Éléonore Reverzy, « Littérature Publique. L'Exemple de Nana »

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LITTÉRATURE PUBLIQUE. L'EXEMPLE DE NANA Éléonore Reverzy Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France » 2009/3 Vol. 109 | pages 587 à 603 ISSN 0035-2411 ISBN 9782130573005 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2009-3-page-587.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Éléonore Reverzy, « Littérature publique. L'exemple de Nana », Revue d'histoire littéraire de la France 2009/3 (Vol. 109), p. 587-603. DOI 10.3917/rhlf.093.0587 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 31/01/2016 10h25. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 31/01/2016 10h25. © Presses Universitaires de France

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Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France »

2009/3 Vol. 109 | pages 587 à 603 ISSN 0035-2411ISBN 9782130573005

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2009-3-page-587.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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RHLF, 2009, n° 3, p. 587-603

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ÉLÉONORE REVERZY*

« Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit detous.

Qu’est-ce que l’art ? Prostitution »

(Baudelaire, Fusées).

Dès le XVIIIe siècle, les lecteurs perçoivent la relation étroite qui unitpresse et roman : la prolifération des journaux et l’essor du roman parais-sent secrètement reliés, d’abord en raison de données objectives — presseet fiction obéissent aux mêmes contraintes et prescriptions éventuelles,elles sont souvent le fait des mêmes auteurs, s’adressent à un mêmepublic —, ensuite parce que la matière romanesque semble finalementsoumise, comme le journal, à l’information éphémère, à la corruption dutemps et à la répétition2. Cette relation du journal et de la fiction posée àtravers la question du temps et de la durée sera reprise au moment de laquerelle du roman-feuilleton dans les décennies 1830 et 1840. Serontalors dénoncées l’industrialisation de la littérature et la production demasse de formes narratives, écrites en fonction de leur lectorat. La « litté-rature industrielle » est en effet rattachée au plan politique : industrialisa-

* Université de Strasbourg.1. Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », t. I, 1975, p. 649.2. Comme l’écrit C. Labrosse, « le roman qui désormais fait nombre et s’était parfois donné

au public en des livraisons successives comme pour convier le lecteur à des rendez-vous pério-diques, ne proposait pas seulement de grands “monuments” littéraires comme Télémaque ou LaNouvelle Héloïse ou des tentatives nouvelles comme celles de Chasles, Crébillon, Marivaux ouPrévost. Il était aussi devenu une matière fongible, à la fois permanente et passagère qui repa-raissait chaque saison, dans le même format, en des écritures et sous des titres différents, occu-pait les presses des imprimeurs et prenait de plus en plus de place dans les annonces régulièresdes journaux. Il “débitait” un peu comme courraient les gazettes qu’on tenait déjà au temps deCamusat pour de petits “romans hebdomadaires” » (« Journaux et fictions au XVIIIe siècle »,M. Cook et A. Jourdan éd., Journalisme et fiction au XVIIIe siècle, Peter Lang, 1999, p. 10).

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tion rime avec démocratisation3. Comme l’écrit Sainte-Beuve, « il fautbien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie lit-téraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. […] Cesera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire impri-mer »4. Démocratisation rime donc aussi avec uniformisation.

La révolution médiatique, liée à l’invention du roman-feuilleton dansLa Presse de Girardin en 1836, l’entrée dans l’ère de « la littérature indus-trielle », la position de l’écrivain-journaliste sont des domaines aujour-d’hui bien connus, en particulier du fait des travaux récents de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin5, de Marie-Ève Thérenty et d’AlainVaillant6. La naissance de l’homme de lettres — et de ce que les Goncourtnomment le gensdelettrisme — se produit en même temps que l’explosiondu roman qui s’impose comme le genre dominant, contre la poésie et lethéâtre7 — après l’échec des Burgraves en 1843 —, et se diffuse par lejournal à partir de 1836. La littérature dans sa production mais aussi etsurtout dans sa poétique, s’en trouve radicalement modifiée, et ce d’autantque les cloisons entre presse et littérature sont poreuses, que le journaliste« travaille le réel »8 et que l’écrivain se fait reporter9, non seulement pourdécrire le monde mais pour en appréhender le sens. Le journal devientainsi le laboratoire où s’élaborent de nouvelles pratiques de la littérature.Comme le rappellent Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, le périodique« oblige l’écrivain à penser et à construire des médiations qu’il entend éta-blir, par les formes de son écriture, entre son travail singulier et l’espacepublic, entre ses mots, qui sont propres, et l’univers des stéréotypes et desdiscours sociaux où ils sont immergés »10.

L’œuvre se met aussi à réfléchir cette révolution et l’intègre métapoé-tiquement à un roman du journal ou du journalisme. La naissance desfigures de journalistes, de critiques et à la fin du siècle, de reporters, estsans doute la trace la plus visible de cette volonté des écrivains de réflé-

3. Je renvoie sur ce point à l’anthologie établie et présentée par L. Dumasy : La Querelle duroman-feuilleton. Littérature, presse et politique (1836-1848), ELLUG, 1999.

4. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1839,cité dans L. Dumasy, ibid., p. 31.

5. Voir en particulier l’introduction de son livre : L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : unmutant des lettres, Éd. des Cahiers intempestifs, 2003, p. 7 et sq.

6. Voir leurs ouvrages en collaboration : 1836 : l’an I de l’ère médiatique. Étude littéraire ethistorique du journal La Presse d’Émile de Girardin, Nouveau Monde éd., 2001 et Presse etplumes. Littérature et journalisme au XIXe siècle, Nouveau Monde Éd., 2004.

7. Voir à ce propos les travaux de bibliométrie d’A. Vaillant, La Crise de la littérature.Romantisme et modernité, ELLUG, 2005, 1re partie, chap. IV.

8. M.-F. Melmoux-Montaubin, op. cit., p. 9.9. Voir à ce propos l’analyse d’A. Vaillant dans « Portrait du romancier réaliste en reporter-

interviewer du peuple », Les Voix du peuple dans la littérature des XIXe et XXe siècles,C. Grenouillet et É. Reverzy, PUS, 2006, p. 101-112.

10. M.-È. Thérenty et A. Vaillant éd., Presse et plumes, op. cit., p. 7.

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chir sur les pratiques de la presse et sur les transformations qu’elle imposeà l’œuvre littéraire. Plus profondément, c’est à la naissance d’une sociétémédiatique, et à toutes les médiations et médiatisations que s’intéressentles romanciers. Illusions perdues enregistre en 1837 la profonde restructu-ration de la pratique littéraire, en peignant la promotion du journaliste etl’avènement de la prostitution littéraire, déjà dénoncée dans la Préface desChouans en 182911. En voulant donner ses lettres de noblesse au roman eten affichant, par référence au modèle épistémologique de la zoologie, lesérieux de son ambition dans l’Avant-propos de 1842, Balzac cherche àendiguer un mouvement qui bloque le processus de consécration duroman12 : le feuilleton, nouvelle maladie atteignant le roman né en 1830,menace de le tuer dans l’enfance.

