Émile Durkheim - Pacifisme Et Patriotisme (1908)

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Émile Durkheim (1908) « Pacifisme et patriotisme. » Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel: mailto:[email protected] Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Pacifisme Et Patriotisme (1908)

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  • mile Durkheim (1908)

    Pacifismeet patriotisme.

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron,Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    et collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

    Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraie de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    partir de :

    mile Durkheim (1908)

    Pacifisme et patriotisme.

    Une dition lectronique ralise partir de l'article dmile Durkheim Pacifisme et patriotisme Bulletin de la Socit Franaise de Philosophie,VIII, 1908, pp. 44-67. Extraits de la sance du 30 dcembre 1907 de la SocitFranaise de Philosophie. L'intervention d'mile Durkheim se situe aprs la commu-nication de Th. Ruyssen.

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    dition complte le 28 mai 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Pacifismeet patriotisme 1 (1)

    mile Durkheim (1908)M. DURKHEIM. Je crois que nous serons tous facilement d'accord sur

    les deux thses antagonistes que M. Ruyssen vient d'opposer l'une l'autre etde rejeter successivement : ni l'antipatriotisme ni le nationalisme ne sont, mes yeux, des positions dfendables. J'ai mme t surpris d'entendre M.Ruyssen exprimer la crainte qu'il ne soit malais d'expliquer la patrie desenfants ou des hommes de culture moyenne. J'ai t souvent en contact avecdes auditeurs de ce genre et il ne me semble pas avoir rencontr chez eux de siparticulires rsistances.

    Mais il est un point sur lequel je me sens quelque peu indcis : je me de-mande si, malgr les efforts de M. Ruyssen pour nous faire voir l'unit de ladoctrine pacifiste, celle-ci ne se ramne pas finalement une simple juxtapo-sition de deux ngations, si elle nous offre une fin positive laquelle il soitpossible de s'attacher. Dans la question de la guerre et de la paix se trouveforcment engage la question de la patrie. Or c'est la manire dont le pacifis-me conoit la patrie que je n'aperois pas distinctement.

    Que nous ne puissions nous passer de patrie, c'est ce qui me parat de toutevidence : car nous ne pouvons vivre en dehors d'une socit organise, et lasocit organise la plus haute qui existe, c'est la patrie. Aussi, en ce sens,l'antipatriotisme m'a-t-il toujours sembl une vritable absurdit. Seulement il

    1 Extraits de la sance du 30 dcembre 1907 de la Socit Franaise de Philosophie. L'in-

    tervention de Durkheim se situe la suite d'une communication liminaire de Th. Ruyssen(cf. plus haut la prsentation des textes de la IIIe Partie (p. 259-260).

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    est une autre question dont la solution est moins aise : c'est celle de savoirquelle espce de patrie il nous faut vouloir. Sans doute, nous avons envers lapatrie d'ores et dj constitue, dont nous faisons partie en fait, des obligationsdont nous n'avons pas le droit de nous affranchir. Mais, par-dessus cette pa-trie, il en est une autre qui est en voie de formation, qui enveloppe notre patrienationale ; c'est la patrie europenne, ou la patrie humaine. Or cette patrie-l,dans quelle mesure devons-nous la vouloir ? Devons-nous essayer de laraliser, de hter son avnement ; ou bien faut-il jalousement et tout prixmaintenir l'indpendance de la patrie prsente laquelle nous appartenons ?Ce problme, dont dpendent bien des questions pratiques, comment le paci-fisme le rsout-il ?

