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ENTRETIEN 43 N° 21 - LA LETTRE On évoque souvent le caractère pluridisciplinaire de vos travaux et la diversité de vos centres d’intérêt pour vous définir comme un penseur inclassable. Comment vous présenter ? Lorsqu’on me demande quelle est ma spécialité, je réponds que je fais « ceci-et-cela ». Ce qui m’intéresse, ce sont des problèmes. Pour y faire face, nous devons utiliser les outils appropriés, indépendamment des disciplines, dont la pertinence est plus bureaucratique que scienti- fique. Je m’intéresse surtout aux décisions individuelles et collectives, et à tout ce qui précède la décision : la formation des préférences, la formation des croyances, les émotions, et aussi les mécanismes d’interaction dans les décisions collectives. C’est sans doute le fil conducteur de ma réflexion. Il y a aussi dans beaucoup de mes travaux une sorte de composante normative. Non pas que je propose moi-même une théorie de la justice ou du bien, mais la manière dont j’envi- sage les choix individuels est telle que les conceptions normatives que se font les acteurs eux-mêmes intervien- nent comme des déterminants causaux de leurs choix et de leurs décisions. Cette idée d’étude empi- rique de la justice, ou des motivations de justice ou d’équité m’a beaucoup intéressé. Il y a des problèmes d’équité pour l’allocation des ressources rares par les institutions, lorsqu’il s’agit par exemple de décider qui doit recevoir un rein pour la transplantation ou d’autres questions de ce genre (1) . Un autre exemple concerne ce qu’on appelle la justice de transition (2) . Si, en 1815, il avait fallu allouer des répa- rations aux victimes des spoliations de la Révolution, qui aurait dû être prioritaire ? Les gens qui étaient restés en France à lutter pour le roi, par exemple en Vendée, et dont les propriétés avaient été détruites, ou ceux qui avaient émigré et dont les biens avaient été confisqués ? Ou bien ceux dont les besoins étaient les plus importants ? Ce ne sont là que quelques exemples des questions d’équité qui se posent dans les situa- tions de justice de transition. Dans ces décisions collectives – allocation d’or- ganes pour la transplantation ou réparation aux victimes de conflits – les conceptions normatives des agents politiques ou des fonctionnaires sont déterminantes. C’est par ce biais que mes recherches ont une composante normative. Vous écrivez, à propos de la justice de transition, qu’il s’agit d’abord de régler les comptes du passé avant de préparer l’avenir. Dans les phases de transition, les deux démarches sont souvent simul- tanées – l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. Par exemple, on commence le travail d’écriture d’une nouvelle Constitution, et on commence en même temps le travail de représailles et de réparation. Certains pensent que la tâche rétrospective est la plus importante et qu’il faut faire table rase du passé, éliminer tout ce qui est vieux et corrompu afin de pouvoir commencer à construire du neuf. D’autres – dans les pays de l’Est par exemple, mais c’est aussi ma posi- tion – jugent que dans le cas de régimes qui sont restés en place pendant des générations et qui ont fini par rendre tout le monde plus ou moins coupable, il devient impos- sible d’épurer la société. Dans la France de 1945, c’était encore possible dans la mesure où le nombre de collaborateurs était rela- tivement restreint. Dans les pays de l’Est, on peut dire qu’il y a en quelque sorte une complicité de la quasi-totalité de la population. Dans Jon Elster Professeur au Collège de France titulaire de la chaire de Rationalité et sciences sociales depuis 2006. ENTRETIEN AVEC JON ELSTER 1. Jon Elster, Local Justice: How Institutions Allocate Scarce Goods and Necessary Burdens, Russell Sage Foundation Publications, 1993. Voir aussi J. Elster et N. Herpin (eds.), L’éthique des choix médicaux, Poitiers, Actes Sud 1992 2. Jon Elster, Closing the Books: Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge University Press, 2004.

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On évoque souvent le caractèrepluridisciplinaire de vos travaux etla diversité de vos centres d’intérêtpour vous définir comme unpenseur inclassable. Comment vousprésenter ?