Lorsque Zola vient à l’écriture, la situation a considérablement évo-lué : le journalisme demeure une pratique peu noble mais acceptée commeun mal nécessaire et un tremplin promotionnel. Il s’agit de se faire unnom, de faire parler de soi. L’entrée du jeune Zola à la Librairie Hachetteau service de la publicité est à ce titre décisive13 : elle l’initie à une pra-tique de la littérature entendue commercialement. Il y apprend qu’un livren’existe que lorsqu’on parle de lui. Dès 1865, il collabore à divers jour-naux, en particulier au Salut public de Lyon, y comprend de l’intérieur lepouvoir de la presse. Son admiration se tourne alors vers les auteurs deGerminie Lacerteux mais aussi vers un Ponson du Terrail, supérieur à biendes « faiseurs ». Il comprend en tout cas le parti qu’on peut tirer desmédias dont la puissance ne cesse de s’accroître. Les moyens auxquels ilva recourir durant toute ces années, de 1865 à 1880, sont bien ceux du« banquisme », selon le terme que sténographiera Edmond de Goncourtd’une de leurs conversations14. L’invention même du naturalisme ressortità cette stratégie de conquête du territoire, et tout l’arsenal théorique, cettebatterie d’articles publiés en France et à Saint-Petersbourg, prendrait placeet sens dans une démarche commerciale. Comme l’écrit Charles Grivel, lalittérature zolienne est « une littérature […] qui prend en compte l’obliga-tion médiatique, qui se manifeste elle-même comme medium — et sansvergogne —, qui s’expose, avec tous les risques, comme une parole que la

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11. C’est ainsi que Lucien tente de vendre ses Marguerites aux libraires des Galeries de Boisdu Palais-Royal, haut lieu de la prostitution, où se rencontrent également politiciens, coulissierset journalistes.

12. Voir l’article d’I. Tournier : « Les mille et un contes du feuilleton : portrait de Balzac enShéhérazade » dans Balzac. Le moment de la Comédie humaine, C. Duchet et I. Tournier éd.,PUV, 1993, p. 77-109, p. 86.

13. Voir à ce propos C. Becker, Les Apprentissages de Zola, PUF, 1993.14. E. et J. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Laffont, « Bouquins », 1989,

t. II, p. 728-729 (19 février 1877).

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communication habite, véhiculaire et “optimiste” »15. À ce titre, le lance-ment de Nana paraît déjà tout à fait paradigmatique. Et c’est par lui qu’ilfaut sans doute commencer. La genèse d’une œuvre est-elle travaillée parsa médiatisation première ? C’est évident, même si le romancier modifiele texte du feuilleton pour l’édition définitive de son roman et si les stra-tégies temporaires s’effacent.

La liberté de l’écrivain tient à la réflexion qu’il propose sur les médias,sur les nouvelles hiérarchies qu’ils définissent, sur les icônes qu’ils inven-tent, mais aussi à la manière dont cette réflexion s’intègre à la poétiquemême de son roman. Que Nana soit un roman de la putain, programmédès les premiers projets du romancier en 1868, est également capital. Toutne s’explique sans doute pas par la volonté réaliste de tout dire, y comprisles marges, et d’opposer, comme le déclare Zola dans la première page del’Ébauche, « la vraie fille » aux mensonges de la courtisane romantique ;il ne s’agit pas seulement de fonder une nouvelle esthétique. La promo-tion de la fille de joie17, de celle qui est à tous, fille commune et souventsotte, parfois pathétique, fait signe vers une littérature qui doit aussi s’of-frir à tous, dont la beauté se dévalue au fil des ans, dont le cours ne peutqu’irrémédiablement décliner. La fille n’est-elle pas le double du roman-cier feuilletoniste, contraint aux tripotages de la publicité et des séduc-tions faciles ? Ou serait-elle l’analogon de l’œuvre elle-même ? Ses liensavec le journaliste doivent à ce propos être examinés de près.

Roman médiatique, Nana semble l’être également tant parce qu’ilpeint le rôle des médias dans la naissance d’une étoile que parce qu’il ren-voie habilement aux désirs mêmes du lecteur, relayés au sein de la narra-tion par ceux des hommes de Nana, voire du public des Variétés toutentier. Ainsi, Nana dévoile le fonctionnement libidinal de l’activité lecto-rale : le texte carbure au désir, ce désir qui crée l’idole Nana et contraintle lecteur à poursuivre, sans relâche, sa lecture18. La loi de la triangularitédu désir, analysée par René Girard, est ici à l’origine même de la nais-sance dans la narration de Nana comme mythe : la médiatisation du désir,d’un désir qui gagne le lecteur, qui est relayé par les articles, les photo-graphies d’actrices mais aussi par la composition, dans le cadre du roman,d’une série de tableaux, fonctionne d’autant plus efficacement que le

15. Ch. Grivel, « Zola, bête à médias », Zola sans frontières, A. Dezalay éd., PUS, 1996,p. 109-117, p. 115.

16. Nana est ainsi l’un des romans que Zola a le plus corrigés. L’édition de la Pléiade repro-duit les variantes les plus significatives entre la pré-originale et l’édition définitive.

17. Un joli monde. Romans de la prostitution, M. Dottin-Orsini et D. Grojnovski éd., Laffont,« Bouquins », 2008.

18. Voir à ce propos les études de J. Beizer (« “Uncovering Nana : The Courtesan’s NewClothes”, L’Esprit créateur, n° 25, Summer 1985, p. 45-56) et de D. Baguley (Zola et les genres,University of Glasgow, French and German Publications, 1993, chap. « Nana roman baroque »).

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mode iconique y domine et que triomphent des images (supports photo-graphiques, scènes visuelles et vues par d’autres, métaphores et allégories,celle de la mouche d’or étant la plus repérable, rôles de la comédienne19).

Roman médiatique, Nana l’est encore car il montre le rôle de la pressedans l’émergence de nouvelles aristocraties burlesques, et l’héroïsation àrebours des viveurs du Second Empire. Nana est donc bien un roman quiréfléchit sur la presse, son pouvoir, tout en en utilisant, cyniquement, lesmoyens. La stratégie zolienne est redoutable d’efficacité. Mais il ne s’agitpas uniquement d’efficacité, ce qui relèverait, en un sens, du court terme.Plus profondément, le personnage de la prostituée pose la question del’œuvre à faire, de l’œuvre qu’en 1880 et compte tenu de la puissance dela presse et des règles d’écriture qu’elle impose, l’écrivain peut écrire.