    M. RUYSSEN. Pour rsoudre la question, il faut distinguer deux pointsde vue : le pacifisme comme organisation internationale et comme effortintrieur. Du premier point de vue, les questions de M. Durkheim sont diffi-ciles rsoudre : je crois qu'il faut les carter. Au Congrs international de laPaix qui se tint Munich, au mois de septembre dernier, un problme de cegenre s'est pos. On proposait d'envoyer un message au prsident Roosevelt;M. Novicov rclama l'envoi d'un semblable message au Tsar. Les congres-sistes allemands s'y opposrent, rappelant les mesures contre la Finlande, lesmassacres du 22 janvier, etc. Il y avait donc l un jugement prendre vis- visd'une patrie ; mais c'est une question carter, et, en fait, le Congrs l'arejete. Il faut accepter les patries, j'entends les patries trangres, com-me des faits, sans les juger. Quant au second point de vue, le pacifisme estnational. Personnellement, je pense que nos prfrences doivent aller moinsencore la patrie d'aujourd'hui qu' la patrie venir, dont nous devons travail-ler faire la meilleure patrie, la patrie juste. Kant disait dj que l'avnementde la paix tait li l'existence des dmocraties. Mais sur ce point, encore unefois, il faut distinguer notre propagande intrieure de la propagande extra-nationale.

    M. DURKHEIM. Je vois mal comment cette rponse rsout la diffi-cult que je vous ai soumise. Je demandais si nous devons chercher mainte-nir quand mme et avant tout l'autonomie de notre patrie nationale, ou bien sinous ne devons pas travailler prparer l'avnement d'une patrie plus vastedont la ntre ne serait plus qu'une province.

    M. RUYSSEN. J'avais mal compris la question.

    M. DURKHEIM. Voici exactement ma question. Chacun de nous ap-partient une patrie de fait envers laquelle nous avons des devoirs incontes-tables. Mais en mme temps se cre une autre patrie plus vaste et qui tend englober la ntre : c'est celle que forme l'Europe ou, si l'on veut, le mondecivilis. Dans quelle mesure devons- nous vouloir notre patrie envers et contretout ? Dans quelle mesure devons-nous vouloir cette autre patrie qui n'estencore qu'un idal, mais un idal qui est pourtant en train de se raliser ?

    M. RUYSSEN. La question est alors de savoir si notre patrie relle estou non conciliable avec la patrie humaine, si l'on peut concilier les patrio-tismes nationaux avec le patriotisme europen ou mondial.

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    M. DURKHEIM. La question, dans ma pense, n'a pas cette extrmegnralit. Il s'agit encore une fois de savoir si et jusqu' quel point nousdevons travailler l'organisation d'une patrie nouvelle qui engloberait notrepatrie actuelle, ou si nous devons nous refuser tout ce qui diminueraitl'autonomie de cette dernire.

    Il me semble que le pacifisme, s'il est consquent avec lui-mme, ne doitpas craindre de se donner comme idal la formation de cette patrie plus gran-de. Maintenir la paix ne cessera d'tre une simple aspiration morale pourdevenir une ralit juridique qu'autant qu'il existera une socit organise,charge de la faire respecter. Le droit, en effet, ne peut passer dans les faitsque s'il s'appuie sur un tat qui le sanctionne. Et ce qui fait que le pacifismelaisse froids un certain nombre d'esprits, qui hassent d'ailleurs la guerre, c'estque, cette question fondamentale tant vite, ils ne voient pas bien commentles revendications des pacifistes peuvent tre autre chose que des desiderata,incontestablement lgitimes, mais peu efficaces, de la conscience morale.

    En somme ma question pourrait encore se formuler ainsi. Si nous tionsdes Allemands d'avant 1870, devrions- nous vouloir la formation de la grandepatrie allemande, ou maintenir jalousement l'autonomie de la petite patrielocale ? Si nous vivions au Moyen ge, devrions-nous travailler la forma-tion de la grande patrie franaise ou rester obstinment attachs la petitepatrie provinciale ? Le mme problme se pose aujourd'hui pour nous dansdes termes un peu diffrents.

