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Emma BOUVARD et Isabelle PIGNOT L’hydraulique cistercienne : aménagements et usages dans le Massif central Résumé / Mots-clés Cee contribuon rassemble deux études menées parallèlement sur les aménagements hydrauliques des sites cisterciens. L’aire géographique concerne trois des principaux diocèses situés dans le Massif central : Clermont, Le Puy et Limoges. Ils partagent donc une même en- té physique, caractérisée par un relief et un climat de moyenne montagne qui condionnent l’installaon humaine. Il s’agit d’aborder les divers moyens mis en œuvre par les moines pour s’approvisionner en eau, tout en se prémunissant des dommages que sa proximité immédiate pourrait engendrer sur les bâments monasques. Ce type de recherches a déjà été largement mené en Bourgogne et Champagne, paysages de plaine, durant ces quinze dernières années. Les exemples développés dans cet arcle se veulent être à la fois un complément d’informa- ons, dans la mesure où une pare de l’espace considéré (l’Auvergne et le Velay) était jusque là resté vierge de toute étude de ce type, et une nouvelle mise en lumière des liens ssés entre l’homme et son environnement. Seront abordées les structures servant à faciliter l’installaon des moines (drains, barrages, digues), celles visant à pourvoir aux besoins quodiens (lavabos, évacuaons diverses…) mais aussi les équipements proto-industriels (moulins, forges, scieries) ou ceux dédiés à l’élevage du poisson (viviers, étangs). Moyen Âge, cisterciens, hydraulique, moyenne montagne, milieux humides, dynamique du paysage. Abstract / Keywords Waterworks around the Cistercian Monasteries: Uses and Development in the Massif central Water resources in a monasc environment have been a subject for scholarly research for a mere fiſteen years. Historians of the techniques and archaeologists have cross-examined Puit

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Emma BOUVARD et Isabelle PIGNOT

L’hydraulique cistercienne : aménagements et usages

dans le Massif central

Résumé / Mots-clés

Cette contribution rassemble deux études menées parallèlement sur les aménagements hydrauliques des sites cisterciens. L’aire géographique concerne trois des principaux diocèses situés dans le Massif central : Clermont, Le Puy et Limoges. Ils partagent donc une même en-tité physique, caractérisée par un relief et un climat de moyenne montagne qui conditionnent l’installation humaine. Il s’agit d’aborder les divers moyens mis en œuvre par les moines pour s’approvisionner en eau, tout en se prémunissant des dommages que sa proximité immédiate pourrait engendrer sur les bâtiments monastiques. Ce type de recherches a déjà été largement mené en Bourgogne et Champagne, paysages de plaine, durant ces quinze dernières années. Les exemples développés dans cet article se veulent être à la fois un complément d’informa-tions, dans la mesure où une partie de l’espace considéré (l’Auvergne et le Velay) était jusque là resté vierge de toute étude de ce type, et une nouvelle mise en lumière des liens tissés entre l’homme et son environnement. Seront abordées les structures servant à faciliter l’installation des moines (drains, barrages, digues), celles visant à pourvoir aux besoins quotidiens (lavabos, évacuations diverses…) mais aussi les équipements proto-industriels (moulins, forges, scieries) ou ceux dédiés à l’élevage du poisson (viviers, étangs).

Moyen Âge, cisterciens, hydraulique, moyenne montagne, milieux humides, dynamique du paysage.

Abstract / Keywords

Waterworks around the Cistercian Monasteries: Uses and Development in the Massif central

Water resources in a monastic environment have been a subject for scholarly research for a mere fifteen years. Historians of the techniques and archaeologists have cross-examined

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OT their sources to come up with an inventory of solutions adopted by the monks to put water

to good use. The problem lies therefore in the absolute necessity to conduct it to the monas-tery grounds for the needs of the community. Yet, this one-sided view tends to overlook the permanent tension between the economic and drinking needs of the convents and the urge to remain free from the threat of water. Indeed studying the Cistercian sites in the former dioceses of Massif central, has put into light the actual policies of spatial arrangements of the monasteries, in order to adapt the settlements to the topography. The adopted solutions in the context of middle high mountain settlements, with a strong morphogenesis tendency, come from both a high level of engineering skills involved in water induction and an indispu-table ability to adapt to land specificities.

Indeed, in middle high mountains like the dioceses of Clermont and these of Le Puy, rain water is more readily available than on the plains. It causes more streaming and a permanent sedimentary dynamic (erosion, deposits...) constantly altering the landscape. Bringing water to the monasteries is therefore an easy task in Auvergne: it is an abundant material. Much more difficult is the mastering of it: too much water damages the building fabric (problems of infiltration and lack of insulation). These constraints have brought up original solutions (exca-vations, dams, the diverting of streams...) put to use before the community definitely moves into the site. The latter must then compose with whatever climatic occurrences happening on the shorter or longer term: structure maintenance, improvements... Hence the struggle is permanent between the monks and their natural surroundings.

