Elements d'une Critique de La Bureaucratie

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., TRAVAUX DE DROIT, D'ÉCONOMIE, DE SOCIOLOGIE ET DE SCIENCES POLITIQUES Collection dirigée par Gi ovanni Busino CLAUDE LEFORT / / ELEMENTS D'UNE CRITIQUE DE LA BUREAUCRATIE GENÈVE LIBRAIRIE DROZ Il, RUE MASSOT

Transcript of Elements d'une Critique de La Bureaucratie

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    TRAVAUX DE DROIT, D'CONOMIE,

    DE SOCIOLOGIE ET DE SCIENCES POLITIQUES

    Collection dirige par Giovanni Busino

    CLAUDE LEFORT

    / /

    ELEMENTS D'UNE CRITIQUE

    DE LA

    BUREAUCRATIE

    GENVE LIBRAIRIE DROZ

    Il, RUE MASSOT

  • l'" dition : mai 1971

    Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction rservs pour tous les pays, y compris l'URSS et les pays scandinaves.

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    AVERTISSEMENT

    D'un rtain nombre d'tudes publies entre 1948 et 1958, nous avons retenu, pour les runir dans ce volume, celles qui concernaient directement la critique du parti et de l'Etat bureaucratiques d'origine socialiste ~. et, dans leur lot, 1les mieux capables, notre avis, de servir l'laboration d'une thorie de la bureaucratie. Quelques-unes d'entre eUes ont t crites sous l'effet de l'vnement et portent la marque de l'improvisation. n ne nous a paru ni possible, ni souhaitable de les liminer - leurs dfauts laissant du moins connatre ce que doit notre analyse politique l'interprtation du prsent.

    A leur suite, l'essai Qu'est-ce que la Bureaucratie? apporte les l-ments d'une rfllexion distance des faits. Deux textes issus de conf-rences prononces en 1963 et en 1965 au Centre d'tudes socialistes et au Cercle Saint-just, viennent tmoigner d'une nouvelle direction de pense ; ils se placent sous le signe d'une interrogation qui transgresse les limites de la problmatique marxiste. Enfin l'article Rsurrection de Trotsky ?, publi en 1969, signale l'emprise de la tradition bolchvik sur la jeunesse militante, au lendemain de la rvolte de Mai 68, dont nous avons esquiss une interprtation dans La Brche.

    Dans le souci de ne pas dissimuler un itinraire de recherche nous avons dcid de maintenir, autant qu'il tait possible, l'ordre chronolo-gique des publications, nous contentant d'ajouter ici et l des notes sus-ceptibles de guider le lecteur parmi des travaux postrieurs nos crits.

    Le recueil se clt avec une postface o nous tentons une rflexion sur cet itinraire.

    C. L.

  • PREMIRE PARTIE

    LE PARTI RVOLUTIONNAIRE COMME ORGANE BUREAUCRATIQUE

  • I

    LA CONTRADICTION DE TROTSKY *

    Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comits du parti. Pas un instant nous ne devons oublier que seuls les comits du parti peuvent nous diriger comme il convient, que seuls ils nous clai-reront la voie de la terre promise.

    C'est en ces termes, dont le tour est aujourd'hui familier chacun, qu'en 1905 dj Staline s'adressait aux ouvriers russes, l'occasion de leur premire rvolution. Le mme jour, sans doute, note Trotsky, Lnine envoyait de Genve cet appel aux masses : Donnez libre cours la haine et .la colre que des sicles d'exploitation, de souffrances et de malheur ont aumul dans vos curs 11

    Rien ne saurait mieux caractriser ces deux hommes et les opposer l'un l'autre que ces deux phrases, l'une d'un rvolutionnaire pour qui les masses opprimes sont la force essentielle de l'histoire, il'autre d'un militant, dj bureaucrate , pour qui l'appareil connat et fait seul l'avenir. Pour nous qui savons le cours qu'ont suivi les vnements depuis lors, cette opposition psychologique prend un sens absolu, car elle s'est incrite dans une opposition plus large, de caractre historique.

    L'intention de Trotsky, dans le long ouvrage qu'il a consacr Sta-line, a t de dvoiler le caractre de son personnage et son comporte-ment avant .l'accession au pouvoir et de montrer comment ils ont t en quelque sorte lgaliss par l'histoire au dclin de la rvolution, avec la formation d'une nouvelle couche sociale, la bureaucratie. Trotsky a employ pour sa dmonstration les mthodes classiques de l'historien, il a confront les textes, explor les annales du bolchevisme, rapport des tmoignages, il a interprt les dates, mettant en parallle les docu-ments antrieurs 1923 et les pangyriques de commande postrieurs l'avnement de 1la bureaucratie. Staline est apparu dans la premire priode de son activit politique comme un militant provincial :., intel-lectuellement mdiocre et politiquement peu capable. En Gorgie, il ne russit jamais grouper dans la socialdmocratie une fraction bolche-viste en face des mencheviks ; il n'assiste aux premiers congrs bolche-

    c La Contradiction de Trotsky et le problme rvolutionnaire li>, Les Temps Modernes, n 39, dc. 1948-janv. 1949.

    t Grasset d. 2 Staline, p. 95.

  • 12 LA CONTRADICTION DE TROTSKY

    viks qu' titre d'observateur, n'ayant jamais runi le nombre de voix suffisant pour se faire dlguer. Au Congrs de Londres, le mandat dont il se prvaut est frauduleux et il se voit retirer le droit de vote. Il n'entre au Comit central bolchevik que par cooptation, c'est--dire sans avoir t lu par les militants du parti. Le soulvement de fvrier 1917 lui donne brusquement, en l'absence de Lnine, un pouvoir exceptionnel dont il use aussi mal que possible : il est pour le soutien du gouverne-ment provisoire, la guerre rvolutionnaire et, en fin de compte, la rvo-lution en deux tapes. Il est un de ces conciliateurs opportunistes que les ouvriers du Parti veulent faire exclure 3 et que Lnine remettra leur place, quand il lancera ses fameuses thses d'Avril et rarmera le parti en l'atlignant sur la perspectJVe de la prise du pouvoir. Ces quel-ques donnes permettent d'esquisser le portrait d'un personnage sans grand relief, d'un fonctionnaire comme le dit Trotsky, exprimant par l ce qu'il y a d'triqu dans son travail, sa pauvret comme thoricien, sa propension la routine. L'intention de l'auteur est vidente : i.l s'c~git de montrer que les qualits , qui ont permis Staline de devenir l'homme de la bureaucratie sont celles mmes qui l'ont empch d'tre une figure rvolutionnaire.

    La dmonstration est assez claire et suffisamment taye. Mais pr-cisment on ne peut que s'tonner qu'un crivain politique de la valeur de Trotsky ait cru devoir y consacrer un gros volume, et se livrer un travail qui relve le plus souvent de l'histoire anecdotique et presque policire pour prouver que, pendant toute la priode pr-rvolutionnaire et rvolutionnaire, Staline fut un homme obscur, et que c'est l juste-ment ce qui lui permit d'tre, en 1924, un dictateur tout fait. La vie de Staline n'tait pas inconnue du public. Boris Souvarine avait publi en 1935 un Staline 4 substantiel, par rapport auquel Trotsky n'apporte aucun lment vraiment nouveau et qu'il feint curieusement d'ignorer. En admettant donc que ce ft un devoir d'clairer l'avant-garde rvo-lutionnaire sur la formation et l'volution de l'actuel dictateur de la Russie, ce devoir avait t rempli. Souvarine ne s'tait pas content, comme le fait Trotsky durant plus de trois cents pages, de dcrire le comportement de Statline, il avait intgr habilement cette tude dans celle autrement vaste et intressante du parti bolchevik. L'acharnement avec lequel Trotsky souligne la mdiocrit de son hros, et le carac-tre subalterne des fonctions qu'il occupe dans l'appareil rvolution-naire, a t, bien entendu, compris comme le signe d'un ressentiment personnel et d'une volont d'auto-justification. Trotsky aurait propos la comparaison son destin et celui de Staline avant la Rvolution. Il aurait voulu faire ressortir toute la distance qui le sparait de cet obscur fonctionnaire du bolchevisme. ll suffit de connatre le temp-rament de Trotsky pour se persuader que ces proccupations lui taient trangres et qu'une telle interprtation est artifioielle. Il est plus s-rieux de parler d'auto-justification en donnant ce terme un sens poli-

    3 p. 290. 4 Staline, Aperu historique du bolchevisme, Plon d.

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    tique. Trotsky, dirait-on par exemple, a voulu montrer qu'il n'a pas t dpossd du pouvoir faute d'intelligence politique, mais par la toute-puissance des facteurs objectifs. Et cette puissance des facteurs objec-tifs serait prouve prcisment par la mdiocrit du nouveau chef. La fin de l'Introduction rend tentante cette interprtation. Il (Staline) prit possession du pouvoir, crit Trotsky, non grce des quauts person-nelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'tait pas lui qui avait cr la machine, mais la machine qui l'avait cr ; avec sa puissance et son autorit, elle tait le produit de la lutte longue et hroque du parti bolchevik, qui tait lui-mme le produit d'ides ; elle tait le porteur d'ides avant de devenir une fin en soit. Staline la dirigea du jour o i;l eut coup le cordon ombilical qui la rattachait l'ide et o elle devint une chose par elle-mme. Lnine l'avait cre en une association constante avec les masses, sinon par la parole, du moins par l'crit, sinon directement, du moins par l'aide de ses disciples. Staline se borna s'en emparer. 11 > C'est ce que Trotsky exprimait dj, sous une forme diffrente, dans Ma Vie, quand ri crivait : Le fait qu'il joue maintenant le premier rle est caractristique, non pas tant pour lui que pour la priode transitoire du glissement politique. Dj Helvtius disait: c Toute poque a ses grands hommes et quand elle ne les a pas, elle Iles invente. Le Stalinisme est avant tout le travail automatique d'un appareil sans personnalit au dclin de la rvolu-tion. 6 >

    Pourtant nous ne pensons pas que cette interprtation non plus soit pleinement satisfaisante ; l'tude de Staline par Trotsky ne nous parat pas tant une tentative consciente d'auto-justification. EUe nous semble avoir surtout la valeur d'un substitut. En ouvrant le Staline, nous ne doutions pas que Trotsky et crit sous ce titre une nouvelle tude du l'U.R.S.S., qu'il et repris l'ensemble du problme du stalinisme et qu'il et cherch en donner une caractrisation conomique et sociale : telle tait bien sa proccupation, comme nous le savons par les derniers arti-cles que nous connaissons de lui. C'est ce qu'on attendait de lui. Or ce Staline, cet ouvrage aux dimensions imposantes, qui laborieusement suit pas pas le matre du Kremlin, alors anonyme, pour nous montrer qu'il n'a pas su diriger telle grve, ou qu'il frquentait en dportation les dte-nus de droit commun et tait mpris par les politiques, - cette uvre que l'on aurait voulue capitale se borne dmolir une lgende la-quelle les gens srieux ne croient pas. Elle prend donc pour nous l'as-pect d'un acte manqu. Trotsky bavarde sans ncessit sur Staline, parce qu'il voudrait et ne peut pas dfinir Je stalinisme. Rien ne peut mieux nous confirmer dans cette ide que la seconde partie du livre, volontairement restreinte 7 , inconsistante, et qui traite par allusion des

    6 p. XJJI. 6 Ma Vie, p. 237, Rieder d. T L'ouvrage, il est vrai, est inachev, mais Trotsky indique da!JS l'Intro-

    duction qu'il a volontairement donn une place secondaire la pnode post-rvolutionnaire.

