E’loge de la connaissance - RBC

4
Bulletin de la BanqueRoyale Publié parla Banque Royale duCanada E’loge de la connaissance Rien n’est plus deux que d’apçrendre, si ce n’est le plaisir de pclrtcujer ce ql~e [’olr aappris. Comble de chance, la c o n a i s a n c e négligeable dtt~Is bi qttêle Ici phls mlcicmie de I’limtlaiiitd: celle dll bo~lheltr... E être humain s’engage sur la voie de lacon- naissance avant même desavoir marcher. Les tout- petits sont d’intrépides explo- rateurs, comme n’importe quel parent pourra vous ie confirmer. Dans lecadre de leur enquête permanente sur le merveilleux monde des grands, ils démantèlent leurs jouets, dépotent vos plantes, retournent chaque tiroir, ravagent tous les placards. Pour déroutantes qu’elles nous paraissent, leurs expé- riences illustrent l’un des traits les plus nobles de la race humaine : legoût d’apprendre. Cette curiosité insatiable est aussi la marque dis- tinctive des génies que l’histoire qualifie d’universels. Aristote, Léonard de Vinci, Biaise Pascal et Albert Einstein, pour ne citer que ces figures emblé- matiques, ont passé leur vie à explorer le monde dans lequel ils vivaient, n’hésitant jamais às’aventurer hors deleurs sentiers habituels pour trouver réponse à leurs innombrables questions. Ils ont ainsi accumulé unsavoir inouï dans toutes les branches delacon- naissance, sans jamais assouvir pleinement leur appétit. Leur vie durant, ils n’ont cessé d’apprendre. Que devient cette capacité d’émerveillement chez lemortel ordinaire ? Érodée dans l’enfance par des parents impatients -- « Je ne veux pas le savoir. Arrête tout de suite. » -- et des professeurs bornés, elle ne subsiste en général qu’à l’état latent chez l’adulte. Quand d’aventure, le remord tente del’arracher à ses limbes -- « Jedevrais vraiment étudier cela plus à fond » -- son filet devoix est noyé dans letumulte des distractions quotidiennes. Chez uneminorité, onobserve même une sorte d’allergie à l’instruction motivée par la peur de passer pour un « intellectuel ». Il est vrai que de nos jours, on tire mieux son épingle dujeu social enaffectant l’ignorance qu’en étalant, même délicatement, une somme conséquente deconnaissances. Auprès d’un public âgé, cela vous donne l’air d’un snob ou d’un frimeur ; quant aux jeunes, ils vous trouvent vague- ment comique, sinon franchement bizarre. Dans unmonde qui prise plus laforce physique que l’agileté intellectuelle, ce mépris pour les choses del’esprit et ceux qui les défendent n’est pas pour surprendre. L’argent, mesure detoute grandeur dans notre société, récompense richement labeauté d’un chanteur populaire oulavigueur d’un athlète, rarement la finesse d’un philosophe. Si tant de gens nefont aucun effort pour se cul- tiver, c’est aussi parce que notre société confond édu- cation etinstruction. Une fois ledernier manuel scolaire refermé, croit-on, l’apprentissage est terminé. On s’attend certes à retourner en classe detemps entemps pour rafraîchir ouenrichir ses connais- sances techniques oucommerciales. Mais ils’agira d’une simple mise à niveau, non d’un élargissement de cette culture dite générale qui permet d’interpréter lemonde et même, l’univers. Lecynique moderne ricane lorsqu’on lui annonce qu’il vit à « l’ère de l’information ». 11 parlerait plus volontiers de désinformation tant la connaissance lui paraît dévalorisée dans la société occidentale contem- poraine. L’épine dorsale de notre culture », c’est le livre (ou pour faire moderne, lecédérom) de conseils terre à terre qui apporte à son lecteur unsavoir éphémère, jetable après usage comme unpapier- mouchoir. Quel rapport avec laconnaissance dont nous avons besoin pour nous épanouir pleinement et qu’il nous faut non seulement conserver, mais encore augmenter année après année ? Que la masse des connaissances en circulation ait atteint des proportions astronomiques, il suffit de pousser laporte d’une grande librairie pour s’en

Transcript of E’loge de la connaissance - RBC

Bulletin de la Banque RoyalePublié par la Banque Royale du Canada

E’loge de laconnaissance

Rien n’est plus deuxque d’apçrendre,

si ce n’est le plaisir

de pclrtcujer ce

ql~e [’olr a appris.

Comble de chance,la connaissance

négligeable dtt~Is bi

qttêle Ici phls mlcicmie

de I’limtlaiiitd:

celle dll bo~lheltr...