More precisely, wee will see also that the diocese of Limoges is favourable with the eremi-tic installations then Cistercians as of 12th century. The white monks firstly seek places close to a river, generally in bottom of valley and equipped with cultivable grounds. They exploited mills (acquired or built), which are quoted in the acts of the cartulaires: they are flour mills for the majority, sometimes for tan, fuller or are used to crush stems of hemp. The preserved archaeological vestiges are generally modern, even contemporary, but the first sited ones and foundations are sometimes medieval and indicate a care of the construction. As for the dams barring the rivers, they constantly underwent modifications and restorations while perennializ- ing the place of the old medieval installation. Recent archaeological excavations make it pos-sible nevertheless to apprehend older vestiges (systems of drains with Prébenoît in particular — Creuse). Hydraulic forging mills can be considered (although not preserved of rise) as for the monks in Bonlieu (Creuse) establishing farms in areas rich in iron. And when the sites of monastic establishment are deprived of water, the monks as those of Obazine (Corrèze) will not hesitate to develop systems of channels and aqueducts to convey water to the cloister. Do-mesticated and channelled water is used then for the power supply the mills and fish ponds, which are true reserves of fish for the food of monks who couldn’t eat meat.

Middle Age, Cisterians, hydraulic, middle altitude montains, high montains, damp environ-ment, landscape dynamics.

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Notre étude propose une approche historique et archéologique des aménagements hydrau-liques cisterciens à travers quelques exemples situés dans le diocèse de Limoges, de Clermont et du Puy. Ces monastères et leurs dépendances font l’objet d’une thèse achevée en Limousin et d’une thèse en cours en Auvergne (Pignot, 2009 ; Bouvard, en cours). Il s’agit d’appréhender les divers moyens mis en œuvre par ces établissements pour gérer leur approvisionnement en eau, tout en s’en protégeant.

L’hydraulique monastique : aperçus historiographiques

Les ressources hydrologiques dans le monde monastique intéressent la recherche depuis une quinzaine d’années seulement. Historiens des techniques, historiens et archéologues croisent les sources afin de dresser un inventaire des solutions proposées par les moines pour maîtriser et exploiter l’eau.

Le colloque tenu en 1994 sur l’hydraulique monastique sous la direction de Léon Pressouyre et Paul Benoît est en cela fondateur et s’attache aussi bien aux cisterciens qu’aux autres ordres religieux — tout aussi prolixes en termes d’hydraulique — tandis que les laïcs sont par ailleurs écartés — oubliés ? (Pressouyre, 1995). Ce colloque succède à la fondation en 1993 à l’uni-versité Paris 1 Panthéon/Sorbonne d’un PCR (Programme Collectif de Recherche) sur « l’hy-draulique monastique en Bourgogne, Champagne et Franche-Comté », dirigé par l’Équipe d’Histoire des Techniques dont Paul Benoît, Karine Berthier ou encore Joséphine Rouillard font partie. Ce PCR a suscité l’élaboration de multiples mémoires de maîtrise, DEA et actuelle-ment de Master, incluant non seulement l’hydraulique des sites cisterciens mais aussi d’autres ordres monastiques peut-être moins investis par l’historiographie contemporaine (Tranchant, 2007). Les aménagements clunisiens sont par ailleurs mieux connus grâce aux récentes études de Gilles Rollier notamment (thèse de doctorat sous la direction de Nicolas Reveyron — uni-versité Lumière Lyon 2—, sur l’hydraulique clunisienne ; soutenance en janvier 2010). Un PCR

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OT devrait également voir le jour sur l’hydraulique des cisterciens en Limousin (sous la direction

de Pierrick Stéphant, archéologue HADÈS), témoignant de l’intérêt encore prégnant pour ces aménagements monastiques.

La maîtrise de l’eau en terrain contraignant

La question est donc traitée à l’aune de la nécessité absolue d’amener l’eau au cloître afin de répondre aux besoins péremptoires de la communauté. Néanmoins, cette approche fait souvent perdre de vue la tension permanente entre les exigences économiques et vivrières des établissements conventuels et l’obligation de se prémunir des dangers qu’implique la proximité hydrographique. En effet, l’étude des sites cisterciens dans les anciens diocèses de Clermont, du Puy et de Limoges a permis de mettre en évidence une véritable politique d’amé-nagement du territoire présidant à l’installation des monastères, en vue de conformer la topo-graphie du site à un lieu de vie pérenne. Dans un contexte particulier de moyenne montagne, soumis à une forte morphogenèse, les solutions adoptées semblent tenir à la fois d’une véri-table ingénierie et d’une capacité d’adaptation manifeste.

