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Le monologue de Michée Chauderon Lecture en son et en images Michée Chauderon est née en 1602, en Savoie, le jour de l’escalade, précisent les numérologues. Elle migre à Genève, devient domestique, blanchisseuse, guérisseuse. Après plusieurs années de bons et loyaux services en tant que lavandière et rebouteuse, elle est déclarée sorcière par quelques voisines, et les autorités genevoises à leur suite. Elle meurt pendue et son corps consumé par les flammes d’un bûcher à l’une des portes de la cité, en 1652. Si elle est devenue célèbre, c’est parce qu’elle a été la dernière à subir ce sort. Dans la deuxième moitié du 17ème siècle, L’hypothèse de femmes maîtresses du diable, manipulées par le malin, devient de plus en plus difficile à admettre. Les juges tergiversent, les autorités consultent à tout vent et tardent à se décider. Entre les avis des chasseurs de démons et ceux de médecins plus avant-gardistes, leur cœur balance. Pas assez pour épargner Michée, mais au moins pour lui éviter d’être brulée vive. Si les historiens, parmi lesquels Voltaire se sont intéressés au procès, peu de cas a été fait de la personne de Michée Chauderon. Ne demeurent que quelques unes de ses déclarations, lorsque torturée, épuisée, hébétée, on instruit l’affaire.

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Le monologue de Michée ChauderonLecture en son et en images

Michée Chauderon est née en 1602, en Savoie, le jour de l’escalade, précisent les numérologues. Elle migre à Genève, devient domestique, blanchisseuse, guérisseuse. Après plusieurs années de bons et loyaux services en tant que lavandière et rebouteuse, elle est déclarée sorcière par quelques voisines, et les autorités genevoises à leur suite. Elle meurt pendue et son corps consumé par les flammes d’un bûcher à l’une des portes de la cité, en 1652. Si elle est devenue célèbre, c’est parce qu’elle a été la dernière à subir ce sort. Dans la deuxième moitié du 17ème siècle, L’hypothèse de femmes maîtresses du diable, manipulées par le malin, devient de plus en plus difficile à admettre. Les juges tergiversent, les autorités consultent à tout vent et tardent à se décider. Entre les avis des chasseurs de démons et ceux de médecins plus avant-gardistes, leur cœur balance. Pas assez pour épargner Michée, mais au moins pour lui éviter d’être brulée vive. Si les historiens, parmi lesquels Voltaire se sont intéressés au procès, peu de cas a été fait de la personne de Michée Chauderon. Ne demeurent que quelques unes de ses déclarations, lorsque torturée, épuisée, hébétée, on instruit l’affaire. L’écrivaine Mélanie Chappuis s’aventure là où les historiens ne peuvent se rendre, en imaginant les dernières pensées de cette femme mise au banc de la société. Le monologue de Michée Chauderon, donne chair aux faits, amenant à l’histoire sa part sensible et humaine. Le comédien Pierandré Boo rappelle les faits lors d’une lecture introductive, avant que Mélanie Chappuis entre dans la peau de Michée Chauderon, soutenue par des son et des images composées par le vidéaste et Dj Damien Schmoker.

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Son et images de Damien SchomkerTexte de Mélanie ChappuisLecture de Pierandré Boo et Mélanie ChappuisDurée 45 minutes.

Le monologue de Michée Chauderon est tiré du roman Un thé avec mes chères fantômes, publié en août 2016 aux Editions Encre Fraîche.