Lorsqu’on me demande quelle estma spécialité, je réponds que je fais« ceci-et-cela ». Ce qui m’intéresse,ce sont des problèmes. Pour y faireface, nous devons utiliser les outilsappropriés, indépendamment desdisciplines, dont la pertinence estplus bureaucratique que scienti-fique. Je m’intéresse surtout auxdécisions individuelles et collectives,et à tout ce qui précède la décision :la formation des préférences, laformation des croyances, lesémotions, et aussi les mécanismesd’interaction dans les décisionscollectives. C’est sans doute le filconducteur de ma réflexion.

Il y a aussi dans beaucoup de mestravaux une sorte de composantenormative. Non pas que je proposemoi-même une théorie de la justice oudu bien, mais la manière dont j’envi-sage les choix individuels est telle queles conceptions normatives que sefont les acteurs eux-mêmes intervien-nent comme des déterminants

causaux de leurs choix et de leursdécisions. Cette idée d’étude empi-rique de la justice, ou des motivationsde justice ou d’équité m’a beaucoupintéressé. Il y a des problèmes d’équitépour l’allocation des ressources rarespar les institutions, lorsqu’il s’agit parexemple de décider qui doit recevoirun rein pour la transplantation oud’autres questions de ce genre(1). Unautre exemple concerne ce qu’onappelle la justice de transition(2). Si,en 1815, il avait fallu allouer des répa-rations aux victimes des spoliationsde la Révolution, qui aurait dû êtreprioritaire ? Les gens qui étaient restésen France à lutter pour le roi, parexemple en Vendée, et dont lespropriétés avaient été détruites, ouceux qui avaient émigré et dont lesbiens avaient été confisqués ? Ou bienceux dont les besoins étaient les plusimportants ? Ce ne sont là quequelques exemples des questionsd’équité qui se posent dans les situa-tions de justice de transition. Dans cesdécisions collectives – allocation d’or-ganes pour la transplantation ouréparation aux victimes de conflits –les conceptions normatives des agentspolitiques ou des fonctionnaires sontdéterminantes. C’est par ce biais quemes recherches ont une composantenormative.

Vous écrivez, à propos de la justicede transition, qu’il s’agit d’abord derégler les comptes du passé avant depréparer l’avenir.

Dans les phases de transition, lesdeux démarches sont souvent simul-tanées – l’une tournée vers le passé,l’autre vers l’avenir. Par exemple, oncommence le travail d’écriture d’unenouvelle Constitution, et oncommence en même temps le travailde représailles et de réparation.Certains pensent que la tâcherétrospective est la plus importanteet qu’il faut faire table rase du passé,éliminer tout ce qui est vieux etcorrompu afin de pouvoircommencer à construire du neuf.D’autres – dans les pays de l’Est parexemple, mais c’est aussi ma posi-tion – jugent que dans le cas derégimes qui sont restés en placependant des générations et qui ontfini par rendre tout le monde plusou moins coupable, il devient impos-sible d’épurer la société. Dans laFrance de 1945, c’était encorepossible dans la mesure où lenombre de collaborateurs était rela-tivement restreint. Dans les pays del’Est, on peut dire qu’il y a enquelque sorte une complicité de laquasi-totalité de la population. Dans

Jon ElsterProfesseur au Collège de France

titulaire de la chaire deRationalité et sciences sociales

depuis 2006.

ENTRETIEN AVEC JON ELSTER

1. Jon Elster, Local Justice: How Institutions Allocate Scarce Goods and Necessary Burdens, Russell Sage Foundation Publications, 1993.Voir aussi J. Elster et N. Herpin (eds.), L’éthique des choix médicaux, Poitiers, Actes Sud 19922. Jon Elster, Closing the Books: Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge University Press, 2004.

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un petit essai sur Le pouvoir desimpuissants, Vaclav Havel décrit trèsbien ces petits actes de complicité detous les jours, qui ont l’air insigni-fiants, mais contribuent à brouillerles choses. Il dépeint le petitmarchand de légumes qui affichedans sa vitrine un panneau indi-quant « prolétaires de tous les pays,unissez-vous ». Par cet acte imposépar le régime, qui ne correspondsans doute pas du tout à une posi-tion personnelle, il se rend néan-moins complice du régime. En fin decompte, on obtient un tableau ennuances de gris, et non en noir etblanc. Il n’y a pas de distinctiontranchée entre les bons et lesmauvais, les résistants et les colla-borateurs. Bien sûr, les deux existent,mais il y a surtout une masse énormede collaborateurs du quotidien.Dans un article de 1992, j’ai écritque dans de telles situations, recher-cher tous les coupables est impos-sible, en rechercher quelques- uns estarbitraire : il faut donc y renoncerentièrement et se tourner vers lefutur. C’est la solution adoptée parl’Espagne en 1978. On a pris la déci-sion consensuelle d’ignorer le régimede Franco et les atrocités commisespar les deux parties au cours de laguerre civile, et de mettre égalementde côté la question des réparations,qui aurait rendu impossible lamarche en avant.