Le feuilleton de Nana fut précédé d’une campagne de presse inouïe,menée par Jules Laffitte, directeur du Voltaire sur les conseils de Zola lui-même. Les termes du contrat définis par le romancier dans une lettre du10 mai 1879, stipulent le droit de publier le feuilleton dans une langueétrangère « avec un retard de dix jours sur les feuilletons du Voltaire »,ainsi que le découpage du roman en deux parties, séparées dans la publi-cation en feuilletons par un délai qui « pourra être de quinze jours à unmois »20. Ce contrat, engagé avec le précédent directeur du journal,Aurélien Scholl, a été annoncé dans les colonnes du journal dès le 25 jan-vier 1879. Scholl veut le réformer de fond en comble et compte sur Zola— à moins que ce dernier n’imagine pouvoir lui imprimer sa marque et enfaire l’organe de presse naturaliste qu’il espère — pour mener à bien sontravail de rénovation littéraire. Le Voltaire, qui succède au Bien public21,serait ainsi, selon l’article-programme du premier numéro, dirigé alors parÉmile Menier, « Le Figaro des républicains ». Cette concurrence avec LeFigaro22, référence médiatique omniprésente dans le roman de Zola, est aucœur même du récit, et déjà, nous le verrons, de son lancement publici-

19. Voir É. Reverzy : « Nana : la fabrique d’un personnage », Excavatio, 2008. Cette questiona déjà été traitée et je n’y reviendrai ici qu’incidemment.

20. Lettre à Jules Laffitte, 10 mai 1879, Correspondance de Zola (1877-1880), t. III, Pressesde l’Université de Montréal/Éditions du CNRS, 1982, p. 326. Nana parut en 90 livraisons du16 octobre 1879 au 5 février 1880, interrompues entre le 1er et le 7 décembre, puis à la fin dumois de janvier.

21. Le premier numéro du Bien public paraît le 5 mars 1871. Il est racheté par Émile Menieren février 1876, qui en fait un quotidien de tendance radicale. Il cesse de paraître le 30 juin 1878et est remplacé par Le Voltaire. Zola y a donné les chapitres I à VI de L’Assommoir, du 13 avrilau 7 juin 1876, puis Une page d’amour du 11 décembre 1877 au 4 avril 1878.

22. Signalons que Zola a assez régulièrement collaboré au Figaro, puisqu’il y a publié entreseptembre 1865 et juin 1867 dix-sept textes, puis y donnera cinquante-cinq textes entre sep-tembre 1880 et septembre 1881. Voir H. Mitterand et H. Suwala, Émile Zola journaliste, LesBelles lettres, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1968, p. 15.

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taire. Les relations avec Jules Laffitte deviennent difficiles dès le prin-temps 1879 et cet organe de presse que Zola croyait faire sien lui« échappe » dès le mois de juin 187923. Les relations entre le directeur dujournal et le romancier seront conflictuelles jusqu’à leur brouille à l’au-tomne 1880.

Avant le début de la parution de Nana en feuilletons, Zola a cependantune idée publicitaire qu’il présente à Laffitte, et dont il médite savammentles effets. Dans sa lettre du 15 septembre 1879, il lui propose en effet unepage « qui contient toute l’idée morale et philosophique de Nana » « qu’ilvaudrait mieux donner telle quelle », suivant la stratégie suivante :

Vous diriez que vous avez déjà le manuscrit entre les mains et qu’avec monautorisation vous en donnez cette page, qui résume la portée sociale du livre, sansen rien déflorer le roman. / Seulement, mon avis est que vous ne donniez cette pagequ’une dizaine de jours avant la publication. Il ne faut pas commencer trop tôtvotre publicité, il faut en ménager les coups ; autrement, vous lasseriez la patiencede votre public24.

La page en question n’est autre que celle extraite du chapitre VII etconsacrée à la lecture par le comte Muffat de la chronique que Faucheryvient de faire passer dans Le Figaro. C’est donc l’article fictif d’un jour-naliste employé par Le Figaro, organe de presse réel, qui est ainsi donnécomme la pièce maîtresse du roman, sa « morale », dans un quotidienréel, Le Voltaire, avec une finalité apéritive en quelque sorte — les bonnespages d’un roman, ces bonnes pages étant en outre ici une sorte de digestde l’œuvre à paraître. La chronique de Fauchery paraît dans l’édition du8 octobre 1879, précédée d’une longue annonce par Jules Laffitte du nou-veau roman de Zola. Le directeur du Voltaire y rappelle la liberté du jour-nal et son combat contre « les préjugés » et l’esprit « timoré et cagot »d’un « grand nombre de Voltairiens de la Restauration et de 1830 »25. Lefeuilleton y est présenté comme une des armes dans cette « lutte ». Ledirecteur conclut ainsi : « D’ailleurs une page de Nana — que M. ÉmileZola nous autorise à publier aujourd’hui — explique admirablement lapensée morale de son œuvre » et introduit : « la chronique de Fauchery,intitulée La Mouche d’or […] »26.

En ce qui regarde Le Figaro, Albert Wolff y donne le 14 octobre 1879,soit l’avant-veille de la publication du roman en feuilletons chez leconcurrent, un résumé très complet et très précis du roman, en reprenantles propos que Zola lui avait confiés six mois plus tôt lorsque Wolff étaitallé l’interviewer à Médan. C’est ce même résumé du Figaro que Le

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23. Lettre à Henry Céard du 1er juin 1879, Correspondance de Zola, ibid., p. 341.24. Lettre à Jules Laffitte du 15 septembre 1879 (ibid., p. 374-375).25. Le Voltaire, 8 octobre 1879, p. 1.26. Ibid.

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Voltaire cite in extenso en situant le débat sur le terrain polémique — larivalité entre les deux organes de presse. La question est aussi à placer auregard du roman : Fauchery est un journaliste du Figaro et c’est sa chro-nique que Le Voltaire a donnée aux lecteurs quelques jours plus tôt ; il estdonc de bonne guerre que Wolff réponde en racontant à ses lecteurs l’in-tégralité du roman de Zola. Le journaliste réel du journal réel dévoile lepiège de la fiction et sape d’emblée les effets du feuilletoniste — puisquemême la mort de la courtisane est rapportée. En reproduisant cet article,Laffitte à son tour affirme implicitement que raconter un roman de Zola àl’avance ne saurait diminuer la curiosité du lecteur — curiosité quenuméro après numéro la rédaction du Voltaire n’a cessé d’aiguiser27. QueZola, pour détourner une formule que le romancier applique à son per-sonnage par la bouche de Bordenave, a « autre chose »28 que n’ont pas lesautres feuilletonistes qui collaborent au journal.