Mélanie Chappuis+79 [email protected]

Damien Schmoker+76 [email protected]

Pierandré [email protected]

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Mélanie Chappuis est écrivaine, journaliste et mère de deux enfants. Elle est née le 13 janvier 1976 à Bonn. Elle a passé son enfance entre l'Amérique latine et l'Afrique de l'ouest. Elle réside actuellement à Genève.Ses deux premiers romans Frida et Des baisers froids comme la lune paraissent en 2008 et 2010 aux Editions Bernard Campiche. En 2012, elle reçoit le prix de la relève du canton de Vaud, en Suisse. En 2013, elle publie Maculée conception aux éditions Luce Wilquin.Mélanie Chappuis est également l'auteur de la chronique Dans la tête de… publiée jusqu'en décembre 2014 dans le quotidien Le Temps. Le recueil de ces chroniques est sorti en mars 2015 aux éditions de L'Age d'Homme, en même temps que son quatrième roman, L'empreinte amoureuse. Son cinquième roman, Un thé avec mes chères fantômes est sorti en septembre 2016 aux éditions Encre Fraîche. En janvier 2017, elle publie Femmes amoureuses, les monologues de sa première pièce de théâtre qui recueille les acclamations du public et de la critique. En août 2017, elle publie Ô vous, sœurs humaines aux éditions Slatkine & Cie.

Outre de nombreuses lectures publiques, Mélanie Chappuis s’est produite sur scène avec le comédien Fabian Ferrari (des Baisers froids comme la Lune) avec le danseur chorégraphe Foofwa d’Imobilité (écriture en direct), avec la soprano Doris Sergy et le pianiste Alain Porchet (Mourir et vivre d’amour). Elle présente également des lectures musicales avec la violoncelliste Celine Chappuis (Ô vous, sœurs humaines) et le dj et vidéaste Damien Schmoker (monologue de Michée Chauderon). Son prochain roman paraîtra en septembre 2018 aux éditions Slatkine et Cie.Elle fait partie de la scène littéraire romande montante de sa génération.

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Damien Schmocker est un artiste multi-activiste underground. Il se fait connaître sous le pseudo de Dj Dam dans les clubs européens post punks, dès 1981. En 1984 il crée l’association festive Vinyle promouvant concerts, expositions photos, planches de Bds, peintures et divers objets détournés à tendance Dark Wave.  

Il arrive à l’Usine de Genève, haut lieu de la culture alternative romande, en 1989 avec l’association PTR et devient permanent du KAB jusqu’en 2012. Il organise plus de 3000 concerts et soirées thématiques, et mixe sous le pseudo Baron Von Smock. Il travaille aussi comme photographe indépendant. En 1990 il ouvre Urgence Disk Shop & Bar au sein même de l’Usine, et en fait un lieu d’échanges d’idées, de concerts, d’expositions et de diffusions musicales.  

De 1991 à 2010, il crée Le festival Underground, avec 20 éditions et attirant plus de 400 groupes de musique.

1999 il crée le label Urgence Disk Records, avec plus de 200 sorties de disques suisses et internationaux.

Pour le théâtre, il compose et mixe le plus souvent sous le pseudo de Herr Liebe. Dès 1997, il crée la musique de T’es Mauvaise, de Loulou pour la Bâtie. Ces trois dernières années il était au commandes de la musique et des sons dans Les Aventures de Huckleberry Finn  mise en scène par Yvan Rihs au Théâtre Romand et au théâtre du Loup, dans le Misanthrope mis en scène par José Lillo au Théâtre de l’Orangerie, dans Dérive mise en scène par Loulou au Galpon, ou encore dans Femmes Amoureuses mise en scène par José Lillo au théâtre de l’Alchimic. En 2018, outre des concerts et des tournées prévues dans toute l’Europe avec les groupes du label Urgence Disk, il prévoit de sortir un livre souvenir de 30 années de vie alternative genevoise. La publication est agendée fin 2019. 

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Pierandré Boo est un acteur et artiste polymorphe, né en 1961 à Genève.

Après une formation en arts plastiques, il entre au conservatoire d'art dramatique. Mais c'est sur le terrain que ses qualités d'acteur se développeront, notamment grâce à la rencontre avec André Steiger au début des années 80.

Parallèlement, il est formé au doublage de documentaire à la RTS pour Temps-Présent et d'autres émissions d'investigation et enregistre des textes pour Espace 2 - RTS (notamment avec Yaël Torelle et Luc Terrapon).