Mais en écrivant cela, j’avais peut-être sous-estimé le rôle qu’allaitjouer l’ancienne Nomenklaturadans les sociétés des pays de l’Est,par exemple. J’observe égalementqu’en Espagne, un début de reven-dication semble s’esquisser aujour-d’hui. En Argentine et au Chili, ainsiqu’en Pologne, vingt ans après lachute des dictateurs, la justice detransition est soudainement réap-parue. Lorsque justice n’a pas étéfaite, la demande peut ressurgirlongtemps après. On l’a constatéaussi en France avec l’affaire Papon.

De même, c’est un miracle qu’il n’yait pas eu de violence collective en

Afrique du Sud, alors que la grandemasse de la population noire n’aobtenu ni terre ni justice. On peutimaginer qu’il y a là une sorte debombe à retardement qui pourraitexploser d’un jour à l’autre. Cesproblèmes ont une durée de vie trèslongue. J’ai lu, à propos des guerresde Vendée, que même après laPremière Guerre mondiale, il y avaiten France des terres « maudites »,que personne ne voulait acheter àcause des contestations qui ont suivila Révolution. On s’en souvientpendant des siècles.

Des problèmes de ce genre se posentdans beaucoup de pays, de l’Irak àl’Argentine. Au début des années90, j’ai beaucoup voyagé dans lespays de l’Est où les juristestravaillaient à la rédaction denouvelles Constitutions. Avecquelques collègues de l’université deChicago, nous avons animé desséminaires de constitutionnalismecomparé pour discuter des grandsmodèles, de leurs succès et de leurséchecs. Plutôt que de donner desconseils, nous cherchions à établirun dialogue – mais il est difficiled’en mesurer les effets.

Dans vos travaux, vous mettez enrelation des éléments venus de lalittérature ou des humanités et desthéories scientifiques très actuelles.Peut-on décrire votre activitécomme une sorte d’anthropologiephilosophique ?

Dans ma leçon inaugurale, j’ai ditque la rationalité, comme valeurtranshistorique, transculturelle, etc.,relevait d’une anthropologie philo-sophique et non d’une anthropo-logie empirique. C’est un grand motpour dire simplement « analyseconceptuelle ». En réalité, j’ai trouvémes hypothèses chez les moralistesfrançais du XVIIe siècle et j’aicherché à les vérifier chez lespsychologues et les économistes duXXe siècle. C’est un va-et-vient unpeu étrange, déconcertant peut-être.J’ai sur ce point une perspective

d’une grande simplicité. Cela fait25 siècles que les gens essayent decomprendre le comportementhumain ou la nature humaine– disons depuis le temps d’Aristoteou de Platon. Pourquoi le derniersiècle ou la dernière décennieseraient-ils privilégiés ou plus inté-ressants ? Y aurait-il plus de géniesou de grands penseurs ? Il n’y aaucune raison de le penser, et de faitc’est faux. Il suffit de lireMontaigne, Aristote, LaRochefoucauld, Tocqueville, Proust,pour ne citer qu’eux : ils débordentd’hypothèses.

Pourriez-vous présenter la théoriedu choix rationnel, qui est au cœurde vos travaux ?