En effet, l’activité hydraulique des sites de moyenne altitude est conditionnée par des pré-cipitations plus abondantes qu’en plaine. Ces dernières entraînent de nombreux ruisselle-ments, causes d’une dynamique sédimentaire permanente (colluvionnements, érosion) qui transforme constamment le paysage. Amener l’eau au monastère n’est donc pas un problème majeur en Auvergne et Limousin : la ressource est abondante. La gageure réside plutôt dans sa maîtrise : son omniprésence est un obstacle à la pérennité des bâtiments qui pâtissent de l’environnement humide et instable (problèmes d’infiltration, d’isolation). Ces contraintes mènent à des solutions édilitaires originales (terrassements, drainages, barrages, détourne-ment de cours d’eau), adoptées en amont de l’installation définitive de la communauté. Cette dernière doit ensuite composer avec les aléas climatiques à court ou à long terme : entretien des ouvrages, amélioration, déplacements. Il en découle un affrontement permanent entre le milieu et les moines.

Cadre historique et géographique

L’occupation cistercienne de l’ancien diocèse de Limoges

Les moines cisterciens s’implantent relativement tardivement en Aquitaine, et plus parti-culièrement dans le diocèse de Limoges. En effet, leurs fondations sont le plus souvent des affiliations d’ermitages préexistants, qu’il s’agisse des filles de Dalon en 1162, anciens ermi-tages créés par l’ermite périgourdin Géraud de Sales entre 1114 et 1120 (Aubignac, Le Palais,

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tralPrébenoît, Bonlieu, Dalon…) ou des filles d’Obazine créées par Étienne et rattachées à Cîteaux

en 1147. Les quelques fondations directes choisissent à l’image de ces anciens ermitages les marges diocésaines comme lieu privilégié d’implantation. Seules les abbayes de Boeuil et du Palais-Notre-Dame s’éloignent quelque peu des frontières diocésaines (fig. 1).

Les moines cisterciens sont donc installés au saltus, des zones encore boisées, à mettre en valeur, dernières terres libres d’occupation monastiques et canoniales. La présence d’un cours d’eau est quasi systématique, qu’il s’agisse du Cluzeau à Prébenoît (commune de Bétête, Creuse), du Glanet à Boeuil (commune de Veyrac, Haute-Vienne) ou de la Tarde à Bonlieu (commune de Peyrat-La-Nonière, Creuse). Le ruisseau du Coyroux donne même son nom à l’abbaye féminine liée à Obazine (commune d’Aubasine, Corrèze), directement installée au bord du cours d’eau. Quant à l’abbaye de Bonnaigue (commune de Saint-Fréjoux, Corrèze), son nom même, Bona Aqua, est révélateur de la présence de l’eau sur le site, largement alimenté par des sources canalisées. Le monastère de Boschaud (commune de Villars, Dordogne) fait néanmoins exception puisqu’aucun cours d’eau n’est présent sur le site. Les moines ont visi-blement dû se satisfaire de plusieurs puits, ce qui peut étonner dans un cadre monastique où l’eau semble primordiale et la proximité des cours d’eau systématiquement recherchée.

Les implantations cisterciennes des anciens diocèses de Clermont et du Puy

Le diocèse de Clermont compte sept abbayes cisterciennes : quatre d’hommes, trois de moniales (fig. 2), installées dans la moitié occidentale du territoire. La première est celle de Montpeyroux, petite-fille de Cîteaux, fondée en 1126 par le seigneur Foulques de Jaligny. Puis, la colonisation se répand par la volonté et les dons de l’aristocratie laïque qui installe ses filles dans les nouveaux monastères (L’Éclache, La Vassin, Mègemont), et y instaure des nécropoles familiales. Parallèlement, un système de filiation entre les établissements s’organise : l’abbaye de Bellaigue est réformée par celle de Montpeyroux en 1137, l’abbaye du Bouchet est fondée par Le Val-Honnête (abbaye de Feniers) à la fin du XIIe siècle, et l’abbaye féminine de Mège-mont est administrée par l’abbaye d’hommes de Feniers jusqu’en 1610. Malgré ces liens spiri-tuels et fonctionnels, le réseau cistercien auvergnat reste relativement lâche et dispersé. Les vestiges archéologiques [trop rares ou lacunaires] ne manifestent pas d’unité architecturale ou stylistique d’un monastère à un autre. Cette diversification des formes s’accorde avec celle des paysages : hauts massifs du Cézallier et des monts d’Or à l’ouest, les monts du Cantal au sud, les collines des Combrailles au nord-ouest (Martin, 2002). Face à cette hétérogénéité, le besoin d’alimentation en eau demeure. Aussi, les sites accueillant les communautés monas-tiques sont-ils tous bien pourvus en eau. Certains pourraient même être désignés comme zone humide, en témoignent certains indices hydronymiques (voir le glossaire toponymique de l’IGN, Pégorier, 2006) : Bellaigue[s] (« Belle[s] Eau[x] ») ; Pramafort (« Pré mouillé ») ; L’E[s]clache (« Le marécage »)…

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Fig. 1 : Les abbayes cisterciennes du diocèse de Limoges.

