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    Simone Weil (1909-1943)

    crits historiques

    et politiques2. Deuxime partie :

    politique

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    et collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

    Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 2

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraie de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    partir de :

    Simone Weil (1909-1943)

    crits historiques et politiques.2. Deuxime partie : politique

    Une dition lectronique ralise du livre crits historiques et

    politiques. Deuxime partie : Politique Paris :ditions Gallimard, 1960,413 pages. Collection Espoir, nrf. (pp. 225 413)

    (Recueil darticles)

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.

    Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 9 aot 2003 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    crits historiques et politiques

    Note de lditeurDeuxime note de lditeur

    Premire partie : Histoire

    1- Quelques rflexions sur les origines de l'hitlrisme (1939-1940)

    I. Permanence et changements des caractres nationaux

    la France ternelle L'ternelle AllemagneL'hitlrisme et les germains

    II. - Hitler et la politique extrieure de la Rome antiqueIII. - Hitler et le rgime intrieur de l'empire romainConclusion

    2- Rome et l'Albanie (1939)3- Rflexions sur la barbarie (fragments) (1939 ?)4- L'agonie d'une civilisation vue travers un pome pique (1941?

    1942?)5- En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? (1941 ? 1942 ?)6- Un soulvement proltarien Florence au XIVe sicle (1934)7- bauches de lettres (1938 ? 1939 ?)

    III Variante de la lettre prcdenteIIIIV

    8- Conditions d'une rvolution allemande (1932)9- Premires impressions d'Allemagne (1932)10- L'Allemagne en attente (1932)11- La grve des transports Berlin (1932)

    12- La situation en Allemagne (1932-1933)III Le mouvement hitlrienIII Le rformisme allemandIVV Le mouvement communisteVIVII

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    VIIIIXX

    13- Sur la situation en Allemagne (9 avril 1933)14- Quelques remarques sur la rponse de la M.O.R. (7 mai 1933)15- Le rle de l'U.R.S.S. dans la politique mondiale (23 juillet 1933)16 Journal d'Espagne (aot 1936)17- Fragment (1936 ?)18- Rflexions pour dplaire (1936 ?)19- Lettre Georges Bernanos (1938 ?)

    Deuxime partie : Politique

    I. - Guerre et paix.

    1- Rflexions sur la guerre (novembre 1933).2- Fragment sur la guerre rvolutionnaire (fin 1933).3- Encore quelques mots sur le boycottage (fragment) (fin 1933 ?

    dbut 1934 ?).4- Rponse une question d'Alain (1936 ?).5- Faut-il graisser les godillots ? (27 octobre 1936).6- La politique de neutralit et l'Assistance mutuelle (1936).7- Non-intervention gnralise (1936 ? 1937 ?).8- Ne recommenons pas la guerre de Troie (1er au 15 avril 1937).9- L'Europe en guerre pour la Tchcoslovaquie (25 mai 1938)10- Rflexions sur la confrence de Bouch (1938).11- Lettre G. Bergery (1938).

    12- Dsarroi de notre temps (1939?)13- Fragment (1939 ?).14- Rflexions en vue d'un bilan (1939 ?).15- Fragment (1939 ?).16- Fragment (aprs juin 1940).

    II. - Front populaire

    1- Quelques mditations concernant l'conomie (1937 ?).2- Mditations sur un cadavre (1937).

    III. - Colonies

    1- Le Maroc, au la prescription en matire de vol (10 fvrier1937).

    2- Le sang coule en Tunisie (mars 1937).3- Qui est coupable des menes anti-franaises ? (1938 ?).4- Ces membres palpitants de la patrie... (10 mars 1938).5- Les nouvelles donnes du problme colonial dans l'empire

    franais (dcembre 1938)6- Fragment (1938-1939 ?).7- Fragment (1938-1939 ?)

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    8- Lettre Jean Giraudoux (fin 1939 ? 1940 ?).9- propos de la question coloniale, dans ses rapports avec le

    destin du peuple franais (1943).

    Appendice (bauches et variantes).

    1- Un petit point d'histoire (Lettre au Temps) (1939).2- Note sur les rcents vnements d'Allemagne (25 novembre

    1932).3- La situation en Allemagne (note) (25 fvrier 1933)4- Quelques remarques sur la rponse de la M.O.R. (1933).5- Rflexions pour dplaire (1936 ?).6- Quelques rflexions concernant l'honneur et la dignit

    nationale (1936 ?).7- Rponse au questionnaire d'Alain (1936 ?).8- Progrs et production (fragment) (1937 ?).9- Esquisse d'une apologie de la banqueroute (1937 ?).

    10 Mditation sur un cadavre (1937).11- Les nouvelles donnes du problme colonial dans l'empirefranais (1938)

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 6

    Simone Weil (1909-1943)

    crits historiques et politiques2. Deuxime partie : Politique

    (recueil darticles)

    __

    Paris : ditions GallimardCollection : Espoir, nrf.

    1960, 413 pages(pp. 225 412)

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    Simone Weil, crits historiques et politiques.

    Note de lditeur

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    Bien qu'on ne puisse pas faire de distinction nette entre les critshistoriques et les crits politiques contenus dans ce volume (car mme dansles crits politiques il y a des considrations historiques, et dans les critshistoriques, une intention politique), on a cherch runir dans la premirepartie les crits de caractre plutt historique et dans la seconde, au contraire,les crits de caractre plutt politique.

    La premire partie contient, entre autres, le grand article sur les origines del'hitlrisme, article qui concerne bien moins Hitler que Rome et l'EmpireRomain. Elle se termine par des textes concernant l'histoire contemporaine del'Allemagne et de l'Espagne. Ces textes ont pour origine deux expriencespersonnelles de Simone Weil : le voyage qu'elle fit en Allemagne en aot etseptembre 1932, et sa participation la guerre d'Espagne en 1936.

    Les textes contenus dans la seconde partie ont pour objet la politiquefranaise et expriment plus directement le dsir de voir cette politiqueinflchie dans un sens dtermin. Ils ont t groups en trois sections. Lapremire concerne la politique extrieure et la menace de guerre ; la seconde,les difficults intrieures auxquelles se heurta le gouvernement de FrontPopulaire ; la troisime, la politique l'gard des colonies. Dans chaquesection, on a cherch classer les diffrents crits selon l'ordre chronologique.

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 8

    Pour les fragments qui n'taient pas dats, on a propos, entre parenthses, unedate approximative.

    *On doit la vrit de noter que Simone Weil n'approuvait plus dans les

    dernires annes de sa vie le pacifisme extrme qu'elle avait soutenu, commeon le verra dans ce livre, jusqu'au printemps de 1939 (invasion de laTchcoslovaquie par l'Allemagne hitlrienne).

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    Simone Weil, crits historiques et politiques.

    Deuxime note de lditeur

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    Les citations de Thophile qui se trouvent dans cette lettre sont tires : la

    1re

    , de Auprince d'Orange, ode (dition Alleaume, Paris, 1856-1855, tome I,PP 150-156)

    la 2e, deLa Maison de Sylvie, ode VIII (Alleaume, II, pp, 220-223) ;la 3e, deRemerciements Coridon (Alleaume, II, pp. 190-193) ;la 4e, de Sur la paix de l'anne 1620(Alleaume, I, pp. 142-145)la 5e, deLettre son frre (Alleaume, II, pp. 178-187) ;la 6e, de Monsieur de L., ode (Alleaume, II, pp. 230-233).

    Le vers incomplet dans la 4e citation, est : Et, de quelque si grandmrite

    (Note de l'diteur).

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    Simone Weil (1909-1943), crits historiques et politiques

    Deuxime partie

    Politique

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 11

    Simone Weil : crits historiques et politiques.Deuxime partie : Politique

    IGuerre et paix

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    Simone Weil : crits historiques et politiques.Deuxime partie : Politique

    I. Guerre et paix

    1

    Rflexion sur la guerre(novembre 1933)

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    La situation actuelle et l'tat d'esprit qu'elle suscite ramnent une fois deplus l'ordre du jour le problme de la guerre. On vit prsentement dansl'attente perptuelle d'une guerre ; le danger est peut-tre imaginaire, mais lesentiment du danger existe, et en constitue un facteur non ngligeable. Or, on

    ne peut constater aucune raction si ce n'est la panique, moins panique descourages devant la menace du massacre que panique des esprits devant lesproblmes qu'elle pose. Nulle part le dsarroi n'est plus sensible que dans lemouvement ouvrier. Nous risquons, si nous ne faisons pas un srieux effortd'analyse, qu'un jour proche ou lointain la guerre nous trouve impuissants, nonseulement agir, mais mme juger. Et tout d'abord il faut faire le bilan destraditions sur lesquelles nous avons jusqu'ici vcu plus ou moins con-sciemment.

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    Jusqu' la priode qui a suivi la dernire guerre, le mouvement rvolution-naire, sous ses diverses formes, n'avait rien de commun avec le pacifisme. Lesides rvolutionnaires sur la guerre et la paix se sont toujours inspires dessouvenirs de ces annes 1792-93-94 qui furent le berceau de tout lemouvement rvolutionnaire du XIXe sicle. La guerre de 1792 apparaissait, encontradiction absolue avec la vrit historique, comme un lan victorieux qui,tout en dressant le peuple franais contre les tyrans trangers, aurait du mmecoup bris la domination de la Cour et de la grande bourgeoisie pour porter aupouvoir les reprsentants des masses laborieuses. De ce souvenir lgendaire,perptu par le chant de la Marseillaise, naquit la conception de la guerrervolutionnaire, dfensive et offensive, comme tant non seulement une formelgitime, mais une des formes les plus glorieuses de la lutte des masses tra-vailleuses dresses contre les oppresseurs. Ce fut l une conception commune tous les marxistes et presque tous les rvolutionnaires jusqu' ces quinzedernires annes. En revanche, sur l'apprciation des autres guerres, la tradi-tion socialiste nous fournit non pas une conception, mais plusieurs, contra-dictoires, et qui n'ont pourtant jamais t opposes clairement les unes aux

    autres.Dans la premire moiti du XIXe sicle, la guerre semble avoir eu par elle-

    mme un certain prestige aux yeux des rvolutionnaires qui, en France parexemple, reprochaient vivement Louis-Philippe sa politique de paix ; Proud-hon crivait alors un loge loquent de la guerre ; et l'on rvait de guerreslibratrices pour les peuples opprims tout autant que d'insurrections. Laguerre, de 1870 fora pour la premire fois les organisations proltariennes,c'est--dire, en l'occurrence, l'Internationale, prendre position d'une manireconcrte sur la question de la guerre ; et l'Internationale, par la plume deMarx, invita les ouvriers des deux pays en lutte s'opposer toute tentative deconqute, mais prendre part rsolument la dfense de leur pays contrel'attaque de l'adversaire.

