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    LGREGOREAnge ou dmon?

    Force transcendante ou nergie collective?

    Jean-Pierre Augier

    Une notion incertaine aux multiples facettes

    Le terme dgrgore1est dun usageaujourdhui assez rpandu parmi lesfrancs-maons. Ceux qui lemploient dsignent gnralement ainsilnergie collective ou la force de cohsion qui mane des frres runis,ou qui est reue par eux, notamment lors de la chane dunion, au sein delatelier ou dans lordre maonnique. Une telle dfinition semblerencontrer un certain consensus2. Elle est toutefois fort loigne de lasource tymologique et du sens historique du mot, et surtout elle ne prendque trs partiellement en compte les sens drivs dont elle sinspire quisont dorigine occultiste et qui ont de dlicates implications. Il a du restet reproch la notion dgrgore dtre extra-maonnique, absente detous les rituels et emprunte loccultisme, ainsi que dtre admise parnombre de maons sans grand esprit critique, voire dtre un concept tarte la crme 3.

    Il nexiste pas de dfinition raisonne, claire et univoque qui permettrait

    de retenir une notion dgrgore propre la franc-maonnerie etnotamment distincte des dfinitions que lui donne loccultisme.Pratiquement, la plupart des maons qui parlent dgrgore le fontintuitivement, sans nulle ide du sens originel du terme et sansapprhender les conceptions sotriques ou psychologiques quil vhicule.Or la lourde hrdit qui pse sur ce mot rend son emploi prilleux et ses

    1

    grgorea deux sens. Il s'agit d'une part du nom d'unangeprsent sur lemont Hermondans les lgendes juives, et d'autre part d'un concept sotrique dont la dfinitionapproximative est celle d' tre collectif.Cette dernire notion fut introduite dansl'occultismeparStanislas de Guaita.Le terme dsignait alors l'ide de la "personnification"de forces physiques ou psychophysiques non surnaturelles.2Voir principalement Jean-Luc MAXENCE, LEgrgore, Dervy, Paris 2003, notammentpp. 5-9 et 32-35. Voir aussi Jean-Pierre BAYARD, La spiritualit de la Franc-Maonnerie, Dangles, St-Jean-de-Braye 1982, pp. 145 et 413 ; Bruno ETIENNE, Une voiepour lOccident, Dervy, Paris 2000, pp. 20 et 267 ; Daniel LIGOU, dir., Dictionnaireuniversel de la Franc-Maonnerie, Navarre, Paris 1974 ; Alec MELLOR, Dictionnaire dela Franc-Maonnerie et des Francs-Maons, Belfond, Paris 1971.3MELLOR, ibidem ; MAXENCE, op. cit. p. 32.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Angehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Mont_Hermonhttp://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89sot%C3%A9riquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Occultismehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Stanislas_de_Guaitahttp://fr.wikipedia.org/wiki/Stanislas_de_Guaitahttp://fr.wikipedia.org/wiki/Occultismehttp://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89sot%C3%A9riquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Mont_Hermonhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Ange
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    implications ne permettent gure de sen tenir la notion simplistedgrgore maonnique esquisse ci-dessus.

    Il nest certes pas rare quun mot savant ou complexe, force dtre

    employ dans un sens impropre ou imprcis, finisse par acqurir unesignification nouvelle consacre par lusage. Mais cela suppose un largeconsensus autour dune dfinition cohrente, ce qui nest en lespcegure le cas. Et mme dans cette hypothse, un risque lev de confusiondides subsiste; objectivement, sens ancien et nouveau coexistentinconsciemment dans lesprit de lhomme, voire mystrieusement danslme du mot, ce dernier ne se dtachant jamais totalement de sa source.Par consquent, pour utiliser le terme dgrgore bon escient, et dansune perspective maonnique, mais avec prcaution, il importe de

    connatre assez prcisment les tenants originels et les aboutissantsprofonds de ce mot.

    grgore, sur ltymologie duquel on reviendra, est un adjectif grec quisignifie veillant ou vigilant, et qui fut utilis dans la traduction grecque delAncien Testament pour dsigner des anges. Dans les apocryphes judo-chrtiens, en particulier le livre dEnoch, ce mot ou son quivalenthbraque dsignait spcifiquement les anges dchus qui pousrent lesfilles des hommes et donnrent naissance aux gants lorigine duDluge. En franais du reste, quoique ignor des dictionnaires usuels et dela littrature en gnral, grgore a pour premire acception reconnue lenom donn chacun de ces anges qui sunirent aux filles de Seth, aprsavoir veill sur le Mont Hermon, et qui plus tard furent condamns veiller dans lattente du pardon divin. Or, on y reviendra bien sr, lafigure lucifrienne et dmiurgique de lange dchu, tout comme limagemonstrueuse du gant, sa descendance, est essentiellement ngative.

    En marge de ce sens originel, le terme dgrgore fut utilis ds ladeuxime moiti du XIXe sicle, sans justification smantique explicite

    en rapport avec les puissances angliques, par divers occultistes ou mages- dont les crits ont inspir la conception maonnique de lgrgore. Lemot fut dabord utilis pour dsigner des nergies cosmiques ou desentits spirituelles manant du divin et rgissant le monde ou la vie. Il futensuite dfini comme une image astrale gnre par une collectivit, soitcomme une ide condense par la volont humaine ce niveauintermdiaire entre le divin et le physique, et capable de se concrtiser surle plan matriel, linstar dun fantme par exemple. Enfin, allant jusqutre assimils des nergies et produits de linconscient collectif, voire

    des archtypes, les grgores ont t conus comme les fondements des

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    grands courants spirituels et religieux, ou comme les bases des idologiespolitiques et des totalitarismes de masse.

