je pris plaisir d'abord à lafraîcheur de cette route qui semble l'allée d'un parc. Les grands

chênes d'un vert uniforme n'étaient variés que par des troncsblancs de bouleau au feulllage frissonnant. Les oiseaux setaisaient, et j'entendais seulement le bruit que fait le pivert enfrappant les arbres pour y creuser son nid.

32Un instant je risquai de me perdre, car les poteaux dont les

palettes annoncent diverses routes n'offrent plus, par endroits,que des caractères effacés. Enfin, laissant le Désert à gauche,j'arrivai au rond-point de la danse, où subsiste encore le banc desvieillards. Tous les souvenirs de l'antiquité philosophique,ressuscités par l'ancien possesseur du domaine, me revenaient enfoule devant cette réalisation pittoresque de l'Anacharsis et del'Émile.

Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branchesdes saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mononcle, dans ses promenades, m'avait conduit bien des fois, c'est leTemple de la philosophie, que son fondateur n'a pas eu lebonheur de terminer. Il a la forme du temple de la Sibyl1eTiburtine, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, ilétale tous ces grands noms de la pensée qui commencent parMontaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à Rousseau. Cet édificeinachevé n'est qu'une ruine, le lierre le festonne avec grâce, laronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j'ai vu desfêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir desprix d'étude et de sagesse. Où sont les buissons de rose quientouraient la colline ? L'églantier et le framboisier en cachentles derniers plants, qui retournent à l'état sauvage. - Quant auxlauriers, les a-t-on coupés comme le dit la chanson des jeunesfilles qui ne veulent pas aller aux bois ? Non, ces arbustes de ladouce Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureuserrent, letroëne de Virgile fleurit encore, comme pour appuyer la paroledu maître inscrite au-dessus de la porte : Rerum cognoscerecausas !

- Oui, ce temple tombe comme tant d'autres,

Je lui écrivis des montagnes de Salzbourg. (Page 44.)

34 les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses

abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l'art luidisputait ; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile detoute force et de toute activité !

Voici les peupliers de l'île, et la tombe de Rousseau vide deses cendres. Ô sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nousétions trop faibles qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tesleçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de taparole, dernier écho des sagesses antiques. Portant nedésespéroqs pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournonsnos yeux vers le soleil !

J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, lacascade qui gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant lesdeux parties du village, dont quatre colombiers marquent lesangles. La pelouse qui s'étend au delà comme une savane,dominée par des coteaux ombreux ; la tour de Gabrielle se reflètede loin sur les eaux d'un lac factice étoilé de fleurs éphémères ;l'écume bouillonne, l'insecte bruit... Il faut échapper à l'air perfidequi s'exhale, en gagnant le grès poudreux du désert et les landesoù la bruyère rose relève le vert des fougères. Que tout estsolitaire et triste ! Le regard enchanté de Sylvie, ses coursesfolles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme auxlieux que je viens de parcourir ! C'était encore une enfant sage,ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de pailledont le large ruban flottait pèle-mêle avec sa tresse de cheveuxnoirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse,et l'on me disait :

35- Quelle'est jolie ton amoureuse, petit Parisien !Oh ! ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle !

elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'Arc.

LE GRAND FRISÉ

J'ai repris Je chemin de Loisy ; tout le monde était éveillé.Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de laville, Elle me fit monter à sa chambre avec toute l'ingénuitéd'autrefois. Son œil étincelait toujours dans un sourire plein decharme, mais l'arc prononcé de ses sourcils lui donnait parinstants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité,pourtant les meubles étaient modernes ; une glace à bordure

dorée avait remplacé l'antique trumeau, où se voyait un bergerd'idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit àcolonnes, chastement drapé de vieille perse à ramages, étaitremplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèchce ;à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avaitdes canaris. J'étais pressé de sortir de cette chambre où je netrouvais rien du passé.

- Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd'hui ?dis-je à Sylvie.

- Oh je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dansle pays même à Chantilly, la fabrique est fermée.

- Que faites-vous donc ?Elle alla chercher dans un coin de la chambre

36un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince.- Qu'est-ce que c'est que cela ?- C'est ce qu'on appelle la mécanique ; c'est pour maintenir

la peau des gants afin de les coudre.- Ah vous êtes gantière, Sylvie ?- Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne

beaucoup dans ce moment ; mais je ne fais rien aujourd'hui ;allons où vous voudrez.

Je tournais les yeux vers la route d'Othys ; elle secoua la tête; je compris que la vieille tante n'existait plus. Sylvie appela unpetit garçon et lui fit seller un âne.

- Je suis encore fatiguée d'hier, dit-elle, mais la promenademe fera du bien ; allons à Châalis. Et nous voilà traversant laforêt, suivis du petit garçon armé d'une branche. Bientôt Sylvievoulut s'arrêter, et je l'embrassai en l'engageant à s'assoir. Laconversation entre nous ne pouvait plus être bien intime. Il fallutlui raconter ma vie à Paris, mes voyages...

- Comment peut-on aller si loin ! dit-elle. - Je m'en étonne en vous revoyant.- Oh cela se dit.- Et convenez que vous étiez moins jolie autrefois.- Je n'en sais rien.- Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et

vous la plus grande ?- Et vous le plus sâge !- Ô ! sylvie !- On nous mettait sur l'âne chacun dans un panier.

37 Et nous ne nous disions pas vous... Te rappelles-tu que tu

m'apprenais à pêcher des écrevisses sous les ponts de la Thève etde la Nonette ?

- Et toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t'a un jourretiré. de l'iau

- Le grand frisé ! c'est lui qui m'avait dit qu'on pouvait lapasser, l'iau !

Je me hâtai de changer la conversation. Ce souvenir m'avaitvivement rappelé l'époque oû je venais dans le pays, vêtu d'unpetit habit à l'anglaise qui faisait rire les paysans. Sylvie seule metrouvait bien mis ; mais je n'osais lui rappeler cette opinion d'untemps si ancien. Je ne sais pourquoi ma pensée se porta sur leshabits de noces que nous avions revêtus chez la vieille tante àOthys. Je demandai ce qu'ils étaient devenus.

- Ah ! la bonne tante, dit Sylvie, elle m'avait prêté sa robepour aller danser au carnaval à Dammartin, il y a de cela deuxans. L'année d'après, elle est morte, la pauvre tante !

Elle soupirait et pleurait, si bien que je ne pus lui demanderpar quelle circonstance elle était allée à un bal masque mais grâceà ses talents d'ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n'étaitplus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leurcondition, et elle vivait au milieu d'eux comme une féeindustrieuse, répandant l'abondance autour d'elle.

RETOUR

La vue se découvrait au sortir du bois. Nous étions arrivésau bord des étangs de Chàalis. Les galeries du cloître, la chapelleaux ogives élancées, la tour féodale et le petit château qui abrita

38les amours de Henri IV et de Gabrielle se teignaient des

rougeurs du soir sur le vert sombre de la forêt.- C'est un paysage de Walter Scott, n'est-ce pas ? disait

Sylvie.- Et qui vous a parlé de Walter Scott ? lui dis-je. Vous avez

donc bien lu depuis trois ans !... Moi, je tâche d'oublier les livres,et ce qui me charme, c'est de revoir avec vous cette vieilleabbaye, où, tout petits enfants, nous nous cachions dans lesruines. Vous souvenez-vous, Sylvie, de la peur que vous aviezquand le gardien nous racontait l'histoire des moines rouges ?

- Oh ! ne m'en parlez pas.

- Alors, chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée aujardin de son père, sous le rosier blanc.

- On ne chante plus cela.- Seriez-vous devenue musicienne ?- Un peu.- Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs

d'opéra !- Pourquoi vous plaindre ?- Parce que j'aimais les vieux airs, et que vous ne sauriez

plus les chanter.Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra

moderne... Elle phrasait !Nous avions tourné les étangs voisins. Voici la verte pelouse

entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent !J'eus l'amour-propre de définir les vieux murs carlovingiens et dedéchiffrer les armoiries de la maison d'Este.

- Et vous ! comme vous avez lu plus que moi ! dit Sylvie.Vous êtes donc un savant ?

39J'étais piqué de son ton de reproche. J'avais jusque-là

cherché l'endroit convenable peur renouvelé le momentd'expansion du matin ; mais que lui dire avec l'accompagnementd'un âne et d'un petit garçon très éveillé, qui prenait plaisir à serapprocher toujours pour entendre parler un Parisien ? Alors,j'eus le malheur de raconter l'apparition de Châalis, restée dansmes souvenirs. Je menai Sylvie dans la salle même du château oùj'avais entendu chanter Adrienne.

- Oh ! que je vous entende ! lui dis-je ; que votre voix chérierésonne sous ces voûtes et en chasse l'esprit qui me tourmente,fût-il divin ou bien fatal !

Elle répéta les paroles et le chant après moi :

Anges, descendez promptementAu fond du purgatoire !...

- C'est bien triste me dit-elle.- C'est sublime... Je crois que c'est du Porpora, avec des vers

traduits au seizième siècle.- Je ne sais pas, répondit Sylvie.Nous sommes revenus par la vallée, en suivant le chemin de

Charlepont, que les paysans, peu étymologistes de leur nature,s'obstinent à appeler Châllepont. Sylvie, fatiguée de l'âne,s'apppuyait sur mon liras. La route était déserte ; j'essayai deparler des choses que j'avais dans le cœur ; mais, je ne sais

pourquoi, je ne trouvais que des expressions vulgaires, ou bientout à coup quelque phrase pompeuse de roman, - que Sylviepouvait avoir lue. Je m'arrêtais alors avec un goût tout classique,et elle s'étonnait parfois de ces effusions interrompues.

40Arrivés aux murs de Saint-S..., il fallait prendre garde à

notre marche. On traverse des prairies humides où serpentent lesruisseaux.

- Qu'est devenue la religieuse ? dis-je tout à coup.- Ah ! vous êtes terrible avec votre religieuse... Eh bien !...

eh bien ! cela a mal tourné.Sylvie ne voulut pas m'en dire un mot de plus. Les femmes sentent-elles vraiment que telle ou telle parole

passe sur les lévres sans sortir du cœur ? On ne le croirait pas, àles voir si facilement abusées, à se rendre compte des choixqu'elles font le plus souvent : il y a des hommes qui jouent si bienla comédie de l'amour ! Je n'ni jamais pu m'y faire, quoiquesachant que certaines acceptent sciemment d'être trompées.D'ailleurs un amour qui remonte à l'enfance est quelque chose desacré... Sylvie, que j'avais vue grandir, était pour moi comme unesœur. Je ne pouvais tenter une séduction... Une toute autre idéevint traverser mon esprit.

- À cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre... Qu'est-cequ'Aurélie (c'était le nom do J'actrice) doit donc jouer ce soir ?Évidemment le rôle de la princesse dans le drame nouveau. Oh !le troisième acte, qu'elle y est touchante !... Et dans la scèned'amour du second ! avec ce jeune premier tout ridé...

- Vous êtes dans vos réflexions ? dit Sylvie.Et elle se mit à chanter

À Dammartin, l'y a trois belles filles :L'y en a z'une plus belle que le jour...

41- Ah ! méchante ! m'écriai-je, vous voyez bien que vous en

savez encore, des vieilles chansons.- Si vous veniez plus souvent ici, j'en retrouverais, dit-el1e,

mais il faut songer au solide. Vous avez vos affaires de Paris, j'aimon travail ; ne rentrons pas trop tard ; il faut que demain je soislevée avec le soleil.