    C'est au nom d'une autre conception qu'Engels, en 1892, voquant avecloquence les souvenirs de la guerre qui avait clat cent ans auparavant,invitait les social-dmocrates allemands prendre part de toutes leurs forces,le cas chant, une guerre qui et dress contre l'Allemagne la France allie la Russie. Il ne s'agissait plus de dfense ou d'attaque, mais de prserver, parl'offensive ou la dfensive, le pays o le mouvement ouvrier se trouve tre leplus puissant et d'craser le pays le plus ractionnaire. Autrement dit, seloncette conception qui fut galement celle de Plekhanov, de Mehring et d'autres,il faut, pour juger un conflit, chercher quelle issue serait la plus favorable auproltariat international et prendre parti en consquence.

    cette conception s'en oppose directement une autre, qui fut celle des

    bolcheviks et de Spartacus, et selon laquelle, dans toute guerre, l'exceptiondes guerres nationales ou rvolutionnaires selon Lnine, l'exception desguerres rvolutionnaires seulement selon Rosa Luxembourg, le proltariat doitsouhaiter que son propre pays soit vaincu et en saboter la lutte. Cette concep-tion, fonde sur la notion du caractre imprialiste par lequel toute guerre,sauf les exceptions rappeles ci-dessus, peut tre compare une querelle debrigands se disputent un butin, ne va pas sans de srieuses difficults ; car ellesemble briser l'unit d'action du proltariat international en engageant lesouvriers de chaque pays, qui doivent travailler la dfaite de leur propre pays,

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    favoriser par l mme la victoire de l'imprialisme ennemi, victoire qued'autres ouvriers doivent s'efforcer d'empcher. La clbre formule deLiebknecht : Notre principal ennemi est dans notre propre pays fait claire-ment apparatre cette difficult en assignant aux diverses fractions nationalesdu proltariat un ennemi diffrent, et en les opposant ainsi, du moins enapparence, les unes aux autres.

    On voit que la tradition marxiste ne prsente, en ce qui concerne la guerre,ni unit ni clart. Un point du moins tait commun toutes les thories, savoir le refus catgorique de condamner la guerre comme telle. Les marxis-tes, et notamment Kautsky et Lnine, paraphrasaient volontiers la formule deClausewitz selon laquelle la guerre ne fait que continuer la politique du tempsde paix, mais par d'autres moyens, la conclusion tant qu'il faut juger uneguerre non par le caractre violent des procds employs, mais par lesobjectifs poursuivis au travers de ces procds.

    L'aprs-guerre a introduit dans le mouvement ouvrier non pas une autre

    conception, car on ne saurait accuser les organisations ouvrires ou soi-disanttelles de notre poque d'avoir des conceptions sur quelque sujet que ce soit,mais une autre atmosphre morale. Dj en 1918, le parti bolchevik, quidsirait ardemment la guerre rvolutionnaire, dut se rsigner la paix, nonpour des raisons de doctrine ; mais sous la pression directe des soldats russes qui l'exemple de 1793 n'inspirait pas plus d'mulation voque par lesbolcheviks que par Krenski. De mme dans les autres pays, sur le plan de lasimple propagande, les masses meurtries par la guerre contraignirent les partisqui se rclamaient du proltariat adopter un langage purement pacifiste,langage qui n'empchait pas d'ailleurs les uns de clbrer l'arme rouge, lesautres de voter les crdits de guerre de leur propre pays. Jamais, bien entendu,ce langage nouveau ne fut justifi par des analyses thoriques, jamais mmeon ne sembla remarquer qu'il tait nouveau. Mais le fait est qu'au lieu de fltrir

    la guerre en tant qu'imprialiste, on se met fltrir l'imprialisme en tant quefauteur de guerres. Le soi-disant mouvement d'Amsterdam, thoriquementdirig contre la guerre imprialiste, dut, pour se faire couter, se prsentercomme dirig contre la guerre en gnral. Les dispositions pacifiques del'U.R.S.S. furent mises en relief, dans la propagande, plus encore que soncaractre proltarien ou soi-disant tel. Quant aux formules des grands thori-ciens du socialisme sur l'impossibilit de condamner la guerre comme telle,elles taient compltement oublies.

    Le triomphe de Hitler en Allemagne a pour ainsi dire fait remonter lasurface toutes les anciennes conceptions, inextricablement mlanges. La paixapparat comme moins prcieuse du moment qu'elle peut comporter leshorreurs indicibles sous le poids desquelles gmissent des milliers de travail-

    leurs dans les camps de concentration d'Allemagne. La conception exprimepar Engels dans son article de 1892 reparat. L'ennemi principal du proltariatinternational n'est-il pas le fascisme allemand, comme il tait alors le tsarismerusse ? Ce fascisme, qui fait tache d'huile, ne peut tre cras que par la force ;et, puisque le proltariat allemand est dsarm, seules les nations restesdmocratiques peuvent s'acquitter, semble-t-il, de cette tche.

    Peu importe au reste qu'il sagisse d'une une guerre de dfense ou dune guerre prventive mieux vaudrait mme une guerre prventive ; Marx et

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    Engels n'ont-ils pas essay, un moment donn, de pousser l'Angleterre attaquer la Russie ? Une semblable guerre n'apparatrait plus, pense-t-on, com-me une lutte entre deux imprialismes concurrents, mais entre deux rgimespolitiques. Et, tout comme faisait le vieil Engels en 1892, en se souvenant dece qui s'tait pass cent ans plus tt, on se dit qu'une guerre forcerait l'tat faire des concessions srieuses au proltariat ; et cela d'autant plus que, dans laguerre qui menace, il y aurait ncessairement conflit entre l'tat et la classecapitaliste, et sans doute des mesures de socialisation pousses assez loin. Quisait si la guerre ne porterait pas ainsi automatiquement les reprsentants duproltariat au pouvoir ? Toutes ces considrations crent ds maintenant, dansles milieux politiques qui se rclament du proltariat, un courant d'opinionplus ou moins explicite en faveur d'une participation active du proltariat une guerre contre l'Allemagne ; courant encore assez faible, mais qui peutaisment s'tendre. D'autres s'en tiennent la distinction entre agression etdfense nationale ; d'autres la conception de Lnine ; d'autres enfin, encorenombreux, restent pacifistes, mais, pour la plupart, plutt par la force del'habitude que pour toute autre raison. On ne saurait imaginer confusion pire.

    Tant d'incertitude et d'obscurit peut surprendre et doit faire honte, si l'onsonge qu'il s'agit d'un phnomne qui, avec son cortge de prparatifs, derparations, de nouveaux prparatifs, semble, eu gard toutes les cons-quences morales et matrielles qu'il entrane, dominer notre poque et enconstituer le fait caractristique. Le surprenant serait pourtant qu'on ft arriv mieux en partant d'une tradition absolument lgendaire et illusoire, celle de1793, et en employant la mthode la plus dfectueuse possible, celle quiprtend apprcier chaque guerre par les fins poursuivies et non par le caractredes moyens employs. Ce n'est pas qu'il vaille mieux blmer en gnrall'usage de la violence, comme font les purs pacifistes ; la guerre constitue, chaque poque, une espce bien dtermine de violence, et dont il faut tudierle mcanisme avant de porter un jugement quelconque. La mthode matria-

    liste consiste avant tout examiner n'importe quel fait humain en tenantcompte bien moins des fins poursuivies que des consquences ncessairementimpliques par le jeu mme des moyens mis en usage. On ne peut rsoudre nimme poser un problme relatif la guerre sans avoir dmont au pralable lemcanisme de la lutte militaire, c'est--dire analys les rapports sociauxqu'elle implique dans des conditions techniques, conomiques et socialesdonnes.

    On ne peut parler de guerre en gnral que par abstraction ; la guerremoderne diffre absolument de tout ce que l'on dsignait par ce nom sous lesrgimes antrieurs. D'une part la guerre ne fait que prolonger cette autre guer-re qui a nom concurrence, et qui fait de la production elle-mme une simpleforme de la lutte pour la domination ; d'autre part toute la vie conomique est

    prsentement oriente vers une guerre venir. Dans ce mlange inextricabledu militaire et de l'conomique, o les armes sont mises au service de laconcurrence et la production au service de la guerre, la guerre ne fait quereproduire les rapports sociaux qui constituent la structure mme du rgime,mais un degr beaucoup plus aigu. Marx a montr avec force que le modemoderne de la production se dfinit par la subordination des travailleurs auxinstruments du travail, instruments dont disposent ceux qui ne travaillent pas ;et comment la concurrence, ne connaissant d'autre arme que l'exploitation desouvriers, se transforme en une lutte de chaque patron contre ses propres

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    ouvriers, et, en dernire analyse, de l'ensemble des patrons contre l'ensembledes ouvriers. De mme la guerre, de nos jours, se dfinit par la subordinationdes combattants aux instruments de combat ; et les armements, vritableshros des guerres modernes, sont, ;ainsi que les hommes vous leur service.dirigs par ceux qui ne combattent pas. Comme cet appareil de direction napas d'autre moyen de battre l'ennemi que d'envoyer par contrainte ses propressoldats la mort, la guerre d'un tat contre un autre tat se transforme aussitten guerre de l'appareil tatique et militaire contre sa propre arme ; et laguerre apparat finalement comme une guerre mene par l'ensemble desappareils d'tat et des tats-majors contre l'ensemble des hommes valides enge de porter les armes. Seulement, alors que les machines n'arrachent auxtravailleurs que leur force de travail, alors que les patrons n'ont d'autre moyende contrainte que le renvoi, moyen mouss par la possibilit, pour letravailleur, de choisir entre les diffrents patrons, chaque soldat est contraintde sacrifier sa vie elle-mme aux exigences de l'outillage militaire, et il y estcontraint par la menace d'excution sans jugement que le pouvoir d'tatsuspend sans cesse sur sa tte. Ds lors il importe bien peu que la guerre soit

    dfensive ou offensive, imprialiste ou nationale ; tout tat en guerre estcontraint d'employer cette mthode, du moment que l'ennemi l'emploie. Lagrande erreur de presque toutes les tudes concernant la guerre, erreur danslaquelle sont tombs notamment tous les socialistes, est de considrer laguerre comme un pisode de la politique extrieure, alors qu'elle constitueavant tout un fait de politique intrieure, et le plus atroce de tous. Il ne s'agitpas ici de considrations sentimentales, ou d'un respect superstitieux de la viehumaine ; il s'agit d'une remarque bien simple, savoir que le massacre est laforme la plus radicale de l'oppression ; et les soldats ne s'exposent pas lamort, ils sont envoys au massacre. Comme un appareil oppressif, une foisconstitu, demeure jusqu' ce qu'on le brise, toute guerre qui fait peser unappareil charg de diriger les manuvres stratgiques sur les masses que l'oncontraint servir de masses de manuvres doit tre considre, mme si elle

    est mene par des rvolutionnaires, comme un facteur de raction. Quant laporte extrieure d'une telle guerre, elle est dtermine par les rapports politi-ques tablis l'intrieur ; des armes manies par un appareil d'tat souverainne peuvent apporter la libert personne.