    Au sein de divers mouvements spiritualistes daujourdhui, les

    rosicruciens notamment, lgrgore est tenu pour tre en quelque sorte lecorps astral de la communaut, un champ dnergie cosmique anim parles ides-forces du groupe. Dans une certaine perspective maonnique, lesordres initiatiques creraient collectivement un grgore dont linfluenceagissante sexercerait tant sur leurs membresque sur le monde extrieur,et la tradition elle-mme serait en quelque sorte un grgore. Une telleapproche est toutefois rejete par la conception gunonienne de latradition, pour laquelle linitiation relve dune transcendance verticale etnon dune magie horizontale. Elle est de mme condamne par

    lsotrisme chrtien, qui considre que les grgores sont par dfinitiondmoniaques parce quils procdent seulement de limagination et de lavolont humaine, et non de la grce et de lamour divins.

    Ce qui prcde, lemploi du mot grgore, pose des questions enapparence byzantines mais qui touchent pourtant aux bases des deuxprincipales orientations de lsotrisme et de la Maonnerie. Lgrgoreest-il symboliquement un dmon ou un ange ? Sa cration mobilise-t-elleseulement les nergies de la nature, de lhomme, ou fait-elle aussi appelaux forces de la transcendance, du divin ? Relve-t-elle donc plutt de lamagie, de lalchimie, ou plutt de la prire, du spirituel ? Lgrgorecollectif procde-t-il de lhomme dmiurge ou de lhomme mystique ?Est-il comparable la Tour de Babel habite par lme du surhomme ouau Temple habit par lesprit de Dieu?

    Lorigine du mot

    Ltymologie du mot grgore, discute et encore tenue pour incertaine4,ne soulve en ralit aucune difficult. Le nom franais grgore est eneffet la simple transcription de ladjectif substantiv grec grgorosdont

    lorigine, la traduction et le sens ne prtent pas discussion et qui nesaurait tre confondu avec quelque autre terme grec ou latin. Dans lestextes bibliques pertinents, les traductions historiques, partir de lhbreuou vers le latin, du grec grgoros sont parfaitement cohrentes et, auniveau smantique, le sens du mot employ dans ces textes est sansconteste lorigine directe des diverses significations qui lui sontaujourdhui attribues. Les orthographes diffrentes parfois donnes aumot nont aucune justification tymologique alors que son frquent

    4BAYARD, op. cit. p. 145 ; LIGOU, ibidem ; MAXENCE, op. cit. pp. 8 et 9.

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    rattachement la racine latine grec est dpourvu de tout fondementobjectif.

    Ladjectif grec grgoros se traduit en franais par : qui veille, vigilant.

    Tout comme le verbe grgor, ou le nom grgorsis, la veille, ilprovient de grgora, forme conjugue intransitive du verbe geirqui apour sens transitif faire lever, veiller et par extension rebtir ouressusciter, et intransitif sveiller ou tre rveill et par suite tre vigilant.Tous ces mots proviennent de la racine ger, tre veill, rapprocher dusanscrit jgarti, veiller, et de lhbreu hur ou hir, veil ou veille. Uneconfusion nest possible avec aucun autre terme grec.

    Dans la Septante, traduction hellnistique de lAncien Testament et basede la Vulgate, la bible latine, le terme grec grgore est utilis au Livre deDaniel pour dsigner les anges dont lun apparat Nabuchodonosor dansson songe du grand arbre5. Lidentit de ce nom avec le mot grec usuelsignifiant veillant ou vigilant ne fait aucun doute. En effet, il existe deuxversions grecques du Livre de Daniel6, celle de la Septante, qui utilise icile mot grgoros et celle de Thodotion qui reprend sans le traduire leterme hbraque hir. Or ce dernier exprime bien le sens dveill ou deveilleur. Cest ainsi correctement que la Vulgate fera ici usage du motlatin vigil, qui a la mme signification, et que les traducteurs franais

    retiendront les expressions de vigilants, qui veillent, etc, pour dsignerles anges de Daniel (dont on sait quil introduisit le judasmeapocalyptique) et de divers apocryphes.

    Certains ont cru pouvoir donner au mot franais grgore une tymologielatine en limaginant dcouler du nom grec ,gregis, le troupeau, la troupe,la bande, qui a donn en franais ladjectif grgaire, accompagn duprfixe ex, e, hors de. Le mot exprimerait alors littralement le sens de hors du troupeau ou de sortant du lot . Or cette composition aprcisment abouti en latin ladjectif egregius, qui signifie excellent,

    remarquable, distingu, minent et que lon retrouve avec le mme sensdans litalien et lespagnol egregio. Toutefois, bien quil connaisse dessubstantifs de terminaison or, le latin ignore le nom egregor. A supposermme que lon imagine un tel nologisme, il signifierait alors excellenceou distinction, ce qui naurait aucun sens quant au mot qui nous intresse.

    5Dn 4 :10, 14, 20.6TOB, Traduction cumnique de la Bible, Paris 1988, p. 1386, Introduction au Danielgrec.