Sur scène on a pu le voir - entre autres - en Antonin Artaud dans Pour en finir avec le jugement de Dieu d'Antonin Artaud mis en scène par René-Claude Emery au centre psychiatrique de Malévaux en Valais, en Jules César dans La Mort de Pompée de Corneille mis en scène par Roger Lewinter au Théâtre de L'Usine, en Ange du Cabaret d'Avant-Guerre mis en scène par Loulou à Genève et en Suisse, en narrateur de C'est injuste, ou bien pas de Yann Gerdil-Margueron mis en scène par Patrick Heller au Théâtre de L'Usine à Genève, en Oncle Gérondif dans Ploufft le petit fantôme de Maria Machado mis en scène par Roberto Salomon au Théâtre Am-Stram-Gram à Genève et en France, en Voltaire dans Rousseau, une promenade mis en scène par Cyrille Kaiser au Jardin Botanique de Genève, en juif aveugle dans Les 7 possibilités du train 713 en partance d'Auschwitz d'Armand Gatti mis en scène par Eric Salama au Théâtre St-Gervais à Genève et au TPR à la Chaux-de-Fonds, en Hubert dans Une visite inopportune de Copi mis en scène par Sébastien Ribaux au 2:21 à Lausanne.

Il tourne dans Pas de café pas de télé pas de sexe de Romed Wyder, 01.06.03 de Kate Reidy, La convocation de Claude Mangold, accompagne vocalement Saxifrages court-métrage de Séverine Barde, participe à diverses installations vidéo dont Une Euménide de Antoine Zermatten, à de nombreuses lectures publiques de textes d'Italo Calvino, Antonin Artaud, Odysseus Elytis, Jean Genêt.

En 1994, il crée le personnage de Greta Gratos.

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Fiche Technique

Damien Schmoker fournit et installe: Un Vidéo Projecteur grand angleUne sono avec table de mixageUn micro sans fil pour la lectureLe matériel de diffusion

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Le monologue de Michée Chauderon :

Lecture de Pierandré Boo

Les faits 1: 1536. La République de Genève vient d’adhérer à la Réforme. Sa population est divisée en quatre catégories aux droits civiques pleins, partiels ou nuls, Citoyens, Bourgeois, Natifs, Habitants, à quoi s’ajoutent encore les Étrangers situés tout en bas de l’échelle sociale. 1602. Michée Chauderon, la paysanne catholique et savoyarde naît à Boëge, dans le Faucigny, diocèse d’Annecy, entre le lac Léman et le massif alpin. En Décembre 1602, précisent des biographes amateurs de numérologie, au moment même où la République repousse les troupes savoyardes qui tentent l’escalade nocturne des fortifications. Ah ! La belle escalade, la mère Royaume vidant son bouillant chaudron et coiffant de légumes pas encore en massepain les méchants Savoyards. Ce sera cette même mère Royaume, sa fille et ses amies voisines que l’on retrouvera une cinquantaine d’années plus tard, accusant et condamnant Michée, l’étrangère devenue sorcière.1639. À trente-sept ans, Michée croise pour la première fois la justice. Depuis quelques mois, elle est enceinte d’un valet mort brutalement aux vendanges. Michée est incriminée pour paillardise, eh bien oui, puisque relation sexuelle hors liens matrimoniaux avec ou sans naissance illégitime d’un bâtard. Son complice est emprisonné en même temps qu’elle. Pas le valet, déjà mort, mais l’amant de Michée, Louis Ducret, qui reconnaît avoir vécu quelques nuits en concubinage avec sa nouvelle conquête. Il promet d’épouser Michée qui, de son côté, reconnaît sa faute morale en demandant pardon à Dieu. Banni, le couple quitte la cité. L’enfant naît et meurt, de la douleur de Michée on ne sait rien. En 1646, c’est au tour de l’époux de mourir, probablement une conséquence de la peste de 1640. 1648. Michée est de retour à Genève. Lavandière, elle vit du blanchiment du linge d’autrui. Elle négocie aussi parfois son savoir-faire de guérisseuse, exercé en temps de peste, auprès de ses voisines. 1651. La nature s’emballe, l’Arve déborde entraînant presque tous les ponts et faisant remonter le Rhône dans le lac. Quelques mois plus tard, un tremblement de terre frappe la cité. La nature inquiète hommes et femmes habitués au magique ; ils évoquent la colère de Dieu plutôt qu’un dérèglement climatique. 1652. Mars. Après ces mois de chaos, les esprits remués, secoués, inondés voient l’ombre du Diable en Michée. Elle est accusée par huit femmes, la mère Royaume et ses copines, de s’être donnée au Malin et d’avoir intoxiqué deux femmes, dont Pernette Guillermet, fille d’Élisabeth Royaume, avec du vin et des petits pois souillés de poudre maléfique. Pourquoi ces accusations ? Parce que Michée, guérisseuse reconnue, refuse de préparer pour Pernette malade, possédée, sa soupe capable de purger le mal. La potion constituée de beurre, pain et sel est supposée étouffer les démons qui rongent la tourmentée, des démons que Michée elle-même aurait introduit, par vengeance, dans la malade. Vengeance ? Quelques années auparavant, Michée est accusée par Pernette de lui avoir volé une lampe alors qu’elle lessivait chez elle. L’autre empoisonnée se nomme Élisabeth Vallin, avec qui Michée partage un jour un repas de pois. Élisabeth semble avoir du mal à digérer, se sent troublée, perturbée en