    C'est ce qu'avait compris Robespierre et ce qu'a vrifi avec clat cetteguerre mme de 1792 qui a donn naissance la nation de guerre rvolu-tionnaire. La technique militaire tait loin encore ce moment d'avoir atteintle mme degr de centralisation que de nos jours ; cependant, depuis FrdricII, la subordination des soldats chargs d'excuter les oprations au hautcommandement charg de les coordonner tait fort stricte. Au moment de laRvolution, une guerre devait transformer toute la France, comme le diraBarre, en un vaste camp, et donner par suite l'appareil l'tat ce pouvoir sans

    appel qui est le propre de l'autorit militaire. C'est le calcul que firent en 1792la Cour et les Girondins ; car cette guerre, qu'une lgende trop facilementaccepte par les socialistes a fait apparatre comme un lan spontan dupeuple dress la fois contre ses propres oppresseurs et contre les tyranstrangers qui le menaaient, constitua en fait une provocation de la part de laCour et de la haute bourgeoisie complotant de concert contre la libert dupeuple. En apparence elles se tromprent, puisque la guerre, au lieu d'amenerl'union sacre qu'elles espraient, exaspra tous les conflits, mena le roi, puisles Girondins l'chafaud et mit aux mains de la Montagne un pouvoir

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    dictatorial. Mais cela n'empche pas que le 20 avril 1792, jour de la dcla-ration de guerre, tout espoir de dmocratie sombra sans retour ; et le 2 juin nefut suivi que de trop prs par le 9 thermidor, dont les consquences, leurtour, devaient bientt amener le 18 brumaire. quoi servit d'ailleurs Robes-pierre et ses amis le pouvoir qu'ils exercrent avant le 9 thermidor ? Le butde leur existence n'tait pas de s'emparer du pouvoir, mais d'tablir unedmocratie effective, la fois dmocratique et sociale ; c'est par une sanglanteironie de l'histoire que la guerre les contraignit laisser sur le papier laConstitution de 1793, forger un appareil centralis, exercer une terreursanglante qu'ils ne purent mme pas tourner contre les riches, anantir toutelibert, et se faire en somme les fourriers du despotisme militaire, bureaucra-tique et bourgeois de Napolon. Du moins restrent-ils toujours lucides.L'avant-veille de sa mort, Saint-Just crivait cette formule profonde : Il n'y aque ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n'y a que ceux quisont puissants qui en profitent. Quant Robespierre, ds que la question seposa, il comprit qu'une guerre, sans pouvoir dlivrer aucun peuple tranger( on n'apporte pas la libert la pointe des baonnettes ), livrerait le peuple

    franais aux draines du pouvoir d'tat, pouvoir qu'on ne pouvait plus chercher affaiblir du moment qu'il fallait lutter contre l'ennemi extrieur. La guerreest bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs,... pour le pouvoir excutif... Ce parti dispense de tout autre soin, on est quitteenvers le peuple quand on lui donne la guerre. Il prvoyait ds lors ledespotisme militaire, et ne cessa de le prdire par la suite, malgr les succsapparents de la Rvolution ; il le prdisait encore l'avant-veille de sa mort,dans son dernier discours, et laissa cette prdiction aprs lui comme untestament dont ceux qui depuis se sont rclams de lui n'ont malheureusementpas tenu compte.

    L'histoire de la Rvolution russe fournit exactement les mmes enseigne-ments, et avec une analogie frappante. La Constitution sovitique a eu identi-

    quement le mme sort que la Constitution de 1793 : Lnine a abandonn sesdoctrines dmocratiques pour tablir le despotisme d'un appareil d'tat centra-lis, tout comme Robespierre, et a t en fait le prcurseur de Staline, commeRobespierre celui de Bonaparte. La diffrence est que Lnine, qui avaitd'ailleurs depuis longtemps prpar cette domination de l'appareil d'tat en seforgeant un parti fortement centralis, dforma par la suite ses propres doctri-nes pour les adapter aux ncessits de l'heure ; aussi ne fut-il pas guillotin, etsert-il d'idole une nouvelle religion d'tat. L'histoire de la Rvolution russeest d'autant plus frappante que la guerre y constitue constamment le problmecentral. La rvolution fut faite contre la guerre, par des soldats qui, sentantl'appareil gouvernemental et militaire se dcomposer au-dessus d'eux, se ht-rent de secouer un joug intolrable. Krenski, invoquant avec une sincritinvolontaire, due son ignorance, les souvenirs de 1792, appela la guerre

    exactement pour les mmes motifs qu'autrefois les Girondins ; Trotsky aadmirablement montr comment la bourgeoisie, comptant sur la guerre pourajourner les problmes de politique intrieure et ramener le peuple sous lejoug du pouvoir d'tat, voulait transformer la guerre jusqu' puisement del'ennemi en une guerre pour l'puisement de la Rvolution . Les bolcheviksappelaient alors lutter contre l'imprialisme ; mais c'tait la guerre elle-mme, non l'imprialisme, qui tait en question, et ils le virent bien quand,une fois au pouvoir, ils se virent contraints de signer la paix de Brest-Litovsk.L'ancienne arme tait alors dcompose et Lnine avait rpt aprs Marx

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    que la dictature du proltariat ne peut comporter ni arme, ni police, nibureaucratie permanentes. Mais les armes blanches et la crainte d'interven-tions trangres ne tardrent pas mettre la Russie tout entire en tat desige. L'arme fut alors reconstitue, l'lection des officiers supprime, trentemille officiers de l'ancien rgime rintgrs dans les cadres, la peine de mort,l'ancienne discipline, la centralisation rtablies ; paralllement se reconsti-tuaient la bureaucratie et la police. On sait assez ce que cet appareil militaire,bureaucratique et policier a fait du peuple russe par la suite.

    La guerre rvolutionnaire est le tombeau de la rvolution et le restera tantquon naura pas donn aux soldats eux-mmes, ou plutt aux citoyens arms,le moyen de faire la guerre sans appareil dirigeant, sans pression policire,sans juridiction d'exception, sans peines pour les dserteurs. Une fois dansl'histoire moderne la guerre s'est faite ainsi, savoir sous la Commune ; et l'onn'ignore pas comment cela s'est termin. Il semble qu'une rvolution engagedans une guerre n'ait le choix qu'entre succomber sous les coups meurtriers dela contre-rvolution, ou se transformer elle-mme en contre-rvolution par le

    mcanisme mme de la lutte militaire. Les perspectives de rvolution sem-blent ds lors bien restreintes ; car une rvolution peut-elle viter la guerre ?C'est pourtant sur cette faible chance qu'il faut miser, ou abandonner toutespoir. L'exemple russe est l pour nous instruire. Un pays avanc ne rencon-trerait pas, en cas de rvolution, les difficults qui, dans la Russie arrire,servent de base au rgime barbare de Staline ; mais une guerre de quelqueenvergure lui en susciterait d'autres pour le moins quivalentes.

    plus forte raison une guerre entreprise par un tat bourgeois ne peut-elleque transformer le pouvoir en despotisme, et l'asservissement en assassinat. Sila guerre apparat parfois comme un facteur rvolutionnaire, c'est seulementen ce sens qu'elle constitue une preuve incomparable pour le fonctionnementde l'appareil d'tat. son contact, un appareil mal organis se dcompose ;

    mais si la guerre ne se termine pas aussitt et sans retour, ou si la dcompo-sition n'est pas alle assez loin, il s'ensuit seulement une de ces rvolutionsqui, selon la formule de Marx, perfectionnent l'appareil d'tat au lieu de lebriser. C'est ce qui s'est toujours produit jusqu'ici. De nos jours la difficultque la guerre porte un degr aigu est celle qui rsulte d'une oppositiontoujours croissante entre l'appareil d'tat et le systme capitaliste ; l'affaire deBriey pendant la dernire guerre 1 en constitue un exemple frappant. Ladernire guerre a apport aux divers appareils d'tat une certaine autorit surl'conomie, ce qui a donn lieu au terme tout fait erron de socialisme deguerre ; par la suite le systme capitaliste s'est remis fonctionner d'unemanire peu prs normale, en dpit des barrires douanires, du contingen-tement et des monnaies nationales. Dans une prochaine guerre les chosesiraient sans doute beaucoup plus loin, et l'on sait que la quantit est suscepti-

    ble de se transformer en qualit. En ce sens, la guerre peut constituer de nosjours un facteur rvolutionnaire, mais seulement si l'on veut comprendre leterme de rvolution dans l'acception dans laquelle l'emploient les national-socialistes ; comme la crise, la guerre provoquerait une vive hostilit contreles capitalistes, et cette hostilit, la faveur de l'union sacre, tournerait auprofit de l'appareil d'tat et non des travailleurs. Au reste, pour reconnatre laparent profonde qui lie le phnomne de la guerre et celui du fascisme, il

    1 Cet article a paru en 1933.

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    suffit de se reporter aux textes fascistes qui voquent l'esprit guerrier et le socialisme du front . Dans les deux cas, il s'agit essentiellement d'uneffacement total de l'individu devant la bureaucratie d'tat la faveur d'unfanatisme exaspr. Si le systme capitaliste se trouve plus ou moins endom-mag dans l'affaire, ce ne peut tre qu'aux dpens et non au profit des valeurshumaines et du proltariat, si loin que puisse peut-tre aller en certains cas ladmagogie.