Se développe parallèlement une intense campagne publicitaire à l’ex-térieur du journal. Des affiches couvrent la ville : « dans les journaux, surles murs, sur la poitrine et le dos d’une légion de “sandwichs”, et jusqu’àl’extrémité du tuyau en caoutchouc où l’on prend du feu, dans chaquebureau de tabac. “Lisez Nana ! Nana !! Nana !!!” »29. Quand Sainte-Beuve dénonçait en 1839 la soumission nouvelle du journal à l’annonce30,il soulignait déjà les effets pervers de procédés de réclame qui rendaient lejugement du lecteur captif, contraint par avance de trouver bon l’article oul’ouvrage à venir. Est-ce cependant seulement cette paralysie du sens cri-tique qui justifie la stratégie Laffitte-Zola, indépendamment du profit maté-riel et immédiat permis par la publicité31 ? Il s’agit en fait surtout de fairedu tapage, car c’est par le scandale que passent les idées et qu’elles s’im-posent au public. L’Assommoir, auquel Nana succède après l’intermède

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27. D’après mon dépouillement, la première annonce officielle de Nana (un placard sur lapremière page en haut à droite) date du 15 septembre 1879. Elle situe le roman dans la suite deL’Assommoir : « En changeant de milieux, en prenant pour thèse, cette fois, non plus les rudesmœurs du peuple, mais celles de classes plus raffinées, le scalpel du profond analyste n’en estdevenu que plus impitoyable. Nana, nous le répétons, est appelée à produire une énorme sensa-tion » (Le Voltaire, 15 septembre 1879, p. 1).

28. « Nana a autre chose, parbleu ! et quelque chose qui remplace tout » (Nana, Les Rougon-Macquart, Gallimard, « La Pléiade », 1961, t. II, p. 1098).

29. Paul Alexis, Émile Zola. Notes d’un ami, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 117-118.30. « Les journaux s’élargirent ; l’annonce naquit, modeste encore pendant quelque temps ;

mais ce fut l’enfance de Gargantua, et elle passa vite aux prodiges. Les conséquences de l’an-nonce furent rapides et infinies. On eut beau vouloir séparer dans le journal ce qui restaitconsciencieux et libre de ce qui devenait public et vénal : la limite du filet fut bientôt franchie.La réclame servit de pont » (Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », loc. cit., p. 32).

31. Ajoutons que Le Voltaire offre aux lecteurs qui prendront un abonnement de six mois aujournal un exemplaire de L’Assommoir, réédité par Charpentier (l’annonce figure sur la 1re pagedu 26 septembre 1879 et est reprise dans tous les numéros à venir, y compris ceux qui verront lapublication de Nana).

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d’Une page d’amour, suivant une sorte de procédé de retardement savant— pour apprendre les aventures de la fille de Gervaise, il faut faire undétour par cette peinture de l’adultère bourgeois dans un Paris inconnu32,bien loin du Paris de la Goutte-d’Or ; la chronique de Fauchery rappellejustement le lien avec le roman de 1877 — a suscité le scandale ; Nana,roman d’une prostituée, ne saurait éluder cette part de scandale qui, pourZola, fait partie de sa pratique de la littérature. Ce lancement est en toutétat de cause mis en abyme dans le 1er chapitre du roman du roman, commesi l’œuvre et l’actrice nécessitaient des stratégies similaires : le « bordel »de Bordenave recourt aux mêmes moyens publicitaires que le journal.

La publication en parallèle dans le même journal du Roman expéri-mental — ou plus exactement de l’étude qui porte ce titre33 — participed’une volonté semblable : occuper le terrain, totalement, sur les plans fic-tionnel et critique, et surtout établir une relation particulière entre deuxtextes de nature différente. Que dire de la relation qui, dans l’espace dumême imprimé, s’établit entre le texte théorique qui définit La CousineBette de Balzac comme le parangon du roman naturaliste, et un roman dontles avant-textes nous apprennent qu’il faut « se méfier » du modèle balza-cien et ne pas refaire le roman de 184534 ? La consultation du journalapprend ainsi que sur la première page de l’édition du 16 octobre figured’abord le texte publicitaire rédigé par Jules Laffitte — annonce qui a parudepuis le 9 octobre et qui a été reprise tous les jours —, puis dans les cin-quième et sixième colonnes, le premier feuilleton du « Roman expérimen-tal », enfin, au rez-de-chaussée, le début du feuilleton de Nana — qui sepoursuit à la même place en deuxième page. C’est dire que Zola sature lit-téralement l’espace du journal, qu’il soit question de l’œuvre annoncée,qu’il s’agisse de la théorie naturaliste, ou du roman lui-même35. Stratégiepublicitaire sans nul doute, où dans la même page la réclame du directeurdu Voltaire et le feuilleton qu’elle annonce cohabitent, mais aussi grille de

32. Vu toujours du haut, depuis les hauteurs de Passy et jamais pénétré, Paris allégorise lapassion, la sexualité, dans sa dimension incompréhensible et inouïe pour le personnage fémininet pour sa fille.

33. L’étude paraît en cinq livraisons du 16 au 20 octobre 1879. La publication de Nana enfeuilletons débute ce même 16 octobre.

34. « Se méfier beaucoup de Hulot » (f° 213) et surtout au f° 225 : « J’hésite beaucoup à gar-der l’intrigue que j’ai trouvée. Elle me semble rappeler un peu trop la situation principale de laCousine Bette » (C. Becker, avec la collaboration de V. Lavielle, La Fabrique des Rougon-Macquart, Champion, t. III, 2006, resp. p. 436, p. 448).

35. Le lecteur relève un effet de saturation comparable à la date du 20 octobre, avec cette foismise en abyme du feuilleton et du journal lui-même : le feuilleton de Nana y occupe toujours lebas de la première page, le feuilleton du « Roman expérimental » s’étale sur la première et ladeuxième pages (4 colonnes en tout) et la « Chronique » en première page reproduit un dialogueconjugal portant sur le feuilleton lui-même — un mari légitimiste abonné en cachette par safemme au Voltaire est finalement convaincu de la portée morale d’une lecture qu’il finit par luiconseiller…

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lecture comme si au modèle théorique s’adjoignait l’illustration, l’exem-plum. Zola en bon rhéteur se sert ici souverainement du journal36. Il tire toutle parti possible de la publication concomitante des deux textes, en vertud’une démonstration rhétorique qui constitue l’espace de la presse en lieusimultané d’un discours et de son illustration. C’est à la fois matraquer lamasse des lecteurs et inciter un certain nombre d’entre eux à établir desponts entre la théorie et la pratique. L’espace du journal devient ainsi le lieud’un débat critique : le lecteur peut évaluer la réflexion et sa mise en œuvre.