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    En conclusion sur leplan tymologique, quon sen tienne son acceptionreue dange biblique ou quon lui confre dautres significations drivesdans le cadre de la langue sotrique, le mot franais grgore ne peut

    avoir quune seule origine, le grec grgoros dont il est la puretranscription. Son sens premier est donc celui de veilleur ou dveill,pithte ou nom donn des anges dans le langage biblique. Toute autresignification attribue au mot ne peut que se rattacher cette source.Lanalyse historique de son usage le confirme.

    Les grgores de la tradition biblique

    Le nom dgrgores dsignant des anges est utilis dans la Bible du canonjuif et chrtien au Livre de Daniel seulement, texte qui fut rdig aumilieu du IIe sicle avant JC7. Il apparat en revanche dans de nombreuxapocryphes, ou pseudpigraphes, de lAncien Testament, soit les Jubils,les Testaments des douze Patriarches, lApocryphe de la Gense, lEcritde Damas et surtout le Livre dEnoch o les grgores occupent une placeimportante. Tous ces textes, dorigine essnienne ou en tout cas classiquesde la littrature prise des Essniens, sans doute crits au premier sicleavant JC et dont divers fragments ont t retrouvs dans les rouleaux de laMer Morte, ont joui dans le judasme ancien et dans lEglise primitivedun crdit considrable8.Tel fut en particulier le cas du Livre dEnoch,apparemment trs en faveur dans lancienne Eglise, dont nous ont tlaisses une version thiopienne et une version slavone9.

    Dans le Livre de Daniel, au chapitre du songe du grand arbre10, rve quefait le roi Nabuchodonosor et que celui-ci demande au prophtedinterprter, les anges qui interviennent sont qualifis la foisdgrgores et de saints. Lun deux apparat en songe Nabuchodonosor,descendant du ciel et lui annonant que le grand arbre, cest--dire le roilui-mme selon linterprtation quen donne Daniel, sera abattu et rduit ltat de racine pendant sept ans, par dcret de ces anges. Lgrgore tient

    donc ici le rle traditionnel dvolu lange, celui de messager etdexcutant de la volont divine. Mais il faut relever que dans ce mythe,

    7Dn 4 : 10, 14, 20 ; TOB, op. cit. p. 1047, Introduction au Livre de Daniel.8 Andr DUPONT-SOMMER, Les crits essniens dcouverts prs de la mer Morte,Payot, 5med. Paris 1996, pp. 307-318, 335-336 ainsi que 297 note 1 et 140 note 1.9 Enoch I et Enoch II, traduction Pierre JOVANOVIC et Anne-Marie BRUYANT inEnoch : Dialogue avec Dieu et les Anges, Le jardin des Livres, Paris 2002.

    10Dn 4 : 1-24

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    comparable celui du songe de la statue11, pulvrise comme la royauthumaine lest par celle de Dieu, et qui rappelle la lgende de la Tour deBabel, lgrgore sanctionne lorgueil humain, car la puissance et la gloire

    sont vaines tant quil nest pas reconnu que le ciel est le matre.Le Livre dEnoch a dvelopp, ou peut-tre restitu, le bref pisode de laGense o des anges, fils de Dieu, sunissent aux filles des hommes etdonnent naissance aux gants, hros antiques ou idoles, qui corrompent legenre humain et sont ainsi lorigine du Dluge12. La versionthiopienne, la plus anecdotique, raconte comment ceux qui devaientveiller sur le ciel, tres de nature thre et participant de la vie ternelle,attirs par la beaut des femmes de la terre, ont abandonn leur sigecleste pour descendre sur Ardis, le sommet du Mont Hermon, et sy

    runir avant de possder ces femmes puis de leur enseigner des secretsinterdits13. Le rcit apparat donc associer plusieurs tissus mythiques :celui de Satan lange dchu, figure delusurpation du pouvoir donn parDieu, celui de la sduction dEve par le serpent, rvlation lucifriennegnratrice du drame, et celui de la chute adamique, fruit de la tentationde lesprit et exil de celui-ci dans la nature physique.

    Dans la version slavone dEnoch, plus simple et profonde, la trame delhistoire est la mme, les grgores ayant rompu leur promesse et quitt

    le trne de Dieu pour descendre sur la terre sunir aux filles des hommes.Jugs svrement par Dieu, ces anges pleurrent et supplirent. Dans sesvoyages clestes, Enoch les dcouvre fltris, mlancoliques, silencieux, etil les exhorte sincliner devant le Seigneur et le servir. Alors lesgrgores sadressent aux quatre hirarchies du ciel puis se mettent chanter comme dune seule voix et leur chant monte pitoyablementjusqu Dieu14. Ici encore, ces anges apparaissent comme des tresspirituels dchus dans la matire, dont le salut ne peut venir que dunretour au divin. Dans un mouvement inverse celui qui les fit descendre

    et se runir sur le Mont Hermon, le chur des grgores assembls lvesa prire vers le ciel.

    Plus explicite sur la cause relle de la chute des anges, lEcrit de Damasdit que les veilleurs du ciel tombrent parce quils avaient march dans

    11Dn 3 : 31-4512Gn 6 : 1-4 ; Enoch I 6.13Enoch I 6-7 et 15-16 ; cf aussi 9 : 6-9 ; 10 : 2,11 ; 12 :4 ; 19 :1 et 106 : 14-17.14Enoch II 18 ; cf aussi 7 : 2.