    L'absurdit d'une lutte antifasciste qui prendrait la guerre comme moyend'action apparat ainsi assez clairement. Non seulement ce serait combattreune oppression barbare en crasant les peuples sous le poids d'un massacreplus barbare encore, mais encore ce serait tendre sous une autre forme lergime qu'on veut supprimer. Il est puril de supposer qu'un appareil d'tatrendu puissant par une guerre victorieuse viendrait allger l'oppression qu'ex-erce sur son propre peuple l'appareil d'tat ennemi, plus puril encore decroire qu'il laisserait une rvolution proltarienne clater chez ce peuple lafaveur de la dfaite sans la noyer aussitt dans le sang. Quant la dmocratie

    bourgeoise anantie par le fascisme, une guerre n'abolirait pas, mais renfor-cerait et tendrait les causes qui la rendent prsentement impossible. Ilsemble, d'une manire gnrale, que l'histoire contraigne de plus en plus touteaction politique choisir entre l'aggravation de l'oppression intolrable qu'ex-ercent les appareils d'tat et une lutte sans merci dirige directement contreeux pour les briser. Certes les difficults peut-tre insolubles qui apparaissentde nos jours peuvent justifier l'abandon pur et simple de la lutte. Mais si l'onne veut pas renoncer agir, il faut comprendre qu'on ne peut lutter contre unappareil d'tat que de l'intrieur. Et en cas de guerre notamment il faut choisirentre entraver le fonctionnement de la machine militaire dont on constitue soi-mme un rouage, ou bien aider cette machine broyer aveuglment les vieshumaines. La parole clbre de Liebknecht : L'ennemi principal est dansnotre propre pays prend ainsi tout son sens, et se rvle applicable toute

    guerre ou les soldats sont rduits l'tat de matire passive entre les mainsd'un appareil militaire et bureaucratique ; c'est--dire, tant que la techniqueactuelle persistera, toute guerre, absolument parlant. Et l'on ne peut entrevoirde nos jours l'avnement d'une autre technique. Dans la production commedans la guerre, la manire de plus en plus collective dont s'opre la dpensedes forces n'a pas modifi le caractre essentiellement individuel des fonctionsde dcision et de direction ; elle n'a fait que mettre de plus en plus les bras oules vies des masses la disposition des appareils de commandement.

    Tant que nous n'apercevrons pas comment il est possible d'viter, dansl'acte mme de produire ou de combattre, cette emprise des appareils sur lesmasses, toute tentative rvolutionnaire aura quelque chose de dsespr ; carsi nous savons quel systme de production et de combat nous aspirons de

    toute notre me dtruire, on ignore quel systme acceptable pourrait leremplacer. Et d'autre part toute tentative de rforme apparat comme purileau regard des ncessits aveugles impliques par le jeu de ce monstrueuxengrenage. La socit actuelle ressemble une immense machine qui happe-rait sans cesse des hommes, et dont personne ne connatrait les commandes ;et ceux qui se sacrifient pour le progrs social ressemblent des gens quis'agripperaient aux rouages et aux courroies de transmission pour essayerd'arrter la machine, et se feraient broyer leur tour. Mais l'impuissance ol'on se trouve un moment donn, impuissance qui ne doit jamais tre

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    regarde comme dfinitive, ne peut dispenser de rester fidle soi-mme, niexcuser la capitulation devant l'ennemi, quelque masque qu'il prenne. Et, soustous les noms dont il peut se parer, fascisme, dmocratie ou dictature duproltariat, l'ennemi capital reste l'appareil administratif, policier et militaire ;non pas celui d'en face, qui n'est notre ennemi qu'autant qu'il est celui de nosfrres, mais celui qui se dit notre dfenseur et fait de nous ses esclaves. Dansn'importe quelle circonstance, la pire trahison possible consiste toujours accepter de se subordonner cet appareil et de fouler aux pieds pour le servir,en soi--mme et chez autrui, toutes les valeurs humaines.

    (La Critique sociale, n 10, novembre 1933.)

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    I. Guerre et paix

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    Fragmentsur la guerre rvolutionnaire

    (fin 1933)

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    [Ces questions] se ramnent toutes la question de la valeur rvolution-naire de la guerre. La lgende de 1793 a cr sur ce point, dans tout lemouvement ouvrier, une quivoque dangereuse et qui dure encore.

    La guerre de 1792 n'a pas t une guerre rvolutionnaire. Elle n'a pas t

    une dfense main arme de la rpublique franaise contre les rois, mais, dumoins, l'origine, une manuvre de la cour et des Girondins pour briser larvolution, manuvre laquelle Robespierre, dans son magnifique discourscontre la dclaration de la guerre, tenta en vain de s'opposer. Il est vrai que laguerre elle-mme, par ses exigences propres, chassa ensuite les Girondins dugouvernement et y porta les Montagnards ; nanmoins la manuvre desGirondins, dans ce qu'elle avait d'essentiel, fut un succs. Car Robespierre etses amis, bien que placs aux postes responsables de l'tat, ne purent rienraliser, ni de la dmocratie politique ni des transformations sociales qu'ils

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    avaient leurs propres yeux pour unique raison d'tre de donner au peuplefranais. Ils ne purent mme pas s'opposer la corruption qui finit par les faireprir. Ils ne firent en fait, par la centralisation brutale et la terreur insense quela guerre rendait indispensables, qu'ouvrir la voie la dictature militaire.Robespierre s'en rendait compte avec cette tonnante lucidit qui faisait sagrandeur, et il l'a dit, non sans amertume, dans le fameux discours qui aimmdiatement prcd sa mort. Quant aux consquences de cette guerre l'tranger, elle contribua videmment dtruire la vieille structure fodale dequelques pays, mais par contre, ds que, par un dveloppement inluctable,elle s'orienta vers la conqute, elle affaiblit singulirement la force depropagande des ides rvolutionnaires franaises, conformment la clbreparole de Robespierre : On n'aime pas les missionnaires arms. Ce n'estpas sans cause que Robespierre a t accus de voir sans plaisir les victoiresdes armes franaises. C'est la guerre qui, pour reprendre l'expression deMarx, Libert, galit, Fraternit, a substitu Infanterie, Cavalerie,Artillerie.

    Au reste, mme la guerre d'intervention, en Russie, guerre vritablementdfensive, et dont les combattants mritent notre admiration, a t un obstacleinfranchissable pour le dveloppement de la rvolution russe. C'est cette guer-re qui a impos une rvolution dont le programme tait l'abolition del'arme, de la police et de la bureaucratie permanentes une arme rouge dontles cadres furent constitus par les officiers tsaristes, une police qui ne devaitpas tarder frapper les communistes plus durement que les contre-rvolution-naires, un appareil bureaucratique sans quivalent dans le reste du monde.Tous ces appareils devaient rpondre des ncessits passagres ; mais ilssurvcurent fatalement ces ncessits. D'une manire gnrale la guerrerenforce toujours le pouvoir central aux dpens du peuple ; comme l'a critSaint-Just : Il n'y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et iln'y a que ceux qui sont puissants qui en profitent. La Commune de Paris a

    fait exception ; mais aussi a-t-elle t vaincue. La guerre est inconcevable sansune organisation oppressive, sans un pouvoir absolu de ceux qui dirigent,constitus en un appareil distinct, sur ceux qui excutent. En ce sens, si l'onadmet, avec Marx et Lnine, que la rvolution, de nos jours, consiste avanttout briser immdiatement et dfinitivement l'appareil d'tat, la guerre,mme faite par des rvolutionnaires pour dfendre la rvolution qu'ils ontfaite, constitue un facteur contre-rvolutionnaire. plus forte raison, quand laguerre est dirige par une classe oppressive, l'adhsion des opprims laguerre constitue-t-elle une abdication complte entre les mains de l'appareild'tat qui les crase. C'est ce qui s'est produit en 1914 ; et dans cette honteusetrahison il faut bien reconnatre qu'Engels porte sa part de responsabilit.

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    I. Guerre et paix

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    Encore quelques motssur le boycottage (fragment)

    (Fin 1933 ? Dbut 1934 ?)

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    La question du boycottage conomique de l'Allemagne hitlrienne asoulev et soulve bien des discussions entre camarades qui sont tous d'galebonne foi. Les uns sont pousss par le dsir de lutter contre l'odieuse terreurhitlrienne ; les autres retenus par la crainte d'veiller les passions nationales.Les deux Internationales rformistes, politique et syndicale, ont pris pour le

    boycottage des rsolutions non appliques encore ; des secrtaires d'organisa-tions confdres se sont levs contre ces dcisions. Le plus clair de l'affaireest que voici bientt un an coul sans qu'il y ait eu le moindre geste desolidarit internationale contre les immondes tortures que l'on inflige la fleurdu mouvement ouvrier d'Allemagne. Cette constatation serre le cur. Il mesemble que, de part et d'autre, le problme de l'action antifasciste a t malpos.

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    Il faut faire, en faveur de nos camarades allemands, une action dont lesmasses populaires d'Allemagne aient connaissance. Car une des bases psycho-logiques du national-socialisme est l'amer sentiment d'isolement o se sonttrouves les masses laborieuses d'Allemagne accables par le double poids dela crise et du diktat de Versailles. De cet isolement nous sommes pleine-ment responsables, nous tous qui en France nous disons internationalistes etne savons l'tre que du bout des lvres. Le seul moyen efficace pour nous delutter contre Hitler est de montrer aux ouvriers allemands que leurs camaradesfranais sont prts faire des efforts et des sacrifices pour eux. D'autre part ilne faut aucun prix attiser les passions nationalistes, et cela parce que de cefait l'action antifasciste deviendrait non seulement dangereuse par rapport laFrance, mais encore vaine par rapport l'Allemagne ; le peuple allemandcroirait les ouvriers franais dresss non pas contre le despotisme, mais contrela nation allemande, et cela de concert avec leur propre bourgeoisie et l'imp-rialisme de leur propre pays. Peut-tre pourrions-nous ngliger ce risque sinous avions, nous tous qui prenons part au mouvement ouvrier franais, sumontrer avant l'avnement de Hitler que nous n'tions solidaires ni de

    l'imprialisme franais ni du systme de Versailles . Ce n'est, hlas ! pointle cas, et nous ne pourrons jamais nous le pardonner. Mais toujours est-il quenous devons prsent tenir compte des difficults suscites par notre proprelchet de nagure.

