Edmond Rostand - Cyrano de Bergerac FR

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Cyrano de BergeracRostand, Edmond

Publication: 1897 Catgorie(s): Fiction, Thatre Source: http://www.ebooksgratuits.com

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A Propos Rostand: Edmond Eugne Alexis Rostand, n le 1er avril 1868 Marseille, mort le 2 dcembre 1918 Paris, est un auteur dramatique franais. Edmond Rostand est le pre du fameux biologiste Jean Rostand. Arrire petit-fils d'un maire de Marseille Alexis-Joseph Rostand (1769-1854), Edmond Rostand nat dans une famille aise de Marseille, fils de l'conomiste Eugne Rostand. En 1880, son pre, craignant les dsordres de la Commune, amne toute sa famille, Edmond, sa mre et ses deux cousines dans la station thermale en vogue de Luchon. Hbergs d'abord dans le "chalet Spont", puis dans la "villa Devalz", ils font ensuite difier la "villa Julia", proximit du Casino. Edmond Rostand passe plus de vingt-deux ts Luchon, qui lui inspire ses premires uvres. Il y crit notamment une pice de thtre en 1888, Le Gant rouge, et surtout un volume de posie en 1890, Les Musardises. Il poursuit ses tudes de droit Paris, o il s'tait inscrit au Barreau sans y exercer et, aprs avoir un temps pens la diplomatie, il dcide de se consacrer la posie. En 1888, avec son ami Froyez, journaliste parisien, il se rend au champ de course de Moustajon : et de dcorer leur quipage d'une abondance de fleurs des champs. Ils font sensation devant un tablissement la mode, le caf Arnative, et improvisent en terrasse une joyeuse bataille de fleurs avec leurs amis. C'est ainsi que naquit le premier "Corso fleuri", ayant traditionnellement lieu le dernier dimanche d'aot Luchon, et o le gagnant se voyait remettre une bannire. Dans le train pour Montrjeau, son pre fait la rencontre de Madame Lee et de sa fille Rosemonde Grard, et les invite prendre le th la villa Julia. Edmond se marie le 8 avril 1890 avec cette dernire, potesse elle aussi, dont Leconte de Lisle tait le parrain, et Alexandre Dumas le tuteur. Rosemonde et Edmond Rostand auront deux fils, Maurice, n en 1891, et Jean, n en 1894. Edmond quitte Rosemonde en 1915 pour son dernier amour, l'actrice Mary Marquet. Edmond Rostand obtient son premier succs en 1894 avec Les Romanesques, pice en vers prsente la Comdie-Franaise. Dans les annes 1910, il collabore La Bonne Chanson, Revue du foyer, littraire et musicale, dirige par Thodore Botrel. Aprs l'insuccs critique de Chantecler, Rostand ne fait plus jouer de nouvelles pices. partir de 1914, il s'implique fortement dans le soutien aux soldats franais. Il meurt Paris, le 2 dcembre 1918, d'une grippe espagnole, peut-tre contracte pendant les rptitions d'une reprise de L'Aiglon. Copyright: This work is available for countries where copyright is Life+70 and in the USA.

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Cest lme de CYRANO que je voulais ddier ce pome. Mais puisquelle a pass en vous, COQUELIN, cest vous que je le ddie. E. R.

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Les PersonnagesCYRANO DE BERGERAC CHRISTIAN DE NEUVILLETTE COMTE DE GUICHE RAGUENEAU LE BRET CARBON DE CASTEL-JALOUX LES CADETS LIGNIRE DE VALVERT UN MARQUIS DEUXIME MARQUIS TROISIME MARQUIS MONTFLEURY BELLEROSE JODELET CUIGY BRISSAILLE UN FCHEUX UN MOUSQUETAIRE UN AUTRE UN OFFICIER ESPAGNOL UN CHEVAU-LGER LE PORTIER UN BOURGEOIS SON FILS UN TIRE-LAINE UN SPECTATEUR UN GARDE BERTRANDOU LE FIFRE LE CAPUCIN DEUX MUSICIENS LES POTES LES PTISSIERS ROXANE SUR MARTHE LISE LA DISTRIBUTRICE MRE MARGUERITE DE JSUS

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LA DUGNE SUR CLAIRE UNE COMDIENNE LA SOUBRETTE LES PAGES LA BOUQUETIRE La foule, bourgeois, marquis, mousquetaires, tire-laine, ptissiers, potes, cadets gascons, comdiens, violons, pages, enfants, soldats, espagnols, spectateurs, spectatrices, prcieuses, comdiennes, bourgeoises, religieuses, etc. (Les quatre premiers actes en 1640, le cinquime en 1655.)

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Acte I - Une Reprsentation l'Htel de BourgogneLa salle de lHtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume amnag et embelli pour des reprsentations. La salle est un carr long ; on la voit en biais, de sorte quun de ses cts forme le fond qui part du premier plan, droite, et va au dernier plan, gauche, faire angle avec la scne, quon aperoit en pan coup. Cette scne est encombre, des deux cts, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est form par deux tapisseries qui peuvent scarter. Au-dessus du manteau dArlequin, les armes royales. On descend de lestrade dans la salle par de larges marches. De chaque ct de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles. Deux rangs superposs de galeries latrales : le rang suprieur est divis en loges. Pas de siges au parterre, qui est la scne mme du thtre ; au fond de ce parterre, cest--dire droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places suprieures, et dont on ne voit que le dpart, une sorte de buffet orn de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, dassiettes de gteaux, de flacons, etc. Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, lentre du thtre. Grande porte qui sentre-bille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise. Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurit, vide encore. Les lustres sont baisss au milieu du parterre, attendant dtre allums.

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Scne ILe public, qui arrive peu peu. Cavaliers, bourgeois, laquais, pages, tire-laine, le portier, etc., puis les marquis, Cuigy, Brissaille, la distributrice, les violons, etc. (On entend derrire la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.) LE PORTIER, le poursuivant. Hol ! vos quinze sols ! LE CAVALIER. Jentre gratis ! LE PORTIER. Pourquoi ? LE CAVALIER. Je suis chevau-lger de la maison du Roi ! LE PORTIER, un autre cavalier qui vient dentrer. Vous ? DEUXIME CAVALIER. Je ne paye pas ! LE PORTIER. Mais DEUXIME CAVALIER. Je suis mousquetaire.

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PREMIER CAVALIER, au deuxime. On ne commence qu deux heures. Le parterre Est vide. Exerons-nous au fleuret. (Ils font des armes avec des fleurets quils ont apports.) UN LAQUAIS, entrant. Pst Flanquin ! UN AUTRE, dj arriv. Champagne ? LE PREMIER, lui montrant des jeux quil sort de son pourpoint. Cartes. Ds. (Il sassied par terre.) Jouons. LE DEUXIME, mme jeu. Oui, mon coquin. PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle quil allume et colle par terre. Jai soustrait mon matre un peu de luminaire. UN GARDE, une bouquetire qui savance. Cest gentil de venir avant que lon nclaire ! (Il lui prend la taille.) UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret.

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Touche ! UN DES JOUEURS. Trfle ! LE GARDE, poursuivant la fille. Un baiser ! LA BOUQUETIRE, se dgageant. On voit ! LE GARDE, lentranant dans les coins sombres. Pas de danger ! UN HOMME, sasseyant par terre avec dautres porteurs de provisions de bouche. Lorsquon vient en avance, on est bien pour manger. UN BOURGEOIS, conduisant son fils. Plaons-nous l, mon fils. UN JOUEUR. Brelan das ! UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et sasseyant aussi. Un ivrogne Doit boire son bourgogne (Il boit.) lhtel de Bourgogne !

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LE BOURGEOIS, son fils. Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ? (Il montre livrogne du bout de sa canne.) Buveurs (En rompant, un des cavaliers le bouscule.) Bretteurs ! (Il tombe au milieu des joueurs.) Joueurs ! LE GARDE, derrire lui, lutinant toujours la femme. Un baiser ! LE BOURGEOIS, loignant vivement son fils. Jour de Dieu ! Et penser que cest dans une salle pareille Quon joua du Rotrou, mon fils ! LE JEUNE HOMME. Et du Corneille ! UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante. Tra la la la la la la la la la la lre LE PORTIER, svrement aux pages. Les pages, pas de farce ! PREMIER PAGE, avec une dignit blesse.

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Oh ! Monsieur ! ce soupon ! (Vivement au deuxime, ds que le portier a tourn le dos.) As-tu de la ficelle ? LE DEUXIME. Avec un hameon. PREMIER PAGE. On pourra de l-haut pcher quelque perruque. UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine. Or , jeunes escrocs, venez quon vous duque. Puis donc que vous volez pour la premire fois DEUXIME PAGE, criant dautres pages dj placs aux galeries suprieures. Hep ! Avez-vous des sarbacanes ? TROISIME PAGE, den haut. Et des pois ! (Il souffle et les crible de pois.) LE JEUNE HOMME, son pre. Que va-t-on nous jouer ? LE BOURGEOIS. Clorise.

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LE JEUNE HOMME. De qui est-ce ? LE BOURGEOIS. De monsieur Balthazar Baro. Cest une pice ! (Il remonte au bras de son fils.) LE TIRE-LAINE, ses acolytes. La dentelle surtout des canons, coupez-la ! UN SPECTATEUR, un autre, lui montrant une encoignure leve. Tenez, la premire du Cid, jtais l ! LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser. Les montres LE BOURGEOIS, redescendant, son fils. Vous verrez des acteurs trs illustres LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives. Les mouchoirs LE BOURGEOIS. Montfleury QUELQUUN, criant de la galerie suprieure. Allumez donc les lustres ! LE BOURGEOIS.

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Bellerose, Lpy, la Beaupr, Jodelet ! UN PAGE, au parterre. Ah ! voici la distributrice ! LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrire le buffet. Oranges, lait, Eau de framboise, aigre de cdre (Brouhaha la porte.) UNE VOIX DE FAUSSET. Place, brutes ! UN LAQUAIS, stonnant. Les marquis ! au parterre ? UN AUTRE LAQUAIS. Oh ! pour quelques minutes. (Entre une bande de petits marquis.) UN MARQUIS, voyant la salle moiti vide. H quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers, Sans dranger les gens ? sans marcher sur les pieds ? Ah ! fi ! fi ! fi ! (Il se trouve devant dautres gentilshommes entrs peu avant.) Cuigy ! Brissaille ! (Grandes embrassades.) CUIGY.

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Des fidles ! Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles LE MARQUIS. Ah ! ne men parlez pas ! Je suis dans une humeur UN AUTRE. Console-toi, marquis, car voici lallumeur ! LA SALLE, saluant lentre de lallumeur. Ah ! (On se groupe autour des lustres quil allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignire entre au parterre, donnant le bras Christian de Neuvillette. Lignire, un peu dbraill, figure divrogne distingu. Christian, vtu lgamment, mais dune faon un peu dmode, parat proccup et regarde les loges.)

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Scne IILes mmes, Christian, Lignire, puis Ragueneau et Le Bret. CUIGY. Lignire ! BRISSAILLE, riant. Pas encor gris ! LIGNIRE, bas Christian. Je vous prsente ? (Signe dassentiment de Christian.) Baron de Neuvillette. (Saluts.) LA SALLE, acclamant lascension du premier lustre allum. Ah ! CUIGY, Brissaille, en regardant Christian. La tte est charmante. PREMIER MARQUIS, qui a entendu. Peuh ! LIGNIRE, prsentant Christian. Messieurs de Cuigy, de Brissaille CHRISTIAN, sinclinant.

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Enchant ! PREMIER MARQUIS, au deuxime. Il est assez joli, mais nest pas ajust Au dernier got. LIGNIRE, Cuigy. Monsieur dbarque de Touraine. CHRISTIAN. Oui, je suis Paris depuis vingt jours peine. Jentre aux gardes demain, dans les Cadets. PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges. Voil La prsidente Aubry ! LA DISTRIBUTRICE. Oranges, lait LES VIOLONS, saccordant. La la CUIGY, Christian, lui dsignant la salle qui se garnit. Du monde ! CHRISTIAN. Eh, oui, beaucoup. PREMIER MARQUIS. Tout le bel air !