La théorie du choix rationnel estquelque chose de très simple. Onpourrait l’illustrer par un proverbenorvégien qui dit « ne traverse pasla rivière pour chercher de l’eau ». Iltraduit une sorte de d’efficacitéinstrumentale qui est de tous lespays et de tous les temps. On entenddire parfois que la rationalité seraitune valeur occidentale, ou moderne,ou masculine, ou je ne sais quoid’autre. C’est absurde. On ne peutpas ne pas vouloir être rationnel. Sil’on veut atteindre une fin, on veutforcément l’atteindre de la manièrela plus efficace. Cela fait partie del’idée même de « vouloir atteindreune fin ». En ce sens, c’est tout à faitbanal. En fait, le point difficile, danstout développement de la théorie duchoix rationnel, concerne lescroyances. Dans beaucoup de cas,avant d’agir, rationnellement ounon, il faut former une croyance.Comment peut-on former unecroyance rationnelle ? C’est parfoistrès difficile : dans le cas du réchauf-fement climatique, il y a sans doutedes centaines de modèles. Commentles parcourir tous et se former unecroyance permettant de prendre desdécisions ? Faut-il prendre lamoyenne ? Le scénario du pire ?Peut-on assigner des probabilités àchaque modèle et prendre la

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moyenne pondérée ? Personne n’ade réponse. C’est un problème épis-témologique très profond, et c’estsouvent un obstacle au choixrationnel : comment agir rationnel-lement en l’absence de croyancesbien fondées ? Il y a là une sourced’indétermination dans toutes lessituations de choix complexes,comme les choix politiques.

Une autre source d’indéterminationprovient de l’interaction stratégiqueentre les agents. Lorsqu’avant d’agir,chaque agent doit se faire uneopinion sur ce que feront les autres,tout en sachant que les autres sonten train de former leur opinion en seposant la même question à proposde lui, il peut y avoir dans certainscas des situations inextricables.Prenons un exemple courant, le jeudu peureux ou de la poule mouillée(game of chicken). Deux voituresfoncent l’une vers l’autre, le peureuxest le premier qui s’écarte. Dans cecas, il n’y a pas de choix rationnel :pour chacun des deux, il est optimalde dévier si et seulement si l’autrene le fait pas. C’est une situationd’indétermination. Il y a souvent dessituations de ce genre dans la réalité,par exemple pour la construction debiens à usage public. Si deux arma-teurs ont intérêt à construire unphare, qui bénéficie à tout le mondeet dont la construction unilatéraleserait profitable à chacun des deux,même si le deuxième pouvait s’enservir gratuitement, la difficulté estde savoir qui va le construire. Eneffet, il est dans l’intérêt de l’un dele construire si et seulement sil’autre ne le fait pas. Dans ces situa-tions d’interactions stratégiquesprésentant des équilibres multiples,quand il n’y a pas de critère permet-tant la convergence tacite des agentsvers l’un de ces équilibres, on nepeut pas former de croyance ration-nelle et il n’y a pas d’action ration-nelle. Le concept n’est pas défini.Non que les gens ne soient pasrationnels : simplement, la rationa-

lité ne suffit pas pour leur dicter cequ’il faut faire.

Outre ces problèmes conceptuels, il ya aussi les problèmes concrets :souvent, même lorsqu’ils sont enmesure de former des croyancesrationnelles, les gens ne le font pas.Dans ce cas, l’irrationnel ne vient pasde l’indétermination du concept,mais de l’irrationalité du comporte-ment. C’est un phénomène massif.C’est le sujet de mon cours de l’année2007-2008, après le cours précédentsur le désintéressement. Ce sont deuxvolets d’une critique de la penséeéconomique, qui elle, est fondée surla rationalité et l’intérêt.

Dans votre leçon inaugurale, vousvous interrogez sur la rationalité del’acte de voter.

Ma chaire est intitulée « rationalitéet sciences sociales ». Les sciencessociales étudient le vote, et il est légi-time de se demander si l’acte devoter peut être considéré commerationnel. On répond souvent par lanégative avec l’argument que laprobabilité qu’un vote soit décisifest moindre que le risque de mourirdans un accident de la circulationen se rendant aux urnes. Les gens secomportent comme s’ils ne sesouciaient pas des conséquences deleurs actions. On observe pourtantdes taux de participation élevés lors-qu’il n’y a pas de candidat large-ment favori et que le scrutins’annonce serré, ou lorsque l’enjeudes élections est important, ce quisuggère qu’ils s’en soucient quandmême.

Mais si l’on adopte un point de vueplus global, par exemple uneperspective évolutionniste, on diraque c’est un acte inutile et coûteuxpour l’individu, mais néanmoinsrationnel parce qu’il a une utilitépour le groupe social. La théorie duchoix rationnel peut-elle prendre encompte ce type d’analyse ?

