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L’ESPACE DU RÊVE

J’ai autrefois eu en ma possession un livre qui racontait l’histoire de l’Homme. Toute, jusque dans ses détails les plus obscurs. Des cataclysmes naturels à la genèse des grandes guerres, des débuts de l’Inquisition au creux des plus profondes récessions, des plus importantes découvertes jusqu’à la chute des souve-rains tout-puissants, tout y était.

J’ai, malgré moi, fréquenté ce livre pendant trop longtemps.

En fait, je l’avoue, c’est moi qui l’ai écrit.

Avant même que tous ces événements aient bel et bien lieu.

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« L’histoire que je m’apprête à vous raconter n’est ni celle d’un marchand de parapluies, ni celle d’une noyade. J’irais même jusqu’à dire qu’il ne s’agit pas non plus de mon histoire, car je n’y figure que dans le rôle secondaire d’un naufragé, victime des circonstances, emporté à la dérive par le flot des événements.

En fait, cette histoire est simplement celle du premier malheureux à s’être trouvé sur le chemin de ce fichu manuscrit. Car le personnage princi-pal de ce récit invraisemblable n’est pas une personne, mais bien un livre. Un livre qui a perpétuellement à ses trousses de nombreux pour-suivants qui, encore aujourd’hui, parcourent les six continents à sa recherche. »

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iSBn :  978-2-89647-201-7

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Le Jardinier de monsieur Chaos, roman, Montréal, Hurtubise, 2007.

Le Violoncelliste sourd, roman, Montréal, Hurtubise, 2008.

D U M Ê M E A U T E U R

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Francis Malka

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Malka, Francis

La Noyade du marchand de parapluies

(AmÉrica)

ISBN 978-2-89647-201-7

I. Titre. II. Collection : AmÉrica (Montréal, Québec).

PS8626.A447N69 2010 C843’.6 C2010-941380-6PS9626.A447N69 2010

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des insti-tutions suivantes pour leurs activités d’édition :

– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide

au dévelop pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec

(SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de

crédit d’impôt pour l’édition de livres.

Conception de la couverture : René St-AmandIllustration de la couverture : François FortinMise en pages : Andréa Joseph [[email protected]]

Copyright © 2010, Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89647-201-7

Dépôt légal : 3e trimestre 2010Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion-distribution Diffusion-distribution au Canada : en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal QC H2K 3W6 75005 Paris FRANCETéléphone : 514 523-1523 www.librairieduquebec.frTélécopieur : 514 523-9969www.distributionhmh.com

Imprimé au Canadawww.editionshurtubise.com

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À feu mon grand-père Robert Lessard, cordonnier

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P R O L O G U E

L’histoire que je m’apprête à vous raconter n’est ni celle d’un marchand de parapluies, ni celle d’une noyade. J’irais même jusqu’à dire qu’il ne s’agit pas non plus de mon histoire, car je n’y figure que dans le rôle secondaire d’un naufragé, victime des circonstances, emporté à la dérive par le flot des événements.

En fait, cette histoire est simplement celle du premier malheureux à s’être trouvé sur le chemin de ce fichu manuscrit. Car le personnage principal de ce récit invraisemblable n’est pas une personne, mais bien un livre. Un livre qui a perpétuellement à ses trousses de nombreux poursuivants qui, encore aujourd’hui, parcourent les six continents à sa recherche. Faites bien attention à ces hommes, qu’on reconnaît aisément à l’empressement qu’ils manifestent à obtenir certaines informations, à l’étin celle malveillante qui allume leur regard, à la cupidité qui les pousse à dériver de port en port à la recherche du moindre indice leur permettant de mettre la main sur ce trésor sans prix. On dit

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qu’après plusieurs années de recherches infruc-tueuses, une rage silencieuse s’empare progres-sivement de leur esprit, trouble leur jugement et efface en eux toute trace d’empathie, si bien qu’ils élimineront sans hésitation quiconque entrave leur quête.

Mais n’ayez crainte, car aucun homme – de l’histo rien le mieux renseigné au chercheur le plus astucieux ou au mercenaire le mieux payé – ne mettra la main sur ce manuscrit. Ce dernier fait en effet partie d’une classe d’objets à part, qu’on ne peut domestiquer, dont on ne peut prendre possession. On ne peut ni le vendre, ni l’acheter, ni le voler. Certains vont même jusqu’à lui prêter une volonté, prétendant qu’il a l’étrange faculté d’influer sur son destin et la capacité de choisir son maître.

Mais qu’ont donc tous ces hommes à vouloir à tout prix mettre la main sur ce livre ? La légende veut qu’il confère à son maître une puissance incroyable, un pouvoir si grand que nul n’est parvenu jusqu’à présent à le maîtriser.

J’ai moi-même fréquenté ce livre et, à défaut d’avoir su l’apprivoiser, j’ai appris à le côtoyer, à le respecter, et, surtout, à survivre à ses ires impré-visibles.

Paradoxalement, la puissance de ce livre ne réside pas dans les mots qui y sont écrits, mais dans ceux qui n’y figurent pas encore.