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(Ils nomment les femmes mesure quelles entrent, trs pares, dans les loges. Envois de saluts, rponses de sourires.) DEUXIME MARQUIS. Mesdames De Gumn CUIGY. De Bois-Dauphin PREMIER MARQUIS. Que nous aimmes BRISSAILLE. De Chavigny DEUXIME MARQUIS. Qui de nos curs va se jouant ! LIGNIRE. Tiens, monsieur de Corneille est arriv de Rouen. LE JEUNE HOMME, son pre. LAcadmie est l ? LE BOURGEOIS. Mais jen vois plus dun membre ; Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; Porchres, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud Tous ces noms dont pas un ne mourra, que cest beau !

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PREMIER MARQUIS. Attention ! nos prcieuses prennent place. Barthnode, Urimdonte, Cassandace, Flixrie DEUXIME MARQUIS, se pmant. Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis ! Marquis, tu les sais tous ? PREMIER MARQUIS. Je les sais tous, marquis ! LIGNIRE, prenant Christian part. Mon cher, je suis entr pour vous rendre service. La dame ne vient pas. Je retourne mon vice ! CHRISTIAN, suppliant. Non ! Vous qui chansonnez et la ville et la cour, Restez : vous me direz pour qui je meurs damour. LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet. Messieurs les violons ! (Il lve son archet.) LA DISTRIBUTRICE. Macarons, citronne (Les violons commencent jouer.) CHRISTIAN. Jai peur quelle ne soit coquette et raffine,

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Je nose lui parler car je nai pas desprit. Le langage aujourdhui quon parle et quon crit, Me trouble. Je ne suis quun bon soldat timide. Elle est toujours droite, au fond : la loge vide. LIGNIRE, faisant mine de sortir. Je pars. CHRISTIAN, le retenant encore. Oh ! non, restez ! LIGNIRE. Je ne peux. DAssoucy Mattend au cabaret. On meurt de soif, ici. LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau. Orangeade ? LIGNIRE. Fi ! LA DISTRIBUTRICE. Lait ? LIGNIRE. Pouah ! LA DISTRIBUTRICE. Rivesalte ? LIGNIRE.

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Halte ! ( Christian.) Je reste encore un peu. Voyons ce rivesalte ? (Il sassied prs du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.) CRIS, dans le public lentre dun petit homme grassouillet et rjoui. Ah ! Ragueneau ! LIGNIRE, Christian. Le grand rtisseur Ragueneau. RAGUENEAU, costume de ptissier endimanch, savanant vivement vers Lignire. Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ? LIGNIRE, prsentant Ragueneau Christian. Le ptissier des comdiens et des potes ! RAGUENEAU, se confondant. Trop dhonneur LIGNIRE. Taisez-vous, Mcne que vous tes ! RAGUENEAU. Oui, ces messieurs chez moi se servent LIGNIRE. crdit.

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Pote de talent lui-mme RAGUENEAU. Ils me lont dit. LIGNIRE. Fou de vers ! RAGUENEAU. Il est vrai que pour une odelette LIGNIRE. Vous donnez une tarte RAGUENEAU. Oh ! une tartelette ! LIGNIRE. Brave homme, il sen excuse ! Et pour un triolet Ne donntes-vous pas ? RAGUENEAU. Des petits pains ! LIGNIRE, svrement. Au lait. Et le thtre, vous laimez ? RAGUENEAU. Je lidoltre.

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LIGNIRE. Vous payez en gteaux vos billets de thtre ! Votre place, aujourdhui, l, voyons, entre nous, Vous a cot combien ? RAGUENEAU. Quatre flans. Quinze choux. (Il regarde de tous cts.) Monsieur de Cyrano nest pas l ? Je mtonne. LIGNIRE. Pourquoi ? RAGUENEAU. Montfleury joue ! LIGNIRE. En effet, cette tonne Va nous jouer ce soir le rle de Phdon. Quimporte Cyrano ? RAGUENEAU. Mais vous ignorez donc ? Il fit Montfleury, messieurs, quil prit en haine, Dfense, pour un mois, de reparatre en scne. LIGNIRE, qui en est son quatrime petit verre. Eh bien ? RAGUENEAU.

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Montfleury joue ! CUIGY, qui sest rapproch de son groupe. Il ny peut rien. RAGUENEAU. Oh ! oh ! Moi, je suis venu voir ! PREMIER MARQUIS. Quel est ce Cyrano ? CUIGY. Cest un garon vers dans les colichemardes. DEUXIME MARQUIS. Noble ? CUIGY. Suffisamment. Il est cadet aux gardes. (Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme sil cherchait quelquun.) Mais son ami Le Bret peut vous dire (Il appelle.) Le Bret ! (Le Bret descend vers eux.) Vous cherchez Bergerac ?

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LE BRET. Oui, je suis inquiet ! CUIGY. Nest-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ? LE BRET, avec tendresse. Ah ! cest le plus exquis des tres sublunaires ! RAGUENEAU. Rimeur ! CUIGY. Bretteur ! BRISSAILLE. Physicien ! LE BRET. Musicien ! LIGNIRE. Et quel aspect htroclite que le sien ! RAGUENEAU. Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ; Mais bizarre, excessif, extravagant, falot, Il et fourni, je pense, feu Jacques Callot Le plus fol spadassin mettre entre ses masques. Feutre panache triple et pourpoint six basques,

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Cape que par derrire, avec pompe, lestoc Lve, comme une queue insolente de coq, Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne Fut et sera toujours lalme Mre Gigogne, Il promne, en sa fraise la Pulcinella, Un nez ! Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-l ! On ne peut voir passer un pareil nasigre Sans scrier : Oh ! non, vraiment, il exagre ! Puis on sourit, on dit : Il va lenlever Mais Monsieur de Bergerac ne lenlve jamais. LE BRET, hochant la tte. Il le porte, et pourfend quiconque le remarque ! RAGUENEAU, firement. Son glaive est la moiti des ciseaux de la Parque ! PREMIER MARQUIS, haussant les paules. Il ne viendra pas ! RAGUENEAU. Si ! Je parie un poulet la Ragueneau ! LE MARQUIS, riant. Soit ! (Rumeurs dadmiration dans la salle. Roxane vient de paratre dans sa loge. Elle sassied sur le devant, sa dugne prend place au fond. Christian, occup payer la distributrice, ne regarde pas.) DEUXIME MARQUIS, avec des petits cris. Ah ! messieurs ! mais elle est pouvantablement ravissante !

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PREMIER MARQUIS. Une pche Qui sourirait avec une fraise ! DEUXIME MARQUIS. Et si frache Quon pourrait, lapprochant, prendre un rhume de cur ! CHRISTIAN, lve la tte, aperoit Roxane, et saisit vivement Lignire par le bras. Cest elle ! LIGNIRE, regardant. Ah ! cest elle ? CHRISTIAN. Oui. Dites vite. Jai peur. LIGNIRE, dgustant son rivesalte petits coups. Magdeleine Robin, dite Roxane. Fine. Prcieuse. CHRISTIAN. Hlas ! LIGNIRE. Libre. Orpheline. Cousine De Cyrano, dont on parlait ( ce moment, un seigneur trs lgant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)

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CHRISTIAN, tressaillant. Cet homme ? LIGNIRE, qui commence tre gris, clignant de lil. H ! h ! Comte de Guiche. pris delle. Mais mari la nice dArmand de Richelieu. Dsire Faire pouser Roxane certain triste sire, Un monsieur de Valvert, vicomte et complaisant. Elle ny souscrit pas, mais de Guiche est puissant. Il peut perscuter une simple bourgeoise. Dailleurs jai dvoil sa manuvre sournoise Dans une chanson qui Ho ! il doit men vouloir ! La fin tait mchante coutez (Il se lve en titubant, le verre haut, prt chanter.) CHRISTIAN. Non. Bonsoir. LIGNIRE. Vous allez ? CHRISTIAN. Chez monsieur de Valvert ! LIGNIRE. Prenez garde. Cest lui qui vous tuera ! (Lui dsignant du coin de lil Roxane.) Restez. On vous regarde.

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CHRISTIAN. Cest vrai ! (Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, partir de ce moment, le voyant la tte en lair et bouche be, se rapproche de lui.) LIGNIRE. Cest moi qui pars. Jai soif ! Et lon mattend Dans les tavernes ! (Il sort en zigzaguant.) LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, dune voix rassure. Pas de Cyrano. RAGUENEAU, incrdule. Pourtant LE BRET. Ah ! je veux esprer quil na pas vu laffiche ! LA SALLE. Commencez ! Commencez !

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Scne IIILes mmes, moins Lignire ; De Guiche, Valvert, puis Montfleury. UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entour de seigneurs obsquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert. Quelle cour, ce de Guiche ! UN AUTRE. Fi ! Encore un Gascon ! LE PREMIER. Le Gascon souple et froid, Celui qui russit ! Saluons-le, crois-moi. (Ils vont vers de Guiche.) DEUXIME MARQUIS. Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ? Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ? DE GUICHE. Cest couleur Espagnol malade. PREMIER MARQUIS. La couleur Ne ment pas, car bientt, grce votre valeur, LEspagnol ira mal, dans les Flandres ! DE GUICHE. Je monte Sur scne. Venez-vous ?

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(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes, vers le thtre. Il se retourne et appelle.) Viens, Valvert ! CHRISTIAN, qui les coute et les observe, tressaille en entendant ce nom. Le vicomte ! Ah ! je vais lui jeter la face mon (Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle dun tire-laine en train de le dvaliser. Il se retourne.) Hein ? LE TIRE-LAINE. Ay ! CHRISTIAN, sans le lcher. Je cherchais un gant ! LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux. Vous trouvez une main. (Changeant de ton, bas et vite.) Lchez-moi. Je vous livre un secret. CHRISTIAN, le tenant toujours. Quel ? LE TIRE-LAINE. Lignire Qui vous quitte

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CHRISTIAN, de mme. Eh ! bien ? LE TIRE-LAINE. touche son heure dernire. Une chanson quil fit blessa quelquun de grand, Et cent hommes jen suis ce soir sont posts ! CHRISTIAN. Cent ! Par qui ? LE TIRE-LAINE. Discrtion CHRISTIAN, haussant les paules. Oh ! LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignit. Professionnelle ! CHRISTIAN. O seront-ils posts ? LE TIRE-LAINE. la porte de Nesle. Sur son chemin. Prvenez-le ! CHRISTIAN, qui lui lche enfin le poignet. Mais o le voir !

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LE TIRE-LAINE. Allez courir tous les cabarets : le Pressoir DOr, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque, Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, et dans chaque, Laissez un petit mot dcrit lavertissant. CHRISTIAN. Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent ! (Regardant Roxane avec amour.) La quitter elle ! (Avec fureur, Valvert.) Et lui ! Mais il faut que je sauve Lignire ! (Il sort en courant. De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrire le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scne. Le parterre est compltement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.) LA SALLE. Commencez. UN BOURGEOIS, dont la perruque senvole au bout dune ficelle, pche par un page de la galerie suprieure. Ma perruque ! CRIS DE JOIE. Il est chauve ! Bravo, les pages ! Ha ! ha ! ha !

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LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing. Petit gredin ! RIRES ET CRIS, qui commencent trs fort et vont dcroissant. Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! (Silence complet.) LE BRET, tonn. Ce silence soudain ? (Un spectateur lui parle bas.) Ah ? LE SPECTATEUR. La chose me vient dtre certifie. MURMURES, qui courent. Chut ! Il parat ? Non ! Si ! Dans la loge grille. Le Cardinal ! Le Cardinal ? Le Cardinal ! UN PAGE. Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal ! (On frappe sur la scne. Tout le monde simmobilise. Attente.) LA VOIX DUN MARQUIS, dans le silence, derrire le rideau. Mouchez cette chandelle ! UN AUTRE MARQUIS, passant la tte par la fente du rideau. Une chaise !

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(Une chaise est passe, de main en main, au-dessus des ttes. Le marquis la prend et disparat, non sans avoir envoy quelques baisers aux loges.) UN SPECTATEUR. Silence ! (On refrappe les trois coups. Le rideau souvre. Tableau. Les marquis assis sur les cts, dans des poses insolentes. Toile de fond reprsentant un dcor bleutre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal clairent la scne. Les violons jouent doucement.) LE BRET, Ragueneau, bas. Montfleury entre en scne ? RAGUENEAU, bas aussi. Oui, cest lui qui commence. LE BRET. Cyrano nest pas l. RAGUENEAU. Jai perdu mon pari. LE BRET. Tant mieux ! tant mieux ! (On entend un air de musette, et Montfleury parat en scne, norme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses pench sur loreille, et soufflant dans une cornemuse enrubanne.) LE PARTERRE, applaudissant. Bravo, Montfleury ! Montfleury !