À vrai dire, la théorie du choixrationnel et la théorie de l’évolutionn’ont pas beaucoup de rapports. Etcependant, il faut croire que l’évo-lution, de manière générale, aproduit une tendance vers lecomportement rationnel, puisquedans une situation donnée, unanimal rationnel, qui utiliserait desressources rares de façon plus effi-cace, serait évidemment favorisé parla sélection naturelle : c’est enquelque sorte évident. Commentl’évolution n’aurait-elle pas produitla rationalité ?

D’autre part, il semble aussi que par3 ou 4 mécanismes distincts, l’évo-lution ou la sélection naturelle aaussi produit la disposition aucomportement altruiste, que ce soitl’altruisme réciproque (tit for tat ougagnant-gagnant), la sélection deparentèle (kin selection) ou même lasélection de groupe, qui connaîtactuellement une sorte de regain defaveur. Mais il est toujours délicatde faire appel à ces mécanismes etles explications évolutionnistes ontparfois tendance à brûler les étapes,ce qui les expose à des spéculationshasardeuses. Bien sûr, en principe,tout cela est un résultat de l’évolu-tion. Pascal disait, à propos deDescartes : « il faut dire en gros ‘celase fait par figure et mouvement’, carcela est vrai, mais de dire quelles etcomposer la machine, cela est ridi-cule, car cela est inutile et incertainet pénible(3) ». En fin de compte,c’est peut-être Descartes qui a euraison, mais quatre siècles plus tard.

Je pense en tout cas qu’aucun desmécanismes que j’ai mentionnés n’estsusceptible d’expliquer la tendance àvoter pour la simple raison que géné-ralement l’acte de voter n’est pasobservé par les autres. C’est un actediscret et anonyme. La plupart dutemps, en ville, personne ne sait sivous êtes allés voter. Or les méca-nismes que j’ai évoqués supposentque les actes des uns soient connus

3. Pascal, Pensées, 118.

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par les autres de sorte qu’ils puissentêtre encouragés ou sanctionnés le caséchéant. Ce sont des questionscomplexes qu’il serait trop long detraiter ici. J’ajouterai que même sil’on ne peut pas dire que le vote soitun acte rationnel, le votant pourraen retirer un plaisir psychique. C’estce qu’on peut appeler l’effetValmont(4) : donner pour le plaisirintime et délicieux que l’on retire del’acte de donner.

Ou alors, pour expliquer le votedoublement anonyme – personne nesait si vous votez ni comment vousvotez – on peut aussi faire appel àune sorte de pensée magique.L’agent se dit : je suis un membretypique de mon groupe de référence– les professeurs d’université, parexemple – donc si je vote, il estprobable que mes semblables vote-ront également. Par conséquent jevais voter. C’est une confusion entrela valeur diagnostique et l’efficacitécausale. Si je vote, cela révèle que jesuis dans une certaine disposition,mais en même temps, je pense queles autres, ayant la même disposi-tion, en feront autant. Dans mondernier livre(5), je cite des textes deProust qui font appel à cette penséemagique, notamment un passage oùle narrateur dit à propos de SaintLoup qu’il est fidèle à sa maîtresseavec l’idée superstitieuse que s’il luiest fidèle, de son côté elle le seraégalement. C’est peut-être ensuivant le même genre de raisonne-ment superstitieux que l’on vote.

Il est clair que la rationalité n’est pasle seul moteur du comportement.On peut noter à ce propos qu’il y ade plus en plus de travaux sur lesémotions, notamment du côté dessciences cognitives.

Dans la tradition où je me situe,l’économie du comportement (beha-

vioral economics), on fait appel auxexpériences psychologiques pourmontrer comment se font vraimentles choix – rarement rationnels –, etl’on parle effectivement beaucoupdes émotions actuellement. Il y a desexpériences très impressionnantes,notamment dans l’équipe de ErnstFehr, à Zurich, qui montrent quesous le coup de l’émotion, surtoutde l’indignation ou du ressentiment,les gens sont prêts à faire des sacri-fices matériels considérables pourpunir quelqu’un qui leur a joué unmauvais tour. Il est intéressant deremarquer qu’il s’agit essentielle-ment d’émotions négatives – lacolère, l’indignation, l’envie, leressentiment –, tandis que l’amour,la joie, la sympathie, la pitié, ne sontpresque pas étudiées à ma connais-sance. Cela correspond aussi au faitque, parmi les moteurs de l’actionhumaine, le sentiment d’injustice estbeaucoup plus puissant que le désirde réaliser la justice.