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Tracé schématique d'après J.-L. Fray et Michaël Grün, Identité de l'Auvergne, 2002 et P. Charbonnier, Histoire de l'Auvergne, 1999.Emma Bouvard, 2007.

Implantations cisterciennes des diocèses de Clermont et du Puy

limite des provincesécclésiastiques

limite des diocèses

Ancien diocèse de Clermont

abbayes cisterciennes d'Auvergne et du Velay

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Diocèse de

Cahors Diocèse deRodez

Diocèse de Mende

Diocèsede Viviers

Archidiocèse de Lyon

Diocèsede Mâcon

Diocèsed'Autun

Diocèse deNevers

Saint-Pierre-le-Moûtier

Moulin

Archidiocèse deBourges

Diocèse deLimoges

Diocèse deTulle

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Eclache

Megemont

Le Bouchet

Feniers

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Bellecombe

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La Séauve-Bénite

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Fig. 2 : Les abbayes cisterciennes des diocèses de Clermont et du Puy.

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OT L’exclusivité des établissements féminins fait la spécificité du réseau cistercien vellave.

Comme dans le diocèse du Puy, il s’agit de fondations issues de l’aristocratie locale rattachée à l’abbaye masculine Mazan (diocèse de Viviers), dans la lignée de Bonnevaux. La première est l’abbaye de Bellecombe sur la commune d’Yssingeaux, fondée au début du deuxième tiers du XIIe siècle. Elle passe pour la seconde fondation cistercienne féminine après Tart. La seconde est celle de Clavas à Riotord peu avant le dernier quart du XIIe siècle, puis vient enfin la Séauve-Bénite (La Séauve-sur-Semène) au tout début du XIIIe siècle. Leur altitude relativement élevée (entre 1088 et 460 m NGF) en fait des occupations de moyenne montagne au climat rude et contrasté au sein des sucs volcaniques, des forêts du Mézenc ou encore des marges du Forez. Là encore l’environnement humide domine avec la présence de tourbières à Clavas, de nom-breux ruissellements arrosant le monastère de Bellecombe, et un cours d’eau impétueux — La Semène — à La Séauve (Bouvard, 2008).

Les atouts que présentent ces paysages tant en Auvergne qu’en Velay sont nombreux : pentes ensoleillées, sources abondantes, cours d’eau torrentiel, bonne force motrice, res-sources matérielles à portée de main (bois, pierre, terres d’élevage…).

Mais les contraintes le sont tout autant. Les pentes entraînent de puissants ruissellements, donc l’instabilité du terrain. Les cours d’eau, très incisés, sont trop bas par rapport aux bâti-ments monastiques pour les alimenter directement. De plus, leur débit irrégulier peut nuire à une alimentation constante, ou encore à l’intégrité de l’occupation monastique par temps de crues (qui peuvent s’avérer violentes). Enfin, les vallons encaissés contraignent l’installa-tion humaine : les communautés héritent d’un espace assez restreint pour développer leurs ensembles monastiques (les terrasses alluviales qui accueillent les bâtiments sont immédiate-ment flanquées de coteaux très pentus).

Face à ces handicaps, les moines vont développer des stratégies adaptées selon le type de paysage afin de conformer le site à coloniser. Ces aménagements sont essentiellement de nature hydraulique. Tantôt les sources approvisionneront le cloître en eau potable, alors qu’un ruisseau torrentiel pourvoira aux besoins économiques (moulins), tantôt ce sera le cours d’eau qui sera détourné aussi bien pour sa force motrice que pour la consommation courante. Des étangs de drainage et d’élevage pourront compléter ces dispositifs. On notera qu’aucun puits ou citerne n’est connu ou repéré in situ. La connaissance de ces équipements nous a été per-mise grâce au croisement de la documentation cartographique (cartes de Cassini, cadastres napoléoniens) et à la recherche de terrain : prospections sensu lato (Verhaeghe, 1986). Les textes d’archives touchant directement les monastères (série H « clergé régulier » des archives départementales) restent muets à leur sujet : le recours est donc l’analyse régressive des sites à partir des vestiges matériels encore visibles.

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tralAménagement du site

Afin d’illustrer les réponses apportées aux contraintes physiques, nous proposons de déve-lopper quelques cas dont le système hydraulique a pu être mis en évidence, voire topographié.