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    vnements de premire importance : c'est qu'elle porte prcisment sur la priode de cristallisation et de triomphe de la bureaucratie, c'est--dire, non plus sur Staline, mais sur le stalinisme. Trotsky ne pouvait pourtant pas prtendre qu'il et puis le sujet dans les deux ou trois chapitres qu'il lui a consacrs, respectivement dans La Rvolution trahie et dans Ma Vie.

    C'est sur cette priode de formation du stalinisme que nous vou-drions revenir, en partant des affirmations parses que l'on trouve dans la dernire uvre de Trotsky. Par ses insuffisances, par ses contradic-tions, par ses silences aussi, elle appelle une critique qui remette Trotsky sa place d'acteur dans une situation qu'il veut trop facilement dominer quand il crit son livre.

    * ** A la lecture du Staline, comme dj de la Rvolution trahie ou de~

    Ma Vie, on croirait que l'attitude de Trotsky et de l'Opposition de gau-che, dans la grande priode 23-27, fut d'une parfaite rigueur. To1 se passe comme si Trotsky, porteur de la conscience rvolutionnaire, avait t vinc par le cours inexorable des choses qui se dveloppait alors dans le sens de la raction. Nombreux sont ceux qui, prenant parti contre Trotsky, et d'une certaine manire pour Staline, ne repro-chent Trotsky que de n'avoir pas t assez raliste, de ne pas avoir su adapter la politique de la Russie rvolutionnaire aux circons-tances difficiles d'un monde capitaliste en train de se reconsolider. Ils ne contestent pas que Trotsky ait alors adopt une attitude clairement rvolutionnaire, mais c'est justement cette attitude qu'ils dnoncent comme abstraite. De toutes manires, on n'a pas coutume de nier qu'il y ait eu une stratgie cohrente de l'Opposition de gauche, soit qu'on la justifie sur le plan de la morale rvolutionnaire, soit qu'on la con-sidre comme inopportune. Trotsky lui-mme a largement accrdit cette opinion. Dans ses uvres, il parle de cette priode avec une par-faite srnit, rptant qu'il a agi comme il le devait dans la situation objective et donne. L'Histoire, dit-il en substance, passait par un nou-veau chemin. Personne ne pouvait se mettre en travers du reflux de la rvolution. Ainsi, rappelant les vnements de l'anne dcisive, 1927, il crit dans Ma Vie : Nous allions au-devant d'une dfaite immdiate, prparant avec assurance notre victoire idologique dans un plus loin-tain avenir... On peut par les armes retenir un certain temps le dve-loppement des tendances historiques progressistes. Il est impossible de couper une fois pour toutes la route aux ides progressistes. Voil pour-quoi, quand il s'agit de grands principes, le rvolutionnaire ne peut qu'avoir une rgle : Fais ce que tu dois, advienne que pourra 8 Il serait coup sr admirable, quand on est dans l'action historique, de garder une telle lucidit, et d'oprer ce dpassement de l'histoire quo-tidienne, qui donne la perception du permanent au cur du prsent im-

    s Ma Vie, p. 270, 1.

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    mdiat. Mais la question est de savoir si Trotsky agissant tait aussi lucide que Trotsky crivant. Car c'est une chose de juger son propre comportement pass, de se retourner sur une priode relativement close o tout invite donner un sens unique et absolu des actions diverses et d'agir dans une situation quivoque ouverte sur un avenir ind-termin.

    Dans son Staline Trotsky dfinit nouveau les principes de l'Oppo-sition de gauche dans sa lutte antistalinienne. c De nombreux critiques, publicistes, correspondants, biographes et quelques historiens, sociolo-gues amateurs, ont sermonn l'Opposition de gauche de temps autre propos de ses erreurs tactiques, affirmant que sa stratgie ne corres-pondait pas aux exigences de la lutte pour le pouvoir. Mais cette faon mme de poser la question est incorrecte. L'opposition de gauche ne pouvait pas s'emparer du pouvoir et ne

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    on a le plein droit de dire que la dictature du proltariat a trouv son expression dfigure, mais incontestable dans la dictature de la bureau-cratie 10 ~ Comment donc, si l'on maintient les thses gnrales de Trotsky sur ,fa nature du stalinisme, la lutte contre Staline, toujours considre par lui comme lutte politique, pouvait-elle, comme il le dit dans son dernier ouvrage, exiger un soulvement rvolutionnaire ? Quand Trotsky compare la situation de l'Opposition de gauche celle dans laquelle se trouvait le parti bolchevik en lutte contre le tsarisme, il implique, - avec raison notre avis, mais l'encontre de toutes ses thses, - que la lutte contre la bureaucratie ne pouvait tre qu'une lutte de classe. Nous ne pouvons que nous trouver d'accord avec les conclu-sions qu'il en tire : maintien des traditions rvolutionnaires, prserva-tion des cadres, analyse infatigable des vnements pour instruire les travailleurs les plus conscients. Mais ce n'est pas un hasard si ces con-clusions, dont il ne saisit pas la vritable porte, ne correspondent nulle-ment la tactique relle qui fut la sienne et celle de l'Opposition de gauche dans la pratique.

    ll est frappant de voir, en effet, quand on examine de prs les v-nements de cette poque, que la lutte de l'Opposition de gauche contre Staline ne prit presque jamais une forme rvolutionnaire et volua tou-jours autour du compromis. Le problme n'est pas celui que pose Trotsky, a savoir s'~! tait possible et souhaitable d'engager une lutte pour le pouvoir. La question tait de mener la lutte - ou de prparer l'avenir, - dans l'esprit rvolutionnaire. Les bolcheviks firent une re-traite entre l 908-1911 et remirent p.! us tard la lutte pour la prise du pouvoir : mais ils ne firent pas sur le plan thorique la moindre conces-sion leurs adversaires. A aucun moment il n'y eut de la part des bol-cheviks une politique de compromis ou de conciliation avec le tsarisme. En revanche, c'est Trotsky lui-mme qui dclarait en novembre 1934, voquant son attitude l'gard d'Eastman lorsque celui-ci rvla de sa propre initiative l'existence du Testament de Lnine : Ma dclara-tion d'alors sur Eastman ne peut tre comprise que comme partie int-grante de notre ligne, cette poque oriente vers la conciliation et l'apaisement 11 ~ Ds 1929, il crivait dans le mme sens et d'une ma-nire beaucoup plus brutale : Jusqu' la dernire extrmit, j'ai vit la lutte, car, au premier stade, elle avait le caractre d'une conspiration sans principe dirige contre moi, personnellement. Il tait clair pour moi qu'une lutte de cette nature, une fois commence, prendrait fatalement une vigueur exceptionnelle, et, dans les conditions de la dictature rvo-lutionnaire, pourrait entraner des consquences dangereuses. Ce n'est pas le lieu de rechercher s'il tait correct au prix des plus grandes concessions personnelles de tendre prserver les fondements d'un travail commun, ou s'il tait ncessaire que je me lance moi-mme dans une offensive sur toute la ligne, en dpit de l'absence, pour celle-ci, de bases politiques suffisantes. Le fait est que j'ai choisi la premire solu-

    1o P. 12. u New International, nov. 1934 (traduit par nous).

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    ti,on et qu'7n dpit de ~out je ne le regrette pas 12.:. Trotsky parle ICI d u~e . mamre . volo?tauement vague de c concessions personnelles :.. Mats JI est clau qu tant donn sa situation, ces concessions ne pou-vaient que revtir un caractre politique .

    Avant de prciser ce que furent ces concessions, en d'autres termes c.e que fut .la po~iti~ue de c conciliation et d'apaisement :. de l'Opposi-tion de gauche, tl tmporte d'voquer une priode sur laquelle Trotsky passe en gnral rapidement, l'anne 1923, alors que Lnine encore vi-vant prparait pour le XII" congrs une c bombe contre Staline :. alors que ~ro!sky passa!t encore pour le second chef bolchevik aux y~ux de la maJont du parh, alors surtout que Staline n'avait pas encore russi s'as~urer la domination complte de l'appareil et que le pouvoir bureau-cratique trop rcent le laissait encore vulnrable. On croit ordinairement que l'antagonisme entre Trotsky et Staline fut beaucoup plus aigu que .!'~nta~onisme de StaJline et. de Lnine. Il apparat pourtant, d'une ma-mere Incontestable, d'aprs les mmoires mmes de Trotsky que ce n'est pas lui, cette poque, qui voulut entamer la lutte contr~ Staline mais Lnine. Dj frapp mort, Lnine avait peru lucidement le dan~ ger extrme que Staline et les mthodes bureaucratiques reprsentaient pour l'avenir du parti. Les documents qu'~! a laisss et qui sont connus sous le nom de Testament ne laissent aucun doute ce sujet. Ils mon-tre~t. de faon cla!ante que Lnine avait dcid d'engager une lutte ~cts.tve contre les. tetes de la bureaucratie : Staline, Ordjonikidze, Dzer-Jl,~Skt. Les ~motres de Trotsk!' montrent tout aussi clairement que, s tl partageatt sur le fond le pomt de vue de Lnine, il ne voulait pas dclencher des hostilits dcisives contre les Staliniens. Rapportant une conversation qu'il av~it eue cette poque avec Kamenev, dj entr dans le jeu de Staline et son missaire auprs de lui, il crit : c Par-fois, lui dis-je, devant un pril imaginaire on prend peur et on s'attire une menace relle. Dites-vous bien ~t dites aux autres que je n'ai pas .la moindre intention d'engager au Congrs la lutte pour arriver des modifi.cations d'organisation. Je suis d'avis de maintenir le statu quo. Si Lnine avant le Congrs peut se relever, ce qui n'est malheureusement pas probable, nous procderons ensemble un nouvel examen de cette question. je ne suis pas d'avis d'en finir avec Staline ni d'exclure Ordjonikidze, ni d'carter Dzerjinski des Voies de Commu~ nication. Mais je suis d'accord avec Lnine sur le fond 1a. :. Outre les mmoires de Trotsky, les documents sont l qui montrent que, contre la volont de Lnine, Trotsky fit du XII" Congrs du parti bolchevik un congrs d'unanimit; on mit de ct la c bombe:. que Lnine avait recommand Trotsky de faire clater ce congrs propos de la question nationale. C'est encore Trotsky lui-mme qui se targue d'avoir alors vit tout combat contre Staline, en se contentant d'amender sa

    12 What happened and how, de Trotsky, cit par Political Correspondence of the Workers League for a revolutionary party, n de mars 47 p. 27. (Traduit par nous.) '

    1a Ma Vie, p. 209.

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    rsolution au lieu de la condamner. Significatif aussi son refus ~e pr-senter Je rapport politique devant le congrs en !.'absence de Lnme. ~t les justifications qu'il donne ne le sont pas moms. Toute sa condmte aurait t dicte par le souci de ne pas se prsenter comme prten?ant la succession de Lnine. On comprend bien mal ces proccupatiOns, ces scrupules sentimentaux de la part d'un bolchevik, quand une ques-tion politique vitale est en jeu.

