Empain

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Page 1/2 ÉGYPTE La maison Empain d'épice, telle une énorme pièce montée La "villa hindoue", que le baron Edouard Empain a fait construire au début du siècle aux environs du Caire, est abandonnée et fermée au public. La rumeur la dit hantée. Un journaliste d'Al Ahram a réussi à y pénétrer. Propriété privée, défense d'entrer". Bedonnant, sanglé dans un uniforme sombre, le gardien a pris le temps de dire bonjour avant d'éconduire les curieux. A en croire le fonctionnaire, le lourd cadenas du portail ne dissuade personne. Et nombreux sont ceux, Egyptiens et étrangers, qui se glissent sous les grillages pour pénétrer dans les jardins de la "villa hindoue" du baron Edouard Empain à Héliopolis [un quartier du nord du Grand Caire], avant d'abandonner des graffitis sur les murs, souvenir de leur escapade. L'architecture excentrique de la maison attise la curiosité à l'instar de la maison en sucreries du conte d'Andersen qui tente tellement Hansel et Gretel. Plantée là tel un décor de cinéma, la villa mystérieuse appelle la visite. Est-elle hantée, comme l'affirment certains ? Est-elle réellement construite sur un axe qui lui permettrait d'effectuer une rotation de 360 degrés sur elle-même, ou y a-t-il seulement un "salon tournant" aménagé au rez-de-chaussée ? Les rumeurs les plus farfelues circulent, mais personne ne sait vraiment ce que cache la mystérieuse bâtisse. Il est tôt, le silence règne. Les voitures se font rares sur la route de l'aéroport. Vus du portail donnant sur le boulevard, les trois escaliers qui conduisent à la maison créent une perspective ascendante vertigineuse. L'ombre de la grande tour renflée se projette sur les terrasses construites en étagement où trônent sur leurs socles nymphes extrême-orientales et statues classiques dévêtues. En haut, près du dernier escalier, un David en marbre gît près de son socle, la tête brisée à la suite d'une tentative de vol. Depuis cet acte de vandalisme, perpétré il y a quelques mois, la surveillance a été renforcée. Le visiteur clandestin a réussi à détourner l'attention du gardien, mais encore lui faut-il faire plusieurs fois le tour de la maison à la recherche d'un passage pour entrer. Toutes les fenêtres et les portes du rez-de-chaussée ont été scrupuleusement murées. Appareil photo en bandoulière, il doit alors escalader la façade arrière de la maison. Une large balustrade de marbre donne sur un balcon. Là, un volet de fer tordu sur une porte-fenêtre aux carreaux cassés laisse apparaître un trou béant et noir où l'on peut se glisser. Avides, grands ouverts, les yeux s'habituent à la pénombre en quelques secondes. L'obscurité n'est pas totale : les ouvertures qui n'ont pas été murées sur toute la hauteur laissent filtrer la lumière. Par Vishnou ! On s'attendait à un intérieur de style khmer et c'est un salon bourgeois du début de siècle qui apparaît, ou plutôt ce qu'il en reste. Les murs sont recouverts sur toute leur hauteur de boiseries sombres agrémentées de frises mêlant fleurs et feuilles d'acanthe. Au milieu des panneaux, des scènes agrestes avec des animaux : l'ours mangeant le miel d'une ruche renversée, le loup déguisé en berger gardant les brebis... Où est l'exotisme ? Dans la pièce contiguë, assurément. Les pas laissent de profondes empreintes dans la poussière accumulée sur plusieurs centimètres. Ils mènent au vaste salon d'apparat. Garanti cent pour cent hindou. Dans l'enfilade, on aperçoit immédiatement la grande cheminée en marbre noir et blanc d'un troisième salon où les boiseries encadrent jusqu'au plafond d'immenses miroirs dont des débris jonchent le sol. LE "SALON TOURNANT" EXISTE-T-IL VRAIMENT ? Dans le grand salon central, impossible de ne pas lever les yeux vers les deux paires de colonnes qui encadrent les portes. L'ensemble est pour le moins surchargé. Sur chaque chapiteau trône un bouddha assis. Surplombant les portes, des frises représentent une déesse et des animaux. Sous le plafond en coffrage d'où pendaient des lustres aujourd'hui disparus, des éléphants placés en corbeau font saillie. Est-ce là que le maharadjah Empain faisait tourner ses convives ? Le "salon tournant" existe-t-il vraiment ? La poussière vole. Il s'agit de trouver sur le dallage la découpe circulaire d'un plateau articulé sur un axe pouvant supporter le poids de plusieurs personnes. Pas une trace dans le salon hindou. Les deux salons, la salle à manger et le fumoir, situés de part et d'autre, sont passés au crible. Rien... Un salon tournant nécessite pourtant une machinerie et, si elle existe, elle doit se trouver au sol. Un escalier de service descend en colimaçon sous la tour et aboutit à un couloir percé d'une multitude de portes. Une surface immense découpée en un labyrinthe de pièces s'étale sous la maison. Là vivaient les domestiques. Système de monte-plats jusqu'au rez-de-chaussée et fourneaux en fonte dans les cuisines sont les seuls témoignages de l'activité qui régnait dans cette partie de la demeure. Les murs ne sonnent pas creux, les plafonds ne sont pas surbaissés : aucune machinerie ne peut y être dissimulée. Le "salon tournant" n'existe pas, ni aucun mécanisme permettant à la maison de tourner sur elle-même ! ADORATEURS DE SATAN ET MESSES NOIRES Leur signe de reconnaissance était une femme morte, allongée, une croix renversée sur la poitrine. Jusqu'en 1997, avant un procès retentissant qui mit fin à leurs activités, les membres de la secte des Adorateurs de Satan fréquentaient assidûment la maison du baron pour y célébrer leurs messes noires. Les voisins, terrorisés, voyaient alors bouger des lueurs étranges au premier étage, sur fond de musique hard rock. Que reste-t-il de cette adoration satanique ? Une croix chrétienne renversée