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    lobstination de leur cur et navaient pas gard les commandementsdivins, leurs fils, les gants, tombant leur tour pour la mme raison15.Lattirance pour les filles de la terre et leur possession par les anges,

    comme la dmesure et les ravages des gants, symbolisent donclobstination du cur et la transgression de lordre des tres, lattachement la volont propre qui entrane la chute et la souffrance tant pour ltrespirituel que pour ltre terrestre.

    Dans lApocryphe de la Gense, Lamech, pre de No, craint que safemme nait conu un enfant extraordinaire dune union avec un grgore,mais son pouse le rassure en lui jurant que la semence dont No est lefruit est bien de lui, ni daucun des veilleurs ni daucun des fils du ciel.Des mariages contre nature entre les anges dchus et les femmes naissent

    en effet des monstres dont lapptit, lorgueil et la violence ruinent laTerre16. Cela signifie notamment que lesprit, lorsquil se dtourne de sonrle et se soumet aux dsirs de lego, se pervertit au contact de la natureautant quil corrompt celle-ci et engendre lintrieur de lhomme commedans le monde des phnomnes monstrueux et dvastateurs.

    lorigine veilleurs du ciel ayant place auprs de Dieu, puis angesdchus, assembls dabord sur le Mont Hermon avant de possder desfemmes, de leur rvler des secrets et dengendrer des monstres, veillant

    ensuite sur cette montagne pour lever leurs prires au ciel afin dobtenirgrce et rintgration, les grgores bibliques offrent une image largementngative. Leur pope est une svre mise en garde contre la tentation etle risque pour lesprit humain dabandonner sa vocation spirituelle et desloigner de sa source, de vouloir jouer au Lucifer ou au dmiurge en secompromettant avec la matire et en abusant de la nature. Avertissementaux hommes contre lambition et la folie de crer tres ou choses hors duplan divin, dengendrer ou devenir des surhommes.

    Le Livre dEnoch en donne la sanction: ces gants sgorgent entre eux

    sous les yeux de leurs gniteurs17.Lgrgore des occultistes

    Le terme dgrgore fut exhum des sarcophages bibliques et introduitdans le langage sotrique franais par les occultistes les plus connus de laseconde moiti du XIXe sicle, Eliphas Lvi ds 1860 puis Stanislas de

    15DUPONT-SOMMER, op. cit. p. 140 et notes 1-216DUPONT-SOMMER, op. cit. p. 297 et note 1 ; cf aussi Enoch I 106.17Enoch I 10 : 12 et 14 : 6 ; DUPONT-SOMMER, op. cit. p. 140 note 2.

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    Guata et Papus ds 1880. Sous lgide de ces hommes, le mot connut nonseulement un certain essor mais surtout une volution de sens qui leconduisit de langologie la magie, du divin lhumain collectif. Cette

    volution rapide, en particulier remarquable chez Eliphas Lvi, illustreassez bien le flou entourant ds lorigine la notion moderne dgrgore,flou qui lui-mme explique ladaptation ultrieure du mot des conceptsmaonniques ou spirites, psychiques ou politiques.

    Au dpart, Eliphas Lvi conoit les grgores comme des esprits ns de larespiration de Dieu, tantt anges tantt dmons, les uns et les autres selivrant une guerre pique et incessante, linstar des milices clestes etdes anges dchus de la tradition biblique. Ces esprits se mouvant dans lalumire astrale, sont les porteurs des nergies qui animent le monde, les

    crateurs des formes qui se matrialisent ici-bas18. Cette premireapproche version XIXe sicle des grgores, mi-divins mi-naturels,positifs ou ngatifs, est une esquisse encore mythologique etcosmologique. Elle fait place, ds la fin du sicle une conception mieuxaffirme, la fois plus magique et psychologique, humaine et collective.

    Ainsi, dans un deuxime temps, Eliphas Lvi, trs influenc par le LivredEnoch, considre surtout les grgores dmoniaques en lutte contre lesdieux. Or les dmons sont pour lui des crations de limagination et de lavolont humaines, individuelles ou collectives, des images projetes dansle monde astral puis y acqurant une existence autonome avant de sematrialiser dans la nature19. En dautres termes, les dmons ou grgoresont une origine subjective et psychologique, mais ils acquirent uneexistence objective et indpendante de leur source. Ce sont donctypiquement des cratures magiques puisque le propre de la magie estdobjectiver le subjectif. Dans cette optique, la cration dun grgore, ouson invocation, sera donc toujours un acte magique qui repose sur lideque la volont humaine a pouvoir sur la nature, ou symboliquement que

    lhomme a le pouvoir de commander aux forces de linvisible.Stanislas de Guata, occultiste trs fru de magie noire, largement inspirpar Eliphas Lvi et qui comme celui-ci redcouvrit le livre dEnoch,donna lgrgore sa dimension dentit collective, non surnaturelle maispsycho-physique, positive ou ngative. Car pour lui lgrgore dune

    18Eliphas LEVI,LInitiation, cit in MAXENCE op. cit. pp. 119 et 12-14 et in MELLOR,ibidem.19

    Eliphas LEVI, Secrets de la Magie, cit in MAXENCE op. cit. pp. 14-15 et in

    TOMBERG, p.487, note 25 ci-aprs.