E être humain s’engagesur la voie de la con-naissance avant même

de savoir marcher. Les tout-petits sont d’intrépides explo-rateurs, comme n’importequel parent pourra vous ieconfirmer. Dans le cadre deleur enquête permanente surle merveilleux monde desgrands, ils démantèlent leursjouets, dépotent vos plantes,retournent chaque tiroir,ravagent tous les placards.Pour déroutantes qu’ellesnous paraissent, leurs expé-

riences illustrent l’un des traits les plus nobles de larace humaine : le goût d’apprendre.

Cette curiosité insatiable est aussi la marque dis-tinctive des génies que l’histoire qualifie d’universels.Aristote, Léonard de Vinci, Biaise Pascal etAlbert Einstein, pour ne citer que ces figures emblé-matiques, ont passé leur vie à explorer le monde danslequel ils vivaient, n’hésitant jamais à s’aventurer horsde leurs sentiers habituels pour trouver réponse àleurs innombrables questions. Ils ont ainsi accumuléun savoir inouï dans toutes les branches de la con-naissance, sans jamais assouvir pleinement leurappétit. Leur vie durant, ils n’ont cessé d’apprendre.

Que devient cette capacité d’émerveillement chezle mortel ordinaire ? Érodée dans l’enfance par desparents impatients -- « Je ne veux pas le savoir. Arrêtetout de suite. » -- et des professeurs bornés, elle nesubsiste en général qu’à l’état latent chez l’adulte.Quand d’aventure, le remord tente de l’arracher à seslimbes -- « Je devrais vraiment étudier cela plus àfond » -- son filet de voix est noyé dans le tumultedes distractions quotidiennes.

Chez une minorité, on observe même une sorted’allergie à l’instruction motivée par la peur de passerpour un « intellectuel ». Il est vrai que de nos jours, ontire mieux son épingle du jeu social en affectantl’ignorance qu’en étalant, même délicatement, unesomme conséquente de connaissances. Auprès d’unpublic âgé, cela vous donne l’air d’un snob ou d’unfrimeur ; quant aux jeunes, ils vous trouvent vague-ment comique, sinon franchement bizarre.

Dans un monde qui prise plus la force physiqueque l’agileté intellectuelle, ce mépris pour les chosesde l’esprit et ceux qui les défendent n’est pas poursurprendre. L’argent, mesure de toute grandeur dansnotre société, récompense richement la beauté d’unchanteur populaire ou la vigueur d’un athlète,rarement la finesse d’un philosophe.

Si tant de gens ne font aucun effort pour se cul-tiver, c’est aussi parce que notre société confond édu-cation et instruction. Une fois le dernier manuelscolaire refermé, croit-on, l’apprentissage est terminé.

On s’attend certes à retourner en classe de tempsen temps pour rafraîchir ou enrichir ses connais-sances techniques ou commerciales. Mais il s’agirad’une simple mise à niveau, non d’un élargissementde cette culture dite générale qui permet d’interpréterle monde et même, l’univers.

Le cynique moderne ricane lorsqu’on lui annoncequ’il vit à « l’ère de l’information ». 11 parlerait plusvolontiers de désinformation tant la connaissance luiparaît dévalorisée dans la société occidentale contem-poraine. L’épine dorsale de notre culture », c’est lelivre (ou pour faire moderne, le cédérom) de conseilsterre à terre qui apporte à son lecteur un savoiréphémère, jetable après usage comme un papier-mouchoir. Quel rapport avec la connaissance dontnous avons besoin pour nous épanouir pleinement etqu’il nous faut non seulement conserver, mais encoreaugmenter année après année ?

Que la masse des connaissances en circulation aitatteint des proportions astronomiques, il suffit depousser la porte d’une grande librairie pour s’en

convaincre. Le problème, c’est que la plupart des gensont tendance à limiter le champ de leur savoir àmesure qu’ils l’approfondissent. Ils se concentrent surleur métier et leurs loisirs au détriment de tout lereste. Tel analyste financier peut vous réciter les tauxd’endettement de toutes les entreprises d’unebranche, mais confond Rigo]etto et rigatoni. Tel ama-teur de hockey connaît les statistiques des meilleursmarqueurs de la ligue depuis Newsy Lalonde, mais nelui demandez pas dans quelle province se trouvel’Université de la Saskatchewan !