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MONTFLEURY, aprs avoir salu, jouant le rle de Phdon. Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire, Se prescrit soi-mme un exil volontaire, Et qui, lorsque Zphire a souffl sur les bois UNE VOIX, au milieu du parterre. Coquin, ne tai-je pas interdit pour un mois ? (Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.) VOIX DIVERSES. Hein ? Quoi ? Quest-ce ? (On se lve dans les loges, pour voir.) CUIGY. Cest lui ! LE BRET, terrifi. Cyrano ! LA VOIX. Roi des pitres, Hors de scne linstant ! TOUTE LA SALLE, indigne. Oh ! MONTFLEURY. Mais

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LA VOIX. Tu rcalcitres ? VOIX DIVERSES, du parterre, des loges. Chut ! Assez ! Montfleury, jouez ! Ne craignez rien ! MONTFLEURY, dune voix mal assure. Heureux qui loin des cours dans un lieu sol LA VOIX, plus menaante. Eh bien ? Faudra-t-il que je fasse, Monarque des drles, Une plantation de bois sur vos paules ? (Une canne au bout dun bras jaillit au-dessus des ttes.) MONTFLEURY, dune voix de plus en plus faible. Heureux qui (La canne sagite.) LA VOIX. Sortez ! LE PARTERRE. Oh ! MONTFLEURY, stranglant. Heureux qui loin des cours CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croiss, le feutre en bataille, la moustache hrisse, le nez terrible.

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Ah ! je vais me fcher ! (Sensation sa vue.)

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Scne IVLes mmes, Cyrano, puis Bellerose, Jodelet. MONTFLEURY, aux marquis. Venez mon secours, Messieurs ! UN MARQUIS, nonchalamment. Mais jouez donc ! CYRANO. Gros homme, si tu joues Je vais tre oblig de te fesser les joues ! LE MARQUIS. Assez ! CYRANO. Que les marquis se taisent sur leurs bancs, Ou bien je fais tter ma canne leurs rubans ! TOUS LES MARQUIS, debout. Cen est trop ! Montfleury CYRANO. Que Montfleury sen aille, Ou bien je lessorille et le dsentripaille ! UNE VOIX. Mais

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CYRANO. Quil sorte ! UNE AUTRE VOIX. Pourtant CYRANO. Ce nest pas encor fait ? (Avec le geste de retrousser ses manches.) Bon ! je vais sur la scne en guise de buffet, Dcouper cette mortadelle dItalie ! MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignit. En minsultant, Monsieur, vous insultez Thalie ! CYRANO, trs poli. Si cette Muse, qui, Monsieur, vous ntes rien, Avait lhonneur de vous connatre, croyez bien Quen vous voyant si gros et bte comme une urne, Elle vous flanquerait quelque part son cothurne. LE PARTERRE. Montfleury ! Montfleury ! La pice de Baro ! CYRANO, ceux qui crient autour de lui. Je vous en prie, ayez piti de mon fourreau. Si vous continuez, il va rendre sa lame ! (Le cercle slargit.) LA FOULE, reculant.

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H ! l ! CYRANO, Montfleury. Sortez de scne ! LA FOULE, se rapprochant et grondant. Oh ! oh ! CYRANO, se retournant vivement. Quelquun rclame ? (Nouveau recul.) UNE VOIX, chantant au fond. Monsieur de Cyrano Vraiment nous tyrannise, Malgr ce tyranneau On jouera la Clorise. TOUTE LA SALLE, chantant. La Clorise, la Clorise ! CYRANO. Si jentends une fois encor cette chanson, Je vous assomme tous. UN BOURGEOIS. Vous ntes pas Samson ! CYRANO. Voulez-vous me prter, Monsieur, votre mchoire ?

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UNE DAME, dans les loges. Cest inou ! UN SEIGNEUR. Cest scandaleux ! UN BOURGEOIS. Cest vexatoire ! UN PAGE. Ce quon samuse ! LE PARTERRE. Kss ! Montfleury ! Cyrano ! CYRANO. Silence ! LE PARTERRE, en dlire. Hi han ! B ! Ouah, ouah ! Cocorico ! CYRANO. Je vous UN PAGE. Miou ! CYRANO. Je vous ordonne de vous taire !

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Et jadresse un dfi collectif au parterre ! Jinscris les noms ! Approchez-vous, jeunes hros ! Chacun son tour ! Je vais donner des numros ! Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ? Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste, Je lexpdie avec les honneurs quon lui doit ! Que tous ceux qui veulent mourir lvent le doigt. (Silence.) La pudeur vous dfend de voir ma lame nue ? Pas un nom ? Pas un doigt ? Cest bien. Je continue. (Se retournant vers la scne o Montfleury attend avec angoisse.) Donc, je dsire voir le thtre guri De cette fluxion. Sinon (La main son pe.) le bistouri ! MONTFLEURY. Je CYRANO, descend de sa chaise, sassied au milieu du rond qui sest form, sinstalle comme chez lui. Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune ! Vous vous clipserez la troisime. LE PARTERRE, amus. Ah ? CYRANO, frappant dans ses mains. Une !

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MONTFLEURY. Je UNE VOIX, des loges. Restez ! LE PARTERRE. Restera restera pas MONTFLEURY. Je crois, Messieurs CYRANO. Deux ! MONTFLEURY. Je suis sr quil vaudrait mieux que CYRANO. Trois ! (Montfleury disparat comme dans une trappe. Tempte de rires, de sifflets et de hues.) LA SALLE. Hu ! hu ! Lche ! Reviens ! CYRANO, panoui, se renverse sur sa chaise, et croise ses jambes. Quil revienne, sil lose !

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UN BOURGEOIS. Lorateur de la troupe ! (Bellerose savance et salue.) LES LOGES. Ah ! Voil Bellerose ! BELLEROSE, avec lgance. Nobles seigneurs LE PARTERRE. Non ! Non ! Jodelet ! JODELET, savance, et, nasillard. Tas de veaux ! LE PARTERRE. Ah ! Ah ! Bravo ! trs bien ! bravo ! JODELET. Pas de bravos ! Le gros tragdien dont vous aimez le ventre Sest senti LE PARTERRE. Cest un lche ! JODELET. Il dut sortir !

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LE PARTERRE. Quil rentre ! LES UNS. Non ! LES AUTRES. Si ! UN JEUNE HOMME, Cyrano. Mais la fin, monsieur, quelle raison Avez-vous de har Montfleury ? CYRANO, gracieux, toujours assis. Jeune oison, Jai deux raisons, dont chaque est suffisante seule. Primo : cest un acteur dplorable, qui gueule, Et qui soulve avec des han ! de porteur deau, Le vers quil faut laisser senvoler ! Secundo : Est mon secret LE VIEUX BOURGEOIS, derrire lui. Mais vous nous privez sans scrupule De la Clorise ! Je mentte CYRANO, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement. Vieille mule, Les vers du vieux Baro valant moins que zro, Jinterromps sans remords ! LES PRCIEUSES, dans les loges. Ha ! Ho ! Notre Baro !

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Ma chre ! Peut-on dire ? Ah ! Dieu ! CYRANO, tournant sa chaise vers les loges, galant. Belles personnes, Rayonnez, fleurissez, soyez des chansonnes De rve, dun sourire enchantez un trpas, Inspirez-nous des vers mais ne les jugez pas ! BELLEROSE. Et largent quil va falloir rendre ! CYRANO, tournant sa chaise vers la scne. Bellerose, Vous avez dit la seule intelligente chose ! Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous. (Il se lve, et lanant un sac sur la scne.) Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous ! LA SALLE, blouie. Ah ! Oh ! JODELET, ramassant prestement la bourse et la soupesant. ce prix-l, monsieur, je tautorise venir chaque jour empcher la Clorise ! LA SALLE Hu ! Hu ! JODELET. Dussions-nous mme ensemble tre hus !

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BELLEROSE. Il faut vacuer la salle ! JODELET. vacuez ! (On commence sortir, pendant que Cyrano regarde dun air satisfait. Mais la foule sarrte bientt en entendant la scne suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, taient dj debout, leur manteau remis, sarrtent pour couter, et finissent par se rasseoir.) LE BRET, Cyrano. Cest fou ! UN FCHEUX, qui sest approch de Cyrano. Le comdien Montfleury ! quel scandale ! Mais il est protg par le duc de Candale ! Avez-vous un patron ? CYRANO. Non ! LE FCHEUX. Vous navez pas ? CYRANO. Non ! LE FCHEUX. Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ? CYRANO, agac.

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Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ? Non, pas de protecteur (La main son pe.) Mais une protectrice ! LE FCHEUX. Mais vous allez quitter la ville ? CYRANO. Cest selon. LE FCHEUX. Mais le duc de Candale a le bras long ! CYRANO. Moins long Que nest le mien (Montrant son pe.) quand je lui mets cette rallonge ! LE FCHEUX. Mais vous ne songez pas prtendre CYRANO. Jy songe. LE FCHEUX. Mais

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CYRANO. Tournez les talons, maintenant. LE FCHEUX. Mais CYRANO. Tournez ! Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez. LE FCHEUX, ahuri. Je CYRANO, marchant sur lui. Qua-t-il dtonnant ? LE FCHEUX, reculant. Votre Grce se trompe CYRANO. Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ? LE FCHEUX, mme jeu. Je nai pas CYRANO. Ou crochu comme un bec de hibou ? LE FCHEUX.

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Je CYRANO. Y distingue-t-on une verrue au bout ? LE FCHEUX. Mais CYRANO. Ou si quelque mouche, pas lents, sy promne ? Qua-t-il dhtroclite ? LE FCHEUX. Oh ! CYRANO. Est-ce un phnomne ? LE FCHEUX. Mais dy porter les yeux javais su me garder ! CYRANO. Et pourquoi, sil vous plat, ne pas le regarder ? LE FCHEUX. Javais CYRANO. Il vous dgote alors ? LE FCHEUX.

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Monsieur CYRANO. Malsaine Vous semble sa couleur ? LE FCHEUX. Monsieur ! CYRANO. Sa forme, obscne ? LE FCHEUX. Mais du tout ! CYRANO. Pourquoi donc prendre un air dnigrant ? Peut-tre que monsieur le trouve un peu trop grand ? LE FCHEUX, balbutiant. Je le trouve petit, tout petit, minuscule ! CYRANO. Hein ? comment ? maccuser dun pareil ridicule ? Petit, mon nez ? Hol ! LE FCHEUX. Ciel ! CYRANO.

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norme, mon nez ! Vil camus, sot camard, tte plate, apprenez Que je menorgueillis dun pareil appendice, Attendu quun grand nez est proprement lindice Dun homme affable, bon, courtois, spirituel, Libral, courageux, tel que je suis, et tel Quil vous est interdit jamais de vous croire, Dplorable maraud ! car la face sans gloire Que va chercher ma main en haut de votre col, Est aussi dnue (Il le soufflette.) LE FCHEUX. A ! CYRANO. De fiert, denvol, De lyrisme, de pittoresque, dtincelle, De somptuosit, de Nez enfin, que celle (Il le retourne par les paules, joignant le geste la parole.) Que va chercher ma botte au bas de votre dos ! LE FCHEUX, se sauvant. Au secours ! la garde ! CYRANO. Avis donc aux badauds Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage, Et si le plaisantin est noble, mon usage Est de lui mettre, avant de le laisser senfuir, Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir ! DE GUICHE, qui est descendu de la scne, avec les marquis.