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    collectivit est la correspondance de celle-ci dans le monde invisible, sonesprit vivant, plus puissant que la communaut elle-mme ou sesmembres. Il conoit ainsi les grgores des diverses collectivits comme

    des nergies dune puissance formidable, dotes dune volontdominatrice, tantt bonnes tantt mauvaises, en lutte les unes contre lesautres20. Stanislas de Guata, dont par ailleurs Oswald Wirth a t dans sajeunesse le secrtaire, fut lorigine, si lon ose dire, de lentre enmaonnerie de la notion dgrgore, puisquil vit dans la chane dunionune force la fois gnratrice et rceptrice de lgrgore maonnique, etquil vit linverse dans lanti-maonnisme une forme dgrgore dehaine.

    Le clbre occultiste Papus, dans un sens relativement comparable

    Eliphas Lvi ou Stanislas de Guata, dfinit lgrgore comme limageastrale gnre par une collectivit. Autrement dit, lgrgore serait enquelque sorte le corps astral de la communaut. Par consquent, lide-force animant un groupe, condense par la volont humaine ou par laprire, sur le plan astral intermdiaire entre le divin et le physique, serait mme de se concrtiser physiquement, sous forme par exemple dephnomne humain ou mme dvnement matriel21. On discerne ldj, sous une formulation sotrique et inconsciente, ce que pourrait trela dfinition psychologique de lgrgore. Mais sagissant de loccultisme

    lui-mme, il faut souligner que son matre penser, Eliphas Lvi, dans untroisime temps, se montra finalement des plus critiques lgard de latradition des grgores. Il la jugea en effet dangereuse car favorisant lessuperstitions du spiritisme, gnrant le diabolisme et interposant desfantmes entre lhomme et la vrit22.

    La critique maonnique et chrtienne

    Si lide dun grgore maonnique, manant de lordre en gnral ou dela chane dunion en particulier, fut admise ds la fin du XIXe et la

    premire moiti du XXe sicle au sein de la tendance occultiste de lafranc-maonnerie, elle fut en revanche rejete par les dfenseurs de lamaonnerie traditionnelle et spirituelle, spcialement par Ren Gunon.Ce dernier, sur un registre polmique, disait notamment que le terme

    20Stanislas de GUATA,La Clef de la Magie noire, cit in MAXENCE op. cit. pp. 122 et29.21 PAPUS, Trait lmentaire de science occulte, Dangles, St-Jean-de-Braye, 7me d.,petit glossaire par Sdir et Papus, ad grgore.22Eliphas LEVI, Secrets de la Magie, cit in MAXENCE op. cit. p. 51.

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    dgrgore na rien de traditionnel et nest quune fantaisie du langageoccultiste. De manire plus srieuse, Gunon, qui admettait en soi lanotion dgrgore comme entit psychique collective, rcusait en

    revanche lide dun grgore particulier linitiation ou la maonnerie.Pour lui en effet, lgrgore des occultistes, entit psychique doncnaturelle, est le propre de toute collectivit, donc aussi des communautsexotriques et des socits profanes. Par consquent, si les organisationsinitiatiques possdent un grgore, ce nen est quun aspect accidentel, etlinitiation tout comme lachane dunion ne relvepas dun grgore maisdune influence spirituelle23.

    En dfinitive, selon Ren Gunon, lunion peut donc faire la force dunecommunaut et gnrer une nergie psychique collective, quon peut

    appeler grgore, mais ce nest pas sur cela que reposent la tradition etlinitiation. Ce qui donne une tradition comme la maonnerie soncaractre initiatique, cest dtre le dpositaire de quelque chose detranscendant, parce que linitiation implique lintervention dun facteursurnaturel. En dautres termes il ne faut pas confondre dune part lnergiequi mane de chaque collectivit, ainsi que les effets quelle peutproduire, et dautre part la force transcendante qui descend sur unecommunaut, linfluence spirituelle qui provient de lEsprit24. Dans lemme sens, lessayiste maonnique contemporain Jean-Luc Maxence

    observe que ce ne sont pas les frres maons formant la chane dunionqui crent lgrgore, mme si lon prend le mot dans son senscourant etvulgaris: cest lEsprit descendant sur la chane dunion qui, lui seul,linspire, limage de lEsprit Saint descendant sur les aptres au jour dela Pentecte25.

    Ces critiques maonniques, dorientation gunonienne ou spiritualiste, lgard des notions occultistes ou vulgarises dgrgore rejoignent lesgriefs que lsotrisme chrtien adresse au concept dgrgore, et

    indirectement aussi la franc-maonnerie occultiste ainsi qu la franc-maonnerie matrialiste et athe. Pour lhermtisme chrtien en effet, lesgrgores, quoique invisibles, sont bien des tres rels, engendrs par lescommunauts humaines puis agissant sur leur destin collectif, en quelque

    23 Ren GUENON, Initiation et Ralisation Spirituelle, Editions traditionnelles, Paris1986, pp. 64-70 et 182-186 ainsi que 49-50.24Ren GUENON, Aperus sur lInitiation, Editions traditionnelles, Paris 1992 pp. 165-169 ainsi que 55-56, 62-62, 109-110, 115 et 286.25MAXENCE, op. cit. pp. 55-56, 71-73, 79-80 et 108-109.

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    sorte des mes de groupes gnres par et provoquant lenthousiasme oula dvotion, le fanatisme ou la barbarie. Mais ils sont toujours le produitde la volont et de limagination conscientes ou inconscientes des

    hommes, et ils sont par consquent des tres artificiels crs hors du plandivin par lhomme dmiurge ou bablien. Ce sont donc par dfinition desdmons, des fantmes. Or le but du travail spirituel, de luvre, ce nestpas de crer dmons et fantmes, cest de sen dlivrer26.