En Limousin, les paysages nécessitent parfois des travaux d’assainissement, de drainage, voire de dérivation des cours d’eau, comme c’est le cas à Obazine notamment. Les ermites ont choisi un replat bien exposé dépourvu d’eau, et non un fond de vallée comme fréquem-ment dans un cadre cistercien. Il n’existe pas d’alimentation en eau directement sur le site. Les moines vont ainsi devoir capter l’eau du Coyroux et l’acheminer vers les bâtiments monas-tiques par le « canal des Moines » qui va aboutir au vivier attenant à l’abbaye. La capture est donc réalisée sur le Coyroux à 1,50 km du site monastique d’Obazine. L’eau est acheminée par une canalisation aménagée à flanc de montagne qui permet l’alimentation de trois moulins placés en cascade en aval du vivier. Le moulin du Barry-Bas est encore préservé aujourd’hui, bien que ses élévations soient modernes.

Deux retenues d’eau sont placées en verrou sur le haut bassin aquifère et assurent la ré-gulation du cours d’eau. Il s’agit des retenues de Bordebrune et des Grenailles. Cet ouvrage monastique a récemment été étudié en détail par Pierrick Stéphant et Bernard Leprêtre avec le bureau d’investigations archéologiques HADES (Stéphant, Leprêtre, 2004) On en connaît ainsi plus sur la mise en œuvre du canal.

Les différentes étapes de sa construction sont mieux perçues : le sol est tout d’abord nivelé, puis les maçonneries de parement sont réalisées avec des blocs de dimensions hétérogènes sur 60 cm d’épaisseur. Le blocage est constitué de blocs de différentes grosseurs, d’éclats de leptynite et de sable. Ensuite est réalisé le comblement de fond de la tranchée et du pavement formant le fond du canal. L’étape suivante est l’établissement des murs de rive avec des dalles placées de chant. Une ou deux assises de blocs prolongent cette élévation des parois en dalles de chant. Les murs de soutènement sont quant à eux parfois mis en œuvre avec des blocs cyclopéens et peuvent atteindre de 2 à 6 m de hauteur. L’eau est ainsi domestiquée, apprivoi-sée avec une technicité remarquable.

Les exemples auvergnats manifestent ce même besoin de « mise en conformité » des sites avant l’installation des moines :

L’abbaye de L’Éclache (commune de Prondines, 63), installée dans un bourbier, à la confluence de plusieurs sources, a su maîtriser ces ruissellements anarchiques en creusant un vaste étang en contrebas du promontoire qui allait servir de socle au monastère. L’emprise de l’ancienne abbaye forme un îlot très arrondi au sud-est, bordé par deux parcelles linéaires le chemisant en épousant ses courbes (fig. 3) : elles contournent la zone humide délimitée par la parcelle n° 10. Cette dernière est signifiée en vert sur le cadastre napoléonien (= 342, 343, 345) ; elle est alors traversée par un ruisseau, ce qui n’est plus le cas actuellement : son cours

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OT est déporté vers le sud et borde le chemin de Châteauneuf-les-Bains suite à des travaux de

voirie récents. La configuration du XIXe siècle ne semble pas « naturelle » pour autant : le tracé du cours d’eau est on ne peut plus rectiligne sur les parcelles 340 et 338, ce qui implique un aménagement anthropique. C’est justement à cet emplacement (parcelle actuelle n° 18) qu’on observe aujourd’hui un étang artificiel d’agrément, inexistant en 1813. Cet aménagement pro-fite d’une dépression du terrain barré au sud par une digue maçonnée (limite entre les par-celles 340 et 341). Le trop plein s’évacue directement à l’ouest, dans le cours d’eau qui borde le chemin rural. Ces observations trouvent une explication dans la carte de Cassini : le hameau est signalé comme centre d’une paroisse (l’abbaye est inhabitée depuis 1664) ; il borde une étendue d’eau suffisamment importante pour être représentée. Sa géométrie reflète le parcel-laire singulier que nous venons de décrire. Le filet d’eau rectiligne de 1813 symbolise le canal de l’ancien étang : un chenal creusé de main d’homme afin de forcer l’écoulement du ruisseau au centre de la pièce d’eau. Cet étang aurait donc été entretenu au moins jusque dans les années 1760-1761, dates de réalisation de la carte de Cassini (feuille n° 13, Aubusson), soit cent ans après la désertion du site par les moniales. Puis, il aurait souffert d’une certaine négli-gence ou aurait été comblé volontairement. Ce n’est que dans le courant du XXe siècle que le terrain retrouve partiellement son usage médiéval. Cette pièce d’eau accueillait donc tous les petits rus alentour qui, au lieu de se perdre et de former des champs boueux inexploitables, formaient certainement une réserve piscicole destinée à la consommation des moniales et peut-être à enrichir leurs revenus. L’étang, visible sur la carte de Cassini et encore perceptible dans le paysage actuel, a disparu faute d’entretien, laissant les sources reprendre leur droit et former le même marécage qui avait précédé l’installation des religieuses.