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Mais la fin il nous ennuie ! LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les paules. Il fanfaronne ! DE GUICHE. Personne ne va donc lui rpondre ? LE VICOMTE. Personne ? Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits ! (Il savance vers Cyrano qui lobserve, et se campant devant lui dun air fat.) Vous vous avez un nez heu un nez trs grand. CYRANO, gravement. Trs. LE VICOMTE, riant. Ha ! CYRANO, imperturbable. Cest tout ? LE VICOMTE. Mais CYRANO. Ah ! non ! cest un peu court, jeune homme ! On pouvait dire Oh ! Dieu ! bien des choses en somme

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En variant le ton, par exemple, tenez : Agressif : Moi, monsieur, si javais un tel nez, Il faudrait sur-le-champ que je me lamputasse ! Amical : Mais il doit tremper dans votre tasse ! Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! Descriptif : Cest un roc ! cest un pic ! cest un cap ! Que dis-je, cest un cap ? Cest une pninsule ! Curieux : De quoi sert cette oblongue capsule ? Dcritoire, monsieur, ou de bote ciseaux ? Gracieux : Aimez-vous ce point les oiseaux Que paternellement vous vous proccuptes De tendre ce perchoir leurs petites pattes ? Truculent : a, monsieur, lorsque vous ptunez, La vapeur du tabac vous sort-elle du nez Sans quun voisin ne crie au feu de chemine ? Prvenant : Gardez-vous, votre tte entrane Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! Tendre : Faites-lui faire un petit parasol De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! Pdant : Lanimal seul, monsieur, quAristophane Appelle Hippocampelephantocamlos Dut avoir sous le front tant de chair sur tant dos ! Cavalier : Quoi, lami, ce croc est la mode ? Pour pendre son chapeau, cest vraiment trs commode ! Emphatique : Aucun vent ne peut, nez magistral, Tenrhumer tout entier, except le mistral ! Dramatique : Cest la Mer Rouge quand il saigne ! Admiratif : Pour un parfumeur, quelle enseigne ! Lyrique : Est-ce une conque, tes-vous un triton ? Naf : Ce monument, quand le visite-t-on ? Respectueux : Souffrez, monsieur, quon vous salue, Cest l ce qui sappelle avoir pignon sur rue ! Campagnard : H, ard ! Cest-y un nez ? Nanain ! Cest queuqunavet gant ou ben queuqumelon nain ! Militaire : Pointez contre cavalerie ! Pratique : Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurment, monsieur, ce sera le gros lot ! Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot : Le voil donc ce nez qui des traits de son matre A dtruit lharmonie ! Il en rougit, le tratre !

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Voil ce qu peu prs, mon cher, vous mauriez dit Si vous aviez un peu de lettres et desprit. Mais desprit, le plus lamentable des tres, Vous nen etes jamais un atome, et de lettres Vous navez que les trois qui forment le mot : sot ! Eussiez-vous eu, dailleurs, linvention quil faut Pour pouvoir l, devant ces nobles galeries, Me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous nen eussiez pas articul le quart De la moiti du commencement dune, car Je me les sers moi-mme, avec assez de verve, Mais je ne permets pas quun autre me les serve. DE GUICHE, voulant emmener le vicomte ptrifi. Vicomte, laissez donc ! LE VICOMTE, suffoqu. Ces grands airs arrogants ! Un hobereau qui qui na mme pas de gants ! Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses ! CYRANO. Moi, cest moralement que jai mes lgances. Je ne mattife pas ainsi quun freluquet, Mais je suis plus soign si je suis moins coquet ; Je ne sortirais pas avec, par ngligence, Un affront pas trs bien lav, la conscience Jaune encor de sommeil dans le coin de son il, Un honneur chiffonn, des scrupules en deuil. Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise, Empanach dindpendance et de franchise ; Ce nest pas une taille avantageuse, cest Mon me que je cambre ainsi quen un corset, Et tout couvert dexploits quen rubans je mattache, Retroussant mon esprit ainsi quune moustache, Je fais, en traversant les groupes et les ronds, Sonner les vrits comme des perons.

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LE VICOMTE. Mais, monsieur CYRANO. Je nai pas de gants ? la belle affaire ! Il men restait un seul dune trs vieille paire ! Lequel mtait dailleurs encor fort importun. Je lai laiss dans la figure de quelquun. LE VICOMTE. Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule ! CYRANO, tant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se prsenter. Ah ? Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule De Bergerac. (Rires.) LE VICOMTE, exaspr. Bouffon ! CYRANO, poussant un cri comme lorsquon est saisi dune crampe. Ay ! LE VICOMTE, qui remontait, se retournant. Quest-ce encor quil dit ? CYRANO, avec des grimaces de douleur. Il faut la remuer car elle sengourdit Ce que cest que de la laisser inoccupe !

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Ay ! LE VICOMTE. Quavez-vous ? CYRANO. Jai des fourmis dans mon pe ! LE VICOMTE, tirant la sienne. Soit ! CYRANO. Je vais vous donner un petit coup charmant. LE VICOMTE, mprisant. Pote ! CYRANO. Oui, monsieur, pote ! et tellement, Quen ferraillant je vais hop ! limprovisade, Vous composer une ballade. LE VICOMTE. Une ballade ? CYRANO. Vous ne vous doutez pas de ce que cest, je crois ? LE VICOMTE. Mais

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CYRANO, rcitant comme une leon. La ballade, donc, se compose de trois Couplets de huit vers LE VICOMTE, pitinant. Oh ! CYRANO, continuant. Et dun envoi de quatre LE VICOMTE. Vous CYRANO. Je vais tout ensemble en faire une et me battre, Et vous toucher, monsieur, au dernier vers. LE VICOMTE. Non ! CYRANO. Non ? (Dclamant.) Ballade du duel quen lhtel bourguignon Monsieur de Bergerac eut avec un bltre ! LE VICOMTE. Quest-ce que cest que a, sil vous plat ? CYRANO.

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Cest le titre. LA SALLE, surexcite au plus haut point. Place ! Trs amusant ! Rangez-vous ! Pas de bruits ! (Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mls aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimps sur des paules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. droite, De Guiche et ses gentilshommes. gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.) CYRANO, fermant une seconde les yeux. Attendez ! je choisis mes rimes L, jy suis. (Il fait ce quil dit, mesure.) Je jette avec grce mon feutre, Je fais lentement labandon Du grand manteau qui me calfeutre, Et je tire mon espadon ; lgant comme Cladon, Agile comme Scaramouche, Je vous prviens, cher Mirmydon, Qu la fin de lenvoi je touche ! (Premiers engagements de fer.) Vous auriez bien d rester neutre ; O vais-je vous larder, dindon ? Dans le flanc, sous votre maheutre ? Au cur, sous votre bleu cordon ? Les coquilles tintent, ding-don ! Ma pointe voltige : une mouche ! Dcidment cest au bedon, Qu la fin de lenvoi, je touche. Il me manque une rime en eutre Vous rompez, plus blanc quamidon ?

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Cest pour me fournir le mot pleutre ! Tac ! je pare la pointe dont Vous espriez me faire don ; Jouvre la ligne, je la bouche Tiens bien ta broche, Laridon ! la fin de lenvoi, je touche. (Il annonce solennellement.) ENVOI. Prince, demande Dieu pardon ! Je quarte du pied, jescarmouche, Je coupe, je feinte (Se fendant.) H ! l, donc ! (Le vicomte chancelle ; Cyrano salue.) la fin de lenvoi, je touche. (Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et flicitent Cyrano. Ragueneau danse denthousiasme. Le Bret est heureux et navr. Les amis du vicomte le soutiennent et lemmnent.) LA FOULE, en un long cri. Ah ! UN CHEVAU-LGER. Superbe ! UNE FEMME. Joli !

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RAGUENEAU. Pharamineux ! UN MARQUIS. Nouveau ! LE BRET. Insens ! (Bousculade autour de Cyrano. On entend.) Compliments ! flicite bravo VOIX DE FEMME. Cest un hros ! UN MOUSQUETAIRE, savanant vivement vers Cyrano, la main tendue. Monsieur, voulez-vous me permettre ? Cest tout fait trs bien, et je crois my connatre ; Jai du reste exprim ma joie en trpignant ! (Il sloigne.) CYRANO, Cuigy. Comment sappelle donc ce monsieur ? CUIGY. DArtagnan. LE BRET, Cyrano, lui prenant le bras. , causons !

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CYRANO. Laisse un peu sortir cette cohue ( Bellerose.) Je peux rester ? BELLEROSE, respectueusement. Mais oui ! (On entend des cris au dehors.) JODELET, qui a regard. Cest Montfleury quon hue ! BELLEROSE, solennellement. Sic transit ! (Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles.) Balayez. Fermez. Nteignez pas. Nous allons revenir aprs notre repas, Rpter pour demain une nouvelle farce. (Jodelet et Bellerose sortent, aprs de grands saluts Cyrano.) LE PORTIER, Cyrano. Vous ne dnez donc pas ? CYRANO. Moi ? Non. (Le portier se retire.)

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LE BRET, Cyrano. Parce que ? CYRANO, firement. Parce (Changeant de ton, en voyant que le portier est loin.) Que je nai pas dargent ! LE BRET, faisant le geste de lancer un sac. Comment ! le sac dcus ? CYRANO. Pension paternelle, en un jour, tu vcus ! LE BRET. Pour vivre tout un mois, alors ? CYRANO. Rien ne me reste. LE BRET. Jeter ce sac, quelle sottise ! CYRANO. Mais quel geste ! LA DISTRIBUTRICE, toussant derrire son petit comptoir. Hum !

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(Cyrano et Le Bret se retournent. Elle savance intimide.) Monsieur Vous savoir jener le cur me fend (Montrant le buffet.) Jai l tout ce quil faut (Avec lan.) Prenez ! CYRANO, se dcouvrant. Ma chre enfant, Encor que mon orgueil de Gascon minterdise Daccepter de vos doigts la moindre friandise, Jai trop peur quun refus ne vous soit un chagrin, Et jaccepterai donc (Il va au buffet et choisit.) Oh ! peu de chose ! un grain De ce raisin (Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain.) Un seul ! ce verre deau (Elle veut y verser du vin, il larrte.) limpide ! Et la moiti dun macaron ! (Il rend lautre moiti.) LE BRET. Mais cest stupide !

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LA DISTRIBUTRICE. Oh ! quelque chose encor ! CYRANO. Oui. La main baiser. (Il baise, comme la main dune princesse, la main quelle lui tend.) LA DISTRIBUTRICE. Merci, monsieur. (Rvrence.) Bonsoir. (Elle sort.)

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Scne VCyrano, Le Bret, puis le portier. CYRANO, Le Bret. Je tcoute causer. (Il sinstalle devant le buffet et rangeant devant lui le macaron.) Dner ! ( le verre deau.) Boisson ! ( le grain de raisin.) Dessert ! (Il sassied.) L, je me mets table ! Ah ! javais une faim, mon cher, pouvantable ! (Mangeant.) Tu disais ? LE BRET. Que ces fats aux grands airs belliqueux Te fausseront lesprit si tu ncoutes queux ! Va consulter des gens de bon sens, et tinforme De leffet qua produit ton algarade. CYRANO, achevant son macaron. norme.

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LE BRET. Le Cardinal CYRANO, spanouissant. Il tait l, le Cardinal ? LE BRET. A d trouver cela CYRANO. Mais trs original. LE BRET. Pourtant CYRANO. Cest un auteur. Il ne peut lui dplaire Que lon vienne troubler la pice dun confrre. LE BRET. Tu te mets sur les bras, vraiment, trop dennemis ! CYRANO, attaquant son grain de raisin. Combien puis-je, peu prs, ce soir, men tre mis ? LE BRET. Quarante-huit. Sans compter les femmes. CYRANO. Voyons, compte !

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LE BRET. Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte, Baro, lAcadmie CYRANO. Assez ! tu me ravis ! LE BRET. Mais o te mnera la faon dont tu vis ? Quel systme est le tien ? CYRANO. Jerrais dans un mandre ; Javais trop de partis, trop compliqus, prendre ; Jai pris LE BRET. Lequel ? CYRANO. Mais le plus simple, de beaucoup. Jai dcid dtre admirable, en tout, pour tout ! LE BRET, haussant les paules. Soit ! Mais enfin, moi, le motif de ta haine Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi ! CYRANO, se levant. Ce Silne, Si ventru que son doigt natteint pas son nombril, Pour les femmes encor se croit un doux pril,

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Et leur fait, cependant quen jouant il bredouille, Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille ! Et je le hais depuis quil se permit, un soir, De poser son regard, sur celle Oh ! jai cru voir Glisser sur une fleur une longue limace ! LE BRET, stupfait. Hein ? Comment ? Serait-il possible ? CYRANO, avec un rire amer. Que jaimasse ? (Changeant de ton et gravement.) Jaime. LE BRET. Et peut-on savoir ? tu ne mas jamais dit ? CYRANO. Qui jaime ? Rflchis, voyons. Il minterdit Le rve dtre aim mme par une laide, Ce nez qui dun quart dheure en tous lieux me prcde ; Alors, moi, jaime qui ? Mais cela va de soi ! Jaime mais cest forc ! la plus belle qui soit ! LE BRET. La plus belle ? CYRANO. Tout simplement, qui soit au monde ! La plus brillante, la plus fine, (Avec accablement.)