    La solution se trouve dans une action purement ouvrire. Il y a des actionspour lesquelles le proltariat a avantage se joindre la petite bourgeoisielibrale ; ce fut le cas par exemple lors de l'Affaire Dreyfus. Mais ce n'estjamais le cas lorsque le nationalisme peut entrer en jeu ; car les petits bour-geois sont toujours prompts se rvler comme des chauvins enrags, et rienne peut jamais tre plus dangereux pour le proltariat que les passionsnationales, qui toujours aboutissent une sorte d'union sacre, et font le jeu del'tat bourgeois. Les ouvriers allemands doivent tre secourus par les ouvriers

    franais, et par eux seuls. Ils ne peuvent rien avoir de commun avec la petitebourgeoisie franaise, qui a toujours t le pilier le plus solide du systme deVersailles, et porte par suite une lourde part de responsabilit dans la victoiredu national-socialisme. On dira que c'est l une question de pur sentiment ;mais prcisment la rpercussion d'une action anti-hitlrienne venue de Francesur la classe ouvrire allemande serait d'ordre principalement sentimental, etn'en serait pas moins importante pour cela.

    vrai dire une union des classes dans une action mene contre Hitlerserait beaucoup moins craindre aujourd'hui qu'il y a quelques mois...

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    I. Guerre et paix

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    Rponse une question dAlain1

    (1936 ?)

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    Je ne rpondrai qu' la dernire des questions d'Alain. Elle me parat d'unegrande importance. Mais je crois qu'il faut la poser plus largement. Les motsde dignit et d'honneur sont peut-tre aujourd'hui les plus meurtriers duvocabulaire. Il est bien difficile de savoir au juste comment le peuple franaisa rellement ragi aux derniers vnements. Mais j'ai trop souvent remarqu

    que dans toutes sortes de milieux l'appel la dignit et l'honneur en matireinternationale continue mouvoir. La formule la paix dans la dignit ou la paix dans l'honneur , formule de sinistre mmoire qui, sous la plume dePoincar, a immdiatement prlud au massacre, est encore employe cou-ramment. Il n'est pas sr que les orateurs qui prconiseraient la paix mmesans honneur rencontreraient o que ce soit un accueil favorable. Cela est trsgrave.1 Il s'agit du Questionnaire d'Alain, publi dans le n 34 de Vigilance, le 20 mars 1936, pp.

    10-11. (Note de l'diteur.)

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    Le mot de dignit est ambigu. Il peut signifier l'estime de soi-mme ; nuln'osera alors nier que la dignit ne soit prfrable la vie, car prfrer la vieserait pour vivre, perdre les raisons de vivre . Mais l'estime de soi dpendexclusivement des actions que l'on excute soi-mme aprs les avoir librementdcides. Un homme outrag peut avoir besoin de se battre pour retrouver sapropre estime ; ce sera le cas seulement s'il lui est impossible de subir passi-vement l'outrage sans se trouver convaincu de lchet ses propres yeux. Ilest clair qu'en pareille matire chacun est juge et seul juge. On ne peutimaginer qu'aucun homme puisse dlguer un autre le soin de juger si oui ounon la conservation de sa propre estime exige qu'il mette sa vie en jeu. Il estplus clair encore que la dfense de la dignit ainsi comprise ne peut treimpose par contrainte ; ds que la contrainte entre en jeu, l'estime de soicesse d'tre en cause. D'autre part ce qui dlivre de la honte, ce n'est pas lavengeance, mais le pril. Par exemple, tuer un offenseur par ruse et sansrisque n'est jamais un moyen de prserver sa propre estime.

    Il faut en conclure que jamais la guerre n'est une ressource pour viterd'avoir se mpriser soi-mme. Elle ne peut tre une ressource pour les non-combattants, parce qu'ils n'ont pas part au pril, ou relativement peu ; la guerrene peut rien changer l'opinion qu'ils se font de leur propre courage. Elle nepeut pas non plus tre une ressource pour les combattants, parce qu'ils sontforcs. La plupart partent par contrainte, et ceux-mmes qui partent volontai-rement restent par contrainte. La puissance d'ouvrir et de fermer les hostilitsest exclusivement entre les mains de ceux qui ne se battent pas. La librersolution de mettre sa vie en jeu est l'me mme de l'honneur ; l'honneur n'estpas en cause l o les uns dcident sans risques, et les autres meurent pourexcuter. Et si la guerre ne peut constituer pour personne une sauvegarde del'honneur, il faut en conclure aussi qu'aucune paix n'est honteuse, quellesqu'en soient les clauses.

    En ralit, le terme de dignit, appliqu aux rapports internationaux, nedsigne pas l'estime de soi-mme, laquelle ne peut tre en cause ; il nes'oppose pas au mpris de soi, mais l'humiliation. Ce sont choses distinctes ;il y a bien de la diffrence entre perdre le respect de soi-mme et tre traitsans respect par autrui. pictte mani comme un jouet par son matre, Jsussoufflet et couronn d'pines n'taient en rien amoindris leurs propres yeux.Prfrer la mort au mpris de soi, c'est le fondement de n'importe quelle mora-le ; prfrer la mort l'humiliation, c'est bien autre chose, c'est simplement lepoint d'honneur fodal. On peut admirer le point d'honneur fodal ; on peutaussi, et non sans de bonnes raisons, refuser d'en faire une rgle de vie. Maisla question n'est pas l. Il faut voir qui l'on envoie mourir pour dfendre cepoint d'honneur dans les conflits internationaux.

    On envoie les masses populaires, ceux-mmes qui, n'ayant aucune ri-chesse, n'ont en rgle gnrale droit aucun gard, ou peu s'en faut. Noussommes en Rpublique, il est vrai ; mais cela n'empche pas que l'humiliationne soit en fait le pain quotidien de tous les faibles. Ils vivent nanmoins etlaissent vivre. Qu'un subordonn subisse une rprimande mprisante sanspouvoir discuter ; qu'un ouvrier soit mis la porte sans explications, et, s'il endemande son chef, s'entende rpondre je n'ai pas de comptes vousrendre ; que des chmeurs convoqus devant un bureau d'embauche

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    apprennent au bout d'une heure d'attente qu'il n'y a rien pour eux ; qu'unechtelaine de village donne des ordres un paysan pauvre et lui octroie cinqsous pour un drangement de deux heures ; qu'un gardien de prison frappe etinjurie un prisonnier ; qu'un magistrat fasse de l'esprit en plein tribunal auxdpens d'un prvenu ou mme d'une victime ; nanmoins le sang ne coulerapas. Mais cet ouvrier, ces chmeurs et les autres sont perptuellement exposs devoir un jour tuer et mourir parce qu'un pays tranger n'aura pas trait leurpays ou ses reprsentants avec tous les gards dsirables. S'ils voulaient semettre laver l'humiliation dans le sang pour leur propre compte comme onles invite le faire pour le compte de leur pays, que d'hcatombes quotidien-nes en pleine paix ! Parmi tous ceux qui possdent une puissance grande oupetite, bien peu peut-tre survivraient ; il prirait coup sr beaucoup de chefsmilitaires.

    Car le plus fort paradoxe de la vie moderne, c'est que non seulement onfoule aux pieds dans la vie civile la dignit personnelle de ceux que l'onenverra un jour mourir pour la dignit nationale ; mais au moment mme o

    leur vie se trouve ainsi sacrifie pour sauvegarder l'honneur commun, ils setrouvent exposs des humiliations bien plus dures encore qu'auparavant. Quesont les outrages considrs de pays pays comme des motifs de guerreauprs de ceux qu'un officier peut impunment infliger un soldat ? Il peutl'insulter, et sans qu'aucune rponse soit permise ; il peut lui donner des coupsde pied - un auteur de souvenirs de guerre ne s'est-il pas vant de l'avoir fait ?Il peut lui donner n'importe quel ordre sous la menace du revolver, y compriscelui de tirer sur un camarade. Il peut lui infliger titre de punition lesbrimades les plus mesquines. Il peut peu prs tout, et toute dsobissance estpunie de mort ou peut l'tre. Ceux qu' larrire on clbre hypocritementcomme des hros, on les traite effectivement comme des esclaves. Et ceux dessoldats survivants qui sont pauvres, dlivrs de l'esclavage militaire retombent l'esclavage civil, o plus d'un est contraint de subir les insolences de ceux

    qui se sont enrichis sans risques.L'humiliation perptuelle et presque mthodique est un facteur essentiel de

    notre organisation sociale, en paix comme en guerre, mais en guerre undegr plus lev. Le principe selon lequel il faudrait repousser l'humiliation auprix mme de la vie, s'il tait appliqu l'intrieur du pays, serait subversif detout ordre social, et notamment de la discipline indispensable la conduite dela guerre. Qu'on ose, dans ces conditions, faire de ce principe une rgle depolitique internationale, c'est vritablement le comble de l'inconscience. Uneformule clbre dit qu'on peut la rigueur avoir des esclaves, mais qu'il n'estpas tolrable qu'on les traite de citoyens. Il est moins tolrable encore qu'on enfasse des soldats. Certes il y a toujours eu des guerres ; mais que les guerressoient faites par les esclaves, c'est le propre de notre poque. Et qui plus est,

    ces guerres o les esclaves sont invits mourir au nom d'une dignit qu'on neleur a jamais accorde, ces guerres constituent le rouage essentiel dans lemcanisme de l'oppression. Toutes les fois qu'on examine de prs et d'unemanire concrte les moyens de diminuer effectivement l'oppression et l'in-galit, c'est toujours la guerre qu'on se heurte, aux suites de la guerre, auxncessits imposes par la prparation la guerre. On ne dnouera pas cenud, il faut le couper, si toutefois on le peut.

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    I. Guerre et paix

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    Faut-il graisser les godillots ?(27 octobre 1936)

    Retour la table des matires

    On commenait s'accoutumer entendre certains de nos camaradeschanter la Marseillaise ; mais depuis la guerre d'Espagne, c'est de tous ctsqu'on entend des paroles qui nous rajeunissent, hlas ! de vingt-deux ans. Ilparatrait que cette fois-ci, on mettrait sac au dos pour le droit, la libert et lacivilisation, sans compter que ce serait, bien entendu, la dernire des guerres.Il est question aussi de dtruire le militarisme allemand, et de dfendre ladmocratie aux cts d'une Russie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle

    n'est pas un tat dmocratique. croire qu'on a invent la machine parcou-rir le temps...

    Seulement cette fois-ci il y a l'Espagne, il y a une guerre civile. Il ne s'agitplus pour certains camarades de transformer la guerre internationale en guerrecivile, mais la guerre civile en guerre internationale. On entend mme parlerde guerre civile internationale . Il parat qu'en s'efforant d'viter cet lar-gissement de la guerre, on fait preuve d'une honteuse lchet. Une revue quise rclame de Marx a pu parler de la politique de la fesse tendue .