Certains indices laissent néanmoins espérer quel’envie d’apprendre au sens large résiste au rouleaucompresseur de l’ignorance revendiquée et de l’hyper-spécialisation. L’engouement pour l’lnternet, parexemple. Les internautes amateurs glanent quantitéde perles de savoir dans leurs plongées au c�ur del’océan virtuel, tandis que les grands navigateurs accu-mulent des trésors d’information en explorant sespages et bases de données. Même ceux qui se limitentà bavarder par courrier électronique troquent des ren-seignements, sans en avoir pleinement conscience.

À un niveau plus banal, la popularité du livreGuiness des records, des jeux-questionnaires télévisés etde Quelques arpents de pièges témoigne aussi du plaisirinné qu’éprouvent les membres de notre espèce às’informer et à comparer leurs savoirs. Les motscroisés dont se régalent tant de lecteurs de journauxne sont qu’une des multiples façons que nous avonstrouvées de mesurer notre connaissance.

Ce que nous apprenons ainsi mérite-t-il de l’être ?Toute la question est là. À quoi bon, après tout, accu-muler frénétiquement des faits sans rapport les unsavec les autres, comme on collectionnerait des boîtesd’allumettes ? Cela peut-il servir à autre chose qu’àentretenir la conversation avec d’autres maniaques del’anecdote historique croustillante ou du fait diversévanescent ?

Ces miettes de culture nesont pas aussi négligeablesqu’il y paraît à première vue; leplaisir procuré par leur récolte

et leur partage peut en effetaiguiser l’appétit pour desnourritures intellectuellesplus substantielles.Comme souvent dans lavie, une chose -- en

l’occurrence, une

information -- mène à une autre, et chaque progrèsinvite à persévérer dans la bonne direction, pour para-phraser le bon docteur Samuel Johnson. Ce grandpenseur de l’époque classique croyait du reste querien n’est si insignifiant qu’on puisse se dispenser del’apprendre.

« Comme l’émerveillement qui en est le germe, laconnaissance est un plaisir en soi. » Francis Bacon,l’auteur de cette promesse, aurait pu ajouter que ceplaisir en engendre d’autres, d’autant plus nombreuxqu’on le cultive assidûment. Béni soit le hasard quinous révèle, en même temps que les grands mystères,tant de petits secrets ! Quiconque s’informe sur unsujet a toutes les chances d’apprendre une foule dedétails savoureux sur quantité d’autres thèmes.La mine du savoir est un gisement inépuisable quiproduit, non seulement de l’or, mais aussi de l’argent,du nickel et du cuivre.

Partager ce qu’on a appris décuple le plaisird’apprendre, mais il faut savoir modérer ses trans-ports. La trop humaine envie de briller nous tendhélas [, un piège affreux que Mark Twain, l’humoristeaméricain par excellence, a parfaitement saisi dans cesuperbe trait d’autodérision : « Je préfère mon igno-rance au savoir d’un autre parce que j’en ai tellementplus... Moins j’en sais, plus je suis tranquille, et plusje peux jeter de lumière sur le sujet. »

Ce fin observateur de la nature humaine épinglaitlà un travers très courant chez ceux qui nous infligentpour un oui ou un non de grandes démonstrationsd’érudition : la téméraire injection d’une forte dose despéculation dans le discours pour suppléer aux faitsmanquants. Les véritables érudits traitent leur savoircomme un compte de banque; ils ne se vantent jamaisde ce qu’ils y ont en dépôt, se contentant d’y puiserau besoin.

S’il est vrai qu’un peu de connaissance rendfacilement vaniteux, l’humilité vient plusnaturellement que l’orgueil aux vrais serviteursde la science. Car par un curieux paradoxe de laconnaissance, « plus notre savoir augmente, etplus notre ignorance grandit », selon le joliaphorisme de John E Kennedy.

Savoir qu’on ne sait pas, tel est le signe dela maturité intellectuelle. 11 suffit d’étudier untant soit peu l’astronomie, par exemple, pour seconvaincre que l’humanité ne connaîtra jamaisplus qu’une petite fraction de son univers. Et leplus brillant de ses membres, beaucoup moins !

Faut-il pour autant renoncer àapprendre tout ce que nous pouvons ?Bien sûr que non ; l’humilité que nousinculque le sentiment de notre igno-

rance devrait au contraire nousaiguillonner, à l’image de àce sagequi on avait demandé comment ilétait devenu un puits de science.

,/ « l’étais si conscient de mon igno-rance que ie ne pouvais m’empêcher

d’essayer d’y porter remède », avait-ilrépondu.

John Locke disait pour sa part avoirappris le peu qu’il savait parce qu’il n’avaitpas peur de poser des questions. 11 com-plétait ses très éclectiques lectures eninterrogeant des gens de tous milieux etmétiers sur leur activité. Comme lui, lebon élève est d’abord un auditeur attentif ;il écoute ce que l’autre a à dire au lieud’étaler sa confiture culturelle, sachant quechaque conversation lui offre une chancenon seulement d’accroître son savoir, maisaussi de l’épurer des idées reçues.