LE PÈRE DODU

J'allais répondre, j'allais tomber à ses pieds, j'allais offrir lamaison de mon oncle, qu'il m'était possible encore de racheter,car nous étions plusieurs héritiers, et cette petite propriété étaitrestée indivise mais en ce moment nous arrivions à Loisy. Onnous attendait pour souper. La soupe à l'oignon répandait au loinson parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour celendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron,le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires sicomiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à sesmoments perdus des coucous et des tournebroches. Pendantlongtemps, il s'était consacré à promener les Anglais dansErmenonville, en les conduisant aux lieux de méditation deRousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était luiqui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classerses herbes, et qui donna l'ordre de cueillir les ciguës dont ilexprima le suc dans sa tasse de café au lait. L'aubergiste de laCroix d'or lui contestait ce détail ; de là des haines prolongées.On avait longtemps reproché au père Dodu la possession de

42quelques secrets innocents, comme de guérir les vaches avec

un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du pied gauche ;mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, - graceau souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.

- Te voilà, petit Parisien ! me dit-le père Dodu.Tu viens pour débaucher nos filles ?- Moi, père Dodu ?- Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n'y est

pas !- Père Dodu, c'est vous qui êtes le loup.- Je l'ai été tant que j'ai trouvé des brebis ; à présent, je ne

rencontre plus que des chèvres, et qu'elles savent bien sedéfendre ! Mais, vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire : « L'homme se corrompt dansl'air empoisonné des villes. »

- Père Dodu, vous savez trop bien que l'homme se corromptpartout.

Le père Dodu se mit à entonner un air à boire : on voulut envain l'arrêter à un certain couplet scabreux que tout le mondesavait par cœur. Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières,disant qu'on ne chantait plus à table. J'avais remarqué déjà que

l'amoureux de la veille était assis à sa gauche. Il y avait je ne saisquoi dans sa figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui nem'était pas inconnu. Il se leva et vint derrière ma chaise endisant :

- Tu ne me reconnais donc pas, Parisien ?Une bonne femme, qui venait de rentrer au dessert après

nous avoir servis, me dit à l'oreille :- Vous ne reconnaissez pas votre frère de lait ?Sans cet avertissement, j'allais être ridicule.

43- Ah ! c'est toi ; grand frisé, dis-je, c'est toi, le même qui

m'as retiré de l'iau !Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance.- Sans compter, disait ce garçon en m'embrassant, que tu

avais une belle montre en argent, tu étais bien plus inquiet de tamontre que de toi-même, parce qu'elle ne marchait plus ; tudisais :

« La bête est noyée, ça ne fait plus tic-tac ; qu'est-ce quemon oncle va dire ?... »

- Une bête dans une montre ! dit le père Dodu, voilà cequ'on leur fait croire à Paris, aux enfants !

Sylvie avait sommeil, je jugeai que j'étais perdu dans sonesprit. Elle remonta à sa chambre, et, pendant que je l'embrassais,elle dit :

- À demain, venez nous voir !Le père Dodu était resté à table avec Sylvain et mon frère de

lait ; nous causâmes longtemps autour d'un flacon de ratafia deLouvres.

- Les hommes sont égaux, dit le père Dodu entre deuxcouplets ; je bois avec un pâtissier comme je ferais avec unprince.

- Où est le pâtissier ? dis-je.- Regarde à côté de toi ! un jeune homme qui a l'ambition de

s'établir.Mon frère de lait parut embarrassé. J'avais tout compris.

C'est une fatalité qui m'était réservée d'avoir un frère de lait dansun pays illustré par Rousseau, - qui voulait supprimer lesnourrices ! Le père Dodu m'apprit qu'il était fort question dumariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait aller former unétablissement de pâtisserie à Dammartin. Je n'en demandai pasdavantage. La voiture de Nanteuil-le-Haudoin me ramena lelendemain à Paris.

44

AURÉLIE

À Paris ! - La voiture met cinq heures. Je n'étais presséd'arriver que pour le soir. Vers huit heures j'étais assis dans mastalle accoutumée ; Aurélie répandit son inspiration et soncharme sur des vers faiblement inspirés de Schiller, que l'ondevait à un talent de l'époque. Dans la scène du jardin, elle devintsublime. Pendant le quatrième acte, où elle ne paraissait pas,j'allai acheter un bouquet chez madame Prévot. J'y insérai unelettre fort tendre signée un inconnu.

Je me dis :- Voilà quelque chose de fixé pour l'avenir.Et, le lendemain, j'étais sur la route d'Allemagne.Qu'allais-je y faire ? Essayer de remettre de l'ordre dans mes

sentiments. Si j'écrivais un roman, jamais je ne pourrais faireaccepter l'histoire d'un cœur épris de deux amours simultanées.Sylvie m'échappait par ma faute mais la revoir un jour avait suffipour relever mon âme ; je la plaçais désormais comme une statuesouriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêtéau bord de l'abîme. Je repoussais avec plus de force encore l'idéed'aller me présenter à Aurélie, pour lutter avec tant d'amoureuxvulgaires qui brillaient un instant prés d'elle et retombaientbrisés.

- Nous verrons quelque jour, me dis-je, si cette femme a uncoeur.

Un matin, je lus dans un journal qu'Aurélie était malade. Jelui écrivis des montagnes de Salzbourg.

45La lettre était si empreinte de mysticisme germanique, que

je ne demandais pas de réponse. Je comptais un peu sur le hasardet sur... l'inconnu. Des mois se passèrent. À travers mes courseset mes loisirs, j'avais entrepris de fixer dans une action poétiqueles amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que sesparents firent religieuse, et qu'il aima jusqu'à la mort. Quelquechose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupationsconstantes. Le dernier vers du drame écrit, je ne songeai plus qu'àrevenir en France.

Que dire maintenant qui ne soit l'histoire de tant d'autres ?J'ai passé par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'onappelle théâtres. « J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale »,

comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiésd'Eleusis. Elle signifie sans doute qu'il faut au besoin passer lesbornes du non-sens et de l'absurdité : la raison pour moi, c'étaitde conquérir et de fixer mon idéal.

Aurélie avait accepté le rôle principal dans le drame que jerapportais d'Allemagne. Je n'oublierai jamais le jour où elle mepromit de lui lire la pièce. Les scènes d'amour étaient préparées àson intention. Je crois bien que je les dis avec âme, mais surtoutavec enthousiasme. Dans la conversation qui suivit, je me révélaicomme l'inconnu des deux lettres. Elle me dit :

- Vous êtes bien fou, mais revenez me voir... Je n'ai jamaispu trouver quelqu'un qui sût m'aimer.

Ô femme ! tu cherches l'amour... Et moi, donc ?Les jours suivants, j'écrivis les lettres les plus tendres,

46les plus belles que sans doute elle eût jamais reçues. J'en

recevais d'elle, et elle m'avoua qu'il lui était difficile de rompreun attachement plus ancien.

- Si c'est bien pour moi que vous m'aimez, dit-elle, vouscomprenez que je ne puis être qu'à un seul.

Deux mois plus tard, je reçus une lettre pleine d'effusion. Jecourus chez elle, - Quelqu'un me donna dans l'intervalle un détailprécieux. Le beau jeune homme que j'avais rencontré une nuit aucercle venait de prendre un engagement dans les spahis.

L'été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe duthéâtre où jouait Aurélie donnait là une représentation. Une foisdans le pays, la troupe était pour trois jours aux ordres durégisseur. Je m'étais fait l'ami de ce brave homme, ancienDorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premierdrame, et dont le dernier succès avait été le rôle d'amoureux dansla pièce imitée de Schiller, où mon binocle me l'avait montré siridé. De près, il paraissait plus jeune, et resté maigre, il produisaitencore de l'effet dans les provinces. Il avait du feu.J'accompagnai la troupe en qualité de seigneur poète ; jepersuadai au régisseur d'aller donner des représentations à Senliset à Dammartin. Il penchait d'abord pour Compiègne ; maisAurélie fut de mon avis. Le lendemain, pendant qu'on allaittraiter avec les propriétaires des salles et les autorités, je louai deschevaux, et nous prîmes la route des étangs de Commelle, pouraller déjeuner au château de la reine Blanche.

47Aurélie, en amazone, avec ses cheveux blonds flottants,

traversait la forêt comme une reine d'autrefois, et les paysanss'arrêtaient éblouis. - Madame de F. était la seule qu'ils eussentvue si imposante et si gracieuse dans ses saluts. - Après ledéjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux dela Suisse, où l'eau de la Nonette fait mouvoir des scieries. Cesaspects chers à mes souvenirs l'intéressaient sans l'arrêter. J'avaisprojeté de conduire Aurélie au chateau, près d'Orry, sur la mêmeplace verte où pour la première fois j'avais vu Adrienne. - Nulleémotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout, je lui dis lasource de cet amour entrevu dans les nuit, rêvé plus tard, réaliséen elle. Elle m'écoutait sérieusement et me dit :

- Vous ne m'aimez pas ! Vous attendez que je vous dise «La comédienne est la même que la religieuse ; » vous cherchezun drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. AlIez, je nevous crois plus !

Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres quej'avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, cesdésespoirs et ces tendresses. ce n'était donc pas l'amour ? Mais oùdonc est-il ? Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m'apercevoirqu'elle avait un faible pour le régisseur, le jeune premier ridé. Cethomme était d'un caractère excellent et lui avait rendu desservices.

Aurélie m'a dit un jour :- Celui qui m'aime, le voilà !

DERNIER FEUILLET

Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin dela vie.

48 J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des

cœurs me comprendront. Les illusions tombent les unes après lesautres comme les écorces d'un fruit, et le fruit c'est l'expérience.Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d'âcre quifortifie, - qu'on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que lespectacle de la nature console de tout. Je cherche parfois àretrouver mes bosquets de Clarens perdus au nord de Paris, dansles brumes. Tout cela est bienchangé !

Ermenonville ! pays où fleurissait encore l'idylle antique,traduite une seconde fois d'après Gessner ! tu as perdu ta seule

étoile, qui chatoyait pour moi d'un double éclat. Tour à tour bleueet rose comme l'astre trompeur d'Aldebaran, c'était Adrienne ouSylvie, - c'étaient les deux moitiés d'un seul amour. L'une étaitl'idéal sublime, l'autre la douce réalité. Que me font maintenanttes ombrages et tes lacs, et même ton désert ? Othys, Montagny,Loisy, pauvres hameaux voisins, Châalis, - que l'on restaure, -vous n'avez rien gardé de tout ce passé ! Quelquefois, j'ai besoinde revoir ces lieux de solitude et de rêverie. J'y relève tristementen moi-même les traces fugitives d'une époque où le naturel étaitaffecté ; je souris parfois en lisant sur le flanc des granits certainsvers de Roucher, qui m'avaient paru sublimes, - ou des maximesde bienfaisance au dessous d'une fontaine ou d'une grotteconsacrée à Pan. Les étangs, creusés à si grands frais, étalent envain leur eau morte que le cygne dédaigne. Il n'est plus, le tempsoù les chasses de Condé passaîent avec leurs amazones fières, oùles cors se répondaient de loin multipliés par les échos !

Eh quoi ! leur cria-t-il, vous ne me reconnaissez pas ?

50Pour se rendre à Ermenonville, on ne trouve plus

aujourd'hui de route directe. Quelquefois, j'y vais par Creil etSenlis d'autres fois par Dammartin.