    M. RUYSSEN. La question tant ainsi pose, je n'oserais dire que, surce problme difficile, il y ait unanimit de doctrines dans le parti de la paix,qui est avant tout un parti d'action, et je distinguerai mon opinion personnellede celle des pacifistes en gnral. Pour ma part je n'hsite pas : la plus grandevrit est dans l'internationalisme. Je crois que nos patries doivent s'intgrerdans un ensemble toujours plus vaste. La patrie a dj perdu plusieurs de seslments : tel l'lment religieux : elle en perdra encore sans que nous puis-sions prvoir avec certitude le terme de cette dissolution. Mais cette croyancen'est pas commune tous les pacifistes. Certains d'entre eux veulent simple-ment l'arbitrage, des conventions librement consenties, et non la fdrationdes nations. Ce sont l les divergences inhrentes un parti qui il suffit des'appuyer sur un minimum de croyances communes.

    M. DURKHEIM. Je crains que cette indcision, cette absence d'ententesur une question essentielle ne soit, pour le pacifisme, une cause de faiblesse.

    Je fais remarquer en terminant que le mot d'internationalisme ne me paratpas trs propre exprimer la conception que je viens d'indiquer. Tel qu'il estcouramment entendu, l'internationalisme tend ne tenir aucun compte despatries existantes, ni, d'une manire gnrale, de la ncessit d'une patrie. Il aquelque chose de niveleur. Il ne voit pas, en gnral, qu'une socit internatio-nale une fois ralise, prendrait ncessairement, son tour, le caractre d'unepatrie, d'une collectivit solidement organise.

    Ce que nous montre l'histoire c'est que toujours, par une vritable forcedes choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plusgrandes et celles-ci au sein d'autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouve-

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    ment historique, qui se poursuit dans le mme sens depuis des sicles,viendrait-il tout coup s'arrter devant nos patries actuelles ? Qu'ont-elles departiculirement intangible qui l'empche d'aller plus loin ?

    Je me demande si le vrai pacifisme ne consiste pas faire tout ce qui esten nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non pluspar la violence et la guerre suivant la loi dominante du pass. Sans doute, c'estun idal bien difficilement ralisable la lettre ; il est vain d'esprer que laguerre ne jouera aucun rle dans ces transformations ; mais chercher paravance faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d'tre un butdigne d'tre poursuivi.

    .

    M. PARODI. Je voudrais d'abord apporter un tmoignage de fait : j'aisouvent trait ces questions dans les Universits populaires, et je suis obligde constater que Ruyssen a raison. Oui, on a gnralement beaucoup de peine faire sentir, dans les milieux populaires, tout ce que la patrie contient deforce vivante.

    Or, je crois que la question qui se pose sans cesse dans ces milieux estprcisment celle qu'indiquait M. Durkheim : le conflit entre la patrie de droit,la patrie juste, idale, qu'on pourrait aimer et dfendre, et la patrie de fait quel'on tend prsenter comme mauvaise, inique, hostile au peuple ; c'est pourprparer les organes de la vie internationale venir que l'on prtend devoir sedtacher de l'organisme national traditionnel. Et sans doute, il est vident quela patrie est la seule ralit vraie, qu'en fait elle s'impose nous, et que nousavons envers elle d'incontestables devoirs : mais c'est pourtant ce qu'on a de lapeine faire entendre aux milieux ouvriers. Ils ne comprennent pas que l'ondoive s'incliner devant le fait, simplement parce qu'il est le fait ; et d'autrepart, dans le syndicalisme ouvrier, ils croient voir, l'tat naissant, cettebauche d'organisation internationale que rclamait M. Durkheim.

    La difficult me semble donc se prsenter exactement comme l'indiquaitM. Durkheim : seulement elle ne se pose pas uniquement pour les Franaisdans leur ensemble se demandant comment ils peuvent prparer, par-del lapatrie actuelle, une patrie europenne ou humaine plus vaste : mais elle sepose au sein d'une mme nation, lorsque certains en viennent se demanders'ils ne doivent pas subordonner la prparation de l'internationalisme venirles intrts de la patrie prsente. La question prend alors la forme d'un cas deconscience : si la patrie de fait va contre l'idal de justice, faut-il la suivreenvers et contre tout ? La difficult propose par M. Durkheim se pose donc,non pas seulement quand il s'agit de lorganisation des groupes nationauxentre eux et de leur avenir, mais propos des relations entre les classesopposes l'intrieur de la nation mme.