    Ainsi, Valentin Tomberg, dnonant la confusion que font aussi bien lesoccultistes que les matrialistes, affirme la ncessit de distinguer entre cequi sengendre en bas et ce qui se rvle den haut. Distinguer dune partles grgores crs artificiellement par lhomme, symboliquement desdmons, et dautres part les entits spirituelles surhumaines qui procdent

    du divin, symboliquement des anges. Alors que les premiers alinentlme humaine, les secondes la vivifient. Dans la tradition biblique, cettediffrence sexprime dans lopposition entre les idoles, qui ne sont quedes grgores, des dieux du monde, et le Dieu unique et transcendant de larvlation. Pour Tomberg, le prototype absolu de lgrgore, cestlAntchrist, le surhomme de Nietzsche cr par la volont de pouvoir,affranchi du bien et du mal, ayant condamn Dieu mort. Cest lesurhomme qui hante lesprit de ceuxqui cherchent slever par leffortseul, sans la grce. Le fantme qui hante ceux qui croient que le progrs

    nest que domination de la matire et discipline des corps27.Pour lsotrisme chrtien comme pour la franc-maonnerie spiritualiste,en particulier celle du Rgime Ecossais Rectifi, linitiation dcoulencessairement dune illumination ou dune rvlation, plus ou moinsconsciente ou inconsciente. Phnomnes numineux, linitiation de mmeque la communion de la chane dunion impliquent lintervention de latranscendance, ce que lon traduit en disant quelles sont un acte de lagrce den haut. En dautres termes, linitiation ou la fraternit ne se

    gagnent pas seulement par la pratique de rites ou par le partage amical.Elles ne peuvent rsulter simplement dun grgore. Linitiation comme lachane dunion requirent aussi lintervention mystrieuse de ce quonpeut appeler la grce, et cest sans doute l lune des significationsmaonniques de la lettre G. Car la lumire intellectuelle ne suffit pas lavraie connaissance. La lumire spirituelle doit sy ajouter. Tout progrs

    26Valentin TOMBERG (publication anonyme attribue ), Mditations sur les 22 ArcanesMajeurs du Tarot, Aubier, Paris 1984, pp. 176-179 et 485-491.27

    Idem, pp. 501-503 ; cf aussi Jean BORELLA, Esotrisme gunonien et mystre

    chrtien, Lge dHomme, Lausanne 1997, pp. 353-358 et note 124.

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    humain ne peut se construire que sur la synthse de leffort et de la grce,du mrite et du don, du travail et de la prire. Ora et labora.

    grgore et psychologie des profondeurs

    Les conceptions occultistes ou maonniques de lgrgore, avec leursnotions dnergie psychique collective, dentit invisible, astrale voireanglique, de force autonome et agissante, positive ou ngative, sontlargement une expression symbolique de ralits psychologiques qui ontt mises en vidence par Carl Gustav Jung. Ses travaux sur linconscientcollectif et les archtypes, sur lnergtique psychique, lautonomie etlanimation des complexes, clairent en effet les phnomnes psychiquesqui sexpriment travers les diverses thories sur lgrgore28. Du resteplusieurs auteurs maonniques actuels, quoique assez superficiellement,comparent lgrgore linconscient collectif ou larchtype29. Cetteperspective mrite dtre aborde.

    Concevoir tout dabord lgrgore comme une nergie psychique estcertainement correct. Jung a dmontr que la psych est un rservoirdnergie dans lequel le psychisme puise sans cesse. Cette nergiepsychique est soumise aux mmes lois que lnergie physique, notammentcelles de conservation, de transformation et dquivalence. Ces loisgouvernent par exemple les rapports de compensation entre conscient et

    inconscient, les phases de rgression et progression, la dynamique descomplexes, la sublimation des forces instinctuelles. Le potentielnergtique rsulte des tensions internes de la psych, notamment entreses ples instinctuel et spirituel, alors que lnergie sexprime dans desmotions, penses ou actions, dsirs, vouloirs ou attitudes.

    Considrer ensuite lgrgore comme un phnomne psychique collectifest galement justifi puisque la psych possde une dimension collective.Linconscient de lhomme se compose en effet de deux couchesprincipales, linconscient personnel et linconscient collectif. Les contenus

    de linconscient personnel sont propres un individu et rsultentprincipalement de son vcu. Ceux de linconscient collectif de lindividusont partags avec les autres personnes dun groupe plus ou moins vaste etsont reus de manire quasiment inne. On peut par consquent au

    28 Sur les notions de psychologie jungienne ci-aprs, voir en particulier Carl GustavJUNG,Lnergtique psychique, Georg, 5med. Genve 1956, pp. 24-53, 69-74, 98-103 et236-243.29Notamment MAXENCE op. cit. pp. 40-44.

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    minimum voir dans lgrgore un phnomne de communaut psychiquede diffrents individus.

    Tenir en outre lgrgore pour une entit psychique autonome, propre au

    groupe et indpendante des membres de celui-ci, est de mme lgitime.Car, linconscient collectif de chaque individu dun groupe tant analogue celui des autres, on peut admettre que cet inconscient commun tousconstitue aussi linconscient, dit collectif, du groupe lui-mme. Lapsychologie des masses confirme quune communaut nest passimplement une somme dindividus mais quelle possde une psychautonome et fonctionnant selon les mmes principes que la psychindividuelle.