Fig. 3 : Abbaye de L’Éclache, cadastre napoléonien, XIXe siècle.

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tralAfin d’optimiser l’espace compris

entre un cours d’eau au sud, et un coteau au nord, le monastère de Bel-lecombe est conçu sur trois paliers occupant le coteau. Ces terrasses permettent le maintien des terres, un espace plan pour les constructions, ainsi qu’un drainage : les ruisselle-ments sont canalisés dans l’épaisseur des remblais constituant les paliers (fig. 4).

À Clavas, la contrainte réside dans l’éloignement entre l’ensemble mo-nastique et le torrent La Clavarine empêchant une prise d’eau directe pour alimenter les bâtiments. De plus, le cours d’eau n’est pas assez pentu, et n’offre pas une puissance suffisante pour actionner les machines hydrauliques. Le site est encaissé entre deux versants séparés par La Clavarine : au sud/sud-est, le col de La Charousse (1 278 m) ; au nord, une colline culminant à 1 238 m, au pied de laquelle le monas-tère est installé (fig. 5). L’aile septentrionale de l’ensemble claustral est d’ailleurs contrebutée au nord par la pente où s’est installé le cimetière paroissial des XIXe et XXe siècles, ainsi que le chemin communal traversant le hameau de Clavas. L’abbaye occupe un replat de cinquante mètres de largeur que l’on peut considérer, au regard du profil topographique et de la nature très humide du sol (tourbière), comme le lit majeur du torrent. Le cours de La Clavarine débute à la confluence de plusieurs sources provenant des Bruyères et des Planchettes, sur le mont Pyfarat, à 1 182 m d’altitude, soit à 100 m de dénivelé par rapport à l’ensemble conventuel. Elle occupe actuellement un lit mineur étroit, au profil en légère cuvette, de moins de 10 m de largeur, pour 2 m de profondeur maximum au centre du chenal. L’environnement hydrolo-gique est complété par les eaux de ruissellement courant sur tout le versant sud en direction des bâtiments conventuels qui constituent un point de convergence. Le système hydraulique du site de Clavas tient à la réalisation d’un barrage en amont du monastère, sur le torrent de La Clavarine, afin d’en maîtriser le débit et d’apporter suffisamment de courant à une conduite forcée captée plus bas, en rive gauche (fig. 6). Cette dernière permet d’actionner un à trois moulins jouxtant immédiatement les bâtiments conventuels. Enfin, en aval, comme en amont deux étangs complèteraient ce dispositif. L’alimentation en eau potable, en revanche, tiendrait aux innombrables sources dévalant le versant nord dominant l’abbaye. Elles sont captées et canalisées au nord de l’ensemble conventuel et le traverseraient par un système de dalots souterrains pour se rejeter dans La Clavarine avec les eaux usées : le réseau actuel reprendrait

Fig. 4 : Terrasses de l’abbaye de Bellecombe, (cliché : E. Bouvard).

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OT ce parcours en usant des anciennes canalisations. Ce système, régi par l’implantation d’un

barrage en amont, est la condition sine qua non de l’installation humaine dans le vallon de Clavas jusqu’à une période récente, sous peine de manquer d’eau (les sources ne suffisent pas à toutes les activités domestiques et agricoles) ou d’être envahi par les divagations du torrent. Il est donc permis d’avancer que les vestiges hydrauliques observés, même si leur état est pos-térieur au Moyen Âge, fossilisent un système initié par les premiers occupants du site pour leur installation. Les habitations très tardives du hameau, sans aucun réemploi médiéval ou même antérieur, incitent à penser que la première occupation est due à la communauté cistercienne, qui aurait modelé le paysage durablement.

Fig. 5 : Abbaye de Clavas : extrait de la carte IGN au 1/25000.

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L’eau dans le monastère

Deux types d’eaux circulent au sein du mo-nastère : l’eau courante et potable qui sert entre autre à la cuisine, au lavabo du cloître et les eaux usées qui sont évacuées.

À Obazine, au centre du cloître actuel, est conservé le lavabo médiéval (fig. 7). Il s’agit d’une vasque de grès de 2,40 m de diamètre. Elle dispose de vingt orifices permettant l’écou-lement des eaux dans une seconde vasque aujourd’hui disparue. De simples moulures horizontales ornent le pourtour de la vasque. D’après la Vie de saint Étienne d’Obazine, cette vasque semble correspondre à celle du pre-mier monastère (vers 1140).