Pour la plupart des gens, un chercheur estun être hermétique qui préfère la compagnie

des livres (ou d’un ordinateur) à celle des autreshumains. 11 est vrai que beaucoup se coupent

volontairement du monde extérieur sous prétexted’éviter les distractions. Mais leur isolement, en les

privant des lumières que d’autres esprits cultivéspourraient jeter sur leurs données, les empêche deconsolider leurs positions et plus encore, d’élargir leurhorizon. Leur science est comme l’eau d’une marestagnante, condamnée à s’envaser tant que d’autrescourants de pensée ne s’y infiltreront pas.

!~ ,-: :~z~~dss«m«« ii! ~«« [’esprit des préiugésLa connaissance au sens le plus pur est néces-

sairement exacte et complète. Précision qui n’est passuperflue à une époque où l’information vire facile-ment à la désinformation et l’histoire à la propagande,où les faits sont « ajustés » aux impératifs politiqueset commerciaux du moment, où les demi-véritéscalculées masquent des mensonges délibérés.En confrontant nos thèses à celles des autres, la dis-cussion nous aide à valider ce que nous savons -- oucroyons savoir. Nous observons tous le monde au tra-vers d’un voile plus ou moins épais de préjugés et declichés ; du choc civilisé des idées jai]lit la lumière quidéchire cet écran.

Cette quête de la vérité, nous pourrions avan-tageusement la modeler sur la démarche scientifique.Le savant, en effet, ne tient rien pour acquis. Il s’obligeà contrôler chaque hypothèse par l’expérience oul’observation et rejette sans pitié ce qui contredit lesfaits avérés.

« Un fait est compatible avec tous les autres faitsréels, écrivait Thomas H. Huxley, l’une des sommitésscientifiques du xlxe siècle. Un mensonge n’est com-patible qu’avec un autre mensonge. » ll prônaitl’application de la méthode scientifique à toutes lescatégories de la connaissance au motif que « la seulechose qui puisse soulager l’humanité de ses maux estla vérité, en pensée et en actes : la volonté devoir le monde dépouillé de tous les ornementsde l’illusion. »

,~ ~ iififi,:»dll(C...

.. C’es/If >e:ll I~ie::

~¢t: oJ! p«!isse

((;i/:t "«!/i<, (~~l

pe:~:re

:~~ ::rop::d:d

Le fait avéré est l’ennemi mortel du dogme et del’idéologie. 11 suffit d’un détail contredisant les alléga-tions mensongères du pouvoir pour faire vaciller sonautorité. Voilà pourquoi le citoyen responsable d’unedémocratie se doit d’avoir une connaissance appro-fondie et objective de l’histoire et des affairespubliques. Dans un régime qui confère le pouvoirsuprême à l’électeur, le citoyen inculte est la proienaturelle du démagogue et du manipulateur. Et on nevoit pas bien comment des ignorants deviendraientcoliectivement sages à l’heure de voter.

La connaissance libère l’esprit de l’emprisebrutale des préjugés. Savoir et intolérance sontincompatibles : s’il est une chose, en effet, qu’uneculture solide apporte à l’être qui la possède, c’est lacertitude qu’aucune formule ne décrit mieux que« mes semblables » les hommes, femmes et enfantsde cette planète, quelle que soit la couleur de leurpeau. Tout comprendre, c’est ne rien haïr, disaitl’écrivain français Romain Rolland. De la connaissancemutuelle des coutumes et religions naît la com-préhension mutuelle qui constitue le meilleur rempartcontre les horreurs de la guerre civile.

Francis Bacon, le moraliste que nous avons citéplus haut, était aussi un habile avocat et un éminenthomme politique. La maxime « savoir, c’est pouvoir »apparaît sous sa plume au tournant du xwIe siècle.Sans parler du chantage, il y a effectivement des con-naissances qui facilitent grandement l’ascension dansles hautes sphères de la politique, des affaires oud’une profession. Ne serait-ce qu’en affinant la capa-cité de jugement : savoir ce qui a déjà été tenté estd’un puissant secours pour décider ce qui devraitl’être. La voie de la connaissance est semée d’avertis-sements non équivoques sur les routes à éviter à tout

L. [~t«.lld de

« S(li’OiF (OH1H1CH[

«nl/~/o!t«r so~l

s(t~,’oJ! » il~oç[

l.,~ts offerte h

lotit te mottde.S(Je~l(ç /I’esl pas

(OHS(jCtI(O

clic .Y. est q.«

h’ j~rd.htDle

illLOll[OlflHd[~[i’

prix pour ne pas répéter les erreurs de nosprédécesseurs.