À Dammartin, l'on n'arrive jamais que le soir. Je vaiscoucher alors à l'Image Saint-Jean. Un me donne d'ordinaire unechambre assez propre tendue en vieilles tapisseries, avec untrumeau au-dessus de la glace. Cette chambre est un dernierretour vers le bric-à-brac, auquel j'ai depuis longtemps renoncé.On y dort chaudement sous l'édredon, qui est d'usage dans ccpays. Le matin, quand j'ouvre la fenêtre, encadrée de vigne et derose, je découvre avec ravisscment un horizon vert de dix lieues,où les peupliers s'alignent comme des armées. Quelques villagess'abritent çà et là sous leurs clochers aigus, construits, comme oudit là, en pointe d'ossements. On distingue d'abord Othys, puis -Ève, puis Ver ; on distinguerai Ermenonville à travers le bois s'ilavait un clocher ; mais dans ce lieu philosophique, on a biennégligé l'église. Après avoir rempli mes poumons de l'air si purqu'on respire sur ces plateaux, je descends gaiement et je vaisfaire un tour chez le pâtissier. « Te voilà, grand frisé ! - Te voilà,petit Parisien ! » Nous nous donnons les coups de poing amicauxde l'enfance, puis je gravis un escalier ou le joyeux cris de deuxenfants accueillent ma venue. Le sourire athénien de Sylvieillumine ses traits. Je me dis :

- Là était le bonheur peut-être cependant.Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de

ressemblance avec Werther moins les pistolets, qui ne sont plusde mode.

51Pendant que le grand frisé s'occupe du déjeuner, nous allons

promener les enfants dans les allées de tilleuls qui ceignent lesdébris des vieilles tours de brique du château. Tandis que cespetits s'exercent, au tir des compagnons de l'arc, à ficher dans lapaille les flèches paternelles, nous lisons quelques poésies ouquelques pages de ces livres si eourts qu'on ne fait plus guère.

J'oubliais de dire que, le jour où la troupe dont faisait partieAurélie a donné une représentation à Dammartin, j'ai conduitSylvie au spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pasque l'actrice ressemblait à une personne qu'elle avait connue déjà

- À qui donc ?- Vous souvenez-vous d'Adrienne ?

Elle partit d'un grand éclat de rire en disant : Quelle idée !Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant :- Pauvre Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S.

Vers 1832.

52

ÉMILIE

Personne n'a bien su l'histoire du lieutenant Desroches, quise fit tuer l'an passé au combat de Hambergen, deux mois aprèsses noces. Si ce fut là un véritable suicide, que Dieu veuille luipardonner ! Mais, certes, celui qui meurt en défendant sa patriene mérite pas que son action soit nommée ainsi, quelle qu'ait étésa pensée d'ailleurs.

- Nous voilà retombés, dit le docteur, dans le chapitre descapitulations de conscience. Desroches était un philosophedécidé à quitter la vie : il n'a pas voulu que sa mort fût inutile ; ils'est élancé bravement dans la mêlée ; il a tué le plus d'Allemandsqu'il a pu ; en disant « Je ne puis mieux faire à présent je meurscontent. » Et il a crié : Vive l'Empereur ! en recevant le coup desabre qui l'a abattu. Dix soldats de sa compagnie vous le diront.

- Et ce n'en fut pas moins un suicide, réplique Arthur.Toutefois, je pense qu'on aurait eu tort de lui fermer l'église...

53- À ce compte, vous flétririez le dévouement de Curtius. Ce

jeune chevalier romain était peut-être ruiné par le jeu,malheureux dans ses amours, las de la vie, qui sait ? Mais,assurément, il est beau, en songeant à quitter le monde, de rendresa mort utile aux autres et voilà pourquoi cela ne peut s'appelerun suicide, car le suicide n'est autre chose que l'acte suprême. del'égoïsme, et c'est pour cela seulement qu'il est flétri parmi leshommes... À quoi pensez-vous, Arthur ?

- Je pense à ce que vous disiez tout à l'heure, que Desroches,avant de mourir, avait tué le plus d'Allemands possible...

- Eh bien ?- Eh bien, ces braves gens sont allés rendre devant Dieu un

triste témoignage de la belle mort du lieutenant, vous mepermettrez de dire que c'est là un suicide bien homicide.

- Eh ! qui va songer à cela ? Des Allernands, ce sont desennemis.

- Mais y en a-t-il pour l'homme résolu à mourir ? À cemoment-là, tout instinct de nationalité s'efface, et je doute que

l'on songe à un autre pays que l'autre monde et à un autreempereur que Dieu. Mais l'abbé nous écoute sans rien dire, etcependant j'espère que je parle ici selon ses idées. Allons, l'abbé,dites-nous votre opinion et tâchez de nous mettre d'accord ; c'estlà une mine de controverse assez abondante, et l'histoire deDesroches, ou plutôt ce que nous en croyons savoir, le docteur etmoi, ne paraît pas moins ténébreuse que les profondsraisonnements qu'elle a soulevés parmi nous.

- Oui, dit le docteur, Desroches, à ce qu'on prétend,

54était très affligé de sa dernière blessure, celle qui l'avait si

fort défiguré ; et peut-être a-t-il surpris quelque raillerie de sanouvelle épouse ; les philosophes sont susceptibles. En tout cas,il est mort, et volontairement.

- Volontairement, puisque vous y persistez mais n'appelezpas suicide la mort qu'on trouve dans une bataille vous ajouteriezun contre-sens de mots à celui que peut-être vous faites en pensée; on meurt dans une mêlée parce qu'on y rencontre quelque chosequi tue ; ne meurt pas qui veut.

- Eh bien, voulez-vous que ce soit la fatalité ?- À mon tour interrompit l'abbé, qui s'était recueilli pendant

cette discussion : il vous semblera singulier peut-être que jecombatte vos paradoxes ou vos suppositions.

- Eh bien, parlez, parlez vous en savez plus que nous,assurément. Vous habitez Bitche depuis longtemps ; on dit queDesroches vous connaissait et peut-être même s'est-il confessé àvous...

- En ce cas, je devrais me taire ; mais il n'en fut rienmalheureusement, et, toutefois, la mort de Desroches futchrétienne, croyez-moi ; et je vais vous en raconter les causes etles circonstances, afin que vous emportiez cette idée que ce fut làencore un honnête homme, ainsi qu'un bon soldat, mort à tempspour l'humanité, pour luimême, et selon les desseins de Dieu.

» Desroches était entré dans un régiment, à quatorze ans, àl'époque où, la plupart des hommes s'étant fait tuer sur lafrontière, notre armée républicaine se recrutait parmi les enfants.Faible de corps, mince comme une jeune fille, et pâle,

55ses camarades souffraient de lui voir porter un fusil sous

lequel ployait son épaule. Vous devez avoir entendu dire qn'onobtint du capitaine l'autorisation de le lui rogner de six pouces.Ainsi accommodée à ses forces, l'arme de l'enfant fit merveilles

dans les guerres de Flandre ; plus tard, Desroches fut dirigé surHaguenau, dans ce pays où nous faisons, c'est-à-dire où vousfaisiez la guerre depuis si longtemps.

» À l'époque dont je vais vous parler, Desroches était dansla force de l'âge et servait d'enseigne au régiment bien plus que lenuméro d'ordre et le drapeau, car il avait à peu près seul survécuà deux renouvellements, et il venait enfin d'être nommélieutenant quand, à Bergheim, il y a vingt sept mois, encommandant une charge à la baïonnette, il reçut un coup de sabreprussien tout au travers de la figure. La blessure était affreuse ;les chirurgiens de l'ambulance, qui l'avaient souvent plaisanté, luivierge encore d'une égratignure après trente combats, froncèrentle sourcil quand on l'apporta devant eux. « S'il guérit, dirent-ils,le malheureux deviendra imbécile ou fou. »

» C'est à Metz que le lieutenant fut envoyé pour se guérir.La civière avait fait plusieurs lieues sans qu'il s'en aperçût ;installé dans un bon lit et entouré de soins, il lui fallut cinq ou sixmois pour arriver à se mettre sur son séant, et cent jours encorepour ouvrir un œil et distinguer les objets. On lui ordonna bientôtles fortifiants, le soleil, puis le mouvement, enfin la promenade,et, un matin, soutenu par deux camarades, il s'achemina toutvacillant, tout étourdi, vers le quai Saint-Vincent, qui touchepresque à l'hôpital militaire,

56et, là on le fit asseoir sur l'esplanade, au soleil de midi, sous

les tilleuls du jardin public le pauvre blessé croyait voir le jourpour la première fois.

» À force d'aller ainsi, il put bientôt marcher seul, et, chaquematin, il s'asseyait sur un banc, au même endroit de l'esplanade,la tête ensevelie dans un amas de taffetas noir, sous lequel àpeine on découvrait un coin de visage humain, et sur son passage,lorsqu'il se croisait avec des promeneurs, il était assuré d'ungrand salut des hommes, et d'un geste de profondecommisération des femmes, ce qui le consolait peu.

» Mais, une fois assis à sa place, il oubliait son infortunepour ne plus songer qu'au bonheur de vivre, après un telébranlement, et au plaisir de voir en quel séjour il vivait. Devantlui, la vieille citadelle, ruinée sous Louis XVI, étalait sesremparts dégradés ; sur sa tête, les tilleuls en fleurs projetaientleur ombre épaisse à ses pieds, dans la vallée qui se déploie au-dessous de l'esplanade, les prés Saint-Symphorien que vivifie, enles noyant, la Moselle débordée, et qui verdissent entre ses deuxbras ; puis le petit îlot, l'oasis de la poudrière, cette île du Saulcy,semée d'ornbrages, de chaumières ; enfin la chute de la Moselle

et ses blanches écumes, ses détours étincelant au soleil, puis toutau bout, bornant le regard, la chaîne des Vosges, bleuâtre etcomme vaporeuse au grand jour, voilà le spectacle qu'il admiraittoujours d'avantage, en pensant que là était son pays, non pas laterre conquise, mais la province vraiment française, tandis queces riches départements nouveaux, où il avait fait la guerre,n'étaient que des beautés fugitives,

57incertaines, comme celles de la femme gagnée hier, qui ne

nous appartiendra plus demain.» Vers le mois de juin, aux premiers jours, la chaleur était

grande, et le banc favori de Desroches se trouvant bien à l'ombre,deux femmes vinrent s'asseoir près du blessé. Il saluatranquillement et continua de contempler l'horizon ; mais saposition inspirait tant d'intérêt que les deux femmes ne purents'empêcher de le questionner et de le plaindre.

» L'une des deux, fort âgée, était la tante de l'autre qui senommait Émilie, et qui avait pour occupation de broder desornements d'or sur de la soie ou du velours. Desrochesquestionna comme on lui en avait donné l'exemple, et la tante luiapprit que la jeune fille avait quitté Haguenau pour lui fairecompagnie, et qu'elle était depuis longtemps privée de tous sesautres parents.

» Le lendemain, le banc fut occupé comme la veille ; aubout d'une semaine, il y avait traité d'alliance entre les troispropriétaires de ce banc favori, et Desroches, tout faible qu'ilétait, tout humilié par les attentions que la jeune fille luiprodiguait comme au plus inoffensif vieillard, Desroches se sentitléger, en fonds de plaisanteries et plus près de se réjouir que des'affliger de cette bon ne fortune inattendue.

» Alors, de retour à l'hôpital, il se rappela sa hideuseblessure, cet épouvantail dont il avait souvent gémi en lui-même,et que l'habitude de la convalescence lui avait rendu depuislongtemps moins déplorable.

58» Il est certain que Desroches n'avait pu encore ni soulever

l'appareil inutile de sa blessure, ni se regarder dans un miroir. Dece jour-là, cette idée le fit frémir plus que jamais. Cependant, ilse hasarda à écarter un coin du taffetas protecteur, et il trouvadessous une cicatrice un peu rose encore, mais qui n'avait rien detrop repoussant. Et, poursuivant cette observation, il reconnut queles différentes parties de son visage s'étaient recousuesconvenablement entre elles, et que l'œil demeurait, fort limpide et

fort sain. Il manquait bien quelques brins de sourcils, mais c'étaitsi peu de chose ! cette raie oblique qui descendait du front àl'oreille en traversant la joue, c'était... eh bien, c'était un coup desabre reçu à l'attaque des lignes le Bergheim, et rien n'est plusbeau, les chansons l'ont assez dit.