    Il est enfin parfaitement logique dadmettre que lgrgore, ainsiconsidr comme une entit psychique collective autonome, peut exercerune influence active sur les individus du groupe dont cette entit mane.En effet, dans la mesure o linconscient collectif de chacun participe delinconscient du groupe, les phnomnes psychiques affectant ce dernieront ncessairement des rpercussions sur le psychisme de lindividu.Ainsi prcise, la comparaison de ce quon nomme usuellement grgoreavec linconscient collectif est pertinente.

    En revanche, comparer grgores et archtypes est plus discutable, car ces

    derniers sont, avec les instincts, des contenus de linconscient collectif.Les archtypes sont des structures primordiales, des schmas prtablisdans linconscient, qui face une situation, vnement ou problme parexemple, gnrent une reprsentation, comprhension, attitude oucomportement typiques. Ils ont ainsi la proprit dorienter lnergiepsychique et de lui donner certaines formes. Par consquent, il faudraitplutt dire que les archtypes sont des outils de lgrgore, ou bien quecelui-ci rsulte de lanimation des archtypes par lnergie collective quevhiculent symboles et rites.

    Collectivit et individuSagissant du terrain de cration et du champ daction des grgores, il asouvent t dit, dans la seconde moiti du XXe sicle surtout, que ceux-cintaient pas le propre des seules communauts initiatiques ou spirituellesmais bien de toute collectivit. Il existerait donc des grgores particuliers chaque famille, clan ou nation, culture, religion ou idologie, chaque

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    Etat, Eglise, parti ou mouvement de masse30. Une aussi large conceptionpeut rebuter ceux qui voient idalement dans lgrgore une communionfraternelle et spirituelle, surtout si celle-ci est pour eux relie au divin.

    Elle est toutefois parfaitement conforme la notion psychologiquedgrgore comme produit de linconscient collectif du groupe.

    Dans cette perspective en quelque sorte politique et sociale de lgrgore,avec ses potentiels ngatifs autant que positifs, il a de mme t notquun grgore mauvais pouvait abaisser le niveau dun groupe et le fairetomber plus bas que celui de ses membres. Lhistoire nillustre en effetque trop les dangers de la toute-puissance du collectif et de laveuglementdes masses, susceptibles de conduire lhystrie collective et laviolence, au fanatisme sectaire et la terreur totalitaire. Dans une optique

    psychologique, il est naturel que lgrgore puisse avoir une telle facesombre. Car, comme celle de lindividu, la psych dun groupe estpotentiellement ombre et lumire. Elle peut donc tre la proie de dsirs,fantasmes, motions et exaltations, tre la victime de refoulements,rgressions, dpressions et dmences31.

    Participant par le biais de son propre inconscient collectif linconscientdu groupe, lindividu est naturellement soumis linfluence de telsphnomnes ngatifs affectant lme de la communaut laquelle il est

    li. Lorsque ces phnomnes dpassent en nergie un certain niveaucritique, lindividu se trouve submerg, entran sans pouvoir plusrsister, comme contamin, alin. Cela se produit au dtriment de salibert, de son dveloppement personnel et de son progrs spirituel. Lesdangers dun tel processus sont vidents en matire politique, mais ilsconcernent aussi les communauts fondes au dpart sur un idalinitiatique ou religieux, car celles-ci ne sont jamais labri de drives.

    Rien nexclut bien sr apriori quun grgore puisse tre bon, en dautrestermes que la psych dun groupe connaisse une volution positive et par

    consquent bnfique pour ses membres. Cest ce que semblent enseignerla tradition et la psychologie jungienne qui distinguent dune part lesdmons, symbolisant notamment les forces instinctuelles, et dautre partles anges, reprsentant les forces spirituelles directrices de lme. Mais ladiffrence entre dmons et anges vient aussi de ce que les premiers,

    30TOMBERG, op. cit. pp. 176-177 et 489-492 ; MAXENCE, op. cit. pp. 65, 82-83 et 106-107.31

    Cf. note 27 ci-dessus ainsi que Carl Gustav JUNG, LHomme la dcouverte de son

    me, Payot, 6med. Paris 1962, pilogue p. 340.

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    dchus du ciel, sont seulement des produits psychiques collectifs, alorsque les seconds, participant la nature divine, sont chargs dnergienumineuse ou transcendante. Cela autorise se demander si la notion

    dgrgore, comme nergie psychique collective, nest paradoxalementpas quelque peu incompatible avec linitiation.

    Dun point de vue strictement psychologique, le but de linitiation est eneffet de conduire lhomme la ralisation de soi, ce que Jung a appel leprocessus dindividuation. Ce but implique la fois largissement de laconscience, dcouverte de sa vrit intrieure, harmonisation de lapersonnalit et de lexistence, accomplissement de son destin. Cela estfondamentalement laffaire de lindividu, non du groupe. Si linitiationsopre bien grce la communaut, cest toujours dans lindividu que

    saccomplit linitiation. Il en rsulte une ambigut. Enpratique dabord,malgr lidal initiatique et humaniste, il nest pas vident que lesaspirations de la personne concident avec celles du groupe. En thorieensuite, qute individuelle et culture collective sont en opposition, commele sont, aux extrmes, individuation et massification32.