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    GYPTE

    La maison Empain d'pice, telle une norme pice monte

    La "villa hindoue", que le baron Edouard Empain a fait construire au dbut du sicle aux environs du Caire, est

    abandonne et ferme au public. La rumeur la dit hante. Un journaliste d'Al Ahram a russi y pntrer.

    Proprit prive, dfense d'entrer". Bedonnant, sangl dans un uniforme sombre, le gardien a pris le temps de dire bonjour

    avant d'conduire les curieux. A en croire le fonctionnaire, le lourd cadenas du portail ne dissuade personne. Et nombreux

    sont ceux, Egyptiens et trangers, qui se glissent sous les grillages pour pntrer dans les jardins de la "villa hindoue" du

    baron Edouard Empain Hliopolis [un quartier du nord du Grand Caire], avant d'abandonner des graffitis sur les murs,

    souvenir de leur escapade. L'architecture excentrique de la maison attise la curiosit l'instar de la maison en sucreries du

    conte d'Andersen qui tente tellement Hansel et Gretel. Plante l tel un dcor de cinma, la villa mystrieuse appelle la

    visite. Est-elle hante, comme l'affirment certains ? Est-elle rellement construite sur un axe qui lui permettrait d'effectuer

    une rotation de 360 degrs sur elle-mme, ou y a-t-il seulement un "salon tournant" amnag au rez-de-chausse ? Les

    rumeurs les plus farfelues circulent, mais personne ne sait vraiment ce que cache la mystrieuse btisse.

    Il est tt, le silence rgne. Les voitures se font rares sur la route de l'aroport. Vus du portail donnant sur le boulevard, les

    trois escaliers qui conduisent la maison crent une perspective ascendante vertigineuse. L'ombre de la grande tour renfle

    se projette sur les terrasses construites en tagement o trnent sur leurs socles nymphes extrme-orientales et statues

    classiques dvtues. En haut, prs du dernier escalier, un David en marbre gt prs de son socle, la tte brise la suite d'une

    tentative de vol.

    Depuis cet acte de vandalisme, perptr il y a quelques mois, la surveillance a t renforce. Le visiteur clandestin a russi

    dtourner l'attention du gardien, mais encore lui faut-il faire plusieurs fois le tour de la maison la recherche d'un passage

    pour entrer. Toutes les fentres et les portes du rez-de-chausse ont t scrupuleusement mures. Appareil photo en

    bandoulire, il doit alors escalader la faade arrire de la maison. Une large balustrade de marbre donne sur un balcon. L,

    un volet de fer tordu sur une porte-fentre aux carreaux casss laisse apparatre un trou bant et noir o l'on peut se glisser.

    Avides, grands ouverts, les yeux s'habituent la pnombre en quelques secondes. L'obscurit n'est pas totale : les ouvertures

    qui n'ont pas t mures sur toute la hauteur laissent filtrer la lumire. Par Vishnou ! On s'attendait un intrieur de style

    khmer et c'est un salon bourgeois du dbut de sicle qui apparat, ou plutt ce qu'il en reste. Les murs sont recouverts sur

    toute leur hauteur de boiseries sombres agrmentes de frises mlant fleurs et feuilles d'acanthe. Au milieu des panneaux,

    des scnes agrestes avec des animaux : l'ours mangeant le miel d'une ruche renverse, le loup dguis en berger gardant les

    brebis...

    O est l'exotisme ? Dans la pice contigu, assurment. Les pas laissent de profondes empreintes dans la poussire

    accumule sur plusieurs centimtres. Ils mnent au vaste salon d'apparat. Garanti cent pour cent hindou. Dans l'enfilade, on

    aperoit immdiatement la grande chemine en marbre noir et blanc d'un troisime salon o les boiseries encadrent

    jusqu'au plafond d'immenses miroirs dont des dbris jonchent le sol.

    LE "SALON TOURNANT" EXISTE-T-IL VRAIMENT ?

    Dans le grand salon central, impossible de ne pas lever les yeux vers les deux paires de colonnes qui encadrent les portes.