» Donc, Desroches fut étonné de se retrouver si présentableaprès la longue absence qu'il avait faite de lui-même. Il ramenefort adroitement ses cheveux, qui grisonnaient du côté blessé,sous les cheveux noirs abondants du côté gauche, étendit samoustache sur la ligne de la cicatrice, le plus loin possible, et,ayant endossé son uniforme neuf, il se rendit le lendemain àl'esplanade d'un air assez triomphant.

» Dans le fait, il s'était si bien redressé, si bien tourné, sonépée avait si bonne grâce à battre sa cuisse, et il portait le schakosi martialement incliné en avant, que personne ne le reconnutdans le trajet de l'hôpital au jardin ; il arriva le premier au bancdes tilleuls, et s'assit comme à l'ordinaire, en apparence, mais aufond bien plus troublé et bien plus pâle, malgré l'approbation dumiroir.

» Les deux dames ne tardèrent pas à arriver ;

59mais elles s'éloignèrent tout à coup en voyant un bel officier

occuper leur place habituelle. Desroches fut tout ému.- Eh quoi ! leur cria-t-il, vous ne me reconnaissez pas ?...» Ne pensez pas que ces préliminaires nous conduisent à

une de ces histoires où la pitié devient de l'amour, comme dansles opéras du temps. Le lieutenant avait désormais des idées plussérieuses. Content d'être encore jugé comme un cavalierpassable, il se hâta de rassurer les deux dames, qui paraissaientdisposées d'après sa transformation, à revenir sur l'intimitécommencée entre eux trois. Leur réserve ne put tenir devant sesfranches déclarations. L'union était sortable de tous points,d'ailleurs Desroches avait un petit bien de famille près d'Épinal ;Émilie possédait, comme héritage de ses parents, une petitemaison à Haguenau, louée au café de la ville, et qui rapportaitencore cinq à six cents francs de rente. Il est vrai qu'il en revenaitla moitié à son frère Wilhelm, principal clerc du notaireSchennberg.

» Quand les dispositions furent bien arrêtées, on résolut dese rendre pour la noce à cette petite ville, car là était le domicileréel de la jeune fille, qui n'habitait Metz depuis quelque tempsque pour ne point quitter sa tante. Toutefois, on convint derevenir à Metz après le mariage. Émilie se faisait un grand plaisirde revoir son frère. Desroches s'étonna à plusieurs reprises que ce

jeune homme ne fût pas aux armées comme tous ceux de notretemps ; on lui répondit qu'il avait été réformé pour cause desanté. Desroches le plaignit vivement.

» Voici donc les deux fiancés et la tante en route pourHaguenau ;

60ils ont pris des places dans la voiture publique qui relaye à

Bitche, laquelle était une simple patache composée de cuir etd'osier. La route est belle, comme vous savez. Desroches, qui nel'avait jamais faite qu'en uniforme, un sabre à la main, encompagnie de trois à quatre mille hommes, admirait les solitudes,les roches bizarres, les horizons bordés par cette dentelure, desmonts revêtus d'une sombre verdure, que de longues valléesinterrompent seulement de loin en loin. Les riches plateaux deSaint-Avold, les manufactures de Sarreguemines, les petits tailliscompacts de Limblingue, où les frênes, les peupliers et les sapinsétalent leur triple couche de verdure nuancée du gris au vertsombre ; vous savez combien tout cela est d'un aspect magnifiqueet charmant.

» À peine arrivés à Bitche, les voyageurs descendirent à lapetite auberge du Dragon, et Desroches me fit demander au fort.J'arrivai avec empressement ; je vis sa nouvelle famille, et jecomplimentai la jeune demoiselle, qui était d'une rare beauté,d'un maintien doux et qui paraissait fort éprise de son futurépoux. Ils déjeunèrent tous trois avec moi à la place où noussommes assis dans ce moment. Plusieurs officiers, camarades deDesroches, attirés par le bruit de son arrivée, le vinrent chercher àl'auberge et le retinrent à dîner chez l'hôtelier de la redoute, oùl'état-major payait pension. Il fut convenu que les deux dames seretireraient de bonne heure, et que le lieutenant donnerait à sescamarades sa dernière soirée de garcon.

61» Le repas fut gai ; tout le monde savourait sa part du

bonheur et de la gaieté que Desroches ramenait avec lui. On luiparla de l'Égypte, de l'Italie, avec transport, en faisant desplaintes amères sur cette mauvaise fortune qui confinait tant debons soldats dans des forteresses de frontière.

- Oui, murmuraient quelques officiers, nous étouffons ici, lavie est fatigante et monotone ; autant vaudrait être, sur unvaisseau, que de vivre ainsi sans combats, sans distractions, sansavancement possible. « Le fort est imprenable, » a dit Bonapartequand il a passé ici en rejoignant l'armée d'Allemagne ; nousn'avons donc rien que la chance de mourir d'ennui.

- Hélas! mes amis, répondit Desroches, ce n'était guère plusamusant de mon temps car j'ai été ici comme vous, et je me suisplaint comme vous aussi. Moi, soldat parvenu jusqu'à l'épauletteà force d'user les souliers du gouvernement dans tous les cheminsdu monde, je ne savais guère alors que trois choses : l'exercice, ladirection du vent et la grammaire, comme on l'apprend chez lemagister. Aussi, lorsque je fus nommé sous-lieutenant et envoyéà Bitche avec le 2e bataillon du Cher, je regardais ce séjourcomme une, excellente occasion d'études sérieuses et suivies.Dans cette pensée, je m'étais procuré une collection de livres, decartes et de plans. J'ai étudié la théorie et appris l'allemand sansétude, car dans ce pays français et bon français, on ne parle quecette langue. De sorte que ce temps, si long pour vous qui n'avezplus tant à apprendre, je le trouvais court et insuffisant, et, quandlà nuit venait, je me réfugiais dans un petit cabinet de pierre sousla vis du grand escalier ;

62j'allumais ma lampe en calfeutrant hermétiquement les

meurtrières, et je travaillais. Une de ces nuits-là... » Ici, Desroches s'arrêta un instant, passa la main sur ses

yeux, vida son verre, et reprit son récit sans terminer sa phrase.- Vous connaissez tous, dit-il, ce petit sentier qui monte de

la plaine ici, et que l'on a rendu tout à fait impraticable, en faisantsauter un gros rocher, à la place duquel à présent s'ouvre unabîme. Eh bien, ce passage a toujours été meurtrier pour lesennemis toutes les fois qu'ils ont tenté d'assaillir le fort ; à peineengagés dans ce sentier, les malheureux essuyaient le feu dequatre pièces de vingt-quatre, qu'on n'a pas dérangées sans doute,et qui rasaient le sol dans toute la longueur dé cette pente...

- Vous avez dû vous distinguer, dit le colonel à Desrochesest-ce là que vous avez gagné la lieutenance ?

- Oui, colonel, et c'est là que j'ai tué le premier, le seulhomme que j'aie frappé en face et de ma main. C'est pourquoi lavue de ce fort me sera toujours pénible.

- Que nous dites-vous là ? s'écria-t-on ; quoi vous avez faitvingt ans la guerre, vous avez assisté à quinze batailles rangées, àcinquante combats peut-être, et vous prétendez n'avoir jamais tuéqu'un seul ennemi ?

- Je n'ai pas dit cela, messieurs : des dix mille cartouchesque j'ai bourrées dans mon fusil, qui sait si la moitïé n'a pas lancéune balle au but que le soldat cherche ?

Mais j'affirme qu'à Bitche, pour la première fois, ma mains'est rougie du sang d'un ennemi et que j'ai fait le cruel essaid'une pointe de sabre que le bras pousse jusqu'à ce qu'elle crèveune poitrine hurnaine et s'y cache en frémissant.

63

- C'est vrai, interrompit l'un des officiers, le soldat tuebeaucoup et ne le sent presque jamais. Une fusillade n'est pas, àvrai dire, une exécution, mais une intention mortelle. Quant à labaïonnette, elle fonctionne peu dans les charges les plusdésastreuses ; c'est un conflit dans lequel l'un des deux ennemistient ou cède sans porter de coups, les fusils s'entrechoquent, puisse relèvent quand la résistance cesse ; le cavalier, par exemple,frappe réellement.

- Aussi, reprit Desroches, de même que l'on n'oublie pas ledernier regard d'un adversaire tué en duel, son dernier râle, lebruit de sa lourde chute, de même je porte en moi presquecomme un remords riez-en si vous pouvez, l'image pâle etfunèbre du sergent prussien que j'ai tué dans la petite poudrièredu fort.

» Tout le monde fit silence, et Desroches commenca sonrécit.

» - C'était la nuit, je travaillais, comme je l'ai expliqué tout àl'heure. À deux heures, tout doit dormir, excepté les sentinelles.Les patrouilles sont fort silencieuses, et tout bruit fait esclandre.Pourtant, je crus entendre comme un mouvement prolongé dansla galerie qui s'étendait sous ma chambre ; on heurtait à uneporte, et cette porte craquait. Je courus, je prêtai l'oreille au fonddu corridor, et j'appeloi à demi-voix la sentinelle ; pas deréponse. J'eus bientôt réveillé les canonniers, endossé1"uniforme, et, prenant mon sabre sans fourreau, je courus ducôté du bruit.

64Nous arrivâmes trente, à peu près, dans le rond-point que

forme la galerie vers son centre, et, à la lueur de quelqueslanternes, nous reconnûmes les Prussiens, qu'un traite avaitintroduits par la poterne fermée. Ils se dressaient avec désordre,et, en nous apercevant, ils tirèrent quelques coups de fusil, dontl'éclat fut effroyable dans cette pénombre et sous ces voûtesécrasées. Alors, on se trouva face à face ; les assaillantscontinuaient d'arriver ; les défenseurs descendirentprécipitamment dans la galerie ; on en vint à pouvoir à peine seremuer ; mais il y avait entre les deux partis un espace de six àhuit pieds, un champp clos que personne ne songeait à occuper,tant il y avait dc stupeur chez les français surpris, et de défiancechez les Prussiens désappointés. Pourtant, l'hésitation dura peu.La scène se trouvait éclairée par des flambeaux et des lanternes ;quelques canonniers avaient suspendu les leurs aux paroles ; unesorte de combat antique s'engagea ; j'étais au premier rang, je metrouvais en face d'un sergent prussien de haute taille, tout couvertde chevrons et de décorations. Il était armé d'un fusil, mais ilpouvait à peine le remuer, tant la presse était compacte ; tous cesdétails me sont encore présents, hélas ! Je ne sais s'il songeaitmême à me résister ; je m'élançai vers lui, j'enfonçai mon sabredans ce noble cœur ; la victime ouvrit horriblement les yeux,crispa ses mains avec effort, et tomba dans les bras des autressoldats... Je ne me rappelle pas en qui suivit ; je me retrouvaitdans la première cour, tout mouillé de sang ; les Prussiens,refoulés par la poterne, avaient été reconduits à coups de canonsjusqu'à leurs campements.

Allons prenez-en un autre et donnez-moi la revanche de cette partie ! (Page 78.)

66» Après cette histoire, il se fit un long silence et puis l'on

parla d'autre chose. C'était un triste et curieux spectacle, pour lepenseur, que toutes ces physionomies de soldats assombries parle récit d'une infortune si vulgaire en apparence..., et l'on pouvaitsavoir au juste ce que vaut la vie d'un homme, même d'unAllemand, docteur, en interrogeant les regards intimidés de cestueurs de profession.

- Il est certain, répondit le docteur un peu étourdi, que lesang de l'homme crie bien haut, de quelque façon qu'il soitversé ; cepandant, Desroches n'a point fait de mal ; il sedéfendait.