« Étienne fit également bâtir un cloître et, tout autour, des habitations régulières. Au centre, il fit faire une élégante fontaine. On amena, pour cela, une pierre d’un poids énorme, que trente paires de bœufs avaient peine à mouvoir […] » (Aubrun, 1970).

Les moines pouvaient ainsi s’y laver les mains avant les repas. Quant aux eaux usées qui s’écoulent des latrines notamment, elles sont souvent évacuées du monastère par des systèmes de drains. À Coyroux toutefois, les latrines sont directement bâties à l’aplomb du torrent, au-dessus d’une grande fosse où s’en-gouffrent les eaux du Coyroux (fig. 8). Il s’agit des seules latrines médiévales conservées dans le diocèse de Limoges et dont le conduit d’évacuation des eaux est encore visible.

Fig. 7 : Le lavabo médiéval du cloître d’Oba-zine, (cliché : I. Pignot).

Fig. 8 : Les latrines de l’abbaye de Coyroux, (cliché : I. Pignot).

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tralL’eau comme ressource économique

L’eau motrice

Le moulin est sans doute l’exemple le plus flagrant de l’utilisation des cours d’eau à des fins préindustrielles et artisanales. Les moulins des moines cisterciens du Limousin sont souvent des acquisitions plus que de réelles constructions ex nihilo. Les vestiges actuels sont bien sou-vent modernes, constamment remaniés au fil de siècles, c’est pourquoi il est parfois délicat d’imaginer l’aspect des structures médiévales.

Il s’agissait vraisemblablement pour la plupart de moulins à roues horizontales, structures prédominantes dans les zones méridionales. Ils sont également les plus fréquents en Corrèze au XIXe siècle. Ils correspondent à de petites communautés, à des zones de montagne aux réseaux hydrauliques restreints. Leur rendement est modeste, le broyage irrégulier, la farine grossière. Il s’agit d’installations simples, peu coûteuses par rapports aux moulins à roue verti-cale. La plupart du temps, ce sont des moulins fariniers, mais des moulins à foulon et à tan sont parfois évoqués dans les textes. Le moulin de Caugnaguet est la mieux préservée des installa-tions hydrauliques des moines d’Obazine. Il est bâti sur la rive droite de l’Ouysse, à 1,550 km du pont de la Peyre. Il se compose d’un corps de bâtiment quadrangulaire de 17,40 m par 9,60 m. La salle des meules est à cheval sur les douves. L’étage supérieur correspond à une habitation. Le grenier est couvert d’une toiture à coyaux à trois versants. L’ensemble s’élève à 14 m Le mur oriental ainsi que les parements du rez-de-chaussée sont en moyen appareil régulier. La digue se termine au sud du moulin par un canal de 7 m de large et d’1,50 m de pro-fondeur, soigneusement dallé. L’eau pénètre par quatre conduites forcées étranglées : elles se rétrécissent de 1,50 m à 0,20 m sur une longueur de 4 m. Ce moulin dispose de quatre meules dormantes d’1,60 m de diamètre au-dessus des quatre cuves. L’accès à la salle des meules est permis par une porte d’1,90 m de large dans le mur méridional. Les parties hautes des murs sont en partie reconstruites notamment au niveau de l’étage d’habitation. La majeure partie des parements relève toutefois de la première moitié du XIIIe siècle. Une restauration partielle est sans doute intervenue dans la seconde moitié du XVe siècle. Des baies en accolade sont en effet percées dans les murs gouttereaux.

Les forges hydrauliques sont également connues des moines cisterciens, en Bourgogne notamment où les exemples de Fontenay et Preuilly sont bien connus. Dans le diocèse de Limoges, elles ne sont pas réellement attestées. Des sondages à l’abbaye de Prébenoît (Pignot, 2007), ont révélé des amoncellements de scories typiques de la présence de forges. La proxi-mité du Cluzeau pourrait aller dans le sens de l’existence d’une forge hydraulique, sans que les textes, bien trop lacunaires ne puissent l’attester.

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OT La pisciculture

Chaque abbaye semble s’être équipée en moulins à céréales, à draps ou à huile, en pres-soirs et en forges susceptibles d’assurer le traitement des différentes matières premières pro-duites, mais aussi en étangs et viviers pour l’élevage du poisson.