1 PORRET Michel, L’OMBRE DU DIABLE. Michée Chauderon dernière sorcière exécutée à Genève (1652). Préface d’Alessandro Pastore, Genève, Georg (2009), 2019.

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son esprit, on ignore ce qu’il en est de son intestin. Elle réclame alors à Michée sa fameuse soupe. Michée la lui prépare et Élisabeth se sent mieux. Mais c’est la preuve que Michée est une guérisseuse, voire une sorcière, quand on pratique la magie blanche, on peut tout aussi bien faire de la magie noire, n’est-ce pas ? Elle n’avait qu’à pas refuser de préparer sa soupe à Pernette, Michée, ni à voler cette lampe si insignifiante, bon d’accord, on l’a retrouvée, la lampe, le lendemain, mais elles étaient louches ces retrouvailles, sûrement la Michée qui regrettait son larcin, et si elle n’avait pas été veuve, et mieux intégrée, et moins belle, moins fière, et puis quand même, condamnée pour paillardise, à l’époque, il ne faut pas oublier, et bannie, et pourtant revenue, désobéissante cette Michée, comment lui faire confiance, d’ailleurs que faisait-elle l’autre jour à bavarder avec le mari d’Élisabeth, et puis aussi, à toujours s’entendre si bien avec les enfants du quartier, à leur donner des pommes et des caresses, ce n’est pas de leur faute, aux voisines, si elle a perdu son enfant, un bâtard, d’ailleurs, ce n’est pas de leur faute et elle n’a pas à venir séduire leurs enfants à elles, avec son sourire tendre et las qui devient rire dès qu’elle est en compagnie des petits. Après avoir été accusée par ces huit femmes, puis enfermée, torturée, soumise à la question, Michée est pendue sur la plaine de Plainpalais, et son cadavre brûlé sur cette même plaine. Quand même, disaient certains, ils auraient pu la brûler vive…

La douceur de la pendaison l’aura emporté sur la rigueur du bûcher, peut-être parce qu’une telle cruauté devenait anachronique, et probablement parce que le crime de maléfice imputé à la sorcière n’était pas assez qualifié pour mériter l’abominable supplice du feu vif.Michée ?