- Qui le sait ? murmura Arthur.- Vous qui parliez de capitulation de conscience, docteur,

ditcs-lous si cette mort du sergent ne ressemble pas un peuassassinat. Est-il sûr que le Prussien eut tué Desroches ?

- Mais c'est la guerre, que voulez-vous !- À la bonne heure, oui, c'est la guerre. On tue à trois cents

pas dans les ténèbres un homme qui ne vous connait pas et nevous voit pas ; on égorge en face, et avec la fureur dans le regard,des gens contre lesquels on n'a pas de haine, et c'est avec cetteréflexion qu'on s'en console et qu'on s'en glorifie ! Et cela se faithonorablement entre des peuples chrétiens.

» L'aventure de Desroches sema donc différentesimpressions dans l'esprit des assistants. Et puis l'on alla se mettreau lit. Notre officier oublia le premier sa lugubre histoire, parceque, de la petite chambre qui lui était donnée, on apercevaitparmi les massifs d'arbres une certaine fenètre de l'hotel duDragon éclairée de l'intérieur par une veilleuse.

67 Là dormait tout son avenir. Lorsqu'au milieu de la nuit, les

rondes et le qui-vive venaient le réveiller, il se disait qu'en casd'alarme son courage ne pourrait plus comme autrefois galvanisertout l'homme, et qu'il s'y mêlerait un peu de regret et de crainte.Avant l'heure de la diane, le lendemain, le capitaine de garde luiouvrit là une porte, et il trouva ses deux amies qui se promenaienten l'attendant le long des fossés extérieurs. Je les accompagnaijusqu'à Neunhoffen, car ils devaient se marier à l'état civild'Haguenau, et revenir à Metz pour la bénédiction nuptiale.

» Wilhelm le frère d'Émilie, fit à Desroches un accueil assezcordial. Les deux beaux-frères se regardaient parfois avec uneattention opiniâtre, Wilhelm était d'une taille moyenne, mois bienprise. Ses cheveux blonds étaient rares déja, comme s'il eùt été

miné par l'étude ou par les chagrins ; il portait des lunettes bleuesà cause de sa vue, si faible, disait-il, que la moindre lumière lefaisait souffrir. Desroches apportait une liasse de papiers que lejeune praticien examina curieusement, puis il produisit lui-mêmetous les titres de sa famille, en forçant Desroches a s'en rendrecompte, mais il avait affaire à un homme confiant, amoureux etdésintéressé, les enquêtes ne furent donc pas longues. Cettemanière de procéder parut flatter quelque peu Wilhelm ; aussicommença-t-il à prendre le bras de Desroches, à lui offrir une deses meilleures pipes, et à le conduire chez tous ses amisd'Haguenau.

» Partout on fumait et l'on buvait force bière. Après dixprésentations, Desroches demanda grâce,

68et on lui permit de ne plus passer ses soirées qu'auprès de sa

fiancée.» Peu de jours après, les deux amoureux du banc de

l'esplande étaient deux époux unis par M. le maire d'Haguenau,vénérable fonctionnaire qui avait dû être bourgmestre avant larévolution française, et qui avait tenu dans ses bras bien souventla petite Émilie, que peut-être il avait enregistrée lui-même à sanaissance ; aussi lui dit-il bien bas, la veille de son mariage

» - Pourquoi n'épousez-vous donc pas un bon Allemand ?» Émilie paraissai peu tenir à ces distinctions. Wilhelm lui-

même s'était réconcilié avec la moustache du lieutenant, car, ilfaut le dire, au premier abord, il y avait eu réserve de la part deces deux hommes ; mais, Desroches y mettant beaucoup du sien,Wilhelm faisant un peu pour sa sœur, et la bonne tante pacifiantet adoucissant toutes les entrevues, on réussit à fonder un parfaitaccord. Wilhelm embrassa de fort bonne grâce son beau-frèreaprès la signature du contrat. Le jour même, car tout s'étaitconclu vers neuf heures, les quatre voyageurs partirent pourMetz. Il était six heures du soir quand la voiture s'arrêta à Bitche,au grand hôtel du Dragon.

» On voyage difficilement dans ce pays entrecoupé deruisseaux et de bouquets de bois ; il y a dix côtes par lieue, et lavoiture du messager secoue rudement ses voyageurs. Ce fut làpeut-être la meilleure raison de malaise qu'éprouva la jeuneépouse en arrivant à l'auberge. Sa tante et Desroches s'installèrentauprès d'elle, et Wilhelm, qui souffrait d'une faim dévorante,

69descendit dans la petite salle où l'on servait à huit heures le

souper des officiers.» Cette fois, personne ne savait le retour de Desroches. La

journée avait été employée par la garnison.à des excursions dansles taillis de Huspoletden. Desroches, pour n'être pas enlevé auposte qu'il occupait près de sa femme, défendit à l'hôtesse deprononcer son nom. Réunis tous trois près de la petite fenêtre dela chambre, ils virent rentrer les troupes au fort, et, la nuits'approchant, les glacis se bordèrent de soldats en négligé quisavouraient le pain de munition et le fromage de chèvre fournipar la cantine.

» Cependant Wilhelm, en homme qui veut tromper l'heure etla faim, avait allumé sa pipe, et sur le seuil de la porte il sereposait entre la fumée du tabac et celle du repas, double voluptépour l'oisif et pour l'affamé. Les officiers, à l'aspect de cevoyageur bourgeois dont la casquette était enfoncée jusqu'auxoreilles et les lunettes bleues braquées vers la cuisine, comprirentqu'ils ne seraient pas seuls à table et voulurent lier connaissanceavec l'étranger car il pouvait venir de loin, avoir de l'esprit,raconter des nouvelles, et, dans ce cas, c'était une bonne fortune ;ou arriver des environs, garder un silence stupide, et alors c'étaitun niais dont on pouvait rire.

» Un sous-lieutenant des écoles s'approcha de Wilhelm avecune politesse qui frisait, l'exagération.

» - Bonsoir, monsieur ; savez-vous des nouvelles de Paris ?» - Non, monsieur ; et vous, dit tranquillement Wilhelm.

70» - Ma foi, monsieur, nous ne sortons pas de Bitche,

comment saurions-nous quelque chose ? » - Et moi, monsieur, je ne sors jamais de mon cabinet.» - Seriez-vous dans le génie ?» Cette,raillerie dirigée contre les lunettes de Wilhelm égaya

beaucoup l'assemblée.» - Je suis clerc de notaire, monsieur.» - En vérité ? À votre âge, c'est surprenant.» - Monsieur, dit Wilhelm, est-ce que vous voudriez voir

mon passe-port ?» - Non, certainen1ent.» - Eh bien, dites-moi que vous ne vous moquez pas de ma

personne, et je vais vous satisfaire sur tous les points.» L'assenlblée reprit son sérieux.» - Je vous ai demandé, sans intention maligne, si vous

faisiez partie du génie, parce que vous portez des lunettes. Nesavez-vous pas que les officiers de cette arme ont seuls le droitde se mettre des verres sur les yeux ?

» - Et cela prouve-t-il que je sois soldat ou officier, commevous voudrez ?

» - Mais tout le monde est soldat aujourd'hui. vous n'avezpas vingt-cinq ans, vous devez appartenir à l'armée ; ou bien vousêtes riche, vous avez quinze ou vingt mille francs de rente, vosparents ont fait des sacrifices... et, dans ce cas-là, on ne dine pasà une table d'hôte d'auberge.

» - Monsieur, dit Wilhehn en secouant sa pipe, peut-êtreavez-vous le droit de me soumettre à cette inquisition ; alors, jedois vous répondre catégoriquement. Je n'ai pas de rentes,puisque je suis un simple clerc de notaire, comme je vous l'ai dit.

71J'ai été réformé pour cause de mauvaise vue. Je suis myope,

en un mot.» Un éclat de rire général et intempéré accueillit cette

déclaration.» - Ah ! jeune homme ! jeune hornme ! s'écria le capitaine

Vallier en lui frappant sur l'épaule, vous avez bien raison, vousprofitez du proverbe : « Il vaut mieux être poltron et vivre pluslongtemps »

» Wilhelm rougit jusqu'aux yeux.» - Je ne suis pas un poltron, monsieur le capitaine ! et je

vous le prouverai quand il vous plaira. D'ailleurs, mes papierssont en règle, et si vous êtes officier de recrutement, je puis vousles montrer.

» - Assez, assez, crièrent quelques officiers ; laisse cebourgeois tranquille, Vallier. Monsieur est un particulier paisible,il a le droit de souper ici.

» - Oui, dit le capitaine ; ainsi mettons-nous à table, et, sansrancune, jeune homme. Rassurezvous, je ne suis pas chirurgienexaminateur, et cette salle à manger n'est pas une salle derévision. Pour vous prouver ma bonne volonté, je m'offre à vousdécouper une aile de ce vieux dur à cuire qu'on nous donne pourun poulet.

» - Je vous remercie, dit Wilhelm, à qui la faim avait passé,je mangerai seulement de ces truites qui sont au bout de la table.

Et il fit signe à la servante de lui apporter le plat.

» - Sont-ce des truites, vraiment ? dit le capitaine àWilhelm, qui avait ôté ses lunettes en se mettant à table. Ma foi,monsieur, vous avez meilleure vue que moi-même ; tenez,franchement,

72vous ajusteriez votre fusil tout aussi bien qu'un autre. Mais

vous avez eu des protections, vous en profitez : très bien. Vousaimez la paix, c'est un goût tout comme un autre. Moi, à votreplace, je ne pourrais pas lire un bulletin de la grande armée, etsonger que les jeunes gens de mon âge se font tuer en Allemagnesans me sentir bouillir le sang dans les veines. Vous n'êtes doncpas Français ?

» - Non, dit Wilhelm, avec effort et satisfaction à la fois, jesuis né à Haguenau ; je ne suis pas Français, je suis Allemand.

» - AlIemand ? Haguenau est situé en deçà de la frontièrerhénane, c'est un beau et bon village de l'empire français,département du Bas-Rhin. Voyez la carte.

» - Je suis de Haguenau, vous dis-je, village d'Allemagne ily a dix ans, aujourd'hui village de France et moi, je suisAllemand toujours, comme vous seriez Français jusqu'à la mortsi votre pays appartenait jamais aux Allemands.

» - Vous dites là, des choses dangereuses, jeune homme,songez-y.

» - J'ai tort peut-être, dit impétueusement Wilhelm ; monsentiment à moi est de ceux qu'il importe, sans doute, de garderdans son cœur, si l'on ne peut les changer. Mais c'est vous-mêmequi avez poussé si loin les choses, qu'il faut, à tout prix, que jeme justifie ou que je passe pour un lâche. Oui, tel est le motif qui,dans ma conscience, légitime le soin que j'ai mis à profiter d'uneinfirmité réelle, sans doute, mais qui peut-être n'eût pas dû arrêterun homme de cœur. Oui, je l'avouerai, je ne me sens point dehaine contre les peuples que vous combattez aujourd'hui.

73Je songe que si le malheur eût voulu que je fusse ob1igé de

marcher contre eux, j'aurais dû, moi aussi, ravager descampagnes allemandes, brûler des villes, égorger descompatriotes ou d'anciens compatriotes, si vous aimez mieux, etfrapper au milieu d'un groupe de prétendus ennemis, oui, frapper,qui sait ? des parents, d'anciens amis de mon père. Allons, allons,vous voyez bien qu'il vaut mieux pour moi écrire des rôles chezle notaire d'Haguenau... D'ailleurs, il y a assez de sang versé dansma famille ; mon père a répandu le sien jusqu'à la dernière

goutte, voyez-vous, et moi...» - Votre père était soldat ? interrompit le capitaine Vallier.» - Mon père était sergent. dans l'armée prussienne, et il a

défendu longtemps ce territoire que vous occupez aujourd'hui.Enfin, il fut tué à la dernière attaque du fort de Bitche.