    M. DURKHEIM. Sans doute il est plus facile d'expliquer les raisonsd'tre de la patrie des enfants qu' des adultes dont l'esprit a dj t dformpar des prjugs passionnels. Je ne crois pas cependant que la tche ait riend'impossible. M. Parodi fait remarquer que, dans les milieux ouvriers, on pr-tend substituer la patrie actuelle une patrie suprieure qui serait forme par

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    l'largissement d'une seule classe sociale, par l'avnement du proltariat inter-national. Il est ais de montrer que cette conception repose sur une confusion :une classe mme largie n'est pas, ne peut pas tre une patrie : ce n'est qu'unfragment de patrie, comme un organe n'est qu'un fragment d'organisme. C'estparce qu'il mconnat cette vrit lmentaire que l'internationalisme est tropsouvent la ngation pure et simple de toute socit organise.

    M. PARODI. Mais comment faire admettre dans ces milieux la nces-sit d'une autre patrie ? Mais le difficile est de faire admettre par le simplismepopulaire la ncessit de s'incliner devant le fait comme tel, mme reconnupartiellement injuste et imparfait.

    M. DURKHEIM. II est certain qu'on n'y peut gure arriver avecl'apologtique ordinaire. On croit trop souvent que le meilleur moyen dedfendre l'ide de patrie est de faire voir combien notre patrie nous est digned'tre aime. On clbre les vertus de la culture franaise, la supriorit de ladmocratie, etc. C'est se placer sur un bien mauvais terrain. Car, en regard desmrites de notre patrie, il sera facile, les personnalits collectives n'tant pasplus parfaites que les personnalits individuelles, d'numrer une longue listede dfauts ; et alors chacun fera pencher le plateau de la balance dans le senso l'inclinent ses passions personnelles. Il faut justifier la patrie de manireque l'explication qu'on en donne soit applicable toutes les patries indis-tinctement, quelle que soit la forme de leur gouvernement. Il faut faire voirdans la patrie in abstracto le milieu normal, indispensable de la vie humaine.Il n'est pas difficile de faire comprendre l'ouvrier que mme ses aspirationsles plus chres supposent toujours, comme postulat ncessaire, une patriefortement organise ; si bien qu'en essayant de dtruire les patries il brise deses propres mains le seul instrument qui lui permette d'atteindre au but o iltend.

    ... Je suis tonn de la place que la question politique prend dans la dis-cussion. On ne parle que de l'ouvrier et des moyens de le gagner au patriotis-me. Assurment, s'il s'agit de l'ouvrier adulte, dj gagn de certaines ides,je crois, moi aussi, qu'il est difficile de le convertir. Mais, en dehors del'adulte, il y a l'enfant... Et de ce ct-l, un peu d'optimisme est possible. Ensomme, il ne faut pas perdre de vue que l'internationalisme violent, agressif,ngateur de la patrie, est de date rcente. Ce n'est pas encore un mal invtr.Il est donc permis d'esprer. Seulement, pour former sainement l'esprit del'enfant, pour le munir d'ides droites, il nous faut nous- mme avoir une idejuste de ce qu'est la patrie. Or, certains des arguments qui taient invoqustout l'heure me paraissaient rappeler de bien prs ceux qu'emploie couram-ment le nationalisme. N'est-ce pas, en effet, parler un langage nationaliste quede mettre la culture franaise au-dessus de toute autre, ft-ce au titre rvolu-tionnaire ? Nous sommes capable d'aimer notre famille sans croire qu'elle estla plus parfaite qui soit ; pourquoi en serait-il autrement de la patrie ?

    Ce serait dsesprer, si l'on tait condamn ne faire du patriotismequ'en mettant la France au-dessus de tout ; il faut faire aimer la patrie inabstracto, sans faire dpendre ce sentiment d'un prix particulier attach laculture franaise.