John Locke était persuadé que l’esprit doit boire àtoutes les sources de la connaissance pour développerpleinement ses facultés. Autrement dit, la culturegénérale est le fondement de la rationalité. Ellepropose des critères d’évaluation et des points decomparaison qui clarifient les enjeux ; elle enseigneque rien ou presque n’est tout blanc ou tout noir etqu’il faut se garder de la tentation de simplifier àoutrance les situations ambiguës.

La connaissance fait de meilleurs parents, demeilleurs amis, de meilleurs mentors. Cette évidenceest en soi une raison plus que suffisante pour pour-suivre son éducation toute sa vie. Pensez aux servicesque vous pourriez rendre à ceux que vous aimez,et vous vous sentirez presque obligé d’apprendre lemaximum sur le plus grand nombre possible desujets. Le partage de la connaissance procure unplaisir exquis et ne prive le donateur de rien. C’estle seul bien qu’on puisse céder sans en perdrela propriété.

« Le savoir est pour n’importe quelle nation lefondement le plus sûr de la tranquillité publique »,estimait George Washington. Le premier présidentaméricain faisait allusion à l’enseignement universel,mais le bien commun exige aussi une éducationfamiliale soignée. La société idéale équiperait chaquemaison d’une encyclopédie, comme la nôtre y installele téléphone. (Sur la délicate question de savoir si elledevrait être électronique, je me permettrai une seuleremarque : tant que l’essentiel du savoir humain sera«stocké » sur papier, mieux vaudrait que les enfantss’habituent jeunes à lire des livres. Du reste, il n’y apas de moyen d’information plus convivial. Essayezseulement d’emporter un ordinateur au lit, etvous verrez !)

De la sagesse au bonheurSi la connaissance est essentielle au bien com-

mun, est-elle aussi nécessaire au bonheurindividuel qui est, tout compte fait, l’ob-jectif primordial de chacun d’entre nous ?

Conscient de la malice et de l’aveu-glement têtu de ses semblables, lepoète John Keats en attendait tout

au plus une certaine sérénité :

« La connaissance est indispensable au penseur --elle calme la fièvre et l’agitation, elle aide, en élargis-sant le champ de la réflexion, à alléger le fardeau duchagrin. » Plus tard, son compatriote H.G. Wel]sopinera que le savoir est toujours préférable à l’igno-rance même si l’expérience est parfois fort décevante,car « il n’y a que la connaissance pour nous faire sortirdes caoEes de la vie ».

Ce qu’on peut ajouter à ce double constat, c’estque la connaissance fait reculer l’angoisse diffusequ’entretient l’ignorance. On a même dit qu’elle étaitle seul antidote efficace de la peur. Ne pas savoir nouscondamne à décider en toute méconnaissance decause. « L’homme perd sa route la nuit plus facilementqu’au crépuscule et au crépuscule plus facilementqu’en plein jour », observait fort à propos le logicien etthéologien anglais Richard Whate]y au siècle dernier.

Les gens très bien informés savent (ou devraientsavoir) ce qui les guette. Ils sont plus sereins que laplupart de leurs contemporains, et plus sûrs de lajustesse de leurs décisions. L’exemple des vertus etdes vices de leurs ancêtres les incite naturellement àla maîtrise de soi, qualité indispensable au bonheurs’i] en est.

La connaissance est peut-être la seule source deplaisir qui croisse avec l’âge, ce qui n’est pas àdédaigner dans un monde où la vie active tend à rétré-cir presque aussi vite que la vie tout court augmente.Par chance, elle coule aujourd’hui plus abondammentque iamais dans l’histoire, les nouvelles rivières élec-tron]ques comme la télévision et Internet ajoutantleur flot d’images et de données au fleuve ancien desmots imprimés.

L’eau de cette fontaine continue d’irriguer l’espritlorsque le corps usé par les ans s’abîme dans l’inac-tion, nous préservant du cauchemar de l’ennui. Et ilarrive qu’elle y fasse fleurir la plus grande gloire de lavieillesse:la sagesse.

La faculté de « savoir comment employer sonsavoir » n’est pas offerte à tout le monde. Science n’estpas conscience ; elle n’en est que le préalable incon-tournable. Mais l’esprit qui fait cet ultime apprentis-sage est pleinement récompensé de tous ses efforts.Car la sagesse est, selon les termes du poète grecSophocle, « la part suprême du bonheur ».