    Pour chapper cette contradiction, soit aux dangers du collectif, il estncessaire que lnergie du groupe, ou si lon veut lgrgore, nait passeulement une nature psychique, mais ait aussi une dimension spirituelle.Lanalyse jungienne rejoint ici la critique gunonienne ou chrtienne. Leprogrs de lindividu dpend de sa relation avec une instance suprieure,qui nest symboliquement pas de ce monde, dune instance morale outranscendante, symboliquement de nature divine. Lhomme, sil nest pasancr dans une telle dimension spirituelle, nest pas en tat de rsister parsa seule volont aux nergies alinantes du monde extrieur. Il a doncbesoin dune force et dun vcu intrieurs dordre sacr. L se trouve labase de la libert et de la ralisation de lindividu.

    Spiritualit et communion

    Lgrgore, vu son originebiblique, sa douteuse renaissance occultiste etles jugements que portent sur lui la tradition et lhermtisme, ainsi que sarsonance psychologique, est un mot difficile et prilleux du vocabulairemaonnique. Toutefois des auteurs maons, en particulier Jean-LucMaxence33, constatant que le terme est devenu usuel dans certains milieuxmaonniques, essaient den inflchir le sens en soulignant les aspects

    32 Sur lopposition entre individuation et massification, voir en particulier Carl GustavJUNG,Prsent et Avenir, Buchet/Chastel, 2med. Paris 1962 pp. 23-32, 46-47 et 55-58.33MAXENCE, op. cit. pp. 112-115.

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    positifs et surtout transcendants de ce quon appelle vulgairement en logelgrgore.

    On admet certes ainsi, dans le sens de la critique gunonienne et de la

    psychologie jungienne, que la collectivit ne peut elle-mme engendrer latranscendance, que lidentification une entit psychique collective nestpas sans danger, et que ladhsion une foi commune peut aussi mobiliserles instincts grgaires et sectaires, dboucher sur lendoctrinement et letotalitarisme. Mais on affirme paralllement que lgrgore positif desfrres en loge, ou des initis vivants et morts, est un phnomne spirituelou numineux, qui gnre une communaut pneumatique et qui ouvre latransfiguration intrieure des mystiques.

    Dans le but, peut-on dire, damender spirituellement la notion dgrgore,Jean-Luc Maxence crit en particulier que lgrgore positif est unenergie de lau-del, venant den haut, de lintemporel, quil nest pas dudomaine de lhumain mais du divin. La communaut peut donc crer lesconditions favorables lclosion de lgrgore spirituel, mais elle ne luidonne pas naissance ni ne commande sa venue. Dune naturesymboliquement comparable aux langues de feu descendant sur lesaptres ou au Paraclet promis dans lEvangile de Jean, lgrgoremaonnique serait en dfinitive une mystrieuse fusion collective autourdun amour mutuel et transcendant34.

    Une telle dfinition spirituelle de la notion contemporaine dgrgore estjudicieuse, elle est certainement la seule qui mriterait dtre accepte parla Franc-maonnerie. Mais on peut srieusement douter que lemploi dumot grgore soit ici adquat et se demander sil ne convient pas delcarter au profit dun autre terme. Car la notion ainsi dfinie est enralit bien plus proche de lide de communion que du concept trsincertain dgrgore. On a du reste le sentiment que le recours au vocablegrgore est un Ersatz utilis par exotisme sotrique, got des mots

    mystrieux, ou par fausse pudeur laque, rejet dun terme ayant unersonance religieuse.

    Selon la tradition chrtienne, lhomme saccomplit et trouve le salut dansla communion, laquelle est donc au cur de lexprience spirituelle35. Lacommunion, quil ne faut pas ici restreindre son sens de clbration

    34Idem, pp. 56, 71-73 et 79-8035

    Jean-Yves LACOSTE (dir.), Dictionnaire critique de thologie, PUF Paris 1998, ad

    Communion.

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    eucharistique ou de sainte cne, comporte la mme double dimension quicaractrise lide dgrgore spirituel maonnique: dune part la relationentre les hommes, la fraternit, dautre part la relation entre lhomme et la

    nature divine, lunion. Lune et lautre sont complmentaires, comme lesont leffort et la grce, le travail humain et lnergie divine. Car lafraternit, qui est partage dans lgalit et la solidarit ainsi que foicommune, fait de tous un seul cur et une seule me. Elle est le cheminqui conduit labandon de soi-mme et lunion en Dieu, qui conduit tre parfaitement un comme symboliquement le Fils fait un avec le Pre.

    En dfinitive, au del des apparences et des prjugs dont on affuble lesmots, le vrai sens de ce que beaucoup appellent aujourdhui lgrgorenest pas ailleurs. Il est dans la communion fraternelle et spirituelle.

    Dtournons-nous donc dun usage intempestif du terme grgore. Carcomme le disait Saint Paul : je ne veux pas que vous soyez encommunion avec les dmons ; ne faites rien par esprit de parti ou parvaine gloire .36Ayons au contraire le courage de parler de communionfraternelle et spirituelle. Car comme le disait Saint Jean : si nousmarchons dans la lumire, comme il est lui-mme dans la lumire, noussommes mutuellement en communion ; si nous nous aimons les unsles autres, Dieu demeure en nous et son amour est parfait en nous .37

    361 Co 10 : 20 ; Ph 2 : 2.371 Jn 1 : 7 ; 1 Jn 4 : 12.

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