Quelques numéros plus tard, Zola qui tient aussi au Voltaire une« Revue dramatique et littéraire » le mardi — jour où Nana ne paraîtpas — rend compte des Rois en exil de Daudet et renvoie à son étude duRoman expérimental, tout comme, au même lieu, le 9 décembre, il revientsur la réédition, dix ans après, de L’Éducation sentimentale qu’il définitcomme « le modèle du roman naturaliste ». On interpréterait un peu viteen parlant d’une simple volonté de faire du Voltaire son journal38 — mêmesi c’est bien de cela qu’il s’agit aussi. Il semble surtout que le romanciertrouve dans ce journal un espace susceptible de lui offrir un véritable lieud’expérimentation de l’outil journalistique : c’est à l’intelligence du lec-teur qu’il s’adresse, c’est la confirmation de son hypothèse théorique qu’ilvise, c’est aussi à la maîtrise de l’objet-journal qu’il prétend. C’est cequ’il programme également à l’intérieur même de son roman.

Revenons à la chronique de Fauchery, qui, hors-d’œuvre au feuilletonet morale du roman, est au centre d’une série de médiations. Le lecteur nedécouvre en effet cette chronique que par des lecteurs internes, plus oumoins importants : Francis, le coiffeur de Nana, Daguenet, son ancienamant, et le comte Muffat, son amant officiel. Hommes qui, tous, ontentretenu, entretiennent ou entretiendront avec le personnage éponyme,des relations sexuelles, tout comme l’auteur de l’article lui-même, et quisont donc pris, à un moment de leur parcours, aux rets de la courtisane. Lalecture interne de la chronique tend simultanément et contradictoirement àverrouiller la signification — le récit contenant ainsi tout à la fois la leçonet la manière de l’entendre — et à dénier tout statut à un texte qui n’existejamais in se mais dans les gloses qui en sont faites (Francis qui a expliquéà Nana qu’il s’agissait d’elle, Daguenet qui manifeste son ironie railleuse

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36. Il serait intéressant d’étudier de même l’insertion des articles que publie P. Alexis, fidèleami du maître, en deuxième et troisième pages du Voltaire, parallèlement au feuilleton : il s’agitd’une série d’articles sur la réception de Zola à l’étranger (« Variété littéraire », les 30 octobre,1er novembre, 4 novembre, 26 novembre).

37. « Revue dramatique et littéraire », Le Voltaire, 9 décembre 1879, p. 1.38. Zola n’y publiera-t-il pas l’article célèbre, le 28 octobre 1879, en réponse aux attaques

contre Nana : « J’ai un journal et j’en use » ?

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devant une Nana réjouie d’occuper longuement les colonnes du Figaro,Muffat qui confronte le discours de Fauchery à sa propre expérience).

Cette chronique « écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, uneoutrance de mots imprévus et de rapprochements baroques »39 était, dansle feuilleton, définie en ces termes : « Ainsi poussée au comique fou, tor-due par un rire nerveux, elle semblait plutôt l’œuvre d’un “blagueur” pari-sien que d’un moraliste »40. Pourtant, dès le Dossier préparatoire et lesPremiers Plans, c’est là que se trouve l’idée centrale du livre : au folio 73,il est question de « La mouche d’or. Un article de Juillerat »41 et apparaîtalors la métaphore du ferment ; au folio 144, qui correspond au cha-pitre XIII, cette note en surlignement du texte : « elle nettoie et liquéfietout. Le ferment revient. Et grosse et grasse, embellie, belle santé, bellegaieté les Coupeau vengés revenir à la Mouche d’or, empoisonnée », tan-dis que le texte lui-même enjoint : « D’abord montrer tous ses hommes(les nommer depuis Vandeuvres) abattus à ses pieds. Puis revenir sur lesoleil de son c. rayonnant sur ces victimes. Et la montrer inconsciente,bonne fille. Est-ce que c’est sa faute, elle n’a pas voulu tout ça ; ça lui faitbeaucoup de peine, mais ce sont eux qui sont après elle »42. Cette moralesociale et philosophique, qui resurgit à différents moments des textes pré-paratoires, puis du récit, est donc prêtée à un « “blagueur” parisien », cequi semble en saper la légitimité.

Cependant, le récit lui-même, comme s’il avait attrapé le virus-Nana,s’emplit d’échos de cette chronique qui vient contaminer la narration aupoint qu’on ne sait plus qui parle : c’est dans la narration elle-même quela Mouche d’or est entrée. Cette fable exemplaire s’est mise à ronger letexte narratif, tant et si bien que le narrateur auctorial parle lui-mêmecomme Fauchery, retrouve sa métaphore virale et brode sur son allégorie.La chronique deviendrait dès lors un patron secret de l’œuvre, susceptiblede la modeler et de diffuser son sens. Comme la valse de La Blonde Vénusqui résonne dans l’hôtel des Muffat au moment de la signature du contratd’Estelle, la chronique s’insinue partout :

Chez les ivrognes des faubourgs, c’est par la misère noire, le buffet sans pain,la folie de l’alcool vidant les matelas, que finissent les familles gâtées. Ici, surl’écroulement de ces richesses, entassées et allumées d’un coup, la valse sonnait leglas d’une vieille race ; pendant que Nana, invisible, épandue au-dessus du bal avecses membres souples, décomposait ce monde, le pénétrait du ferment de son odeurflottant dans l’air chaud, sur le rythme canaille de la musique (p. 1429-1430).

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39. Nana, Les Rougon-Macquart, op. cit., p. 1270. Désormais les références à cette éditionseront placées dans le texte.

40. Cité par H. Mitterand dans l’éd. précitée, p. 1723.41. La Fabrique des Rougon-Macquart, op. cit., p. 258. Juillerat est le premier nom de

Fauchery.42. Ibid., p. 360.