    En vrit, Trotsky s'est refus au dbut, alors qu'il avait la sup-riorit, entamer une lutte pour rgnrer le parti en s'~tt~qu.a~t sa bureaucratie. Quand il soutient qu'une lutte pour le pouvo1~ etait l~p~ssible, i1! est diffidle de le croire, s'agissant de cette annee 23 ou. r~en encore n'tait jou. Lui-mme d'ailleurs crira plus tard : _Lnme aurait-il pu russir Je regroupement qu'il mditait d.ans la direction du parti ? A ce moment-l sans a~cun d~ute ... No~re actiOn commune contr.e Je Comit central si elle avait eu heu au debut de 1923, nous .aurait assur certainem~nt la victoire. Bien plus. Si j'avais agi, la veille du XII" Congrs, dans l'esprit du bloc Ln~?e-T~otsky contre le b~re~ucratisme stalinien, je ne doute pas que J auras remport ta vJctOJre, mme sans l'assistance directe de Lnine, dans la lutte 14.:. Trotsky ajoute, il est vrai : Dans quelle me~ure ~ette .vi~toire. aurait-elle. t durable, c'est une autre questi~n. M.as meme SI 1 on rep,o~d ~gahv~ment cette question, comme 1! le fait en montrant que l h1sto~~e allait alors dans Je sens du reflux rvolutionnaire, la tche du pohtJque ne peut jamais tre de composer avec le reflux.

    Or, partir de l, et jusqu' la der!'l!r~ extrmit~ , l'~pposition de gauche mena une politique de conciliation et d .ap,aseme~! . Cette politique mme ne pouvait demeurer cohrente, ~ar SI 1 Op~oshon de gauche ne souhaitait pas la lutte, ~a ~ureaucratie 1~ vo~lalt. Son triomphe passait videmment pas ~a~eantissem~nt de 1 anc1en leader rvolutionnaire, alors mme que celm-:c recherc~mt une ~ntente. Trotsky fut donc entran attaquer plus1eurs repnses ; mals ses attaques portent Je signe de sa faiblesse. Comme le fait trs justem~nt remarquer Souvarine Trotsky s'use dans une polmique vaine au sem du Bureau politique. 'oans ses articles (ceux qu'il publie prop~s .du Cours ~ouveau, en 1923, les Leons d'Octobre en 1 924) il mulhp.ll~ les allusions et crit de manire n'tre compris que des cercles dmgeants. A~cun de ses crits n'est destin instruire les militants de bas~. Ce qu1 e~t infiniment plus grave, alors que la rpression bureaucr~tJque ~~ursmt impitoyablement les membres ou les sy~pathisants de 1 Oppos1hon ~de gauche, Trotsky ne fait rien pour les defendre ; par sa ligne en Zig-zag il les dsarme politiquement ; il ne leur offre aucune platefor:ne de combat, aucun lment thorique qui leur permette de se reconna1tre et de se regrouper.

    14 Ma Vie, p. 203.

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    Ce n'est pas le Heu de suivre dans le dtail la politique de Trotsky da.ns toute ce~te ~riode, mais il importe de mettre en lumire quelques p~so~es particulirement saillants. Lors du Xlii Congrs, le premier qu1 _fut compltement fabriqu :. par les bureaucrates, Trotsky, aprs av01~ dfe~du. ses conceptions sur le Plan d'Etat, se croit oblig de souligner 1 umt du part1 en des termes qui ne peuvent que jeter dans la confusion tous ses partisans. Personne d'entre nous, dclare-t-il ne veu~ ni ne peut avoir raison contre son parti. En dfinitive le parti a toujours ra1son ... On ne peut avoir raison qu'avec et par le parti car l'histoire n'a pas d'autres voies pour raliser sa raison. Les Anglai~ ont un. dicton historique : Right or Wrong, my country - qu'il ait tort ou r~1son, c;~st ~on pays. ~ous sommes .bien plus fonds historiquement d1re : qu 11 ait tort ou ra1son en certames questions partielles concrtes sur certains points, c'est mon parti... Et si le parti prend une dcisio~ que tel ou tel d'entre nous estime injuste, celui-ci dira : juste ou injuste c'est mon parti et je supporterai les consquences de sa dcision jus~ qu'au ~out 111 C'est Trotsky qui s'inflige en 1940 :Je dmenti le plus catgonque, dans son Staline, quand il affirme qu'un parti politique n'e~t ni ~ne entit h~mog.ne, ni un omnipotent facteur historique:., ma1s un mstrument h1stonque temporaire, un des trs nombreux ins-truments de l'Histoire et aussi une de ses coles 1e. :. La dclaration de Trotsky au Xlii Congrs prend son vritable sens quand on sait qu' ce moment i_l .ava.it peru la bureaucratisation complte de l'organisation et la mystJfJcahon du congrs. Peu auparavant avait eu lieu en effet, l'entre massive de nouveaux membres dans le parti, d~ore du nom de leve de Lnine:., et qui, comme Trotsky l'crira plus tard, tait une manuvre pour rsorber l'avant-garde rvolution-naire dans un matriel humain dpourvu d'exprience et de person-nalit, mais accoutum en revanche obir aux chefs 17.:. Cette leve avait achev de faire du parti un instrument docile entre les mains d~ son secrtaire gnral. Pourtant cette promotion de Lnine :. qui, d1ra encore Trotsky, porta un coup mortel au parti de Lnine:., fut elle aussi, clbre par lui au cours du XIII Congrs. Trotsky poussa t~ ~oncession jusqu' dclarer qu'elle rapprochait le parti d'un parti elu 18

    . Il ,est vrai que la l!ltte contre le Trotskysme n'avait pas encore pris JUSqu alors un caractere ouvert et surtout que le stalinisme s'tait pein~ dvoil politiquerr:ent. Les concessions de Trotsky ont un air plus trag1que quand la bata1lle est engage. Aprs la premire phase de cette bataille, aprs que Trotsky eut dclench une lutte pour le Cours nou-veau, aprs qu'il eut t l'objet d'une campagne d'attaques systmati-ques de la part du Bureau politique, aprs que Staline eut mis en avant sa conception du socialisme dans un seul pays 111, Trotsky publia un

    111 Staline, de Souvarine, p. 340. 10 Staline, de Trotsky1 p. 554. 17 La Rvolution trahre, p. 116. 18 Staline, de Souvarine, p. 339. 111 Octobre et la Rvolution permanente, tude de Staline, oct. 24.

  • 20 LA CONTRADICTION DE TROTSKY

    article dans la Pravda (janvier 1925), dans lequel il se dfendit d'avoir jamais eu l'ide d'opposer une plate-forme la majorit stalinienne 20 C'tait dire clairement qu'il n'y avait pas de divergences de fond entre lui et cette majorit. La capitulation apparat encore dans cette anne 1925 l'occasion de l'affaire Eastman. Dans un ouvrage intitul Since Leni~ died, le journaliste amricain, sympathisant bolchevik, avait pris sur lui comme nous l'avons dj indiqu, de rvler l'existence et le conten~ du Testament de Lnine, que Trotsky, en accord avec le comit central, avait cru bon de cacher tant aux militants et aux masses russes qu'aux communistes du monde entier. La dclaration de Trotsky, cette poque, mriterait d'tre cite intgralement, tant y clatent la mau-vaise foi et la pratique du sacrifice suprme :.. Trotsky accuse East-man de mprisable mensonge et insinue qu'il est un agent de la raction internationale. Le camarade Lnine, crit-il, n'a pas laiss de testament : la nature de ses relations avec le parti et la nature du parti lui-mme exclut la possibilit d'un tel testament. Evoquant la lettre de Lnine sur la rorganisation de l'Inspection ouvrire et pay-sanne (sur laquelle Staline avait .ta haute main) Trotsky n'.h~ite p~s dclarer : L'affirmation d'Eastman selon laquelle le C.C. eta1t anx1eux de cacher c'est--dire de ne pas publier, les articles du camarade Lnine sur l'Insp'ection ouvrire et paysanne est galement errone. Les. diff-rents points de vue exprims dans le C.C., s'il est seulem.ent posstble ~c parler de diffrence de points de vue dans ce cas,. ava1~nt une portee absolument secondaire 21.:. Comment Trotsky peut-11 temr ce langage, alors que Lnine, sur ce point, attaquait fond, et que Trotsky tait pleinement d'accord avec lui, comme il l'a cent fois rpt?

    On ne saurait faire le bilan de cette politique de conciliation sans montrer que, mme sur le plan thorique, Trotsky tait obnubil,. ~ous avons dj signal qu'il n'a pas donn la lutte contre la theone du socialisme dans un seul pays, quand elle fut dcouverte par Staline, un caractre principiel. Il faut reconnatre galement que Trotsky ne s'est pas oppos l'entre des ~ommunistes chinois ~ans le Ku.oming-tang, pas plus qu' la tactique mene par les commumstes anglais dans le comit anglo-russe d'unit des Syndicats. Dans un cas comme dans l'autre il n'a engag la lutte contre la politique stalinienne que lors-qu'elle' tourna ouvertement au dsastre 22 Nous disions plus haut que

    20 Aprs le treizime Congrs, certains nouv.e~ux ~roblm~s concerna~t le domaine de l'industrie des soviets ou de la pohhque mternationale surguent. ou devinrent plus clair~ment dfinis .. L'ide d'oppose: une plate-forme quelconque l'uvre du comit central du Partt pour leur solution me fut absolument ~~raogre. Pour tous les camarades qui assistrent aux runions du Bure~u pol.t~tq';le, du Comit central, du Soviet du Travail et de la Dfe~se, du Soyt~t Mthtaue Rvolutionnaire, cette assertion se passe de preuves. :. Cit par Poltftcal Corres-pondence, ibid. (Traduit par nous.)

    21 Texte de la lettre de Trotsky cit par The Bulletin of the Workers Lea-gue for a Revolutionary Party, p. 30, n sept-oct. 47. . . . . .

    22 Deux extraits cits par Political Corresp_ondanc,e sont stgm_ftcabfs a cet ard. Dans un discours adress des tudtants d Ext~me-Onent, ~rotsky dc!are : c Nous approuvons l'appui communiste au Kuommgta_ng en Chme, ou nous essayons de faire la rvolution. :. (Rapport par lnternatwnal Press Cor-

    LA CONTRADICTION DE TROTSKY 21

    la tactique de l'Opposition de gauche avait contribu dsarmer l'avant-garde rvolutionnaire en Russie, nous devons, la lumire de ces derniers exemples, ajouter qu'elle fut aussi ngative pour l'avant-garde rvolutionnaire mondiale. Trotsky dit que Staline apparut un jour au monde comme un c dictateur tout fait , il oublie de mentionner sa responsabilit cet gard.