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    De quoi s'agit-il ? De prouver soi-mme qu'on n'est pas un lche ?Camarades, on engage pour l'Espagne. La place est libre. On vous trouverabien quelques fusils l-bas... Ou de dfendre un idal ? Alors, camarades,posez-vous cette question : est-ce qu'aucune guerre peut amener dans lemonde plus de justice, plus de libert, plus de bien-tre ? l'exprience a-t-ellet faite, ou non ? Chaque gnration va-t-elle la recommencer ? Combien defois ?

    Mais, dira-t-on, il n'est pas question de faire la guerre. Qu'on parle ferme,et les puissances fascistes reculeront. Singulier manque de logique ! Lefascisme, dit-on, c'est la guerre. Qu'est-ce dire, sinon que les tats fascistesne reculeront pas devant les dsastres indicibles que provoquerait une guerre ?Au lieu que nous, nous reculons. Oui, nous reculons et nous reculerons devantla guerre. Non pas parce que nous sommes des lches. Encore une fois, libre tous ceux qui craignent de passer pour lches leurs propres yeux d'aller sefaire tuer en Espagne. S'ils allaient sur le front d'Aragon, par exemple, ils yrencontreraient peut-tre, le fusil la main, quelques Franais pacifistes et qui

    sont rests pacifistes. Il ne s'agit pas de courage ou de lchet, il s'agit de peserses responsabilits et de ne pas prendre celle d'un dsastre auquel rien nesaurait se comparer.

    Il faut en prendre son parti. Entre un gouvernement qui ne recule pasdevant la guerre et un gouvernement qui recule devant elle, le second seraordinairement dsavantag dans les ngociations internationales. Il fautchoisir entre le prestige et la paix. Et qu'on se rclame de la patrie, de ladmocratie ou de la rvolution, la politique de prestige, c'est la guerre. Alors ?Alors il serait temps de se dcider : ou fleurir la tombe de Poincar, ou cesserde nous exhorter faire les matamores. Et si le malheur des temps veut que laguerre civile devienne aujourd'hui une guerre comme une autre, et presqueinvitablement lie la guerre internationale, on n'en peut tirer qu'une con-

    clusion : viter aussi la guerre civile.Nous sommes quelques-uns qui jamais, en aucun cas, n'iront fleurir la

    tombe de Poincar.

    (Vigilance, n 44/45, 27 octobre 1936.)

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    Simone Weil : crits historiques et politiques.Deuxime partie : Politique

    I. Guerre et paix

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    La politique de neutralitet lassistance mutuelle(1936)

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    La politique de neutralit l'gard de l'Espagne suscite des polmiques sipassionnes qu'on nglige de remarquer quel prcdent formidable elleconstitue en matire de politique internationale.

    Dans l'ensemble, la classe ouvrire franaise semble avoir approuv lesefforts accomplis par Lon Blum pour sauvegarder la paix. Mais le moinsqu'on puisse lui demander, c'est de ne les approuver que conditionnellement. Ilfaut savoir si ces efforts auront la suite logique qu'ils comportent. Et, parler

    franc, cette suite logique serait en contradiction directe avec le programme duFront Populaire. Pour poser nettement la question, neutralit ou assistancemutuelle, il faut choisir.

    Assistance mutuelle, c'est le mot d'ordre que le Front Populaire a faitrsonner nos oreilles jusqu' l'obsession, avant, pendant et aprs la priodelectorale. Ce mot d'ordre nous tait familier ; les politiciens de droite nous yavaient accoutums. Il constitue prsent toute la doctrine des partis degauche. Le grand discours de Blum Genve n'a fait que le dvelopper,

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    l'exposer sous tous ses aspects. Et voici qu' prsent Blum lui-mme, non parses paroles, mais par ses actes, en proclame l'absurdit.

    Qu'est-ce qui s'est produit de l'autre ct des Pyrnes, au mois de juillet ?Une agression caractrise, qui ne peut faire de doute pour personne. Bien sr,ce n'est pas une nation qui a attaqu une nation. C'est une caste militaire qui aattaqu un grand peuple. Mais nous n'en sommes que plus directement intres-ss l'issue du conflit. Les liberts du peuple franais sont troitement liesaux liberts du peuple espagnol. Si la doctrine de l'assistance mutuelle taitraisonnable, ce serait l l'occasion ou jamais d'intervenir par la force arme, decourir au secours des victimes de l'agression.

    On ne l'a pas fait, de peur de mettre en feu l'Europe entire. On a proclamla neutralit. On a mis l'embargo sur les armes. Nous laissons des camaradesbien chers exposer seuls leur vie pour une cause qui est la ntre aussi bien quela leur. Nous les laissons tomber, le fusil ou la grenade la main, parce qu'ilsdoivent remplacer avec leur chair vivante les canons qui leur manquent. Tout

    cela pour viter la guerre europenne.Mais si, le cur serr, nous avons accept une pareille situation, qu'on ne

    s'avise pas par la suite de nous envoyer aux armes quand il s'agira d'un conflitentre nations. Ce que nous n'avons pas fait pour nos chers camaradesd'Espagne, nous ne le ferons ni pour la Tchcoslovaquie, ni pour la Russie, nipour aucun tat. En prsence du conflit le plus poignant pour nous, nousavons laiss le gouvernement proclamer la neutralit. Qu'il ne s'avise plus parla suite de nous parler d'assistance mutuelle. Devant tous les conflits, quelsqu'ils soient, qui pourront clater sur la surface du globe, nous crierons notretour, de toutes nos forces : Neutralit ! Neutralit ! Nous ne pourrons nouspardonner d'avoir accept la neutralit l'gard de la tuerie espagnole que sinous faisons tout pour transformer cette attitude en un prcdent qui rgle

    l'avenir toute la politique extrieure franaise.Pourrait-il en tre autrement ? Nous regardons presque passivement couler

    le plus beau sang du peuple espagnol, et nous partirions en guerre pour unquelconque tat de l'Europe centrale ! Nous exposons la dfaite, l'exter-mination une rvolution toute jeune, toute neuve, dbordante de vie, riche d'unavenir illimit, et nous partirions en guerre pour ce cadavre de rvolution qui anom U.R.S.S.

    La politique actuelle de neutralit constituerait la pire trahison de la partdes organisations ouvrires franaises si elle n'tait pas dirige contre laguerre. Et elle ne peut tre efficacement dirige contre la guerre que si elle estlargie, si le principe de la neutralit se substitue entirement au principe

    meurtrier de l'assistance mutuelle. Nous n'avons le droit d'approuver LonBlum que sous cette condition.

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    Simone Weil : crits historiques et politiques.Deuxime partie : Politique

    I. Guerre et paix

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    Non-intervention gnralise(1936 ? 1937 ?)

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    Depuis le dbut de la politique de non-intervention, une proccupation mepse sur le cur. Beaucoup d'autres, certainement, la partagent.

    Mon intention n'est pas de me joindre aux violentes attaques, quelques-unes sincres, la plupart perfides, qui se sont abattues sur notre camaradeLon Blum. Je reconnais les ncessits qui dterminent son action. Si dures, siamres qu'elles soient, j'admire le courage moral qui lui a permis de s'ysoumettre malgr toutes les dclamations. Mme quand j'tais en Aragon, enCatalogne, au milieu d'une atmosphre de combat, parmi des militants qui

    n'avaient pas de terme assez svre pour qualifier la politique de Blum,j'approuvais cette politique. C'est que je me refuse pour mon compte person-nel sacrifier dlibrment la paix, mme lorsqu'il s'agit de sauver un peuplervolutionnaire menac d'extermination.

    Mais dans presque tous les discours que notre camarade Lon Blum aprononcs depuis le dbut de la guerre espagnole, je trouve, ct de formu-les profondment mouvantes sur la guerre et la paix, d'autres formules quirendent un son inquitant. J'ai attendu avec anxit que des militants respon-sables ragissent, discutent, posent certaines questions. Je constate que

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    l'atmosphre trouble qui existe l'intrieur du Front Populaire rduit bien descamarades au silence ou une expression enveloppe de leur pense.

    Lon Blum ne manque pas une occasion, au milieu des phrases les plusmouvantes, d'exposer en substance ceci : nous voulons la paix, nous lamaintiendrons tout prix, sauf si une agression contre notre territoire ou lesterritoires garantis par nous nous contraint la guerre.

    Autrement dit, nous ne ferons pas la guerre pour empcher les ouvriers, lespaysans espagnols d'tre extermins par une clique de sauvages plus ou moinsgalonns. Mais, le cas chant, nous ferions la guerre pour l'Alsace-Lorraine,pour le Maroc, pour la Russie, pour la Tchcoslovaquie, et, si un Tardieuquelconque avait sign un pacte d'alliance avec Honolulu, nous ferions laguerre pour Honolulu.

    En raison de la sympathie que j'prouve pour Lon Blum, et surtout cause des menaces qui psent sur tout notre avenir, je donnerais beaucoup

    pour pouvoir interprter autrement les formules auxquelles je pense. Mais iln'y a pas d'autre interprtation possible. Les paroles de Blum ne sont que tropclaires.

    Est-ce que les militants des organisations de gauche et de la C.G.T., est-ceque les ouvriers et les paysans de notre pays acceptent cette position ? Je n'ensais rien. Chacun doit prendre ses responsabilits. En ce qui me concerne, jene l'accepte pas.

    Les ouvriers, les paysans qui, de l'autre ct des Pyrnes, se battent pourdfendre leur vie, leur libert, pour soulever le poids de l'oppression socialequi les a crass si longtemps, pour arriver prendre en main leur destine, nesont lis la France par aucun trait crit. Mais tous, C.G.T., parti socialiste,

    classe ouvrire, nous nous sentons lis eux par un pacte de fraternit noncrit, par des liens de chair et de sang plus forts que tous les traits. Quepsent, au regard de cette fraternit unanimement ressentie, les signaturesapposes par des Poincar, des Tardieu, des Laval quelconques sur des papiersqui n'ont jamais t soumis notre approbation ? Si jamais la somme desouffrances, de sang et de larmes que reprsente une guerre pouvait se justi-fier, ce serait lorsqu'un peuple lutte et meurt pour une cause qu'il a le dsir dedfendre, non pour un morceau de papier dont il n'a jamais eu connatre.