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Lecture de Mélanie Chappuis

Il aurait douze ans aujourd’hui mon tout petit Jean, heureusement finalement qu’il est parti si tôt, douze ans ça aurait été bien trop jeune pour voir sa mère brûlée sur la place publique, bien trop douloureux, trop lourd à porter, sa vie à lui aurait été gâchée, n’est-ce pas mon tout petit ? Ils t’auraient appelé fils du démon, comme si ce n’était pas suffisant déjà d’être fils d’étranger dans cette République, autant dire rien, tout pour moi, pourtant, tout, depuis ta naissance jusqu’à ma mort, ta mort à toi n’a rien changé. Il ne faut pas s’opposer à la volonté de Dieu, d’abord parce que ça ne sert à rien, ensuite parce qu’il sait ce qu’il fait. Regarde, je n’en sortirai pas vivante et je pourrai monter vers toi. L’espoir de te retrouver me permet d’endurer jusqu’à la privation de sommeil et l’estrapade. Mais seulement quand ils arrêtent. Quand ils m’attachent les bras derrière le dos et qu’ils me suspendent ainsi dans le vide, me laissant ensuite brusquement retomber comme si j’étais montée sur ressorts, Jean, quand je sens mes membres se déchirer et que la douleur finit par m’empêcher même de hurler, pour être tout à elle, devenir elle, une loque sans conscience, mon fils, pardon de te parler de cela, mais quand ils me soumettent à l’estrapade, j’en perds mon humanité. Jean, t’ai-je déjà parlé de ton père ? Laisse-moi l’évoquer encore, les bons souvenirs, c’est ce que j’ai trouvé de mieux pour me distraire de la douleur. Jean Pelligot, ton père, qu’il était beau, tu aurais dû le voir sur son cheval, un vrai seigneur, et pas de ceux si maigres, pâles et contrits qui nous gouvernent et m’emprisonnent aujourd’hui. Je l’ai aimé dès que mon regard s’est posé sur lui, sur ses épaules plus précisément, si larges et carrées, il allait pouvoir m’entourer et me cacher dans ses bras, un refuge, ses bras, il y faisait chaud et sombre et je pouvais me laisser aller à ressentir du bonheur. N’écoute pas les souvenirs qui suivent mon fils, ils ne sont pas de ceux que l’on raconte à son enfant. Jean Pelligot, son odeur et son corps dur et lourd contre moi, je savais que l’on faisait ainsi pour avoir des enfants, pourtant j’ignorais que ce fut bon. C’était si enveloppant, plus rien d’autre ne comptait que l’attente et l’arrivée imminente d’un plaisir encore plus grand, final, presque fatal. Ces moments où je me suis laissée aller à ne penser à rien, à ressentir simplement, intensément, ces moments-là furent si rares. Jean et moi nous nous aimions, mon fils, tu peux revenir écouter, nous nous aimions et nous nous étions promis l’un à l’autre, mais lui si beau sur son cheval en est tombé, une chute terrible. Ensuite, mon fils, j’étais seule. La solitude n’existe que lorsque l’on a perdu pour toujours la personne avec laquelle on voulait être. Je savais pourtant ta présence, et je m’en réjouissais, mais c’est seulement durant ta brève venue au monde que je me suis sentie comblée à nouveau. Dans mon désespoir, j’ai pensé que si je retrouvais le plaisir de l’amour avec un autre, je pourrais survivre au chagrin de la perte de ton père. Il y a eu Louis une ou deux fois qui étaient bien tristes et bien peu efficaces, et l’humiliation : ce procès et cette condamnation pour paillardise. Ces gens supérieurs qui oublient le cœur pour réduire l’amour à une histoire de chairs en chaleur. Mon enfant, les souvenirs heureux sont si minces que leur arrière-goût est toujours celui du malheur. Ne plus me souvenir, penser plutôt à mon avenir auprès de ton père et toi, le Seigneur ne me privera pas une nouvelle fois de vous, j’en suis certaine, n’est-ce pas ? Mon fils, je te sens, ton odeur me revient comme en rêve, même si je ne dors plus, ne rêve plus, ils ne peuvent m’enlever ce qu’il y a d’enivrant dans mes délires de femme torturée.