    C'est enfin dans la dernire priode de lutte entre l'Opposition et la direction stalinienne, mesure que cette lutte se fait plus violente, que les capitulations se font plus radicales et plus tragiques. A deux n;pri_ses, en octobre 1926 et en novembre 27, l'Opposition de gauche, qui reumt alors, aux cts de Trotsky, Kamenev et Zinoviev, se condamne solennellement, rpudie ses partisans l'tranger et s'engage se dis-soudre. Enfin, alors qu'il n'y a plus d'espoir pour elle, alors que Staline a sa disposition un congrs (le XV"), qui lui obit aveuglment, l'Op-position fait une ultime dmarche de recours en grce, et rdige une nouvelle condamnation de son activit ; c'est la Dclaration des 121. Il s'agit d'un document d'une grande valeur historique, puisqu'il reprsente la dernire action publique de l'Opposition de gauche en Russie. La dclaration commence par proclamer que l'unit du parti communiste est le plus haut principe l'poque de la dictature du proltariat. Nous retrouvons les mmes termes que Trotsky employait dj dans son dis-cours au XIII Congrs cit plus haut. Le parti est tenu pour un facteur divin du dveloppement historique, indpendamment de son contenu et de sa ligne. La dclaration souligne cet effet le danger d'une guerre contre l'U.R.S.S. et affirme qu'il n'y a rien de plus press que de rta-blir l'unit combattante du parti . On peut trouver extraordinaire que l'opposition cherche avant tout garder au Parti la faade de l'unit, alors que les plus graves dissensions la dressent contre la direc-tion de ce parti. Mais les 121 ont dcid de tenir pour nulles leurs dis-sensions avec le parti. Ils rptent certes plusieurs reprises qu'ils sont convaincus de la justesse de leurs vues et qu'ils continueront les d-fendre, comme les y autorisent les statuts d'organisation, aprs avoir dissous leur fraction ; mais en mme temps ils proclament : c il n'y a pas de diffrence programmatique entre nous et le parti 23. Et ils se dfendent prement d'avoir jamais pens que le parti ou son comit cen-tral fussent passs Thermidor. Or non seulement en 1927 te parti a compltement perdu son visage rvolutionnaire et dmocratique, mais il a adopt la perspective du socialisme dans un seul pays, c'est--dire en fait renonc celle de la rvolution mondiale.

    respondence, mai 1924.) Par ailleurs au Congrs des ouvriers du textile Trotsky dit : Le comit anglo-russe d'Unit des Syndicats est la plus haute eicpression de ce changement dans la situation europenne et particulirement anglaise qui s'opre sous nous yeux et qui conduit la rvolution europenne. :. (Rapport par la Pravda, janvier 1926. Traduit par nous.)

    23 Cit par The Bulletin ... , n de sept-oct. 47.

  • 22 LA CONTRADICTION DE TROTSKY

    Cette voie royale que Trotsky, lire son Staline, aurait fait suivre l'Opposition de gauche, elle n'a donc jamais exist. Trotsky a impro-vis pendant cinq annes une politique au jour le jour, politique de dures concessions, de rvolte - quand la domination de la bureaucratie se faisait trop insupportable - puis de capitulations qui prparaient de nouvelles explosions. Il ne nous est pas possible de suivre ici le com-portement des diffrents reprsentants de l'Opposition. Mais les trans-fuges y furent nombreux, sans mme parler de Zinoviev et de Kamenev qui taient devenus des professionnels de la capitulation. Certes le vi-sage de Trotsky se dtache du groupe, car il n'tait pas l'homme d'un abandon dfinitif. Mais sa responsabilit n'est que plus clatante. Com-ment peut-il accabler les transfuges quand toute sa politique a tendu nier toute diffrence programmatique avec les staliniens? Cette poli-tique peut se rsumer dans la formule qu'il employait en 1927 : ce qui nous spare {de la bureaucratie) est incomparablement moindre que ce qui nous unit 24. C'tait u:;e politique de suicide, puisque, malgr toutes ses dclarations pratiques, Trotsky, mille dtails nous le prou-vent n'tait pas dupe de la dgnrescence bureaucratique. Ses inter-vent'ions dans les organismes suprieurs du parti, les notes qu'il men-tionne lui-mme dans ses mmoires ne laissent pas de doute C" sujet. C'est d'une manire dlibre qu'il trompe l'opinion, au nom de fins suprieures, c'est--dire pour la sauvegarde de l'Etat sovitique dans le monde.

    Comment comprendre que Trotsky, tout en percevant la bureaucra-tisation totale du parti et le caractre ractionnaire de la politique ?~s dirigeants, continue se sentir solidaire de ce parti et de ces dm-geants? On ne peut rpondre cette question s~ns prendre du . rec~l et sans situer Trotsky et le trotskysme dans un developpement obJectif. Car .J'intressant pour nous n'est pas de voir si Trotsky a bien ou mal agi dans telle situation donne, mais d'expliquer son atti_tude .. ~? ce sens, toute une partie de la critique de Souvarine nous ~ara~t artthc~elle; Dans de nombreux passages, il reproche Trotsky d avotr mal mene la lutte, d'avoir provoqu la haine des dirigeants par des polmiq~es inopportunes, d'avoir rapproch Zinoviev et Kamenev de Stalme au heu de les dissocier de lui, en gnral de ne pas avoir su attendre que le bloc de ses ennemis s'effritt, de ne pas avoir su temporiser et manvrer comme le faisaient ses adversaires. Nous ne pouvons suivre Souvarine dans cette voie ; supposer que Trotsky ait t souvent intransigeant et maladroit, malgr sa ligne gnrale de conciliation, ce n'est l qu'U-n aspect mineur de ,]a question, et, de toutes manires, il n'y a pas. lui reprocher de n'avoir pas su manuvrer dans les sommets, mats _au contraire d'avoir trop souvent limit son action aux sommets. Souvanne le sent bien d'ailleurs, quand il fait porter sa critique, non plus sur la personnalit de Trotsky, mais sur le dveloppement de ses positions.

    Faire la critique objective de Trotsky et de l'Opposition de gauche, c'est abandonner les critres de valeur pour un point de vue historique,

    24 Cit par Souvarine, p. 421.

    LA CONTRADICTION DE TROTSKY 23

    concret. Trotsky semble adopter ce point de vue quand il s'efforce de tout ramener une explication du type c c'tait le reflux de la rvolu-tion . En fait cette explication, sans tre fausse, n'est pas satisfaisante, car elle est infiniment trop large. La conception du reflux rvolution-naire peut permettre de comprendre .J'chec, mais non la droute ido-logique de l'opposition. Prcisment parce que l'explication est trop large, Trotsky en invoque souvent une autre, trop troite, cette fois : les machinations de Staline et des siens. En ralit nous ne pouvons com-prendre la politique de Trotsky et des leaders rvolutionnaires de grande valeur qui l'entouraient, aprs 23, qu'en l'intgrant dans le dveloppe-ment antrieur du parti bolchevik.

    Car c'est bien le bolchevisme qui continuait s'exprimer dans l'Op-position de gauche, et c'est de son impuissance survivre comme ido-logie et stratgie rvolutionnaires qu'il faut arriver rendre compte. Dans un passage de son Staline, Trotsky tente d'luder le problme. Striles et absurdes, crit-H, sont les travaux de Sysiphe de ceux qui essayent de rduire tous les dveloppements d'une priode quelques prtendus traits fondamentaux du parti bolchevik ... Le Parti bolcheviste s'assigna lui-mme le but de la conqute du pouvoir par la classe ouvrire. Dans la mesure o ce parti accomplit cette tche pour la pre-mire fois dans l'histoire et enrichit l'exprience humaine par cette con-qute, il a rempli un prodigieux rle historique. Seuls ceux qu'gare le got de la discussion abstraite peuvent exiger d'un parti politique qu'il soumette et limine les facteurs, beaucoup plus denses, de masses et de classes qui lui sont hostiles 211 On ne peut qu'tre d'accord sur le prodigieux rle historique des bolcheviks. Par ailleurs la question est mal pose. Il ne s'agit pas videmment d'exiger du parti une sorte de triomphe sur le cours de l'Histoire, mais de comprendre comment le cours de l'histoire est exprim par la structure et la vie du parti lui-mme. Ce n'est pas parce que le parti bolchevik a ralis la rvolution d'Octobre que l'on doit le difier et ne voir dans son chec postrieur qu'un accident. L'chec du parti bolchevik en 1923 doit tre compris par la dynamique intrieure de ce parti. Nous ne cherchons nullement minimiser le rle des facteurs objectifs, mais discerner sur la base de l'exprience bolchevique leur puissance permanente.

    Nous ne voulons pas revenir - assez d'ouvrages et d'tudes de toutes sortes l'ont mis en vidence - sur le caractre bien particulier de la Russie dans le monde capitaliste avant 1917, sur l'aspect arrir de son conomie et le manque de culture des masses. Si cette situation mme, comme on l'a galement soulign, fut favorable la formation d'un parti rvolutionnaire vigoureux, les contradictions sociales tant portes leur paroxysme, il n'en est pas moins vrai, et l'on a gnrale-ment moins insist sur cet aspect des choses, qu'elle eut des cons-quences essentielles en ce qui concerne ,)a structure et le fonctionnement du parti. Dans aucun pays sans doute le type du rvolutionnaire profes-sionnel ne fut ralis comme en Russie ; les ncessits de l'illgalit, en

    Staline, de Trotsky, p. 5M.

  • 24 LA CONTRAD!':TJON DE TROTSKY

    face de l'autocratie tsariste, l'habitude de vivre sous l'oppression et dans une grande misre contriburent crer le type du praticien de la rvo-lution que fut par excellence le bolchevik. Mais il faut voir amri que le rvolutionnaire professionnel, par la logique mme de sa situation, tait amen se dtacher des masses, n'entretenir avec l'avant-garde relle des usines que des relations superficielles. La clandestinit con-traignait le rvolutionnaire vivre dans de petits cercles relativement ferms. Ce climat tait favorable la centralisation, non la dmo-cratie. Trotsky, dans son Staline, crit en ce sens : Le penchant du bolchevisme pour la centralisation rvla ds le JJI Congrs ses aspects ngatifs. Des routines d'appareils s'taient dj formes dans l'illga-lit. Un type de jeune bureaucrate rvolutionnaire se prcisait. La cons-piration limitait troitement, il est vrai, les formes de la dmocratie (lection, contrle, mandats). Mais il n'est pas niable que les membres des comits aient rtrci plus qu'il ne le fallait les limites de la dmo-cratie intrieure et se soient montrs plus rigoureux envers les ouvriers rvolutionnaires qu'envers eux-mmes, prfrant commander, mme lors-qu'il et t indiqu de prter attentivement l'oreille aux masses. Et Trotsky poursuit : Kroupskaia note que dans les comits bolchevistes, de mme qu'au congrs, il n'y avait presque pas d'ouvriers. Les intel-lectuels l'emportaient : Le membre du comit, crit Kroupskaia, tait d'ordinaire un homme plein d'assurance ; il voyait l'norme influence que l'activit du comit avait sur les masses ; en rgle gnrale le cami-tard n'admettait aucune dmocratie l'intrieur du parti 27 Certes, ce divorce entre certains rvolutionnaires professionnels et les masses tait moins marqu dans les grands moments rvolutionnaires, mais les effets en taient cependant trs graves. On les voit se manifester l'oc-casion de la rvolution de 1905, quand les bolcheviks refusent de recon-natre les soviets que crent spontanment les ouvriers. Le comit bol-cheviste de Ptersbourg, rapporte Trotsky, s'tonna d'abord d'une inno-vation telle que la reprsentation des masses en lutte indpendamment des partis, et n'imagina rien de mieux que d'adresser un ultimatum au soviet : faire sien sur l'heure le programme social-dmocrate ou se dis-soudre 27. On peut affirmer que, si les bolcheviks ne provoqurent pas des catastrophes, ce fut grce Lnine, et sa facult exceptionnelle de discerner en toute situation la signification rvolutionnaire. Mais la prminence mme de Lnine mrite rflexion ; on est frapp de voir comme les meilleurs leaders bolcheviks sont peu solides sans lui. Il Y a une vritable faille entre Lnine et les autres dirigeants bolcheviks, et une faille aussi entre ces dirigeants et les militants moyens de l'Orga-nisation. Mille preuves pourraient en tre donnes, mais la plus connue, sans doute, est fournie par les vnements de Fvrier 1917 lorsque, Lnine tant en exil, Kamenev et Staline s'emparrent en son absence de la direction du parti. Quand Lnine revint et prsenta ses thses d'Avril, il fut presque seul contre tout Je parti, et ne trouva de soutien

    26 Id., p. 87, 88. 27 Id., p. 95.

    LA CONTRADICTION DE TROTSKY 25

    que chez les ouvriers bolcheviks de Viborg. C'est assez dire que la force du parti ne tenait qu' un fil. Certes, les ouvriers bolcheviks taient les meHleurs garants de sa puissance, mais ils ne pouvaient eux-mmes diriger l'Organisation, et, parmi les cadres, personne d'autre que Lnine ne pouvait la diriger.