    Lon Blum partage sans doute, sur la question espagnole, les sentimentsdes masses populaires. On dit que lorsqu'il a parl de l'Espagne devant lessecrtaires de fdrations socialistes, il a pleur. Trs probablement, s'il taitdans l'opposition, il prendrait son compte le mot d'ordre : des canons pour

    l'Espagne . Ce qui a retenu son lan de solidarit, c'est un sentiment li lapossession du pouvoir : le sentiment de responsabilit d'un homme qui tiententre ses mains le sort d'un peuple, et qui se voit sur le point de le prcipiterdans une guerre. Mais si au lieu des ouvriers et des paysans espagnols unequelconque Tchcoslovaquie tait en jeu, serait-il saisi du mme sentiment deresponsabilit ? Ou bien un certain esprit juridique lui ferait-il croire quenpareil cas toute la responsabilit appartient un morceau de papier ? Cettequestion est pour chacun de nous une question de vie ou de mort.

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    La scurit collective est au programme du Front Populaire. mon avis,quand les communistes accusent Lon Blum d'abandonner, dans l'affaireespagnole, le programme du Front Populaire, ils ont raison. Il est vrai que lespactes et autres textes se rapportant la scurit collective ne prvoient riende semblable au conflit espagnol ; c'est qu'on ne s'est jamais attendu rien desemblable. Mais enfin les faits sont assez clairs. Il y a eu agression, agressionmilitaire caractrise, quoique sous forme de guerre civile. Des pays trangersont soutenu cette agression. Il semblerait normal d'tendre un cas pareil leprincipe de la scurit collective, d'intervenir militairement pour craserl'arme coupable d'agression. Au lieu de s'orienter dans cette voie, Lon Bluma essay de limiter le conflit. Pourquoi ? Parce que l'intervention, au lieu dertablir l'ordre en Espagne, aurait mis le feu toute l'Europe. Mais il en atoujours t, il en sera toujours de mme toutes les fois qu'une guerre localepose la question de la scurit collective. Je dfie n'importe qui, y comprisLon Blum, d'expliquer pourquoi les raisons qui dtournent d'intervenir enEspagne auraient moins de force s'il s'agissait de la Tchcoslovaquie envahiepar les Allemands.

    Beaucoup de gens ont demand Lon Blum de reconsidrer sapolitique l'gard de l'Espagne. C'est une position qui se dfend. Mais si onne l'adopte pas, alors, pour tre consquent envers soi-mme, il faut demander Lon Blum d'une part, aux masses populaires de l'autre, de reconsidrer le principe de la scurit collective. Si la non-intervention en Espagne estraisonnable, la scurit collective est une absurdit, et rciproquement.

    Le jour o Lon Blum a dcid de ne pas intervenir en Espagne, il aassum une lourde responsabilit. Il a dcid alors d'aller, le cas chant,jusqu' abandonner nos camarades d'Espagne une extermination massive.Nous tous qui l'avons soutenu, nous partageons cette responsabilit. Eh bien !si nous avons accept de sacrifier les mineurs des Asturies, les paysans

    affams d'Aragon et de Castille, les ouvriers libertaires de Barcelone, pluttque d'allumer une guerre mondiale, rien d'autre au monde ne doit nous amener allumer la guerre. Rien, ni l'Alsace-Lorraine, ni les colonies, ni les pactes. Ilne sera pas dit que rien au monde nous est plus cher que la vie du peupleespagnol. Ou bien si nous les abandonnons, si nous les laissons massacrer, etsi ensuite nous faisons quand mme la guerre pour un autre motif, qu'est-cequi pourra nous justifier nos propres yeux ?

    Est-ce qu'on va se dcider, oui ou non, regarder ces questions en face, poser dans son ensemble le problme de la guerre et de la paix ? Si nouscontinuons luder le problme, fermer volontairement les yeux, rpterdes mots d'ordre qui ne rsolvent rien, que vienne donc alors la catastrophemondiale. Tous nous l'aurons mrite par notre lchet d'esprit.

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    Simone Weil : crits historiques et politiques.Deuxime partie : Politique

    I. Guerre et paix

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    Ne recommenons pasla guerre de Troie(Pouvoir des mots)

    (1erau 15 avril 1937)

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    Nous vivons une poque o la scurit relative qu'apporte aux hommesune certaine domination technique sur la nature est largement compense parles dangers de ruines et de massacres que suscitent les conflits entre grou-pements humains. Si le pril est si grave, c'est sans doute en partie cause dela puissance des instruments de destruction que la technique a mis entre nosmains ; mais ces instruments ne partent pas tout seuls, et il n'est pas honntede vouloir faire retomber sur la matire inerte une situation dont nous portons

    la pleine responsabilit. Les conflits les plus menaants ont un caractrecommun qui pourrait rassurer des esprits superficiels, mais qui, malgrl'apparence, en constitue le vritable danger ; c'est qu'ils n'ont pas d'objectifdfinissable. Tout au long de l'histoire humaine, on peut vrifier que lesconflits sans comparaison les plus acharns, sont ceux qui n'ont pas d'objectif.Ce paradoxe, une fois qu'on l'a aperu clairement, est peut-tre une des clefsde l'histoire ; il est sans doute la clef de notre poque.

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    Quand il y a lutte autour d'un enjeu bien dfini, chacun peut peserensemble la valeur de cet enjeu et les frais probables de la lutte, dciderjusqu'o cela vaudra la peine de pousser l'effort ; il n'est mme pas difficile engnral de trouver un compromis qui vaille mieux, pour chacune des partiesadverses, qu'une bataille mme victorieuse. Mais quand une lutte n'a pasd'objectif, il n'y a plus de commune mesure, il n'y a plus de balance, plus deproportion, plus de comparaison possible ; un compromis n'est mme pasconcevable ; l'importance de la bataille se mesure alors uniquement aux sacri-fices qu'elle exige, et comme, de ce fait mme, les sacrifices dj accomplisappellent perptuellement des sacrifices nouveaux, il n'y aurait aucune raisonde s'arrter de tuer et de mourir, si par bonheur les forces humaines nefinissaient par trouver leur limite. Ce paradoxe est si violent qu'il chappe l'analyse. Pourtant, tous les hommes dits cultivs en connaissent l'exemple leplus parfait ; mais une sorte de fatalit nous fait lire sans comprendre.

    Les Grecs et les Troyens s'entre-massacrrent autrefois pendant dix ans cause d'Hlne. Aucun d'entre eux, sauf le guerrier amateur Pris, ne tenait si

    peu que ce ft Hlne ; tous s'accordaient pour dplorer qu'elle ft jamaisne. Sa personne tait si videmment hors de proportion avec cette gigan-tesque bataille qu'aux yeux de tous elle constituait simplement le symbole duvritable enjeu ; mais le vritable enjeu, personne ne le dfinissait et il nepouvait tre dfini, car il n'existait pas. Aussi ne pouvait-on pas le mesurer.On en imaginait simplement l'importance par les morts accomplies et lesmassacres attendus. Ds lors cette importance dpassait toute limite assi-gnable. Hector pressentait que sa ville allait tre dtruite, son pre et ses frresmassacrs, sa femme dgrade par un esclavage pire que la mort ; Achillesavait qu'il livrait son pre aux misres et aux humiliations d'une vieillessesans dfense ; la masse des gens savait que leurs foyers seraient dtruits parune absence si longue ; aucun n'estimait que c'tait payer trop cher, parce quetous poursuivaient un nant dont la valeur se mesurait uniquement au prix

    qu'il fallait payer. Pour faire honte aux Grecs qui proposaient de retournerchacun chez soi, Minerve et Ulysse croyaient trouver un argument suffisantdans l'vocation des souffrances de leurs camarades morts. trois mille ansde distance, on retrouve dans leur bouche et dans la bouche de Poincarexactement la mme argumentation pour fltrir les propositions de paixblanche. De nos jours, pour expliquer ce sombre acharnement accumuler lesruines inutiles, l'imagination populaire a parfois recours aux intriguessupposes des congrgations conomiques. Mais il n'y a pas lieu de cherchersi loin. Les Grecs du temps d'Homre n'avaient pas de marchands d'airainorganiss, ni de Comit de Forgerons. vrai dire, dans l'esprit des contem-porains d'Homre, le rle que nous attribuons aux mystrieuses oligarchiesconomiques tait tenu par les dieux de la mythologie grecque. Mais pouracculer les hommes aux catastrophes les plus absurdes, il n'est besoin ni de

    dieux ni de conjurations secrtes. La nature humaine suffit.

    Pour qui sait voir, il n'y a pas aujourd'hui de symptme plus angoissantque le caractre irrel de la plupart des conflits qui se font jour. Ils ont encoremoins de ralit que le conflit entre les Grecs et les Troyens. Au centre de laguerre de Troie, il y avait du moins une femme, et qui plus est une femmeparfaitement belle. Pour nos contemporains, ce sont des mots orns demajuscules qui jouent le rle d'Hlne. Si nous saisissons, pour essayer de leserrer, un de ces mots tout gonfls de sang et de larmes, nous le trouvons sans

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 37

    contenu. Les mots qui ont un contenu et un sens ne sont pas meurtriers. Siparfois l'un d'eux est ml une effusion de sang, c'est plutt par accident quepar fatalit, et il s'agit alors en gnral d'une action limite et efficace. Maisqu'on donne des majuscules des mots vides de signification, pour peu queles circonstances y poussent, les hommes verseront des flots de sang, amon-celleront ruines sur ruines en rptant ces mots, sans pouvoir jamais obtenireffectivement quelque chose qui leur corresponde ; rien de rel ne peut jamaisleur correspondre, puisqu'ils ne veulent rien dire. Le succs se dfinit alorsexclusivement par l'crasement des groupes d'hommes qui se rclament demots ennemis ; car c'est encore l un caractre de ces mots, qu'ils vivent parcouples antagonistes. Bien entendu, ce n'est pas toujours par eux-mmes quede tels mots sont vides de sens ; certains d'entre eux en auraient un, si onprenait la peine de les dfinir convenablement. Mais un mot ainsi dfini perdsa majuscule, il ne peut plus servir de drapeau ni tenir sa place dans lescliquetis des mots d'ordre ennemis ; il n'est plus qu'une rfrence pour aider saisir une ralit concrte, au un objectif concret, ou une mthode d'action.claircir les notions, discrditer les mots congnitalement vides, dfinir

    l'usage des autres par des analyses prcises, c'est l, si trange que cela puisseparatre, un travail qui pourrait prserver des existences humaines.