    L'ensemble est pour le moins surcharg. Sur chaque chapiteau trne un bouddha assis. Surplombant les portes, des frises

    reprsentent une desse et des animaux. Sous le plafond en coffrage d'o pendaient des lustres aujourd'hui disparus, des

    lphants placs en corbeau font saillie. Est-ce l que le maharadjah Empain faisait tourner ses convives ? Le "salon

    tournant" existe-t-il vraiment ? La poussire vole. Il s'agit de trouver sur le dallage la dcoupe circulaire d'un plateau articul

    sur un axe pouvant supporter le poids de plusieurs personnes. Pas une trace dans le salon hindou. Les deux salons, la salle

    manger et le fumoir, situs de part et d'autre, sont passs au crible. Rien... Un salon tournant ncessite pourtant une

    machinerie et, si elle existe, elle doit se trouver au sol.

    Un escalier de service descend en colimaon sous la tour et aboutit un couloir perc d'une multitude de portes. Une surface

    immense dcoupe en un labyrinthe de pices s'tale sous la maison. L vivaient les domestiques. Systme de monte-plats

    jusqu'au rez-de-chausse et fourneaux en fonte dans les cuisines sont les seuls tmoignages de l'activit qui rgnait dans

    cette partie de la demeure. Les murs ne sonnent pas creux, les plafonds ne sont pas surbaisss : aucune machinerie ne peut y

    tre dissimule. Le "salon tournant" n'existe pas, ni aucun mcanisme permettant la maison de tourner sur elle-mme !

    ADORATEURS DE SATAN ET MESSES NOIRES

    Leur signe de reconnaissance tait une femme morte, allonge, une croix renverse sur la poitrine. Jusqu'en 1997, avant un

    procs retentissant qui mit fin leurs activits, les membres de la secte des Adorateurs de Satan frquentaient assidment la

    maison du baron pour y clbrer leurs messes noires. Les voisins, terroriss, voyaient alors bouger des lueurs tranges au

    premier tage, sur fond de musique hard rock. Que reste-t-il de cette adoration satanique ? Une croix chrtienne renverse

  • La maison Empain d'pice, telle une norme pice monte

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    trace la craie sur le mur, prs de l'entre, avec la sentence : "Cette maison appartient Satan", et une forte superstition

    populaire.

    Pourquoi tant de mystres ? Raisonnablement, les fantmes ne peuvent se cacher nulle part ! La maison Empain est

    compltement vide, pille, dgrade l'extrme, jusqu'aux piliers de pierre de la rampe d'escalier - descells - et la

    robinetterie - arrache. Tout a disparu, mobilier, lustres, vaisselle, bibelots... Que reste-t-il ? Dans la salle de bains du

    premier, trois baignoires qui n'ont pu tre dmontes, et au deuxime tage l'ascenseur biplace accol la tour qui

    desservait la terrasse.

    On s'lve dans la tour, prilleusement. Plus d'ascenseur pour accder la terrasse - la machinerie a t dmantele -, et

    l'escalier en marbre s'arrte au premier. Il faut se risquer sur un troit escalier de bois brun suspendu au dme de la tour par

    des tiges d'acier. Le bois craque dangereusement, mais tient bon.

    Dans l'entresol, des portes-fentres ajoures ouvrant sur de petits balcons sont perces aux quatre points cardinaux. Est-ce

    cette vue "tournante" qui, transforme par l'imaginaire, a donn naissance dans la croyance populaire aux supposs

    mcanismes tournants de la maison et du salon ?

    Rien ne vaut pourtant le panorama depuis la terrasse. Dans l'axe de la maison, une route, autrefois entoure de dunes,

    aujourd'hui borde d'immeubles, mne la basilique et l'ancien hippodrome.

    Derrire la villa, un cube de bton gte la vue - c'est l'Htel Baron. Deux constructions rectangulaires abritant des bancs sont

    disposes de part et d'autre de la terrasse. Leurs clochetons sont agrments de grosses ttes de divinits grimaantes. Mais,

    sur les colonnes qui dissimulent les conduits de chemine et de chauffage, comme sur les bancs ou le kiosque de l'ascenseur,

    ce sont les ttes d'lphant que l'on retrouve le plus souvent. L'une d'entre elles est brche. Son support de grosse toile

    enduite de pltre apparat. Tout est donc factice ? Oui, mais le dcorateur Georges-Louis Claude a fait merveille. Les

    reproductions des motifs sculpts - divinits, paons, serpents, lphants - surprennent par leur fidlit leurs modles

    extrme-orientaux. Derrire ce mirage d'architecture construit en 1906, il y a aussi un autre homme : Alexandre Marcel. Fru

    d'Extrme-Orient, l'architecte difia un temple hindou Paris lors de l'Exposition universelle de 1900. Quelques annes plus

    tard, il s'inspira de ce temple pour dessiner la "villa hindoue". Comme une norme pice monte, la maison de l'industriel-

    baron Empain fut difie par assemblage de pices de bton coules sur plan en France et assembles en Egypte ; une

    norme pice monte laisse l'abandon qui tombe chaque anne un peu plus en morceaux.

    Germain Fauquet