Cela nous ramène à la question deslimites de la rationalité. Peut-onparler de degrés de rationalité, selonles points de vue et les critères consi-dérés ?

Du point de vue de l’agent, la ratio-nalité est une notion entièrementsubjective. Dire que l’action estrationnelle, c’est dire que du pointde vue de l’observateur, c’était l’ac-tion qui s’imposait comme lemeilleur moyen de réaliser ses désirsétant donné ses croyances et étantdonné que ses croyances étaientrationnelles. De ce point de vue, iln’y a pas vraiment de degré dans larationalité. En revanche, l’agent peuttenir compte de ses faiblesses et lesanticiper. Je parlerais dans ce cas desecond best rationality. Quand on sesait incapable au moment de l’actionde se comporter de manière ration-nelle, alors on peut au préalable

prendre un engagement qui élimineles sources de l’irrationalité ou quiimpose une contrainte, commeUlysse(6) demandant à ses compa-gnons de l’attacher au mât pour nepas céder au chant des sirènes. En cesens on peut parler de degrés derationalité. On peut distinguer d’unepart la rationalité parfaite d’un agentqui serait toujours parfaitementmaître de lui-même, transparent àlui-même à chaque instant, etd’autre part des agents qui n’ont pastoujours le contrôle d’eux-mêmes,mais qui en sont conscients, et quisont même capables d’anticiper leurcomportement et de se corriger eux-mêmes. J’ai proposé toute une listede mécanismes permettant d’expli-quer comment l’agent peut prendreen compte ses propres tendances àse comporter de manière irration-nelle(7).

Diriez-vous que l’émotion est irra-tionnelle ?

Il est clair que l’émotion peut avoirdes effets dont certains subvertissentla rationalité de l’agent, notammenten rendant les croyances moinsrationnelles. Prendre ses désirs pourdes réalités n’est pas très rationnel,mais sous le coup de l’émotion, nousle faisons souvent. Pour autant, lesdésirs qui surgissent des émotions nesont ni rationnels ni irrationnels – jerejoins sur ce point l’analyse deHume. Bien sûr, on peut avoir desdésirs stupides qui rendent la viemisérable, mais c’est autre chose.Paradoxalement, le toxicomane peutêtre rationnel. De son point de vue,dans une perspective temporelleassez courte, liée à la nécessité immé-diate non pas tant de jouir de ladrogue que d’éviter le manque, soncomportement peut être très« rationnel ». C’est une décisionterminologique : on peut utiliser lemot rationnel comme on veut. Pour

4. Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, lettre XXI. 5. Jon Elster, Agir contre soi, O. Jacob, 2007.6. Jon Elster, Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité. Paris, Ed. de Minuit, 1987.7. Jon Elster, Explaining Social Behavior, Cambridge University Press 2007, Ch. 13.

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ma part, je l’utilise à des fins expli-catives, pour comprendre une actionà partir des données propres à l’ac-teur lui-même : ce qui chez l’acteur– les désirs, les croyances, lesémotions – précède et cause l’action.Du point de vue explicatif, il y a unestructure causale qui permet de direque l’action est rationnelle – cela n’arien à voir avec le jugement d’unobservateur qui pourrait dire quel’agent s’est comporté de manièrestupide, autodestructrice, etc. C’estlié au fait qu’il se soucie surtout deson avenir immédiat.

Cette question de l’horizontemporel de l’agent est importante.Il est difficile de persuader les gensde tenir compte davantage desconséquences lointaines de leursactes, par exemple quand oncherche à modifier des comporte-ments, comme dans le cas descampagnes de prévention contre letabac ou l’alcool.

Comment faire pour être rationneldans ces situations, aujourd’huifréquentes, où l’on trouve laconjonction d’une grande incerti-tude, de l’urgence de la décision etde l’importance des enjeux ? Dans lecas du réchauffement climatique,par exemple, ou encore de l’ESB oudu sang contaminé.