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la plus blonde ! LE BRET. Eh ! mon Dieu, quelle est donc cette femme ? CYRANO. Un danger Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer, Un pige de nature, une rose muscade Dans laquelle lamour se tient en embuscade ! Qui connat son sourire a connu le parfait. Elle fait de la grce avec rien, elle fait Tenir tout le divin dans un geste quelconque, Et tu ne saurais pas, Vnus, monter en conque, Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris, Comme elle monte en chaise et marche dans Paris ! LE BRET. Sapristi ! je comprends. Cest clair ! CYRANO. Cest diaphane. LE BRET. Magdeleine Robin, ta cousine ? CYRANO. Oui, Roxane. LE BRET. Eh bien ! mais cest au mieux ! Tu laimes ? Dis-le-lui ! Tu tes couvert de gloire ses yeux aujourdhui !

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CYRANO. Regarde-moi, mon cher, et dis quelle esprance Pourrait bien me laisser cette protubrance ! Oh ! je ne me fais pas dillusion ! Parbleu, Oui, quelquefois, je mattendris, dans le soir bleu ; Jentre en quelque jardin o lheure se parfume ; Avec mon pauvre grand diable de nez je hume Lavril, je suis des yeux, sous un rayon dargent, Au bras dun cavalier, quelque femme, en songeant Que pour marcher, petits pas, dans de la lune, Aussi moi jaimerais au bras en avoir une, Je mexalte, joublie et japerois soudain Lombre de mon profil sur le mur du jardin ! LE BRET, mu. Mon ami ! CYRANO. Mon ami, jai de mauvaises heures ! De me sentir si laid, parfois, tout seul LE BRET, vivement, lui prenant la main. Tu pleures ? CYRANO. Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid, Si le long de ce nez une larme coulait ! Je ne laisserai pas, tant que jen serai matre, La divine beaut des larmes se commettre Avec tant de laideur grossire ! Vois-tu bien, Les larmes, il nest rien de plus sublime, rien, Et je ne voudrais pas quexcitant la rise, Une seule, par moi, ft ridiculise !

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LE BRET. Va, ne tattriste pas ! Lamour nest que hasard ! CYRANO, secouant la tte. Non ! Jaime Cloptre : ai-je lair dun Csar ? Jadore Brnice : ai-je laspect dun Tite ? LE BRET. Mais ton courage ! ton esprit ! Cette petite Qui toffrait l, tantt, ce modeste repas, Ses yeux, tu las bien vu, ne te dtestaient pas ! CYRANO, saisi. Cest vrai ! LE BRET. H ! bien ! alors ? Mais, Roxane, elle-mme, Toute blme a suivi ton duel ! CYRANO. Toute blme ? LE BRET. Son cur et son esprit dj sont tonns ! Ose, et lui parle, afin CYRANO. Quelle me rie au nez ? Non ! Cest la seule chose au monde que je craigne ! LE PORTIER, introduisant quelquun Cyrano.

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Monsieur, on vous demande CYRANO, voyant la dugne. Ah ! mon Dieu ! Sa dugne !

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Scne VICyrano, Le Bret, la dugne. LA DUGNE, avec un grand salut. De son vaillant cousin on dsire savoir O lon peut, en secret, le voir. CYRANO, boulevers. Me voir ? LA DUGNE, avec une rvrence. Vous voir. On a des choses vous dire. CYRANO. Des ? LA DUGNE, nouvelle rvrence. Des choses ! CYRANO, chancelant. Ah ! mon Dieu ! LA DUGNE. Lon ira, demain, aux primes roses Daurore, our la messe Saint-Roch. CYRANO, se soutenant sur Le Bret. Ah ! mon Dieu ! LA DUGNE.

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En sortant, o peut-on entrer, causer un peu ? CYRANO, affol. O ? Je mais Ah ! mon Dieu ! LA DUGNE. Dites vite. CYRANO. Je cherche ! LA DUGNE. O ? CYRANO. Chez chez Ragueneau le ptissier LA DUGNE. Il perche ? CYRANO. Dans la rue Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Saint-Honor ! LA DUGNE, remontant. On ira. Soyez-y. Sept heures. CYRANO. Jy serai. (La dugne sort.)

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Scne VIICyrano, Le Bret, puis les comdiens, les comdiennes, Cuigy, Brissaille, Lignire, le portier, les violons. CYRANO, tombant dans les bras de Le Bret. Moi ! Delle ! Un rendez-vous ! LE BRET. Eh bien ! tu nes plus triste ? CYRANO. Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que jexiste ! LE BRET. Maintenant, tu vas tre calme ? CYRANO, hors de lui. Maintenant Mais je vais tre frntique et fulminant ! Il me faut une arme entire dconfire ! Jai dix curs ; jai vingt bras ; il ne peut me suffire De pourfendre des nains (Il crie tue-tte.) Il me faut des gants ! (Depuis un moment, sur la scne, au fond, des ombres de comdiens et de comdiennes sagitent, chuchotent : on commence rpter. Les violons ont repris leur place.) UNE VOIX, de la scne. H ! pst ! l-bas ! Silence ! on rpte cans !

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CYRANO, riant. Nous partons ! (Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignire compltement ivre.) CUIGY. Cyrano ! CYRANO. Quest-ce ? CUIGY. Une norme grive Quon tapporte ! CYRANO, le reconnaissant. Lignire ! H, quest-ce qui tarrive ? CUIGY. Il te cherche ! BRISSAILLE. Il ne peut rentrer chez lui ! CYRANO. Pourquoi ? LIGNIRE, dune voix pteuse, lui montrant un billet tout chiffonn. Ce billet mavertit cent hommes contre moi

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cause de chanson grand danger me menace Porte de Nesle Il faut, pour rentrer, que jy passe Permets-moi donc daller coucher sous sous ton toit ! CYRANO. Cent hommes, mas-tu dit ? Tu coucheras chez toi ! LIGNIRE, pouvant. Mais CYRANO, dune voix terrible, lui montrant la lanterne allume que le portier balance en coutant curieusement cette scne. Prends cette lanterne ! (Lignire saisit prcipitamment la lanterne.) Et marche ! Je te jure Que cest moi qui ferai ce soir ta couverture ! (Aux officiers.) Vous, suivez distance, et vous serez tmoins ! CUIGY. Mais cent hommes ! CYRANO. Ce soir, il ne men faut pas moins ! (Les comdiens et les comdiennes, descendus de scne, se sont rapprochs dans leurs divers costumes.) LE BRET. Mais pourquoi protger

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CYRANO. Voil Le Bret qui grogne ! LE BRET. Cet ivrogne banal ? CYRANO, frappant sur lpaule de Lignire. Parce que cet ivrogne, Ce tonneau de muscat, ce ft de rossoli, Fit quelque chose un jour de tout fait joli. Au sortir dune messe ayant, selon le rite, Vu celle quil aimait prendre de leau bnite, Lui que leau fait sauver, courut au bnitier, Se pencha sur sa conque et le but tout entier ! UNE COMDIENNE, en costume de soubrette. Tiens, cest gentil, cela ! CYRANO. Nest-ce pas, la soubrette ? LA COMDIENNE, aux autres. Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre pote ? CYRANO. Marchons ! (Aux officiers.) Et vous, messieurs, en me voyant charger, Ne me secondez pas, quel que soit le danger !

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UNE AUTRE COMDIENNE, sautant de la scne. Oh ! mais, moi, je vais voir ! CYRANO. Venez ! UNE AUTRE, sautant aussi, un vieux comdien. Viens-tu, Cassandre ? CYRANO. Venez tous, le Docteur, Isabelle, Landre, Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol, La farce italienne ce drame espagnol, Et, sur son ronflement tintant un bruit fantasque, Lentourer de grelots comme un tambour de basque ! TOUTES LES FEMMES, sautant de joie. Bravo ! Vite, une mante ! Un capuchon ! JODELET. Allons ! CYRANO, aux violons. Vous nous jouerez un air, messieurs les violons ! (Les violons se joignent au cortge qui se forme. On sempare des chandelles allumes de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aux flambeaux.) Bravo ! des officiers, des femmes en costume, Et, vingt pas en avant (Il se place comme il dit.)

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Moi, tout seul, sous la plume Que la gloire elle-mme ce feutre piqua, Fier comme un Scipion triplement Nasica ! Cest compris ? Dfendu de me prter main-forte ! On y est ? Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte ! (Le portier ouvre deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque et lunaire parat.) Ah ! Paris fuit, nocturne et quasi nbuleux ; Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ; Un cadre se prpare, exquis, pour cette scne ; L-bas, sous des vapeurs en charpe, la Seine, Comme un mystrieux et magique miroir, Tremble Et vous allez voir ce que vous allez voir ! TOUS. la porte de Nesle ! CYRANO, debout sur le seuil. la porte de Nesle ! (Se retournant avant de sortir, la soubrette.) Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle, Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ? (Il tire lpe et, tranquillement.) Cest parce quon savait quil est de mes amis ! (Il sort. Le cortge, Lignire zigzaguant en tte, puis les comdiennes aux bras des officiers, puis les comdiens gambadant, se met en marche dans la nuit au son des violons, et la lueur falote des chandelles.) RIDEAU.

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Acte II - La Rtisserie des PotesLa boutique de Ragueneau, rtisseur-ptissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honor et de la rue de lArbre-Sec quon aperoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premires lueurs de laube. gauche, premier plan, comptoir surmont dun dais en fer forg, auquel sont accrochs des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faence de hauts bouquets de fleurs naves, principalement des tournesols jaunes. Du mme ct, second plan, immense chemine devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rtis pleurent dans les lchefrites. droite, premier plan avec porte. Deuxime plan, un escalier montant une petite salle en soupente, dont on aperoit lintrieur par des volets ouverts ; une table y est dresse, un menu lustre flamand y luit : cest un rduit o lon va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite lescalier, semble mener dautres petites salles analogues. Au milieu de la rtisserie, un cercle en fer que lon peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pices sont accroches, fait un lustre de gibier. Les fours, dans lombre, sous lescalier, rougeoient. Des cuivres tincellent. Des broches tournent. Des pices montes pyramident, des jambons pendent. Cest le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effars, dnormes cuisiniers et de minuscules gte-sauces. Foisonnement de bonnets plume de poulet ou aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tle et des clayons dosier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours. Des tables sont couvertes de gteaux et de plats. Dautres, entoures de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparat sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau ; il crit.

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Scne IRagueneau, ptissiers, puis Lise ; Ragueneau, la petite table, crivant dun air inspir, et comptant sur ses doigts. PREMIER PTISSIER, apportant une pice monte. Fruits en nougat ! DEUXIME PTISSIER, apportant un plat. Flan ! TROISIME PTISSIER, apportant un rti par de plumes. Paon ! QUATRIME PTISSIER, apportant une plaque de gteaux. Roinsoles ! CINQUIME PTISSIER, apportant une sorte de terrine. Buf en daube ! RAGUENEAU, cessant dcrire et levant la tte. Sur les cuivres, dj, glisse largent de laube ! touffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau ! Lheure du luth viendra, cest lheure du fourneau ! (Il se lve. un cuisinier.) Vous, veuillez mallonger cette sauce, elle est courte ! LE CUISINIER. De combien ? RAGUENEAU.

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De trois pieds. (Il passe.) LE CUISINIER. Hein ? PREMIER PTISSIER. La tarte ! DEUXIME PTISSIER. La tourte ! RAGUENEAU, devant la chemine. Ma Muse, loigne-toi, pour que tes yeux charmants Naillent pas se rougir au feu de ces sarments ! ( un ptissier, lui montrant des pains.) Vous avez mal plac la fente de ces miches. Au milieu la csure, entre les hmistiches ! ( un autre, lui montrant un pt inachev.) ce palais de crote, il faut, vous, mettre un toit ( un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles.) Et toi, sur cette broche interminable, toi, Le modeste poulet et la dinde superbe, Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe Alternait les grands vers avec les plus petits, Et fais tourner au feu des strophes de rtis !