    Cette physionomie bien particulire du parti bolchevik, on la voit s'accentuer au lendemain de la rvolution et pendant toute la priode de la guerre civile. La guerre civile, en effet, jointe au chaos conomique et au faible niveau de culture des masses russes, rendait ncessaire une concentration du pouvoir accentue, une politique de plus en plus volon-tariste face une situation de plus en plus difficile. Souvarine dcrit parfaitement, dans ces conditions, l'volution du Conseil des Commis-saires du Peuple, qui devient vite .la doublure du comit central bolche-vik, et ne sert plus qu' donner forme constitutionnelle ses dcisions. Il montre galement que le comit central son tour existait de moins en moins en tant que collge et que le vritable pouvoir se trouvait concentr entre les mains d'une oligarchie au sein du Politbureau. Dans toutes les institutions, dans les syndicats comme dans les soviets, il n'y avait qu'un pouvoir et qu'une politique, celle des bolcheviks, qui deve-naient de plus en plus de simples fonctionnaires trangers aux masses et aux ouvriers en particulier. La mme .logique amenait les bolcheviks se dbarrasser de toutes les oppositions. On ne sait que trop avec quelle exceptionnelle violence Lnine s'acharna exterminer ses adver-saires, qu'ils fussent socialistes rvolutionnaires de gauche ou anar-chistes. Voline donne sur ce point des renseignements saisissants. On y voit notamment les bolcheviks fabriquant des documents compromettants contre les anarchistes pour leur mettre sur le dos des affaires crimi-nelles auxquels ils sont absolument trangers. La terreur qui commence par exterminer tous les partis opposants, tous les groupes con{;urrents, et qui finit, au sein mme du parti bolchevik, par l'interdiction des frac-tions, atteint son paroxysme avec la rpression des ouvriers de Crons-dadt, qui, autrefois considrs comme l'lite rvolutionnaire, et combat-tant pour des revendications dont certaines sont confuses, mais la plu-part dmocratiques, sont traits comme des agents de la contre-rvolu-.tion et implacablement crass.

    Tous les faits concordent : le parti qui, ds son origine et en raison de la situation objective, tendait vers une structure militaire et fonction-nait comme un organisme mal li aux masses, a accus considrable-ment ces traits dans la priode post-rvolutionnaire. On ne peut que suivre Souvarine quand il reprend son compte la dfinition de Bou-kharine : Le parti part et au-dessus de tout 28 En revanche il nous parat que Souvarine oscille entre une critique de l'attitude des dirigeants (subjective) et une interprtation objective qui rattache cette volution du bolchevisme la situation donne, conomique et sociale, nationale et mondiale. Nous le rptons, la premire critique n'a pas de sens pour nous. Il n'y a pas de jugement de valeur qui soit permis. La

    211 Staline, p. 300.

  • 26 LA CONTRADICTION DE TROTSKY

    politique du parti bolchevik a t de 1917 1923 celle d'une organisa-tion rvolutionnaire luttant dsesprment pour prserver jusqu' l'cla-tement de la rvolution mondiale une victoire proltarienne sans prc-dent dans l'histoire. Cette politique tait essentiellement contradictoire, puisqu'elle tait amene prendre un contenu antiproltarien au nom des intrts majeurs du proltariat. Mais ses contradictions elles-mmes taient objectives, car elles exprimaient les contradictions du proltariat russe victorieux, et touff dans sa victoire par des facteurs ngatifs l'chelle nationale et internationale. La priode post-rvolutionnaire en Russie est le moment tragique du bolchevisme, dchir entre ses fins et la nature des forces qu'il tente d'animer. Ce tragique culmine dans la rpression des ouvriers de Cronstadt par Trotsky, qui est amen. les craser et forger des faux pour persuader le monde entter de leur culpabi-lit. Mais ce moment de la contradiction est, par essence, transitoire ; le bolchevisme ne peut demeurer dchir entre son compor-tement rel et ses principes ; quelles que soient les fins suprmes qu'il vise, il ne peut survivre s'il se coupe de son contenu rel, - les masses proltariennes qu'il reprsente. ll ne peut demeurer sans fondement so-cial, comme pure volont de forcer le cours de l'Histoire. Au sein mme du parti, la contradiction s'exprime comme la diffrence entre la politi-que de Lnine et Trotsky, qui cote que cote gouvernent vers la rvo-lution mondiale , et le corps mme du parti qui tend se cristalliser socialement et bauche dj la forme d'une caste privilgie .

    Ce n'est que dans cette perspective que l'on peut comprendre la d-faite de Trotsky, sa liquidation en 1927, et surtout, ce qui est essentiel, son effondrement idologique ds 1923. La lutte de Trotsky contre la bureaucratie manquait de base parce que Trotsky tait objectivement un artisan de cette bureaucratie. Trotsky ne peut reprocher Staline de faire une politique anti-ouvrire et antidmocratique quand il a inau-gur lui-mme cette politique. Il ne peut critiquer la rpression exerce contre l'Opposition quand lui-mme a particip la rpression du Groupe ouvrier et de la Vrit ouvrire. Il n'a plus la libert de s'ap-puyer sur l'avant-garde des usines parce qu'il s'est coup d'elle. Il n'a pas de plate-forme d'ensemble contre Staline parce qu'il s'est lui-mme laiss enfermer dans la contradiction qui consiste diriger le prolta-riat en fonction de ses intrts suprmes l'encontre de ses intrts immdiats. Le tournant de 23 parat souvent difficile comprendre. En fait, cette poque, le caractre rvolutionnaire du bolchevisme ne tient dj plus qu' un fil : la politique de Lnine et de Trotsky oriente vers la rvolution mondiale. En l'absence de cette rvolution, le fil doit se rompre. La contradiction trop forte doit s'abolir. Ainsi l'avnement de Staline reprsente-t-il l'clatement de la contradiction et le surgissement d'un nouveau terme. Pour s'affirmer, le nouveau rgime n'a pas besoin d'entrer en guerre contre toutes les valeurs prcdentes. Elles se sont ruines d'elles-mmes et, perdant leur vrai contenu, sont dj devenues en un sens des moyens de mystification ; ainsi Staline peut-il surgir sans que sa politique semble rompre d'emble avec la politique bolc~eviste. Ainsi la lutte qu'il mne contre Trotsky peut-elle appara1tre

    LA CONTRADICTION DE TROTSKY 27

    comme une lutte de personnes. Et Trotsky lui-mme peut-il affirmer qu'il s'agit d'une c conspiration sans principe, dirige contre lui person-~elle~ent . En fait H s'~git d'une rupture absolue avec le pass, comme 1 avemr le montrera, mais apparemment, ce n'est qu'une transition insen-sible, une question de personnes. Trotsky, qui a voulu voir dans la seul e_xistence du parti et la survivance formelle de la dictature du prolta-nat comme une garantie historique pour la rvolution mondiale, pro-longe par l'attitude qu'il prend le moment de la contradiction dans le s_talinisme, il veut croire que ce parti bureaucratis, qui mne une poli-~Ique co_ntre-rvolutionnaire, est un lment essentiel pour le proltariat InternatiOnal. Tel est le 5ens des tranges dclarations que nous rap-portions sur l'unit du parti et en gnral le sens de sa ligne de conci-liation. Tel est le sens aussi de ses sursauts intermittents. Dans le mme tt;~P~, il cache le Te~tament et accuse Staline d'abandonner la politique lemmste ; dans le meme temps, il demande un cours nouveau une vritable dmocratisation du parti, et dclare, en dpit de la bu~eaucratisation, que le parti a toujours raison. Il n'a plus la libert d'agir en rvolutionnaire parce qu'il participe d'un processus qui l'a conduit tourner le dos aux masses. Il n'a pas la libert d'agir en bu-reaucrate parce qu'il s'est toujours dtermin, quelle que ft sa tactique, en fonction de l'idal rvolutionnaire.

    Ses contradictions s'expriment peut-tre de la manire la plus cla-tante dans son hsitation quand il s'agit de dater le Thermidor. En 1923, il repousse toute analogie avec la raction thermidorienne en 1926 il prvoit la possibilit d'un cours thermidorien ; en mme temps il atta~ que violemment les gauchistes de Centralisme dmocratique, selon qui Thermidor tait dj fait. En novembre 1927, la suite d'une manifes-tation de rues o les partisans de l'Opposition sont molests par les bandes staliniennes, il affirme qu'on vient de voir une rptition gn-rale de Thermidor. En 27, avec les 121, il affirme n'avoir jamai-s pens que le parti ou son C.C. ft thermidorien. En 28-29 il annonce nou-veau la menace thermidorienne ; puis en 30 proclame brusquement : Chez nous, Thermidor a tran en longueur. Enfin, en 35, dans sa brochure Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme il crit : Le Ther-midor de .la grande rvolution russe n'est pas devant nous, mais dj loin en arrire. Les thermidoriens peuvent clbrer le dixime anniver-saire de leur victoire so.

    Il valait la peine d'examiner attentivement l'attitude de Trotsky l'aube du stalinisme, car elle nous permet d'clairer la politique (tho-rique) qu'il mena jusqu' sa mort. Nous avons dit que Trotsky a re-prsent, de 23 27, les contradictions du bolchevisme. Nous devons maintenant ajouter qu'il ne s'est jamais dgag de cette situation d-chire. Il a par la suite transpos dans le domaine de la thorie rvolu-tionnaire la contradiction dans laquelle il s'tait trouv objectivement enferm. Il a certes t oblig par les vnements d'apercevoir le carac-tre contre-rvolutionnaire du stalinisme, mais il n'a pas t capable de

    ao Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, p. 25.

  • 28 LA CONTRADICTION DE TROTSKY

    prendre une vue d'ensemble de la nouvelle socit stalinienne et de la dfinir. Il a transfr sur des catgories conomiques - la collectivi-sation, la planification - le ftichisme qu'il avait d'abord profess l'gard de formes politiques, - Parti, Soviets. Il dclare la fois qu' la diffrence du capitalisme, le socialisme ne s'difie pas automatique-ment, mais consciemment, (que) la marche vers le socialisme est ins-parable du pouvoir tatique 31 , et que la dictature du proltariat a trouv son expression dfigure mais incontestable dans la dictature de la bureaucratie 32 . Il montre que la bureaucratie s'est trouve une base conomique et sociale autonome 33, mais il continue dans toutes ses uvres affirmer que la bureaucratie n'est pas un systme d'exploita-tion, qu'elle est simplement une caste parasitaire. Il crit de manire excellente : Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nou-velle re du rgne de la bourgeoisie, si ce rgne n'tait devenu caduc dans le monde entier 34 indiquant par l que le mode d'exploitation fond sur la proprit prive est dpass par le cours de l'histoire, sans que pour autant le socialisme soit ralis, et l'inverse il dit et rpte que le rgne de la bureaucratie est purement transitoire et qu'il doit s'effondrer devant les deux seules possibilits historiques : capitalisme ou socialisme.