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Ça n’arrête jamais, j’ignore depuis combien de temps je croupis ici. Ils cherchent cette marque du Diable sur mon corps, ils me transpercent avec des aiguilles, à la cuisse, au sein droit, à la lèvre. Ils s’y sont repris plusieurs fois, ils attendent que je ne pleure plus, ne supplie plus, ne manifeste plus aucune douleur. Alors mon insensibilité sera la preuve que le Diable m’a marquée. Mon enfant, il ne faut plus que je m’adresse à toi, il ne faut pas que tu puisses me sentir dans un tel état. C’est la deuxième fois que des experts médecins viennent me voir. Ceux d’aujourd’hui sont plus âgés, obtus et pourtant certains de leur intelligence, je suis perdue. Mes futurs bourreaux m’ont envoyé des vieux qui croient encore que Lucifer est un bouc puant à cinq cornes et membre rouge, tordu et piquant. Ils cherchent la marque insensible, le signe satanique qui instaurerait ma servitude, signifierait mon accouplement avec le Malin. Soit. Ils m’ont enfoncé l’aiguille une centaine de fois, je me suis évanouie, mes hurlements ont cessé, ils ont pris mon silence pour le signe de mon insensibilité à leur marque du Diable. Ils ont ce qu’ils voulaient et moi aussi, puisque je peux dormir un peu… Seigneur, hélas seulement quelques minutes de sommeil tellement la douleur est forte. Et ils reviennent encore et encore, après m’avoir soumise à la question, pour que je confirme ce que je leur ai avoué sous la torture. Je confirme, le plus vite sera le mieux, refermer les yeux, mon seul luxe en cette fin de vie. Combien de jours sans sommeil, combien d’aveux et de désaveux ? J’ai confessé avoir vu passer une ombre, dans la forêt, ils ont voulu plus de détails, j’ai dit que l’ombre s’était baissée pour me baiser et me marquer à la lèvre, j’ai peut-être dit avoir vu passer un lièvre rouge une fois dans les bois de Châtelaine, et un gros chien noir. Ils exigeaient encore des développements, j’ai admis avoir croisé le Diable sous la forme d’un âne, au Molard, déclaré qu’il m’avait donné une pomme, offerte ensuite par moi-même à la fille Vallin. J’ai nié avoir fait ou voulu du mal aux enfants, j’ai nié avoir transmis le mal, j’ai nié avoir entendu les démons en Pernette hurler voici la Michée notre maîtresse en me voyant arriver.

Mon Dieu et pourquoi le Diable existerait quand toi tu existes si peu ? Et pourquoi serait-il ombre, chien, lièvre, bouc, quand toi tu n’es rien ? Et pourquoi lui et toi ne seriez pas simplement une part de nous ? Ou lui, l’ombre qui s’oppose à ta lumière, dans nos cœurs, sur terre et dans les cieux ? Seigneur, le Diable est en elles bien plus qu’en moi, Il est la méchanceté, la jalousie et l’ignorance qui pourrit leur âme au point de m’envoyer agoniser dans ces geôles. Hypocrites femelles aux voix de miel.Ce sont elles qui m’ont faite guérisseuse, avant de me transformer en sorcière. J’étais leur bonne Michée, leur brave Michée, leur sage Michée, j’étais celle qui connaissait les plantes, soignait les maux de l’âme ou du corps avec de la verveine, de l’herbe de la Saint-Jean, de la sauge ou du romarin, j’étais celle qui touchait et apaisait, massait et soignait, celle qui blanchissait le linge, purifiait les âmes. J’étais leur petite fée bienfaisante. Je suis devenue sorcière enfourchant son balai pour se rendre au sabbat, bailleuse de mal, empoisonneuse, amante du Diable et maîtresse de démons. Il faut beaucoup se méfier de l’amour des femmes. Il vient toujours le moment où elles nous en jugent indignes et où elles passent à la haine avec la même déconcertante foi. Je n’ai pas volé leurs maris, j’étais pauvre, dépendante, isolée, je n’avais guère de quoi susciter l’envie. Je n’ai pas rechigné à faire des heures supplémentaires, je n’ai jamais rendu de linge dans un mauvais état ou demandé d’avance. Alors quoi ? J’étais peut-être un peu plus libre qu’elles. Peut-être un peu plus belle, un peu trop fière. Je leur ai peut-être fait la morale en pensant leur donner des conseils. Affirmé avec trop d’aplomb que