Incertitude, enjeux et urgence : on lesrencontre aussi dans la question duterrorisme. Je pense qu’il faut résisterà l’urgence. Aux États-Unis, après le11 septembre, il fallait décider de laconduite à tenir. Il y avait bien sûrbeaucoup de colère et de peur, et cesémotions tendent à induire l’urgence,que je définis comme le désir d’agirimmédiatement plutôt que dedifférer l’action. Quand on agit demanière immédiate, on ne prend pasle temps de recueillir toutes les infor-mations nécessaires. Les informa-tions qu’on néglige sont surtoutcelles qui portent sur les effets indi-rects lointains et potentiellementpervers des actions qu’on entreprenddans le présent. Sous la pression de

l’urgence, on néglige les consé-quences lointaines. Par conséquent,les lois votées par le Congrès améri-cain après le 11 septembre ontprobablement créé plus de terroristesqu’elles n’ont permis d’en arrêter,justement parce qu’on n’a pas pris letemps d’étudier les conséquencesindirectes, lointaines et peut-êtreperverses des mesures adoptées.Dans le processus parlementaire etlégislatif normal, on prend un certaintemps – de l’ordre de deux ans –pour préparer une loi, dans descomités et des groupes de travail. Ils’agit surtout de prévenir et decontrôler d’éventuels effets indirectset pervers. Très souvent, on agitcomme si les agents sociaux n’al-laient pas adapter leur comporte-ment aux lois. On a comprisaujourd’hui que les lois changent lescomportements des agents : il fautdonc essayer de prévoir ces phéno-mènes. C’est difficile, mais si l’on nes’en donne pas le temps, on risqued’adopter des lois qui auront deseffets différents ou contraires de ceuxque l’on recherchait.

Pour le réchauffement climatique, lasituation est un peu différente. Onest dans l’incertitude, les enjeux sonténormes, mais il n’y a pas la mêmeurgence émotionnelle que dans lecas des chocs brutaux que produit leterrorisme. Il n’y a pas non plus decomportement de panique, commelors des attentats du 11 septembre.La menace paraît plus lointaine.

Ce sont des problèmes extrêmementprofonds. On invoque souvent dansce cas le principe de précaution,mais s’il était pris à la lettre, il auraitdes implications absurdes dans lavie de tous les jours. Absurde etd’ailleurs contradictoire, un peucomme le pari de Pascal, auquel,selon Diderot, un imam pourraitrépondre en pariant sur un autredieu que Pascal.

En ce qui concerne le réchauffementclimatique, supposons que l’onaccepte l’hypothèse selon laquelle on

court à la catastrophe si rien n’estfait. Il faut donc prendre desmesures. Mais pour être efficaces, cesmesures doivent être radicales. Ellespourraient conduire à réduire drasti-quement le niveau de vie des pays envoie d’industrialisation, et engendrerdes conflits violents, susceptibles detourner à la guerre nucléaire, avec lerisque d’entraîner la disparition del’humanité par d’autres voies que lacatastrophe climatique. Lorsqu’il y aun scénario catastrophe pour chaqueoption, on est dans l’embarras.

L’incertitude rend difficile la formu-lation de croyances bien fondées.Certes, il existe une théorie ration-nelle du choix en situation d’incer-titude mais elle ne nous apprend pasgrand-chose. Elle dit que dans unesituation d’incertitude définie d’unecertaine manière, on peut rationnel-lement tenir compte soit desmeilleures conséquences de chaqueoption, soit des pires, mais pas desconséquences intermédiaires. Celajustifie le scénario du pire, maisaussi l’hypothèse la plus favorable.Il faut choisir entre le pire et lemeilleur : ce n’est pas une questionde rationalité, mais de tempéra-ment. Pessimisme et optimismen’ont rien à voir avec la rationalité.

Face à des problèmes de ce genre, oùil existe un scénario catastropheplausible pour toutes les options, ilest difficile de trouver une réponserationnelle. Ces questions devraientêtre évoquées lors du colloque sur lamondialisation qui sera organisé endécembre prochain dans le cadre del’Institut du monde contemporain. ■

Entretien : Marc Kirsch

Enseignement de Jon Elster2007-2008 :Cours : L’irrationalitéle jeudi à 15h00 (à compterdu 10 janvier 2008)Séminaire : La raison enpolitiquele lundi à 17h00 (à compterdu 7 janvier 2008)