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UN AUTRE APPRENTI, savanant avec un plateau recouvert dune assiette. Matre, en pensant vous, dans le four, jai fait cuire Ceci, qui vous plaira, je lespre. (Il dcouvre le plateau, on voit une grande lyre de ptisserie.) RAGUENEAU, bloui. Une lyre ! LAPPRENTI. En pte de brioche. RAGUENEAU, mu. Avec des fruits confits ! LAPPRENTI. Et les cordes, voyez, en sucre je les fis. RAGUENEAU, lui donnant de largent. Va boire ma sant ! (Apercevant Lise qui entre.) Chut ! ma femme ! Circule, Et cache cet argent ! ( Lise, lui montrant la lyre dun air gn.) Cest beau ? LISE. Cest ridicule !

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(Elle pose sur le comptoir une pile de sacs en papier.) RAGUENEAU. Des sacs ? Bon. Merci. (Il les regarde.) Ciel ! Mes livres vnrs ! Les vers de mes amis ! dchirs ! dmembrs ! Pour en faire des sacs mettre des croquantes Ah ! vous renouvelez Orphe et les bacchantes ! LISE, schement. Et nai-je pas le droit dutiliser vraiment Ce que laissent ici, pour unique paiement, Vos mchants criveurs de lignes ingales ! RAGUENEAU. Fourmi ! ninsulte pas ces divines cigales ! LISE. Avant de frquenter ces gens-l, mon ami, Vous ne mappeliez pas bacchante, ni fourmi ! RAGUENEAU. Avec des vers, faire cela ! LISE. Pas autre chose. RAGUENEAU. Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?

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Scne IILes mmes, deux enfants, qui viennent dentrer dans la ptisserie. RAGUENEAU. Vous dsirez, petits ? PREMIER ENFANT. Trois pts. RAGUENEAU, les servant. L, bien roux Et bien chauds. DEUXIME ENFANT. Sil vous plat, enveloppez-les-nous ? RAGUENEAU, saisi, part. Hlas ! un de mes sacs ! (Aux enfants.) Que je les enveloppe ? (Il prend un sac et au moment dy mettre les pts, il lit.) Tel Ulysses, le jour quil quitta Pnlope Pas celui-ci ! (Il le met de ct et en prend un autre. Au moment dy mettre les pts, il lit.) Le blond Phbus Pas celui-l ! (Mme jeu.)

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LISE, impatiente. Eh bien ! quattendez-vous ? RAGUENEAU. Voil, voil, voil ! (Il en prend un troisime et se rsigne.) Le sonnet Philis ! mais cest dur tout de mme ! LISE. Cest heureux quil se soit dcid ! (Haussant les paules.) Nicodme ! (Elle monte sur une chaise et se met ranger des plats sur une crdence.) RAGUENEAU, profitant de ce quelle tourne le dos, rappelle les enfants dj la porte. Pst ! Petits ! Rendez-moi le sonnet Philis, Au lieu de trois pts je vous en donne six. (Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gteaux et sortent. Ragueneau, dfripant le papier, se met lire en dclamant.) Philis ! Sur ce doux nom, une tache de beurre ! Philis ! (Cyrano entre brusquement.)

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Scne IIIRagueneau, Lise, Cyrano, puis le mousquetaire. CYRANO. Quelle heure est-il ? RAGUENEAU, le saluant avec empressement. Six heures. CYRANO, avec motion. Dans une heure ! (Il va et vient dans la boutique.) RAGUENEAU, le suivant. Bravo ! Jai vu CYRANO. Quoi donc ! RAGUENEAU. Votre combat ! CYRANO. Lequel ? RAGUENEAU. Celui de lhtel de Bourgogne ! CYRANO, avec ddain.

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Ah ! Le duel ! RAGUENEAU, admiratif. Oui, le duel en vers ! LISE. Il en a plein la bouche ! CYRANO. Allons ! tant mieux ! RAGUENEAU, se fendant avec une broche quil a saisi. la fin de lenvoi, je touche ! la fin de lenvoi, je touche ! Que cest beau ! (Avec un enthousiasme croissant.) la fin de lenvoi CYRANO. Quelle heure, Ragueneau ? RAGUENEAU, restant fendu pour regarder lhorloge. Six heures cinq ! je touche ! (Il se relve.) Oh ! faire une ballade ! LISE, Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serr distraitement la main. Quavez-vous la main ?

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CYRANO. Rien. Une estafilade. RAGUENEAU. Courtes-vous quelque pril ? CYRANO. Aucun pril. LISE, le menaant du doigt. Je crois que vous mentez ! CYRANO. Mon nez remuerait-il ? Il faudrait que ce ft pour un mensonge norme ! (Changeant de ton.) Jattends ici quelquun. Si ce nest pas sous lorme, Vous nous laisserez seuls. RAGUENEAU. Cest que je ne peux pas ; Mes rimeurs vont venir LISE, ironique. Pour leur premier repas. CYRANO. Tu les loigneras quand je te ferai signe Lheure ?

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RAGUENEAU. Six heures dix. CYRANO, sasseyant nerveusement la table de Ragueneau et prenant du papier. Une plume ? RAGUENEAU, lui offrant celle quil a son oreille. De cygne. UN MOUSQUETAIRE, superbement moustachu, entre et dune voix de stentor. Salut ! (Lise remonte vivement vers lui.) CYRANO, se retournant. Quest-ce ? RAGUENEAU. Un ami de ma femme. Un guerrier Terrible, ce quil dit ! CYRANO, reprenant la plume et loignant du geste Ragueneau. Chut ! crire, plier, ( lui-mme.) Lui donner, me sauver (Jetant la plume.)

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Lche ! Mais que je meure, Si jose lui parler, lui dire un seul mot ( Ragueneau.) Lheure ? RAGUENEAU. Six et quart ! CYRANO, frappant sa poitrine. un seul mot de tous ceux que jai l ! Tandis quen crivant (Il reprend la plume.) Eh bien ! crivons-la, Cette lettre damour quen moi-mme jai faite Et refaite cent fois, de sorte quelle est prte, Et que mettant mon me ct du papier, Je nai tout simplement qu la recopier. (Il crit. Derrire le vitrage de la porte on voit sagiter des silhouettes maigres et hsitantes.)

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Scne IVRagueneau, Lise, le mousquetaire, Cyrano, la petite table, crivant, les potes, vtus de noir, les bas tombants, couverts de boue. LISE, entrant, Ragueneau. Les voici vos crotts ! PREMIER POTE, entrant, Ragueneau. Confrre ! DEUXIME POTE, de mme, lui secouant les mains. Cher confrre ! TROISIME POTE. Aigle des ptissiers ! (Il renifle.) a sent bon dans votre aire. QUATRIME POTE. Phbus-Rtisseur ! CINQUIME POTE. Apollon matre-queux ! RAGUENEAU, entour, embrass, secou. Comme on est tout de suite son aise avec eux ! PREMIER POTE. Nous fmes retards par la foule attroupe

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la porte de Nesle ! DEUXIME POTE. Ouverts coups dpe, Huit malandrins sanglants illustraient les pavs ! CYRANO, levant une seconde la tte. Huit ? Tiens, je croyais sept. (Il reprend sa lettre.) RAGUENEAU, Cyrano. Est-ce que vous savez Le hros du combat ? CYRANO, ngligemment. Moi ? Non ! LISE, au mousquetaire. Et vous ? LE MOUSQUETAIRE, se frisant la moustache. Peut-tre ! CYRANO, crivant, part, on lentend murmurer de temps en temps. Je vous aime PREMIER POTE. Un seul homme, assurait-on, sut mettre Toute une bande en fuite ! DEUXIME POTE.

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Oh ! ctait curieux ! Des piques, des btons jonchaient le sol ! CYRANO, crivant. vos yeux TROISIME POTE. On trouvait des chapeaux jusquau quai des Orfvres ! PREMIER POTE. Sapristi ! ce dut tre un froce CYRANO, mme jeu. vos lvres PREMIER POTE. Un terrible gant, lauteur de ces exploits ! CYRANO, mme jeu. Et je mvanouis de peur quand je vous vois. DEUXIME POTE, happant un gteau. Quas-tu rim de neuf, Ragueneau ? CYRANO, mme jeu. qui vous aime (Il sarrte au moment de signer, et se lve, mettant sa lettre dans son pourpoint.) Pas besoin de signer. Je la donne moi-mme.

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RAGUENEAU, au deuxime pote. Jai mis une recette en vers. TROISIME POTE, sinstallant prs dun plateau de choux la crme. Oyons ces vers ! QUATRIME POTE, regardant une brioche quil a prise. Cette brioche a mis son bonnet de travers. (Il la dcoiffe dun coup de dent.) PREMIER POTE. Ce pain dpice suit le rimeur famlique, De ses yeux en amande aux sourcils danglique ! (Il happe le morceau de pain dpice.) DEUXIME POTE. Nous coutons. TROISIME POTE, serrant lgrement un chou entre ses doigts. Ce chou bave sa crme. Il rit. DEUXIME POTE, mordant mme la grande lyre de ptisserie. Pour la premire fois la Lyre me nourrit ! RAGUENEAU, qui sest prpar rciter, qui a touss, assur son bonnet, pris une pose. Une recette en vers DEUXIME POTE, au premier, lui donnant un coup de coude.

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Tu djeunes ? PREMIER POTE, au deuxime. Tu dnes ! RAGUENEAU. Comment on fait les tartelettes amandines. Battez, pour quils soient mousseux, Quelques ufs ; Incorporez leur mousse Un jus de cdrat choisi ; Versez-y Un bon lait damande douce ; Mettez de la pte flan Dans le flanc De moules tartelette ; Dun doigt preste, abricotez Les cts ; Versez goutte gouttelette Votre mousse en ces puits, puis Que ces puits Passent au four, et, blondines, Sortant en gais troupelets, Ce sont les Tartelettes amandines ! LES POTES, la bouche pleine. Exquis ! Dlicieux ! UN POTE, stouffant. Homph !

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(Ils remontent vers le fond, en mangeant, Cyrano qui a observ savance vers Ragueneau.) CYRANO. Bercs par ta voix, Ne vois-tu pas comme ils sempiffrent ? RAGUENEAU, plus bas, avec un sourire. Je le vois Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ; Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double, Puisque je satisfais un doux faible que jai Tout en laissant manger ceux qui nont pas mang ! CYRANO, lui frappant sur lpaule. Toi, tu me plais ! (Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux, puis, un peu brusquement.) H l, Lise ? (Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano.) Ce capitaine Vous assige ? LISE, offense. Oh ! mes yeux, dune illade hautaine, Savent vaincre quiconque attaque mes vertus. CYRANO. Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.

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LISE, suffoque. Mais CYRANO, nettement. Ragueneau me plat. Cest pourquoi, dame Lise, Je dfends que quelquun le ridicoculise. LISE. Mais CYRANO, qui a lev la voix assez pour tre entendu du galant. bon entendeur (Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, la porte du fond, aprs avoir regard lhorloge.) LISE, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut Cyrano. Vraiment, vous mtonnez ! Rpondez sur son nez LE MOUSQUETAIRE. Sur son nez sur son nez (Il sloigne vivement, Lise le suit.) CYRANO, de la porte du fond, faisant signe Ragueneau demmener les potes. Pst ! RAGUENEAU, montrant aux potes la porte de droite. Nous serons bien mieux par l

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CYRANO, simpatientant. Pst ! pst ! RAGUENEAU, les entranant. Pour lire Des vers PREMIER POTE, dsespr, la bouche pleine. Mais les gteaux ! DEUXIME POTE. Emportons-les ! (Ils sortent tous derrire Ragueneau, processionnellement, et aprs avoir fait une rfle de plateaux.)

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Scne VCyrano, Roxane, la dugne. CYRANO. Je tire Ma lettre si je sens seulement quil y a Le moindre espoir ! (Roxane, masque, suivie de la dugne, parat derrire le vitrage. Il ouvre vivement la porte.) Entrez ! (Marchant sur la dugne.) Vous, deux mots, dugna ! LA DUGNE. Quatre. CYRANO. tes-vous gourmande ? LA DUGNE. men rendre malade. CYRANO, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir. Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade LA DUGNE, piteuse. Heu ! CYRANO.