Au Palais-Notre-Dame (Pignot, 2007), à l’ouest des bâtiments monastiques, en léger contre-bas du carré du cloître, un vivier est conservé. Il n’est plus en eau aujourd’hui mais le sol reste très humide. Les parois sont bâties en moellons de granite assemblés avec soin. Il est signalé sur le plan cadastral de 1853. Nous pouvons supposer qu’il était relié par un drain au puits du cloître. Au nord-ouest de l’abbaye, à cinquante mètres de l’abbatiale environ, en contrebas, un second vivier est observable (fig. 9). Il présente les mêmes parois de moellons de granite, parfois mêlés de pierres de moyen appareil. Il est alimenté par un bief qui semble partir d’un point en contre haut, à vingt mètres au nord-est, où est conservé le départ de murs maçonnés de pierres de taille de granite régulières, dessinant un plan quadrangulaire. Il pourrait s’agir d’une ancienne source. Ces installations n’apparaissent pas sur le plan cadastral napoléonien.

Les possessions d’étangs sont également fréquentes et peuvent revêtir une fonction de régulateur des cours d’eau. À Peyrouse (commune de Saint-Saud-Lacoussière, Dordogne), le monastère occupe le fond plat et inondable de la vallée étroite et encaissée du Palin. À 250 m en amont, un étang est créé par les moines, barré par une digue massive. Il tient ainsi le rôle de régulateur, de tampon en cas de crues et protège les bâtiments monastiques de l’impétuosité des courants.

Nous avons évoqué plus haut l’étang servant de bassin de récupération des eaux de ruissel-lement sur l’abbaye de L’Éclache, et pouvant servir d’exploitation piscicole. À Mègemont (com-mune de Chassagne, 63), c’est un vivier maçonné, alimenté par un bief traversant deux mou-lins en amont, qui pourvoit à ce besoin. Actuellement, il n’est plus en eau, mais on le repère assez facilement grâce aux indices paysagers et au cadastre napoléonien (fig. 10). Malheureu-sement, cette structure, du fait de son caractère vernaculaire, reste indatable, et les archives de l’abbaye ne l’évoquent pas : est-ce un aménagement primitif, ou bien une construction bien plus récente qu’il n’y paraît ?

Au Bouchet (commune d’Yronde-et-Buron, 63), c’est la toponymie qui indique la présence d’une pièce d’eau servant à l’élevage du poisson. En effet, le cadastre récent indique un en-semble de parcelles en amont du monastère nommé Le Pécheix. Cette portion de terre est comprise entre les deux axes nord-sud structurant le parcellaire (fig. 11). C’est un terrain plan, humide et meuble typique d’un ancien étang fossilisé. Pourtant, aucune pièce d’eau n’est re-présentée sur les plans des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. On en déduit donc que ce nom vernacu-laire est issu d’une tradition orale bien ancrée dans le territoire, dont la réalité historique serait antérieure à la carte de Cassini. La nature du sol, le toponyme ainsi que la configuration du

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Fig. 11 : Abbaye du Bouchet : cadastre contemporain au 1/2000 (cadastre.gouv.fr).

Fig. 9 : Le vivier de l’abbaye du Palais-Notre-Dame. (cliché : I. Pignot).

Fig. 10 : Le vivier de l’abbaye de Mègemont, (cliché : E. Bouvard).

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OT terrain, en triangle, barré par deux axes parallèles à l’est et à l’ouest, indiquent sans équivoque

une ancienne pièce d’eau retenue en aval comme en amont par un barrage. L’ensemble a dû se boucher par manque d’entretien à la fin de l’époque moderne.

Conclusion

On a vu que les aménagements hydrauliques cisterciens étaient nécessairement pensés en amont de l’installation. Ils ne forment qu’un seul et même système cohérent propre à assurer les besoins quotidiens et économiques de la communauté, tout en facilitant leur installation. Ils sont le manifeste d’une capacité d’adaptation au terrain et d’une véritable ingénierie. Il convient toutefois de nuancer notre propos : nous ne savons toujours pas si cette technicité est le fait d’un véritable savoir-faire cistercien, ou bien la reproduction de procédés locaux adaptés aux besoins monastiques. De plus, la critique d’authenticité des aménagements dé-crits souffre de l’indigence des sources de première main. Les vestiges subsistent trop souvent dans leur état moderne ou contemporain du fait d’une occupation continue des sites. Aussi, ces études doivent être complétées par une analyse régressive du paysage pour connaître l’en-vironnement médiéval avant les modifications qu’il a pu subir, notamment au cours du petit âge glaciaire, ou par pression anthropique sur les sols. En effet, il est probable que certains des aménagements inventoriés aient été mis en œuvre conséquemment à ces changements environnementaux, et non durant la phase d’installation initiale des communautés monas-tiques… Ces quelques remarques veulent être à la fois une contribution à l’approche tech-nique du monde monastique, mais aussi un apport sur la dialectique entre Homme et Milieu et les stratégies de peuplement de l’Auvergne médiévale. D’autres résultats complémentaires sont attendus prochainement pour l’Auvergne et le Velay : étude des archives sédimentaires et dépouillement des sources archivistiques hors cadre monastique (Ponts et Chaussées, Eaux et Forêts…).

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