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Le rapprochement entre la pourriture des faubourgs et celle de la hautesociété renvoie bien au sens social de la chronique du journaliste, enmême temps que la métaphore du ferment lui est empruntée. De même,dans la reprise de la Venise sauvée d’Otway, lorsque Nana fait faire lechien à son amant, « c’était sa revanche, une rancune inconsciente defamille, léguée par le sang » (p. 1461) qui explique sa rage de destruction.Quant au long développement de la fin du chapitre XIII, souvent com-menté, il fait entendre, dans le discours indirect libre, comme une confu-sion des discours, ou ce qui s’apparente peut-être plutôt à un exercice deventriloquie : c’est Fauchery qui parle par la voix des deux admirateurs deNana, Labordette et Mignon, mais un Fauchery corrigé par l’épique, où lachronique, circonstancielle, réduite, touche au grandiose :

Son œuvre de ruine et de mort était faite, la mouche envolée de l’ordure desfaubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ceshommes, rien qu’en se posant sur eux. C’était bien, c’était juste, elle avait vengéson monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que dans sa gloire, son sexemontait et rayonnait sur ses victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaireun champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante desa besogne, bonne fille toujours. Elle restait grosse, elle restait grasse, d’une bellesanté, d’une belle gaieté (p. 1470).

Enfin dans cette mort que Flaubert jugeait « épique »43, où « il sem-blait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolé-rées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de luiremonter au visage et l’avait pourri », le narrateur insinue le doute (par lamodalisation) et prend ainsi ses distances. Qu’il se livre à une réécriturehéroïsante — ou fait-il dire héroï-comique ? — de la chronique ou lamette, aux dernières lignes, à distance, force est de constater que le textejournalistique se diffuse dans le récit, pour y être récrit ou contesté.

Le narrateur remet encore plus directement en cause la légitimité del’écrit journalistique lorsqu’il représente une Nana vengeresse au coursd’un dîner au chapitre X. La cocotte échange alors avec Satin des propossur la pension de la rue Polonceau et papa et maman Coupeau. Cesparoles censées développer la chronique de Fauchery, lui donner corps enquelque sorte en rappelant l’origine de la cocotte, sont en fait tout simple-ment minées par les circonstances et le cadre dans lequel elles sont profé-rées. En effet, Nana, furieuse de voir partir en fumée les 80 000 francs que

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43. « Je vous trouve bien dure pour Nana ! Canaille, tant qu’on voudra, mais fort ! Pourquoiest-on à l’endroit de ce livre, si sévère, quand on a tant d’indulgence pour le Divorce de Dumas ?Comme pâte de style et tempérament d’esprit, c’est celui-ci qui est commun et bas ! / Je trouveque Nana contient des choses merveilleuses : Bordenave, Mignon, etc., et la fin qui est épique.C’est un colosse qui a les pieds malpropres, mais c’est un colosse » (lettre de Flaubert à EdmaRoger des Genettes, 18 avril 1880, Œuvres complètes, Club de l’Honnête homme, 1975, t. XVI,p. 353).

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Muffat vient de lui apporter pour régler ses fournisseurs, se lance dansune grande tirade contre « cet idiot d’argent », regrettant « l’époque oùelle croquait des pommes » (p. 1366) et célèbre « les bonheurs de la pau-vreté » (p. 1365) en redemandant des truffes et du champagne. C’est direque la morale sociale inscrite par Fauchery est mise en cause de l’inté-rieur. C’est dire que, dans la fiction elle-même, le texte sécrète des anti-corps en réaction au virus inoculé par la presse. On reconnaîtra là le prin-cipe même du vaccin par inoculation. Fauchery, programmé commedélégué du sens par le romancier, voit, dans la narration, son pouvoir deporte-parole rogné par la narration elle-même, comme si, contre ce virusde la mouche d’or, ce virus inoculé par le journalisme, l’œuvre réagissaitet entrait en lutte.

Contre-modèle évident de l’œuvre littéraire que cette chronique pari-sienne, mondaine, éphémère et tapageuse, toute dans l’impression vio-lente qu’elle doit laisser au lecteur en dépit de sa superficialité, qui portesur ce qui arpente les boulevards, ce qui va aux courses ou au cercle, cequi fréquente les théâtres, et dont Le Figaro s’est fait une spécialité.Comme le rappelle Marie-Ève Thérenty, son trope préféré est bien le para-doxisme qui permet de contenir « les contraires dans la même phrase,signe de l’indécidabilité des temps et de la vaste blague moderne »44. Lesaventures des grandes horizontales sont les sujets de prédilection deschroniqueurs qui, cependant, prétendent, en peintres de leur temps, à unevocation de moralistes, cherchant à distiller, au-delà de la mousse de l’ac-tualité, quelques réflexions plus graves. C’est bien ce que fait Fauchery àtravers son recours à l’allégorie, censée transcender le moment et lemodèle (Nana de fait ne se reconnaît pas d’abord sous les traits de laMouche d’or). Pour autant, la blague, le comique outré, l’esprit primesau-tier de la chronique sont aux antipodes de l’ironie sérieuse du romanciernaturaliste. C’est donc à la fois sur elle et contre elle que Zola bâtit l’édi-fice de son roman.

La presse est en tout état de cause au cœur du récit. Et cela aussi avecla constitution d’un couple : la prostituée et le journaliste. Ces deuxfigures, dont le second XIXe siècle voit nettement l’émergence, à partir,pour le monde journalistique, des Hommes de lettres des Goncourt en1860, qui récrit vingt ans après Illusions perdues, et, pour les filles de joie,de Marthe. Histoire d’une fille de Huysmans en 187645, sont ici réunies46.

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44. M.-È. Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 252-253.45. Notons cependant que La Fin de Lucie Pellegrin de P. Alexis a paru en revue dès 1875,

avant d’être reprise en 1880 dans un recueil auquel la nouvelle donne son titre.46. Ils se retrouvent dans La Maison Philibert (1904) de Lorrain où le journaliste enquête sur

les milieux de la prostitution, donc dans une perspective différente.

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Cela semble aller de soi : à ce monde d’actrices et de viveurs qu’entre-prend de dépeindre Zola, il faut un chroniqueur, qui représente les nou-veaux champs qu’investit alors la presse, en partie pour contourner la cen-sure impériale, et qui se mêle en outre de théâtre (Fauchery est l’auteur deLa Petite Duchesse, monté par Bordenave au Théâtre des Variétés). Lacocotte et le journaliste sont des figures emblématiques de l’Empire. Onsait le dessein du romancier de donner, en concentré, à travers l’évocationdes trois dernières années de l’Empire, tout l’Empire47 et de faire de lacourtisane une allégorie du régime tout entier48. L’enjeu n’est en effet passeulement la mimesis ; plus déterminante est cette volonté d’exemplarité.Ces deux personnages illustrent la corruption de la société impériale, danslaquelle les mots se vendent et circulent d’autant plus aisément qu’ilsréfèrent à une perception superficielle des choses, dans laquelle les fillesdu peuple, pour échapper à la misère, se prostituent et peuvent finir ausommet ou dans la rue. C’est bien dans les deux cas de commerce et deréclame qu’il s’agit. La prostituée et le journaliste sont soumis au mêmerégime : se vendre.