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ma soupe purifiait, que mes plantes sauvaient ? Je les ai déçues. Je ne pouvais pas grand-chose de plus qu’elles, finalement, à la maladie de Pernette, à celle d’Élisabeth, à la fausse couche de Michelle ou à la stérilité de Germaine. Seigneur, pourtant je les ai soulagées, j’ai vraiment senti que tu guidais mes mains, que je pouvais quelque chose contre certains de leurs maux. Je n’ai pas réussi à être à la hauteur de leurs espérances. Alors elles m’ont punie. Et toi à travers elles ? De ma prétention ? Dis-moi que non, mon Dieu, pas toi, ou il ne me reste que les ténèbres.

*

Seigneur, je m’adresse à toi pour ne pas m’adresser à Jean et parce qu’il me faut bien quelqu’un pour ne pas devenir folle. Je m’adresse à toi qui n’existes plus, qui n’existes pas, et je suis terrorisée de mourir aussi seule. Je n’arrive plus à trouver la force de croire que quelque chose m’attend après cet enfer dans lequel elles m’ont conduite sans le moindre regret. Je vais périr sous leurs yeux à tous et ils vont se délecter du spectacle. J’ai toujours détesté qu’on me voie dormir, je vais devoir supporter qu’on me voie mourir, partager ce moment d’ultime intimité sur la place publique. Vais-je chercher quelques regards bienveillants, en trouver ou ne voir que leur haine ?

*

Mon Dieu je te déteste, mais je penserai à ton fils, même s’il ne l’était pas, peut-être simple prophète, après tout, peut-être simple guérisseur comme moi, aimant la nature et connaissant ses bienfaits. Ton fils : mon frère. Mort publiquement comme moi, mort alors qu’autour on le regarde mourir et on se réjouit de sa mort et on la fête même, on en est soulagé. Jésus, donne-moi la force, j’ai si peur. J’aimais la vie, j’aimais les enfants, leur peau si douce, leurs rires si tendres, oh je connaissais leur aptitude à la cruauté, mais ils savaient regretter leurs bêtises, se rendre compte de la peine qu’ils pouvaient faire sans le vouloir, comme quand ils ont traité le Pierrot de Pierrette, imité sa démarche, sa voix. Il suffisait de leur expliquer et ensuite ils s’en voulaient et redevenaient gentils. J’aimais l’enfance toujours prête à se remettre en question, toujours prête à aimer en retour.J’aimais la lumière du jour, le bruit si doux du vent dans les arbres, les étoiles pour que la nuit soit moins noire, l’aube qui finissait toujours par arriver, j’aimais les chats, les souris et même les limaces, les escargots, les abeilles sur les fleurs, le Rhône et son courant, si j’avais su nager, je me serais laissé porter par ce courant, longtemps, jusqu’à ce que le froid me gagne et que je sorte sur une rive vierge me sécher au soleil. Penser au Rhône, le sentir couler sur mon corps en miettes, le sentir m’emporter loin de tous, remplir mon âme de beauté, oublier la laideur qui m’entoure, oublier le genre humain et le genre divin. Seigneur je t’aimais et je tentais de répandre l’amour autour de moi. Je menais les gens vers la lumière et je suis aspirée par les ténèbres. Tu l’as bien fait subir à ton propre fils, alors pourquoi pas à moi, la voici, ta réponse ? Tu ne peux rien, Seigneur, ni pour moi ni pour Jésus jadis et si tu ne peux rien, c’est que tu n’es rien, n’est-ce pas ? Prouve-moi le contraire, je t’en supplie, la peur me quitterait et je pourrais mourir la tête haute. Regarde-moi, je ne retiens plus rien, ni larmes, ni morve, ni le reste que je ne sens même pas couler et qui pue, elles m’ont enlevé ma dignité, je les hais, j’avais toujours réussi à me prémunir contre la haine auparavant, le Rhône, penser au Rhône, je n’en ai rien à faire du Rhône, ça ne marche pas, ça ne me calme pas, j’ai trop peur, mourir vite, là, maintenant, vite, salauds, je n’ai même pas la liberté de me tuer, me projeter contre le