» Tout le monde était fort attentif à ces dernières paroles deWilhelm, qui arrêtèrent l'envie qu'on avait, quelques minutesauparavant, de rétorquer ses paradoxes touchant le cas particulierde sa nationalité.

» - C'était donc en 93 ?- En 93, le 17 novembre, mon père était parti la veille de

Sirmasen pour rejoindre sa compagnie. Je sais qu'il a dit à mamère qu'au moyen d'un plan hardi, cette ciladelle serait emportéesans coup férir. On nous le rapporta mourant vingtquatre heuresaprès ; il expira sur le seuil de la porte, après m'avoir fait jurer derester auprès de ma mère, qui lui survécut quinze jours. J'ai suque, dans l'attaque qui eut lieu cette nuit-là, il reçut dans lapoitrine le coup de sabre d'un jeune soldat,

74qui abattit ainsi l'un des beaux grenadiers de l'armée du

prince de Hohenlohe. » - Mais on nous a raconté cette histoire, dit le major.» - Eh bien, dit le capitaine Vallier, c'est toute l'aventure du

sergent prussien tué par Desroches.» - Desroches s'écria Wilhehm : est-ce du lieutenant

Desroches que vous parlez ?» - Oh ! non, non, se hâta de dire un officier, qui s'aperçut

qu'il allait y avoir là quelque révélation terrible ; ce Desrochesdont nous parlons était un chasseur de la garnison, mort il y aquatre ans, car son premier exploit ne lui a pas porté bonheur.

» - Ah ! il est mort, dit Wilhelm en essuyant son front d'oùtombaient de grosses gouttes de sueur.

» Quelques minutes après, les officiers le saluèrent et lelaissèrent seul. Desrochos ayant vu par la fenêtre qu'ils s'étaienttous éloignés, descendit dans la salle à manger, où il trouva sonbeau-frère accoudé sur la longue table et la tête dans ses mains.

» - Eh bien, eh bien, nous dormons déjà ?... Mais je veuxsouper, moi ma femme s'est endormie enfin, et j'ai une faimterrible... Allons, un verre de vin, cela vous l'éveillera et vous metiendrez compagnie.

» - Non, j'ai mal à la tête, dit Wilhelm, je monte à machambre. À propos, ces rnessieurs m'ont beaucoup parlé descuriosités du fort. Ne pourriez-vous pas m'y conduire dernain ?

» - Mais sans doute, mon ami,.» - Alors, demain matin, je vous éveillerai.

75» Desroches soupira, puis il alla prendre possession du

second lit qu'on avait préparé dans la chambre où son beau-pèrevenait de monter (car Desroches couchait seul, n'étant mariéqu'au civil). Wilhelm ne put dormir de la nuit, et tantôt il pleuraiten silence, tantôt il dévorait de regards furieux le dormeur, quisouriait dans ses songes.

» Ce qu'on appelle le pressentiment ressemble fort aupoisson précurseur qui avertit les cétacés immenses et presqueaveugles que là pointille une roche tranchante, ou qu'ici est unfond de sable. Nous marchons dans la vie si machinalement, quecertains caractères, dont l'habitude est insouciante, iraient seheurter ou se briser sans avoir pu se souvenir de Dieu, s'il neparaissait un peu de limon à la surface de leur bonheur. Les unss'assombrissent au vol du corbeau, les autres sans motif ; d'autres,en s'éveillant, restent soucieux sur leur séant, parce qu'ils ont faitun rêve sinistre. Tout cela est pressentiment. « Vous allez courirun danger, dit le rêve. » - Prenez garde, crie le corbeau. Soyeztriste, » murmure le cerveau qui s'alourdit.

» Desroches, vers la fin de la nuit, eut un songee étrange. Ilse trouvait au fond d'un souterrain, derrière lui marchait uneombre blanche dont les vêtements frôlaient ses talons ; quand ilse retournait, l'ombre reculait ; elle finit par s'éloigner à une telledistance, que Desroches ne distinguait plus qu'un point blanc ; cepoint grandit, devint lumineux, emplit toute la grotte et s'éteignit.Un léger bruit se faisait entendre, c'était Wilhelm qui rentraitdans la chambre, le chapeau sur la tête et envelappé d'un longmanteau bleu.

76» Desroches se réveilla en sursaut.. » - Diable ! s'écriat-il, vous étiez sorti ce matin ?» - Il faut vous lever, répondit Wilhelm » - Mais nous ouvrira-t-on au fort ?» - Sans doute, tout le monde est à l'exercice il n'y a plus

que le poste de garde.» - Déjà! ! Eh bien, je suis à vous. Le temps seulement

d'aller dire bonjour à ma femme.

» - Elle va bien, je l'ai vue ne vous occupez pas d'elle.» Desroches fut surpris à cette réponse mais il le mit sur le

compte de l'impatience, et plia encore une fois devant cetteautorité fraternelle qu'il allait bientôt pouvoir secouer.

» Comme ils passaient sur la place pour aller au fort,Desroches jeta les yeux sur les fenêtres de l'auberge.

» - Émilie dort sans doute, pensa-t-il.» Cependant, le rideau trembla, se ferma ; et le lieutenant

crut remarquer qu'on s'était éloigné, du carreau pour n'être pasaperçu de lui.

» Les guichets s'ouvrirent sans difficulté. Un capitaineinvalide, qui n'avait pas assisté au souper de la veille,commandait l'avant-poste. Desroches prit une lanterne et se mit àguider de salle en salle son compagnon silencieux.

» Après une visite de quelques minutes sur différents pointsoù l'attention de Wilhelm ne trouve guère à se fixer :

» - Montrez-moi donc les souterrains, dit-il à son beau-frère.» - Avec plaisir, mais ce sera, je vous jure, une promenade

peu agréable ; il règne là-dessous une grande humidité.

77Nous avons les poudres sous l'aile gauche, et, là, on ne

saurait pénétrer sans ordre supérieur". À droite sont les conduitsd'eau réservés et les salpêtres bruts au milieu, les contre-mines etles galeries. Vous savez ce que c'est qu'une voûte ?

» - N'importe, je suis curieux de visiter des lieux où se sontpassés tant d'événements sinistres... où même vous avez courudes dangers, à ce qu'on m'a dit.

» - Il ne me fera pas grâce d'un caveau, pensa Desroches.- Suivez-moi, frère, dans cette galerie qui mène à la poterne

ferrée.» La lanterne jetait une triste lueur aux murail1es moisies, et

tremblait en se reflétant sur quelques lames de sabre et quelquescanons de fusil rongés par la rouille.

» - Qu'est-ce que ces armes ? demanda Wilhelm.» - Les dépouilles des Prussiens tués à la dernière attnque du

fort, et dont mes camarades ont réuni les armes en trophée.» - Il est donc mort plusieurs Prussiens ici? » - Il en est mort beaucoup dans ce rond-point.» - N'y tuâtes-vous pas un sergent, vieillard de haute taille, à

moustaches rousses ?» - Sans doute ; ne vous ai-je pas conté l'histoire ?» - Non, pas vous ; mais, hier, à table, on m'a parlé de cet

exploit... que votre modestie nous avait caché.

» - Qu'avez vous donc, frère ? Vous pâlissez !» Wilhelin répondit d'une voix forte :

78» Ne m'appelez pas frère, mais ennemi !... Regardez, je suis

un Prussien ! Je suis le fils de ce sergent que vous avez assassiné.» - Assassiné !» - Ou tué, qu'importe ! Voyez c'est là que votre sabre a

frappé.» Wilhelm avait rejeté son manteau et indiquant une

déchirure dans l'uniforme vert qu'il avait revêtu, et qui étaitl'habit même de son père, pieusement conservé.

» - Vous êtes le fils de ce sergent ! Oh ! mon Dieu, meraillez-vous ?

» Vous railler ? Joue-t-on avec de pareilles horreurs ?... Ici aété tué mon père, son noble sang a rougi ces dalles ; ce sabre estpeut-être le sien... Allons, prenez-en un autre et donnez-moi larevanche de cette partie !... Allons ce n'est pas duel, c'est lecombat d'un allemand contre un français : en garde !

» - Mais, vous êtes fou, cher Wilhelm ! laissez done ce sabrerouillé. Vous voulez me tuer, suis-je coupable ?

» - Aussi, vous avez la chance de me frapper à mon tour, etelle est double pour le moins de votre côté. Allons, défendez-vous.

» - Wilhelm ! tuez-moi sans défense ; je perds la raison moi-même, la tête me tourne... Wilhelm ! j'ai fait Ccomme tout soldatdoit faire ; mais songez-y donc... D'ailleurs, je suis le mari devotre sœur ; el!e m'aime ! Oh ! ce combat est impossible.

» - Ma soeur !... voilà justement ce qui rend impossible quenous vivions tous deux sous le même ciel ! Ma sœur ! elle saittout ;

79

elle ne reverra jamais celui qui l'a faite orpheline. Hier, vouslui avez dit le dernier adieu.

» Desroches poussa un cri terrible et se jeta sur Wilhelmpour le désarmer ; ce fut une lutte assez longue, car le jeunehomme opposait aux secousses de son adversaire la résistance dela rage et du désespoir.

» - Rends-moi ce sabre, malheureux, criait Desroches,rends-le moi ! Non, tu ne me frapperas pas, misérable fou !...rêveur cruel !...

» - C'est cela, criait Wilhelm d'une voix étoufée, tuez aussi

le fils dans la galerie !... Le fils est un Allemand... un Allemand !» En ce moment, des pas retentirent et Desroches lâcha prise.

Wilhelm abattu ne se relevait pas...» Ces pas étaient les miens, messieurs, ajouta l'abbé. Émilie était

venue au presbytère me raconter tout, pour se mettre sous lasauvegarde de la religion, la pauvre enfant. J'étouffai la pitié quiparlait au fond de mon cœur, et, lorsqu'elle me demanda si elle pouvaitaimer le meurtrier de son père, je ne répondis pas. Elle compris, meserra la main et parti en pleurant. Un pressentiment me vint ; je lasuivi, et, quand j'entendis qu'on lui répondait à l'hotel que son frère etson mari étaient allés visiter le fort, je me doutais de l'affreuse vérité.Heureusement, j'arrivai à temps pour empêcher une nouvelle péripétieentre ces deux hommes égarés par la colère et par la douleur.

» Wilhelm, bien que désarmé, résistait toujours aux prières deDesroches ; il était accablé, mais son œil gardait encore toute safureur.

80» - Homme inflexible ! lui dis-je, c'est vous qui réveillez les

morts et qui soulevez des fatalités effrayantes ! N'êtes-vous paschrétien, et voulez-vous empiéter sur la justice de Dieu ? Voulez-vousdevenir ici le seul criminel et le seul meurtrier ? L'expiation sera faite,n'en doutez point ; mais ce n'est pas à nous qu'il appartient de laprévoir ni de la forcer.

» Desroches me serra la main et me dit :» - Émilie sait tout. Je ne la reverrai pas ; mais je sais ce que j'ai

à faire pour lui rendre sa liberté.» - Que dites-vous ! m'écriai-je un suicide ?» À ce mot, Wilhelm s'était levé et avait saisi la main de

Desroches. » - Non ! disait-il, j'avais tort. C'est moi seul qui suis coupable, et

qui devait garder mon secret et mon désespoir !» Je ne vous peindrai pas les angoisses que nous souffrimes dans

cette heure fatale ; j'employai tous les raisonnements de ma religion etde ma philosophie, sans faire nâitre d'issue satisfaisante à cette cruellesituation ; une séparation était indispensable dans tous les cas ; mais lemoyen d'en déduire les motifs devant la justice ? Il y avait là non-seulement un débat pénible à saisir, mais encore un danger politique, àrévéler ces fatales circonstances.