    Ce travail, notre poque y semble peu prs inapte. Notre civilisationcouvre de son clat une vritable dcadence intellectuelle. Nous n'accordons la superstition, dans notre esprit, aucune place rserve, analogue la mytho-logie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d'unvocabulaire abstrait tout le domaine de la pense. Notre science contientcomme dans un magasin les mcanismes intellectuels les plus raffins pourrsoudre les problmes les plus complexes, mais nous sommes presqueincapables d'appliquer les mthodes lmentaires de la pense raisonnable. Entout domaine nous semblons avoir perdu les notions essentielles de l'intelli-gence, les notions de limite, de mesure, de degr, de proportion, de relation,

    de rapport, de condition, de liaison ncessaire, de connexion entre moyens etrsultats. Pour s'en tenir aux affaires humaines, notre univers politique estexclusivement peupl de mythes et de monstres ; nous n'y connaissons quedes entits, que des absolus. Tous les mots du vocabulaire politique et socialpourraient servir d'exemple. Nation, scurit, capitalisme, communisme, fas-cisme, ordre, autorit, proprit, dmocratie, on pourrait les prendre tous lesuns aprs les autres. Jamais nous ne les plaons dans des formules telles que :Il y a dmocratie dans la mesure o..., ou encore : Il y a capitalisme pourautant que... L'usage d'expressions du type dans la mesure o dpassenotre puissance intellectuelle. Chacun de ces mots semble reprsenter uneralit absolue, indpendante de toutes les conditions, ou un but absolu,indpendant de tous les modes d'action, ou encore un mal absolu ; et en mmetemps, sous chacun de ces mots nous mettons tour tour ou mme simulta-

    nment n'importe quoi. Nous vivons au milieu de ralits changeantes,diverses, dtermines par le jeu mouvant des ncessits extrieures, setransformant en fonction de certaines conditions et dans certaines limites ;mais nous agissons, nous luttons, nous sacrifions nous-mmes et autrui envertu d'abstractions cristallises, isoles, impossibles mettre en rapport entreelles ou avec les choses concrtes. Notre poque soi-disant technicienne nesait que se battre contre les moulins vent.

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    vicieux. Ce qu'on nomme prestige national consiste agir de manire toujours donner l'impression aux autres pays qu'ventuellement on est sr deles vaincre, afin de les dmoraliser. Ce qu'on nomme scurit nationale, c'estun tat de choses chimrique o l'on conserverait la possibilit de faire laguerre en en privant tous les autres pays. Somme toute, une nation qui serespecte est prte tout, y compris la guerre, plutt que de renoncer faireventuellement la guerre. Mais pourquoi faut-il pouvoir faire la guerre ? Onne le sait pas plus que les Troyens ne savaient pourquoi ils devaient garderHlne. C'est pour cela que la bonne volont des hommes d'tat amis de lapaix est si peu efficace. Si les pays taient diviss par des oppositions rellesd'intrts, an pourrait trouver des compromis satisfaisants. Mais quand lesintrts conomiques et politiques n'ont de sens qu'en vue de la guerre,comment les concilier d'une manire pacifique ? C'est la notion mme denation qu'il faudrait supprimer. Ou plutt c'est l'usage de ce mot : car le motnational et les expressions dont il fait partie sont vides de toute signification,ils n'ont pour contenu que les millions de cadavres, les orphelins, les mutils,le dsespoir, les larmes.

    Un autre exemple admirable d'absurdit sanglante, c'est l'opposition entrefascisme et communisme. Le fait que cette opposition dtermine aujourd'huipour nous une double menace de guerre civile et de guerre mondiale est peut-tre le symptme de carence intellectuelle le plus grave parmi tous ceux quenous pouvons constater autour de nous. Car si on examine le sens qu'ontaujourd'hui ces deux termes, on trouve deux conceptions politiques et socialespresque identiques. De part et d'autre, c'est la mme mainmise de l'tat surpresque toutes les formes de vie individuelle et sociale ; la mme militari-sation forcene ; la mme unanimit artificielle, obtenue par la contrainte, auprofit d'un parti unique qui se confond avec l'tat et se dfinit par cetteconfusion ; le mme rgime de servage impos par l'tat aux masses labo-rieuses la place du salariat classique. Il n'y a pas deux nations dont la

    structure soit plus semblable que l'Allemagne et la Russie, qui se menacentmutuellement d'une croisade internationale et feignent chacune de prendrel'autre pour la Bte de l'Apocalypse. C'est pourquoi on peut affirmer sanscrainte que l'opposition entre fascisme et communisme n'a rigoureusementaucun sens. Aussi la victoire du fascisme ne peut-elle se dfinir que parl'extermination des communistes, et la victoire du communisme que parl'extermination des fascistes. Il va de soi que dans ces conditions, l'anti-fascisme et l'anticommunisme sont eux aussi dpourvus de sens. La positiondes antifascistes, c'est : Tout plutt que le fascisme ; tout, y compris lefascisme sous le nom de communisme. La position des anticommunistes,c'est : Tout plutt que le communisme ; tout, y compris le communisme sousle nom de fascisme. Pour cette belle cause, chacun, dans les deux camps, estrsign d'avance mourir, et surtout tuer. Pendant l't de 1932, Berlin, il

    se formait frquemment dans la rue un petit attroupement autour de deuxouvriers ou petits bourgeois, l'un communiste, l'autre nazi, qui discutaientensemble ; ils constataient toujours au bout d'un temps donn qu'ils dfen-daient rigoureusement le mme programme, et cette constatation leur donnaitle vertige, mais augmentait encore chez chacun d'eux la haine contre unadversaire si essentiellement ennemi qu'il restait ennemi en exposant lesmmes ides. Depuis, quatre annes et demie se sont coules ; les commu-nistes allemands sont encore torturs par les nazis dans les camps deconcentration, et il n'est pas sr que la France ne soit pas menace d'une

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    guerre d'extermination entre antifascistes et anticommunistes. Si une telleguerre avait lieu, la guerre de Troie serait un modle de bon sens en compa-raison ; car mme si on admet avec un pote grec qu'il y avait seulement Troie le fantme d'Hlne, le fantme d'Hlne est encore une ralitsubstantielle ct de l'opposition entre fascisme et communisme.

    L'opposition entre dictature et dmocratie, qui s'apparente celle entreordre et libert, est, elle au moins, une opposition vritable. Cependant elleperd son sens si on en considre chaque terme comme une entit, ce qu'on faitle plus souvent de nos jours, au lieu de le prendre comme une rfrencepermettant de mesurer les caractristiques d'une structure sociale. Il est clairqu'il n'y a nulle part ni dictature absolue, ni dmocratie absolue, mais quel'organisme social est toujours et partout un compos de dmocratie et dedictature, avec des degrs diffrents ; il est clair aussi que le degr de ladmocratie se dfinit par les rapports qui lient les diffrents rouages de lamachine sociale, et dpend des conditions qui dterminent le fonctionnementde cette machine ; c'est donc sur ces rapports et sur ces conditions, qu'il faut

    essayer d'agir. Au lieu de quoi on considre en gnral qu'il v a des groupe-ments humains, nations ou partis, qui incarnent intrinsquement la dictatureou la dmocratie, de sorte que selon qu'on est port par temprament tenirsurtout l'ordre ou surtout la libert, on est obsd du dsir d'craser les unsou les autres de ces groupements. Beaucoup de Franais croient de bonne foipar exemple qu'une victoire militaire de la France sur l'Allemagne serait unevictoire de la dmocratie. leurs yeux, la libert rside dans la nationfranaise et la tyrannie dans la nation allemande, peu prs comme pour lescontemporains de Molire une vertu dormitive rsidait dans l'opium. Si unjour les ncessits dites de la dfense nationale font de la France un campretranch o toute la nation soit entirement soumise l'autorit militaire, et sila France ainsi transforme entre en guerre avec l'Allemagne, ces Franais seferont tuer, non sans avoir tu le plus possible d'Allemands, avec l'illusion

    touchante de verser leur sang pour la dmocratie. Il ne leur vient pas l'espritque la dictature a pu s'installer en Allemagne la faveur d'une situationdtermine ; et que susciter pour l'Allemagne une autre situation qui rendepossible un certain relchement de l'autorit tatique serait peut-tre plusefficace que de tuer les petits gars de Berlin et de Hambourg.

    Pour prendre un autre exemple, si on ose exposer devant un homme departi l'ide d'un armistice en Espagne, il rpondra avec indignation, si c'est unhomme de droite, qu'il faut lutter jusqu'au bout pour la victoire de l'ordre etl'crasement des fauteurs d'anarchie ; il rpondra avec non moins d'indi-gnation, si c'est un homme de gauche, qu'il faut lutter jusqu'au bout pour lalibert du peuple, pour le bien-tre des masses laborieuses, pour l'crasementdes oppresseurs et des exploiteurs. Le premier oublie qu'aucun rgime

    politique, quel qu'il soit, ne comporte de dsordres qui puissent galer de loinceux de la guerre civile, avec les destructions systmatiques, les massacres ensrie sur la ligne de feu, le relchement de la production, les centaines decrimes individuels commis quotidiennement dans les deux camps du fait quen'importe quel voyou a un fusil en main. L'homme de gauche oublie de sonct que, mme dans le camp des siens, les ncessits de la guerre civile, l'tatde sige, la militarisation du front et de l'arrire, la terreur policire, lasuppression de toute limitation l'arbitraire, de toute garantie individuelle,suppriment la libert bien plus radicalement que ne ferait l'accession au

  • 8/7/2019 Ecrits_2_politiques

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    Simone Weil, crits historiques et politiques. 2. Deuxime partie : Politique 41

    pouvoir d'un parti d'extrme droite ; il oublie que les dpenses de guerre, lesruines, le ralentissement de la production condamnent le peuple, et pourlongtemps, des privations bien plus cruelles que ne feraient ses exploiteurs.L'homme de droite et l'homme de gauche oublient tous deux que de longsmois de guerre civile ont peu peu amen dans les deux camps un rgimepresque identique. Chacun des deux a perdu son idal sans s'en apercevoir, enlui substituant une entit vide ; pour chacun des deux, la victoire de ce qu'ilnomme encore son ide ne peut plus se dfinir que par l'extermination del'adversaire ; et chacun des deux, si on lui parle de paix, rpondra avec mprispar l'argument massue, l'argument de Minerve dans Homre, l'argument dePoincar en 1917 : Les morts ne le veulent pas.

    *

    Ce qu'on nomme de nos jours, d'un terme qui demanderait des prcisions,la lutte des classes, c'est de tous les conflits qui opposent des groupementshumains le mieux fond, le plus srieux, on pourrait peut-tre dire le seulsrieux ; mais seulement dans la mesure o n'interviennent pas l des entitsimaginaires qui empchent toute action dirige, font porter les efforts dans levide, et entranent le danger de haines inexpiables, de folles destructions, detueries insenses. Ce qui est lgitime, vital, essentiel, c