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mur, une douleur enfin fatale, salauds, je n’ose pas, pauvre lâche, vieille femme sale et moche et veuve et infertile, ou pas assez, vieille femme sans personne pour la pleurer, pauvre inutile qui voulait faire le bien et qui se retrouve terrassée par le mal, vieille sorcière punie de sa naïveté, de son inutilité, silence Michée, petite Michée cassée, il te reste toi pour te tenir compagnie, représente-toi le Rhône, essaie encore, monter sur les falaises de Saint-Jean, se jeter dans le Rhône, couler avec le Rhône qui lui existe bel et bien et qui est beau et qui n’a rien demandé à personne, rien fait à personne, gentil le Rhône, certes, mais glacé, qu’importe, penser aux arbres, à la terre, à l’odeur de la terre, sa belle odeur quand elle est sèche ou mouillée, aux vers de terre, ils ont bien le droit, aussi, qu’on pense tendrement à eux. Je vais redevenir terre, non pas poussière, terre, terreau, mère, oui, mon corps en décomposition, mais fertile, mon humanité perdue, ma végétalité retrouvée, c’est ce que j’ai de mieux, comme ultime rêve.

Et si Satan m’était vraiment apparu, et s’ils avaient raison, ils ont l’air sûrs d’eux et puis ces accusations terribles, peut-on inventer des choses aussi viles, peut-on condamner tout en ne croyant pas à la culpabilité de celle que l’on condamne ?

Je te sens avec ton sexe rouge et piquant, je te vois me regardant pendant que me prennent une multitude d’hommes, pendant que tu prends une multitude de femmes, je te vois embrassant mes lèvres, marquant mon corps, je sens ton haleine fétide sur moi, je sens que tu me recouvres de ta semence visqueuse et stérile, je sens que tu m’infliges ta marque, profonde, et encore une, comme des coups de griffe, des coups de fouets qui me lacèrent la peau et j’aime ça, encore, jusqu’à ma mort, encore.

Par moments je suis contaminée par leurs croyances sordides, par moments je les fais miennes et je place ma main entre mes cuisses et je me laisse envahir par la chaleur et c’est une façon coupable d’accéder à un peu de lumière.

Seigneur, prends-moi avant que ces fantasmes dégradants ne reviennent, avant le bûcher, avant les flammes qui empêcheront mon âme de monter jusqu’à toi, prends-moi avant que leurs regards à tous pèsent sur ma souffrance, avant que la douleur me prive de pudeur, avant que j’assiste avec effroi à leur plaisir de me voir sacrifiée.Seigneur, évite-moi le bûcher. Je refuse de brûler vive devant eux. J’ai payé mon tribut. Je suis au bout de mes souffrances. Je veux mourir pendue. C’est ma dernière volonté. Seigneur, je veux goûter à l’extase de l’air qui vient à manquer, sentir mon âme s’échapper de mon corps et mon sexe arroser les mandragores.