» Je m'appliquai surtout à combattre les projets sinistres deDesroches et à faire pénétrer dans son cœur les sentiments religieuxqui font un crime du suicide. Vous savez que ce malheureux avait éténourri à l'école des matérialistes du dix-huitième siècle. Toutefois,depuis sa blessure, ses idées avaient changé beaucoup.

Nous suivions cette vallée de peupliers. (Page 82.)

82Il était devenu l'un de ces chrétiens à demi sceptiques

comme nous en avons tant, qui trouvent qu'après tout un peu dereligion ne peut nuire, et qui se résignent même à consulter unprêtre en cas qu'il y ait un Dieu ! C'est en vertu de cette religionvague qu'il acceptait mes consolations. Quelques jours s'étaientpassés. Wilhelm et sa soeur n'avaient pas quitté l'auberge ; carÉmilie était fort malade après tant de secousses. Desrocheslogeait au presbytère et lisait toute la journée des livres de piétéque je lui prêtais. Un jour, il alla au fort, y resta quelques heures,et, en revenant, il me montra une feuille de papier où son nométait inscrit ; c'était une commission de capitaine dans unrégiment qui partait pour rejoindre la division Partouneaux.

» Nous reçûmes, au bout d'un mois, la nouvelle de sa mortglorieuse autant que singulière. Quoi qu'on puisse dire de l'espècede frénésie qui le jeta dans la mêlée, on sent que son exemple futun grand encouragement pour tout le bataillon, qui avait perdubeaucoup de monde à la première charge.

» Tout le monde se tut après ce récit ; chacun gardait lapensée étrange qu'excitait une telle vie et une telle mort. L'abbéreprit en se levant :

- Si vous voulez, messieurs, que nous changions ce soir ladirection habituelle de nos promenades, nous suivrons cettevallée de peupliers jaunis par le soleil couchant, et je vousconduirai jusqu'à la Butte-aux-Lierres, d'où nous pourronsapercevoir la croix du couvent où s'est retirée madameDesroches.

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LE VALOIS---------

Chaque fois que ma pensëe se reporte aux souvenirs de cetteprovince du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants etles récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncleétait toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes quinous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les balladesjoyeuses de leur jeunesse, dont malheureusement je ne puis citerles airs. J'en ai donné ailleurs quelques fragments. Aujourd'hui, jene puis arriver à les compléter, car cela est profondément oublié ;le secret en est demeuré dans la tombe des aïeules. Avant d'écrirechaque peuple a chanté ; toute peine s'inspire à ces sourcesnaïves, et l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre, citent chacuneavec orgueil leur romancero national. Pourquoi la France n'a-t-elle pas le sien ? On publie aujourd'hui les chansons patoises deBretagne et d'Aquitaine, mais aucun chant des vieilles provincesoù s'est toujours parlée la vraie langue française ne nous seraconservé. Je crains encore que le travail qui se prépare ne soit faitpurement au point de vue historique et scientifique.

84Nous aurons des ballades franques, normandes, des chants

de guerre, des lais et virelais, des guerz bretons, des noëlsbourguignons et picards. Mais songera-t-on à recueillir ces chantsde la vieille France, dont je cite ici des fragments épars et quin'ont été ni complétés ni réunis ? C'est qu'on n'a jamais vouluadmettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime,de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier,du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions prèsavec des tournures douteuses, des mots hasardés, desterminaisons et des liaisons de fantaisies, mais elle porte uncachet d'ignorance qui révolte l'homme du monde, bien plus quene le fait le patois. Pourtant, ce langage a ses règles ou du moinsses habitudes régulières, et il est fâcheux que des couplets telsque ceux de la célèbre romance : Si j'étais hirondelle, soientabandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrementplacées, au répertoire chantant des concierges et des cuisinières.

Quoi des plus gracieux et de plus poétique pourtant !

Si j'étais hirondelle ! - Que je puisse voler,- Sur votre sein, la belle, - J'irais me reposer !

Il faut continuer, il est vrai, par : J'ai z'un coquin de frère...,ou risquer un hiatus terrible ; meis (sic) pourquoi aussi la languea-t-elle repoussé ce z si commode, si liant, si séduisant qui faisaittout le charme du langage de l'ancien Arlequin, et que la jeunessedorée du Directoire a tenté en vain de faire passer dans le langagedes salons !

Ce ne serait rien encore, et de légères corrections

85rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée,

ces charmantes et naïves productions de poètes modestes ; maisla rime, cette sévère rime française, comment s'arrangerait-elledu couplet suivant :

La fleur de l'olivier. - Que vous avez aimé,- Charmante beauté - Et vos yeux charmants,- Que mon cœur aime tant, - Les faudra-t-il quitter ?

Observez que la musique se prête admirablement à ceshardiesses, et trouve dans les assonances, ménagéessuffisamment d'ailleurs, toutes les ressources que la poésie doitlui offrir. Voilà deux charmantes chansons, qui ont comme unparfum de la Bible, dont la plupart des couplets sont perdus,parce que personne n'a jamais osé les écrire ou les imprimer.Nous en dirons autant de celle où se trouve la strophe suivante :

Enfin vous voilà donc, - Ma belle mariée,Enfin vous voilà donc - À votre époux liée,Avec un long fit d'or - Qui ne rompt qu'à la mort !

Quoi de plus pur, d'ailleurs, comme langue et commepensée ? Mais l'auteur de cette épithalame ne savait pas écrire, etl'imprimerie nous conserve les gravelures de Collé, de Piis et dePanard ! Les étrangers reprochent à notre peuple de n'avoir aucunsentiment de la poésie et de la couleur ; mais où trouver unecomposition et une imagination plus orientales que dans cettechanson de nos mariniers :

Ce sont les filles de la Rochelle - Qui ont arméun bâtiment - Pour aller faire la course- Dedans les Mers du Levant.

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La coque en est en bois rouge, - Travaillé fort proprement ; - La mâture est en ivoire, - Les poulies en diamant.La grand'voile est en dentelle, - La misaine en satin blanc ; - Les cordages du navire - Sont de fils d'or et d'argent.L'équipage du navire, - C'est tout filles de quinze ans ; - Les gabiers de la grande hune -N'ont pas plus de dix-huit ans ! etc.

Les richesses poétiques n'ont jamais manqué au marin, ni ausoldat français, qui ne rêvent dans leurs chants que filles du roi,sultanes, et même présidentes, comme dans la ballade tropconnue :

C'est dans la ville de Bordeaux - Qu'il est arrivé trois vaisseaux, etc.

Mais le tambour des gardes françaises, où s'arrêtera-t-il,celui-là ?

Un joli tambour s'en allait à la guerre, etc.

La fille du roi est à sa fenêtre, le, tambour la demande enmariage « Joli tambour, dit le roi, tu n'est pas assez riche !

- Moi ? dit le tambour sans se déconcerter :

J'ai trois vaisseaux sur la mer gentille, - L'un chargé d'or, l'autre de perles fines,- Et le troisième pour promener ma mie !

- Touche-là, tambour, lui dit le roi, tu n'auras pas ma fille ! -Tant pis dit le tambour, j'en trouverai de plus gentilles !... »Étonnez-vous, après ce tambour-là, de nos soldats devenus rois !Voyons maintenant ce que va faire un capitaine :

À Tours en Touraine,- Cherchant ses amours ; Il les a cherchées, - Il les a trouvées - En-haut d'une tour.

87Le père n'est pas un roi, c'est un simple chapelain qui

répond à la demande en mariage :

Mon beau capitaine, - Ne te mets en peine, - Tu ne l'auras pas.

La réplique du capitaine est superbe :

Je l'aurai par terre, - Je l'aurai par la mer - Ou par trahison.

Il fait si bien, en effet, qu'il enlève la jeune fille sur soncheval ; et l'on va voir comme elle est bien traitée une fois en sapossession :

À la première ville, - Son amant l'habille -Tout en satin blanc ! - À la seconde ville, - Son amant l'habille - Tout d'or et d'argent.À la troisième ville, Son amant l'habille Tout en diamants ! - Elle était si belle, - Qu'elle passait pour reine - Dans le régiment !

Après tant de richesses dévolues à la verve un peu gasconnedu militaire et du marin, envierons nous le sort du simpleberger ? Le voilà qui chante. et qui rêve :

Au jardin de mon père, Vole, mon cœur,vole ! - Il y a z'un pommier doux, - Tout doux !Trois belles princesses, - Vole, mon cœur, vole ! Trois belles princesses - Sont couchées dessous, etc.

Est-ce donc la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique del'idéal qui manque à ce peuple pour comprendre et produire deschants dignes d'être comparés à ceux de l'Allemagne et del'Angleterre ? Non, certes ; mais il est arrivé qu'en France lalittérature n'est jamais descendue au niveau de la grande foule :

88les poètes académiques du dix-septième et du dix-huitième

siècles n'auraient pas plus compris de telles inspirations que lespaysans n'eussent admiré leurs odes, leurs épîtres et leurs poésiesfugitives, si incolores, si gourmées. Pourtant, comparons encorela chanson que je vais citer à tous ces bouquets à Chloris quifaisaient, vers ce temps, l'admiration des belles compagnies :

Quand Jean Renaud de la guerre revint, - Il en revint triste et chagrin.- « Bonjour, ma mère ! Bonjour, mon fils !Ta femme est accouchée d'un petit. »« Allez, ma mère, allez devant, - Faites-moi dresser un beau lit blanc ; - Mais faites-le dresser si bas,- Que ma femme ne l'entende pas ! »

Et, quand ce fut vers le minuit, - Jean Renaud a rendu l'esprit.

Ici, la scène de la ballade change et se transporte dans lachambre de l'accouchée :

« Ah! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends pleurer ici ?- Ma fille, ce sont les enfants- Qui se plaignent du mal de dent. »« Ah dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends clouer ici ?- Ma fille, c'est le charpentier,Qui raccommode le plancher !« Ah! dites, ma mère, ma mie, Ce que j'entends chanter ici ? - Ma fille, c'est la processionQui fait le tour de la maison ! »« Mais, dites, ma mère, ma mie, - Pourquoi donc pleurez-vous ainsi ?- Hélas ! je ne puis le cacher :- C'est Jean Renaud qui est décédé. Ma mère, dites au fossoyeux - Qu'il fasse la fosse pour deux,- Et que l'espace y soit si grand,- Qu'on y renferme aussi l'enfant »

Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes

89ballades allemandes il n'y manque qu'une certaine exécution

de détail qui manquait aussi à la la légende primitive de Lénoreet il celle du roi des Aulnes, avant Gœthe et Bürger. Mais quelparti encore un poète eût tiré de la complainte de Saint-Nicolas,que nous'allons citer en partie :

Il était trois petits enfants - Qui s'en allaient glaner aux champs.S'en vont au soir chez un boucher. - « Boucher, voudrais-tu nous loger ?- Entrez, entrez, petits enfants,- Il y a de la place assurément. »Ils n'étaient pas bientôt entrés, - Que le boucher les a tués,- Les a coupés en petits morceaux,- mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas, au bout d'sept ans, - Saint Nicolas vint dans ce champ.- Il s'en alla chez le boucher- « Boucher, voudrais-tu me !oger ? »« Entrez, entrez, saint Nicolas, - Il y a d'la place, il n'en manque pas. »- Il n'était pas sitôt entré,- Qu'il a demandé à souper.Voulez-vous un morceau d'jambon ? - Je n'en veux pas, il pas beau.- Voulez-vous un morceau de veau ?- Je n'en veux pas, il n'est pas beau ! »« Du p'tit salé je veux avoir, - Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir »- Quand le boucher entendit cela,- Hors de sa porte il s'enfuya. « Boucher, boucher, ne t'enfuis pas, - Repens toi, Dieu te pardonn'ra. »- Saint N:colas posa trois doigts- Dessus le bord de ce saloir.Le premier dit : « J'ai bien dormi » - Le second dit : « Et moi aussi ! »- Et le troisième répondit : « Je croyais être en paradis ! »

N'est-ce pas là une ballade d'Uhland, moins les beaux vers ?Mais il ne faut pas croire que l'exécution manque toujours à cesnaïves inspirations popularires.