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PREMIÈRE PARTIE

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1

Tout commença à Arles en l’an 1039, un mercredi après-midi.

La ville fortifiée qui, à peine quelques décennies auparavant, régnait en capitale du royaume de Provence, traversait alors des temps tumultueux. Malgré l’éradication récente de ses principaux enne mis, les Sarrasins d’abord, les Maures ensuite, l’influence d’Arles, qu’on ressentait jadis dans toutes les villes du royaume, ne s’étendait plus guère qu’à sa campagne environnante. Le marquis Guillaume Ier, qui avait autrefois apporté une cer-taine prospérité économique en développant l’agriculture, en étendant la ville à l’extérieur de ses remparts au nord et au sud et en asséchant les marais environnants, mourut en léguant le pouvoir à des successeurs divisés et plus faibles que lui. Ces derniers, incapables d’apaiser la grogne qui montait parmi les habitants, furent aux prises avec des insurrections répétées.

Après plusieurs années, la sédition finit par avoir raison du pouvoir comtal et Arles sombra

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dans le chaos. Les différentes factions de la noblesse se mirent soudainement à convoiter le pouvoir, les comtes déchus s’entourèrent d’hommes armés, formant de petites milices privées dont le rôle était tant de les défendre que d’attaquer leurs rivaux. Cette militarisation d’Arles divisa la ville à un point tel que dans les remparts s’érigèrent plusieurs murs intérieurs qui, facilitant la défense des diffé-rents bastions et minimisant les frictions, permet-taient désormais aux factions rivales de se côtoyer sans s’entretuer.

Les grandes familles continuaient à prendre de l’expansion et à acquérir des biens, des terres et des privilèges, surtout grâce aux concessions archi-épiscopales qu’elles obtenaient en mettant à profit les relations qu’entretenaient leurs membres avec ceux du clergé. Les habitants les plus pauvres se voyaient contraints de vivre à l’extérieur des rem-parts, à la merci du premier pillard venu ou d’un simple soldat à l’estomac vide.

Pendant ces années sombres et sans espoir, l’époque révolue où Arles avait brillé au sein du royaume de Provence ne résonnait plus guère dans notre mémoire que comme une fable parvenue jusqu’à nous par les récits de nos aînés. Les plus jeunes, qui vivaient dans la terreur et la pauvreté depuis leur naissance, avaient peine à imaginer que cette époque prospère dont leur parlaient leurs parents pût être autre chose qu’une légende leur permettant de garder espoir.

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Mais revenons à ce mercredi après-midi. Ce jour-là, le valet du comte des Porcelets vint cogner à la porte de la cordonnerie à poing fermé. Le vacarme me fit sauter hors de mes souliers et j’allai pres-tement lui ouvrir.

— Bertrand ! Que me vaut l’honneur de ta visite ?

— Monsieur le comte m’a demandé de te remettre ceci.

Joignant le geste à la parole, Bertrand lança en l’air une petite trousse de tissu. Les légers tinte-ments métalliques qui s’en échappèrent en atterris-sant sur la table en trahissaient le contenu.

— Combien y a-t-il ?— Vingt-cinq sous et huit deniers, comme

convenu. Le comte est satisfait de ton travail et s’acquitte par cette somme de sa dette envers toi.

— Bien. Passe le bonjour au comte. Et rappelle-lui de bien cirer ses bottes cet automne s’il veut qu’elles lui durent plus d’une saison.

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Sitôt Bertrand disparu derrière la porte, je me précipitai vers la trousse et en vidai bruyamment le contenu sur la table. Le compte était bon. Bertrand n’avait pas osé plonger sa main dans le sac. Je dansai de joie autour de la table en chantant à pleins poumons. Moi qui ne mangeais plus que du chou bouilli depuis une semaine, je salivais juste à penser à ce que ces quelques deniers allaient me permettre de me procurer au marché. Mes papilles gustatives me chatouillaient déjà la langue, elles qui attendaient cet instant avec encore plus d’impatience que moi.

J’enfouis les huit deniers dans mes chaussettes, de façon à les cacher des éventuels pillards que je risquais de croiser sur mon chemin, puis remis les vingt-cinq sous dans le sac. Pour la première fois, j’avais en ma possession plus d’une livre d’argent. Je cachai précieusement le sac de pièces dans le comble, à l’abri des curieux. On ne pouvait accéder à cet endroit exigu qu’en poussant, selon un angle bien précis, une planche du plafond, dont j’avais jadis retiré les clous et qui donnait par commodité juste au-dessus de mon lit. Je prenais toujours soin de bien fermer les volets avant d’effectuer cette manœuvre, car la découverte de cette cachette, bien que vide depuis un moment, aurait vite fait la joie de mes voisins.