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que je vous remplis de darioles. LA DUGNE, changeant de figure. Hou ! CYRANO. Aimez-vous le gteau quon nomme petit chou ? LA DUGNE, avec dignit. Monsieur, jen fais tat, lorsquil est la crme. CYRANO. Jen plonge six pour vous dans le sein dun pome De Saint-Amant ! Et dans ces vers de Chapelain Je dpose un fragment, moins lourd, de poupelin. Ah ! Vous aimez les gteaux frais ? LA DUGNE. Jen suis frue ! CYRANO, lui chargeant les bras de sacs remplis. Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue. LA DUGNE. Mais CYRANO, la poussant dehors. Et ne revenez quaprs avoir fini ! (Il referme la porte, redescend vers Roxane, et sarrte, dcouvert, une distance respectueuse.)

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Scne VICyrano, Roxane, la dugne, un instant. CYRANO. Que linstant entre tous les instants soit bni, O, cessant doublier quhumblement je respire Vous venez jusquici pour me dire me dire ? ROXANE, qui sest dmasque. Mais tout dabord merci, car ce drle, ce fat Quau brave jeu dpe, hier, vous avez fait mat, Cest lui quun grand seigneur pris de moi CYRANO. De Guiche ? ROXANE, baissant les yeux. Cherchait mimposer comme mari CYRANO. Postiche ? (Saluant.) Je me suis donc battu, madame, et cest tant mieux, Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux. ROXANE. Puis je voulais Mais pour laveu que je viens faire, Il faut que je revoie en vous le presque frre, Avec qui je jouais, dans le parc prs du lac ! CYRANO.

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Oui vous veniez tous les ts Bergerac ! ROXANE. Les roseaux fournissaient le bois pour vos pes CYRANO. Et les mas, les cheveux blonds pour vos poupes ! ROXANE. Ctait le temps des jeux CYRANO. Des mrons aigrelets ROXANE. Le temps o vous faisiez tout ce que je voulais ! CYRANO. Roxane, en jupons courts, sappelait Madeleine ROXANE. Jtais jolie, alors ? CYRANO. Vous ntiez pas vilaine. ROXANE. Parfois, la main en sang de quelque grimpement, Vous accouriez ! Alors, jouant la maman, Je disais dune voix qui tchait dtre dure.

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(Elle lui prend la main.) Quest-ce que cest encor que cette gratignure ? (Elle sarrte stupfaite.) Oh ! Cest trop fort ! Et celle-ci ! (Cyrano veut retirer sa main.) Non ! Montrez-la ! Hein ? votre ge, encor ! O tes-tu fait cela ? CYRANO. En jouant, du ct de la porte de Nesle. ROXANE, sasseyant une table, et trempant son mouchoir dans un verre deau. Donnez ! CYRANO, sasseyant aussi. Si gentiment ! Si gaiement maternelle ! ROXANE. Et, dites-moi, pendant que jte un peu le sang, Ils taient contre vous ? CYRANO. Oh ! pas tout fait cent. ROXANE. Racontez !

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CYRANO. Non. Laissez. Mais vous, dites la chose Que vous nosiez tantt me dire ROXANE, sans quitter sa main. prsent, jose, Car le pass mencouragea de son parfum ! Oui, jose maintenant. Voil. Jaime quelquun. CYRANO. Ah ! ROXANE. Qui ne le sait pas dailleurs. CYRANO. Ah ! ROXANE. Pas encore. CYRANO. Ah ! ROXANE. Mais qui va bientt le savoir, sil lignore. CYRANO. Ah ! ROXANE.

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Un pauvre garon qui jusquici maima Timidement, de loin, sans oser le dire CYRANO. Ah ! ROXANE. Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fivre. Mais moi, jai vu trembler les aveux sur sa lvre. CYRANO. Ah ! ROXANE, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir. Et figurez-vous, tenez, que, justement Oui, mon cousin, il sert dans votre rgiment ! CYRANO. Ah ! ROXANE, riant. Puisquil est cadet dans votre compagnie ! CYRANO. Ah ! ROXANE. Il a sur son front de lesprit, du gnie, Il est fier, noble, jeune, intrpide, beau CYRANO, se levant tout ple.

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Beau ! ROXANE. Quoi ? Quavez-vous ? CYRANO. Moi, rien Cest cest (Il montre sa main, avec un sourire.) Cest ce bobo. ROXANE. Enfin, je laime. Il faut dailleurs que je vous die Que je ne lai jamais vu qu la Comdie CYRANO. Vous ne vous tes donc pas parl ? ROXANE. Nos yeux seuls. CYRANO. Mais comment savez-vous, alors ? ROXANE. Sous les tilleuls De la place Royale, on cause Des bavardes Mont renseigne CYRANO.

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Il est cadet ? ROXANE. Cadet aux gardes. CYRANO. Son nom ? ROXANE. Baron Christian de Neuvillette. CYRANO. Hein ? Il nest pas aux cadets. ROXANE. Si, depuis ce matin. Capitaine Carbon de Castel-Jaloux. CYRANO. Vite, Vite, on lance son cur ! Mais, ma pauvre petite LA DUGNE, ouvrant la porte du fond. Jai fini les gteaux, monsieur de Bergerac ! CYRANO. Eh bien ! lisez les vers imprims sur le sac ! (La dugne disparat.) Ma pauvre enfant, vous qui naimez que beau langage,

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Bel esprit, si ctait un profane, un sauvage. ROXANE. Non, il a les cheveux dun hros de dUrf ! CYRANO. Sil tait aussi maldisant que bien coiff ! ROXANE. Non, tous les mots quil dit sont fins, je le devine ! CYRANO. Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine. Mais si ctait un sot ! ROXANE, frappant du pied. Eh bien ! jen mourrais, l ! CYRANO, aprs un temps. Vous mavez fait venir pour me dire cela ? Je nen sens pas trs bien lutilit, madame. ROXANE. Ah, cest que quelquun hier ma mis la mort dans lme, Et me disant que tous, vous tes tous Gascons Dans votre compagnie CYRANO. Et que nous provoquons Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans ltre ? Cest ce quon vous a dit ?

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ROXANE. Et vous pensez si jai Trembl pour lui ! CYRANO, entre ses dents. Non sans raison ! ROXANE. Mais jai song Lorsque invincible et grand, hier, vous nous appartes, Chtiant ce coquin, tenant tte ces brutes, Jai song : sil voulait, lui que tous ils craindront CYRANO. Cest bien, je dfendrai votre petit baron. ROXANE. Oh, nest-ce pas que vous allez me le dfendre ? Jai toujours eu pour vous une amiti si tendre. CYRANO. Oui, oui. ROXANE. Vous serez son ami ? CYRANO. Je le serai. ROXANE.

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Et jamais il naura de duel ? CYRANO. Cest jur. ROXANE. Oh ! je vous aime bien. Il faut que je men aille. (Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et, distraitement.) Mais vous ne mavez pas racont la bataille De cette nuit. Vraiment ce dut tre inou ! Dites-lui quil mcrive. (Elle lui envoie un petit baiser de la main.) Oh ! je vous aime ! CYRANO. Oui, oui. ROXANE. Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. Nous sommes De grands amis ! CYRANO. Oui, oui. ROXANE. Quil mcrive ! Cent hommes ! Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis. Cent hommes ! Quel courage !

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CYRANO, la saluant. Oh ! jai fait mieux depuis. (Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux terre. Un silence. La porte de droite souvre. Ragueneau passe sa tte.)

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Scne VIICyrano, Ragueneau, les potes, Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis De Guiche. RAGUENEAU. Peut-on rentrer ? CYRANO, sans bouger. Oui (Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En mme temps, la porte du fond parat Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano.) CARBON DE CASTEL-JALOUX. Le voil ! CYRANO, levant la tte. Mon capitaine ! CARBON, exultant. Notre hros ! Nous savons tout ! Une trentaine De mes cadets sont l ! CYRANO, reculant. Mais CARBON, voulant lentraner. Viens ! on veut te voir ! CYRANO.

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Non ! CARBON. Ils boivent en face, la Croix du Trahoir. CYRANO. Je CARBON, remontant la porte, et criant la cantonade, dune voix de tonnerre. Le hros refuse. Il est dhumeur bourrue ! UNE VOIX, au dehors. Ah ! Sandious ! (Tumulte au dehors, bruit dpes et de bottes qui se rapprochent.) CARBON, se frottant les mains. Les voici qui traversent la rue ! LES CADETS, entrant dans la rtisserie. Mille dious ! Capdedious ! Mordious ! Pocapdedious ! RAGUENEAU, reculant pouvant. Messieurs, vous tes donc tous de Gascogne ! LES CADETS. Tous ! UN CADET, Cyrano. Bravo !

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CYRANO. Baron ! UN AUTRE, lui secouant les mains. Vivat ! CYRANO. Baron ! TROISIME CADET. Que je tembrasse ! CYRANO. Baron ! PLUSIEURS GASCONS. Embrassons-le ! CYRANO, ne sachant auquel rpondre. Baron baron de grce RAGUENEAU. Vous tes tous barons, messieurs ? LES CADETS. Tous ! RAGUENEAU. Le sont-ils ?

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PREMIER CADET. On ferait une tour rien quavec nos tortils ! LE BRET, entrant, et courant Cyrano. On te cherche ! Une foule en dlire conduite Par ceux qui cette nuit marchrent ta suite CYRANO, pouvant. Tu ne leur as pas dit o je me trouve ? LE BRET, se frottant les mains. Si ! UN BOURGEOIS, entrant suivi dun groupe. Monsieur, tout le Marais se fait porter ici ! (Au dehors la rue sest remplie de monde. Des chaises porteurs, des carrosses sarrtent.) LE BRET, bas, souriant, Cyrano. Et Roxane ? CYRANO, vivement. Tais-toi ! LA FOULE, criant dehors. Cyrano ! (Une cohue se prcipite dans la ptisserie. Bousculade. Acclamations.) RAGUENEAU, debout sur une table.

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Ma boutique Est envahie ! On casse tout ! Cest magnifique ! DES GENS, autour de Cyrano. Mon ami mon ami CYRANO. Je navais pas hier Tant damis ! LE BRET, ravi. Le succs ! UN PETIT MARQUIS, accourant, les mains tendues. Si tu savais, mon cher CYRANO. Si tu ? Tu ? Quest-ce donc quensemble nous gardmes ? UN AUTRE. Je veux vous prsenter, Monsieur, quelques dames Qui l, dans mon carrosse CYRANO, froidement. Et vous dabord, moi, Qui vous prsentera ? LE BRET, stupfait. Mais quas-tu donc ? CYRANO.

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Tais-toi ! UN HOMME DE LETTRES, avec une critoire. Puis-je avoir des dtails sur ? CYRANO. Non. LE BRET, lui poussant le coude. Cest Thophraste, Renaudot ! linventeur de la gazette. CYRANO. Baste ! LE BRET. Cette feuille o lon fait tant de choses tenir ! On dit que cette ide a beaucoup davenir ! LE POTE, savanant. Monsieur CYRANO. Encor ! LE POTE. Je veux faire un pentacrostiche Sur votre nom QUELQUUN, savanant encore.

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Monsieur CYRANO. Assez ! (Mouvement. On se range. De Guiche parat, escort dofficiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano la fin du premier acte. Cuigy vient vivement Cyrano.) CUIGY, Cyrano. Monsieur de Guiche ! (Murmure. Tout le monde se range.) Vient de la part du marchal de Gassion ! DE GUICHE, saluant Cyrano. Qui tient vous mander son admiration Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre. LA FOULE. Bravo ! CYRANO, sinclinant. Le marchal sy connat en bravoure. DE GUICHE. Il naurait jamais cru le fait si ces messieurs Navaient pu lui jurer lavoir vu. CUIGY. De nos yeux !

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LE BRET, bas Cyrano, qui a lair absent. Mais CYRANO. Tais-toi ! LE BRET. Tu parais souffrir ! CYRANO, tressaillant et se redressant vivement. Devant ce monde ? (Sa moustache se hrisse ; il poitrine.) Moi souffrir ? Tu vas voir ! DE GUICHE, auquel Cuigy a parl loreille. Votre carrire abonde De beaux exploits, dj. Vous servez chez ces fous De Gascons, nest-ce pas ? CYRANO. Aux cadets, oui. UN CADET, dune voix terrible. Chez nous ! DE GUICHE, regardant les Gascons, rangs derrire Cyrano. Ah ! ah ! Tous ces messieurs la mine hautaine, Ce sont donc les fameux ? CARBON DE CASTEL-JALOUX.