C’est aussi sur leur dépendance réciproque qu’insiste le romancier. Ilssont au service l’un de l’autre : c’est Fauchery qui par sa chronique parti-cipe au lancement de Nana49, de même que sa chronique, par le succèsqu’elle rencontre, contribue à assurer le sien. Les stratégies du chroniqueur,lors du dîner chez Nana, sont dénoncées par Lucy Steward comme cellesd’« un monsieur malpropre […] qui se colle aux femmes, pour faire saposition… » (p. 1181). Parodie du couple romantique formé par le poète etla muse, le journaliste et la cocotte sont en somme inséparables. Ils créentfinalement une de ces associations rentables dont le couple à trois Mignon-Rose-Steiner offre un autre exemple, ce que Colette Becker nomme, repre-nant à Zola une des formules de La Curée, une « machine à pièces de centsous »50. Mignon, en cocu prévoyant, songe ainsi à ce qu’il pourra tirer deFauchery, lorsque ce dernier remplacera Steiner (« Pour un article, soit ;mais ensuite porte close », p. 1185). La publicité du Figaro est le nirvanades viveurs, mieux : leurs titres de noblesse et leurs blasons. Dans unesociété démocratique de fait, comment s’illustrer sinon par le journal ? En

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47. « [...] j’ai dû tricher et [...] Nana, par exemple, fait en trois ou quatre ans ce qu’elle devraitfaire en dix ans. La raison en est que je n’ai pas voulu déborder du Second Empire », se justifieZola à Fernand Xau (voir F. Xau, Émile Zola, 1880, cité par É. Reverzy, Nana, Gallimard,« Foliothèque », 2008, p. 113).

48. Voir les dates de naissance et de mort du personnage qui épousent celles de l’Empire lui-même.

49. Au chapitre XIII, Nana le congédiera quand il n’aura plus le sou et qu’il ne la paiera plus« qu’en publicité » (p. 1456).

50. C. Becker, « Les “machines à pièces de cent sous” des Rougon », Romantisme, n° 40,1983, p. 141-152.

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cela encore se confirme l’association de la cocotte et du journaliste : il nesuffit pas, pour être distingué, d’être l’amant d’une fille en vue, mais d’êtreà ce titre cité dans Le Figaro. Ainsi un La Faloise, ruiné par Nana, est fierque Le Figaro ait « imprimé deux fois son nom » (p. 1456). Cette nais-sance de nouvelles hiérarchies que peut établir le quotidien mondain, luaussi bien par la comtesse Muffat51 que par Nana52, coïncide avec la fin detoutes les hiérarchies et la confusion des classes — que Zola a diagnosti-quée comme caractéristique du « monde moderne » et comme « trouble »53.

Plus encore, journaliste et prostituée sont frère et sœur. Le premierchapitre qui donne la vedette à l’un dans la salle où il éclaire pour LaFaloise l’identité et la situation de tous les spectateurs d’importance — etprésente ainsi au lecteur le personnel du roman —, à l’autre sur la scène,se clôt sur la promesse d’une chronique faite par le journaliste àBordenave sur la représentation de La Blonde Vénus (p. 1121). Ces deuxpersonnages sont d’emblée détachés, ce que confirmera leur rôle dans lanarration — que l’un devienne l’amant de la comtesse quand Nana est lamaîtresse du comte, que Fauchery, qui « connaît Nana » dans le pré-récit,(re)devienne son amant au chapitre XIII, autant de liens qui les unissenttextuellement aussi. C’est un peu comme si le romancier avait vouludépeindre les deux visages de la prostitution, le masculin et le féminin.

Au-delà de ce propos satirique, le journaliste et la prostituée font signevers l’œuvre et vers la littérature elle-même. Le journaliste n’est, on lesait, depuis longtemps que le double de l’écrivain, ce double qu’en lui ildoit juguler, et le journalisme une étape qui ne doit être qu’un purgatoire.Homme public, homme de l’instant, homme servile, autant de traits quen’ont cessé de stigmatiser ceux qui, tels Flaubert et les Goncourt, ont puéchapper au journal, à l’inverse d’un Gautier, mort du feuilleton54.

51. « Mais, au nom de Fauchery, la comtesse avait levé la tête, et elle complimenta le chroni-queur sur ses articles du Figaro d’une phrase discrète » (p. 1114)

52. « [...] parfois elle lisait Le Figaro, où les échos des théâtres et les nouvelles du monde l’in-téressaient ; même il lui arrivait d’ouvrir un livre, car elle se piquait de littérature » (p. 1358).

53. « Mon roman eût été impossible avant 89. Je le base/donc sur une vérité du temps : la bous-culade des ambitions et des appétits. J’étudie les ambitions et les appétits d’une famille lancée àtravers le monde moderne, faisant des efforts surhumains, n’arrivant pas à cause de sa proprenature et des influences, touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritablesmonstruosités (le prêtre, le meurtrier, l’artiste). Le moment est trouble. C’est le trouble du momentque je peins. Il faut absolument remarquer ceci : je ne nie pas la grandeur de l’effort de l’élanmoderne, je ne nie pas que nous puissions aller plus ou moins à la liberté, à la justice. Seulementma croyance est que les hommes seront toujours des hommes, des animaux bons ou mauvais selonles circonstances. Si mes personnages n’arrivent pas au bien, c’est que nous débutons dans la per-fectibilité » (Notes générales sur la marche de l’œuvre, éd. citée, t. V, p. 1738-1739).

54. Voir la lettre où Flaubert évoque la disparition de Gautier « exploité et tyrannisé dans tousles journaux où il a écrit » : « Girardin, Turgan et Dalloz ont été des tortionnaires pour notrepauvre vieux », écrit-il à à Ernest Feydeau (Correspondance, Gallimard, « La Pléiade », t. IV,1998, p. 607, 15 novembre 1872).

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Fauchery qui est également vaudevilliste, ce qui relève là encore d’uneexemplarité historique (voir la carrière d’un Aurélien Scholl par exem-ple55), est l’écrivain impuissant qui a su profiter des opportunités de lamode, pour céder totalement à ses vertiges. La prostituée, quant à elle, estun double du romancier et son parcours redouble celui de l’œuvre àl’époque du feuilleton et de la chronique. La prostituée si présente dansces dernières décennies du XIXe siècle, qu’elle apparaisse sous les traits del’actrice (Marthe, Nana), de la fille en bordel (Élisa, les filles de la maisonTellier), de la grande cocotte (Nana toujours et toutes ses sœurs), de lafille qui crève de maladie (Satin, Lucie Pellegrin), ne dit pas autre choseque le devenir de l’œuvre à l’ère médiatique. « L’esthétique zolienne estune esthétique de la consommation », écrit Charles Grivel56. Le lecteur estbien un consommateur comme l’est le lecteur du journal ou le client de laprostituée. Le journal doit séduire, racoler pour toucher un lectorat de plusen plus vaste : aller vers le public, lui promettre ce qu’il attend, éveiller sacuriosité, ses désirs, et bien sûr le mystifier. L’œuvre produite dans cecadre ne peut elle aussi que jouer des mystifications et des effets de séduction.