90À part les rimes incorrectes, la chanson que nons avons

citée dans les Faux-Saulniers : Le Roi. Loys est sur son pont,composée sur un des plus beaux airs qui existent, est déjà de lavraie poésie romantique et chevaleresque ; c'est comme un chantd'église croisé par un chant de guerre ; on n'a pus conservé laseconde partie de la ballade, dont pourtant nous connaissonsvaguement le sujet. Le beau Lautree, l'amant de cette noble fille,revient de la Palestine au moment où on la portait en terre. Ilrencontre l'escorte sur le chemin de Saint-Denis. Sa colère met onfuite prêtres et archers, et le cercueil reste en son pouvoir. «Donnez-moi, dit-il à la suite, donnez-moi mon couleau d'or fin,que je découse ce drap de lin ! » Aussitot délivrée de son linceul,la belle revient à la vie. Son amant l'enlève et l'enmène dans sonchâteau au fond des forêts. Vous croyez qu'ils vécurent heureuxet que tout se termina là ; mais, une fois plongé dans les douceursde la vie conjugale, le beau Lautree n'est plus qu'un marivulgaire, il passe toutL son temps à pêcher au bord de son lac, sibien qu'un jour sa fièro épouse vient doucement derrière lui et le

pousse résolument dans l'eau noire, en lui criant :

Va-t'en, vilain pêche-poissons !- Quand ils seront bons,- Nous en mamgerons.

Propos mystérieux, digne d'Arcabonne ou de Mélusine. - Enexpirant, le pauvre châtelain a la force de détacher ses clefs de saceinture et de les jeter à la fille du roi, en lui disant qu'elle estdesormais maîtresse et souvcraine et qu'il se trouve heureux demourir par sa volonté !... Il y a dans cette conclusion bizarrequelque chose qui frappe

91involontairement l'esprit, et qui laisse douter si le poète a

voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle morte queLautree a tirée du linceul n'était pas une sorte de femme vampire,comme les légendes nous en présentent souvent.

Du reste, les variantes et les interpolations sont fréquentesdans ces chansons ; chaque province possédait une versiondifférente. On a recueilli, comme une légende du Burbonnais, lajeune fille de la Garde, qui commence ainsi :

Au château de la Garde, - Il y a trois belles filles ; - Il y en a une plus belle que le jour. - Hâte-toi, capitaine,- Le duc va l'épouser.

C'est celle que nous avons également citée dans les Faux-Saulniers, qui conmmence ainsi dans le Beauvoisis, où nousl'avons entendu chanter, dépouillée de toute couleurchevaleresque et locale :

Dessous le rosier blanc - La belle se promène.

Voilà le début, simple et charmant ; où cela se passe-t-il ?Peu importe ! Ce serait si l'on voulait la fille d'un sultan rêvantsous les bosquets de Schiraz. Trois cavaliers passent nu clair dela lune : « Montez, dit le jeune homme, sur mon beau cheval gris.» N'est-ce pas là la course de Léonore, et n'y a-t-il pas uneattraction fatale dans ces cavaliers inconnus !

Ils arrivent à la ville, s'arrêtent à une hôtellerie éclairée etbruyante. La pauvre fille tremble de tout son corps :

Aussitôt arrivée, - L'hôtesse la regarde.- « Êtes-vous ici par force - Ou pour votre plaisir`?- Au jardin de mon père - Trois cavaliers m'ont, pris. »

92Sur ce propos, le souper se prépare: « Soupez, la belle, et

soyez heureuse :

« Avec trois capitaines, - Vous passerez la nuit. »- Mais le souper fini, - La belle tomba.. morte.- Elle tomba morte - Pour ne pas revenir !

« Hélas ! ma mie est morte ! s'écrie le plus jeune cavalier ;qu'en allons-nous faire ?... » Et ils conviennent de la reporter auchâteau de son père, sous le rosier blanc.

Et, au bout de deux jours, - La belle ressuscite. - « Ouvrez, ouvrez,mon père, - Ouvrez, sans plus tarder ! - Trois jours j'ai fait la morte, - Pourmon honneur garder. »

Quoi de plus charmant que la chanson de Biron, si regrettédans ces contrées :

Quand Biron voulut danser, - Quand Biron voulut danser,- Ses souliers fit apporter, - ses souliers fit apporter ;- Sa chemise - De venise, Son pourpoint - Fait au point,- Son chapeau tout rond. - Vous danserez, Biron !

Nous avons cité deux vers de la suivante :

La belle était assise - Près du ruiseau coulant,- Et dans l'eau qui frétille, - Baignait ses beaux pieds blancs.- Allons, ma mie, légèrement ! - Légèrement !

C'est une jeune fille des champs qu'un seigneur surprend aubain comme Percival surprit Griselidis. Un enfant sera le résultatde leur rencontre. Le seigneur dit :

« En ferons-nous un prêtre, - Ou bien un président ?

- Non, répond la belle, ce ne sera qu'un paysan :

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- On lui mettra la hotte - Et trois oignons dedans.- Il s'en ira criant : - Qui veut mes oignons blancs ?...- Allons., ma mie, légèrement, etc.

Nous nous arrêtons dans ces citations si incomplètes, sidifficiles à faire comprendre sans la musique et sans la poésie deslieux et des hasards, qui font que tel ou tel de ces chantspopulaires se grave ineffaçablement dans l'esprit. Ici, ce sont des

compagnons qui passent avec leurs longs bâtons ornés derubans ; là, des mariniers qui descendent un fleuve ; des buveursd'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne chantent plus guère), deslavandières, des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeauxdes chants de leurs aïeules. Malheureusement, on les entendrépéter plus souvent aujourd'hui les romances à la mode,platement spirituelles, ou même franchement incolores, variéessur trois ou quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bonspoètes modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères,et nous rendissent, comme l'ont fait les poètes d'autres pays, unefoule de petits chefs-d'œuvre qui se perdent de jour en jour avecla mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé.

FIN

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L'AUTEUR DE SYLVIE----------

GÉRARD DE NERVAL

Gérard de Nerval est une des physionomies les pluscurieuses et en même temps les plus sympathiques de notresiècle. En outre, malgré la complexité de son talent, malgré, lesphases obscures et pour ainsi dire souterraines de sa vie, c'est unenalure simple, droite, tout d'une pièce, qu'on entrevoit toutentière, dès qu'on ouvre un des livres qu'il a écrits ; il serait aiséde trouver dans ses œuvres les éléments essentiels de sabiographie et les traits principaux de son caractère.

Il se nommait de son vrai nom Gérard Labrunie. Fils d'unmédecin militaire qui parcourait l'Europe à la suite de la grandearmée, il passa les premières années de son enfance chez sononcle qui habitait aux environs d'Ermenonville. Il semble que levoisinage du dernier séjour de J.-J. Rousseau, dont la mémoireétait vivante, populaire et vénérée autour du jeune enfant, aitcontribué, autant que la vie en plein air, à lui donner la mêmehorreur pour la dépendance, la même instabilité, la mêmeprofondeur de sympatie avec la neture. Ce fut là le premier et leplus durable de ses enthousiasmes, et on en trouve la trace, lesouvenir attendri dans maints ouvrages composés bien loin de cetemps et de ces site.

La Restauration rendit son père à la vie privée, et Gérardalla faire ses classes au collège Charlemagne. Il ne les avait pasencore terminées qu'il jouissait déja d'une petite célébrité : il ladevait à des poésies patriotiques qui furent recueillies et publiéesen 1827 sous le titre d'Élégies nationales.

95Cette date de 1827 est aussi celle de la Renaissance

romantique, qui affectait alors toutes les formes, et engageait labataille sur tous les terrains. Gérard de Nerval se mêla à la lutteen faisant connaître le Faust de Goethe par une traduction queGœthe lui-même déclara excellente. Berlioz n'en fut pas moinsenthousiasmé, et dès qu'il en eut lu les choeurs, il les mit enmusique. En même temps Gérard de Nerval faisait jouer àl'Odéon une petite pièce, Tartufe chez Molière ; il y obtenait unsuccès bien encourageant pour un jeune homme de vingt- deuxans. Mais à mesure que son talent s'agrandissait, de coûteusesfantaisies, une insouciance absolue dévoraient sa petite fortune,bientôt il ne lui resta guère que sa plume.

Un amour qui dormait en lui depuis les années de sonenfance vint lui rendre une énergie factice, et par là mêmeexagérée et funeste. Il retrouva une jeune fille qu'il avait connueà Ermenonville elle était devenue une des actrices les plusapplaudies de l'Opéra-Comique. Pour elle, Gérard de Nervalécrivit la Reine de Saba, dont Meyerbeer devait composer lamusique, mais ces magnifiques projets aboutirent à un joli contedans le Recueil intitulé les Nuits du Ramazan.

Déjà sa maîtresse le trahissait ; l'insouciance de Gérard deNerval pour les affaires et les devoirs de la vie n'excluait pas unesensibilité profonde et délicate, et cet amour, qui pour la femmeet l'actrice n'était qu'un passe-temps, absorbait et consumaitl'écrivain. La folie venait par intervalles stupéfier son intelligenceou évoquer devant lui d'enfantines chimères.

Toutefois cette folie était inoffensive. Lorsqu'elle s'emparaitde lui, elle l'obligeait à errer sans but, presque sans pensée maisdès qu'elle le quittait, il se retrouvait tout entier, capable d'écriredes chefs-d'œuvres où la grâce et l'humour se combinaientharmonieusement.

96Il put même entreprendre de lointains voyages, les raconter,

semer dans leur relation de piquantes aventures, faire de lacritique dramatique, écrire pour la scène, collaborer à la Revuedes Deux-Mondes. Évidemment, un peu d'hygiène aurait euraison de cette bénigne folie, mais Gérard de Nerval semblait

braver son ennemie. Elle fut la plus forte, et un jour on le trouvapendu à un réverbère dans la rue Vieille-Lanterne.

La maladie intellectuelle et physique dont il souffrait depuisbien des années fut l'occasion de sa mort, et non la cause directede son suicide. Le 24 janvier, il alla trouver un de ses amis, unartiste célèbre, qui lui prêta une petite somme ; il le quitta fortgai, avec cette insouciance caractéristique qui lui faisait regardersa vie vagabonde comme régulière et irréprochable. Il eut sansdoute l'imprudence de laisser voir ses quelques pièces demonnaie aux bandits qui hantaient le bouge où il était venupasser quelques heures, ils le tuèrent et le pendirent.

Ces indications sommaires sur le genre de mort de Gérardsont en contradiction complète avec -les détails que l'on trouvedans la plupart des biographies ; mais nous tenons nosinformations de la personne même qui vit Gérard de Nerval pourla dernière fois et lui fit le prêt en question. D'ailleurs notreécrivain ne souffrait guère de sa vie aventureuse ; il s'étaitendurci aux privations et ne songeait point à y mettre fin par unsuicide.

H. DUCLOS.

---------------ÉMILE COLIN. - IMPRIMERIE DE LAGNY.

Si vous relevez quelques défauts que ce soit,vous pouvez me contacter à l'adresse mail ;[email protected]

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