Ce paiement était le fruit de plusieurs semaines de labeur ininterrompu. Le comte des Porcelets m’avait cette fois confié vingt-sept paires de bottes,

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me demandant, comme à l’habitude, de les réparer et de les remettre à neuf. Il avait à ses ordres une milice d’une cinquantaine d’hommes, ce qui en faisait un des comtes les plus craints d’Arles. Le nombre et la force de ses soldats lui auraient sans aucun doute permis d’étendre son influence sur les quartiers voisins sans trop d’effusion de sang, mais le comte était un homme pacifique et, préférant le sommeil au pouvoir, il évitait de conquérir les bastions voisins de façon à ne craindre aucunes représailles.

Le comte des Porcelets avait cependant compris que, dans ce dédale de murs et de portes qu’était devenue la cité, le principal atout d’un soldat n’était ni la maniabilité de son glaive ni la dureté de son armure, mais bien la qualité de ses bottes. Un homme bien chaussé pouvait en effet courir plus rapidement, parcourir de grandes distances sans se fatiguer et se déplacer sans bruit, ce qui lui conférait un avantage marqué en situation offensive aussi bien que défensive.

Malgré la pauvreté relative de ma famille, j’avais hérité de mon père le privilège d’habiter à l’intérieur des murs, ce qui me permettait de dormir la nuit sans crainte de me réveiller le lende-main découpé en rondelles. Seuls une poignée d’artisans, au métier essentiel et au talent évident, avaient réussi à gagner et à conserver ce privi lège qu’était la protection de la noblesse. Les comtes tenaient d’ailleurs à s’entourer d’hommes de

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métier compétents, d’abord pour profiter du fruit de leur labeur, mais également pour en priver leurs rivaux. Certains artisans de grande renommée avaient même réussi à faire monter les enchères, avant de concéder l’exclusivité de leurs services au plus offrant d’entre les comtes et vicomtes. C’était le cas de mon père, qui avait ainsi établi sa cordon-nerie sous la protec tion de la famille des Porcelets.

Mais ce privilège n’était pas le legs le plus précieux dont j’avais hérité. Mon père, sans contre-dit le cordonnier le plus habile de la cité, m’avait, par le sang, transmis son talent et son habileté manuelle et, par l’enseignement, les secrets de son métier. Il m’avait appris à réparer une déchirure dans le cuir sans que rien n’y parût, à clouter une semelle de façon à ce qu’elle fût plus solide qu’à l’origine et, surtout, à deviner, en tâtant une chaus-sure usée de façon à reconnaître les déformations qu’elle avait subies, la forme exacte du pied de son propriétaire. Cet art, qui ne se transmettait que de maître à apprenti, était à l’époque aussi apprécié que ceux de la musique ou de la peinture.

C’est ainsi qu’à la mort de mon père, je me retrouvai cordonnier de la famille la plus influente d’Arles. Désormais, la force de la milice du comte des Porcelets dépendait en partie de l’habileté de mes doigts.

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Une fois mon argent à l’abri, je quittai la cor don-nerie, dont j’avais pris soin de bien verrouiller la porte. Avec ces quelques deniers dans mes souliers, j’étais assurément le cordonnier le mieux chaussé d’Arles.

Depuis quelques jours, il régnait sur la ville une chaleur torride. Un soleil de plomb poussait les Arlésiens à se réfugier sous leur toit ou à tout le moins à demeurer à l’ombre.

Pour atteindre le marché, je devais quitter le bastion des Porcelets et m’aventurer à l’extérieur du territoire protégé par la milice. En franchis sant la porte du mur ouest, je saluai au passage François, le vigile en poste durant le jour. Quelques années auparavant, le comte avait fait ériger deux murs du côté ouest à la suite d’une attaque nocturne menée par un groupe de marins en prove-nance du port. Cette mesure avait porté fruit, car aucun incident n’était survenu depuis.

Une fois à l’extérieur du bastion du comte des Porcelets, les ruelles me menèrent rapidement

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à Trinquetaille, sur la rive droite du grand Rhône. Ce quartier devait son nom à la fâcheuse habitude qu’avaient les marins de pratiquer une entaille dans le mur des établissements chaque fois qu’ils trinquaient.

Sur le quai, les maraîchers, le boucher et le poissonnier étalaient leurs derniers arrivages. Une odeur de marée basse me permit de déceler que les poissons n’étaient pas de la première fraîcheur ; je pris donc la direction du boucher. Mes huit deniers me permirent de mettre la main sur une côte de bœuf, des carottes, des oignons et du vin. Un vrai festin pour un cordonnier.

Au retour, un homme, assis sur une boîte de bois le long du quai, m’apostropha d’une voix éteinte.

— Approchez, jeune homme, lança-t-il en levant le bras. N’ayez crainte.

L’homme, d’après sa carrure et sa posture, semblait être dans la trentaine. Mais, lorsque je fus suffisamment proche de lui, il redressa la tête et la lumière du soleil fit apparaître sur son visage des rides d’une telle profondeur qu’il sembla instanta-nément se transformer en vieillard. J’étais encore sous le coup de la surprise quand il me demanda :

— Quelle couleur désirez-vous ?— Pardon ?— De quelle couleur désirez-vous votre para-

pluie ?

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