C’est ainsi que dans Nana le fonctionnement de la presse et la circula-tion de l’information sont transposés dans les médiations du désir et leurseffets : la fabrique d’une idole. D’une part, la manière dont le désir se pola-rise sur Nana et est relayé par toute une série de médiateurs, imite la diffu-sion médiatique et ses procédés : c’est le fonctionnement même de lapresse, de la manière dont elle fabrique de l’information, mystifie, truquele regard qu’il faut porter sur le monde et sur l’actualité, mais aussi crée denouvelles mythologies, qui est recréé dans la fiction. Zola décrit ici la nais-sance du star system, il montre comment on fabrique et lance une vedette :en suscitant le désir, désir qui, certes, temporairement trouve à se fixer surune figure précise, mais qui est éternel et toujours susceptible de fairenaître de nouveaux mythes. La presse et la biche de haute volée se déve-loppent de la même manière : sur le désir, sur sa circulation, sur sa diffu-sion — et le lancement de Nana nous l’a tout à l’heure confirmé57.

55. Voir sur Aurélien Scholl le Journal des Goncourt, ainsi que Les Hommes de lettres où ilapparaît sous le nom de Nachette. Zola donne pour clef le journaliste Angel Miranda, et pour lasituation du couple à trois Albert Millaud (voir resp. La Fabrique des Rougon-Macquart, op. cit.,f° 174, p. 398 et f° 280-281, p. 518).

56. Art. cité, p. 110.57. Ce lancement du feuilleton s’achève d’ailleurs sur le lancement du volume : dans le der-

nier feuilleton, le directeur Laffitte reprend la plume pour annoncer le chiffre exorbitant du pre-mier tirage. « L’éditeur, notre ami M. Charpentier, s’est trouvé en présence de demandes si consi-dérables, qu’il a dû porter son premier tirage à 55 000 exemplaires, c’est-à-dire, du premier coup,au-delà des cinquante éditions ordinaires de librairie » (Le Voltaire, en tête du numéro du5 février 1880).

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D’autre part, le triomphe de la publicité, la fin du singulier devant lecommun se donnent à voir dans la ruine de l’intimité, la métonymie spa-tiale étant toujours chez Zola éloquente (dans La Curée et La Conquête dePlassans en particulier). Le défilé des hommes dans la chambre de Nanaqui, de chapelle se mue en « carrefour » (p. 1458), est à ce propos exem-plaire : certes s’exprime ainsi le pouvoir qu’exerce la chienne qui n’estpas en chaleur sur la meute de chiens qui la suivent58. Et tout autant sedonne à lire là une allégorie de l’œuvre commune, parcourue par tous lesregards, pénétrée par n’importe qui — ainsi Nana « se donn[e] aux amis,aux passants, en bonne bête née pour vivre sans chemise » (p. 1448). Etc’est à la fois le rêve zolien de la transparence que cette pénétration desregards exprime (selon la fameuse métaphore de l’œuvre comme « maisonde verre ») mais aussi l’angoisse d’une forme de littérature populaire,feuilletonesque et facile. Ce modèle affleure souvent dans les Dossierspréparatoires (dans le désir par exemple, formulé sur la première page del’Ébauche de La Bête humaine, de donner « le cauchemar à tout Paris »,déjà à l’œuvre dans Thérèse Raquin). Nana en inscrit plus nettement lafascination et la hantise.

Zola avait donné, en 1867, en même temps que Thérèse Raquin unfeuilleton, commandé par Le Messager de Provence, Les Mystères deMarseille, un titre entre Sue et Féval. « Cette œuvre de pur métier, et demauvais métier » s’appuyait cependant déjà sur « tout un ensemble dedocuments exacts », comme le note a posteriori Zola, découvrant ainsi,dans ce péché de jeunesse, la « méthode »59 même qu’il placera au centrede la théorie naturaliste60. Avec La Curée, puis plus encore avec L’Assom-moir, deux romans au personnel romanesque important, où il récupèrecertains éléments du mélodrame, le romancier flirte avec les procédés duroman-feuilleton, inaugurant en particulier avec le roman de 1872, la tech-nique des « coups de tam-tam »61 en fin de chapitre aux fins d’impres-sionner durablement le lecteur. Nana, pour contenir fort peu de péripéties,voire suivre un schéma répétitif au gré des hauts et des bas de la carrière

58. Selon l’Ébauche, « Le sujet philosophique est celui-ci ; Toute une société se ruant sur lecul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui lasuivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. Il n’y a que le cul etla religion » (f° 207, La Fabrique des Rougon-Macquart, op. cit., 430).

59. Zola, Préface aux Mystères de Marseille, Charpentier, 1884, p. VI. Les Mystères deMarseille ont connu dans la presse deux publications : la première, dans Le Messager deProvence du 2 mars 1867 au 1er février 1868, la seconde, sous le titre Un duel social, dans LeCorsaire, du 12 novembre 1872 au 12 mai 1873.

60. Voir l’article de S. Spandonis : « Roman feuilleton et poétique naturaliste : une étude desMystères de Marseille », Lire/Dé-lire Zola, J.-P. Leduc-Adine et H. Mitterand éd., NouveauMonde Éd., 2004, p. 97-115.

61. Voir C. Becker dans Genèse, structure et style de La Curée, SEDES, 1987, p. 35.

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d’une fille, traite la question du feuilleton à travers deux figures qui allé-gorisent la société médiatique et démocratique. Homme et femme publicsrenvoient en effet ultimement à l’œuvre elle-même, celle qui s’écrit à lafin du siècle. Il ne s’agit pas pour le sérieux Zola de parler gaudriole pourrien, mais de faire de l’œuvre commune, le lieu de transmission d’un véri-table savoir et restituer, dans le cadre du journal et avec ses procédés, à lalittérature sa majuscule et sa noblesse. Certaines caricatures associaient en1880 Zola à un maquereau, faisant trimer la fille Nana62, sans songer à larichesse polysémique d’une telle représentation. À moins d’admettre unportrait de l’écrivain en prostituée triomphante, régnant à jamais sur sonpeuple de lecteurs.

62. Voir B. Tillier, Cochon de Zola !, Séguier, 1998, p. 48.

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