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Cyrano ! CYRANO. Capitaine ? CARBON. Puisque ma compagnie est, je crois, au complet, Veuillez la prsenter au comte, sil vous plat. CYRANO, faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les cadets. Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux ; Bretteurs et menteurs sans vergogne, Ce sont les cadets de Gascogne ! Parlant blason, lambel, bastogne, Tous plus nobles que des filous, Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux. il daigle, jambe de cigogne, Moustache de chat, dents de loups, Fendant la canaille qui grogne, il daigle, jambe de cigogne, Ils vont, coiffs dun vieux vigogne Dont la plume cache les trous ! il daigle, jambe de cigogne, Moustache de chat, dents de loups ! Perce-Bedaine et Casse-Trogne Sont leurs sobriquets les plus doux ; De gloire, leur me est ivrogne ! Perce-Bedaine et Casse-Trogne, Dans tous les endroits o lon cogne Ils se donnent des rendez-vous Perce-Bedaine et Casse-Trogne Sont leurs sobriquets les plus doux !

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Voici les cadets de Gascogne Qui font cocus tous les jaloux ! femme, adorable carogne, Voici les cadets de Gascogne ! Que le vieil poux se renfrogne. Sonnez, clairons ! chantez, coucous ! Voici les cadets de Gascogne Qui font cocus tous les jaloux ! DE GUICHE, nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apport. Un pote est un luxe, aujourdhui, quon se donne. Voulez-vous tre moi ? CYRANO. Non, Monsieur, personne. DE GUICHE. Votre verve amusa mon oncle Richelieu, Hier. Je veux vous servir auprs de lui. LE BRET, bloui. Grand Dieu ! DE GUICHE. Vous avez bien rim cinq actes, jimagine ? LE BRET, loreille de Cyrano. Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine ! DE GUICHE. Portez-les-lui.

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CYRANO, tent et un peu charm. Vraiment DE GUICHE. Il est des plus experts. Il vous corrigera seulement quelques vers CYRANO, dont le visage sest immdiatement rembruni. Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule En pensant quon y peut changer une virgule. DE GUICHE. Mais quand un vers lui plat, en revanche, mon cher, Il le paye trs cher. CYRANO. Il le paye moins cher Que moi, lorsque jai fait un vers, et que je laime, Je me le paye, en me le chantant moi-mme ! DE GUICHE. Vous tes fier. CYRANO. Vraiment, vous lavez remarqu ? UN CADET, entrant avec, enfils son pe, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes troues, dfonces. Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai, Le bizarre gibier plumes que nous prmes ! Les feutres des fuyards !

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CARBON. Des dpouilles opimes ! TOUT LE MONDE, riant. Ah ! Ah ! Ah ! CUIGY. Celui qui posta ces gueux, ma foi, Doit rager aujourdhui. BRISSAILLE. Sait-on qui cest ? DE GUICHE. Cest moi. (Les rires sarrtent.) Je les avais chargs de chtier, besogne Quon ne fait pas soi-mme, un rimailleur ivrogne. (Silence gn.) LE CADET, mi-voix, Cyrano, lui montrant les feutres. Que faut-il quon en fasse ? Ils sont gras Un salmis ? CYRANO, prenant lpe o ils sont enfils, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche. Monsieur, si vous voulez les rendre vos amis ? DE GUICHE, se levant et dune voix brve.

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Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte. ( Cyrano, violemment.) Vous, Monsieur ! UNE VOIX, dans la rue, criant. Les porteurs de monseigneur le comte De Guiche ! DE GUICHE, qui sest domin, avec un sourire. Avez-vous lu Don Quichot ? CYRANO. Je lai lu. Et me dcouvre au nom de cet hurluberlu. DE GUICHE. Veuillez donc mditer alors UN PORTEUR, paraissant au fond. Voici la chaise. DE GUICHE. Sur le chapitre des moulins ! CYRANO, saluant. Chapitre treize. DE GUICHE. Car, lorsquon les attaque, il arrive souvent

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CYRANO. Jattaque donc des gens qui tournent tout vent ? DE GUICHE. Quun moulinet de leurs grands bras chargs de toiles Vous lance dans la boue ! CYRANO. Ou bien dans les toiles ! (De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs sloignent en chuchotant. Le Bret les raccompagne. La foule sort.)

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Scne VIIICyrano, Le Bret, les cadets, qui se sont attabls droite et gauche et auxquels on sert boire et manger. CYRANO, saluant dun air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer. Messieurs Messieurs Messieurs LE BRET, dsol, redescendant, les bras au ciel. Ah ! dans quels jolis draps CYRANO. Oh ! toi ! tu vas grogner ! LE BRET. Enfin, tu conviendras Quassassiner toujours la chance passagre, Devient exagr. CYRANO. H bien oui, jexagre ! LE BRET, triomphant. Ah ! CYRANO. Mais pour le principe, et pour lexemple aussi, Je trouve quil est bon dexagrer ainsi. LE BRET. Si tu laissais un peu ton me mousquetaire, La fortune et la gloire

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CYRANO. Et que faudrait-il faire ? Chercher un protecteur puissant, prendre un patron, Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc Et sen fait un tuteur en lui lchant lcorce, Grimper par ruse au lieu de slever par force ? Non, merci. Ddier, comme tous ils le font, Des vers aux financiers ? se changer en bouffon Dans lespoir vil de voir, aux lvres dun ministre, Natre un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? Non, merci. Djeuner, chaque jour, dun crapaud ? Avoir un ventre us par la marche ? une peau Qui plus vite, lendroit des genoux, devient sale ? Excuter des tours de souplesse dorsale ? Non, merci. Dune main flatter la chvre au cou Cependant que, de lautre, on arrose le chou, Et, donneur de sn par dsir de rhubarbe, Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ? Non, merci ! Se pousser de giron en giron, Devenir un petit grand homme dans un rond, Et naviguer, avec des madrigaux pour rames, Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ? Non, merci ! Chez le bon diteur de Sercy Faire diter ses vers en payant ? Non, merci ! Saller faire nommer pape par les conciles Que dans des cabarets tiennent des imbciles ? Non, merci ! Travailler se construire un nom Sur un sonnet, au lieu den faire dautres ? Non, Merci ! Ne dcouvrir du talent quaux mazettes ? tre terroris par de vagues gazettes, Et se dire sans cesse : Oh, pourvu que je sois Dans les petits papiers du Mercure Franois ? Non, merci ! Calculer, avoir peur, tre blme, Aimer mieux faire une visite quun pome, Rdiger des placets, se faire prsenter ? Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais chanter, Rver, rire, passer, tre seul, tre libre, Avoir lil qui regarde bien, la voix qui vibre,

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Mettre, quand il vous plat, son feutre de travers, Pour un oui, pour un non, se battre, ou faire un vers ! Travailler sans souci de gloire ou de fortune, tel voyage, auquel on pense, dans la lune ! Ncrire jamais rien qui de soi ne sortt, Et modeste dailleurs, se dire : mon petit, Sois satisfait des fleurs, des fruits, mme des feuilles, Si cest dans ton jardin toi que tu les cueilles ! Puis, sil advient dun peu triompher, par hasard, Ne pas tre oblig den rien rendre Csar, Vis--vis de soi-mme en garder le mrite, Bref, ddaignant dtre le lierre parasite, Lors mme quon nest pas le chne ou le tilleul, Ne pas monter bien haut, peut-tre, mais tout seul ! LE BRET. Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable As-tu donc contract la manie effroyable De te faire toujours, partout, des ennemis ? CYRANO. force de vous voir vous faire des amis, Et rire ces amis dont vous avez des foules, Dune bouche emprunte au derrire des poules ! Jaime rarfier sur mes pas les saluts, Et mcrie avec joie : un ennemi de plus ! LE BRET. Quelle aberration ! CYRANO. Eh bien ! oui, cest mon vice. Dplaire est mon plaisir. Jaime quon me hasse. Mon cher, si tu savais comme lon marche mieux Sous la pistoltade excitante des yeux ! Comme, sur les pourpoints, font damusantes taches

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Le fiel des envieux et la bave des lches ! Vous, la molle amiti dont vous vous entourez, Ressemble ces grands cols dItalie, ajours Et flottants, dans lesquels votre cou seffmine. On y est plus laise et de moins haute mine, Car le front nayant pas de maintien ni de loi, Sabandonne pencher dans tous les sens. Mais moi, La Haine, chaque jour, me tuyaute et mapprte La fraise dont lempois force lever la tte ; Chaque ennemi de plus est un nouveau godron Qui majoute une gne, et majoute un rayon. Car, pareille en tous points la fraise espagnole, La Haine est un carcan, mais cest une aurole ! LE BRET, aprs un silence, passant son bras sous le sien. Fais tout haut lorgueilleux et lamer, mais, tout bas, Dis-moi tout simplement quelle ne taime pas ! CYRANO, vivement. Tais-toi ! (Depuis un moment, Christian est entr, sest ml aux cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini par sasseoir seul une petite table, o Lise le sert.)

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Scne IXCyrano, Le Bret, les cadets, Christian de Neuvillette. UN CADET, assis une table du fond, le verre en main. H ! Cyrano ! (Cyrano se retourne.) Le rcit ? CYRANO. Tout lheure ! (Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas.) LE CADET, se levant, et descendant. Le rcit du combat ! Ce sera la meilleure Leon (Il sarrte devant la table o est Christian.) pour ce timide apprentif ! CHRISTIAN, levant la tte. Apprentif ? UN AUTRE CADET. Oui, septentrional maladif ! CHRISTIAN. Maladif ? PREMIER CADET, goguenard.

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Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose. Cest quil est un objet, chez nous, dont on ne cause Pas plus que de cordon dans lhtel dun pendu ! CHRISTIAN. Quest-ce ? UN AUTRE CADET, dune voix terrible. Regardez-moi ! (Il pose trois fois, mystrieusement, son doigt sur son nez.) Mavez-vous entendu ? CHRISTIAN. Ah ! cest le UN AUTRE. Chut ! jamais ce mot ne se profre ! (Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret.) Ou cest lui, l-bas, que lon aurait affaire ! UN AUTRE, qui, pendant quil tait tourn vers les premiers, est venu sans bruit sasseoir sur la table, dans son dos. Deux nasillards par lui furent extermins Parce quil lui dplut quils parlassent du nez ! UN AUTRE, dune voix caverneuse, surgissant de sous la table o il sest gliss quatre pattes. On ne peut faire, sans dfuncter avant lge, La moindre allusion au fatal cartilage !

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UN AUTRE, lui posant la main sur lpaule. Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul ! Et tirer son mouchoir, cest tirer son linceul ! (Silence. Tous autour de lui, les bras croiss, le regardent. Il se lve et va Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a lair de ne rien voir.) CHRISTIAN. Capitaine ! CARBON, se retournant et le toisant. Monsieur ? CHRISTIAN. Que fait-on quand on trouve Des Mridionaux trop vantards ? CARBON. On leur prouve Quon peut tre du Nord, et courageux. (Il lui tourne le dos.) CHRISTIAN. Merci. PREMIER CADET, Cyrano. Maintenant, ton rcit ! TOUS. Son rcit !

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CYRANO, redescendant vers eux. Mon rcit ? (Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian sest mis cheval sur une chaise.) Eh bien ! donc je marchais tout seul, leur rencontre. La lune, dans le ciel, luisait comme une montre, Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger Stant mis passer un coton nuager Sur le botier dargent de cette montre ronde, Il se fit une nuit la plus noire du monde, Et les quais ntant pas du tout illumins, Mordious ! on ny voyait pas plus loin CHRISTIAN. Que son nez. (Silence. Tout le monde se lve lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci sest interrompu, stupfait. Attente.) CYRANO. Quest-ce que cest que cet homme-l ? UN CADET, mi-voix. Cest un homme Arriv ce matin. CYRANO, faisant un pas vers Christian. Ce matin ? CARBON, mi-voix. Il se nomme

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Le baron de Neuvil CYRANO, vivement, sarrtant. Ah ! cest bien (Il plit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian.) Je (Puis, il se domine, et dit dune voix sourde.) Trs bien (Il reprend.) Je disais donc (Avec un clat de rage dans la voix.) Mordious ! (Il continue dun ton naturel.) que lon ny voyait rien. (Stupeur. On se