    * ** Nous avons Suffisamment insist sur le sens de notre critique pour

    esprer viter les malentendus. Le Stalinisme est pour nous un systme d'exploitation, qu'il convient de comprendre, comme il convient de com-prendre le capitalisme moderne, en vue de contribuer au mouvement ou-vrier, seul susceptible de les renverser. Quand nous apprcions le bol-chevisme, notamment dans sa phase de dcadence, c'est en gardant avec lui un lien de participation, car sa force et sa crise sont celles de l'ido-logie rvolutionnaire. Par ailleurs les apprciations romantico-fatalistes, du genre : l'chec du bolchevisme, le parti gnial des surhommes, montre bien que la rvolution est impossible, nous sont trangres. Le bolchevisme est pour nous l'expression d'une poque. Il n'a pas chou

    31 Id., p. 20. . . ., . 32 On peut galement rapprocher cette affirmation des dermeres hgnes du

    Staline qui la dmentent absolument : L'Etat, c'est moi, crit Trotsky, est presque une formule librale en comparaison avec les ralits du rgin . ..: tota-litaire de Staline. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'Etat. Les papes de Rome s'identifient la fois avec l'Etat et avec l'Eglise - mais seulement durant les poques du p~>Uvoir temporel. L'~tat t

  • II

    LE PROLTARIAT ET SA DIRECTION,.,

    Les rflexions que nous soumettons aux camarades de Socialisme et Barbarie et au .public de la revue ne constituent qu'une contribution l'tude du problme de la direction rvolutionnaire. Nous ne prtendons nullement apporter une thorie nouvelle qu'on pourrait opposer, par exemple, la thorie lniniste c:~ l'organisation. On verra qu'il s'agit plutt de critiquer l'ide mme de thorie de la direction et de montre que sur ce point prcis des formes de lutte et d'organisation, le prol-tariat est sa propre thorie. Il est significatif que la plupart des grou-pements gauchistes, quels que soient par ailleurs leurs divergences et le degr de leur maturit idologique, se rencontrent sur la ncessit de construire un parti du proltariat. La critique, quand elle existe, portE' sur Je rle et la nature de ce parti (vise par exemple Je mode d'organi-sation bolchevique) ; mais l'ide est hors de cause, comme un postulat de la rvolution. II est non moins significatif nos yeux que l'avant-garde semble se dtourner de ce postulat : aucune des manifestation~ rvolutionnaires aprs la Libration n'a eu pour effet de susciter la cration d'un parti ou de renforcer le petit parti existant - le P.C.I. -(compte tenu de sa politique profondment errone) ; l'antipathie des ouvriers les plus consdents l'gard d'un nouveau parti est vidente. Cette rpulsion n'est-elle qu'un aspect mineur de la dmoralisation ou-vrire ou a-t-elle un sens plus profond ? Elle incite au moins la rflexion et c'est faire preuve d'un alarmant dogmatisme que de ne pas poser la question dans toute son ampleur. On pourrait penser qu'il est artificiel de soulever ce problme dans une priode o il est pratique-ment impossible de constituer un parti et o les divergences sur un tel sujet sont apparemment dpourvues de consquence. Mais ce serait ne pas comprendre que le problme de la direction rvolutionnaire n'est pas un problme parmi d'autres, qu'il met en cause l'ide mme du pro-ltariat. C'est ce qui nous est du reste apparu quand, chargs par le groupe de prparer un texte sur la classe et son avant-garde, nous avons d relier notre analyse ncessairement une conception de la direction.

    Sans entrer dans le dtail de ce premier texte, sans nous proccu-per de dmontrer la validit, ici, du concept de proltariat ni de dcrire

    * , n 10, juil.-aot 1952.

    LE PROLET AR/AT ET SA DIRECTION 31

    son mouvement historique, dgageons cependant quelques points essen-tiels qui commandent notre interprtation prsente :

    1. Remarques prliminaires sur la nature du proltariat.

    t Le proltariat a une dfinition conomique et ses traits les plus gnraux sont fixs par cette dfinition. Mais cette dfinition comprend une histoire ; en tant qu'il se rduit son rle producteur il est dj engag dans une transformation, que seule sa disparition pourra inter-rompre. Tous les changements qui surviennent dans son mode de tra-vail ont des rpercussions sur son nombre, sa concentration, sa compo-sition et en dfinitve sur sa conduite.

    2" Rvolt par ce seul fait qu'il est une classe exploite contrainte une lutte permanente contre le capitalisme par sa situation de classe salarie (dfendant la valeur de sa force de travail sur le march), le proltariat est rvolutionnaire par la nature de son travail qui lui con-fre une conception universelle et rationnelle de la socit. L'histoire montre que la conscience politique n'est pas tardivement acquise par lui, aprs des luttes revendicatives locales et limites, qu'elle est ins-parable ds l'origine de sa situation dans la socit. Le dveloppement du proltariat doit tre tout entier considr comme un mrissement de cette conscience rvolutionnaire, figurant l'effort d'une classe pour con-qurir son unit et affirmer sa suprmatie sociale.

    3" La constitution du mouvement ouvrier, qui se traduit la fois par l'organisation et la diffrenciation de la classe, ne devient intelligi-ble que mise en rapport avec l'volution conomique de celle-ci ; elle n'est pas cependant mcaniquement dtermine par elle. Les change-ments qui affectent le proltariat dans son nombre, sa structure, son mode de travail ne prennent un sens que dans la mesure o la classe les assimile subjectivement et les traduit dans son opposition l'ex-ploitation. C'est dire qu'il n'y a aucun fadeur objectif qui garantisse au proltariat son progrs. Alors que la bourgeoisie tablit et dveloppe dj une puissance conomique au sein de la socit fodale, le prolta-riat ne peut progresser que par la conscience qu'il prend de son rle dans la socit, que par la comprhension de sa nature et de ses tches historiques.

    4" La capacit du proltariat de s'organiser face l'exploitation et de trouver des formes nouvelles de lutte est l'expression directe de sa maturit historique. Plus que les ides ou les programmes del? partis, la manire dont se disposent les divers lments de la classe, les rap-ports concrets qu'ils entretiennent - en un sens dj fixs par les types de groupements adopts (syndicats, partis, soviets, etc.) ; en un autre sens se rvlant l'intrieur de ces groupements sous une forme plus sensible encore (relations dirigeants-excutants au sein du parti ou du syndicat) - indiquent le degr de maturit rel de la classe.

    s L'histoire du proltariat est donc exprience, et celle-ci doit tre comprise comme progrs d'auto-organisation. A chaque priode la

  • 32 LE PRO LET ARIA T ET SA DIRECTION

    classe se pose les problmes qu'impliquent la fois sa condition d'ex-ploite et toute son exprience antrieure. Aujourd'hui I'uni_fication c~oissante de la socit d'exploitation et le pass de lutte qu1 a prodUit la bureaucratisation ouvrire dont le stalinisme est l'aspect achev dter-minent un moment essentiel de l'exprience proltarienne. Alors que jus-qu' notre poque celle-ci s'est droule sous le si~ne de la lutte im~: diate contre la bouraeoisie et de la suppression s1mple de la propnete capitaliste, elle conslste maintenant en une mise en ~uestion totale de J'exploitation et de la forme positive du pouvoir ouvner.

    11. Critique de la notion de parti rvolutionnaire : il se rattache une poque dpasse de l'histoire proltarienne.

    De cette brve analyse nous voulons dtacher cette ide essentielle : Je proltariat ne peut russir instaurer son pouvoir qu'en progress~nt sans cesse dans la conscience de ses buts, qu'en s'organisant et se dif-frenciant. Ceci n'implique aucune position sur la forme dtermine que doit revtir sa direction. L'affiPmation que la ncessit du parti ne peut tre mise en cause sans que ne le soit en mme temps la conception marxiste du proltariat nous parat errone. Il est si~nificatif que M_arx ait pu affirmer dans le Manifeste que l~s commumstes n7 pouva1ent constituer un parti spar de la classe ; egalement que Lmne et Ros~ Luxembourg, bien que se rencontrant sur l'importance du rle du parh, aient pu lui attribuer un contenu tout diffrent, que des _lments d'avant-garde actuellement, bien que se rattachant. au marx1sme, en rejettent l'ide. C'est que le parti n'est pa~ un attnbut permanent du proltariat mais un instrument ~o~g par lm pou_r le besom de sa lutte de classe, une poque dtermmee de son h1stone.

    La question que nous devons poser est donc : quelle ncess_it cor-respond pour le proltariat la constitution d'un par_t~? Sa fonction est-elle ou non dpasse? II s'agit pour la classe ouvnere de surmon!er la dispersion de ses luttes, la fois de les coordonn~r. et de les onenter vers un but unique : la destruction de la bourgems1e. Cette classe se trouve dans la ncessit d'affirmer ses objectifs permanents et essen-tiels, qui dpassent les intrts particuliers de telle ou telle _de ses cou-ches et de mener une action rflchie et concerte. Idologtquement, le parti signifie l'effort de la classe pour penser sa ~utte sous une ~orme universelle. Structurellement, il signifie la slectiOn d'une parhe de J'avant-garde qui forme un corps relativement tranger _la ~Jasse, fonctionnant selon ses lois propres et se posant comme la dmchon de la classe. La constitution du parti traduit l'exprience que fait la c_Iasse de son ingalit de dveloppement, de sa dispersion, de son bas mveau culturel, de son extrme infriorit par rapport au systme de combat de la bourgeoisie ; de la ncessit en consquence de se donner des chefs. Plus le parti est centralis, disciplin, spar de la classe, plu_s il se prsente autoritairement comme la ~irection de la classe, plus, tl endosse de tches rvolutionnaires, plus Il rpond en un sens au role qu'attend de lui Je proltariat, conscient de son incapacit de ra.J_iser ces tches rvolutionnaires. Or cette exigence d'un corps de rvolutton-

    LE PRO LET ARIA T ET SA DIRECTION 33

    naires qui fasse la place de la classe ce qu'elle ne peut faire elle-mme correspond une conception abstraite de la rvolution. L'accent est mis sur la ncessit de lutter contre le capitalisme, de renverser la bour-geoisie, d'abolir la proprit prive. C'est la rvolution, non le pouvoir proltarien, qui est l'objectif. L'essentiel rside donc dans J'efficacit de la lutte immdiate et ceci fonde l'appel l'action d'une minorit stric-tement organise qui l'on puisse s'en remettre pour la direction du combat.

    Dans de telles conditions, il est logique que le parti se constitue et se dveloppe effectivement selon un processus partiellement tranger au mode d'action du proltariat. Celui-ci a besoin d'une direction pose comme corps relativement extrieur lui-mme et dans la ralit ce corps se forme et se comporte comme tel.

    C'est d'abord un fait que l'laboration du programme du parti comme l'initiative de sa constitution est l'uvre d'lments non prol-tariens, en tout cas chappant l'exploitation qui rgne dans le proces-sus de production. C'est l'uvre le plus souvent d'inteHectuels petits-bourgeois qui, grce la culture qu'ils possdent et leur mode de vie sont capables de s'adonner totalement la prparation thorique et pratique de. I_a rvolution. C'est un autre fait que le parti, pendant une longue penode comprend surtout des lments non proltariens et ne fait pour ainsi dire aucune place aux ouvriers dans ses cadres. Trotsky dans son Staline indique, comme Souvarine, que la participa-tion ouvrire aux premiers congrs sociaux-dmocrates tait inexistante (aussi bien chez les bolcheviks que chez les mencheviks). Trotsky dcrit durement ~e comportement des premiers cadres bolcheviks qu'il appelle des com1tards et que nous nommerions aujourd'hui des bureaucra-t~s.; ceux-ci, rapporte-t-il, persuadent les ouvriers de leur incapacit dmger et les engagent l'obissance. Mme lorsque la composition ouvr_ire du parti s'accentue, la suprmatie des lments non proltariens pers1ste. Le type du militant rvolutionnaire est conu de telle manire que l'ouvrier est ncessairement confin dans des tches pratiques au sein de l'organisation ou qu'il est arrach la masse pour devenir un responsable.

    La critique du parti bolchevik ne doit pas consister en une critique de la conception lniniste de l'organisation - comme ce fut trop sou-vent le cas dans le groupe Socialisme ou Barbarie - mais en une criti-que historique _du proltariat. Les erreurs du Que faire, avant d'tre des erreurs de Lnme, sont en effet l'expression des traits de la conscience proltarienne une tape donne. L'essentiel est que le proltariat se reprsente sa direction comme un corps spar de lui, charg de le mener la rvolution. C'est parce que la direction est en fait apporte du dehors que s'explique la conception du rvolutionnaire profession-nel par exemple, qui ne fait que traduire la sparation du parti et de la classe. L'ide de Lnine, que l'action des masses suit un processus inconscient, qu'elles ne peuvent dpasser d'elles-mmes la lutte tracte-unioniste et que la conscience doit leur tre apporte du dehors ne donne pas prise en elle-mme la critique qu'on lui adresse. Car,' s'il

    1

  • 34 LE PROLETARIAT ET SA DIRECTION

    est vrai que le proltariat porte en lui-mme ds son origine une cons-cience socialiste il est sr galement que dans cette priode cette cons-cience est abstr~ite (qu'elle est seulement conscience de la ncessit~ du renversement de la bourgeoisie), qu'elle n'a pas un contenu effecttf et qu'elle attend la dtermination de ce contenu par des lments ext-rieurs la classe. C'est ce qui rend possible la thorie de Lnine. Celle-ci en elle-mme n'est qu'un signe ; elle est si peu dcisive s'il faut en croire Trotsky dans son Staline, que Lnine est revenu_ plu_s tar? sur son erreur. JI est du reste significatif que Trotsky - qUI affirme Juste-ment que le proltariat a une tendance instincti~e reconst:uire_ 1~ so-cit sur des bases socialistes - se fasse par atlleurs la meme tdee du parti que Lnine, que la tv Internationale ait t constitue extrieure-ment la classe et apporte celle-ci comme sa direction. Il est tout aussi significatif que pour Trotsky il n'y ait jamais crise du mouvement ouvrier mais seulement crise de la direction rvolutionnaire, autrement dit que le problme de la rvolution soit considr comme celui de la direction de la classe.

    11 est donc superficiel de s'en prendre la thorie du rvolutionnaire professionnel comme la rigueur du_ centralisme d~m?cratique, quan~ ces traits ne font que dcouler logtquement de 1 extstence du partt comme corps constitu.

    Ill. Il n'y a qu'une forme du pouvoir proltarien.

    Si le parti est dfini comme l'expression ~a plu~ achev~e du prolt~.riat sa direction consciente ou la plus consctente, tl est necessatre qu 1! tende faire taire tous les autres modes d'expressions de la classe et qu'il se subordonne toutes les autres formes de pouvo~r.

  • 36 LE PROLJ~T AR/AT ET SA DIRECTION

    tion de l'opposition entre dirigeants et excutants l'intrieur du parti~ comme si les intentions taient efficaces, la signification du parti dtache de sa structure et disponible. Le Groupe recommande que le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais, une telle fonction, Lnine moins qu'aucun autre ne l'a jamais reven-dique. C'est dans les faits que le parti se comporte comme 1~ seule forme de pouvoir ; ce n'est pas un point de son programme. SI l'on conoit le parti comme la cration la plus vraie de la cla~se, so~ expression acheve - c'est la thorie de Socialisme ou Barbane -, SI l'on pense que le parti doit tre la tte du proltariat avant, pendant et aprs la rvolution, il est trop clair qu'il est la seule f?rm~ du ,PO~voir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au proletanat d assi-miler les vrits du parti dans l'exprience) que celui-ci tolrera d'au-tres formes de reprsentation de la dasse. Les soviets, par exemple, seront considrs par le parti comme des. auxilia_ires, m~is toujo~rs moins vrais que le parti dans leur expresswn soc1ale, puisque mm_ns capables d'obtenir une cohsion et une homognit idologique, PUIS que le thtre de toutes les tendances du mouvement ouvrie~. Il ~st alor~ inluctable que le parti tende s'imposer comme seule direction et a liminer les soviets comme ce fut le cas en 1917.

    Sur le terrain rvolutionnaire le plus sensible, qui est celui des formes de lutte proltarienne, le Groupe, malgr son analyse de la bureaucratie, n'aboutit rien. En ce sens on peut dire qu:il est !~in der-rire l'avant-garde, qui ne fait pas la critiq~e d~ L_em.~e,, mais cell~ d'une priode historique. Si elle refuse au]ourd hm l1dee de parh avec la mme obstination qu'elle l'exigeait dans le pass, c'est que cette ide n'a pas de sens dans la priode prsente. Il est impossible, au reste, d'affirmer que l'avant-garde a progress radicalement dans la com~:hension de ses tches historiques, qu'elle apprhende pour la prem1ere fois la vrit de l'exploitation dans toute son tendue et non plus s~us la forme partielle de la proprit prive, qu'elle tourne son atten~hon vers la forme positive du pouvoir proltarien et non plus vers la ta~che immdiate du renversement de la bourgeoisie, et de soutenir en meme temps que cette avant-garde est en rgression dans son exprience de l'organisation.

    On ne peut en aucune manire savoir si le prolta~iat , dans _la p-riode actuelle aurait la capacit de renverser le P?UVOir d exp,l_m!ati~n: L'alination dans le travail, son exclusion du proces culturel, 1 megahte de son dveloppement sont des traits aussi ngatifs aujourd'hui qu'il y a trente ans ; la constitution d'une bureaucratie ouv~ire p~enant conscience de ses fins propres et l'antagonisme qu'elle a developpe avec la bourgeoisie a entrav sa propre lutte et l'a asservi . d'autres exp~oiteurs Nanmoins l'unification du proltariat n'a cesse de se poursUivre paralement 1~ concentrati?n du capi~~lisme, et il a derrire soi ~ne exprience de luttes qui lui cree les conditions dune ~ouvelle perce~twn de ses tches. Ainsi pensons-nous qu'il ne peut maugurer mamte-nant une lutte rvolutionnaire qu'en manifestant ds l'origine sa cons-cience historique. Ceci signifie qu'au stade mme du regroupement

    LE PROLETARIAT ET SA DIRECTION 37

    de son avant-garde, il annoncera son objectif final, c'est--dire sera amen prfigurer la forme future de son pouvoir.

    Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amene par la logique de sa lutte contre le pouvoir concentr de l'exploiteur se rassembler sous une forme minoritaire avant la rvolution ; mais il serait strile d'ap-peler parti un tel regroupement qui n'aurait pas la mme fonction. En premier lieu, celui-ci ne pourra s'oprer que spontanment au cours de la lutte et au sein du processus de production, non en rponse un groupe non proltarien apportant un programme politique. En second lieu et essentiellement il n'aura ds l'origine d'autre fin que de permet-tre un pouvoir ouvrier. Il ne se constituera pas comme direction historique mais seulement comme instrument de la rvolution, non comme corps fonctionnant selon ses lois propres mais comme dtache-ment provisoire purement conjoncturel du proltariat. Son but ne pourra tre ds l'origine que de s'abolir au sein du pouvoir reprsentatif de la classe ouvrire.

    Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de cette olasse : son pouvoir reprsentatif. Dire qu'un tel pouvoir est in-viable sans le secours du parti, prcisment parce qu'il reprsente l'en-semble des tendances - aussi bien les tendances opportunistes et bu-reaucratiques que rvolutionnaires - reviendrait dire que la classe ouvrire est incapable d'assurer elle-mme son rle historique et qu'elle doit tre protge contre elle-mme par un corps rvolutionnaire sp-cialis : c'est--dire rintroduire la thse majeure du bureaucratisme que nous combattons.

    IV. Situation de l'avant-garde et rle d'un groupe rvolutionnaire.

    Les premires conditions de l'exprience actuelle ont t poses par l'ch_ec de la rvolution russe. Mais cette exprience ne fut d'abord per-ceptible que sous une forme abstraite et pour une infime minorit prol-tarienne. La dgnrescence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le dveloppement bureaucratique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseigne-ment partiel concernant le problme de son organisation avant de tirer un enseignement total concernant l'volution de la socit, la vraie na-ture de son exploitation. La forme dans laquelle elle conoit le pouvoir de la classe n'est progressivement aperue qu'en opposition la forme dans laquelle se ralise le pouvoir de la bureaucratie. L'universalit des tches du proltariat ne se rvle que lorsque l'exploita

  • 38 LE PROLTARIAT ET SA DIRECTION

    lutte ouvrire au profit d'un des deux imprialismes, l'incapacit. o se trouve le proltariat d'agir rvolutionnairement sans que cette act10n ne prenne aussitt une porte mondia~e, tou.s ces facteurs se sont oppo: ss et s'opposent encore une mamfestahon autonome de la cl~sse; lb s'opposent galement un regroupement de l'avant-f?arde, car Il. n Y a pas de sparation relle entre l'une .et ~autre. Celle-ci ne peut agir qu,e lorsque les conditions permettent objectivement la lu~e. totale de celle-la. 11 n'en demeure pas moins que l'avant-garde a considerablement. appr~fondi son exprience : les raisons mmes qui l'empchent d'agu Indi-quent sa maturi,t. . .

    Il n'est donc pas seulement erron mais impossi~l~ d~ns la. P.erw.de actuelle de constituer une organisation que.lcon~ue. ~ hist~ue f~It JUstice de ces difices illusoires qui s'intitulent duechon revoluhonn~Ire en les branlant priodiquement. Le groupe Socialisme ou Barbar n'a pas chapp ce traitement. C'est seulement en comprenant quel,'es. sont la situation et les tches de l'avant-garde et quel ra~port dOit 1 umr elle qu'une collectivit de rvolutionnaires peut travailler et se, dve!oppe~. Une telle collectivit ne peut sr proposer pou,r b~t. que d expnmer .a l'avant-garde ce qui est en elle sou~ form~ d expenen.ce et de savou implicite ; de clarifier les problm~s economiq__ues et, sociaux actu~ls. En aucune manire elle ne peut se fixer pour tache d apporter 1 ~va~tgarde un programme d'action suivre, encore moins une orgamnhon rejoindre.

    III

    L'EXPRIENCE PROLTARIENNE*

    11 n'y a gure formule de Marx plus rabche : c l'histoire de toute socit jusqu' nos jours n'a t que l'histoire des luttes de classes :.. Pourtant celle-ci n'a rien perdu de son caractre explosif. Les hommes n'ont pas fini d'en fournir le commentaire pratique, les thories des mystificateurs de ruser avec son sens ni de lui substituer de plus ras-surantes vrits. Faut-il admettre que l'histoire se dfinit tout entire par la lutte de classes ; aujourd'hui tout entire par la lutte du prol-tariat contre les classes qui l'exploitent ; que la crativit de l'histoire et la crativit du proltariat, dans la socit actuelle sont une seule et mme chose? Sur ce point, il n'y a pas d'ambigut chez Marx : c De tous les instruments de production, crit-il, le plus grand pouvoir pro-ductif c'est la classe rvolutionnaire elle-mme:. 1 . Mais plutt que de tout subordonner ce grand pouvoir productif, d'interprter la marche de la socit d'aprs la marche de la classe rvolutionnaire, le pseudo-marxisme en tous genres juge plus commode d'assurer l'histoire sur une base mo~ns mouvante. Il convertit la thorie de la lutte des classes en une science purement conomique, prtend tabHr des lois l'image des lois de la physique classique, dduit la superstructure et fourre dans ce chapitre avec les phnomnes proprement idologiques, le comporte-ment des classes. Le proltariat et la bourgeoisie, dit-on, ne sont que des c personnifications de catgories conomiques ,. - l'expression est dans le Capital - le premier celle du travail salari, la seconde celle du capital. Leur lutte n'est donc que le ref.let d'un conflit objectif, celui qui se produit des priodes donnes entre l'essor des forces produc-tives et les rapports de production existants. Comme ce conflit rsulte lui-mme du dveloppement des forces productives, l'histoire se trouve pour l'essentiel rduite ce dveloppement, insensiblement transforme en un pisode particulier de l'volution de la nature. En mme temps qu'on escamote le rle propre des classes, on escamote celui des hom-mes. Certes, cette thorie ne dispense pas de s'intresser au dveloppe-ment du proltariat ; mais l'on ne retient alors que des caractristiques objectives, son extension, sa densit, sa concentration ; au mieux, on les met en relation avec les grandes manifestations du mouvement ouvrier ; le proltariat est trait comme une masse, inconsciente et indlffren-

    Socialisme ou Barbar!e1 n 11, nov.-dc. 1952. 1 Mis~re de la Philosopme, p. 13:5, Costes, d.

  • 40 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE

    c1ee dont on surveille l'volution naturelle. Quant aux pisodes de sa lutte permanente contre l'exploitation, quant aux actions rvolution-naires et aux multiples expressions idologiques qui les ont accompa-gnes, ils ne composent pas l'histoire relle de la classe, mais un accom-pagnement de sa fonction conomique.

    Non seulement Marx se distingue de cette thorie, mais il en a fait une critique explicite dans ses uvres philosophiques de jeunesse ; la tendance se reprsenter le dveloppement de la socit en soi, c'est--dire indpendamment des hommes concrets et des relations qu'ils tablissement entre eux, de coopration ou de lutte, est, selon lui, une expression de l'alination inhrente la socit capitaliste. C'est parce qu'ils sont rendus trangers leur travail, parce que leur condition sociale leur est impose indpendamment de leur volont que les hom-mes sont amens se reprsenter l'activit humaine en gnral comme une activit physique et la Socit comme un tre en soi.

    Marx n'a pas dtruit cette tendance par sa critique pas plus qu'il n'a supprim l'alination en la dvoilant ; elle s'est, au contraire, dve-loppe partir de lui, sous la forme d'un prtendu matrialisme cono-mique qui est venu, avec le temps, jouer un rle prcis dans la mystifi-cation du mouvement ouvrier. Recoupant une division sociale du prol-tariat entre une lite ouvrire associe une fraction de l'intelligentsia et la masse de la classe, elle est venue alimenter une idologie de commandement dont le caractre bureaucratique s'est pleinement rvl avec le stalinisme. En convertissant le proltariat en une masse sou-mise des lois, en un agent de sa fonction conomique, celui-ci se justi-fiait de le traiter en excutant au seirn de l'organisation ouvrire et d'en faire la matire de son exploitation.

    En fait, la vritable rponse ce pseudo-matrialisme conomique, c'est le proltariat qui l'a lui-mme apporte dans son existence prati-que. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement ragi, dans l'histoire, des facteurs externes, conomiquement dfinis - degr d'exploitation, ni-veau de vie, mode de concentration -, mais qu'il a rellement agi, tntervenant rvolutionnairement non pas selon un schma prpar par sa situation objective, mais en fonction de son exprience totale cumu-lative. Il serait absurde d'interprter le dveloppement du mouvement ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure cono-mique de la socit, mais vouloir l'y rduire c'est se condamner igno-rer pour les trois quarts la conduite concrte de la classe. La transfor-mation, en un sicle, de la mentalit ouvrire, des mthodes de lutte, des formes d'organisation, qui s'aventurerait la dduire du processus conomique ?

    Il est donc essentiel de raffirmer, la suite de Marx, que la classe ouvrire n'est pas seulement une catgorie conomique, qu'elle est le plus grand pouvoir productif et de montrer comment elle l'est, ceci contre ses dtracteurs et ses mystificateurs et pour le dveloppement de la thorit rvolutionnaire. Mais il faut reconnatre que cette tche n'a t qu'bauche par Marx et que sa conception n'est pas nette. Il s'est

    L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 41

    souvent content de proclamer en termes abstraits le rle de la prise de conscience dans la constitution de la classe sans expliquer en quoi consistait celle-ci. En mme temps il a - dans le but de montrer la ncessit d'une rvolution radicale - dpeint le proltariat en des ter-mes si sombres qu'on est en droit de se demander comment il peut s'lever la conscience de ses conditions et de son rle de direction de l'humanit. Le capitalisme l'aurait tranform en machine et dpouill de tout caractre humain au physique comme au moral :. 2 aurait retir son travail toute apparence d'activit personnelle.; aurait ralis en lui la perte de l'homme :.. C'est, selon Marx, parce qu'il est une espce de sous-humanit, totalement aline, qu'il a accumul toute la dtresse de la socit, que le proltariat peut, en se rvoltant contre son sort, manciper l'humanit tout entire. (Il faut une classe ... qui soit la perte totale de l'homme et qui ne puisse se reconqurir elle-mme que par la conqute totale de l'homme :., ou encore : seuls tes proltaires du temps prsent totalement exclus de toute activit per~onnelle sont mme de raliser leur activit personnelle complte et ne connaissant plus de bornes et qui consiste en l'appropriation d'une totalit de forces collectives ) 9 Il est trop clair pourtant que la rvo-lution proltarienne ne consiste pas en une explosion libratrice suivie d'une transformation j.nstantane de la socit (Marx a eu suffisam-ment de sarcasmes pour cette navet anarchiste) mais en la prise de direction de la socit par la classe exploite. Comment celle-ci peut-elle s'oprer, le proltariat accomplir avec succs les innombrables t-ches politiques, conomiques, culturelles qui dcoulent de son pouvoir s'il s'est trouv jusqu' la veille de la rvolution radicalement exclu d~ la vie sociale ? Autant dire que la classe se mtamorphose pendant la rvolution. De fait, il y a bien une acclration du processus historique en priode rvolutionnaire, un bouleversement des rapports entre les hommes, une communication de chacun avec la socit globale qui doit provoquer un mrissement extraordinaire de la classe, mais il serait absurde, sociologiquement parlant, de faire natre la classe avec la rvo-lution. Elle ne mrit alors que parce qu'elle dispose d'une exprience antrieure, qu'elle interprte et met en pratique positivement.

    Les dclarations de Marx sur l'alination totale du proltariat rejoi-gnent son ide que le renversement de la bourgeoisie est soi seul la condition ncessaire et suffisante de la victoire du socialisme ; dans les deux cas, il ne se proccupe que de la destruction de la socit ancienne et de lui opposer la socit communiste comme le positif s'oppose au ngatif. Sur ce point se manifeste sa dpendance ncessaire l'gard d'une priode historique ; cependant les dernires dcades coules invi-tent considrer autrement le passage de la socit ancienne ta so-cit post-rvolutionnaire. Le problme de la rvolution devient celui de la capacit du proltariat de grer la socit et par la mme nous force nous interroger sur le dveloppement de celui-ci au sein de la socit capitaliste.

    2 Econom_ie politique et Philosophie, tr. Molitor, p. 116. a ldolog allemande, p. 242.

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    Il ne manque pas d'indications, toutefois, chez Marx lui-mme, qui mettent sur la voie d'une autre conception du proltariat. Par exemple, Marx crit que le communisme est le mouvement rel supprimant la socit actuelle qui en est la prsupposition, indiquant qu'il y a sous un certain rapport une continuit entre les forces sociales dans le stade capitaliste et l'humanit future ; plus explicitement, il souligne l'origi-nalit du proltariat qui reprsente dj, dit-il, une dissolution de toutes les classes 4 , parce qu'il n'est li aucun intrt particulier, parce qu'il absorbe en fait des lments des anciennes classes et les mle dans un moule unique, parce qu'il n'a pas de lien ncessaire avec le sol et par extension avec une nation quelconque. En outre, si Marx insiste juste titre sur le caractre ngatif, alinant du travail prol-tarien, il sait aussi montrer que ce travail met la classe ouvrire dans une situation d'universalit, avec le dveloppement du machinisme qui permet une interchangeabilit des tches et une rationalisation virtuel-lement sans limite. Il fait voir enfin la fonction cratrice du proltariat par sa conception de l'Industrie qu'il dfinit comme le livre ouvert des forces humaines 5 . Celui-ci apparat, alors, non plus comme une sous-humanit, mais comme le producteur de la vie sociale tout entire. Il fabrique les objets grce auxquels la vie des hommes se maintient et se poursuit dans tous les domaines, car il n'y en a pas - serait-ce celui de l'art - qui ne doive ses conditions d'existence la production in-dustrielle. Or s'il est le producteur universel, il faut bien que le prol-taire soit en une certaine manire le dpositaire de la culture et du progrs social.

    Marx, d'autre part, semble dcrire plusieurs reprises la conduite de la bourgeoisie et celle du proltariat dans les mmes termes, comme si les classes non seulement s'apparentaient par .leur place dans la production mais encore par leur mode d'volution et les rapports qu'elles tablissaient entre les hommes. Ainsi crit-il par exemple : c les divers individus ne constituent de classe qu'en tant qu'ils ont a soutenir une lutte contre une autre classe ; pour le reste, ils s'affrontent dans la con-currence. D'autre part, la classe s'autonomise aussi vis--vis des indi-vidus, de sorte que ceux-ci trouvent leurs conditions d'existence pr-destines ~. Cependant ds qu'il dcrit concrtement l'volution du pro-lrariat et de la bourgeoisie, i.) les diffrencie radicalement. Les bour-geois ne composent une classe essentiellement qu'autant qu'ils ont une fonction conomique similaire ; ce niveau, ils ont des intrts com-muns et les horizons communs que leur dcrivent leurs conditions d'exis-tence ; indpendamment de la politique qu'ils adoptent ils fonnent un groupe homogne dot d'une structure fixe ; ce qu'atteste, d'ailleurs, la facult qu'a la classe de s'en remettre une fraction spcialise pour faire sa politique, c'est--dire pour reprsenter au mieux ses intrts, qui sont ce qu'ils sont avant toute expression ou interprtation. Cette

    4 Cf. Le Manifeste Communiste. Il Economie politique et Philosophie, p. 34. e Idologie allemande, p. 224.

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    caract~istique de la bourgoisie est galement manifeste dans son pro-cessus de formation historique ; c Jes conditions d'existence des bour-geois isols devinrent, parce qu'ils taient en opposition aux conditions existantes et par le mode de travail qui en tait la consquence, les conditions qui leur taient communes tous :. 7 ; en d'autre termes, c'est l'identit de leur situation conomique au sein de la fodalit qui les runit et leur donne l'aspect d'une classe, leur imposant au dpart un